Notes
-
[*]
Laboratoire PRODIG, ATER, Université Paris XII - Créteil.
-
[1]
- Cf. INE, recensement 2001.
-
[2]
- Le Collasuyo est une des quatre parties de l’Empire inca ; il recouvrait la partie andine de la Bolivie d’aujourd’hui.
-
[3]
- Source : article du quotidien Presencia, 29 novembre 1993, Santa Cruz. (les citations sont traduites par l’auteur, NdlR).
-
[4]
- L’Occidente désigne la partie occidentale et andine du pays, aussi souvent appelée « l’intérieur ».
-
[5]
- Source : « Invasión », Aure Terran Bazan, in El Deber, 8 mai 2003.
-
[6]
- Los Tiempos, 18 mars 2001, interview de Lorgio Paz Stelzer, président du Comité Civique de Santa Cruz. Le Comité est un organisme corporatiste formé par les représentants des principaux secteurs économiques, qui se désigne lui-même comme « le gouvernement moral des Crucéniens ».
-
[7]
- Les descriptions et témoignages ici rapportés proviennent d’une enquête de terrain menée entre 2002 et 2004 dans le cadre d’une thèse de doctorat (BLANCHARD, 2005).
-
[8]
- GOBIERNO MUNICIPAL DE SANTA CRUZ DE LA SIERRA ET PROGRAMME DES NATIONS-UNIES POUR LE DEVELOPPEMENT, 1995
-
[9]
- Nous traduisons ici l’expression espagnole barrios consolidados.
-
[10]
- Ces ciudadelas, c’est à dire citadelles, sont des zones d’urbanisation implantées à la périphérie pour absorber la croissance de la ville. Elles ont connu une expansion telle qu’elles forment désormais des petites « villes dans la ville ».
-
[11]
- La fondation Hombres Nuevos.
-
[12]
- En juin 2004, par exemple, les habitants de la localité d’Ayo Ayo, sur l’Altiplano, ont brûlé vif leur maire accusé de corruption et de mauvaise gestion. L’événement a fait les gros titres des presses bolivienne et péruvienne et a eu un retentissement international.
-
[13]
- Il a notamment été étudié en Équateur (GUERRERO, 2000).
1Santa Cruz, deuxième ville de Bolivie, connaît depuis un demi-siècle une spectaculaire croissance démographique. La croissance de cette ville des plaines boliviennes repose en grande partie sur une active dynamique migratoire. Elle est alimentée par de considérables flux de migrants venant des Andes boliviennes. Cette dynamique migratoire contribue à modifier l’équilibre, ou plutôt le déséquilibre, entre hautes et basses terres. La Bolivie est en effet un pays à double facette, partagé entre des hautes terres (les vallées de la Cordillère des Andes et l’Altiplano) occupant un tiers de la superficie mais regroupant les deux tiers des habitants, où la présence des populations indiennes quechua et aymara est forte, et des basses terres s’étendant sur les deux tiers du territoire mais n’abritant qu’un tiers de la population, dont une grande partie se revendique comme créole, issue de la colonisation européenne.
2Cette modification des équilibres se traduit par des bouleversements importants, notamment dans la ville de Santa Cruz, la plus grande ville des basses terres(environ 1,5 million d’habitants en 2005 [1]). Les populations de Santa Cruz et de ses environs se désignent elles-mêmes sous le nom de Cambas. Elles revendiquent une identité bien spécifique, en tant que populations héritières des migrations européennes, et se disent nées d’un « métissage blanchissant » entre les indigènes des plaines et les colons européens – métissage dont seuls seraient ressortis les traits européens. Ces Cambas désignent les migrants venant des Andes sous le nom de Collas, nom venant du Collasuyo [2], et chargé d’une forte connotation péjorative – il dissimule une stigmatisation de l’Indien et du paysan, récurrente dans la société bolivienne. Une grande partie des migrants est en effet d’origine rurale et indienne.
3La croissance de la ville provoque une expansion rapide de l’espace urbain, expansion qui se matérialise par la formation de quartiers pauvres de plus en plus nombreux et étendus, à la périphérie de la ville. Ces quartiers sont appelés barrios marginales, quartiers marginaux. Situés à la périphérie de la ville, sont-ils pour autant à la marge de l’urbain ? Il était facile d’imputer aux nouveaux venus, donc aux Collas, l’extension de quartiers marginaux qui donnent à voir la pauvreté urbaine. Et de poser une équivalence entre marginalité spatiale, marginalité sociale et marginalité « ethnique » ou « culturelle » : les habitants des barrios marginales, qui vivent en périphérie de la ville, dans d’indéniables situations de pauvreté, seraient-ils alors tous des migrants collas ?
4Plus que d’une marginalisation purement spatiale, économique ou « ethnique », c’est de la confrontation de deux groupes, deux identités, deux modes de territorialisation de l’espace urbain qu’il s’agit à Santa Cruz. Les représentations des quartiers marginaux disent la difficulté à rendre intelligible le nouveau visage de la ville. Certes, la multiplication des quartiers périphériques et le « chaos urbanistique » qui en résulte sont toujours imputés à « l’autre », au paysan, au migrant, à l’Indien, mais, dans le cas de Santa Cruz, mettre en marge les migrants permet de tenir à distance les changements en cours. L’extension des franges urbaines est attribuée aux migrants andins, et c’est ce lien que nous entendons expliquer et questionner. Qu’implique l’équivalence souvent posée entre migrants collas et « ceintures de pauvreté » ? Comment ces limites de la ville sont-elles devenues un lieu privilégié de l’insertion des migrants andins dans la cité, et quelles formes de citadinité y élaborent-ils ? Cet article s’attachera tout d’abord à démonter les mécanismes de l’équivalence posée entre migrants andins et quartiers marginaux, pour voir ensuite comment se construisent dans ces quartiers des paysages en devenir, et enfin examiner les formes de citadinité développées dans ces marges urbaines.
I – MIGRANTS ANDINS ET QUARTIERS MARGINAUX : DE FAUSSES ÉVIDENCES
1- Discours de la marginalisation des migrants
5À Santa Cruz s’expriment toutes sortes d’opinions sur les migrants andins, des plus tolérantes aux plus extrêmement discriminatoires. Migration, pauvreté et marginalité sont généralement associées, même par des secteurs relativement bien informés. Cette idée reçue se retrouve par exemple dans les propos tenus par les responsables du SEAPAS (Secrétariat archidiocésain de pastorale sociale) :
Les processus migratoires (...), dans leur grande majorité, entraînent de dramatiques coûts sociaux, qui se révèlent dans les niveaux élevés de pauvreté et de marginalité dans lesquels vivent presque tous les migrants. (...) Comme si cela ne suffisait pas, les migrants en sont réduits à mendier pour pouvoir effectuer des travaux sales et mal rémunérés, quand ils ne sont pas obligés à vagabonder dans les rues pour demander l’aumône, aggravant ainsi la situation misérable qu’ils subissent chez eux et qui les oblige à une migration forcée. [3]
7Ces propos extrêmement généralisants, qui posent une adéquation entre migration et marginalité, ici dans une optique « charitable » d’action sociale, sont largement repris par l’opinion publique, et de manière bien souvent plus violente et encore plus caricaturale. Quelques exemples de discours discriminatoires, voire franchement racistes, vont nous permettre de prendre la mesure de l’ampleur et des formes du rejet dont peuvent faire l’objet les migrants andins. Citons tout d’abord une source journalistique, un article « d’opinion » publié dans le plus grand quotidien de la ville, El Deber, article dont l’auteur affirme que :
Ces groupes [les migrants], inspirés par des caciques et dirigés par des politiciens opportunistes qui n’avaient jamais auparavant pu profiter d’un tel bouillon de culture, prennent possession des terres orientales, alors que dans l’Occidente [4] il y a assez de terre pour toute la plèbe et tous ces indigènes qui servent de chair à canon, dans leur ardeur à profiter de notre terre « bénie du ciel, paradis d’autres dieux » [5].
9Cet extrait fait référence à la fois aux paysans andins venus s’établir dans les zones rurales du département de Santa Cruz et aux migrants urbains, et énonce une thèse assez répandue, celle de « l’invasion » de Santa Cruz par les migrants. Publié dans un média établi, il reste assez modéré dans sa formulation. Le rejet des migrants n’est donc pas toujours sous-jacent, loin de là. Les membres des mouvements autonomistes, mais aussi les dirigeants du très officiel Comité Civique de Santa Cruz ont pris parti en la matière, ce qui transparaît dans les propos tenus en 2001 par son président, Lorgio Paz Stelzer :
Les Collas que les Crucéniens ne tolèrent pas sont ces gens de basse extraction qui viennent en masse remplir les marchés. Ceux qui vendent des citrons ou n’importequoi qui puisse remplir l’estomac, et qui donnent mauvais aspect à la ville. (...) Ces groupes humains sont à l’origine de quartiers surpeuplés, sans dessein urbanistique, sans services urbains de base, marqués par la violence dans les rues, qui sont une surcharge économique pour la région. [6]
11Ce discours stéréotypé, qui présente les migrants pauvres comme une source, voire la seule source, de désordre urbanistique et esthétique, pèse sur l’insertion des migrants andins en ville. Il les stigmatise en faisant d’eux les principaux responsables de la pauvreté urbaine et d’une extension de la ville vue comme dommageable et anarchique. L’équivalence posée entre migrants andins et habitants des quartiers marginaux est pourtant loin de constituer une évidence, comme le montre l’analyse de la répartition des migrants dans la ville.
2 – Les migrants dans la ville : répartition, des marges au centre
12Les quartiers périphériques sont-ils des quartiers marginaux ? Spatialement c’est indéniable, ils ont pour point commun de se situer aux marges de la ville, dans des zones de plus en plus éloignées du centre à mesure que la ville croît. La structure de la ville, dont la particularité est d’être organisée en anneaux de circonvallation successifs, facilite l’identification des quartiers marginaux, qui s’étendent au-delà du quatrième anneau (cf. Figure 1). Trois grands ensembles se détachent, le Plan 3000, la Villa Primero de Mayo, et, à l’extrême sud de la ville, les abords de la prison de Palmasola.
13La Figure 1 donne un aperçu de l’inégale répartition des migrants andins, très présents dans les périphéries sud et est de la ville, mais également dans le quart sud-ouest de la ville à l’intérieur du quatrième anneau. Les zones où la proportion de migrants andins est élevée sont donc plus étendues en périphérie, dans le Plan 3000 et autour de Palmasola surtout, mais ils sont aussi très présents dans le centre-ville, dans des zones qui correspondent aux abords des marchés. Cela contredit donc l’idée d’une répartition concentrique des migrants andins selon un gradient qui irait du centre-ville vers les quartiers marginaux.
14Il existe cependant une certaine corrélation entre migration et marginalité socio-spatiale, dans la mesure où une large frange est et sud de la cité concentre les populations les plus pauvres de la ville. Or cette frange abrite de fortes proportions de migrants venus des Andes. Ces quartiers marginaux pauvres ne correspondent pas à ce qui est considéré à Santa Cruz comme la « norme » du point de vue social et urbanistique : ils font alors figure de transition vers l’urbain, d’espaces en devenir.
II – LES PAYSAGES EN DEVENIR DES QUARTIERS MARGINAUX
1 – Paysages de la norme : ville coloniale et quartiers fermés
15Si les quartiers marginaux sont considérés comme des espaces à la limite de l’urbain, c’est avant tout parce qu’il existe une « norme » urbaine, un ensemble de référents qui définissent la ville, la ciudad, par opposition aux barrios, les quartiers. Les franges urbaines ne sont inachevées que par rapport à cette image issue à la fois de représentations très partagées en Amérique latine et de l’histoire propre de Santa Cruz de la Sierra. La « norme » urbaine est double. Le centre historique, appelé le Casco Viejo, constitue la référence première [7]. C’est une forme classique de ville sud-américaine, avec en son centre la place d’armes et la cathédrale, et tout autour un plan hippodamique. Les rues sont bordées d’arcades et l’empreinte de l’architecture coloniale est très visible. Les constructions, très aérées, dotées de cours intérieures, sont adaptées au climat chaud et humide. Les plus anciens bâtiments conservés comportent un, voire deux étages. Ces maisons, construites en briques avec un toit de tuiles en pente et une galerie, tendent à disparaître au profit de constructions plus simples et moins chères. Elles sont très éloignées des habitations traditionnelles des paysans de l’Oriente, les pahuichis, constructions carrées d’une seule pièce, aux murs de rondins et au toit de palme, très aérées, qui n’ont pas réussi véritablement à être adaptées à la ville – hormis dans les endroits touristiques. L’habitat dans le Casco Viejo est relativement dense, dépourvu de vides urbains, et plutôt bas. Mais il s’est fortement dégradé au fil du temps, et une bonne partie des maisons coloniales, peu entretenues, a laissé place à des constructions modernes.
16La norme de l’urbanité « moderne » se rapproche davantage de modèles nord-américains. Bien qu’il existe des constructions modernes et très élevées à Santa Cruz, essentiellement disséminées entre le premier et le deuxième anneau, on ne peut pas véritablement parler de Central Business District. Certains quartiers s’inspirent en revanche du modèle des gated communities de luxe que l’on peut trouver en Amérique du Nord : des urbanizaciones de standing, quartiers planifiés destinés aux classes moyennes et supérieures, plus ou moins fermés, parsèment la ville et surtout ses périphéries. Villas de luxe très éloignées du centre-ville et petits immeubles résidentiels bordés de piscines entre le deuxième et le quatrième anneau sont donc une autre manifestation de la norme urbanistique idéale, que matérialise le quartier péri-central d’Equipetrol. Tous ces quartiers sont bien reliés au centre et bénéficient de taux d’équipements importants. Les styles architecturaux qui y sont utilisés sont adaptés au climat chaud et humide de Santa Cruz, ils créent un habitat ouvert, ménageant des patios et des toits qui préservent la fraîcheur des habitations. Les plans d’urbanisation adoptés par l’organisme chargé de la planification urbaine, le Plan Regulador, entre les années 1960 et les années 1980, voulaient faire de Santa Cruz une cité-jardin ordonnée en quatre anneaux concentriques. L’expansion de la ville a largement dépassé ces prévisions, et Santa Cruz compte au début des années 2000 neuf anneaux.
17La « norme » semble presque faire figure d’exception. D’une part, la faible proportion des citadins qui habite dans ces quartiers aisés, au regard de la grande majorité qui habite dans les quartiers marginaux, invite à s’interroger sur la place de cette ville « formelle », éclatée et circonscrite, par rapport à la ville « informelle ». D’autre part, au sein même du Casco Viejo, en dehors des abords immédiats de la place centrale, le bâti est souvent mixte, et il existe des quartiers populaires où l’habitat est certes dense mais assez dégradé. Les abords des marchés Los Pozos et La Ramada, ainsi que les rues bordant le premier anneau, en sont les exemples les plus frappants : le bâti y est dense mais les immeubles sont peu entretenus, des bâtiments de brique crue s’intercalent entre les rares maisons antérieures à 1950, et l’on trouve de nombreux bars et hôtels à bas prix. Ces espaces très centraux sont à la fois mal famés et très densément occupés du fait de leur situation stratégique – pour les commerçants migrants des marchés surtout – qui a fait augmenter les prix du foncier. Le quartier du terminal de bus, à l’est de la ville, près du troisième anneau, obéit à des logiques assez semblables. Mais dans tous ces quartiers populaires centraux et péricentraux, qui tendent à occuper une part croissante de l’espace urbain, la « mauvaise réputation » découle davantage d’activités économiques qui attirent petite délinquance et trafics divers que de la présence des migrants. Celle-ci est d’ailleurs bien tolérée dans les nombreux quartiers « mixtes », tant du point de vue de la population que de celui du bâti, qui s’étendent entre le premier et le quatrième anneau. Toute cette partie de la ville est aujourd’hui considérée comme « consolidée » et dotée d’une « légitimité » urbaine qui fait défaut aux quartiers marginaux.
2 – Paysages de la marge, paysages de la pauvreté
18Au contraire des quartiers considérés comme des exemples de la norme urbaine, les quartiers marginaux sont sous-équipés, difficiles d’accès, construits en matériaux peu adaptés au climat mais très économiques, et les densités de population urbaine y sont très faibles. En effet, si l’on examine la répartition des densités urbaines, on note un gradient de densité très marqué des périphéries vers le centre-ville, avec un palier correspondant au 4e anneau. La faiblesse des densités urbaines en périphérie est fréquemment déplorée par les analyses des urbanistes crucéniens. En 1995, une étude [8] soulignait le paradoxe de ces zones marginales où les faibles densités urbaines se conjuguent avec un entassement humain de familles nombreuses vivant dans des maisons de taille très réduite.
19Ce qui différencie le plus les quartiers marginaux du reste de l’espace urbain est sans doute l’empreinte visible de la pauvreté qui marque les paysages ; l’urbanisation du manque, de l’inachevé, du provisoire. Le sous-équipement chronique, les petites maisons insalubres, la difficulté d’accès due à l’insuffisance des transports urbains participent de ces « nécessités de base insatisfaites » qui, selon le PNUD, définissent la pauvreté. L’habitat est très hétérogène. Les quartiers marginaux s’étendent, apparemment sans limites, sur des terrains plats, dessinant un maillage urbain de plus en plus lâche. Le style architectural des constructions témoigne à la fois d’un manque de moyens dû à la pauvreté des habitants et d’uneinadaptation des matériaux et des formes au climat local. Les véritables bidonvilles sont rares, comme dans toute la Bolivie : même si l’on observe des maisons faites de bric et de broc, elles ne sont le plus souvent que la première étape d’une progressive consolidation de l’habitat. Les maisons ont une base en dur, en général les murs de la pièce principale, et des extensions en matériaux plus précaires. Les quartiers périphériques permettent aux populations à revenus très modestes d’accéder à la propriété. Si tant de lots de terrain restent vides, c’est aussi parce que leurs propriétaires n’ont pas les moyens de commencer à construire, et laissent leurs lots en position d’attente tandis qu’eux restent en location. Les maisons sont le plus souvent des bâtisses rectangulaires de plain-pied, parfois à un étage, en briques et d’un seul tenant, avec un toit en tôle faiblement incliné. Elles sont de taille réduite, une pièce le plus souvent au début, et les habitants les agrandissent petit à petit en fonction de leurs rentrées d’argent. Ce modèle est en complète contradiction avec le modèle local d’habitat traditionnel, le pahuichi, mais également avec le modèle colonial.
20Les maisons de ces quartiers périphériques ressemblent en fait à celles que l’on trouve dans les régions andines, sur l’Altiplano surtout. Le facteur économique joue bien sûr un grand rôle dans les choix de construction : briques et tôles sont des matériaux bon marché ; cependant, le facteur culturel ne doit pas être négligé, et les techniques de construction mieux adaptées au climat froid et sec de l’Altiplano sont ici utilisées par habitude plus que par commodité. On peut donc parler ici de paysages de la marge, d’autant plus que les équipements et les services urbains y sont nettement inférieurs à ce que l’on peut trouver à l’intérieur du quatrième anneau.
21Toutefois, cette image occulte l’aspect dynamique de l’expansion urbaine, où les quartiers les plus précaires et les plus périphériques se « consolident » peu à peu alors que de nouveaux barrios naissent toujours un peu plus loin. Le processus de « consolidation » [9] des quartiers associe diffusion des équipements urbains, raccordement aux divers réseaux et insertion du quartier dans l’espace urbain – par la construction de nouveaux quartiers encore plus périphériques. Pendant que l’expansion de l’espace urbain se poursuit, de nouvelles centralités naissent au sein de ces espaces de la marge.
3 – Au cœur des quartiers marginaux, des paysages de la centralité
22Les quartiers périphériques, de par leur extension et leur évolution constante, se complexifient progressivement. Loin d’être des espaces homogènes, on peut y voir l’émergence de zones mieux desservies qui acquièrent peu à peu les attributs d’une certaine centralité. La présence de places centrales, fruits d’opérations urbanistiques associant la municipalité et diverses ONG, dans les deux grandesciudadelas [10] de la ville, la Villa Primero de Mayo et le Plan 3000, matérialise cesnouvelles centralités dans les paysages urbains. La densification de l’habitat dans ces mêmes zones, les plus anciennement peuplées au sein des espaces marginaux, vient renforcer cette impression. Autour de la place centrale de la Villa Primero de Mayo se concentrent des commerces en tous genres, de biens de consommation et de communication, fruits d’une dynamique économique interne à ces quartiers. Les rues principales sont asphaltées, et autour du principal rond-point du Plan 3000 s’est développée une vaste zone de marché. Cette dynamique provoque la reproduction, à l’échelle de la ciudadela, d’un modèle centre-périphérie. Le centre de la Villa Primero de Mayo est d’ailleurs appelé le « Casco Viejo », sur le modèle du centre historique de Santa Cruz, bien qu’il compte à peine 35 ans.
23Ces centres alternatifs ont une image positive au sein de quartiers marginaux considérés comme des zones dangereuses et sous-équipées. La situation de la prison de Palmasola, à l’extrême sud de la ville, fait au contraire apparaître des formes de centralité répulsives. La prison a dans la ville une image très négative. Passoire, zone dangereuse, espace où les prisonniers font la loi, les abords de Palmasola sont réputés mal famés. On y planifie une partie des activités illicites de la ville, des vols de voiture au trafic de drogue. Les conditions de sécurité y sont très aléatoires. Mais elle engendre aussi des activités économiques, avec la vente de produits alimentaires destinés aux prisonniers et aux visiteurs. Entre 2002 et 2004, la zone s’est fortement transformée, la route d’accès a été asphaltée jusqu’à la prison, des cybercafés sont apparus. En dépit de son image de zone de non-droit, la prison fait donc figure de pôle attractif. Construite, à l’origine, loin du centre-ville, elle est maintenant au cœur des quartiers marginaux du sud de la ville.
24La situation de marge urbaine peut également être utilisée de façon volontariste, en jouant sur les possibilités offertes par l’abondance de terrains vides à bas prix. La Ciudad de la Alegria constitue une expérience originale de valorisation des quartiers marginaux. Il s’agit d’un vaste complexe religieux, éducatif et sportif, financé par une ONG d’obédience catholique [11], qui s’étend sur 90 ha, à l’extrême limite de la ville. Ses bâtiments de brique flambant neufs s’étalent sur plus d’un kilomètre de long, et forment un pôle universitaire, culturel et sportif à première vue incongru à l’extrême limite des quartiers marginaux. La construction de ce complexe a commencé en 1999. L’association de bâtiments universitaires, culturels, religieux, sociaux et sportifs que l’on trouve dans cette lointaine périphérie duPlan 3000 (la Ciudad de la Alegria se trouve à plus de trois kilomètres du rond-point qui constitue le centre névralgique de la ciudadela), n’a pas d’équivalent à Santa Cruz, sauf peut-être dans les collèges les plus huppés. Les autorités municipales ont d’ailleurs accusé la fondation d’avoir fait là des dépenses somptuaires, trop somptuaires pour les quartiers marginaux. Le succès est cependant au rendez-vous, car en fin de semaine, dès qu’arrivent les beaux jours, les piscines, grâce à un droit d’entrée très modique, connaissent une affluence spectaculaire. Les écoles de sport attirent de nombreux jeunes des quartiers voisins et des effets induits commencent à se faire sentir dans les environs du complexe. Une partie des rues a été asphaltée, les boutiques se sont multipliées, le quartier semble s’être densifié. Un dynamisme certain a donc été insufflé dans ce quartier marginal.
25Des formes de citadinité se développent donc dans les quartiers marginaux. Citadinités « périphériques » ou « marginales », comment sont-elles vécues et mises en œuvre par les migrants andins habitant les barrios marginales ? Un tel questionnement suppose de s’appuyer sur une définition, même provisoire, de la citadinité : nous considérerons que, par rapport à une notion plus large d’urbanité, « le terme de citadinité s’appliquerait plutôt aux habitants des villes, à leurs pratiques et représentations des espaces urbains, leurs formes d’appropriation de ces espaces, leurs ancrages culturels dans la ville ». Parmi ses indicateurs les plus marquants figurent « l’analyse de l’espace vécu des habitants, les itinéraires résidentiels et les relations de voisinage ou d’interconnaissance » (DORIER-APPRILL, 2001, p. 81). La vie quotidienne des habitants des quartiers marginaux et les relations qui se nouent dans ces espaces seront ainsi nos premières portes d’entrée vers la définition d’une « citadinité du manque » aux marges de la ville.
III – CITADINITÉ DES MARGES, CITADINITÉ DU MANQUE
26Les migrants andins habitant les quartiers marginaux se retrouvent fréquemment pris dans une double dynamique de marginalisation, spatiale et culturelle. Mais l’amalgame, qui est fait dans certains discours, entre migrants andins, origine paysanne et population des quartiers marginaux mérite pour le moins d’être nuancé. Nous essaierons ici de le questionner à travers le prisme de la citadinité, en mettant en lumière les formes, spécifiques ou non, de l’accès des migrants à la citadinité.
1 – En marge de la ville, l’empreinte de la ruralité
27Les paysages des quartiers marginaux ne sont pas simplement éclatés et comme inachevés, ils semblent également, à première vue, empreints de « ruralité ». Des poulaillers aux coins de potager qui parsèment les lots, nombreux sont les éléments qui introduisent dans ces marges de l’urbain une note campagnarde. Nous y verrons plutôt une forme de réponse à la crise économique, une façon de diversifier l’approvisionnement alimentaire de familles qui n’ont plus beaucoup de contacts avec leurs communautés d’origine. Les échanges de produits alimentaires – denrées de la ville contre productions familiales – se faisant rares, les jardins urbains constituent un bon moyen d’améliorer le quotidien. La pratique d’une petite agriculture urbaine dans les quartiers périphériques paraît être plus une adaptation au contexte urbain que le signe d’un passé paysan qui peut être chargé de connotations négatives : du « rural » au « marginal » il n’y a bien souvent qu’un pas.
28Les paysans arrivant en ville se voient souvent reprocher leur origine rurale, et des jugements de valeur très négatifs sont associés à cette idée de la ruralité. Les migrants issus des communautés andines sont vus comme « sales » (car venant de régions sèches et peu équipées, où l’eau est rare et les douches peu répandues), « ignorants » (les taux d’analphabétisme étant plus élevés dans les zones rurales), ne parlant pas espagnol (le quechua et l’aymara sont très pratiqués dans les campagnes andines, et le bilinguisme y est extrêmement fréquent), mal habillés(les femmes andines sont nombreuses à porter un costume traditionnel, une jupe bouffante et une blouse) (BERGHOLDT, 1999). Ceci n’a rien de particulier à Santa Cruz, en effet : « dans les villes du Sud, une large partie de la population est composée de migrants récents venus du monde rural, et pratiques et représentations citadines sont souvent empreintes de “ruralité”. De plus, une large partie de la population de ces villes peut être a priori définie comme marginale, spatialement, économiquement, et en termes d’accès ou de droit à la ville » (GERVAIS-LAMBONY, 2001, p. 95).
29Ce qui soulève des interrogations, c’est que les migrants andins ne sont ni les plus pauvres ni les plus marqués par la « ruralité » : ce sont les migrants Ayoreos, qui sont les plus marginalisés dans les discours des Crucéniens. Certains membres de ce peuple nomade en voie de sédentarisation du Chaco ont établi un campement à la périphérie de la ville : ils migrent saisonnièrement à Santa Cruz et vivent en partie de la mendicité (RIESTER et WEBER, 1998). Ils sont exclus de la société urbaine. Ce qui est loin d’être le cas de la majorité des habitants des quartiers marginaux : une grande partie d’entre eux a eu des parcours migratoires complexes, dans et hors de la ville de Santa Cruz. Beaucoup sont passés par d’autres grandes villes boliviennes, La Paz et Cochabamba surtout. Et parmi les migrants qui viennent des campagnes andines, ce sont bien souvent les plus jeunes et les plus audacieux qui sont venus tenter leur chance en ville. L’image de ruralité qui est attribuée aux quartiers marginaux est donc à revoir, elle est de plus en plus fausse à mesure que l’ancrage en ville des migrants s’étale dans le temps et que les quartiers marginaux acquièrent une épaisseur chronologique. Bientôt, on pourra dire à Santa Cruz comme dans mainte autre ville latino-américaine que « les pauvres ne sont plus des migrants, mais des urbains de la première ou deuxième génération – “les fils du désordre” – qui ont pour la plupart rompu les liens avec la campagne et inscrivent leurs stratégies dans l’espace de la métropole » (PRÉVOT-SCHAPIRA, 1999, p 131). L’association qui est faite aujourd’hui dans la ville entre migrants andins et habitants des quartiers marginaux est donc vouée à se défaire, mais pour laisser la place à quel type de citadinité ? Une citadinité « tronquée », « périphérique » ? La vie des quartiers marginaux s’inscrirait alors plutôt dans une urbanité incomplète, un manque d’urbain plutôt qu’un trop de rural.
2 – Une citadinité du manque
30Les quartiers marginaux semblent déserts pendant la journée, hormis le week-end. On y aperçoit cependant des femmes et des enfants. Cela soulève la question des liens entre genre et citadinité : hommes et femmes n’ont pas la même vision du quartier, ils ne vivent pas la ville de la même façon. La citadinité des quartiers marginaux est sexuée. Les hommes vont travailler à l’extérieur, les femmes restent plus souvent dans le quartier, surtout si elles ont des enfants en bas âge. La connaissance de la ville des femmes habitant les quartiers périphériques est donc souvent plus réduite que celle des hommes, qui ont davantage l’occasion de circuler à travers l’espace urbain. Cependant, dans le cas des nombreuses marchandes qui travaillent dans le centre, cette différence s’efface. Les pratiques de la ville ne varient pas seulement en fonction du sexe, mais aussi en fonction de l’activité économique. Dans le contexte actuel de crise économique persistante, les foyers des quartiers populaires tendent à diversifier leurs sources de revenuspar une augmentation du travail féminin, ce qui accroît la mobilité des femmes. L’absence d’emplois dans les quartiers marginaux les vide alors d’une bonne partie de leur population pendant la journée. Ils leur manque donc cette animation que l’on associe à la ville, et surtout à la métropole. En outre, le climat d’insécurité qui règne entretient la méfiance et le manque d’espaces publics et d’espaces verts fait de la rue le principal espace de loisir ou de promenade disponible.
31De la fête au coupe-gorge, les images de la rue sont multiples. Lieu de vie, la rue abrite aussi bien – ou aussi mal – les enfants qui sortent de l’école et les discussions entre voisins sur les pas-de-porte et dans les patios que les noctambules ou les trafiquants en tout genre, car « les rues se transforment en un espace de rencontre et de distraction. Favorisées par la chaleur du climat, les réunions et les fêtes se tiennent dans les cours et dans les rues. Mais la rue héberge aussi les enfants quand les parents vont travailler. » (COTTLE et RUIZ, 1993, p. 172). L’image de la rue est donc assez ambiguë. Le manque d’animation dans les quartiers est fréquemment dénoncé, mais moins que la multiplication des bars qui sont vus par une partie des habitants comme des menaces pour l’ordre public.
32La rue la nuit est considérée comme un espace dangereux, menaçant, soit par son trop-plein d’animation, récurrente dans un pays où l’alcoolisme et la violence familiale font des ravages, soit par son vide qui laisse le champ libre aux malandrins. Une image de violence est donc associée aux quartiers marginaux, dans la presse locale comme dans nombre d’analyses : « dans les zones populaires existent beaucoup de bars et de lieux où se réalisent des fêtes et où l’on vend des boissons alcoolisées la nuit et le week-end. Les fêtes se terminent souvent par des insultes et des bagarres » (COTTLE et RUIZ, 1993, p. 172). Mais les quartiers marginaux sont loin d’avoir l’apanage de la violence, des zones beaucoup plus centrales sont aussi stigmatisées comme des « points chauds », les abords des marchés du centre-ville et les alentours du palais de justice, par exemple. Que recouvre alors cette image des marges dans les imaginaires urbains ?
3 – Délinquance, insécurité et violence : la face obscure des quartiers marginaux
33Insécurité, violence et trafics ne sont pas réservés aux marges urbaines, loin de là. Mais s’ils sont ressentis dans les quartiers marginaux avec plus de force, c’est d’abord, aux dires des intéressés, à cause de l’absence de la police. Les habitants des quartiers se sentent livrés à eux-mêmes, et leurs frustrations provoquent périodiquement des flambées de violence collective qui se traduisent par des lynchages, parfois rapprochés des formes de « justice communautaire » (WACHTEL, 1992) que l’on peut observer dans les Andes [12]. Ce phénomène de multiplication et de médiatisation des exécutions collectives, présentées par leurs auteurs comme des formes de « justice populaire », n’est pas spécifique à la Bolivie [13].
34La croissance des crimes et des délits a suivi la croissance de la ville, sans que le contrôle policier ne semble suivre la tendance. L’un des problèmes semble être le manque d’effectifs, dans une ville très étendue et de plus en plus peuplée. La police ne s’aventure donc que rarement dans les marges urbaines, plus à cause de la faible densité de ces périphéries qu’à cause de la menace de délinquants hypothétiques ou réels. Cette absence de contrôle fait des marges urbaines un espace tout trouvé pour les trafiquants en tout genre, acteurs du trafic d’automobiles organisé à l’échelle de la ville ou narcotrafiquants – Santa Cruz est un des pôles d’exportation de la cocaïne bolivienne. Cette montée d’une insécurité à la fois réelle et fantasmée – car l’imaginaire urbain fait de quartiers aux réalités très diverses des zones de non-droit en proie à la violence – n’est pas spécifique à Santa Cruz, elle se retrouve dans la plupart des métropoles du Sud (PRÉVOT-SCHAPIRA, 1999, p. 129).
35En dépit de toutes les carences que nous avons mises en évidence, les quartiers marginaux de Santa Cruz ne peuvent pas être assimilés à des « ghettos migrants ». Ce qui y prévaut est une citadinité du manque plutôt que de l’absence, ce sont des espaces en transition, en voie d’urbanisation. Bien que les habitants de ces quartiers puissent être à plus d’un égard vus comme des « citadins sans ville » (AGIER, 1999, p. 8), des formes de citadinité qui ne relèvent pas seulement du manque s’y développent, fondées sur des solidarités de quartier et des intérêts partagés.
4 – L’envers de la marge ? Formes de citadinité aux abords de la prison
36La situation des quartiers du sud de la ville, autour de la prison de Palmasola, qui paraissent peut-être les plus éloignés de l’image dominante de la norme urbaine, est significative de ces inventions urbaines à l’œuvre en périphérie. Contrairement à des zones comme le Plan 3000, la zone de Palmasola peine à acquérir sa légitimité urbaine. Cette difficulté ressort en premier lieu dans les hésitations de la toponymie : l’absence d’un nom suffisamment partagé pour désigner clairement cette vaste zone sud est particulièrement révélatrice. « District 12 », « zone de Palmasola », « zone de Los Lotes », aucun de ces noms n’est vraiment satisfaisant, ce qui reflète sans doute le manque d’unité de cet espace. Les noms des quartiers ne sont pas non plus toujours clairement fixés. Si les périphéries sud de la ville souffrent d’un défaut de légitimité urbaine, c’est aussi en partie parce qu’elles intègrent aujourd’hui dans le tissu urbain deux établissements conçus comme hors la ville, comme des menaces pour la ville : la prison et la raffinerie de Palmasola. Menace « sociale », la prison est maintenant insérée dans le tissu urbain, et la raffinerie, menace pour l‘environnement urbain, se trouve pour le moment à l’extrême limite de la ville.
37Proche de la prison, le quartier Alto Palmira bénéficie d’atouts liés à sa situation périphérique. Atouts liés d’abord à sa position : la proximité du monte, les terres en friche, incite à la promenade. Les jeunes du quartier vont parfois jusqu’aux dunes de las Lomas de arena, parsemées d’étangs propices à la baignade et situées à quelques kilomètres au sud. La prison de Palmasola engendre des profits pour les habitants du quartier, et tout d’abord pour les propriétaires de l’épicerie-gargotte qui fait face au centre de détention. Leur négoce tire parti de l’animation née des visites aux prisonniers, et éventuellement des évasions, qui amènent une clientèle épisodique de journalistes. La station de taxi de Palmasola est aussi une source d’emploi. Mais l’un des avantages de la périphérie est de recréer dans ces quartiers peu peuplés une ambiance « villageoise ». La vie sociale du quartier est parfois intense. Les fêtes se multiplient dans les patios, notamment au moment de la fête de La Paz et de celle de la Vierge d’Urkupiña, patronne du département de Cochabamba, les fins de semaine surtout. Si le quartier est vide pendant la journée, le soir et les week-ends il peut s’animer. Les rituels andins comme la ch’alla, rite de bénédiction des maisons ou des véhicules fondé sur des offrandes de coca et d’alcool, se diffusent peu à peu dans la ville de Santa Cruz en partant des quartiers marginaux où ils sont moins soumis à l’opprobre que dans le centre-ville, où ces pratiques ont longtemps été tenues pour des superstitions barbares. Sans exagérer cette image bucolique, il est certain que le relatif isolement des quartiers marginaux peut favoriser l’émergence de liens entre les voisins et le maintien ou l’affirmation de leur identité andine.
38Ainsi, dans les quartiers marginaux de Santa Cruz où cohabitent des migrants venant de toute la Bolivie, naissent de nouvelles formes de citadinité associant des traditions collas et cambas. Le rejet de ces formes de citadinité par les élitescambas repousse les « cultures de la migration » à la marge de la société urbaine, précisément à cause de différences d’ordre social et culturel. Les Cambas qui vivent dans les quartiers marginaux sont en effet pour la plupart des migrants d’origine modeste venant des zones rurales du département. Cela rejoint l’idée selon laquelle « en Bolivie, on ne peut se passer de la question d’une marginalité d’ordre culturel ou ethnique des zones marginales » (BABY-COLLIN, 2000, p. 152). La présence des migrants andins est donc un des déterminants essentiels de la mise en marge de certains espaces périphériques. En effet, alors même que les quartiers marginaux sont en évolution constante, leur caractère marginal ne se réduit pas à une situation de périphérie spatiale et de sous-équipement. Pour preuve, le Plan 3000 et la Villa Primero de Mayo sont toujours stigmatisés comme des quartiers marginaux alors même qu’ils existent depuis plusieurs décennies et qu’en leur sein se sont développés des espaces présentant une forme de centralité.
39Les apports andins sont également essentiels aux formes d’inventions de l’urbanité qui transparaissent dans les pratiques citadines développées au cœur des quartiers marginaux. La « citadinité du manque » qui s’y élabore ne se résume pas à une culture de la pauvreté (voir LEWIS, 1963). C’est à la fois la création de modes d’être en ville transcendant les clivages entre anciens et nouveaux Crucéniens et la transformation de Santa Cruz en métropole qui se jouent dans ce processus. À travers la difficile construction d’une citadinité crucénienne cambacolla se pose aussi la question de la refondation de la citoyenneté bolivienne, alors que le pays traverse une crise politique persistante, associant perte de légitimité des partis et processus de rénovation constitutionnelle. La redéfinition de la placede Santa Cruz dans la nation bolivienne est l’un des enjeux majeurs de la question de l’intégration ou de la marginalisation des migrants andins. La ville est tiraillée entre aspirations régionalistes émanant d’une élite camba et affirmation de l’unité nationale dont les syndicats, au sein desquels les migrants sont majoritaires, sont le fer de lance. Alors que Santa Cruz est désormais le premier pôle économique bolivien et qu’elle affirme sa rivalité avec la ville de La Paz, les conflits et les heurts entre Collas et Cambas sont l’expression du changement de la ville et de la difficulté de construire une société urbaine multiculturelle.
Bibliographie
BIBLIOGRAPHIE
- AGIER Michel, 1999. L’invention de la ville, banlieues, townships, invasions et favelas, Paris, Éditions des archives contemporaines, coll. Une pensée d’avance, 176 p.
- BABY-COLLIN Virginie, 2000. Construire une urbanité métisse en Amérique latine : étude comparée des barrios de Caracas (Vénézuela) et des villas d’El Alto de LaPaz (Bolivie), thèse de doctorat de géographie, Toulouse II-Le Mirail, 620 p.
- BERGHOLDT Anders, 1999. Cambas y collas : un estudio sobre identidad cultural en Santa Cruz de la Sierra, Bolivia, mémoire, université d’Aarthus, Danemark.
- BLANCHARD Sophie, 2005. Être colla à Santa Cruz. Identités et territoires des migrants andins à Santa Cruz de la Sierra (Bolivie), thèse de doctorat de géographie, Paris I, 458 p.
- COTTLE Patricia et RUIZ Beatriz, 1993, La violenta vida cotidiana, in Albó Xavier et Barrios Raúl (coord.), 1993.Violencias encubiertas en Bolivia, La Paz, CIPCA et Aruwiyiri, T2, Coca, Vida cotidiana y Comunicación, p. 167-177.
- DORIER-APPRILL Elisabeth (dir.), 2001.Vocabulaire de la ville (Notions et références), Paris, Éditions du temps, 192 p.
- GERVAIS-LAMBONY Philippe, 2001. La citadinité, ou comment un mot peut en cacher d’autres, in DORIER-APPRILL Elisabeth (dir.), 2001, op. cit., p. 92-108.
- GOBIERNO MUNICIPAL DE SANTA CRUZ DE LA SIERRA ET PROGRAMME DES NATIONS UNIES POUR LE DEVELOPPEMENT, 1995. Elay Santa Cruz, Informe de desarollo humano de la ciudad de Santa Cruz de la Sierra, Santa Cruz, CEDURE, 257 p.
- GUERRERO Andrés, 2000. Los linchamientos en las comunidades indígenas (Ecuador) ; La política perversa de una modernidad marginal, Bulletin de l’IFEA no 29 (3), p. 463-489.
- INE (Instituto Nacional de Estadística), Recensement 2001, données disponibles sur le site « www.ine.gov.bo ».
- LEWIS Oscar, 1963. Les Enfants de Sanchez : autobiographie d’une famillemexicaine, Paris, Gallimard, 640 p.
- PRÉVÔT-SCHAPIRA Marie-France, 1999. Amérique latine : la ville fragmentée, inEsprit. Quand la ville se défait, Paris, novembre 1999, p. 128-144.
- RIESTER Jürgen et WEBER Jutta, 1998. Nomadas de las Llanuras – Nomadas del asfalto. Autobiografia del pueblo ayoreo (Pueblos Indigenas de las Tierras Bajas de Bolivia vol. 12) Santa Cruz, CIDOB, 576 p.
- VAN BEIJNUM Paul, 1996. Problematica urbana de Santa Cruz, Oficina regional, Cuadernos de trabajo no5, Santa Cruz.
- WACHTEL Nathan, 1992. Dieux et vampires. Retour à Chipaya, Paris, Éditions du Seuil, Coll. La librairie du xxe siècle, 186 p.
Notes
-
[*]
Laboratoire PRODIG, ATER, Université Paris XII - Créteil.
-
[1]
- Cf. INE, recensement 2001.
-
[2]
- Le Collasuyo est une des quatre parties de l’Empire inca ; il recouvrait la partie andine de la Bolivie d’aujourd’hui.
-
[3]
- Source : article du quotidien Presencia, 29 novembre 1993, Santa Cruz. (les citations sont traduites par l’auteur, NdlR).
-
[4]
- L’Occidente désigne la partie occidentale et andine du pays, aussi souvent appelée « l’intérieur ».
-
[5]
- Source : « Invasión », Aure Terran Bazan, in El Deber, 8 mai 2003.
-
[6]
- Los Tiempos, 18 mars 2001, interview de Lorgio Paz Stelzer, président du Comité Civique de Santa Cruz. Le Comité est un organisme corporatiste formé par les représentants des principaux secteurs économiques, qui se désigne lui-même comme « le gouvernement moral des Crucéniens ».
-
[7]
- Les descriptions et témoignages ici rapportés proviennent d’une enquête de terrain menée entre 2002 et 2004 dans le cadre d’une thèse de doctorat (BLANCHARD, 2005).
-
[8]
- GOBIERNO MUNICIPAL DE SANTA CRUZ DE LA SIERRA ET PROGRAMME DES NATIONS-UNIES POUR LE DEVELOPPEMENT, 1995
-
[9]
- Nous traduisons ici l’expression espagnole barrios consolidados.
-
[10]
- Ces ciudadelas, c’est à dire citadelles, sont des zones d’urbanisation implantées à la périphérie pour absorber la croissance de la ville. Elles ont connu une expansion telle qu’elles forment désormais des petites « villes dans la ville ».
-
[11]
- La fondation Hombres Nuevos.
-
[12]
- En juin 2004, par exemple, les habitants de la localité d’Ayo Ayo, sur l’Altiplano, ont brûlé vif leur maire accusé de corruption et de mauvaise gestion. L’événement a fait les gros titres des presses bolivienne et péruvienne et a eu un retentissement international.
-
[13]
- Il a notamment été étudié en Équateur (GUERRERO, 2000).