Couverture de RTM_184

Article de revue

Analyses bibliographiques

Pages 929 à 950

Notes

  • [1]
    Ou parfois ces analyses existent, mais ne sont pas accessibles aux responsables, soit matériellement, soit en termes opératoires.
  • [1]
    Document stratégique de réduction de la pauvreté.
  • [1]
    Building a Knowledge Society, Arab Human Development Report 2003, UNDP & Arab Fund for Economic and Social Development, 2003.
  • [2]
    Towards Freedom in the Arab World, Arab Human Development Report 2004, UNDP, Arab Fund for Economic and Social Development & Arab Gulf Programme for United Nations Development Organizations, 2005.
English version

Relations internationales

Béatrice Pouligny, Ils nous avaient promis la paix. Opérations de L'ONU et populations locales, Paris, Presses de Sciences Po, « Collection académique », 2004, 356 p.

1 Au tout début des années 1990, les missions de paix de L'ONU ont vu leurs rôles se diversifier et intégrer une dimension de restauration de la démocratie, avec même parfois une fonction d'administration provisoire du pays. Au-delà de la médiatisation de ces opérations, qu'en est-il de leurs pratiques ? Comment une telle intervention est-elle perçue par les acteurs locaux ? Comment se configurent les rapports entre populations locales et interventions de L'ONU ? Bref, comment de telles opérations s'inscrivent-elles dans des rapports sociaux et des rapports politiques qui, pour être déstructurés par la guerre, n'en existent pas moins ? Quelle influence ont-elles réellement sur ces dynamiques sociales et politiques et sur la construction de la paix ?

2 Tel est le sujet de l'ouvrage de Béatrice Pouligny, chercheuse au CERI, qui en propose ici la première analyse approfondie. De façon systématique pour les cas de El Salvador, du Cambodge et d'Haïti, de façon plus légère en Somalie, au Mozambique et en Bosnie-Herzégovine, elle a rencontré et interrogé les acteurs, du secrétariat de L'ONU aux populations des quartiers populaires ou des zones rurales, en passant par les leaders politiques des pays, les responsables des missions ou les volontaires de base. À partir de ce riche matériau empirique, elle analyse les représentations réciproques, et les modes d'interaction entre ces acteurs, portant un intérêt particulier aux perceptions et aux rôles des « acteurs d'en bas » (y compris les médiums et guérisseurs qui, dans plusieurs pays, ont joué un rôle important dans la reconstruction du « vivre ensemble »). La gamme des acteurs rencontrés, les convergences des résultats dans des contextes si variés, font de son ouvrage une analyse sévère mais convaincante des opérations et plus largement, une analyse de sociologie politique des interventions externes, rejoignant par plusieurs aspects des résultats de l'anthropologie du développement sur les projets de développement.

3 Les opérations de L'ONU sont déclenchées sur décisions du Conseil de sécurité, après des négociations complexes, tant entre membres du Conseil qu'avec les parties prenantes, sur la qualification du conflit et sur le mandat de l'opération. En résulte souvent un mandat flou, qui se traduit par des flottements en termes de stratégie opérationnelle, d'autant plus que ces opérations complexes mettent en jeu plusieurs départements de L'ONU, que la ligne décisionnelle est contradictoire, et que le personnel de base est envoyé sans guère de briefing, ni sur le contexte politique local, ni parfois même sur les objectifs de la mission !

4 De tels flous sont bien évidemment utilisés par les acteurs politiques et économiques locaux, qui cherchent à instrumentaliser la mission au service de leurs intérêts de conquête du pouvoir ou de contrôle des sources de rente, mettant les missions en situation d'infériorité dans les négociations tout en ayant besoin de se les concilier, jouant parfois la surenchère ou les massacres pour forcer à intervenir. Un jeu politique complexe se met ainsi en place, de collaboration, d'instrumentalisation et de confrontation réciproques, que les responsables des opérations ont du mal à décrypter, ne disposant pas du cadre d'analyse nécessaire en termes sociopolitique et d'économie politique pour en comprendre les enjeux et les acteurs [1].

5 Les responsables associatifs, préexistants ou suscités par la mission, ont le sentiment d'être instrumentalisés, de ne pas avoir leur rôle dans les processus, même lorsqu'il s'agit d'associations de droits de l'homme, et vivent mal l'importance accordée aux ONG internationales, bien mieux reçues et traitées que les organisations locales.

6 Pour les autres acteurs locaux, les populations au quotidien, les leaders des communautés locales (souvent liés aux entrepreneurs politiques et économiques, par des liens lignagers ou de clientèle), les missions de L'ONU ont un tout autre visage. Faiblement déployées en dehors de la capitale, les missions sont des acteurs lointains, peu compréhensibles, avec qui les relations sont empruntes de malentendus et de déceptions, face à l'indifférence (et/ou à l'impuissance) dont elles font preuve vis-à-vis des problèmes vécus, d'insécurité ou autre. La face la plus visible des opérations est souvent constituée par les patrouilles militaires, censées assurer la sécurité, mais qui sont de fait dans une position d'impuissance semi-volontaire face à la nature de l'insécurité : pour éviter tout risque de confrontation, les militaires ont pour ordre d'éviter les situations potentiellement dangereuses pour les troupes. Ils sont de toute façon incapables, par mission et par nature, d'exercer cette fonction de police de proximité qui serait nécessaire pour contrôler réellement l'insécurité locale et le banditisme qui profite de la situation : cela leur demanderait de s'insérer dans les quartiers, de connaître la langue, etc. Dès lors, ils évitent les situations de violence, se contentant de parades inutiles voire vexatoires. Après quelques tentatives de relations, où l'aspect personnel domine sur le statut de l'interlocuteur, les populations locales se replient dans une indifférence ou une méfiance, l'humour populaire prenant le dessus pour décrire les « schtroumpfs » ou les « bizarreries des Blancs ». Il est vrai que la position des missions militaires ou dites de « police internationale » sont particulièrement ambiguës, la « communauté internationale » voulant éviter tout risque pour les soldats qu'elle envoie, et consacrant parfois l'essentiel de ses moyens à protéger la mission elle-même, plus que les populations !

7 L'ingérence assumée dans les rapports sociaux et politiques, pour construire la paix, porte en elle-même une bonne partie des contradictions soulignées ici : mobilisant des moyens matériels et humains considérables, intervenant sur des sujets qui sont liés à la souveraineté nationale, L'ONU et ses opérations sont acteurs des processus de recomposition sociale, économique et politique liés à la transition vers la paix. Ils en sont des acteurs particuliers, du fait des moyens qu'ils mobilisent, mais aussi de leur absence de connaissance des réseaux sociaux et politiques et des processus en cours, des barrières (physiques, culturelles, linguistiques, etc.) qui les séparent des acteurs locaux, des cadres cognitifs qui guident à la fois leurs conceptions de la démocratie, leurs représentations des sociétés locales et de leur mandat. Ils sont ainsi dans une situation d'aveuglement structurel par rapport à l'objet même de leur intervention. Par le fait que les accords se négocient au niveau international (souvent en dehors même du pays), que les projecteurs sont braqués sur eux, du fait des logiques de carrière des membres des missions, ce sont les logiques externes qui dominent, les membres des missions réagissant davantage aux enjeux externes qu'aux processus locaux. Malgré des évolutions significatives, mentionnées par l'auteur, les missions sont dès lors structurellement dans des positions très ambiguës (ce qui est perçu de façon très lucide tant par les acteurs locaux que par les agents des missions eux-mêmes ? en tout cas ceux qui ce sont pas encore des « professionnels » de la chose, passant de pays en pays), avec des résultats pour le moins incertains, ou en tout cas aléatoires.

8 Au-delà des aspects matériels et logistiques du déploiement des missions, un des problèmes de fond tient à la conception de la paix et de la démocratie de L'ONU. Implicite (car jamais définie), cette conception repose sur une vision de la paix comme absence d'attaques et de la démocratie comme système formel fondé sur des élections. Une telle vision, qui détermine l'ingénierie de la paix mise en œuvre dans les opérations, fait peu de cas des réalités locales, où la frontière entre guerre et paix est ténue et ambiguë (l'insécurité au quotidien vécue par les populations peut même s'accentuer à la faveur de la « paix »), et où les systèmes politiques ne se réduisent pas à une administration et un pouvoir élu. Dès lors, les enjeux proprement politiques liés à la négociation d'un nouveau pacte social (condition d'une pacification réelle) sont sous-estimés, et l'accent est mis sur une démocratie de façade, symbolisée par l'organisation d'élections, au risque que la pression en vue de celles-ci aboutisse à court-circuiter ces processus de reconstruction politique, et à entériner des fraudes lors des élections, ce qui constitue un bien mauvais précédent pour la démocratie dans le pays...

9 Dès lors, si L'ONU veut réellement jouer le rôle qu'elle prétend, c'est bien une révision profonde de la conception des missions de maintien de la paix qui est en jeu : il faut élargir la vision de la paix et de la démocratie pour intégrer les conditions de la reconstruction d'un « vivre ensemble » et les modes locaux d'organisation du pouvoir, clarifier les modes de pilotage des missions et le mode de communication local, intégrer une capacité à comprendre et accompagner les processus sociopolitiques locaux (ce qui nécessite de mobiliser, à des positions proches du leadership des missions, des compétences pointues en sciences sociales et politiques, avec un accent sur l'anthropologie), construire une réelle capacité de relations avec l'ensemble des acteurs locaux (y compris les acteurs communautaires, plus diffus, moins facilement identifiables), et enfin avoir la capacité à organiser l'ingénierie au service du processus de négociation politique et non l'inverse (ce qui vaut tant pour la « police », que pour les élections ou la refonte de la législation). Il faut aussi, si la reconstruction d'une capacité à faire le deuil et à vivre ensemble est bien l'enjeu (en particulier après les crimes de masse), s'interroger sur ce qui permet une telle reconstruction et sur les façons de les favoriser, en travaillant avec les acteurs qui jouent de tels rôles (médiums et guérisseurs, qui apparaissent avoir joué un rôle important, tant au Cambodge qu'au Salvador ou au Mozambique) et en mobilisant psychiatres et anthropologues pour en mieux connaître les processus.

10 Philippe LAVIGNE-DELVILLE

11 (GRET).

Jean-Claude Verez (éd.), D'un élargissement à l'autre : la Turquie et les autres candidats, Université Galatasaray, Paris, L'Harmattan, 2005.

Jean-Claude Verez, Jean-Raphaël Chaponnière, Turquie et Union européenne : un défi réciproque, Paris, Ellipses, 2005.

12 La question de l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne est devenue un enjeu politique majeur et elle a en partie dominé la campagne du référendum sur le Traité constitutionnel du 29 mai 2005 avec des arguments plus ou moins polémiques. La Turquie est un pays de près de 70 millions d'habitants qui atteindra près de 90 millions d'habitants en 2025, un pays charnière entre l'Occident et l'Orient, l'Europe et l'Asie, à la fois État laïc et républicain et où la population est très majoritairement musulmane. Les négociations engagées entre la Commission européenne pourraient aboutir à une adhésion à l'horizon 2015. Il est heureux que des universitaires prennent de la distance pour traiter d'un sujet essentiel et controversé. L'élargissement de l'UE pose les questions des frontières européennes, des coûts et des avantages économiques, du poids démographique et des critères de décision pour une Europe à 27 ou 28 mais également celles de l'identité européenne et du rôle des valeurs et de la religion dans le projet européen. Les deux ouvrages, l'un coordonné par Jean-Claude Verez, l'autre rédigé par cet auteur et Jean-Raphaël Chaponnière, viennent à propos. Ils sont pluridisciplinaires et traitent de la « question » turque à partir d'éclairages pluriels. Ils obligent à intégrer la complexité notamment quant aux frontières de l'Europe qui sont mouvantes et contradictoires et à intégrer la dimension historique.

13 L'ouvrage D'un élargissement à l'autre : la Turquie et les autres candidats compare les conditions de l'élargissement de L'UE à la Turquie, à la Roumanie et à la Bulgarie à partir de 8 contributions d'auteurs français et turcs. Sont notamment traitées les conditions d'adhésion au regard des critères économico-financiers, des critères politiques de Copenhague, mais également du fédéralisme et de la nature du Traité constitutionnel. Cet ouvrage de bonne facture, de lecture facile et très bien informé a l'intérêt du pluralisme des éclairages disciplinaires et nationaux même si l'ouvrage, issu d'un colloque organisé par l'Université Galatasaray, manque parfois d'unité.

14 L'ouvrage Turquie et Union européenne : un défi réciproque, écrit à deux voix, analyse les différents défis de l'adhésion pour l'Union européenne et pour la Turquie. Il met en perspective historique l'Empire byzantin et l'Empire ottoman, rappelle les points sombres de l'histoire notamment le « génocide » arménien ou la question kurde, les liens entre la Turquie et l'Europe, traite des défis politiques tant pour la Turquie que pour l'Union européenne, du rôle de l'armée, des problèmes économiques surmontables mains néanmoins importants. Il s'agit d'un ouvrage de grande valeur, témoignant d'une culture profonde, qui a une grande unité de ton et une grande force de conviction, de persuasion et d'analyse. Il nous rappelle que la construction d'un projet collectif suppose un effort de mémoire et de vérité.

15 Nous ne pouvons qu'inviter les lecteurs de Tiers Monde à lire ces deux ouvrages qui, certes, n'ont pu peser dans le débat de la campagne du référendum, mais qui demeurent d'une grande actualité pour débattre d'un des sujets majeurs contemporains.

16 Philippe HUGON

17 (Université de Paris X).

Économie

Jacques Sapir, Quelle économie pour le XXIe siècle ?, Paris, Odile Jacob, 2005.

18 Les travaux de Jacques Sapir sur la Russie en font un des grands spécialistes de la transition. Ses réflexions sur l'économie ont conduit à deux ouvrages critiques majeurs, Les trous noirs de la science économique et Les économistes contre la démocratie. Son dernier livre se situe dans la continuité de ces essais critiques tout en se voulant davantage constructeur d'une nouvelle manière de penser l'économie. La rhétorique présente dans le discours économique n'implique pas que celui-ci ne puisse être théorique. L'auteur veut relier science et conscience et propose un réalisme méthodologique. L'économie, selon l'auteur, « étudie comment, dans leur rapport à leur environnement, des acteurs libres produisent, consomment et échangent des richesses, et pourquoi et comment ils choisissent pour ce faire, à travers des oppositions et des conflits, certaines solutions aux dépens des autres ». Il propose un holisme subjectiviste en cherchant à résoudre le paradoxe de Shackle : comment une économie composée d'agents décentralisés, mais interdépendants, peut-elle fonctionner alors qu'elle produit le type d'incertitude qui devrait paralyser l'action des agents décentralisés ? L'ouvrage est très ambitieux dans son objet : dépasser l'opposition entre holisme et individualisme, refonder une pensée hétérodoxe en réintroduisant le subjectivisme. Il est convaincant dans son résultat. Il introduit les principaux débats contemporains autour de l'incertitude, de l'économie de l'information et de la connaissance, les règles nécessaires à la stabilité des organisations, les questions de la coordination et d'interdépendance des acteurs décentralisés. Il veut fonder une théorie générale de la cohérence et développe les implications et applications d'une théorie réaliste de l'économie prenant en compte la dérégulation et les délocalisations. Il préconise des institutions régulatrices (État, associations, syndicats, presse, entreprises...) tuteurs des comportements et permettant la liberté des agents économiques.

19 L'ouvrage témoigne d'une très grande culture, d'une réflexion originale conduisant à une pensée forte et argumentée. Il est clair notamment grâce à la présentation de tableaux synthétiques permettant de situer les différents courants. Il permet de refonder un institutionnalisme historique. Jacques Sapir traite avec brio des enjeux majeurs et des difficultés de la théorie économique. Son propos est toujours étayé, en arrière plan, d'un souci de réalisme et de compréhension du monde. Cet ouvrage est au cœur des débats actuels sur le renouveau d'une pensée économique à la fois réaliste, compréhensive et rigoureuse analytiquement.

20 Philippe HUGON

21 (Université de Paris X).

Bonnie Campbell (dir.), Qu'allons-nous faire des pauvres ? Réformes institution nelles et espaces politiques, ou les pièges de la gouvernance pour les pauvres, Paris, L'Harmattan, « Questions contemporaines », 2005.

22 Ce livre part d'un constat : la centralité apparente des stratégies de lutte contre la pauvreté dans les orientations de développement actuelles ; et d'une conviction : « Le processus actuel d'introduction de réformes institutionnelles au nom de la bonne gestion des ressources et de la “bonne gouvernance” implique une redéfinition non seulement du rôle et des fonctions des États concernés, mais aussi des processus politiques et des espaces démocratiques ? dimensions d'importance majeure pour la légitimité et donc la viabilité du processus de réforme lui-même » (p. 14). L'étude des dimensions politiques de ces stratégies s'enracine dans une vision historique de l'évolution et de la complexification des dispositifs de réforme et, dans leur sillage, de lutte contre la pauvreté. La dernière génération, inaugurée autour de l'an 2000, consacre une vision repolitisée de la gouvernance, construite autour de réformes de l'État, de stratégies explicites de réduction de la pauvreté (les DRSP [1]), de processus de décentralisation, et d'encouragements à la participation des pauvres et des populations locales...

23 Pourtant, Myriam Gervais montre comment « la manière dont le DRSP est appliqué [au Rwanda] et le contexte dans lequel il s'inscrit peuvent compromettre, voire aller à l'encontre des effets recherchés en termes de lutte contre la pauvreté » (p. 141). En effet, « la composition du DRSP révèle non seulement les tensions qui existent au sein de l'appareil gouvernemental quant à la répartition des sommes disponibles mais également que l'exercice de participation de représentants de la société civile n'a pas eu d'impact significatif sur les priorités retenues et sur l'allocation des dépenses inscrites au DRSP » (p. 149).

24 La question de la participation ? sa nature, les liens entre participation et représentation, le problème de la participation et de la régulation démocratique ? est considérée comme un des lieux privilégiés d'articulation entre les programmes de réforme impulsés par les organisations internationales et le politique. En effet, elle représente l'une des conditions de préparation et de réalisation des DRSP, supposée renforcer leur efficacité et leur légitimité. Pour autant, le plus souvent, elle demeure un mode de faire valoir, contrainte par le manque de temps alloué au processus, et par les réticences des instances politiques et administratives locales. Les auteurs de l'étude conclusive de l'ouvrage montrent comment, dans la conception des dispositifs, les domaines d'exercice de la participation ont été circonscrits en dehors des réformes fondamentales, économiques ou politiques, celles qui influencent le développement économique et le contenu politique des réformes (p. 202). La participation est instrumentalisée, et essentiellement consultative (p. 197). Elle a pour « but l'amélioration de l'efficacité du système dans sa forme actuelle » (p. 191). Aucune surprise donc à ce qu'il existe « une similitude alarmante entre le contenu des DRSP et les orientations antérieures prônées par la Banque mondiale », dont on connaît le rôle dans la production massive de pauvreté : « Les véritables réformes, celles qui influencent le cours économique du pays, continuent à être le domaine exclusif des gouvernements centraux et des bailleurs de fonds internationaux » (p. 197).

25 Si la dernière génération des réformes signe bien un retour de l'État, c'est celui d'un État de l'exécutif, chargé de l'application des réformes et du maintien des conditions susceptibles de favoriser le fonctionnement du marché, de la bonne gouvernance. Aucun élément de la nouvelle architecture institutionnelle ne doit menacer l'aménagement des conditions d'exercice de l'investissement privé. L'État doit avant tout effectuer « un contrôle efficace de la demande sociale », comme l'illustre l'étude de Marie-Christine Doran sur l'Argentine. État autorestreint, État professionnalisé, nouveau constitutionnalisme, techno-démocratie ; autant de concepts, ou d'outils, devant aboutir à « protéger » une structure étatique renforcée, confiée à des spécialistes, « des contingences sociales issues des populations » (p. 125) et des oppositions aux réformes institutionnelles. Objets de politiques par le ciblage individuel, les pauvres ne sont pas appréhendés comme sujets politiques, ou citoyens ; en marge du champ de décisions, ils « ne sont pas acteurs du modèle de société qu'on leur impose », ainsi que le montre Angel Saldomando pour le Nicaragua (p. 85), où pourtant le mot d'ordre est la mise en place d'une gouvernance en faveur des pauvres. La participation se fait au nom de la société civile, non pas au nom de la société politique ; dans la majorité des cas, elle est mise « au service de la logique de séparation de la société et de l'État, et non de leur articulation » (p. 191).

26 Blandine DESTREMAU

27 (CNRS/GRASS/IEDES).

Pierre Grou, Impératif technologique ou déclin économique, Paris, L'Harmat tan, 2005, 126 p.

28 Lié à la recherche de gains de productivité, l'essor technologique se présente comme le facteur déterminant de l'évolution économique. Cette recherche de gains de productivité entraîne à son tour quatre caractéristiques essentielles : les ruptures que sont les crises économiques (« une crise économique étant le processus de destruction d'un ensemble économique ayant atteint ses limites de gains de productivité, sachant qu'en même temps se déroule un processus d'émergence d'un nouvel ensemble économique, apte à apporter de nouveaux gains de productivité » (p. 24) ? ce que Schumpeter appelait une « destruction créatrice ») ; une hiérarchisation entre nations comme entre groupes sociaux ; une accélération du mouvement économique ; un élargissement des espaces économiques. La mondialisation qui caractérise notre époque a ainsi fondamentalement pour origine une « révolution technologique mondialisante » s'accompagnant d'un ensemble de phénomènes qu'on a pu observer depuis les années 1970-1980 : inflation, concentration, multinationalisation, chômage de masse. Les différentes explications qui ont pu être proposées de la crise actuelle ne mobilisent que des facteurs partiels, donc insatisfaisants, sinon contestables : déréglementation du système monétaire, chocs pétroliers, revendications salariales excessives, excès du crédit bancaire, concurrence du Tiers Monde, privatisations excessives, délocalisations des multinationales (p. 38-42).

29 Si cette analyse est exacte, en découle alors un impératif technologique incontournable. Faute de l'admettre, on ne pourra que continuer à observer ce que Robert Reich avait bien mis en lumière : du travail pour les plus qualifiés (« les manipulateurs de symboles »), du chômage et de la pauvreté pour les non-qualifiés. Dès lors, « pour s'attaquer aux problèmes d'emploi du XXIe siècle, trois types de situations sont donc possibles. Soit on suit la tendance mondiale en acceptant la pratique anglo-saxonne avec le risque d'appauvrissement d'une partie de la population. Soit on accepte un niveau de chômage structurel persistant comme dans le cas européen. Soit on recherche une troisième voie » (p. 73).

30 Explorer les implications de cette troisième voie ou formuler une « proposition pour créer richesse et emploi » (p. 77) revient à dépasser le faux débat libéralisme-interventionnisme. Il s'agit en fait d'organiser à chacun des quatre niveaux d'espaces observables (mondial, continental, national, local-régional) les deux phases successives de la prospective, laquelle permettra d'établir une cohérence entre les systèmes éducatif, de la recherche et de l'innovation, et de la concertation qui débouche sur l'action, et en particulier, au niveau local, sur l'organisation de « travaux complexes » qui permettront la mise au travail des salariés non qualifiés victimes, nous l'avons vu, d'un chômage structurel.

31 Écrit dans une langue très claire, sans fioritures inutiles et, en même temps, très pédagogique, ne serait-ce que par la mise en évidence, par des gras, des idées-forces ou par un titre qui nous présente l'option essentielle à laquelle nous sommes contraints, ce petit livre invite à la réflexion et à l'action.

32 Guy CAIRE

33 (Université de Paris X).

Maghreb, Moyen-Orient

Abed Bendjelid, Jean-Claude Brûlé, Jacques Fontaine (dir.), Aménageurs et aménagés en Algérie. Héritages des années Boumediene et Chadli, Paris, L'Harmattan, 2004, 420 p.

34 Aboutissement d'une Action intégrée franco-algérienne qui a donné lieu à un colloque en novembre 1991 à Oran, l'ouvrage Aménageurs et aménagés en Algérie dresse un état des lieux précis, analytique et illustré de nombreux cas pratiques des politiques d'aménagement en Algérie, de l'indépendance au tout début des années 1990. Loin d'en faire simplement l'inventaire, l'ouvrage part d'un double constat méthodologique : d'une part, les études traditionnelles portant sur l'aménagement en Algérie prennent rarement en compte les habitants eux-mêmes, les « aménagés », pourtant acteurs essentiels, et s'intéressent peu aux stratégies des différents acteurs de façon générale ; d'autre part, ces études sont généralement fondées sur une erreur méthodologique qui consiste à considérer la Charte nationale de 1976 comme une base logique et coordonnée de l'Aménagement en Algérie, alors qu'elle n'est qu'une harmonisation théorique a posteriori des politiques mises en œuvre jusque-là. Ainsi, les directeurs de l'ouvrage publient une recherche qui adopte un angle d'approche renouvelé sur les questions de l'aménagement algérien et repose sur la contribution d'une soixantaine d'auteurs dont la majorité sont des praticiens de l'aménagement.

35 L'analyse repose sur le constat d'une triple inadéquation entre le volontarisme des découpages administratifs, les politiques de développement et la mutation des ensembles sociospatiaux, et affirme la valeur hautement stratégique de l'organisation de l'espace administratif. Les découpages postindépendance (1963, 1975, 1985), en ce sens, sont les manifestations d'un volontarisme aux logiques variables de la part de l'État centralisé.

36 L'ouvrage se compose de cinq parties inégales en termes de volume. Les deux premières, les plus synthétiques, s'attachent à poser les éléments de référence essentiels et le contexte des politiques d'aménagement et de découpage administratif, et à les analyser. Les trois autres parties sont constituées d'études de cas regroupées par échelle ou type d'espace. L'ensemble, cohérent, varié et vivant, présente un vaste panorama des situations sur l'ensemble du territoire algérien, et permet de comprendre comment les stratégies des différents acteurs, confrontées à l'intervention très volontaire de l'État et articulées à la conjoncture économique, fondent un modèle de développement et construisent le territoire tant à l'échelle nationale qu'à l'échelle locale.

37 Les auteurs de l'ouvrage montrent que la construction d'un modèle de développement algérien a d'abord reposé, à l'échelle macrospatiale, sur l'intégration des territoires marginaux et le rééquilibrage Nord-Sud, littoral-intérieur, par le développement d'infrastructures de communication (route, pistes, aéroports, télécommunications) et la création de pôles régionaux permettant l'industrialisation, corrélés à la hiérarchisation du réseau urbain, qui va de pair avec la hiérarchisation administrative, et le remaniement de la trame urbaine. Cela était possible grâce à la logique de redistribution de la rente pétrolière. Dans les années 1980, l'industrialisation n'est plus la base de l'aménagement et les investissements s'orientent davantage vers les grands travaux d'équipement (barrages hydrauliques), l'agriculture (Révolution agraire, années 1970-1980) et la consommation. Mais dès 1984, et probablement avant cela, le modèle ne fonctionne plus, enrayé par la crise économique qui touche le pays. La stratégie alors adoptée par l'État est désormais davantage indicative et prescriptive que directement active. Elle manifeste la préparation de l'insertion du pays dans l'économie mondiale et sa transition vers le capitalisme.

38 Malgré un volontarisme de l'État central parfois autoritaire, reléguant les valeurs et les références sociales traditionnelles dans l'archaïsme, l'aménagement rural et urbain en Algérie n'a pu faire abstraction, finalement, des résistances des « aménagés » au modèle d'aménagement, de leur aptitude à jouer des lois successives, à les détourner, et du dynamisme des solidarités sociétales anciennes réactivées. « De ce fait, les négociations politico-économiques, les arbitrages, les régulations se sont déplacés du centre vers la périphérie, à l'avantage des acteurs de la sphère locale » (p. 44), de façon plus accentuée au fur et à mesure du désengagement de l'État.

39 Fondé sur de nombreuses études de cas courtes, précises, très illustratives, qui mettent chacune en exergue une situation soit locale, soit plus large, l'ouvrage montre de façon explicite comment les découpages administratifs ont joué un rôle décisif dans les mutations en cours de la société et du territoire algériens, le rôle déterminant de la question foncière, toujours pas clarifiée et, à travers la réactivation des solidarités anciennes, le retour des stratégies du local dans les actions d'aménagement en Algérie. Contrairement à ce qui a pu être considéré par ailleurs, ces stratégies se révèlent, au fil des études de cas, très élaborées et très diversifiées face aux politiques des aménageurs, engendrant des tensions et des conflits très forts sur l'espace et les territoires. La contradiction, soulignée par les auteurs, entre l'intégration dans un système capitaliste d'économie mondialisée et le développement du communautarisme, rend dès lors indispensables la conception et la mise en place d'une nouvelle logique d'aménagement.

40 Au total, l'ouvrage offre au lecteur un ensemble fort riche, dont une bibliographie rare des thèses et mémoires de DEA sur l'Algérie, où l'approche multidisciplinaire ouvre des perspectives qui dépassent largement les questions d'aménagement.

41 Gaëlle GILLOT

42 (IEDES, Université de Paris I).

François Sinoo, Science et pouvoir dans la Tunisie contemporaine, Paris, Kar thala, 2004.

43 L'ouvrage de François Sinoo, Science et pouvoir dans la Tunisie contemporaine, corrobore les analyses des deux derniers rapports sur le développement humain arabe du PNUD. Celui publié en 2003 [1], qui portait sur la question des savoirs dans la région, dénonçait la confiscation, le contrôle et l'étouffement que les savoirs ? et le savoir en général ? subissaient de la part du pouvoir, c'est-à-dire notamment du fait des institutions politiques et des structures patriarcales. Le rapport régional de 2004 [2], qui porte sur les libertés, fustige les politiques de blocage et de restriction sur le développement humain, en pointant du doigt « un déficit aigu de liberté civique et politique et de gouvernance ».

44 En abordant la science en Tunisie en termes de politique publique, François Sinoo démonte les relations équivoques entre les pouvoirs politiques et l'ordre centralisé et autoritaire qu'ils maintiennent, d'un côté, et le monde de la recherche, de l'autre. C'est un livre sévère, extrêmement fouillé, qui analyse les logiques internes au champ scientifique tunisien et les courants de la politique de recherche, en relation avec le contexte interne des idées, des institutions et de la légitimité du politique, et avec le contexte externe des relations internationales. On y comprend en particulier combien est étroite la voie qui vise à promouvoir, d'une part, éducation, compétences, technicité et « capital humain », ainsi qu'ont été les mots d'ordre du développement tunisien depuis presque cinq décennies, et, d'autre part, contrôle sur les idées, les individus, le savoir ; ou à promouvoir le développement économique et social, en étouffant les libertés politiques et le développement des idées.

45 L'instrumentalisation de la recherche à des fins de développement entre, en effet, en contradiction avec les revendications des chercheurs eux-mêmes, baignés d'une socialisation professionnelle universaliste, pour le libre choix des sujets et la prééminence de la recherche fondamentale. Le champ scientifique est mis sous tutelle politico-administrative. Face aux tentatives d'accaparement par l'État des « dividendes matériels et symboliques de l'acquisition d'un potentiel technologique » (p. 373) et son utilisation de « la puissance du mythe scientifique comme réservoir de légitimité », les chercheurs tunisiens sont paupérisés, déclassés, mis sous surveillance. Ces « savants » sont soupçonnés de contestation politique, accusés de ne pas être rentables pour le pays, victimes de craintes qu'ils n'engendrent un modèle dangereux pour la légitimité de l'État du fait « de sa forte légitimité en tant que moteur du progrès et d'une capacité d'expertise distincte de celle de l'administration » (p. 374).

46 Ce livre pourrait être un hommage à nos collègues et amis, universitaires et chercheurs tunisiens, qui luttent pour maintenir un espace de travail et d'expression, mais aussi à ceux qui, n'en ayant plus la force, se sont résignés à prendre les voies de l'expatriation ou de compromis douloureux. Mais le tableau qu'il brosse est proche de ceux d'autres pays arabes dans lesquels « des politiques et un environnement institutionnel non favorables à la recherche scientifique, un environnement archaïque pour le développement et l'encouragement de l'éducation, et un environnement hostile pour la liberté scientifique et artistique et pour la créativité vont à l'encontre de toute renaissance centrée sur la production de savoir » (PNUD, 2003).

47 Blandine DESTREMAU

48 (CNRS/GRASS/IEDES).

Hana Jaber et France Métral (dir.), Mondes en mouvements. Migrants et migrations au Moyen-Orient au tournant du XXIe siècle, Beyrouth-Amman, IFPO-Institut français du Proche-Orient, 2005.

49 Cet ouvrage renouvelle l'étude des migrations dans, vers et à partir du Moyen-Orient arabe. À leur « belle époque », dans les années 1980, les travaux sur les migrations dans cette région s'ancraient dans un contexte dominé par les conséquences du boom pétrolier et s'enracinaient dans des paradigmes construits autour de mobilités de travail massives, engendrées par la croissance fantastique d'économies de rente, et du déplacement de groupes communautaires touchés par les conflits politiques. C'est désormais dans le cadre d'une nouvelle formulation de l'ordre mondial, des questions nationales et sociales et des dynamiques économiques que se placent ces contributions, résultat d'un programme de recherche triennal piloté par Hana Jaber, en collaboration avec France Métral, au sein de L'IFPO.

50 Cet ouvrage est magnifiquement introduit par une fresque de longue période rédigée par l'historien Henri Laurens, professeur au Collège de France, qui montre que la migration est une permanence de l'histoire dans l'ensemble de la région, et que d'innombrables flux sillonnaient déjà l'Empire ottoman, véritable « économie-monde », dès le XVIe siècle. C'est la constitution des États-nations, par la mise en place de frontières et la détermination de nouvelles identités juridiques, qui entrave les mouvements migratoires internes à l'Empire : « Plus la pression migratoire augmente, plus l'espace se cloisonne » (p. 25). Ce constat pourrait constituer un fil conducteur pour l'ensemble de l'ouvrage. En effet, partout, les migrants doivent composer avec de nouvelles politiques migratoires, qui s'affirment par l'expression de préférences nationales pour l'emploi, par un resserrement du maillage juridique, et par l'élaboration de nouvelles transactions autour de la migration (Lafargue).

51 La première partie de l'ouvrage montre comment les mobilités subissent la contrainte du politique. Les réfugiés en sont les premières victimes, soumis à des pratiques gouvernementales incohérentes et discrétionnaires, et dont la condition a globalement empiré depuis la guerre du Golfe de 1990 (Zaiotti). Les réfugiés palestiniens du Liban continuent à déployer des stratégies migratoires en mobilisant l'extension à l'échelle transnationale des systèmes de solidarité locale (Dorai). Les réfugiés irakiens combinent migrations forcées et dynamiques communautaires ? structurées autour d'identités religieuses ou ethniques ? pour produire une configuration mondiale de leur migration (Chatelard). En revanche, les Palestiniens originaires de la bande de Gaza, apatrides et résidant en Jordanie, subissent une compartimentalisation en catégories qui limitent considérablement leurs mouvements (El-Abed).

52 La seconde partie s'appuie sur le cas de la Jordanie, à la fois grand importateur et grand exportateur de travail, pour montrer à quel point les politiques d'immigration sont structurantes de la construction nationale. Dans ce marché du travail extrêmement cloisonné, « la fin de la politique de la “porte ouverte” pour les travailleurs arabes, l'encouragement à l'emploi de la main-d'œuvre jordanienne redéfinissent en effet les limites du marché du travail national mais surtout, par extension, les paramètres de la citoyenneté et les limites de la Nation » (De Bel-Air, p. 159). Les conditions de mobilité à l'échelle transnationale des catégories professionnelles supérieures et hautement qualifiées répondent aux opportunités de l'ouverture des marchés et au souci d'aligner leurs pratiques sur les normes internationales. « Ils y voient une clé pour l'accès à une nouvelle forme d'universalité à laquelle ils participeraient à égalité avec leurs homologues des pays dominants » (Longuenesse, p. 193). C'est la mondialisation « par le haut ». Les employées domestiques philippines, en revanche, « drainent dans leur sillage un marché parallèle de la mobilité, celui de la migration dite illégale ou clandestine » (Jaber, p. 216). Les travailleurs égyptiens des serres de l'agriculture intensive de la vallée du Jourdain, quant à eux, sont refoulés au niveau le plus bas de la hiérarchie laborieuse du milieu agricole. Peu payés, travaillant dans des conditions très difficiles, dépendants et déconsidérés, ils représentent un autre segment de la mondialisation « par le bas » (Van Aken).

53 L'analyse des dynamiques migratoires dans le Golfe nous introduit à la géopolitique internationale des migrations et nous éclaire sur les imbrications entre la construction d'enjeux nationaux et l'émergence de cette région en tant que pôle des mobilités régionales et intercontinentales. À Dubaï, Rycx montre comment le système de sponsorship, conçu pour structurer la relation entre le « national » ? ou local ? et l'« étranger », devient « l'un des rouages essentiels du fonctionnement des systèmes nationaux de redistribution et d'insertion dans l'économie de rente » (p. 269). C'est parce qu'elle est à la fois carrefour migratoire et ville de commerce internationale, qu'« elle articule mouvements des hommes et des marchandises, différentiels de valeurs et de réglementation, générant des chaînes d'intermédiaires », que la ville-émirat nourrit des courants d'échange à des échelles transcontinentales (Battegay, p. 271). Du côté des migrants, l'ouvrage nous présente différentes images. Au sein de la nombreuse diaspora iranienne installée dans le Golfe, dont les origines remontent à plus d'un siècle, les hiérarchies sociales se recomposent, comme si « le départ introduisait dans la société iranienne un tiers principe dans le processus de production des statuts ». La « figure notabiliaire, historiquement classique », se retrouve ainsi réinventée (Adelkhah). Autre exemple de migrations « réussies » : celles des Kéralais, installés par centaines de milliers dans les pays du Golfe, et qui ont contribué à dynamiser de façon spectaculaire les investissements et la consommation dans leur État d'origine (Veynier). Vision infiniment moins optimiste du côté des migrants ? et surtout des migrantes ? originaires de Russie et de l'ex-Union soviétique, pour lesquels les Émirats arabes ne représentent qu'une étape vers d'autres destinations. Pourtant, malgré leur précarité de statut et d'existence, les difficultés à s'accoutumer aux mentalités locales, les mauvais traitements des agences de recrutement, et l'instabilité qui en résulte, une communauté « russe » s'y construit (Miering).

54 Ce n'est pas la moindre des qualités de ce livre que d'insister sur la place spécifique des femmes dans les processus et dynamiques migratoires à l'étude : éclaireuses dans le cadre de projets de regroupement familial, travailleuses migrant seules construisant des itinéraires professionnels fragiles et exposés, faire-valoir pour la constitution de dossiers de demande d'asile, domestiques devenant la proie des agences de recrutement, utilisées pour le commerce à la valise ou comme marchandises de plaisir, prisonnières de réseaux maffieux et de rabatteurs. Dans cette région comme dans d'autres, la mondialisation semble se réaliser de façon croissante au détriment des femmes.

55 Blandine DESTREMAU

56 (CNRS/GRASS/IEDES).

Amérique latine

José Matos Mar, Desborde popular y crisis del Estado. Veinte años después, Lima, Fondo editorial del Congreso, 2004, 228 p.

57 Vingt ans ont passé depuis que l'anthropologue José Matos Mar présentait le nouveau visage du Pérou depuis sa capitale, Lima, dans un texte court (104 p.) mais qui est devenu un classique des sciences sociales péruviennes. Pour l'auteur, le plus remarquable était le « débordement » de l'ordre institutionnel par une migration incessante vers la capitale, qui déplaçait non seulement des personnes mais aussi des coutumes et des formes d'organisation sociale, provoquant une véritable mutation de l'espace urbain. Le texte original est complété par un bref retour sur le thème vingt ans après, auquel quelques intellectuels renommés font écho selon leurs propres approches.

58 La première édition du « débordement populaire » se situait dans le contexte des années 1980, alors que les sciences sociales péruviennes faisaient preuve d'une grande productivité. Outre l'ouvrage mondialement connu de Hernando de Soto, El otro sendero, qui défendait, en appui au secteur informel, une thèse d'orientation libérale, les chercheurs péruviens ont publié toute une série de travaux qui rendaient compte du dynamisme et de la vitalité des mouvements sociaux, comme détonateurs d'une certaine organisation territoriale et de la configuration d'une nouvelle citoyenneté nationale, populaire et fondamentalement urbaine. Le contexte s'y prêtait : le second gouvernement de Fernando Belaúnde Terry s'achevait et une nouvelle étape dans l'histoire politique du Pérou allait s'ouvrir. L'APRA (Alianza Popular Revolucionaria Americana) arrivait au pouvoir et les divers partis de gauche gagnaient un espace qu'ils n'avaient jamais eu et n'auraient plus l'occasion d'avoir ensuite. D'un autre côté, on annonçait l'« échec » de la réforme agraire, et, en l'absence d'une politique agricole combative, le manque de perspectives dans le milieu rural se faisait lourdement sentir. Cette situation offrait un terrain favorable au mouvement guérillero du Sentier lumineux qui s'étendait rapidement.

59 Le point de vue défendu par l'anthropologue dans cet ouvrage est celui d'une « culture andine » qui se reproduit en milieu urbain, dans les barriadas (bidonvilles), donnant naissance au secteur informel comme l'une des expressions d'un mode d'organisation solidaire dont l'État est absent. Il dénonce le manque d'intégration républicaine du fait de l'existence d'une société dualiste fondée sur l'exclusion de l'« indigène ». La révision de ses thèses vingt ans plus tard donne l'occasion à l'auteur de constater les énormes changements qu'ont connus Lima et le pays tout entier dans l'intervalle. Les quartiers de la métropole se sont réorganisés sur la base de nouveaux pauvres et de nouveaux riches. Cependant, l'intégration sociale, économique et politique, tant prônée dans les décennies passées, ne se fait pas, ce qui ne laisse pas d'inquiéter intellectuels et gouvernants. Il a manqué peut-être une vision moins dualiste de la société pour comprendre ses recompositions : les migrants qui ont alimenté l'énorme croissance de Lima ne venaient pas tous des montagnes et comptaient souvent parmi les plus instruits.

60 Dans ce panorama plein d'incertitudes, les lectures des commentateurs invités ouvrent un espace de discussion et enrichissent beaucoup le débat. Francisco Miró Quesada attire l'attention sur le fait que l'avalanche migratoire subsiste et que l'État n'est toujours pas en condition d'y faire face. Selon lui, il faudrait établir un véritable dialogue entre ces masses débordantes, avec leurs demandes et leurs nouvelles propositions institutionnelles, et un État réformé qui soit capable de les intégrer. Hugo Neira, pour sa part, apporte au débat le concept d'anomie, cher à la sociologie classique. Selon lui, en s'installant dans le pays, l'informalité a en partie arrangé la situation et en partie l'a désordonnée, à cause de l'absence de normes et d'État. Il suggère que non seulement l'État est décomposé, mais également la société. Face à ce constat, il pose une question : quel État pour cette société et quelle société pour les Péruviens ? Luis Pásara poursuit cette idée et opine qu'il vaut mieux parler de la génération de multiples désordres, de la fragmentation sociale et de la « désaffiliation » (selon les mots de Robert Castel), plutôt que d'un nouvel ordre. De ce point de vue, il discute avec Matos Mar de l'apparente configuration d'un nouvel ordre solidaire, tributaire des traditions andines apportées à la métropole. Pour Pásara, le débordement faisait preuve de peu de création d'un ordre solidaire et de beaucoup de désordre et d'« individualisation déracinée », point de vue que nous tendons à partager. Juan Sheput aborde une perspective littéraire : il montre comment la littérature des années 1960 et 1970 montrait déjà avec moult détails ce que les sciences sociales ont tenté par la suite d'organiser et de systématiser dans un discours de caractère scientifique, spécialement à propos de l'intégration de la nation péruvienne. C'est le cas des romans de José Maria Arguedas, Alfredo Bryce Echenique et Manuel Scorza, pour ne citer qu'eux. Enfin, Sinesio López propose de discuter les thèses de Matos Mar à partir de la notion de ce que lui-même a nommé les « incursions démocratisantes ». Cet angle d'analyse permet de comprendre la logique d'un jeu complexe entre les acteurs non institutionnalisés (mouvements sociaux) et les acteurs institutionnalisés (partis politiques) tendant vers un changement démocratique, bien que le sociologue trouve fort discutable la capacité de représentation de ces derniers.

61 Vingt ans après les travaux pionniers de Matos Mar, le Pérou nous interpelle toujours avec des indicateurs économiques positifs et une légitimité politique toujours contestée : entre janvier et mai 2004, on enregistrait 47 conflits au niveau national, qui engageaient des citoyens et des autorités élues (présidents de régions, maires, conseillers municipaux) et autres fonctionnaires publics. Ces « débordements » sociaux et conflictuels, parfois violents, permettent aux sujets sociaux de se définir et de se positionner dans la société. C'est dans cette dynamique que le changement social opère. Il s'avère donc essentiel de prendre la mesure de la capacité de l'institution politique d'intégrer les intérêts en jeu ; la démocratie devrait se trouver renforcée et non affaiblie par ce processus. La vision centraliste du Pérou est un sujet qui nous interpelle d'autant plus dans l'actualité que le contexte de faible légitimité politique est mis en regard des processus de décentralisation engagés.

62 En son temps, Matos Mar a tenté de donner une lecture ordonnée des processus à l'œuvre dans une période où les changements étaient véritablement violents. La réédition de cet ouvrage avec les lectures récentes qui en sont faites devrait offrir l'occasion de porter un regard à partir de différentes disciplines sur la réalité actuelle d'un Pérou toujours fragile sur le plan politique, mais qui peut compter, selon Matos Mar, sur une société civile diversifiée et nationale.

63 César Bedoya GARCÍA

64 (consultant, Lima)

65 et Marguerite BEY

66 (Centre de recherche de L'IEDES, Université de Paris I).

Asie

Velcheru Narayan Rao, David Shulman et Sanjay Subrahmanyam, Textures du temps. Écrire l'histoire en Inde, Paris, Le Seuil, 2004 (traduit de l'anglais par Marie Fourcade), 418 p.

67 Jetez-vous dans les Textures du temps. Ce texte écrit à six mains constitue un apport peu ordinaire à l'approche du domaine indien. Il porte une sérieuse remise en perspective de ce que peut être l'histoire et ce que les historiens peuvent en faire. C'est enfin une réflexion des plus pertinentes sur ce que peuvent être une construction et un vécu culturels.

68 Les auteurs ouvrent leur travail sur un mode polémique mais de circonstance. Le domaine abordé reste d'abord fortement investi par les partisans d'une Inde imperméable aux perspectives historiques, ce phénomène touchant particulièrement les « hindous ». Il s'agirait d'une tare grave. Une inflexion essentialiste du culturel, mêlée de complexes de supériorité variables, paraît en cause. À revers de cette thèse omniprésente, nous trouvons un groupe moins nombreux, mais bien développé aujourd'hui, de gens qui affirment que, si l'Inde n'a pas de traditions d'historiens ou d'historicisme (c'est souvent ce dernier qui est en cause dans les deux thèses et non l'histoire), elle peut s'en féliciter. Elle illustrerait ainsi sa « nature » d'anti-Occident : penser l'histoire est malédiction (A. Nandy).

69 Textures du temps se dresse contre ces deux positions. On n'y pense pas, que les Indiens sont indifférents à l'histoire. La question du mode d'expression de la pensée historique, qui n'est pas nécessairement de prose, est approfondie de manière très intéressante à ce propos. On nous rappelle aussi que « les gentlemen écrivent l'histoire, les gens de peu d'éducation [produisant] des contes ». Le flot de puissance européenne a balayé les prétentions à l'histoire de nombre de peuples. En revanche, si les Indiens ont pratiqué l'histoire, selon leurs codes et en fonction de leurs mœurs, il ne présente pas d'intérêt de valoriser leur prétendu refus. C'est ce qui est soutenu par une partie des historiens de l'école, qui se veut plus ou moins « post-moderne », des Subaltern Studies.

70 Le projet est présenté : il y aurait des formes locales (sud-asiatiques) de production du discours historique en dehors de l'influence des chroniqueurs musulmans et des Européens. Ces formes approchées à partir d'exemples s'étendant du XVIe siècle (chrétien) au XVIIIe siècle dans une aire englobant tout le Sud et surtout le Sud-Est péninsulaire constituent un paradigme assez riche associant les faits d'histoire ? et de géographie ?, la valorisation des personnages, la geste héroïque et diverses formes de prise de recul, voire d'ironie. Ce paradigme n'a pas été exploré. Sa connaissance peut transformer ce que nous savons des Indiens et de l'histoire.

71 La quasi-totalité des exemples est centrée sur le rôle et les postures culturelles de groupes de scribes, littérateurs et poètes membres de castes élevées non brahmanes que l'on appelle souvent kayashtha ou prabhu ou khatri qui sont ici le plus souvent les karanam. Il semble que ces groupes postés à la frontière des cours et des peuples, souvent itinérants, fortement instruits et capables de comparatisme, aient à la fois produit pour eux-mêmes, pour les princes et pour de plus larges publics. Ils ne sont pas opposés au religieux, au mythique ou à l'épique mais ils ne leur reconnaissent pas qualité pour interpréter ce que les témoins ont vu ou rapporté.

72 La relation de la bataille de Bobbili, qui opposa en 1757 les forces composites d'un raja de la côte de l'actuel Andhra à son vassal, met très bien en valeur les modes sur lesquels s'organise un discours indien sur l'histoire. Il montre que l'importance de la perception héroïque n'empêche pas la relation minutieuse des événements, d'ailleurs relatés dans les chroniques coloniales. Il y a plusieurs moutures de la bataille de Bobbili dans le patrimoine historique de la région. Nous sommes guidés de manière très convaincante vers la complexité du savoir mis en scène. Si les personnages sont bien typés et les situations parfaitement intelligibles dans les trois versions indiennes présentées, des inflexions vers plus de détails factuels, plus de leçons morales ou politiques ou encore plus de dimension mythique ou de mise en scène de « la destinée », permettent de comprendre comment le genre historique de la région a pu se constituer, évoluer, s'infléchir et s'enrichir. L'importance des enjeux fiscaux, militaires et de statut, les considérations sur la loyauté, la liberté et l'allégeance, ne sont pas réductibles à une quelconque culture indienne essentialisée. Les textes nous permettent de comprendre comment cette culture, riche et variée, évoluait, au moins à certains moments, autour de figures héroïques assumant ou non leur destin. L'histoire qui nous est montrée est fortement structurée par le symbolique. Elle est édifiante. Elle est populaire au sens où sa forme permet une compréhension assez large. Elle reste cependant informative pendant que ses producteurs cherchent d'évidence à l'améliorer dans une perspective qui n'est pas sans mettre en scène une forme de scientificité. La forme rimée, indispensable à la réception, ne nuit pas à la compréhension. Un certain type de synthèse entre ce qui est socialement acceptable ou culturellement valorisé et ce qui s'est passé s'incarne de manière nuancée.

73 Le troisième chapitre : « Des karanam et des rois » (p. 141), insiste sur le rôle des historiens, karanam et autres scribes. Il met bien en valeur les combinaisons compliquées et variables d'observation, d'ironie et parfois de licence qui sont portées par les œuvres des karanam. Dans un milieu assez étroit, il semble y avoir existé des courants, des personnalités contrastées et des projets historiographiques typés. L'évolution irait depuis les généalogies ? un des genres anciens, très prisé en Inde ? vers des récits, chroniques et relations, de plus en plus distanciés, avec des doses très variables de morale ou d'enseignement politique. Le karanam parle pour les siens, qui sont exigeants, avant de s'adresser au pouvoir ou aux masses. Les auteurs insistent alors pour remarquer que la prétention à la vérité ne repose pas sur la domination de patrons, de seigneurs ou d'États. L'historiographie et les karanam historiographes n'avaient pas fait que se ménager une place. Leur insertion sociale et les particularités de leur société leur permettaient une liberté de ton que ne pouvaient se permettre leurs contemporains d'Europe du Sud.

74 La tragédie édifiante de Senji (chap. 4, p. 197), qui prend place en 1714 de nos chronologies, met en scène les relations entre hindous et musulmans, dans le cas, apparemment récurrent dans la région, d'un vassal refusant de payer l'impôt. On remarque que les critallisations communautaristes, la perception de l'hindou et du musulman, actuellement toujours vivantes, sont déjà largement profilées et, par ailleurs, mouvantes. Il nous instruit aussi sur les pratiques de pouvoir, la position des femmes, les relations au religieux. Plus précisément, c'est l'établissement d'une chronique rigoureuse, ayant parfois l'aspect d'un rapport, qui frappe. Le glissement du rapport historique vers des domaines édifiants, religieux ou héroïques se manifeste aussi. Il est expliqué dans ses contextes et accompagné de l'analyse de plusieurs exemples. La reprise et la reformulation des événements de Senji par des chroniqueurs musulmans ou marathes (p. 249, Tarikh, caritra et bakhar), en dehors de la région où le drame s'est déroulé, montrent que les auteurs avaient les moyens et le désir de distinguer la fiction, la morale, le souci généalogique, le jugement politique, la religion et les faits. Le discours historiographique est serré de près par les genres mythique, héroïque ou édifiant mais il a sa place et relève de sa propre logique.

75 La conclusion de la page 329 insiste sur le terme de « texture », comme alternative à l'espèce de tyrannie du genre, de la forme et de la structure, qui semble obnubiler les historiens d'Europe. La forme et la présentation du récit ne répondent à aucun genre universel. Ce que les Indiens du Sud et du Centre ont expérimenté durant au moins deux siècles (peut-être plus) est bien de l'histoire, même quand il s'agit de mentir différemment, une tentation, parfois une passion, qui a touché les historiens du monde entier. Le recul et l'humour de plusieurs niveaux de l'historiographie indienne la qualifieraient plutôt pour un label de qualité, si des choses de ce genre existaient en histoire. Ce qui est annoncé dans l'introduction apparaît donc bien démontré.

76 Nos critiques sont un peu périphériques. Elles ne remettent en cause ni l'argument central (présence d'une historiographie indienne précoloniale, qualité de cette dernière) ni le traitement des textes. La question des niveaux oraux de l'histoire n'est pas traitée. Ce n'est certes pas le sujet, mais l'existence, toujours attestée, d'historiographies orales en Andhra Pradesh permettrait des collaborations passionnantes entre historiens et anthropologues (travail de Negers sur les burakatha communistes). La position des auteurs vis-à-vis des rhétoriques de modernité nous semble par ailleurs un peu fragile. Faut-il penser, en tenant compte de certaines réflexions, que l'Inde s'apprêtait à produire sa propre modernité ? C'est une thèse difficile à soutenir et qui pourrait être ethnocentrée, la modernité étant trop souvent une quête identitaire européenne et impériale. Il nous semble par ailleurs que si le « non-Occident indien » n'existe pas, ce qui ne paraît pas faire de doutes, il n'y a pas non plus d'Occident (comme ensemble essentialisé, unifié et pourvu d'un destin global). C'est un pas, important, que les auteurs ne franchissent pas vraiment.

77 Cela dit, il est vraiment urgent et important de lire Textures du temps. C'est aussi agréable. L'excellente traduction de M. Fourcade et la bonne présentation de l'ouvrage sont des atouts supplémentaires.

78 Djallal G. HEUZÉ

79 (EHESS, Toulouse).

Antoine Kernen, La Chine vers l'économie de marché. Les privatisations à Shenyang, Paris, Karthala-CERI, 2004.

80 Shenyang n'a rien de très réjouissant : l'ancienne Mukden est une ville laide, enfumée, peuplée (6,5 millions d'habitants), pleine d'industries lourdes et obsolètes dont la privatisation intéresse surtout les ferrailleurs. Bref, nous sommes bien loin des industries high-tech, ou du moins toutes neuves, du sud de la Chine, qui nous envoient nos jouets et nos chaussettes. Pourtant, c'est aussi à Shenyang que se développe l'économie de marché, non sans dégâts.

81 Loin du « tourisme de la recherche », tant pratiqué par les chercheurs occidentaux, et au terme de plusieurs années de séjour, Antoine Kernen nous livre un ouvrage indispensable pour qui a l'ambition de comprendre quoi que ce soit à la Chine. La thèse de Kernen est nettement plus subtile que l'idée courante selon laquelle la Chine aurait basculé en quelques années d'une économie socialiste planifiée et stalinienne vers un ultralibéralisme débridé, le régime politique autoritaire jouant d'une phraséologie communiste étant ? ce n'est plus, depuis longtemps, un paradoxe ? le régime idoine pour contrôler ce qui, plus qu'une transition, serait une rupture. Pour Antoine Kernen, la transition chinoise reste une transition « en douceur », lente et longue. D'ailleurs, le mot de « transition » n'a guère de sens : transition vers quoi ? Nul, et surtout pas les dirigeants chinois, ne le sait ; mieux vaut parler de « réformes » : « Les réformateurs chinois voulaient instrumentaliser le marché pour servir le développement et la modernisation de l'économie d'État. La Chine a réussi durant une vingtaine d'années à tenir ce cap. Mais ce choix est devenu de plus en plus coûteux politiquement et difficile à tenir » (p. 164).

82 Le paradoxe se déplace : nous ne sommes plus en face d'un appareil politique cynique et dur au service d'oligarques encore plus mystérieux et mafieux que leurs homologues russes, mais de bureaucrates (un peu bornés et corrompus, certes), incapables de produire la moindre dynamique économique, et sentant néanmoins que là est la condition de leur survie. Produire des relations marchandes, bien sûr, cela est nécessaire. Mais il faut aussi produire des marchands et des capitalistes. Et là, ça se complique. L'économie informelle, dans ses deux composantes habituelles, n'y parvient pas : les ruraux migrants, pauvres et à l'écart des réseaux d'approvisionnement, ne dépasseront jamais le stade de la micro-entreprise, et les commerçants restent inféodés à l'administration. Les « nouveaux capitalistes » viendront donc de cette dernière. Antoine Kernen analyse en finesse cette couche sociale, et le rôle ambigu des réseaux, généralement constitués avant les réformes, et qui seront le canal de celles-ci, les accélérant mais aussi les enserrant étroitement.

83 La démonstration est convaincante : des bureaucrates obscurs, jouant de positions leur permettant de jouer du straddling (chevauchement) entre divers types de réseaux, parviennent à s'approprier des conglomérats entiers, à liquider ? souvent en s'appuyant sélectivement sur les appareils syndicaux ? des entreprises énormes, vieillies mais dotées d'un riche capital immobilier, et à relancer les entreprises viables. La question reste alors de savoir qui dirige le processus. Pour Kernen, cela reste l'« État communiste » : « Son retrait se caractérise aujourd'hui par une étonnante capacité de résistance. Les “réformes” ont certes conduit à son désengagement progressif de la gestion directe de l'économie, mais il reste encore capable de décider du rythme de la transition, de répondre aux demandes sociales les plus criantes et d'empêcher l'émergence et l'organisation d'une contestation » (p. 171). On est tout prêt à croire l'auteur, dans sa démonstration de ce que les privatisations ne remettent pas en cause la nature de l'État, mais accompagnent « l'émergence d'un nouveau type de gouvernementalité ». Mais force est de reconnaître que quelques points restent obscurs : la nature sociologique de cet État, agité sans doute de soubresauts et de conflits (et pas seulement à propos du « partage du gâteau »), mais aussi la question des relations économiques entre l'État et les entreprises privatisées (l'auteur nous dit quelques mots des marchés publics, dont le rôle semble majeur, mais fort peu du crédit, par exemple).

84 Toute la fin de ce riche ouvrage est consacrée à la « nouvelle question sociale » : le chômage, à Shenyang, se développe à grande vitesse même si, statistiquement, il n'apparaît pas dramatique : on met, en effet, les hommes en préretraite à 52 ans, les femmes à 42, les femmes peuvent obtenir sept ans de congés de maternité. Mais, statistiquement ou pas, les chômeurs sont là ; ils manifestent et signent des pétitions, rejoints en cela par les salariés et retraités (les pages 240 sq. sont étonnantes pour le néophyte : la Chine semble être, de très loin, le pays du monde où l'on manifeste et pétitionne le plus). Les conglomérats, qui assuraient l'essentiel des fonctions de l'« État social » (logement, santé, retraites...) étant démantelés, la « nouvelle pauvreté » se développe de façon accélérée. Les municipalités, qui voient leurs ressources fiscales diminuer, peuvent jouer un temps (la fin des années 1990) le rôle de pompier social. Mais cela n'a qu'un temps. On voit donc apparaître un « filet de protection sociale minimum » garanti par l'État central (sur la base de la fourniture d'un « certificat d'extrême pauvreté »), garantissant en particulier l'accès à des biens alimentaires à bas prix et au logement gratuit. L'État prend en charge l'ensemble des fonctions sociales assumées auparavant par les entreprises, « entraînant le paradoxe que le processus de privatisation de l'économie a lieu, parallèlement à la construction dans les villes d'un État en charge du social (...). À l'inverse du modèle ultra libéral d'État minimum, l'État en Chine est omniprésent dans la transition » (p. 262). Peut-être cela n'est-il pas si paradoxal que cela, le « modèle ultra-libéral d'État-minimum » n'ayant jamais été qu'un modèle. Autrement dit, le paradoxe chinois résiderait dans le fait que la Chine n'est pas « en retard » dans sa transition, mais en avance, qu'elle a su s'épargner la rhétorique et les vaines tentatives « ultra-libérales ».

85 En bref, on arriverait, du côté des « régions qui perdent » (Shenyang) comme des « régions qui gagnent » (Shegzhen) à l'émergence d'une exemplarité chinoise « post-ultra libérale » dans la gestion des rapports entre l'économique et le social. Ne restent que quelques détails qui clochent : entre 100 millions et le double de gens qui vivent dans des bidonvilles (qui n'apparaissent dans l'actualité que quand on les rase par milliers d'hectares pour bâtir opéras et stades olympiques) ; des sweat-shops où l'on enferme quelques millions de jeunes filles dans le plus pur style des workhouses du XIXe siècle ; et plusieurs dizaines de milliers de fusillés par an. L'ouvrage d'Antoine Kernen ne succombe en rien à la fascination dont font montre nombre d'auteurs ébahis devant un taux de croissance « à deux chiffres » ; il n'est pas non plus catastrophiste, mais montre quand même que le développement actuel de la Chine produit des problèmes sociaux dont aucune ébauche de solution n'est envisagée par quiconque. Par le passé, d'autres « miracles » se sont révélés éphémères.

86 Bruno LAUTIER

87 (IEDES-Université de Paris I).

Notes

  • [1]
    Ou parfois ces analyses existent, mais ne sont pas accessibles aux responsables, soit matériellement, soit en termes opératoires.
  • [1]
    Document stratégique de réduction de la pauvreté.
  • [1]
    Building a Knowledge Society, Arab Human Development Report 2003, UNDP & Arab Fund for Economic and Social Development, 2003.
  • [2]
    Towards Freedom in the Arab World, Arab Human Development Report 2004, UNDP, Arab Fund for Economic and Social Development & Arab Gulf Programme for United Nations Development Organizations, 2005.
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