Notes
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[1]
Notons les textes qui accompagnent le mouvement de réflexion sur la modernité à partir du milieu des années 1980 (« Le détour par l'anthropologie » ou encore « Réponses », 1986) et surtout le texte de conclusion (« Finale : doutes et paradoxes »), qui date de septembre-octobre 2002.
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[2]
Ces quatre parties portent sur le parcours intellectuel, les Afriques et les tiers-mondes, les anthropologiques actuelles et, enfin, la modernité et la surmodernité. Le terme d'« encart » est de Balandier lui-même et ces encarts ont droit à une table des matières spécifique. Ils font environ 10% de l'ensemble de l'ouvrage. Ils ont une typographie et une mise en page distinctes.
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[1]
Ce sont : Le détour : pouvoir et modernité (1985), Le désordre : éloge du mouvement (1988), Le dédale : pour en finir avec le XXe siècle (1994), enfin Le Grand Système (2001).
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[2]
Un encart évoque Abol Hassan Bani Sadr, un ancien étudiant iranien devenu le premier président de l'Iran de Khomeiny.
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[3]
Pour une perspective mondialiste qui s'inscrit dans la tradition du dynamisme de G. Balandier, on peut se reporter à R. Botte, « Économies trafiquantes et mondialisation : la voie africaine vers le “développement” ? », Politique africaine, n° 88, 2002, p. 131-150.
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[1]
Il répond à un article de l'écrivain socialiste dans un texte intitulé « La panne ? », Le Monde, 25 août 1983, repris dans son ouvrage p. 345-347. Voir p. 346.
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[2]
En 1954, il devient membre du cabinet du secrétaire d'État chargé de la recherche scientifique du gouvernement Mendès France et, en 1958, il est membre du cabinet du ministre de la France d'outre-mer (Cornut-Gentille) du premier gouvernement de De Gaulle. C'est surtout dans Conjugaisons qu'on trouvera ce type d'informations.
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[1]
Voir U. Beck, La société du risque. Sur la voie d'une autre modernité, ouvrage qui inaugure une autre lecture de l'individualisation moderne et qui remonte à 1986. La traduction française est de 2001.
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[1]
Le texte proprement dit est suivi des réponses à cinq questions.
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[1]
Association euro-africaine pour l'anthropologie du changement et du développement.
Généralités
Georges Balandier, Civilisés, dit-on, Paris, PUF, 2003, et Civilisations et puis sance, La Tour d'Aigues, Éd. de l'Aube, 2004.
1 G. Balandier représente depuis plus d'un demi-siècle le sociologue français de la modernité. Cette modernité fut coloniale d'abord, au tournant des années 1950, post-coloniale ensuite jusque dans les années 1970, enfin mondiale depuis vingt ans. Mais, comme le savent aussi ceux qui fréquentent ses écrits, G. Balandier s'est voulu, et se veut encore, tout autant anthropologue – un anthropologue du détour, qui compare, c'est selon, notre modernité aux autres, y compris à celles d'un avenir encore à venir.
2 Civilisés, dit-on est un recueil de plus d'une cinquantaine de titres aux origines et aux statuts des plus variés. Ce sont, selon les propres termes de l'auteur, des jalons qui « signalent un double parcours où se lient le tracé d'une vie et celui d'un savoir » (p. 9). Dans Civilisations et puissance, il explicite ce titre un peu sibyllin : « Si j'ai retenu ce titre sans point d'exclamation ou d'interrogation, c'est pour laisser à chacune et à chacun la liberté de définir sa propre “ponctuation” » (p. 38). Ces textes s'échelonnent de 1956 à 2002, certains, conférences ou introductions à des séminaires (une demi-douzaine en tout), étant d'ailleurs inédits [1]. La structure formelle de l'ouvrage est redoublée, puisque la trentaine de textes, qui ne sont pas ordonnés chronologiquement mais selon quatre thématiques, sont entremêlés d'une vingtaine d'extraits de textes déjà publiés qui constituent des encarts [2].
3 On connaît l'intérêt de l'anthropologue-sociologue pour le dialogue avec sa propre vie : à quatre reprises, avec un roman d'abord en 1947, Tous comptes faits, puis dix ans plus tard avec ce que certains considèrent comme son chef-d'œuvre, le quatrième volume de la célèbre collection « Terre humaine », Afrique ambiguë, enfin deux « confessions » à vingt ans de distance, Histoires d'autres en 1977 et Conjugaisons en 1997. La moitié des vingt encarts proviennent de ces derniers ouvrages comme si G. Balandier avait besoin de se réconforter à l'écho de sa propre histoire. Deux articles de la première partie reprennent les grandes lignes de la première partie de son parcours africaniste et tiers-mondiste jusqu'au tournant des années 1960. Le premier est inédit, le second (un entretien avec P. Nora dans la revue Le Débat) s'évertue à relier cette période à la seconde, entièrement consacrée à la modernité, grâce à quatre ouvrages aux titres emblématiques [1].
4 À l'itinéraire professionnel évoqué très superficiellement et à l'évolution des préoccupations analytiques répond en contrepoint permanent l'intérêt pour l'actuel, et même l'actualité : ce sont les aspects d'une époque, pour reprendre son expression de la page 13. Ce ne sont pas de grandes interventions du style de ce qu'on peut appeler l'intellectualité à la française : l'anthropologue a paradoxalement laissé le soin de parler des révolutions des tiers-mondes à Sartre ou à Foucault [2]. Ce sont plutôt des analyses concrètes d'un chercheur qui a besoin de parler de l'événement pour mieux comprendre les évolutions et les processus.
5 L'Afrique noire et le Tiers Monde qui nous sont donnés à voir datent quelque peu. C'est normal et, par conséquent, ces textes ont plus valeur de témoignage que d'instruments pour comprendre directement le présent. Toutefois ce rappel est loin d'être inutile, y compris l'évocation des premières formes modernes de conflits comme ceux qu'enclenche l'indépendance du Congo belge en 1960. Mais les colonialismes sont loin aujourd'hui et les modernités mondialisantes dont Balandier nous annonce l'avènement ont peu de présence africaniste dans ses évocations. De plus, il existe un débat disciplinaire significatif, du moins dans les sciences sociales françaises, qui ne trouve aucun écho dans ces pages [3].
6 Une manière de saisir le sens de ces articles consiste à retenir les noms que cite l'anthropologue. Ce sont tout d'abord M. Leiris et R. Bastide qui retiennent l'attention à cause des très longs développements qu'il leur consacre dans les articles comme dans les encarts. Mais ce sont ensuite M. Mauss, M. Griaule, G. Devereux, C. Lévi-Strauss, A. Métraux, R. Jaulin et même J. Goody et C. Geertz, pour les plus récents, qui jalonnent le discours disciplinaire. Comme il est de coutume chez G. Balandier, aucun des fils spirituels, disciples ou collaborateurs ne se trouvent évoqués (à l'exception, là aussi rituelle, de D. Sperber). L'anthropologie sociale britannique des pères fondateurs est représentée par B. Malinowski, mais M. Gluckman et les Écoles du Rhodes-Livingstone Institute ou de Manchester, si déterminants pour son œuvre, se trouvent rejetés à la périphérie de la périphérie. Quant aux sociologues G. Gurvitch, E. Goffman, H. Lefebvre ou même P. Bourdieu, ils n'ont pas la même place que des penseurs comme F. Fukuyama, S. Huntington ou P. Sloterdijk, même si la lecture qu'il en propose peut être très critique. Certes la pensée de G. Balandier ne se réduit pas à un patchwork que cet inventaire pourrait proposer mais le commentaire scientifique reste un dialogue à très grande distance.
7 G. Balandier se veut absolument dans son (ses) siècle(s). Il discute par exemple de l'hypothèse de M. Gallo quant à la panne des intellectuels. Pour lui, il faut gérer autrement le temps de la réflexion : « Dans l'exercice de sa fonction de décrypteur, l'intellectuel doit maintenant opérer chez lui à la façon de l'ethnologue au sein des sociétés mal connues : donner sens aux mutations de sa société, à ce qu'elle porte en elle d'inédit, à ce qui la rend “déroutante” » [1]. Ces remarques nous conduisent aux repères politiques du chercheur : deux personnages politiques ont mobilisé son énergie, Pierre Mendès France et François Mitterand. Cela pour la partie franco-française. L'évocation de l'époque colonialo- et post-colonialo-africaine est presque inexistante. Rien sur R. Delavignette, B. Cornt-Gentille ou encore J.-M. Jeaneney pour lequel il collabore lors de la rédaction du fameux rapport sur la politique de coopération de 1964. Seules ses contributions à la fondation et à la gestion de la revue Présence africaine sont bien mises en valeur (ses rapports avec Alioune Diop). Si l'on veut en savoir plus, il faut se reporter aux ouvrages cités plus haut mais il y a un déséquilibre qui s'installe entre la vocation africaniste réaffirmée dans cet ouvrage avec force et le silence sur l'africanisation de la politique et du politique au cœur d'un moment de l'œuvre de l'anthropologue [2]. Mais il est certain que cet engagement et les réticences constantes qu'il manifeste dans ce genre de situation annoncent la distanciation ultérieure du chercheur, même si son investissement dans la direction des organismes et équipes de recherche affiche un rôle politique certain (au CNRS, à L'ORSTOM et à la Sorbonne devenue Paris V).
8 G. Balandier élargit donc son horizon après ses trente ans d'études africaines et de regards socio-anthropologiques : en un sens, Civilisés, dit-on reflète cette scansion puisque cette date de 1985 divise pratiquement en deux la trentaine d'articles du recueil. Cette nouvelle voie d'un comparatisme généralisé correspond à une exploration plus abstraite que concrète des nouvelles formes de modernité et de surmodernité. Pourtant les années 1980, qui sont celles de la crise mondiale du modèle fordiste du capitalisme occidental, de la fin du socialisme réel et des plans d'ajustement structurel, n'interpellent pas le sociologue directement. Ses références empiriques renvoient à des innovations sociales, culturelles, techniques ainsi que psychologiques (voire psychanalytiques) et corporelles. Comme grand nombre de ses collègues, il repère la gestation de l'individualisme et de l'individu. Mais il n'en reste jamais là et reporte ses conclusions sur la recomposition du social et du sociétal. Malgré les effets de mode et une certain perte de contact avec des terrains d'enquête empirique personnels, l'anthropologue-sociologue, devenu peut-être plutôt un sociologue-anthropologue, se présente toujours comme le partisan d'une sociologie totalisatrice et globale, un observateur de la dynamique sociétale en tant que telle. Il trouve les sources de réflexion de ces nouvelles modernités dans les œuvres des penseurs de l'histoire et de l'historicité, du pouvoir et des technologies. Il préfigure à sa façon le cosmopolitisme d'U. Beck, même si cette partie de son œuvre lui est, de fait, contemporaine [1].
9 Certes le projet disciplinaire perd quelque peu de sa puissance car, pour notre plaisir mais aussi pour notre malheur, G. Balandier se penche à peine sur les débats intra- et interdisciplinaires qui ont remodelé les champs d'étude depuis un demi-siècle. Les transformations des situations coloniales et des tiers-mondes n'intéressent plus aujourd'hui que quelques nostalgiques d'une sociologie historique et politique de la modernité. Les problématiques de la mondialisation en sciences sociales oublient le plus souvent ces fondements. L'idée même du détour qui éclaire les deux univers d'ici et d'ailleurs par un redoublement disciplinaire a pâti de la montée en puissance de la sociologie par rapport à l'anthropologie et de la ré-exoticisation de cette dernière (y compris sur les terrains hexagonaux). La collaboration si nécessaire des deux disciplines cède le terrain à des corporatismes professionnels narcissiques.
10 Les spécialistes de l'Afrique et du Tiers Monde peuvent regretter l'oubli ou l'abandon de la prise en considération des crises africaines récentes qui inventent à leur manière les néo-modernités du XXIe siècle, mais ils doivent néanmoins retenir de cette œuvre la nécessaire réaffirmation d'une pensée globale de la surmodernité individualisante, d'une lecture sociétale des phénomènes valorisant les valeurs individualistes de l'individu social moderne ou surmoderne. À l'évidence, le libéralisme sociologique ne passe pas chez G. Balandier. En ces temps de mondialisation, qui cherchent à déconnecter les individus des sociétés qui les produisent et les encadrent, ce rappel à l'ordre d'une certaine tradition socio-anthropologique est loin d'être inutile. Certes l'autoréflexivité de l'auteur se borne surtout à la première période de sa carrière, ce qui explique le caractère plus limité des leçons méthodologiques de la seconde période. Mais, comme le chercheur l'écrit d'entrée de jeu à la page 13 : « [Cette] évocation du passé n'est pas une sorte de complaisance commémorative mais plutôt une violence faite à l'aveuglement de nombre de surmodernes. »
11 La Conférence publiée sous le titre de Civilisations et puissance a été prononcée en octobre 2003 [1]. Tout en se référant encore à Fukuyama et Huntington, G. Balandier cherche à éclairer la modernité mondialisante (p. 19). Sa version américaine conduit à une insurrection de la différence (p. 24). Pour cela, il faut examiner l'affirmation, le déficit et, pour ce qui préoccupe directement les sciences sociales, la méconnaissance. Nous sommes à la fois les indigènes et les étrangers de cette nouvelle modernité, de ces nouveaux Nouveaux Mondes fabriqués par les Grands Transformateurs. Le lecteur familier de G. Balandier aura reconnu ses totems de la surmodernité. Il faut d'ailleurs savoir gré à l'anthropologue d'intégrer le statut des sciences sociales à son interpellation, comme il l'a toujours fait depuis ses premiers écrits, mais une espèce de pessimisme disciplinaire se fait jour qui cède (provisoirement ?) la main à la psycho-sociologie. En effet, dans la réponse à la première question il se laisse aller à dire que « pour ce qui est de notre comportement collectif (...) l'anthropologue-sociologue que je suis est certainement moins bien placé que le psycho-sociologue pour en parler » (p. 43). Cette démarche n'est probablement pas si indispensable que cela car les sciences sociales des mouvements sociaux et des consciences mondialisées paraissent fort dynamiques, justement en ce début de XXIe siècle.
12 Jean COPANS (Université de Paris V).
Christian Barrère, Denis Barthélémy, Martino Nieddu, Franck-Dominique Vivien (sous la dir. de), Réinventer le patrimoine. De la culture à l'économie, une nouvelle pensée du patrimoine, Paris, L'Harmattan, 2004.
13 L'ouvrage collectif rédigé sous la direction de Christian Barrère, Denis Barthélémy, Martino Nieddu et Franck-Dominique Vivien traite d'un sujet essentiel, le patrimoine. Cette catégorie analytique est certes polysémique, elle a un statut épistémologique ambigu et constitue un métalangage. Elle a également, comme le démontre l'ouvrage, un grand pouvoir explicatif tout en ayant une fonction critique face au concept de capital, à l'ordre concurrentiel et aux catégories marchandes. Le capital peut apparaître comme la forme marchande du patrimoine. Celui-ci contient le capital au double sens d'inclure et de limiter. Il « délimite le périmètre de la légitimité de l'ordre marchand et en lui imposant des exigences externes à sa propre logique » (p. 19).
14 L'ouvrage est construit autour de deux grandes parties : « Le patrimoine en question(s) ou le regard des disciplines » et « Le patrimoine en action(s) ou le regard des pratiques ». Il alterne ainsi théories et terrains, pluralité des éclairages disciplinaires (économique, juridique, sociologique) et application à des domaines aussi variés que le patrimoine professionnel en agriculture, le patrimoine de la haute couture, le patrimoine culturel en Corse ou le patrimoine naturel.
15 L'ouvrage montre clairement comment le concept de patrimoine se différencie du concept de capital des économistes ou de la vision individualiste des droits de propriété et du patrimoine individuel des juristes. Comme le rappelle Christian Barrère, il s'inscrit dans une histoire et s'enracine dans un espace. Il peut se définir comme un « ensemble attaché à un titulaire (individu ou groupe) et exprimant sa spécificité, ensemble historiquement institué d'avoirs transmis par le passé, avoirs qui sont des actifs matériels, des actifs immatériels et des institutions » (p. 116). Selon Ollagnon, il n'y a pas de patrimoine sans relation patrimoniale. Le patrimoine est alors défini « comme l'ensemble d'éléments matériels et immatériels qui concourent à maintenir et à développer l'identité et l'autonomie de son titulaire dans le temps et l'espace par adaptation en milieu évolutif ».
16 Le patrimoine renvoie ainsi à des valeurs identitaires fondant la cohésion, la durabilité du lien social, la préservation des héritages. Il est un ensemble de biens, supports de la perpétuation intergénérationnelle et d'une identité sociale dans le temps (Micoud). Il renvoie aux liens diachroniques de la filiation et synchroniques de la connexion. Il est pluridimensionnel et pluritemporel. Il peut se décliner dans le domaine génétique, culturel, scientifique, environnemental ou foncier. Il se situe en amont et en surplomb de l'activité marchande et des valeurs d'échange. Il représente un legs du passé, la cristallisation d'éléments issus d'un processus de sélection historique et transmis entre générations. On peut observer les processus en cours de transformation de patrimoines en capital dans le domaine génétique (brevetabilité), culturel (capital humain), environnemental (capital naturel, aliénation des ressources naturelles) ou social (capital social), mais également d'hybridation des ordres marchands et patrimoniaux avec des résistances, des ruses, des conflits.
17 Ce concept est en phase avec les grands questionnements actuels concernant le collectif et le commun, la durabilité, la pluralité des systèmes d'évaluation, les principes de prudence ou de précaution, la résilience ou le temps irréversible qui est également celui de l'incertitude radicale.
18 Bien entendu, on peut regretter certains manques ou discuter de certains points.
19 L'ouvrage aurait pu contextualiser davantage la catégorie de patrimoine. Selon les sociétés, la valeur accordée au passé et au futur diffère. Certaines sociétés « traditionnelles » actualisent les anciens ; dans de nombreuses sociétés, les patrimoines ne sont pas aliénables et la terre ne peut faire l'objet de droits de propriété. D'autres sociétés prométhéennes se projettent, au contraire, dans un futur valorisé et dans une destruction créatrice, au sens de Schumpeter. Le débat sur les deux conceptions, « autrichienne » ou « américaine », du capital renvoient elles aussi à deux systèmes de valorisation du temps. Le capital est-il un détour productif (Bohm Bawerk), la cristallisation d'un travail ou de coûts accumulés, ou le flux de revenus actualisés résultant de l'usage d'un stock (Fisher) ?
20 La question centrale des patrimoines communs de l'humanité et des débats à propos des biens publics mondiaux aurait pu être davantage développée et elle aurait permis de donner une plus grande dimension mondiale ou internationale à cet ouvrage.
21 Ces remarques ne sont que des incitations à poursuivre le travail. Cet ouvrage remarquable permet à la fois de fonder un concept intégrateur au grand pouvoir heuristique tout en permettant un dialogue entre disciplines à propos d'enjeux majeurs. Nous ne pouvons qu'inciter vivement les lecteurs à lire et relire cet ouvrage très novateur.
22 Philippe HUGON (Université de Paris X).
Robert Barbault et Bernard Chevassus-au-Louis (dir.), Anne Teyssèdre (coord.), Biodiversité et changements globaux. Enjeux de société et défis pour la recherche, Paris, ADPF-ministère des Affaires étrangères, 2004, 242 p.
23 Cet ouvrage a été édité à l'occasion de la conférence internationale « Biodiversité, science et gouvernance » qui s'est tenue à Paris en janvier 2005. Il vise à présenter l'état des connaissances des instituts de recherche français en matière de biodiversité et à lancer une réflexion stratégique « pour préserver la dynamique de la biodiversité et en permettre une utilisation durable ».
24 Écrits par des chercheurs de différentes disciplines, il se compose de huit chapitres, enrichis de nombreux encadrés faisant le point sur une question particulière. On trouve ainsi, dans le premier chapitre, la présentation du « concept de biodiversité » et l'analyse des avancées qu'il a permis de réaliser, au niveau tant biologique que politique. Le concept de biodiversité est ainsi révélateur d'un rapprochement des disciplines étudiant la diversité du vivant, c'est-à-dire un objet constitué par la diversité génétique, la diversité des espèces et la diversité écologique ainsi que par leurs interactions, du local au planétaire. La diversité du vivant n'est plus simplement un constat, mais aussi une dynamique dans laquelle l'homme agit comme « une force évolutive planétaire ». C'est un capital qu'il importe de gérer. Les impératifs et les modalités de conservation et d'usage durable de la biodiversité sont devenus des objets de conventions internationales.
25 Après cette ouverture sur les ruptures conceptuelles, l'ouvrage adopte un découpage classique dans la manière de présenter la biodiversité – mais est-il envisageable de faire autrement ? – : par espèce (chap. II : « Vers une sixième crise d'extinction »), par écosystème (chap. III : « Biodiversité marine et changements globaux »), par fonction (chap. IV : « Biodiversité, fonctionnement des écosystèmes et changements globaux »), par thème (chap. V : « Vers une écologie de la santé » ; chap. VI : « Développement durable et changements globaux » ; chap. VII : « Quelle politique de conservation ? »), avec, en guise de conclusion, la présentation d'un plan d'action reprenant les rapports des nombreux groupes de travail ayant participé à l'élaboration d'une « stratégie nationale de recherche sur la biodiversité pour le développement durable ». Les contributions, très documentées, ne présentent pas d'études de cas détaillées mais sont organisées en grandes questions de recherche et font bien la part des choses entre les acquis validés, les hypothèses et l'étendue de ce qu'il reste à connaître. Cet ensemble, où dominent les approches des sciences de la nature, ne prétend pas à l'exhaustivité. Le lecteur trouvera peu d'allusions à la diversité culturelle ou aux politiques publiques d'environnement, ou encore au troisième pilier « social » du développement durable. Il profitera cependant de nombreux éléments pour nourrir en partie le concept multiforme et extensif de biodiversité et disposera en cela d'un bon outil de travail, avec glossaire et références bibliographiques.
26 Treize années après la Convention sur la diversité biologique, le concept de biodiversité a, en effet, énormément gagné en complexité tout en restant en quête de définition opérationnelle. Beaucoup de travaux ont été réalisés et le savoir progresse sans que les menaces sur la biodiversité, largement identifiées, soient réellement maîtrisées. Que nous enseignent les recherches menées au nom de la biodiversité ou, plutôt, à quelles préoccupations font-elles écho ?
27 Tout d'abord, et c'est ce qu'indique le titre du livre, la biodiversité est désormais indissociable des changements globaux, que ce soit en relation avec les dynamiques démographiques, l'usage des sols ou les questions de santé, mais surtout, et cette soumission est relativement nouvelle, en relation avec la lutte contre l'effet de serre. La prise de conscience des bouleversements à venir, liés au changement climatique et au péril annoncé de crises énergétiques, a modifié l'approche de la biodiversité. Celle-ci est désormais étudiée comme indicateur et victime du changement climatique, mais également comme infrastructure naturelle pour lutter contre les modifications du climat. La biodiversité est alors passée du statut de patrimoine à préserver au rôle de potentiel évolutif qui permettrait de s'adapter durablement aux changements globaux. La question est de savoir si la rapidité des changements globaux permettra à la biodiversité de jouer ce rôle dans des projets d'ingénierie écologique, ce dont doutent Luc Abbadie et Éric Lateltin qui s'interrogent, de surcroît, sur le caractère éthique de l'ingénierie écologique.
28 Les recherches intègrent avec peu de recul – complaisance ou fatalisme ? – le mot d'ordre de « développement durable ». Si l'usage du terme de « biodiversité » était supposé replacer les sociétés humaines dans l'analyse des écosystèmes, avec l'expression « développement durable » on constate une tendance à asservir les objectifs de protection de l'environnement aux impératifs du développement. Si l'on ne peut nier que la conservation de la biodiversité dans les pays du Sud passera forcément par le développement, le couple conservation-développement demeure fortement conflictuel.
29 La plupart des articles se terminent par une exhortation à exploiter de manière durable les écosystèmes sous peine de catastrophe pour la biosphère. Les solutions proposées ne semblent pas à la hauteur de l'enjeu : continuer les études, impliquer les dirigeants, « réconcilier » le temps long des écosystèmes avec le temps de l'économie... L'article de Michel Trommetter et de Jacques Weber a le grand mérite de réintroduire le politique en posant clairement la question : le développement durable l'est-il encore pour longtemps ? Les auteurs rappellent que nous ne sommes pas tous égaux dans notre responsabilité dans les changements globaux, ni dans notre capacité à modifier la structure de notre développement. Actuellement dans le monde, deux conflits sur trois sont des conflits environnementaux. Le principe de précaution implique de décider vite et pour le long terme.
30 Décidément, il est très difficile pour les chercheurs d'articuler « science » et « gouvernance » et d'assumer le caractère hybride – à la fois naturel, scientifique et politique – de la biodiversité. Derrière les résultats de recherche et les déclarations de principe, cet ouvrage, tout comme la Conférence internationale qu'il a précédée, pose en filigrane une question dérangeante. Ne serions-nous pas allés jusqu'au bout des limites opérationnelles de ce concept de biodiversité, par trop compliqué pour le public, trop englobant et complexe pour guider l'action ?
31 Catherine AUBERTIN (Centre IRD d'Orléans).
Edgar Revéiz, El Desenlace Neoliberal : Tragedia o Renacimiento, Bogotá, DCCE-CID, 2004, 286 p.
32 Le livre d'Edgar Revéiz intitulé El Desenlace Neoliberal : Tragedia o Renacimiento (Le dénouement néolibéral : tragédie ou renaissance) traite de la globalisation et du néolibéralisme à l'échelle mondiale après les crises latino-américaines (argentine, vénézuélienne, colombienne) et asiatique, mais au-delà, dans la configuration de l'économie mondiale de l'après-11 septembre 2001.
33 En quatre chapitres, l'auteur met en perspective les changements et le bilan du néolibéralisme en mobilisant des approches néo-institutionnelle, d'économie politique internationale, et en mettant à profit la comparaison entre zones économiques pour en retirer les faits stylisés et les tendances de l'économie mondiale.
34 Dans le premier chapitre, la globalisation et la séquence logique des institutions internationales qui proposait de « libéraliser d'abord, réguler ensuite » mais aussi de « privatiser en premier lieu et d'assurer la concurrence dans un deuxième temps » dans le cadre du Consensus de Washington sont analysées en évaluant le bilan de ces politiques en Amérique latine, dans d'autres zones en développement mais également dans l'Union européenne et aux États-Unis d'Amérique. Le deuxième chapitre retrace la perte de contrôle des États-nations et les conséquences en termes d'insécurité et de violence, dont les guerres « préventives » des États-Unis et de leurs alliés en Irak et en Afghanistan sont les plus claires manifestations. Un intéressant parallèle est dressé entre l'hégémonie des États-Unis et celle de l'Europe sur le modèle des Empires grec et romain. Une des nouveautés des années 1990 réside dans l'existence d'une croissance faible et parfois volatile et d'un chômage élevé. Dans le troisième chapitre, le thème de la fragmentation sociale et de la pauvreté est traité sur la critique des recettes des institutions internationales qui proposaient, dans les années 1990, de « croître d'abord et d'ordonner ensuite ». À partir de ses travaux antérieurs sur la Colombie, Edgar Revéiz propose, dans le dernier chapitre, une vision plus générale de ce qu'il nomme société tripolaire cooptée, non cooptée et illégale. Par « société cooptée » (cooptada, en espagnol), l'auteur entend ceux qui contrôlent l'État et qui profitent de cette situation pour pratiquer l'évasion fiscale. La société non cooptée inclut la société civile, le secteur informel et les individus soumis au marché. Enfin, la société illégale regroupe les individus pour lesquels le recours à la violence est central comme dans le cas d'occupation de terres ou le trafic de drogue. La substitution de l'État-providence par un État centralisateur de la régulation des risques et des vulnérabilités ne réunit pas, selon l'auteur, les conditions nécessaires et suffisantes pour briser l'écart entre la théorie et l'instrumentalisation des politiques contre la pauvreté (p. 26).
35 Même si la vision de l'État de la Banque mondiale est critiquée, on peut se demander si la notion de capture de l'État (entendue par l'auteur comme capture par une élite parfois criminelle) ne rejoint pas, sur certains points, les arguments de cette institution quand elle criminalise l'État, fournissant ainsi un argument de plus à sa réforme et à la restriction au rôle de garant des contrats commerciaux. Le cas de la Colombie en termes de corruption, de criminalisation et de clientélisme n'est peut-être alors qu'un cas extrême plutôt que la règle générale. De plus, la place des politiques de lutte contre la pauvreté est-elle le garant d'un développement économique stable et équitable ?
36 Cet ouvrage en espagnol s'attache à présenter ces thèmes à un public non spécialiste et les remarques évoquées sommairement ci-dessus trouveront sans doute des éléments de réponse dans le prochain ouvrage annoncé par l'auteur dans la même collection.
37 Alexis SALUDJIAN
38 (CEPN-GREITD).
Décentralisation
P.-J. Laurent, A. Nyamba, F. Dasseto, B. Ouedraogo et P. Sebahara (sous la dir. de), Décentralisation et citoyenneté au Burkina-Faso : le cas de Ziniaré, Paris, L'Harmattan, 2004.
39 Ziniaré cumule plusieurs statuts administratifs qui en font un lieu de concentration de services publics : chef-lieu de la province d'Oubritenga, chef-lieu de département et chef-lieu de la région Plateau central depuis la loi de régionalisation de 2001. En 1995, à la faveur de la politique de décentralisation menée depuis 1993, la « petite ville émergente », ville de résidence de l'actuel président de la République, devient une commune urbaine administrée par un conseil municipal élu au suffrage universel.
40 L'ouvrage pose la question des formes de citoyenneté actuellement à l'œuvre, des pratiques et représentations qui lui sont associées, dans un contexte urbain original qui procède d'un « continuum campagne-ville ». Au-delà de l'intérêt strictement scientifique d'un tel questionnement sociologique, l'intention affichée par les auteurs consiste à fournir aux décideurs un ensemble de repères et de points de vue utiles à l'action. La matière des réflexions regroupées en trois parties provient de divers travaux de terrains réalisés à partir de 1998 par une équipe pluridisciplinaire.
41 La première partie précise les conditions historiques et institutionnelles d'émergence de Ziniaré en tant que « ville » ou « village qui s'urbanise » (p. 30). Ziniaré fait très tôt office de « zone tampon » vers le monde urbain de Ouagadougou, agglomérant progressivement différents groupes de population. Dans les premières années qui suivent l'indépendance, elle devient chef-lieu de cercle. Ziniaré est coutumière d'un « extérieur ». Elle puise dans la proximité entre autochtones, allochtones et allogènes une partie de sa dynamique. M.B. Ouedraogo estime à 3,5 % le taux de croissance naturelle renforcé par un solde migratoire positif. Aujourd'hui, Ziniaré compte près de 14 000 habitants et accueille certains ménages travaillant à Ouagadougou. Elle devient, sous certains aspects, la grande banlieue de la capitale (p. 98). Les politiques de décentralisation et de déconcentration, anciennes mais d'application restreinte, ont érigé Ziniaré en centre de décisions provincial et régional augmentant, au fur et à mesure des investissements collectifs, sa force d'attraction. Pourtant, les échecs répétés de la décentralisation ont accru la méfiance des acteurs sociaux vis-à-vis de l'État, favorisant des comportements et des pratiques de rejet, et compliquant, du même coup, le rôle attendu de la nouvelle autorité municipale. On regrettera, dans cette nécessaire mise en contexte, le peu d'attention accordée aux différentes séquences politiques qui ont marqué l'histoire du Burkina-Faso et, en particulier, la révolution et sa politique de la ville dont les effets sur les modes locaux de régulation et sur la restructuration des pouvoirs ont été analysés par d'autres auteurs.
42 La scène urbaine étant dressée, la deuxième partie met en lumière certains acteurs, opérateurs économiques et acteurs sociaux, en s'attachant à comprendre les transformations en cours. L'article de F. Dasseto propose une photographie statistique des activités de petits négoces et d'artisanat qui se développent pour répondre aux besoins nouveaux de la ville. Sur la base de récits de vie, M. Fontaine livre une lecture des stratégies socio-économiques poursuivies par des cadets sociaux (des jeunes et des femmes). Les trois contributions suivantes donnent la pleine mesure du rôle des activités agricoles pour la ville et procurent une idée du rythme et du métissage des changements socio-productifs. Boureima Ouedraogo défend alors le principe d'une approche mixte, mêlant modèle urbain et modèle rural, pour comprendre la « citadinité » africaine.
43 Les attentes des jeunes sont évoquées à partir d'une restitution des discours tenus par les membres d'une association récemment créée. L'émergence de nouvelles pratiques religieuses dans l'espace urbain fait l'objet d'analyses plus approfondies. T. Ouedraogo puis P.-J. Laurent traitent respectivement de la place des organisations musulmanes et de la vague pentecôtiste. Ils montrent ainsi que les mouvements religieux, en compétition, prennent de l'ampleur en se greffant sur de nouvelles pratiques économiques dans les centres urbains. Les communautés religieuses établissent (et s'établissent sur) de véritables réseaux sociaux. Elle se nourrissent de proximités proprement urbaines, des projets de développement et de coopération qu'elles mettent en œuvre. La jeunesse y trouve « l'occasion d'instituer d'autres rapports à l'entourage sans risquer de compromettre les anciennes relations de parenté », accédant ainsi à une forme de « modernité globalisée ». Les communautés religieuses répondent finalement à un déficit temporaire d'identité par des « bricolages inédits » qui apaisent l'insécurité des fidèles.
44 La dernière partie porte sur l'action collective et les autorités municipales. P. Sabahara interroge le rôle régulateur de l'institution municipale dans l'espace communal, plébiscité par les politiques de décentralisation et les programmes de développement local. Comme la plupart des communes burkinabé, Ziniaré dépend de financements extérieurs. Devant la profusion institutionnelle qui en découle, l'auteur conclut à l'incapacité du conseil municipal à jouer le rôle attendu par manque de ressources de toutes sortes. Les deux textes suivants questionnent la notion d'espace public, l'un s'appuyant sur des entretiens d'acteurs, l'autre par le biais d'une analyse fouillée de la gestion des déchets dans un quartier de Ziniaré. Sur ce dernier point, F. Wyngaerden fait le lien avec le maintien utile en ville d'une activité agricole saisonnière dans les espaces non lotis auxquels appartient la rue. L'espace public que représente a priori la rue est « privatisé » ou « personnalisé ». L'application stricte des normes et règlements d'une gestion collective moderne des déchets, promue par l'extérieur et présentée comme objectif à atteindre par la municipalité, se heurte au transfert en ville de pratiques et représentations villageoises. Dans les faits, la mairie compose et s'arrange en tolérant des cultures ne dépassant pas 1 m de haut. Dans ces conditions, « les projets de gestion des déchets ne prennent pas de significations collectives ».
45 Loin de toute conception théorique ou, plus exactement, normative, la citoyenneté est donc appréhendée à travers un ensemble de pratiques observables qui, à un moment de l'histoire d'une petite ville émergente, facilite la vie en commun et tente d'instituer la confiance réciproque entre les membres d'une cité. L'originalité réside dans cette approche positive et dans l'assemblage, au sein d'un même ouvrage, de textes de nature et d'approches différentes. Les analyses proposées par des chercheurs confirmés complètent les articles tirés de mémoires de licence et de maîtrise. Au final, en restituant une série de faits observés et de fragments de discours tels qu'ils se donnent à voir et à entendre aux apprentis-chercheurs, l'ouvrage offre un matériau dense sur l'actualité de l'urbanité et de la citoyenneté à Ziniaré. Le lecteur intéressé par cette plongée monographique pourra se munir au préalable de la grille analytique et problématique, particulièrement convaincante, de P.-J. Laurent. Construite de manière inductive, elle est proposée en fin de troisième partie. L'auteur indique ensuite un certain nombre de pistes pour de futurs travaux à même d'éclairer plus fortement les prises de décision.
46 Alain PIVETEAU
47 (IRD).
« La gouvernance au quotidien en Afrique : les services publics et collectifs et leurs usagers », Bulletin de l'APAD [1], n° 23-24, Marseille, juin-décem bre 2002.
48 Ce numéro de L'APAD reprend certaines communications présentées lors d'un colloque : « La gouvernance au quotidien en Afrique : les services publics et collectifs et leurs usagers », qui s'est déroulé à Leiden (Pays-Bas) du 22 au 25 mai 2002. Une synthèse des débats qui ont eu lieu au sein des ateliers est proposée en fin de revue (p. 167-197).
49 L'ensemble des communications retenues présentent l'intérêt de se démarquer de réflexions souvent abstraites sur la gouvernance et proposent d'analyser des modes de gouvernance concrets à travers les pratiques quotidiennes des acteurs. L'accent est mis sur la manière dont « les acteurs sociaux s'organisent pour fournir des services publics » (accès à l'eau au Sénégal, à la santé au Burkina, aux infrastructures sanitaires au Ghana), mais aussi sur l'aide humanitaire.
50 Ces restitutions de modes de « gouvernance » au quotidien sont en permanence mises en perspective avec une définition théorique de la gouvernance proposée, dès l'éditorial, par G. Blundo. De façon très explicite, celui-ci se démarque d'une approche normative de la gouvernance (retenue par de nombreuses institutions internationales) qui domine à l'heure actuelle. Cet auteur critique par ailleurs des approches qui restent confinées à la déconstruction des discours des institutions internationales. Il propose de conceptualiser la notion de gouvernance en retenant une méthodologie originale qui consiste à « explorer empiriquement les sens que peut revêtir la notion de gouvernance », et faire ainsi remonter certains invariants.
51 La plupart des articles s'inscrivent dans la lignée des travaux de Le Galès (1995), de Rhodes (1997) et de Stocker (1998), tout en privilégiant une perspective anthropologique, conformément à la démarche de L'APAD.
52 Nous avons identifié quatre types d'invariants qui participent à cette construction du concept de gouvernance.
53 Tout d'abord, la gouvernance souligne la complexification de l'action publique et les problèmes de coordination qui en résultent dans des environnements fragmentés et incertains. Est posée implicitement la question de la construction de l'État en Afrique, et la difficulté qui en découle de dessiner une frontière précise entre sphères privée et publique. L'analyse de la corruption proposée par M. Diouf s'inscrit dans ces questionnements. En rejetant une approche normative couramment retenue, la corruption expliquant les blocages à une « bonne gouvernance », l'auteur montre que la corruption correspondrait à un mode de gouvernance particulier. En effet, on constate une adaptation permanente des acteurs à « la double contrainte de la loi et de la coutume », de la légalité et de la légitimité, les acteurs composant en permanence avec cette ambiguïté afin de redistribuer, sous des modalités « originales », les ressources qu'ils captent, comme le montre G. Anders dans le cas du Malawi. Aborder ces problématiques à travers l'étude des services publics est pertinent dans la mesure où l'accès à certaines ressources et services publics passe par ces canaux informels, dans le sens de « en dehors des règles et des normes » fixées par les instances publiques. Une distinction plus précise entre informel et corruption aurait mérité quelques précisions.
54 L'un des objectifs de la décentralisation vise à contourner l'État central et lutter ainsi contre la corruption. Cependant, et ceci renvoie à un deuxième invariant, il en résulte une complexification des interactions entre acteurs, avec l'émergence de nouveaux acteurs et de nouveaux enjeux de pouvoir. Dans le prolongement des travaux de J.-P. Olivier de Sardan, de nombreux auteurs s'attachent à montrer, dans des contextes différents, l'émergence de nouveaux acteurs qualifiés de « courtiers de développement ». Par exemple, dans le cas de la décentralisation au Niger, E. Hahonou montre le rôle de « courtiers institutionnalisés » qu'ont pu jouer, à un moment donné, les chefferies coutumières. Il analyse finement les recompositions des pouvoirs locaux qui en ont découlé, ainsi que les conflits (par exemple, autour des ressources foncières) et leurs modes de résolution.
55 Plus globalement, la gouvernance pose, en des termes nouveaux, la problématique des liens entre État, marché et société civile (comités de gestion, associations, ONG, etc.), notamment dans le domaine des services publics. La question de la participation se présente alors comme un troisième invariant. Le cas de la gestion locale du service de l'eau à Kanel, au Sénégal, est tout à fait révélateur de cette évolution des relations entre acteurs dans un contexte de désengagement de l'État. A. Dia nous montre les limites du modèle communautaire de gestion de l'eau et la redéfinition de ses règles de fonctionnement et de sa légitimité, en perpétuelle mutation. Cependant, il est dommage qu'il n'explicite qu'en conclusion le passage d'une gestion communautaire à une privatisation de fait de la gestion de l'eau. On pourrait pousser le raisonnement plus loin et se demander si une hybridation entre logiques de redistribution, de marché et de réciprocité s'avère possible, ou si on ne tend pas vers la prédominance de logiques de marché dans des domaines qui en étaient exclus jusqu'alors. Ces mêmes conclusions semblent transparaître dans les études menées dans le domaine de la santé (Burkina), des infrastructures sanitaires (Ghana) ou dans l'accès aux services dans des sites de réfugiés (réfugiés mauritaniens au Sénégal).
56 Enfin, et il s'agit d'un quatrième invariant, la gouvernance permet d'aborder de façon renouvelée les imbrications entre les différents niveaux de décision, entre le local et le global. Certains auteurs (M. Fresia) évoquent l'idée de la construction et de la reconfiguration, sur le long terme, d'un espace public local. Cette idée d'un emboîtement des espaces signifie que des acteurs, situés localement, voient leur prise de décision influée par des logiques globales – nationales, régionales, voire internationales – qui dépassent le territoire qu'ils occupent, tout en participant à la structuration de ce territoire (gestion de l'eau à Kanel, liée à des logiques qui dépasse le village), voire à sa déstructuration (dans le cas des sites de réfugiés).
57 L'intérêt de ce numéro réside dans la démonstration selon laquelle le concept de gouvernance peut être pertinent pour aborder certaines réalités africaines, notamment dans un contexte marqué par une carence avérée de l'État et une implication croissante des acteurs privés dans des domaines qui, jusque-là, relevaient de la compétence de l'État (secteurs de l'eau, de l'assainissement, de la santé, de l'enseignement, de la sécurité, de l'énergie, de la justice ou des projets de développement, etc.). Cela suppose cependant de construire ce concept – et non de l'abandonner – en se démarquant d'approches normatives. Le secteur des services, marqué par une porosité croissante entre le public et le privé, est un terrain d'observation privilégié pour mettre en évidence la pluralité des modes de gouvernance.
58 La gouvernance nous amène donc à dépasser nos références habituelles et les oppositions souvent binaires entre tradition et modernité, public et privé, etc. Certains de ces points renvoient à des débats récurrents au sein de L'APAD.
59 Catherine Baron
60 (LEREPS/GRES, GRESOC, Université de Toulouse I et II)
Maghreb, Moyen-Orient
Blandine Destremau, Agnès Deboulet et François Ireton (sous la dir. de), Dynamiques de la pauvreté en Afrique du Nord et au Moyen-Orient, Paris, Karthala-Urbama, 2004.
61 Ce livre regroupe les principales contributions, retravaillées et actualisées, présentées à un colloque international sur la pauvreté qui s'est déroulé au Caire en mars 1998. Le colloque avait été un succès : organisation remarquable, qualité souvent exceptionnelle des. interventions. On attendait avec impatience la publication des actes. Elle a tardé, mais la (re)lecture des contributions est « savoureuse », comme si le temps leur avait donné une patine appréciable. Plutôt que de publier l'ensemble des études présentées, les organisateurs ont opté pour une sélection judicieuse autour de trois axes : 1 / discours et représentations de la pauvreté, construction d'une catégorie ; 2 / dynamiques d'appauvrissement et vécus de la pauvreté ; 3 / gestion de la pauvreté et modes d'assistance, chacun de ces axes étant précédé d'une introduction méthodologique, le tout introduit par trois articles des organisateurs (l'un collectif et les deux autres de Ireton et de Destremau). L'ensemble prend donc corps et il s'agit d'un véritable livre et non d'un regroupement simple de contributions diverses. D'où son intérêt.
62 Après avoir noté un déficit de la production théorique sur la pauvreté, les auteurs cherchent à distinguer la pauvreté « traditionnelle » de celles plus nouvelles, tout en insistant sur les combinaisons originales entre ces deux formes, fortement marquées par le « déficit » d'État : la baisse de ses revenus, les contraintes imposées par les institutions internationales dans la gestion des deniers publics et l'impulsion donnée « aux forces du marché » limitent fortement les aspects redistributeurs de l'État (subvention, emplois publics... et, au final, réduction des inégalités) et multiplient les insatisfactions des couches pauvres et appauvries, tout en minant sa légitimité. La pauvreté est dès lors comprise non seulement à partir d'indicateurs quantitatifs classiques, mais aussi et surtout dans ses aspects qualitatifs : on ne devient pauvre que lorsqu'on a l'impression ou le sentiment de ne plus pouvoir satisfaire à ses obligations vis-à-vis de ses proches, et, ce faisant, de rompre avec le système de valeurs qu'impose le « fond culturel », fond culturel lui-même en mouvement, déchiré par les attractions et répulsions provoquées par l'insertion de ses économies dans l'économie-monde. Comme le soulignent alors les auteurs : « ... les mécanismes sociaux et étatiques... ne fonctionnent plus. »
63 Une remarque, peut-être une critique : lorsqu'on travaille sur le qualitatif, le terrain devient vite mouvant si on ne fait pas l'effort préalable de forger des catégories, au sens philosophique du terme. À s'économiser cet effort et à se limiter à des observations produites d'enquêtes de terrain souvent extrêmement riches d'ailleurs (de ce point de vue, le livre est une « mine » pour le chercheur, qu'il soit ou non spécialiste de la zone), on peut glisser insensiblement dans l'analyse et « faire, avec du vrai, du faux ». Ainsi, lorsqu'il est écrit : « La pauvreté n'existe comme socialement construite... qu'au sein d'un système de rapports économiques, sociaux et politiques, et donc, dans ce dernier cas, qu'en relation avec les institutions étatiques », c'est exact, mais cela peut être aussi erroné et laisser la porte ouverte au naturalisme (le mythe du « bon sauvage ») ou encore à l'idée que la pauvreté ne serait qu'une invention des Occidentaux, faute de combiner cette approche qualitative avec une approche quantitative, même fruste et toujours quelque peu arbitraire. Ce point essentiel donne d'ailleurs lieu à un développement théorique dans le livre. Mais, plutôt que d'opposer – ce qui est après tout « facile » – l'approche dite « constructionniste », extrêmement riche (voir l'introduction à la première partie de F. Ireton), à celle qui analyse les « conditions objectives matérielles », plus classique et davantage à la mode dans les institutions internationales, n'aurait-il pas été mieux de chercher à montrer comment elles peuvent se nourrir l'une de l'autre ? On aurait ici aimé que les idées évoquées dans les pages 70-71 soient davantage développées et qu'un effort dans la construction des concepts soit privilégié..., ce qui aurait permis de mieux tracer le champ des nouveautés, de la « valeur ajoutée » d'études riches présentées dans cet ouvrage, comme celle de Harder sur les représentations de la pauvreté au Caire (p. 313 et s.), par exemple. C'est ce qui explique aussi, peut-être, cette impression de balancement entre les études quasi strictement qualitatives et celles plus « traditionnelles » – au sens quantitatif – comme celle sur la Medina de Fes de Tagemouti (p. 241 et s.), et la difficulté à combiner les deux approches.
64 Ce livre donne envie de réagir. On est loin des platitudes écrites par nombre de « faiseurs de contrats sur la pauvreté », ceux qui pensent « politiquement correct » et vivent de la pauvreté des autres. Ce livre interroge, dérange, donne envie de comprendre mieux une réalité de plus en plus insoutenable. C'est son grand mérite.
65 Pierre SALAMA
66 (Université de Paris XIII).
Asie
Kamta Prasad, Water Resources and Sustainable Development, New Delhi, Shipra Publ., 2003, 468 p.
67 Le Pr Kamta Prasad, président de l'Institute for Resource Management and Economic Development à New Delhi, réunit dans cet ouvrage les textes de plusieurs experts indiens et étrangers pour procéder à un vaste tour d'horizon des problèmes hydrauliques : grands et petits travaux d'irrigation, prévention des inondations, fourniture d'eau potable dans les villes et les villages, besoins en eau industrielle.
68 Si la majorité des études concernent l'Inde, des références sont faites à d'autres pays d'Asie, dont la Chine, le Pakistan, le Bangladesh, ainsi qu'à l'utilisation des rivières de l'Himalaya au Népal.
69 Les polémiques sur les grands barrages, virulentes en Inde, font l'objet de précieuses mises au point. Le reclassement des personnes déplacées a donné lieu à de multiples abus en Inde et dans bien d'autres pays, défauts en voie d'être corrigés bien tardivement.
70 Les auteurs indiens insistent à juste titre sur la gravité des problèmes hydrauliques : systèmes d'irrigation très mal entretenus comme les réseaux d'eau dans les villes, d'où d'énormes pertes, hausse de la demande mal assurée sous la pression démographique, malgré le ralentissement de la croissance. Toutes ces questions se retrouvent à des degrés variables dans d'autres pays du continent. Les échéances ont beau être claires, les milieux politiques ne sortent guère de leur semi-inertie. Les lendemains risquent de se révéler cruels si l'on continue à traiter ces questions dans le style business as usual. Une remarquable mise en garde.
71 Gilbert ÉTIENNE
72 (IUED, Genève).
Notes
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[1]
Notons les textes qui accompagnent le mouvement de réflexion sur la modernité à partir du milieu des années 1980 (« Le détour par l'anthropologie » ou encore « Réponses », 1986) et surtout le texte de conclusion (« Finale : doutes et paradoxes »), qui date de septembre-octobre 2002.
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[2]
Ces quatre parties portent sur le parcours intellectuel, les Afriques et les tiers-mondes, les anthropologiques actuelles et, enfin, la modernité et la surmodernité. Le terme d'« encart » est de Balandier lui-même et ces encarts ont droit à une table des matières spécifique. Ils font environ 10% de l'ensemble de l'ouvrage. Ils ont une typographie et une mise en page distinctes.
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[1]
Ce sont : Le détour : pouvoir et modernité (1985), Le désordre : éloge du mouvement (1988), Le dédale : pour en finir avec le XXe siècle (1994), enfin Le Grand Système (2001).
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[2]
Un encart évoque Abol Hassan Bani Sadr, un ancien étudiant iranien devenu le premier président de l'Iran de Khomeiny.
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[3]
Pour une perspective mondialiste qui s'inscrit dans la tradition du dynamisme de G. Balandier, on peut se reporter à R. Botte, « Économies trafiquantes et mondialisation : la voie africaine vers le “développement” ? », Politique africaine, n° 88, 2002, p. 131-150.
-
[1]
Il répond à un article de l'écrivain socialiste dans un texte intitulé « La panne ? », Le Monde, 25 août 1983, repris dans son ouvrage p. 345-347. Voir p. 346.
-
[2]
En 1954, il devient membre du cabinet du secrétaire d'État chargé de la recherche scientifique du gouvernement Mendès France et, en 1958, il est membre du cabinet du ministre de la France d'outre-mer (Cornut-Gentille) du premier gouvernement de De Gaulle. C'est surtout dans Conjugaisons qu'on trouvera ce type d'informations.
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[1]
Voir U. Beck, La société du risque. Sur la voie d'une autre modernité, ouvrage qui inaugure une autre lecture de l'individualisation moderne et qui remonte à 1986. La traduction française est de 2001.
-
[1]
Le texte proprement dit est suivi des réponses à cinq questions.
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[1]
Association euro-africaine pour l'anthropologie du changement et du développement.