Notes
-
[*]
Centre d'anthropologie, EHESS, Toulouse.
-
[1]
Nous ne prenons nullement à notre compte cette caricature de la situation au Pakistan, où la démocratie peine à s'imposer mais existe, et où des mouvements sociaux et socioreligieux existent aussi.
-
[1]
Lire Heuzé, 2000, 2003 ; Jaffrelot, 2003.
-
[2]
Heuzé, 2000, 2003 ; Brigant-Heuzé, 1993. La mosquée de Babur, construite en 1528 (J.-C.) par l'officier Mir Baqi avec des fragments d'édifices religieux hindous d'où la controverse – fut l'objet d'un premier conflit en 1855, puis des représentations divines furent introduites en 1949, l'édifice, désaffecté, étant ensuite scellé avant d'être ouvert au culte hindou sur l'ordre de Rajiv Gandhi (Premier ministre, Parti du Congrès) en 1986. L'affaire avait commencé trois ans plus tôt avec le « Voyage de la Mère Unie », une des premières manifestations d'agit-prop novatrices des nationalistes hindous, portés par le mouvement social, identitaire et politique de la « vague safran ». Nous ne parlerons pas de ces méthodes d'agitation très intéressantes dont la majorité fut pacifique (Heuzé, 1989, 1993, 2000, 2003). Les organisations nationalistes hindoues engagées dans le conflit sont le Rashtrya Sevayamsevak Sangh (RSS), organisation de cadres conservateurs néovédantistes organisés en secte politique (1925), le Bharatya Janata Party (1980), parti politique « de droite », lié au RSS, dirigeant actuellement le gouvernement central, la Vishva Hindu Parishad (1964), aile religieuse du RSS fondée sur des notables et des membres des diasporas, le Bajrang Dal et la Durga Vahini (1986-1987), ailes de jeunesse masculine et féminine de la VHP, plus plébéiennes, le Dharma Sansad (1984), association de sanyasin et de confréries « bhaktistes » liée à la VHP, d'autres organisations de masse liées au RSS, la Shiv Sena, organisation plébéienne basée au Maharashtra (1966), présente aussi près d'Ayodhya (district de Faizabad). de très nombreux comités locaux et organisations ad hoc. Du côté musulman, le Janata Dal (1989) et le Samajvadi Party (1990), partis de centre gauche dans lesquels les musulmans ont une certaine influence, le Bureau d'application de la Charia, le Jamiat-e-Islami (1940), la Conférence des Oulémas, la Ligue musulmane (1906), l'Islam Sevak Sangh (1989) et le Syndicat des étudiants islamiques indiens (SIMI), groupes radicaux, les deux Comités pour la Sauvegarde de la Mosquée de Babur (1986- 1987) et quelques personnalités. Les Chiites (10 % des musulmans) se sont distanciés du mouvement de sauvegarde du monument-symbole. Les communistes, guérillas d'extrême gauche comprises, sont la seule force à avoir soutenu clairement les musulmans ou le statu quo au sein du monde politique. Le Parti du Congrès (1947), les nombreuses entités régionalistes (sauf au Cachemire où les surenchères promusulmanes se sont multipliées), les courants libéraux et même les courants dalit (ex-intouchables) ont été d'une ambiguïté redoutable. Les chrétiens ont généralement soutenu le statu quo.
-
[1]
Évaluation personnelle. Un travail récapitulatif sur ces violences est en cours. État d'urgence : 1975-1977.
-
[2]
Nous nous sommes très souvent fait dire par des musulmans mais aussi par des hindous (complexés) que les minoritaires constituaient 25 %, un tiers, voire la moitié de la population.
-
[1]
Ramjanambhumi.
-
[2]
Le karsevak est un dévot qui offre son travail à la communauté dans le sikhisme. Le terme a été popularisé par le RSS et la VHP, la tentative de séduire les sikhs étant patente. Le karsevak nationaliste hindou au bandeau safran, qui a démoli la mosquée de Babur et changé le climat politique et social de l'Inde, est devenu un personnage emblématique du XXIe siècle.
-
[3]
Ce terme désigne des dominés aspirant au statut de dominants et des groupes nombreux, instruits mais relativement marginalisés du fait de leur distanciation de l'éducation formelle en anglais. Le concept mérite discussion. En Inde il est essentiel. Voir le travail de N. Jaoul.
-
[4]
Voir n. 1, p. 799.
-
[1]
L'hindouisme englobe une multitude de pratiques, de vécus et de relations. En l'occurrence il s'agit d'une variété brahmanique fortement inspirée par le culte de la shakti (puissance, énergie féminine divine), soutenue en masse par les boutiquiers bigots, plébiscitée par les sanyasin (renonçants) les plus frustes et convertie partiellement au néolibéralisme.
-
[2]
Vahini veut en revanche répondre à moudhjahid (combattant du djihad).
-
[3]
Le symbolisme des couleurs est très important et fourni en Inde. Le rouge c'est le sacrifice, la cuisson, le mariage, ainsi que siv et hanuman (qui ouvre son poitrail, montrant le cœur).
-
[4]
Religion de dévotion, effusion personnalisée et intime.
-
[1]
Le mariage hors des groupes religieux et des jatis n'a jamais été aussi rare. À la fin du XIXe siècle, les pratiques polygames hindoues, les mariages en série, la mobilité des populations et l'absence de modèle accepté par tous multipliaient les occasions d'unions intergroupes.
-
[2]
L'école de formation d'ulema de Déoband. près de Delhi, fondée en 1862 (J.-C.) est l'une des plus importantes du monde. Elle est très conservatrice en matière de mœurs, souple en matière d'adaptation au monde. Des éléments de ce courant ont formé les Taliban.
-
[3]
L'hindouisme ne pratiquait pas les conversions ou reconversions jusqu'au début du XXe siècle (J.- C.). Aujourd'hui il existe diverses procédures appuyées sur le refus, au moins théorique, de l'intouchabilité. L'islam et le christianisme ont été et demeurent prosélytes, malgré des tentatives légales pour freiner leurs « achats d'âmes », comme disent les militants de la VHP.
-
[1]
Veuve s'autosacrifiant sur le bûcher funéraire de son mari ou d'une autre manière. L'autosacrifice féminin ouvrait aux femmes une voie égale à celle de l'ascèse pour les hommes, la plus haute. Malgré sa dureté ritualisée, le geste volontaire de la sati est le contraire du viol, processus de souillure et d'abaissement.
-
[1]
Observé pour le Ramnavmi à Raipur en 1991.
-
[2]
L'Inde britannique, dirigée par un vice-roi depuis 1858, n'était pas un ensemble unifié. À côté de vastes unités disjointes de gouvernement direct (presidencies), il existait 567 États-croupions ou sujets de taille très inégale, formant deux cinquièmes du territoire. Certaines régions étaient sous gouvernement militaire ou administration spéciale. Il n'empêche que cet agrégat disparate a rapidement fusionné en 1947-1948 dans le cadre des deux nouveaux États et que la conscience de constituer un ensemble socioculturel et géographique entre Sri Lanka et les Himalayas est toujours restée notable sous des expressions très variables.
-
[1]
Des milliers de temples, dont de très grands sanctuaires, ont été pillés ou détruits par des pillards et des souverains musulmans. Ensuite, il y eut de nombreux conflits de territoire. Les Britanniques ont figé les choses. Lors de la Partition, des milliers d'édifices cultuels ont été endommagés, désacralisés ou détruits en Inde et au Pakistan. Les disputes pour des terrains de prières et des cimetières sont omniprésentes. Puis il y eut Ayodhya le 6 décembre 1992 vers 11h45.
-
[2]
C'est une pratique du brigandage rural qui impressionne beaucoup les imaginaires.
-
[3]
Il y a une centaine d'années, sur vingt ans, la peste fit 20 millions de victimes dans l'Ouest du pays. En ville, les Britanniques internèrent les personnes infectées et elles furent plus ou moins soignées. La rumeur disait alors que les Saheb aspiraient la substance vitale des jeunes gens avec leurs seringues. Il y eut des émeutes.
-
[1]
L'idée de souillure n'est pas exprimée de la même façon chez les musulmans mais elle y compte autant que chez les hindous. Voir Mary Douglas (1981).
-
[2]
« Vive le dieu Ram » et « Dieu est le plus grand ». Les nationalistes hindous semblent avoir emprunté, dans ce cas, aux musulmans.
-
[3]
Fête chiite commémorant la mort de Hossain (53 Hégire), tué à Kerbela en Mésopotamie par des troupes du calife ommeyade Yazid. Cette passion chiite est fêtée en Inde aussi par les sunnites. Modèle du martyr.
-
[1]
Le mariage kstrya, simplifié et infléchi selon de nombreux modes, est devenu un modèle dominant qui diffuse dans toute la société y compris, pour certains éléments du rituel, chez les musulmans.
-
[2]
Mumbai, 1993.
-
[1]
Cette question se pose mais ne peut trouver réponse ici. Retenir seulement que les amalgames les plus sauvages et moralisateurs et le genre reductio ad hitlerum ont été pratiqués sans retenue, sans grand effet sur l'opinion.
-
[1]
Il existe dans l'hindouisme une longue tradition du sacrifice de soi. fortement représentée parmi les rangs inférieurs.
-
[2]
P. Sen Amiya (1993), Hindu Revivalism in Bengal, Delhi, Oxford University Press.
-
[1]
Pas de classe moyenne en Inde, cf. Heuzé, 1999.
-
[1]
Notamment auprès des hommes d'État, diplomates et entrepreneurs dont la culture rudimentaire et la pensée magique de bas étage étonnent. Certains viennent de l'ambassade de France...
-
[2]
Des conflits internes au monde musulman prennent place régulièrement car les fêtes (ibid.) et le ramadan sont annoncés par la nouvelle lune. La taille de l'Inde (3 000 km de large) explique des différences d'interprétation mais celles-ci incarnent aussi un conflit larvé entre les lettrés et le « peuple ».
-
[1]
Aucun temps humain, sans parler des ères, n'est scientifique ou pourvu de vocation à être universel. C'est la force qui a décidé. La force répond. Les théories de la relativité ont montré combien les conceptions d'un temps linéaire étaient sans rapport avec ce que découvrent les physiciens. Quant au Christ, il est moins substantifié que Vikramadatya ou l'Hégire.
-
[2]
Le RSS a tenté de dater ses textes et journaux en usant de l'ère de Vikram, mais ce qui a très bien réussi en Israël (où les quotidiens portent le temps biblique de l'ère juive sans être accusés de fondamentalisme passéiste) n'est pas admis dans un univers dominé où les élites subalternes du type RSS sont sommés de montrer leur modernité en s'anglicisant. La Shiv Sena, qui a intériorisé les catégories modernistes, date seulement en temps JC...
-
[3]
Kaliyug, le quatrième âge des temps après l'âge d'or, celui de l'argent, celui du cuivre. Un yug dure deux millions quatre cent mille ans (il y a des différences d'écoles) et se conclut sur un trouble général marqué par l'intervention d'un avatar (dieu incarné). Nous sommes en 5104 de l'âge de Kali.
-
[1]
Ces catégories de la pensée hindoue concernent la compréhension de l'être dans sa relation à la société et à l'ordre sociocosmique (dharma). Ces trois éléments seraient présents en chacun. Le sat est la force de vérité, le rajas la vigueur et le courage, le tamas le désordre dangereux et indispensable. Cette philosophie non dualiste et riche est connue des nationalistes hindous et de nombre d'Indiens. Durant le mouvement d'Ayodhya, elle a été invoquée pour mieux nier ce qu'elle contient d'exigence envers soi-même, chaque catégorie pouvant se travailler grâce à des exercices appropriés dont la démolition de mosquées et les pogromes ne font pas partie.
-
[1]
Une conversion de masse d'ex-intouchables à l'islam dans le Sud fut le déclencheur de la « vague safran » en 1981.
-
[2]
Depuis les premiers recensements généraux de la population (1872), les hindous sont convaincus d'être éparpillés, ce qui est sans doute juste, et confrontés à la démographie agressive des musulmans, ce qui n'est pas totalement faux (le Québec où la petite minorité française a pratiqué la surnatalité durant deux siècles sous la direction des prêtres catholiques vaut peut-être d'être comparé), mais la polémique est dramatisée par des manipulations aberrantes de chiffres et des accusations de complots.
-
[3]
Voir Arthasastra de Kautilya (bibliographie). L'artha englobe le politique et l'économique dans les perceptions hindoues anciennes.
1 En matière de violence il est judicieux de mesurer ses limites. L'Asie du Sud exhibe, pour les observateurs européens, une image brouillée. Le Pakistan, qui ressort aux mêmes racines culturelles et historiques que les autres nations de la région, pose peu de problèmes. En tant qu'État musulman (à 98 %) il apparaît normal qu'il soit le pays des mille violences, que la dictature y soit le mode de gestion de l'État, que ses dirigeants soient pendus, que les services secrets soient plus puissants que le gouvernement, que des groupes armés se battent dans les rues de Karachi [1]. Il est envisageable de lui vendre des armes et d'entreprendre une coopération durable. Le stéréotype européen actuel en matière de musulmans et de violence pose un cadre. Le pays semble y correspondre. Tout va bien.
2 À propos de l'Union indienne, qu'un imaginaire aussi tenace que déplacé ramène sans cesse aux mânes de M.K. Gandhi, les choses se présentent de façon étrange. Aucun grand média ne suit l'actualité foisonnante du pays et ses mouvements marqués par des violences. Cela ne paierait pas. Les buveurs d'image attendent autre chose. Les commentateurs se raccrochent à des clichés associant la non-violence et la pauvreté quand ils n'assistent pas avec émerveillement à la naissance d'une nouvelle classe moyenne consommatrice, événement imperméable à toute violence puisqu'il s'agit d'un Mystère de la religion du développement. Pour le reste le pays est mystique, exotique, paysan et quelque peu « arriéré ». C'est de ce dernier trait que proviendraient les excès.
3 La violence rapporte à des conceptions de l'humain et de ses frontières, toute violence n'étant pas déshumanisation. Elle introduit à des modèles sociaux ou à leur mise en cause, à des types d'organisation, des perceptions du sacré et de simples habitudes. Les formes de la violence ne sont pas anodines, le niveau de violence assumé ou subi dépendant de cette forme. Aucun absolu ne vaut. La violence est parfois langage qui s'impose quand il est devenu impossible de parler. Elle peut accompagner ou infléchir des négociations. Elle annule la plupart des jeux mais peut constituer le jeu ultime. Elle demeure le plus vieux ressort de la domination. Elle s'infléchit, dans certains cas, en relation à des perceptions profondes. Elle met en scène des pratiques symboliques qui fabriquent du social. Elle est création historique et matrice d'histoire et de son appréhension. Comment replacer la violence d'un lieu et d'un moment dans le contexte, la caractériser dans ce qu'elle a de particulier, éviter les facilités du moralisme et du cynisme ?
4 Nous tenterons de montrer, en prenant comme exemple la longue bataille symbolique et politique menée autour de la ville d'Ayodhya, quelles sont les modalités actuelles d'une forme de violence extrême qui hante une société.
AYODHYA ET LE PARADIGME CONTEMPORAIN DE LA VIOLENCE : VÉCUS, SENS ET INFLEXIONS DE LA BRUTALITÉ D'UN MONDE
5 La longue campagne menée par les nationalistes hindous, entre 1983 et aujourd'hui, autour de l'exigence d'un temple dédié au dieu Ram en place d'une mosquée désaffectée à Ayodhya (Plaine gangétique), a combiné de nombreuses sortes de violences [1]. Certaines ont marqué la persistance de conceptions anciennes alors que d'autres indiquaient leur déshérence, la rémanence ou la transformation d'acquis de la période moghole (XVIe-XVIIe siècles), une décolonisation inachevable ou la capacité des entités et mouvements communautaires à créer de nouveaux cadres. Une société se révèle à travers ses mouvements et ses blocages, dont la violence est un élément catalyseur ou révélateur. Cet ensemble compliqué, central et d'une rare brutalité montre bien ce qu'il en est [2].
Des accès sans cohérence ? Sur une violence emblématique
6 La violence déployée dans l'Union indienne depuis la fin des années 1970 paraît dépourvue d'unité structurale. Un principe de compréhension serait la référence à l'histoire si l'on veut admettre que le vécu des Indiens intègre, comme toute histoire collectivement assumée et personnellement vécue, des parts de construction délibérée, de mythes, de symbolismes, d'imaginaire, de peurs transformées en arguments scientifiques, de traditions, d'éléments de l'identité (la frontière) et de l'identification (l'intégration à des ensembles). Il est aussi possible que la violence soit une assuétude, une forme de drogue pour les sociétés qui en sont régulièrement submergées.
7 Les violences entre hindous et musulmans auraient fait 35 000 tués et dix fois autant de blessés depuis l'état d'urgence [1], ce qui n'est pas énorme : un an d'accidents de la route. En matière sociale, au niveau des représentations, un mort ne vaut pas un mort. Le conflit dont nous allons parler fait autrement sens que les accidents. Les évènements ne sont pas du registre normal même s'ils sont devenus familiers jusqu'à l'écœurement. Ce sont des concentrés de violence, chevillés aux ressorts de l'imaginaire et de ce qui reste de matrices culturelles. Les guérillas sont dures mais ce sont des guerres. À quelques kilomètres, c'est la paix. Dans le conflit hindou-musulman, meurtres et incendies réels s'accompagnent d'une ambiance qui marque le pays entier, de remugles ravageurs du passé, de clichés particuliers, uniques, d'une dureté extrême. Ces données sont pourvues d'une capacité peu ordinaire à marquer les imaginaires et à en faire des leviers pour l'action.
8 Les musulmans et les hindous ne sont pas des entités irréductibles mais les conditions de leur conflit en Inde le sont. La condamnation généralisante du communautarisme religieux comme témoin global contemporain de la régression des sociétés humaines bute sur l'exception de la Partition (1946-1952) et la combinaison infernale de haine religieuse communautaire et de nationalisme, orchestrée ou latente, contre le Pakistan en Inde et contre l'Inde au Pakistan. La taille des communautés en présence tient une place bien que les notions de seuils de tolérance paraissent tout sauf généralisables et suffisantes. Le malaise identitaire particulier aux hindous postcolonisés, ressentant leur fragmentation politique et sociale de manière de plus en plus forte, rencontre le sentiment de victimes de musulmans qui ne sont pas certains de la dimension de leur groupe [2] ou de leur sécurité pour des raisons qui dépassent de très loin le poids des conditions objectives. Sans références aux inconscients le phénomène reste hors de portée.
9 La médiatisation du cadre de l'affrontement, les nouvelles symbolisations emblématiques constituent des éléments significatifs de l'ère actuelle des conflits. Notre hypothèse est qu'il n'existe pas de rupture dans les pratiques et les doctrines liées aux tensions contemporaines mais une mutation assez lente intégrant des éléments hétéroclites. Les nouveautés techniques sont intégrées à un champ d'imaginaires et de pratiques qui évolue à son rythme et les englobe. Les émeutes entre hindous et musulmans sont pratiquées depuis deux siècles dans le sous-continent quand des éléments centraux de leur genre se répandent dans le monde. Auraient-elles constitué une avant-garde de l'évolution ? Le terme « avant-garde » peut choquer. Il ne correspond à aucune intention polémique. En faisant entrer de plain-pied une gigantesque région du monde dans l'univers du libre-échange et de l'exaltation de l'individu, en y pratiquant toutes sortes d'expérimentations, en le réduisant à un élément médiocre de leurs classements de « modernité » et de « civilisation », les fondateurs marchands de l'Empire des Indes ont propulsé l'Inde et sa fabrique de violences en tête d'un mouvement historique devenu aujourd'hui la norme.
Catégories anciennes dans la violence d'aujourd'hui
10 Ayodhya est une rupture et une reprise. L'« ayodhyation » des relations hindo-musulmanes dure depuis vingt ans, une génération. Cette évolution a vu se confronter des mouvements d'une rare diversité autour d'une problématique séculaire : l'interrogation des hindous sur eux-mêmes, la peur, accompagnée de sursauts d'assurance agressive, d'une forte majorité face à une minorité musulmane sous-éduquée, pauvre et de bas statut. La violence s'est exprimée suivant un paradigme très ouvert. Si l'on place de côté l'emploi d'armes lourdes par une armée régulière ou des insurgés ou des techniques discrètes du type isolement sensoriel, le spectre des maux que les humains peuvent s'infliger est quasi complet mais les modalités restent particulières. La violence intercommunautaire tient une partie de son aspect spectaculaire de la volonté de nombreux acteurs, amateurs ou professionnels, de marquer les esprits en pratiquant la propagande par le fait. Cette tendance a été exaspérée.
11 Le sankalp (vœu, serment de nature religieuse) était demeuré dans le vocabulaire hindou et dans les pratiques rituelles du renoncement religieux, rupture individuelle avec le monde. Avec Ayodhya, il est arrivé au centre de la scène dans un contexte de foules. Des assemblées enthousiastes, des chefs inconnus ont communié dans l'expression de vœux destinés à concrétiser le but : la démolition. Le caractère solennel, ritualisé de manière complexe, de l'expression, conçue pour des événements intimes, a explosé dans le cadre de cérémonies aux aspects chaotiques, aux participants de tous statuts et obédiences, unis par des engagements tels que : « nous libérerons la nation hindoue », « nous libérerons la Terre de naissance de Ram » [1], « nous construirons le temple » ou « nous nous sacrifierons pour notre juste cause » et « notre vœu est de servir » (devenir des karsevaks [2]). Les nombreux « serments », réunissant des millions de personnes, ont favorisé les conditions et posé le cadre d'une fureur immense. Le but était de favoriser un engagement allant jusqu'aux actes les plus durs, au service d'une cause d'« hindouisation » (hamara sankalp hindutva hai : notre vœu c'est l'« hindouité »).
12 Certes des manipulateurs et des élites subalternes [3] ont promu ces cérémonies. Elles n'auraient pas eu lieu si elles n'avaient pas correspondu à une attente massive, quoique confuse, rejoignant de vieilles catégories du mythe, de l'imaginaire et de la pensée. Au bout d'un temps, se préparer au sacrifice, issue normale du sankalp, est devenu un leitmotiv. Les prises de serments ont fonctionné comme des catalyseurs et des exorcismes, la seconde dimension niant la première et entraînant l'extrémisation d'une minorité. Les hindous mobilisés autour d'Ayodhya, jeunes gens urbains de la petite bourgeoisie formant l'axe central, étaient moins sûrs que leurs pères d'avoir des idéaux, une conscience et une légitimité hindoues. Beaucoup, complexés vis-à-vis des États-Unis et du monde entier, au chômage, vivant mal et sans argent pour se marier, n'étaient certains de rien. Il fallait quelque chose d'extrême pour les renforcer dans leur sentiment d'être quelqu'un.
13 Les violences, l'ensemble du processus d'Ayodhya visent à poser des actes irrémédiables, comme le serment des anciens hindous. Si les références à l'Histoire, au sens hégélien, seront nombreuses, parfois marquantes et parfois fantaisistes, il manque ce que ces derniers appelaient sat, la « force de vérité ». C'est elle qui fonde un sankalp qui ne constitue autrement qu'un témoignage d'entêtement ou un facteur de désordre. Le sat était un concept complet, comme beaucoup d'éléments de la pensée hindoue [4]. Il était considéré comme l'expression d'une adéquation de la démarche de l'individu et de l'ordre du monde, la manifestation d'une inspiration divine et le produit d'une force intérieure acquise au cours d'années de dévotion, de discipline et de pensée. Il exprimait aussi l'harmonie avec la société des hommes et les éléments.
14 Le sacrifice a été beaucoup invoqué. Les pèlerins tombés sous les balles de la police, les jeunes gens qui offraient des bols de leur sang à la cause devant les journalistes en mal de scoop, les militants écrasés sous les décombres de la mosquée le 6 décembre 1992 (ère chrétienne, puisque d'autres ères sont d'usage courant en Inde), les pertes des commerçants, paysans et artisans, les cérémonies de cuisson des briques consacrées, les marches épuisantes de manifestants dans la poussière et la chaleur et les innombrables cérémonies de temple et de rue ont été regroupés sous la catégorie de sacrifice. En ce qui concerne des gestes typiquement hindous, puisqu'il s'agissait de lutter pour la cohésion et l'affirmation de l'hindouisme [1] qualifié de « religion en danger », le mélange des genres et le déplacement des cadres est important. Les autosacrifices de jeunes gens se rapportent aux catégories du dharna (jeûne de protestation ou sacrificiel) et de l'autosacrifice des bardes. Les jeunes s'étant mortifiés ou étant tombés sous les balles policières sont devenus shahid, mot arabe musulman. Le terme avait été popularisé par les nationalistes parce qu'il n'existait pas de mot sanskrit pour désigner l'acte de mettre sa vie en cause pour des raisons politiques ou nationales [2].
15 Le karsevak (voir note supra) versait son sang, fluide rouge, donc parfait, symbole de toute humanité et de complétude [3] en empruntant aux sikhs, donc quelque peu aux musulmans, aux soufis et aux propagandistes de la bhakti [4] ainsi qu'à Gandhi, syncrétiste de trois religions, aux martyrs de l'indépendance et... au sacrifice rituel de la vache par les musulmans. L'acte de sacrifier a en effet été nommé qorbani, mot ancien pour désigner cette provocation, acte d'abaissement de l'Autre (commis par des musulmans à l'encontre des hindous), à l'origine de bien des frustrations et des haines du présent. Les actes sacrés ou valorisés des deux religions, non contents d'être mêlés sur le plan du vocabulaire et bousculés dans leurs cadres théoriques, se sont vus dévalorisés et souillés, ce qui a augmenté le malaise général. Ces spirales sémantiques, symboliques et factuelles, sont caractéristiques de l'affrontement.
LA DÉSOCIALISATION DE LA DOULEUR
16 L'émeute, illustrée par la longue durée qui relie la grande vague d'émeutes des hindous contre le qorbani (sacrifice de la vache par les musulmans, 1890-1905) aux épisodes tumultueux d'Ayodhya, est intensément marquée par une atmosphère chargée de symboliques sexuelles, d'invocation et d'utilisation du sang et du feu et des actes de cruauté répétitifs à charge symbolique durable. Les actes commis dans des périodes lointaines sont actualisés, le temps semblant entrer en une sorte de stase, et les participants en transe, les crimes perpétrés il y a mille ans au Gujarat côtoyant de manière plus que réelle, surréelle, les horreurs d'hier dans la rue proche.
Viol, violence
17 Les viols sont toujours présents, les faits réels, les rumeurs, les paniques exorcisées faisant peu de différences. Le viol soude les ensembles communautaires agressés autour de l'image des mâles protecteurs et souvent, dans ce cas précis, de ses voyous ou des militants entraînés au combat, seuls capables de résistance et d'agressivité puisque l'on se méfie de la police. Avec ses conséquences terribles pour les violées et sa capacité à durcir les limites des « communautés imaginées », il sert de rempart contre le mariage d'amour et la rupture de l'endogamie communautaire [1]. Le viol est d'abord un fantasme, l'unique fantasme de liberté sexuelle prégnant, comme si cette dernière ne pouvait s'épanouir qu'au travers d'actes odieux et extrêmes. L'ambiance puritaine distillée par les mollahs deobandi [2], les réformistes modernistes hindous, les prêcheurs nationalistes hindous [3] (élites subalternes et couches de moyenne aisance) et les missionnaires chrétiens ou de modernité, membres des classes supérieures, est pour beaucoup dans l'atmosphère démente qui entoure ces sujets. Aucun espace n'existe pour simplement parler « de fesses », première préoccupation des 15-30 ans. Le sujet du viol, acte tenu pour abhorré par tous, introduit donc sur la scène un élément de masala (épice) comme cela se dit pour le cinéma excitant et, ce n'est pas rare, une connivence masculine appréciée, les relations avec la « moitié du ciel » étant difficiles. La violence ne saurait se comprendre sans faire référence aux tensions sexuelles croissantes de la jeunesse masculine, placée face à un flot d'images croustillantes venues des réseaux de télévision et du cinéma commercial, ne lisant plus, mal instruite et mal employée, n'ayant aucune possibilité hétérosexuelle de rapports hors mariage, confrontée à des exigences intenables d'emploi et de logement pour trouver femme. La tension latente, qui concerne aussi, pour les femmes, le désir sexuel, s'investit dans la recherche d'actes héroïques, de réussite à tout prix et de comportements anomiques.
18 Dans un univers de prédominance masculine sévère, chez les hindous et les musulmans, où la famille communautaire (de modèle endogame chez les musulmans, exogame chez les hindous) est un idéal rarement réalisé et de plus en plus malmené, la violence contre le ventre des femmes ramène ces dernières à une identité procréatrice et à leur besoin de protection. La problématique de la sati [1], de l'élévation des femmes par le sacrifice, est abolie. Après le ventre, l'agresseur vise les seins, second niveau des facultés procréatrices. La poitrine est aussi, dans les perceptions de nombreux participants, une source de la puissance, l'équivalent du pénis masculin. Les femmes sont reconstruites en tant que terreau fertile et souffrant, en même temps que détruites en tant qu'êtres humains. Elles sont un corps, rien d'autre. Il ne saurait être question pour elles d'élévation ou de renoncement. Nous verrons qu'il en est de même, à un autre niveau, pour les hommes, le conflit signifiant la fin des conceptions de renoncement (sanyas), d'élévation et de contrôle de soi. Des perceptions hindoues fondamentales, fréquemment invoquées, s'autodétruiront au long du conflit d'Ayodhya. La continuité des lignées, obsession hindoue autant que musulmane, sera interrompue. Les récits de délire et de fuite face aux hordes musulmanes n'oublient pas les femmes enceintes éventrées dont l'enfant est jeté dans le feu. Ces thèmes mettant en scène des éléments primitifs de la psyché en société de prédominance masculine ont une diffusion internationale.
19 Les attaques musulmanes contre les vaches, symbole hindou de fécondité et de tendresse maternelle, ont correspondu jusqu'au XXe siècle à des affirmations d'un statut affirmé par la force. « Un musulman vaut dix hindous » entend-on couramment dans les quartiers musulmans échauffés. Elles mettaient aussi en scène, outre la différence symbolique, l'objectif de stériliser l'autre groupe. L'abattage des vaches se pratique dans deux États pour les musulmans et les chrétiens. Des hindous, marchands bigots, participent aux trafics juteux liés à cette activité. La presse l'a révélé plusieurs fois durant la période d'Ayodhya. Le sentiment de tuer la mère, qui correspond à un fantasme hindou fondamental indicible (Kakar, 1985), est venu malmener les représentations de soi. Le sentiment effrayant de corruption interne, qu'un « bon ennemi » pourrait servir à conjurer, est indissociable de la « vague safran ». Les stérilisations forcées de l'état d'urgence ont eu de leur côté un effet épouvantable (10 millions de cas entre 1975 et 1977). Elles ont été imposées par les dominants, assistés de voyous, contre les pauvres en général, mais les musulmans s'en souviennent tout particulièrement. Les polémiques hindoues autour du nombre, des pourcentages, des migrations de musulmans sont la version lettrée de ce désir de stériliser et d'anéantir l'autre, en visant « ses femmes » et leur ventre fécond pour ne pas être étouffé sous la marée de leurs « gosses barbares ». « Nos femmes », « leurs femmes » (sœurs, filles, mères) sont des expressions plus que courantes. Le pourcentage de musulmans augmente régulièrement (de 9 à 11,6 % en trente ans), ce que l'absence d'état civil (migrants) et les homélies des imams (refus de contraception) tendent à faciliter, la pauvreté et la peur des « tontons coupe-coupe » d'un État castrateur expliquant le reste.
20 Les émeutiers s'attaquent aussi aux pénis. Durant la Partition, il en a été suspendu des guirlandes à l'entrée de villages (hindous et musulmans) au Penjab. Dans l'imaginaire hindou perturbé, le pénis circoncis des musulmans occupe une place de choix. L'homme de l'autre groupe est décrit comme « tranché », « souillé par le sang », rapporté à une « femme ayant des règles », ce qui est une injure, sous bien d'autres latitudes. Le mot circoncis (landiha) est d'usage courant dans les conflits à l'ouest du pays. « Bite tranchée » est aussi utilisé. Dans de nombreux conflits, des musulmans ou des hommes non typés sont déshabillés par des groupes d'hindous porteurs de bidons de pétrole. La présence d'une circoncision équivaut à une condamnation à mort. La non-circoncision est aussi dangereuse dans les quartiers musulmans...
21 Comme les échauffourées dans les stades ou la guerre, les émeutes séduisent de nombreux hommes. C'est un sale jeu mais c'est un jeu viril. La dimension ludique de l'événement, mieux perceptible pour les jeunes costauds organisés et armés, doit être soulignée. On écluse la rage. Fête sauvage mais à peine plus que les grandes puja hindoues (fêtes) comme dassara ou ramnavmi qui sont devenues des répétitions d'affrontements et des systèmes de tension organisés. Tout au long du mouvement d'Ayodhya, les fêtes religieuses hindoues et musulmanes ont rythmé la mobilisation. Depuis 1980, beaucoup sortent des armes : tridents (symbole de ?iv), couperets et parfois revolvers [1].
22 Pour en revenir à la substantification d'ensembles communautaires au travers de la violence sexuelle, il existe une dimension classificatoire du viol. Tout membre de la communauté violeuse est violeur. Tout membre du groupe agressé est violé. Un « enculé » dit le gali, l'argot ordurier où ce mot est omniprésent. Rappelons-le : chaque homme de même âge est un frère, chaque type plus âgé un oncle, chaque vieil homme un père dans nombre de discours populaires. La proximité visuelle et le vécu partagé construisent ces ensembles. La conscience de constituer un collectif immense, musulman ou hindou, est ordinairement une théorie ou un fantasme. Le viol, ou son ombre, substantifie la puissance collective de l'ensemble des violeurs. Il concrétise théorie et fantasme.
23 Pour les hindous le viol est aussi démembrement. L'imaginaire typique des nationalistes, débordant à ce propos dans bien d'autres milieux, n'accepte pas la division de l'Empire [2], incarnation ambiguë de la terre du dharma. L'expression « vivisection de la mère patrie », désignant la Partition et le mode violent sur lequel elle a pris place, est un des thèmes les plus efficaces du nationalisme hindou agressif. Lors des polémiques sur Ayodhya elle fut reprise des millions de fois : il s'agissait de réparer. Le viol de femmes hindoues rapporte, dans l'imaginaire des militants et des masses, cette fois associés, à la déchirure de la terre, à une espèce de massacre symbolique avec sujétion et souillure de la mère. Dans cette perspective, les musulmans sont les premiers coupables, l'attitude du Pakistan en tant que nation aggravant les choses. Les hindous mal à l'aise s'en veulent plus ou moins consciemment d'avoir laissé violer la terre mère-Inde (bharat-mata) et perdu la shakti (la force), sentiments peu roboratifs que les outrances d'émeutes aideraient à surmonter. Cela ne veut pas dire que le conflit est un médicament. Ce qui le serait plus nettement serait le militantisme nationaliste hindou, qui n'est pas abordé ici.
L'efficace de la rumeur et la force de l'imaginaire
24 Ensuite la rumeur travaille. Infiniment instrumentalisable, elle n'est pourtant pas contrôlable à cause, justement, de la pertinence de l'adverbe infiniment. Chacun ajoute sa nuance et la panique, mêlée de fantasmes et de frustrations sexuelles, d'une ménagère de banlieue peut compter autant que le travail de sape d'une grosse organisation ayant des journaux et des militants. C'est le contraire d'un discours rituel ou savant, d'une prestation religieuse. Les réseaux de la rumeur, qui use maintenant de téléphones, sont aussi décentralisés qu'internet mais ne sont pas des espaces de libre expression. Ce qui est retenu est ce qui permet à la conscience populaire de rationaliser les horreurs, de justifier les crimes commis et de se poser en victime innocente. La rumeur n'est pas un fantasme. Il se colporte dans sa logorrhée verbale des éléments exacts et d'autres qui structurent profondément le conflit. Il existe des thèmes culturellement typés ou plutôt historico-sociologiques, propres à chaque « communauté », d'autres qui mettent en scène la situation de désarroi et le rapport tendu et cynique des pauvres et de l'État.
25 Pour des raisons propres à leur relation avec la Vache, les hindous croient, quand les choses vont mal, que le lait, venant d'étables hindoues et vendu par des hindous, est empoisonné, au cyanure dit-on maintenant avec l'instruction et la catastrophe de Bhopal (1985). Aucun fait n'a corroboré cette rumeur qui témoigne de l'extrême importance accordée encore par les hindous aux produits de la vache et du peu de confiance qu'ils ont envers leurs coreligionnaires. L'eau, sacrée pour les hindous, religieusement utile aux musulmans, est supposée porteuse du même danger ainsi que le pain qui, lui, sort souvent de boulangeries musulmanes. Tout cela fait monter la haine, la vie sans eau ni lait étant fort désagréable. Les histoires de musulmans qui prennent tous les emplois dans les pays arabes, disposent de milliards saoudiens, volent des enfants et enlèvent des femmes, celles de types costauds, munis de bombes, habillés de burqas (longs voiles), sont aussi très répandues. Les fantasmes sur les armes automatiques stockées dans les mosquées et la venue en masse d'agents pakistanais ou de combattants cachemiri sont plus fréquentes dans l'Ouest (Gujarat, Maharashtra, Karnataka).
26 Les musulmans souscrivent à des récits de nourriture mêlée de verre pilé mais se préoccupent moins du contenu de leur assiette que les hindous. Ce serait l'indice d'un rapport à l'impureté induisant une fragilité spécifique de l'ensemble hindou. La peur des musulmans transportée par les rumeurs concerne au premier chef l'État, qui aurait des plans d'extermination ou de déportation au Pakistan. Les voyous hindous armés de sabres rituels et de guptis (couperets) poussant des porcs vers les mosquées constituent un thème en déshérence. Il reste illustré par des faits en Inde du Nord. Ils craignent aussi l'abolition de la charia et des waqfs (biens communautaires musulmans), l'interdiction de prier dehors, les démolitions de mosquées [1] et surtout les stérilisations de masse. Ils craignent encore la mise à sac de dargah (tombeau de saint), les massacres (chiffres amplifiés dans une mesure folle) et l'atteinte à l'honneur des femmes.
27 Tous tremblent devant la police. Tous produisent des cauchemars d'hôpitaux transformés en abattoirs, ce qui advint en 1978, 1992-1993, de policiers cachés dans des ambulances, se révélant des tueurs du groupe adverse, assassins nord-américains ou militaires jaillissant des mêmes ambulances et chargés de les exterminer, ce qui ne s'est jamais produit. Ces thèmes nécessiteraient une discussion psychanalytique poussée. La hantise des ventres monstrueux de « mauvaises femmes » (mauvaise patrie - mauvaise mère) paraît en cause. Le gouvernement peut être vendu au Pakistan, aux États-Unis, à Israël, à des entreprises, au sheitan (diable), aux riches, aux promoteurs, aux castrateurs, aux « mafias ». Aucun repère ne paraît fiable. Le criminel porte un uniforme [2]. La presse ment. Elle est vendue à l'ISI (services secrets du Pakistan), aux juifs, aux nationalistes hindous, aux Anglais qui vont revenir. Le gouvernement ouvre des camps pour gazer tout le monde (souvenir des camps de la peste anglais [3]). La stérilisation des pauvres va être systématisée. La police a brûlé des centaines (milliers) de corps dans la campagne, la fumée se voyant de loin et les preuves abondant. Les usuriers (musulmans ou hindous) qui attirent chez eux les jeunes gens pour boire leur sang et en extirper la puissance vitale, les tantriques, soufis et autres religieux puissants qui tuent à distance, sont aussi évoqués, les hommes respectés devenant des dangers. L'inversion systématique des valeurs, à côté de la perte des fondements de ce qui fait le religieux que l'on prétend défendre, sont des parts essentielles du conflit. Dans ces conditions, la rumeur n'admettant pas de contradiction, les incendies de maison et de personnes deviennent des actes anodins. Pour couronner le tout il y a les bombes atomiques de l'Inde et du Pakistan. « Certains ont vu les avions... » ; « Il se dit en ville... »
28 En se considérant comme violés violables, les hindous étalent leur peur, leurs complexes, leur sentiment de faiblesse ou d'incertitude identitaire face à des gens dix fois moins nombreux et vingt fois moins riches. L'intériorisation de la peur du musulman sexuellement surpuissant, combattant valeureux, est le matériau symbolique et imaginaire avec lequel doivent travailler les nationalistes hindous. Il porte plutôt à l'hystérie. Ne soyons pas étonnés de voir les militants de la cause d'Ayodhya se livrer à des atrocités, revendiquer des actes invraisemblables et promouvoir des solutions extrêmes.
De la famille à la rue
29 La pratique du conflit a quelque chose de bizarrement familier. Il faut « donner une leçon », faire comprendre qui commande (en ce pays, ce quartier, cette rue). Nous avons souvent entendu l'expression « infliger le traitement du petit frère », expression maharashtrienne comprise partout. C'est un axe de compréhension fondamental. Il ramène à des expériences d'éducation par la violence dans les familles hiérarchisées qui concernent presque tous les milieux populaires hindous. Lorsque les enfants indiens ne seront plus victimes de violences venant d'aînés à peine plus âgés, violences considérées comme normales et fondatrices, ils refuseront peut-être que leur vie puisse être mise en danger par des émeutiers. Quand « le musulman » ne pourra être assimilé au frère aîné qui, chez les hindous des milieux pauvres, assume le gros du maintien de l'ordre familial sans qu'il soit question de justice ou de négociation, entretenant de plus des relations amoureuses (symboliques) avec les sœurs, il pourrait cesser de faire paniquer les hindous. Ce processus d'infantilisation paroxystique des émeutiers, surtout mais pas seulement hindous, relié aux expériences de socialisation premières, rythme l'affrontement.
30 L'usage d'attaquer nombreux sans laisser de chance à l'adversaire est lié à la conviction que ce dernier ne mérite pas le courage. Il faut revenir sur les discours de souillure pour comprendre la forme de certains actes. Pour les hindous en délire, le musulman est polluant. C'est un déchet, un serpent, une tache de sang (la circoncision), un intrus salissant, un être qui « salit l'eau ». Pour les musulmans l'hindou est lâche « comme une femme », un eunuque transsexuel, ou un chien, ce qui ramène à lâcheté et souillure [1]. L'émeute se construit vite en cercle régressif où chacun tente d'abaisser l'Autre tout en s'abaissant lui-même, les deux cultures et religions faisant grand cas du courage déployé selon les règles avec une ritualisation adéquate. Tout le culturel, au sens complexifiant et particularisant du terme, est hors jeu.
31 Nous rencontrons des fragments de rituel, cristallisés entre le XIXe siècle et maintenant. Les slogans de polarisation communautaire (Jay Sri Ram et Allah-o-Akbar dans le cas d'Ayodhya [2]), les hurlements, les torches, les insultes sexuelles, les coups, l'incendie, en forment les éléments. Il y a rituel parce que ce sont les mêmes choses qui arrivent dans le même ordre et parce que des éléments sont tirés du religieux, notamment du calendrier des fêtes. Lors de la destruction de la mosquée en 1992, de jeunes musulmans sont descendus dans les rues en vêtements blancs, portant tenue de martyr (shahid) comme pour un moharram [3], les hindouistes, les jeunes de la Shiv Sena et du Bajrang Dal (supra, n. 2, p. 773), plaçant sur leur tête des bandeaux pourvus d'une signification proche. Il semble, mais les emprunts sont croisés et inévitables vu l'interpénétration ancienne, que l'hindouisme militant ne puisse éviter d'inventer des traditions quasi musulmanes quand il cherche à mobiliser au nom de la vaillance des jeunes gens et de la défense de la religion.
32 Ce qui n'existe surtout pas, dans cette ritualisation de la douleur, en dehors du détachement spirituel, c'est l'apaiseur, ce personnage des sacrifices ou autosacrifices hindous qui veillait à ce que la souffrance ne vienne pas entacher la valeur de l'acte. Il n'y a que des pourvoyeurs de cruauté, que la médiatisation pousse à être inventifs.
Le feu
33 Le feu est au cœur de la furie émeutière. Il est tentant d'en faire une spécialité hindoue en se référant à la sati, au rôle de cet élément dans les sacrifices, dont l'encens du matin, au jaubar (suicides collectifs, sacrifice en masse d'hindous lors de batailles perdues) ou encore au mariage brahmane kstrya, centre des représentations hindoues de haute et moyenne castes [1], dont le rituel est centré sur le feu, la cuisson et la couleur rouge. S'il existe un rapport entre cet élément culturel valorisé et les représentations nationalistes hindoues, qui coïncident à ce propos avec celles d'hindous peu politisés mais exaspérés, il est de proximité mais aussi, est-il tentant de dire, de perversion.
34 La sati ou les participants au jaubar offraient leur corps en sacrifice en témoignant de leur courage et de la valeur de leur communauté. Les émeutiers ne sont pas en état pour ce faire. Les pneus fumants, les cris, la haine et les pillages ont peu de rapport avec les rituels sacrificiels hindous. Les protagonistes évitent de prendre des risques. Leur corps et ceux qu'ils vont frapper, même impurs ou méprisés, ont de l'importance. Il n'est pas question de les « dépasser ». La souffrance, les cris, la peur sont le but, le feu le meilleur moyen. Les musulmans sont aussi grands utilisateurs de la pratique que les hindous. Les assaillants sabrent ou lardent la victime puis arrosent le corps de pétrole et l'enflamment. Le faire sur un vivant est apprécié. Enflammer des enfants est un plus. Mettre le feu à des bâtiments habités a un sens symbolique fort. Danser sur les cadavres calcinés a été observé [2]. Tout ce qui horrifie les petits bourgeois mais aussi les auteurs de ces actes en temps ordinaire est possible. La crémation vise à faire disparaître des traces mais c'est l'existence de l'Autre, reconnue et niée à la fois dans le viol, qui est radicalement mise en cause.
35 Pour comprendre la dramatisation de la scène, il faut savoir que les morts des émeutes, particulièrement ceux qui ont été brûlés, sont dangereux. Ils ne pourront être enterrés (musulmans) ou placés sur un bûcher funéraire selon les règles (hindous). Âmes en peine, ils, elles hantent la ville. Ces entités insatisfaites deviendront des démons (bhut) dont la population pauvre et peu instruite, ainsi que nombre d'autres, se plaindront jusqu'à la prochaine vague de violences qui contiendra un élément d'exorcisme. Les relations entre les actes répétés en un même endroit ne sont donc pas seulement du domaine de l'esprit de vengeance ou de problèmes socio-économiques récurrents.
36 Lors des mahaarti (cérémonies brahmaniques du feu transformées en réunions de propagande) qui suivirent la destruction de l'édifice d'Ayodhya (Babri Masjid), le feu fut invoqué à Mumbai et Surat de manière délibérée, dans un cadre religieux par les nationalistes hindous. Il semble que certains de ces derniers aient pris conscience d'un rapport entre l'élément jugé purificateur et la présence polluante des musulmans. Le résultat ne fut pas une spiritualité plus grande du conflit. Les arti furent des assemblées de masse, formidablement adaptées pour marquer les imaginaires, usant des moyens contemporains de propagande, poussant la dramatisation jusqu'à des effets de transe. Les participants hindous y puisèrent force et conviction. La nuit, dans le cadre des grandes cités industrielles bouleversées de Mumbai et de Surat, l'impression n'était pas sans rappeler les rituels nazis, la discipline des participants et la puissance de l'État en moins. Cela ne permet pas de conclure que le nationalisme hindou est une mouture récente et exotique du nazisme [1] mais semble démontrer que certains chemins symboliques et pratiques de la régression de foule sont devenus sans relation claire avec un ensemble culturel.
Le sang
37 Le sang est omniprésent dans les émeutes et le décorum de l'affrontement. Sa valorisation, assez nouvelle, emprunte aux catégories musulmanes de la bonne mort, où le sang coule avant de laver le corps, à l'univers de la bhakti et du soufisme et aux perceptions des tantriques pratiquant les sacrifices sanglants en l'honneur de la déesse et de Shiva.
38 Cette tridimensionalité est caractéristique du mélange qui a produit les situations actuelles. L'emprunt aux catégories musulmanes transcende les clivages importants entre nationalistes hindous plébéiens et populistes de l'Ouest industriel et les courants de haute et très basse castes du Nord rural où fonctionnent encore des systèmes de notables. Un récipient censé contenir le sang, puis les cendres, de 45 personnes abattues par la police de M. Singh Yadav à Ayodhya en 1990 a été promené durant des années par la VHP (supra). Les lettrés des élites hindoues anciennes faisaient du sang un résidu sans attrait. Il est possible que l'alliance des brahmanes et de hautes castes habituées à l'usage des armes (thakur, rajputra, bhumihar), qui s'est intensifiée avec l'affaire d'Ayodhya, ait autant d'importance, dans ce processus, que la tentation de copier les musulmans. Il ne faut pas éluder cette dernière, évidente dans les nombreuses tentatives pour simplifier l'observance religieuse et promouvoir l'unité. Ce terme, repris sous toutes les inflexions, est une obsession des nationalistes hindous, des nationalistes tout court et des musulmans.
39 La valorisation du sang s'enracine aussi dans les conceptions de la bhakti et du soufisme. Le sang de tous se vaut. C'est ce que criaient les adeptes du sacrifice de soi en se répandant sur le sol pour la déesse [1]. L'univers de la bhakti et du soufisme a, d'une certaine manière, rendu l'affrontement de rue, le bain de sang, le sacrifice pour la communauté plus normaux et, d'une certaine façon, plus moraux. Il y avait eu des ordres combattants dans les deux religions. Ce référent, popularisé par B.C. Chatterjee [2] au Bengale à la fin du XIXe siècle, a plus servi aux hindous qu'aux musulmans. Le thème, fortement substantifié, est une source de perceptions égalitaires. Si un sang vaut un sang, si tout sang a de la valeur, un homme vaut un homme. Nous y reviendrons à propos de la vengeance qui se dit en hindi « le sang pour le sang » (khoun ke badlé khoun). Un émeutier hindou a la valeur d'un insurgé musulman. Le vieux complexe d'infériorité tombe.
40 Les cultes sanglants des tantriques sont en relation directe avec la tendance orgiaque qui caractérise la violence. La Shiv Sena, dédiée à Durga, et le Bajrang Dal, qui se reconnaît dans la même entité au tigre et au sabre, sont les deux bras armés les mieux organisés de la violence côté hindou. La dimension magique du tantrisme est omniprésente. Sans la prégnance de cet arrière-plan, nombre de crimes dégoûtants et immondes, où l'on brise les corps (Bihar sharif), éventre les blessés sur les lits d'hôpital (Mumbai), charcute à répétition et bien après la mort (Surat) seraient sans doute au moins différents. Le tantrisme est plus qu'une magie. C'est un culte philosophiquement argumenté dont le sens est l'union des contraires afin de progresser dans la pratique religieuse. La souillure, le contact avec les éléments et les actes les plus polluants deviennent des chemins vers la délivrance, des pratiques valant l'ascèse et, c'est plus récent et dû à la Shiv Sena et au Bajrang Dal, des moyens de rachat. Une perspective chrétienne s'introduit sur la scène.
41 Les flots de sang sale, mêlés de cendres et de contenus de poubelles, ne rappellent pas seulement les cérémonies tantriques les plus obscènes et transgresseuses, celles où des pratiquants invoquent ?iv sur les champs de crémation, nus, se roulant dans les restes cérémoniels et le sang des animaux sacrifiés, brandissant des tibias en poussant des cris. Sur un plan qui n'est pas seulement inconscient, le sang de l'émeute est une expulsion de matière sale, la plus dangereuse qui soit dans l'esprit des deux communautés. C'est une sorte de nettoyage. Nous avons souvent entendu dire à Mumbai en 1993, après les émeutes et attentats qui auraient pu appeler revanche : « la ville sera calme maintenant, elle en a pris pour dix ans ». Le trop-plein de souillure dangereuse était considéré comme évacué. Un jour de décembre 1992 un voyou de Govandi, faubourg de Mumbai où se situent les abattoirs, nous lança plus crûment : « La ville a ses règles aujourd'hui, elle est rouge. C'est une femme dans la honte. » L'expression exprimait ce qui lui paraissait éclatant au regard des catégories culturelles dominantes, relié à des perceptions symboliques fortes. Face à un sentiment de dégradation partagé par tous, y compris les spectateurs, la délimitation d'un flot d'impureté est rassurante. Le « corps social », apparemment féminin, est une métaphore qui prend un sens. Il n'y a pas de honte à se rouler dans l'ordure. La morale est hors jeu. L'émeute est cyclique, comme les menstruations. La manière dont les gens se remettent à faire les choses ordinaires au lendemain des horreurs, à effacer le visible du traumatisme comme on lave un corps sali, a quelque chose de révélateur. Il semble que ce ne soit pas seulement la ville ou la terre qui subissent la souillure préalable à la renaissance. Les garçons (surtout hindous ?) engagés dans les combats s'identifient aussi à la shakti des déesses, sale et bénéfique, ainsi qu'à la force des femmes abstraites et symboliques. Pendant qu'ils contraignent les femmes de la réalité à chercher des refuges en pleurant, ils sont les femmes toutes-puissantes, engrossées du danger de la ville ou de la région, hors des tabous et des normes écrasantes d'un quotidien puritain. Ils brandissent le sabre de Kali en même temps que la torche des sacrifices.
42 Il ne faut ni systématiser ni schématiser la relation des conflits et de l'imaginaire hindou. Contrairement à ce qui se dit dans les cercles rationalistes occidentalisés, les acteurs des émeutes ont cependant quelque chose de religieux. Les voyous, les ruraux précarisés, les vendeurs de rue sont facilement bigots. Il s'agit d'une religiosité particulière où la force est centrale et la déesse omnipotente. Les acteurs instruits, petits bourgeois militarisés et sympathisants puritains aisés, sont aussi fascinés par les catégories que nous venons d'évoquer, bien qu'il ne leur soit pas venu à l'idée, avant Ayodhya, de se frotter au sang qu'ils appellent de leurs actes. Ils l'ont fait.
La violence des non-violents
43 Lors des conflits, de nombreux musulmans et certains hindous font remarquer que les tueurs hindous et l'État évitent de gêner la digestion des vaches mais dépècent des êtres vivants. La non-violence politique de Gandhi mena déjà à des violences terribles fondées sur un rajeunissement de la catégorie hindoue de l'autosacrifice. Ce n'est pourtant pas cette dernière qui paraît en cause lorsque des membres de groupes réputés comme non violents se trouvent associés à des actes extrêmes. Le végétarisme, l'attention portée aux animaux et aux arbres seraient-ils associés à une forme particulière de déshumanisation de l'autre, surtout quand ce dernier peut être dépeint comme un personnage transgressant les tabous, capable d'anéantir l'ordre ? Ce n'est pas vérifié en Inde, même au cœur d'un climat général d'infamie. Tous les groupes sociaux portent un culte aux enfants et aucun théoricien ou personnalité n'oppose les humains aux animaux. Le groupe non-violent le plus extrême dans ses pratiques, les jaina (1,2 % de la population), n'admet pas théoriquement l'intouchabilité et ne peut être accusé de favoriser la délimitation de quasi-espèces hiérarchisées dans l'espèce humaine, ce qui peut être reproché à certains brahmanes. Tueurs et protecteurs de vaches s'insèrent dans des ensembles imaginaires et mythiques qui les dépassent.
44 Ce qui apparaît en revanche probable est que les groupes les moins habitués à la vue du sang, de la viande, des gestes brutaux, sont portés à pratiquer ces derniers de manière particulièrement bricoleuse et douloureuse quand la peur ou la haine les poussent à aller contre leurs convictions et habitudes. Le sentiment de transgression extrême peut pousser à des actes spécialement barbares. Dans les quartiers ouvriers de Mumbai, même chez des membres de castes mangeuses de viande, les couteaux sont très rares et d'ailleurs interdits par un vieux règlement colonial. Le résultat est que les coups sont portés avec des outils inadaptés, très douloureux ou avec l'omniprésent récipient de pétrole lampant.
45 Les jaina vivent très fréquemment ensemble, plus que tous les autres groupes quasi hindous ou hindous. Ils sont végétariens, souvent instruits et riches, lancés dans de nombreuses affaires. Ils ont participé en tant qu'intellectuels et pourvoyeurs de fonds au mouvement d'Ayodhya dans une mesure qui dépasse de beaucoup leur nombre. Ils ont diffusé des discours hétérophobes extrêmement durs qui mêlaient la peur de la pollution, la condamnation des « trancheurs musulmans », le nationalisme indien et la perception occidentaliste d'un péril musulman mondial. Durant les émeutes, les jaina ne participaient pas directement aux combats mais une partie représentative d'entre eux payait des hommes de main, fournissait du matériel et diffusait discours incendiaires et rumeurs aggravantes, spécialement hystériques. Dans leur cas la haine des violents se combinait à une peur générale du désordre et la haine des « classes dangereuses ». Les concentrations jaina de l'Ouest correspondent à des régions où la violence a été particulièrement dure et systématique durant le conflit d'Ayodhya. Il est tentant d'établir le lien.
46 Les brahmanes et kayashtha (castes proches), urbains ou paysans enrichis, sont fréquemment végétariens. La violence est pourtant constitutive de leur univers et il y eut des groupes importants de brahmanes et de renonçants combattants. Aujourd'hui, dans les zones de tension, ils sont nombreux à posséder des armes à feu (il faut une licence). Certains sont officiers de police ou dans l'armée. Les hautes castes hindoues vivent moins en résidences fermées que les jaina. Ils ont soutenu en masse les nationalistes hindous après avoir longtemps plébiscité le Parti du Congrès, parfois les communistes. Des brahmanes sont aussi engagés dans des gangs. Les députés, souvent issus de ces milieux dans le Nord et le Centre, ont tous affaire à l'usage de la violence. Depuis la fin du XIXe siècle, notamment dans l'Ouest et le Centre, une partie d'entre eux s'entraîne à la lutte marathe ou aux sports de combat extrême-orientaux. Leur violence de non-violents est mitigée d'une pratique, codée ou non, de brutalité qui s'est renforcée sous le mouvement national et durant les phases d'expansion du nationalisme hindou. Quand elle transparaît, avec les tendances névrotiques de ceux qui enfreignent des interdits majeurs, elle est institutionnelle ou teintée de discours appelant ou craignant l'apocalypse, l'Âge de fer (Kaliyug), dont des brahmanes se sont faits les théoriciens. Ce sont les groupes où des notions du temps cyclique décroissant, que l'on traduira pour simplifier en sentiment de décadence, sont les plus répandues. Ils justifient fréquemment leur passivité face aux horreurs ou leur implication dans des crimes par des références aux théories nationalistes, laïques ou hindouistes, à la « vivisection de la Mère patrie » (Partition), des exemples tirés des épopées ou de l'histoire ou des explications sur le complot démographique. Ils théorisent et argumentent. C'est dans ces milieux, ainsi que chez les jaina, qu'ont été recrutés les médecins castrateurs de l'état d'urgence. D'autres membres de castes élevées, administrateurs ou entrepreneurs délaissant un humanisme ambigu mais dominant, rêvent d'expulsions, de camps de concentration, de conversions forcées à l'hindouisme. Ce groupe disparate, progressiste jusqu'aux années 1970, est devenu conservateur, parfois plus que les nationalistes hindous, notamment en relation aux musulmans, aux intouchables, aux petits délinquants, aux squatters et aux ouvriers précaires, sans parler de leurs domestiques. Ils portent, avec les jaina, les parsi et plusieurs grandes castes dominantes rurales qui migrent actuellement vers les cités, l'inflexion déshumanisée des nouvelles couches dirigeantes, moins responsables envers les pauvres, moins paternalistes, plus corrompues et avides d'entrer dans des univers de consommation en se séparant du reste de la société. C'est cependant chez ces groupes que l'activité charitable est la plus répandue. Elle montre dans ce cas sa relation aux logiques de statut, sa complémentarité avec la violence et un esprit de lutte de chacun contre tous.
Les bases de l'identité, noms et conceptions du temps
47 L'opposition d'un univers de démocrates progressistes frustrés et de non-violents gandhiens, au coude à coude avec l'opinion laïque rationnelle de la « classe moyenne » [1], à une clique de fascisants violents et à des forces obscures, traditionnelles, complotant contre des institutions « ouvertes » est en fort décalage avec les évolutions concrètes. Les classes intermédiaires sont favorables aux communautaristes, à l'État autoritaire ou aux deux, les paysans semblant les gardiens de la démocratie grâce à la caste, ce qui ne les a pas empêchés de soutenir, dans le Nord et le Centre, la lutte pour le temple de Ram à Ayodhya. Un des problèmes contemporains de l'Inde est de ne plus avoir d'élites nationales aussi complexes, centrées et, malgré de nombreux tiraillements, cohérentes, qu'il en existait jusqu'aux années 1970. Plusieurs couches restées en Inde sont devenues marginalement délinquantes, parfois prédatrices. Une fraction de la haute bourgeoisie s'est internationalisée. Elle a les pieds à Los Angeles ou Londres et des intérêts en Inde. Les intérêts ne se traitent pas comme un lieu ni comme des gens auxquels l'on tient. Si les émeutes scandalisent ce milieu, c'est parce qu'elles gênent les investisseurs.
48 Nous avons commencé à montrer pourquoi les faits d'émeutes sont imperméables à toute morale. Durant les affrontements, les protagonistes, actifs ou passifs, relient leur jouissance mêlée de sentiment de souillure, de haine et de peurs à des années ou des décennies de passivité, de rancœurs, d'espoirs brisés, de trahisons ou de régressions. Malgré le droit de vote la majorité n'a jamais eu l'impression que ses sentiments, ses besoins ou ses conceptions avaient du poids. La grève des cotonniers de Mumbai, qui jeta 200 000 ouvriers sur le pavé en 1983- 1985, a donné des cadres et un esprit, celui du sentiment de n'avoir rien à perdre, à une partie des émeutiers. Ailleurs, les arasements de cabanes et d'installations de vente de rue ont joué le même rôle. Périodiquement les gens votent pour des partis violents et communautaristes (l'affaire d'Ayodhya a mené le BJP au pouvoir, les émeutes du Gujarat ont renforcé les nationalistes hindous), mais ils ont aussi essayé des petits voyous, de grands criminels, des trafiquants internationaux et des hijra (eunuques travestis). Ces derniers ont le vent en poupe. Ils ne plaisent cependant pas, pour user de litote, aux factions internationalisées. Le politique poursuit son parcours de dévalorisation au regard des puissants. Le sentiment d'échec se renouvelle et s'infléchit à chaque nouveauté.
49 Il faut lier ces sentiments fluctuants à la perte des repères temporels et identitaires autonomes. L'Inde est colonisée, dominée si l'on préfère, mais « colonisé » exprime bien la distanciation qui existe, par ses nouvelles élites excentrées, par ses anciens maîtres européens et par les brown saheb, expression locale désignant les couches dirigeantes formées dans le moule des écoles chrétiennes. Nous ne pouvons détailler ce que cela entraîne, seulement revenir sur la question des temps avant d'effleurer celle des noms.
50 L'ordre sociocosmique, le dharma, en toutes ses acceptions et variantes, n'était pas seulement une réalité englobante et sacrée. C'était le lieu mythique et pratique d'une négociation continuelle entre les humains et les forces supérieures. L'un des enjeux était de contrôler le temps. L'absence d'orthodoxie dans le monde hindou fit qu'il n'y eut jamais d'ère ou de notion du temps unique. Les spécialistes du temps éclaté, astrologues et autres, prolifèrent encore [1] mais le temps civil, celui de l'État, est entre d'autres mains et soumis à d'autres perspectives. Les temps cycliques, intégrant une part notable de ce féminin adulé dans la déesse, n'ont par exemple aucune existence légale dans un univers où la loi occupe un domaine croissant. Les autres perceptions non plus, sauf durant les fêtes religieuses qui sont, ce n'est pas un hasard, des moments de folie semi-émeutière. Associé à un temps mal maîtrisé imposé d'en haut et de l'extérieur, le temps des dominés est enjeu des représentations de l'Autre et du soi. La présence massive d'empilements de faits et de pratiques, de juxtapositions de tendances, d'hybrides plus ou moins constitués et viables marque la scène, poussant de nombreux acteurs vers les excès et les violences pendant que d'autres, freins institutionnels ou obstacles plus diffus à l'expression des brutalités, se trouvent paralysés.
51 Les musulmans vivant au rythme de la lune sont maîtres d'un temps que le peuple contrôle autant que les ulemas [2]. Ils défendent mieux leur conception mais les bus, les congés, ou les dates d'élections ignorent le temps lunaire fondé sur l'Hégire et ses années de 355 jours. Musulmans et hindous n'ont pas subi comme oppressant le fait de vivre dans deux ou dix ères différentes tant que les affaires quotidiennes étaient gérées par des groupes de proximité, que l'État restait peu intrusif et que le nationalisme et sa volonté d'unité identitaire n'avait pas émergé. Les chrétiens, à peine plus de 2 % de la population, sont les maîtres du temps. Le chiffre de leur ère est en gros caractères sur les calendriers qui signalent, en petit, les repères hindous ou musulmans. Ces derniers sont déclassés. C'est peut-être pourquoi leurs porteurs se battent sans style. Le communautarisme serait une abjection arriérée. Pour les membres des classes populaires peu instruits, pour d'autres qui conservent des perceptions différentes du temps, des rythmes et de l'ère, le choix est de disparaître dans le musée des entités civilisationnelles hors jeu ou de se livrer à des provocations, des incendies, des horreurs. Ils le feront en abandonnant ou en plaçant de côté leurs conceptions, ce qui accentue leur rage diffuse. Dans les conditions actuelles, la question des temps ne peut être posée. C'est comme une grossièreté qui place sur la figure de celui qui s'y risque l'étiquette « traditionnel-arriéré » [1]. Il n'a plus la parole sauf devant les anthropologues fossilisés de l'Anthropological Survey of India, s'il ne reçoit pas les leçons de modernité ou les insultes des modernistes laïques [2]. Cette élimination des repères et des conceptions vivantes de l'autre est une forme d'ethnocide. Le processus ne fonde pas la violence. Il infléchit et aggrave certains de ses traits. La popularisation de prédictions attribuées à Nostradamus, décrivant la destruction du monde et la survie de l'Inde, la remise au goût du jour des spéculations pessimistes de brahmanes sur l'Âge de Kali [3] en sont de bons exemples rencontrés en de nombreuses circonstances.
52 La reformulation des noms propres selon des principes anglo-européens devient la norme dans les milieux aisés. Cette inflexion identitaire nie la complexité, le caractère évolutif, les tendances au secret, les désignations variant selon les circonstances, le poids des titres et des acquis de vie dans la promotion sociale par le nom. L'orthographe est altérée. Les univers hindou et musulman ne se sont jamais affrontés comme des blocs avant le XIXe siècle, parce que la richesse des critères de nomination et la complexité des rapports au temps les avaient, en quelque sorte, « dépolarisés ». Ces traits les ont empêchés de constituer des ensembles unifiés, mobilisables, cherchant la séparation ou la domination absolue. Aujourd'hui cela se produit. La pression institutionnelle n'admet pas des noms d'une demi-page sur les cartes de rationnement. Une demi-page, parfois aussi pas de nom du tout (certains renonçants), c'était une, deux civilisations complexes. Un nom et un prénom selon le mode mis en place au Moyen Âge européen, c'est la peau d'un autre. Les noms très musulmans et hindous sont en vogue sous la pression des nationalistes hindous et des réislamisateurs. Cela ne freine pas leur décomposition structurelle et leur simplification. Il est difficile de préciser dans quelle mesure et à quel moment ces tendances favorisent l'émergence de la conscience communautaire et des émeutes mais l'hypothèse que nous soutenons est qu'il existe un rapport.
53 L'organisation de carnages, la perpétration d'actes héroïques dévalorisés et souillants mais visibles et spectaculaires, ne seraient pas totalement compréhensibles si nous ne prenions pas en compte que, pour des millions de gens, détruire la Babri Masjid, faire tomber les gouvernements, incendier les « minipakistans » (quartiers musulmans), cela fut une manière de rentrer par des faits incontestés, des bilans de victimes, des gros titres, dans une histoire faite par d'autres qui ont toujours parlé de défaites d'hindous « hors du temps ». Pour les hommes et les femmes qui ont mené le mouvement, il s'agissait aussi de se faire un nom, anglicisé peut-être mais frappant au hit-parade de l'imaginaire, publiable dans le Guiness Book of Records, répété à la télévision, capable de faire peur, s'il ne peut susciter des sentiments plus élevés. Si des repères culturels particuliers sont bien en cause, c'est la manière de s'en débarrasser pour se classer sur les échelles de Modernité qui est au centre du débat. Il y a quelque chose d'inepte à tenter de comprendre la scène en jouant au théâtre tradition-modernité. Ces fétiches surinvoqués par tous les acteurs sont, au moins partiellement, à la base de malaises perceptifs et de dérives identitaires qui font la violence. Ils sont hors jeu comme critère d'évaluation. Leur mise en scène symbolise seulement la perte de la maîtrise du temps et l'incertitude de l'être chez les dominés aspirant à devenir dominants. L'Inde rentre avec fracas sur une scène internationale où elle avait tout d'un fantôme. Le journalisme informé la compare à la Tchétchénie ou au Kosovo mais elle existe. C'est pire que tout mais c'est mieux que rien...
Les errances de l'égalité
54 L'Union indienne est terre de hiérarchie. Ce qui particularise la scène est la relation du rang à des entités endogames et des représentations sacrées. Passé ce niveau, les perceptions de la qualité et du statut n'ont jamais cessé de varier, ce qui contribuait à la complexité identitaire, qui était généralement richesse de la personnalité, en Inde. Le désir d'égalité a poussé en avant les grands mouvements socioreligieux, du bouddhisme à la bhakti, du sikkhisme au soufisme. Il s'agissait d'abord d'affirmer que l'accès au salut était sans relation avec les statuts hérités et acquis. Depuis l'indépendance les exigences égalitaires ont pris de l'ampleur. À première vue, les émeutes entre hindous et musulmans paraissent sans rapport avec l'égalité. Les commentaires locaux évoquent la « furie », le « cancer », la « manipulation » mais jamais des processus sociaux vivants. La foule d'émeute n'est certes pas un peuple en armes. Elle est souvent menée par des personnages frustes que paraissent obnubiler des préoccupations hiérarchiques. Il est d'autant plus intéressant d'y mettre en valeur des processus, ambivalents mais marquants, de socialisation égalitaire ou simplement éloignée des hiérarchies complexes et rigides que l'on associe encore trop souvent de manière univoque à l'Inde.
55 Le temps de l'émeute paraît contenir des manifestations d'un temps cyclique, celui de la vengeance. Il sort du cadre du temps officiel valorisé, pour entrer dans l'univers plus réel, plus répandu, guère plus imaginaire, du western, de la guerre des étoiles ou de Rambo. La perspective de la vendetta est égalitaire et inégalitaire. Dans son ambiguïté fondatrice, elle parle pour le monde tel qu'il est. Né sous la colonisation, le processus émeutier appartient au domaine de l'individualisation impossible et de la communautarisation infaisable qui accompagne le libéralisme anglo-saxon et autres processus où le libre-échange tue l'échange. Une émeute en entraîne une autre. C'est une chaîne de cycles. Un tué recevra en réponse une seule victime, dans les quartiers, ou bien cinq ou dix tués (réponse de la police, des grands voyous, des partis durs) selon que la perspective sera « démocratique et de vendetta » ou plus ou moins « ramboïte », d'affirmation de statuts inégaux. Les deux, le désordre démocratique et l'ordre hiérarchique renouvelé, coexistent avec difficulté mais se complètent aussi. La logique de vengeance n'est pas exterminatrice ni de conversion ou d'expulsion. C'est un univers d'intimité populaire. Elle vit de l'éternisation de cycles qui s'interrompraient avec le départ ou la fin de l'ennemi. C'est une des raisons pour lesquelles l'émeute est si peu organisée pour liquider en masse. Les bombes sont rares ou bricolées, les fusils peu communs, les armes usuelles ramassées dans la rue. Tous se connaissent. Rien à voir, jusque récemment, avec les actes déterminés et planifiés pour multiplier les victimes inconnues, pratiqués par des groupes comme Al Qaida.
56 Nous avons parlé d'ambiguïté fondatrice, de conscience du statut-classement et de rêves démocratiques. Penser que tuer un vieux musulman pour un enfant hindou (ou l'inverse) est adéquat n'est pas seulement introduire la notion, que tous jugent absurde mais imparable, que les communautés constituent des corps globaux qu'il est possible d'atteindre en frappant n'importe quel composant. C'est la logique du nationalisme. Chacun connaît des exemples de sa force. Elle veut aussi dire, d'une manière horrible mais nette, qu'un homme vaut un homme. Certains enseignements de la bhakti ont trouvé leur place dans le siècle, au moment le plus dense, celui de la vie et de la mort. Un des enseignements de l'émeute, sa violence sans borne et son hystérie rationalisable, est de démontrer la désuétude des perspectives de karma individuel, la vanité des macérations et autres pratiques d'effort sur soi, la force du principe de réalité et la mort des ou du Dieu.
57 L'émeute et les violences intercommunautaires mettent en avant des personnages de bas statut, voyous ou militants qui ont pour caractéristique de ne jamais être punis. Il existe à ce propos une interprétation instrumentalisante assez pertinente : ils sont utiles à tous les pouvoirs. Ils sont trop proches du peuple. Les gens ne veulent pas témoigner contre les agents d'une furie par laquelle ils se sont presque tous laissé emporter. Ils n'ont pas confiance dans la justice des tribunaux. C'est compréhensible. Il semble cependant que le degré d'intimité entre les tueurs et les victimes, cette espèce de relation inscrite dans le temps des vengeances, explique une partie du phénomène qui est comme le morceau immergé d'un iceberg.
58 Voilà trois niveaux de la signification de la persistance et de la popularité, aussi remarquable que la peur que tous en ont, de la violence entre hindous et musulmans. Elle exprime qu'un être humain en vaut un autre. Elle signifie de manière aussi péremptoire qu'un pauvre, une femme, vaut moins que jamais. Elle met enfin en avant des groupes subalternes qui deviennent les démons-héros d'une actualité haïe et attendue. Ce sont des moments de circulation. Un premier ministre peut se retrouver à la rue, un commissaire se voir muter en Assam (limogé). Tous, parmi les autorités, ont peur de la furie des foules enivrées par la shakti de Durga, l'alcool illégal ou la baraka de soufis qui n'ont peut-être pas vécu. Ces interférences sont importantes pour comprendre comment le conflit parle à toutes les facettes de l'être. Tout circule, l'argent, le sang, le pouvoir. Seule l'identité semble rassurée. C'est une identité d'emprunt, attribuée par des maîtres disparus, renforcée par les maîtres d'aujourd'hui qui ne sont pas menacés par la violence et ne l'ont jamais été. À côté de la circulation, la tension et la polarisation assurées par des moyens extrêmes promeuvent ce que l'ordre a de plus hideux. Nous avons évoqué la fossilisation des rôles sexuels. Les petites gens filent aussi doux, les bidonvilles flambent. Mafieux et police tiennent le haut du pavé, et les discours sécuritaires, très souvent tenus par les assassins ou leurs associés, s'enflent, relayés par la classe médiatique. C'est un temps utile que celui de la violence absolue, des symboles portés vers leur extrémisation.
LEÇONS
59 La violence indienne est vécue selon des registres locaux en s'inscrivant dans les ultimes tendances « globales » de la déshumanisation. Ce n'est pas contradictoire. Un des enseignements des paroxysmes indiens est que les forces laïques perdent rapidement toute relation avec ce qui fut « le progressisme ». La laïcité ou la « Modernité » désigne de « vrais hommes » qui parlent la langue des maîtres du monde, se trouvent plus ou moins à l'aise dans leurs repères temporels, ont adopté leurs manières de se nommer, d'être propriétaires ou de voler ainsi que de s'habiller, déféquer et manger, ce qui ne sont pas les choses les moins importantes. L'ensemble de la planète subit à ce propos un processus de primitivisation identitaire, de banalisation ou de flirt avec le vide. Avoir un centre sociétal « organisé » et des franges criminelles pauvres ethnicisées est un mode de socialisation très ordinaire, qui profite aux marchés. Brandir la puissance, tuer pour gaspiller et maintenir son « mode de vie légitime » puis envoyer un convoi humanitaire ou des néomissionnaires d'ONG est du dernier cri. Les amours passagères et brutales de masses urbaines précarisées ou criminalisées, hindoues et musulmanes indiennes, avec la mort et la rédemption par les bonnes œuvres ne sauraient, dans ces conditions, étonner, pas plus que le dédain goguenard avec lequel les initiatives de fraternisation et les appels à la paix civile lancés d'en haut ou du dehors sont accueillis dans les quartiers populaires.
60 Dans les violences que nous avons évoquées se côtoient quantités d'ingrédients. La question de savoir s'il s'agit de problèmes politiques, économiques, religieux ou identitaires plane loin des processus réels. Elle les tronçonne alors qu'ils montrent l'imbrication des niveaux. Si les violences sont mondiales et communes, elles ne se comprennent pas sans la mise en scène de structures anthropologiques, de contentieux historiques et de galaxies imaginaires. On ne tue pas et ne subit pas la terreur avec une telle régularité, pour de simples avantages, emplois, contrats, sièges aux élections. Trop de gens sont impliqués. Trop de malaises sont inexpliqués. Honneur, malaise, hiérarchie, rituel, malemort, magie, vengeance, mémoire, mythe, inversion des symboles, fragmentation des représentations et repères, colère, appropriation spatiale, flou du rapport au temps, emblématisation, médiatisation, privilège de la victime ou bienfaisance criminelle, fin de la foi dans l'au-delà et de la spiritualité, prise en otage des corps ne rentrent dans aucune catégorie de l'intérêt marchand ou politique et ne sont plus vraiment du domaine du sacré.
61 Les phénomènes de violence intercommunautaires sont religieux, en deçà et au-delà du religieux. Une certaine distanciation des acteurs, ancienne et profonde, se combine à des processus répétés d'abolition de toute distance entre les humains et les situations qui les contraignent, qui paraissent plus évolutifs. Les mauvaises copies de ritualisations ont été prises pour telles. Malgré les tentatives répétées de notables religieux et de certains hommes politiques pour moraliser, « élever » et instruire les foules, il n'a été transmis que des symboles mobilisateurs, une simplification de l'image de l'autre et du soi, des slogans et des rumeurs. Sans être tous versés dans les débats philosophiques, l'immense majorité des participants aux réunions et aux actes qui ont accompagné le mouvement savaient que leurs chefs et eux-mêmes n'étaient pas à la hauteur. Tous sentaient quelque part, qu'en plus de faire des serments sans avoir atteint le niveau de détachement et les conditions nécessaires, ils méprisaient les enseignements du dharma brahmanique, ceux des saints de la bhakti (religion dévotionnelle distanciée du brahmanisme), ceux des penseurs et martyrs nationalistes, les injonctions de la loi « anglaise » et d'une morale puritaine aussi peu observée qu'envahissante. L'absence de sat était la porte ouverte à la négation de tout engagement et à l'absence de courage devant l'adversité. Il était tentant de l'imputer aux musulmans, ce dont peu se privèrent. Pas de sat, un rajas dévoyé, un tamas d'apocalypse [1], tel pourrait être le commentaire d'un philosophe hindou au vu de ce déchaînement mené pour la sauvegarde de la religion, thème essentiel, avec ceux du prosélytisme [1] et du péril démographique [2], de la propagande des destructeurs de la petite mosquée.
62 Une composante sacrificielle de la violence, qui pardonne toutes les cruautés, les ignore ou les déconnecte de l'éthique, rencontre une violence pratique, une brutalité d'artha [3]. Les chefs communautaires, ou des puissants campant sur les frontières du crime et du capitalisme qui les remplacent de plus en plus, se prennent, souvent de bonne foi, pour des gouvernants ou des sous-traitants de l'État. Le système leur concède la plus grande part de l'état civil, le contrôle des possibilités d'accès au sol et au travail, les codes familiaux et de transmission des patrimoines, l'essentiel des matrices de socialisation et le droit de punir celui qui refuse leurs étiquettes et croyances. Tant que perdurera cette situation il y aura des émeutes. Une violence excessive et folle, nourrie de la conscience vive du plaisir de la transgression, se combine à une violence raisonnée et dosée, qui détruit les mouvements sociaux, pourrit le politique, assainit « les marchés » et fait gonfler le chiffre d'affaires de la presse. L'extrême violence anonyme et sans rite des classements de modernité, élaborés à Washington ou Paris mais répercutés et intériorisés en Inde, rencontre une violence hybride, produit de mille ans de cohabitation entre hindous et musulmans et de deux siècles de domination et de polarisation des deux ensembles par des militaires, administrateurs, pillards et marchands européens.
63 C'est l'ensemble, non un de ces éléments, qui constitue la dynamique des chaînes déshumanisantes. Tous ont une clé d'entrée dans ces processus d'horreur et de rumeur. La plupart en ont aussi pour s'en extraire. Si les Indiens sont des génies en matière d'imaginaire et d'informatique, ils sont aussi parmi les rares peuples du monde à avoir mis au point des méthodes pour réguler la sauvagerie potentielle de leurs productions imaginaires. Pour que leur capacité à surmonter les douleurs et les coups ne soit pas seulement un processus réconfortant qui se manifeste après chaque phase de plongée, pour que l'imaginaire communautaire et les représentations de l'autre restent cantonnés dans des limites acceptables, il ne faudrait pas seulement que les classes dominantes réintègrent, au moins dans une certaine mesure, la nation, et les religieux leurs sanctuaires. Il conviendrait que les milieux « populaires », la foule bigarrée de ceux que l'on ne voit qu'en temps d'élections ou de massacres, soient pris au sérieux, comme ensemble citoyen imparfait, nécessaire et dangereux, humain et précieux, les pratiques paternalistes, la charité et les leçons de morale étant rangés dans la boîte à mauvais souvenirs. La boîte aux secrets indiens.
BIBLIOGRAPHIE
- Alvares Caude (1982), Science, Development and Violence. The revolt against modernity, New Delhi, Oxford University Press.
- Assayag Jackie (1995), Au confluent de deux rivières, musulmans et hindous dans le sud de l'Inde, Paris, École française d'Extrême Orient.
- — (2001), L'Inde, désir de nation, Paris, Odile Jacob.
- Brigant-Heuzé B. (1993), Une mosquée et un temple entre histoire et histoires, Nantes, Université de Nantes (mémoire de maîtrise).
- Björkman James Warner (1988), Fundamentalism, Revivalists and Violence in South Asia, New Delhi, Manohar Publishers.
- Chakrabarthy Sumita S. (1996), National Identities in Indian Popular Cinema, 1947-1987, New Delhi, Oxford University Press.
- Dirks N.B. (2001), Castes of Minds, Princeton, Princeton University Press.
- Douglas Marie (1981), De la souillure, Paris, François Maspero.
- Hasan M. (ed.) (1993), India's Partition. Process, Strategy and Mobilisation, New Delhi, Oxford University Press.
- Heuzé G. (1993), Où va l'Inde moderne ?, Paris, L'Harmattan.
- — (1996), Entre émeutes et mafias, Paris, L'Harmattan.
- Heuzé G. et M. Selim (éd.) (1998), Politique et religion dans l'Asie du Sud contemporaine, Paris, Karthala.
- Heuzé G. (2000), Bombay en flammes, le cri des deux mondes, Paris, L'Harmattan.
- Heuzé D.G. (2003), L'hindouisme nationalisé et internationalisé, Revue Tiers Monde, n° 173, janvier-mars, p. 99-126.
- Jaffrelot Christophe (éd.) (2000), Le Pakistan, Paris, Fayard.
- — (2000), Docteur Ambedkar, Paris, Presses de Sciences Po.
- Jaffrelot C. (2003), Les violences entre hindous et musulmans au Gujarat (Inde), Revue Tiers Monde, n° 174, avril-juin, p. 345-368.
- Kakar S. et John M. Ross (1986), Tales of Love, Sex and Danger, New Delhi, Oxford University Press.
- Kakar Sudhir (1985), Le monde intérieur, enfance et société en Inde, Paris, Les Belles Lettres (Confluents psychanalytiques).
- — (1996), The Colors of Violence, Chicago, University of Chicago Press.
- Kautilya (150 à 300), The Arthasastra (trad. com. : Rangarajan), New Delhi, Penguin Books India.
- Pandey Gyanendra (1992), The Construction of Communalism in Colonial North India, New Delhi, Oxford University Press.
- Racine J.-L. (éd.) (2001), La question identitaire en Asie du Sud, coll. « Purushartha », n° 22, Paris, Éditions de l'École des hautes études en sciences sociales.
- — (2002), Cachemire, au péril de la guerre, Paris, Autrement.
- Reiniche M.L. et H. Stern (éd.) (1995), Les ruses du salut, Religion et politiques dans le monde indien, coll. « Purushartha », n° 17, Paris, Éditions de l'École des hautes études en science sociale.
- Rudolph Lloyd I. et Susanne Hoeber Rudolph (1987), in Pursuit of Lakshmi, The Political Economy of the Indian State, Chicago, The University of Chicago Press.
- Saksena N.S. (1990), Communal Riots in India, Noida, Trishul Publications.
- Vina Das (ed.) (1990), Mirrors of Violence, Communities, Riots and Survivors in South Asia, New Delhi, Oxford University Press.
- — (1995), Critical Events, an anthropological perspective on contemporary India, New Delhi, Oxford University Press.
- Vidal D., Tarabout G. et Meyer E. (1996), Violences et non violence en Inde, coll. « Purushartha », n° 16, Paris, Éditions de l'École des hautes études en sciences sociales.
- Weinberger-Thomas Catherine (1996), Cendres d'immortalité, la crémation des veuves en Inde, Paris, Le Seuil (Librairie du XXe siècle).
Notes
-
[*]
Centre d'anthropologie, EHESS, Toulouse.
-
[1]
Nous ne prenons nullement à notre compte cette caricature de la situation au Pakistan, où la démocratie peine à s'imposer mais existe, et où des mouvements sociaux et socioreligieux existent aussi.
-
[1]
Lire Heuzé, 2000, 2003 ; Jaffrelot, 2003.
-
[2]
Heuzé, 2000, 2003 ; Brigant-Heuzé, 1993. La mosquée de Babur, construite en 1528 (J.-C.) par l'officier Mir Baqi avec des fragments d'édifices religieux hindous d'où la controverse – fut l'objet d'un premier conflit en 1855, puis des représentations divines furent introduites en 1949, l'édifice, désaffecté, étant ensuite scellé avant d'être ouvert au culte hindou sur l'ordre de Rajiv Gandhi (Premier ministre, Parti du Congrès) en 1986. L'affaire avait commencé trois ans plus tôt avec le « Voyage de la Mère Unie », une des premières manifestations d'agit-prop novatrices des nationalistes hindous, portés par le mouvement social, identitaire et politique de la « vague safran ». Nous ne parlerons pas de ces méthodes d'agitation très intéressantes dont la majorité fut pacifique (Heuzé, 1989, 1993, 2000, 2003). Les organisations nationalistes hindoues engagées dans le conflit sont le Rashtrya Sevayamsevak Sangh (RSS), organisation de cadres conservateurs néovédantistes organisés en secte politique (1925), le Bharatya Janata Party (1980), parti politique « de droite », lié au RSS, dirigeant actuellement le gouvernement central, la Vishva Hindu Parishad (1964), aile religieuse du RSS fondée sur des notables et des membres des diasporas, le Bajrang Dal et la Durga Vahini (1986-1987), ailes de jeunesse masculine et féminine de la VHP, plus plébéiennes, le Dharma Sansad (1984), association de sanyasin et de confréries « bhaktistes » liée à la VHP, d'autres organisations de masse liées au RSS, la Shiv Sena, organisation plébéienne basée au Maharashtra (1966), présente aussi près d'Ayodhya (district de Faizabad). de très nombreux comités locaux et organisations ad hoc. Du côté musulman, le Janata Dal (1989) et le Samajvadi Party (1990), partis de centre gauche dans lesquels les musulmans ont une certaine influence, le Bureau d'application de la Charia, le Jamiat-e-Islami (1940), la Conférence des Oulémas, la Ligue musulmane (1906), l'Islam Sevak Sangh (1989) et le Syndicat des étudiants islamiques indiens (SIMI), groupes radicaux, les deux Comités pour la Sauvegarde de la Mosquée de Babur (1986- 1987) et quelques personnalités. Les Chiites (10 % des musulmans) se sont distanciés du mouvement de sauvegarde du monument-symbole. Les communistes, guérillas d'extrême gauche comprises, sont la seule force à avoir soutenu clairement les musulmans ou le statu quo au sein du monde politique. Le Parti du Congrès (1947), les nombreuses entités régionalistes (sauf au Cachemire où les surenchères promusulmanes se sont multipliées), les courants libéraux et même les courants dalit (ex-intouchables) ont été d'une ambiguïté redoutable. Les chrétiens ont généralement soutenu le statu quo.
-
[1]
Évaluation personnelle. Un travail récapitulatif sur ces violences est en cours. État d'urgence : 1975-1977.
-
[2]
Nous nous sommes très souvent fait dire par des musulmans mais aussi par des hindous (complexés) que les minoritaires constituaient 25 %, un tiers, voire la moitié de la population.
-
[1]
Ramjanambhumi.
-
[2]
Le karsevak est un dévot qui offre son travail à la communauté dans le sikhisme. Le terme a été popularisé par le RSS et la VHP, la tentative de séduire les sikhs étant patente. Le karsevak nationaliste hindou au bandeau safran, qui a démoli la mosquée de Babur et changé le climat politique et social de l'Inde, est devenu un personnage emblématique du XXIe siècle.
-
[3]
Ce terme désigne des dominés aspirant au statut de dominants et des groupes nombreux, instruits mais relativement marginalisés du fait de leur distanciation de l'éducation formelle en anglais. Le concept mérite discussion. En Inde il est essentiel. Voir le travail de N. Jaoul.
-
[4]
Voir n. 1, p. 799.
-
[1]
L'hindouisme englobe une multitude de pratiques, de vécus et de relations. En l'occurrence il s'agit d'une variété brahmanique fortement inspirée par le culte de la shakti (puissance, énergie féminine divine), soutenue en masse par les boutiquiers bigots, plébiscitée par les sanyasin (renonçants) les plus frustes et convertie partiellement au néolibéralisme.
-
[2]
Vahini veut en revanche répondre à moudhjahid (combattant du djihad).
-
[3]
Le symbolisme des couleurs est très important et fourni en Inde. Le rouge c'est le sacrifice, la cuisson, le mariage, ainsi que siv et hanuman (qui ouvre son poitrail, montrant le cœur).
-
[4]
Religion de dévotion, effusion personnalisée et intime.
-
[1]
Le mariage hors des groupes religieux et des jatis n'a jamais été aussi rare. À la fin du XIXe siècle, les pratiques polygames hindoues, les mariages en série, la mobilité des populations et l'absence de modèle accepté par tous multipliaient les occasions d'unions intergroupes.
-
[2]
L'école de formation d'ulema de Déoband. près de Delhi, fondée en 1862 (J.-C.) est l'une des plus importantes du monde. Elle est très conservatrice en matière de mœurs, souple en matière d'adaptation au monde. Des éléments de ce courant ont formé les Taliban.
-
[3]
L'hindouisme ne pratiquait pas les conversions ou reconversions jusqu'au début du XXe siècle (J.- C.). Aujourd'hui il existe diverses procédures appuyées sur le refus, au moins théorique, de l'intouchabilité. L'islam et le christianisme ont été et demeurent prosélytes, malgré des tentatives légales pour freiner leurs « achats d'âmes », comme disent les militants de la VHP.
-
[1]
Veuve s'autosacrifiant sur le bûcher funéraire de son mari ou d'une autre manière. L'autosacrifice féminin ouvrait aux femmes une voie égale à celle de l'ascèse pour les hommes, la plus haute. Malgré sa dureté ritualisée, le geste volontaire de la sati est le contraire du viol, processus de souillure et d'abaissement.
-
[1]
Observé pour le Ramnavmi à Raipur en 1991.
-
[2]
L'Inde britannique, dirigée par un vice-roi depuis 1858, n'était pas un ensemble unifié. À côté de vastes unités disjointes de gouvernement direct (presidencies), il existait 567 États-croupions ou sujets de taille très inégale, formant deux cinquièmes du territoire. Certaines régions étaient sous gouvernement militaire ou administration spéciale. Il n'empêche que cet agrégat disparate a rapidement fusionné en 1947-1948 dans le cadre des deux nouveaux États et que la conscience de constituer un ensemble socioculturel et géographique entre Sri Lanka et les Himalayas est toujours restée notable sous des expressions très variables.
-
[1]
Des milliers de temples, dont de très grands sanctuaires, ont été pillés ou détruits par des pillards et des souverains musulmans. Ensuite, il y eut de nombreux conflits de territoire. Les Britanniques ont figé les choses. Lors de la Partition, des milliers d'édifices cultuels ont été endommagés, désacralisés ou détruits en Inde et au Pakistan. Les disputes pour des terrains de prières et des cimetières sont omniprésentes. Puis il y eut Ayodhya le 6 décembre 1992 vers 11h45.
-
[2]
C'est une pratique du brigandage rural qui impressionne beaucoup les imaginaires.
-
[3]
Il y a une centaine d'années, sur vingt ans, la peste fit 20 millions de victimes dans l'Ouest du pays. En ville, les Britanniques internèrent les personnes infectées et elles furent plus ou moins soignées. La rumeur disait alors que les Saheb aspiraient la substance vitale des jeunes gens avec leurs seringues. Il y eut des émeutes.
-
[1]
L'idée de souillure n'est pas exprimée de la même façon chez les musulmans mais elle y compte autant que chez les hindous. Voir Mary Douglas (1981).
-
[2]
« Vive le dieu Ram » et « Dieu est le plus grand ». Les nationalistes hindous semblent avoir emprunté, dans ce cas, aux musulmans.
-
[3]
Fête chiite commémorant la mort de Hossain (53 Hégire), tué à Kerbela en Mésopotamie par des troupes du calife ommeyade Yazid. Cette passion chiite est fêtée en Inde aussi par les sunnites. Modèle du martyr.
-
[1]
Le mariage kstrya, simplifié et infléchi selon de nombreux modes, est devenu un modèle dominant qui diffuse dans toute la société y compris, pour certains éléments du rituel, chez les musulmans.
-
[2]
Mumbai, 1993.
-
[1]
Cette question se pose mais ne peut trouver réponse ici. Retenir seulement que les amalgames les plus sauvages et moralisateurs et le genre reductio ad hitlerum ont été pratiqués sans retenue, sans grand effet sur l'opinion.
-
[1]
Il existe dans l'hindouisme une longue tradition du sacrifice de soi. fortement représentée parmi les rangs inférieurs.
-
[2]
P. Sen Amiya (1993), Hindu Revivalism in Bengal, Delhi, Oxford University Press.
-
[1]
Pas de classe moyenne en Inde, cf. Heuzé, 1999.
-
[1]
Notamment auprès des hommes d'État, diplomates et entrepreneurs dont la culture rudimentaire et la pensée magique de bas étage étonnent. Certains viennent de l'ambassade de France...
-
[2]
Des conflits internes au monde musulman prennent place régulièrement car les fêtes (ibid.) et le ramadan sont annoncés par la nouvelle lune. La taille de l'Inde (3 000 km de large) explique des différences d'interprétation mais celles-ci incarnent aussi un conflit larvé entre les lettrés et le « peuple ».
-
[1]
Aucun temps humain, sans parler des ères, n'est scientifique ou pourvu de vocation à être universel. C'est la force qui a décidé. La force répond. Les théories de la relativité ont montré combien les conceptions d'un temps linéaire étaient sans rapport avec ce que découvrent les physiciens. Quant au Christ, il est moins substantifié que Vikramadatya ou l'Hégire.
-
[2]
Le RSS a tenté de dater ses textes et journaux en usant de l'ère de Vikram, mais ce qui a très bien réussi en Israël (où les quotidiens portent le temps biblique de l'ère juive sans être accusés de fondamentalisme passéiste) n'est pas admis dans un univers dominé où les élites subalternes du type RSS sont sommés de montrer leur modernité en s'anglicisant. La Shiv Sena, qui a intériorisé les catégories modernistes, date seulement en temps JC...
-
[3]
Kaliyug, le quatrième âge des temps après l'âge d'or, celui de l'argent, celui du cuivre. Un yug dure deux millions quatre cent mille ans (il y a des différences d'écoles) et se conclut sur un trouble général marqué par l'intervention d'un avatar (dieu incarné). Nous sommes en 5104 de l'âge de Kali.
-
[1]
Ces catégories de la pensée hindoue concernent la compréhension de l'être dans sa relation à la société et à l'ordre sociocosmique (dharma). Ces trois éléments seraient présents en chacun. Le sat est la force de vérité, le rajas la vigueur et le courage, le tamas le désordre dangereux et indispensable. Cette philosophie non dualiste et riche est connue des nationalistes hindous et de nombre d'Indiens. Durant le mouvement d'Ayodhya, elle a été invoquée pour mieux nier ce qu'elle contient d'exigence envers soi-même, chaque catégorie pouvant se travailler grâce à des exercices appropriés dont la démolition de mosquées et les pogromes ne font pas partie.
-
[1]
Une conversion de masse d'ex-intouchables à l'islam dans le Sud fut le déclencheur de la « vague safran » en 1981.
-
[2]
Depuis les premiers recensements généraux de la population (1872), les hindous sont convaincus d'être éparpillés, ce qui est sans doute juste, et confrontés à la démographie agressive des musulmans, ce qui n'est pas totalement faux (le Québec où la petite minorité française a pratiqué la surnatalité durant deux siècles sous la direction des prêtres catholiques vaut peut-être d'être comparé), mais la polémique est dramatisée par des manipulations aberrantes de chiffres et des accusations de complots.
-
[3]
Voir Arthasastra de Kautilya (bibliographie). L'artha englobe le politique et l'économique dans les perceptions hindoues anciennes.