Notes
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[1]
Ces dispositions ouvraient un droit à la retraite à 60 ans pour les personnes exposées à certaines conditions de travail dans les dernières années de leur vie professionnelle.
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[2]
Document unique d’évaluation des risques.
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[3]
Organisme professionnel de prévention du bâtiment et des travaux publics.
-
[4]
Dans les cas de détachement transnational de travailleurs par un employeur établi hors de France.
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[5]
Cf. note 2 ci-dessus.
1 Le projet de compte pénibilité a été accueilli dans le débat social comme une nouveauté. Pourtant, il n’est pas sans précédent dans l’histoire sociale française…
2 Non, en effet. Il y a notamment une filiation directe entre le dispositif actuel et les dispositions promues en décembre 1975 par Lionel Stoleru [1].Très peu de gens le disent, alors que ce lien est manifeste. En particulier, la négociation entre patronat et syndicats a été induite par le souvenir de la mesure Stoleru. Cette mesure a disparu avec la retraite à 60 ans, mais est restée très présente dans les esprits, notamment syndicaux, et a continué à inspirer la réflexion des uns et des autres.
3 Ce dispositif de 1975 était généreux…
4 Et probablement coûteux, potentiellement du moins ! D’abord, parce qu’il n’était pas cumulatif, mais de consommation directe : il concernait les personnes qui étaient alors à proximité de leur départ, et il suffisait de 5 ans d’exposition sur les 15 dernières années. Et puis, il s’agissait en fait d’un régime spécial avec un nombre de personnes concernées largement étendu. Je suis persuadé d’ailleurs qu’au moment où le ministère des Finances a fait les comptes, en 1981-1982, pour évaluer le coût de la retraite à 60 ans, l’existence de ces retraites précoces et leur expansion prévisible ont pu peser dans la décision puisqu’on allait, en quelque sorte, faire l’économie du coût de cette mesure. Et que cela représentait une économie substantielle.
5 Venons-en à votre première mission de facilitation et de concertation. Pouvez-vous nous rappeler les conditions de son lancement ?
6 Cette mission est née dans des circonstances très particulières. En novembre 2013, quand j’ai été approché et que j’ai donné mon accord, la loi elle-même était pratiquement figée. La première lecture à l’Assemblée nationale était déjà faite ; les amendements significatifs étaient donc déjà passés. Restait un débat au Sénat qui a évidemment remis en cause beaucoup de la loi initiale, mais celle-ci a été largement rétablie par l’Assemblée. Puis, il y a eu l’avis du Conseil constitutionnel. Finalement, la loi a été promulguée comme vous savez en février 2014, si bien que ma mission officiellement n’a démarré qu’à ce moment-là. Cette mission devait clairement s’inscrire dans le cadre de la loi, telle qu’elle était formulée. Or un argument de l’opposition qui a beaucoup pesé sur la majorité, dans la confection de la loi, c’était l’idée que par ce biais on allait imposer aux employeurs du secteur privé des régimes spéciaux. C’est cela qui était pointé comme insupportable, comme le signe d’une incompréhension du gouvernement socialiste quant à la vie des entreprises. D’où la volonté des auteurs de la loi que la règle du jeu soit bien de prendre en compte la pénibilité individuellement supportée par les salariés. Cela impliquait un suivi individuel, ce qui avait évidemment provoqué de la part du patronat, déjà à l’époque, une réaction très négative.
7 Pourquoi cette réaction était-elle aussi négative ?
8 La réaction a été d’autant plus négative qu’une partie du patronat était convaincue qu’il y avait un vrai sujet « pénibilité », qu’effectivement les travailleurs manuels (puisque c’est bien de pénibilité physique qu’il s’agit) avaient une espérance de vie inférieure à celle des non manuels et que, dans un certain nombre de cas, des carrières se terminaient dans des conditions de santé altérées. Ces employeurs s’étaient donc engagés dans une discussion avec le gouvernement sur ce que pourrait être une loi « pénibilité ». Ceux-là ont été un peu pris à revers par cette discussion sur l’exposition individuelle, et ont eu le sentiment qu’à un moment donné le dossier leur avait échappé. Il faut se rappeler qu’à l’époque, il y avait un vrai débat avec le gouvernement sur la mise en place de ce qui est devenu le Pacte de responsabilité. La pénibilité était devenue une pierre d’achoppement dans la discussion sur ce Pacte. La situation était donc délicate, et il fallait faire quelque chose pour rétablir un échange entre les parties. Sans aucun doute j’ai été choisi parce que j’apparaissais comme quelqu’un qui avait une expérience de l’entreprise, qui était susceptible de réduire les craintes du patronat. En même temps, je suppose que, compte tenu d’une certaine expérience du dialogue social, je n’ai pas été considéré par les syndicats comme quelqu’un d’insensible à leurs arguments.
9 Au cours de cette première mission, vous avez beaucoup travaillé avec les branches professionnelles…?
10 Oui pour l’essentiel. J’ai évidemment vu les organisations patronales et toutes les organisations syndicales, mais j’étais convaincu qu’on ne saisissait pas la texture de la pénibilité si on restait au niveau d’interlocuteurs interprofessionnels, parce que ce problème a des expressions extrêmement différentes d’une branche à l’autre. Pour résumer ma démarche, j’ai essayé d’éviter le piège des régimes spéciaux (c’est-à-dire une définition interprofessionnelle d’un certain nombre de métiers comme pénibles, qui sont en fait d’une pénibilité très inégale selon les contextes), et sans pour autant adopter véritablement un dispositif individuel qui me paraissait impraticable, en tout cas dans les entreprises qui n’auraient pas un équipement à la fois technique, informatique et intellectuel important. D’abord, j’ai essayé de simplifier le dispositif, avec les facteurs, les seuils, etc. Ce qui a été finalement retenu n’était pas exactement mon approche mais je m’y suis rangé, car cela avait le gros avantage d’une certaine simplicité. Une cotation annuelle est raisonnable parce que la pénibilité n’est pas quelque chose qui se joue dans l’instant, c’est quelque chose qui se joue dans la durée, ce qui fait que l’espérance de vie est affectée, la santé est affectée de façon irréversible. Cependant j’ai souhaité, ce qui est peut-être ma préconisation la plus importante, que chaque branche définisse, de façon professionnelle, les catégories de salariés (selon leur profession individuelle, selon leurs activités collectives, selon l’intervention de dispositifs de prévention) qui seraient considérées comme exposées, en ayant comme référence le décret qui a été pris et qui fixe pour les 10 facteurs des niveaux de pénibilité. Ces « modes d’emploi de branche » que les branches étaient appelées à établir, devaient faire un pont entre leur vocabulaire et l’étalonnage interprofessionnel que donne le décret.
11 Y a-t-il eu à nouveau des contestations fortes quand vous avez remis vos propositions en juin 2014 ?
12 Elles ne se sont pas vraiment exprimées immédiatement, ni du côté syndical, ni du côté patronal. Mais, très rapidement, les choses se sont envenimées, pour des raisons qui tiennent aussi à l’équilibre global des relations entre le gouvernement et le patronat. Le patronat a choisi de demander l’abrogation du dispositif, et pratiquement tout le débat entre juillet et décembre 2014 a porté sur cette abrogation. La tension en juillet était tellement forte que le Premier ministre décidait d’une application en deux temps : quatre facteurs en janvier 2015, et six l’année suivante. Cette démarche était très judicieuse, en particulier d’un point de vue technique, parce que la préparation de ces modes d’emploi de branche demande un certain temps. On n’aurait plus eu le temps de le faire sérieusement pour que ce soit prêt le 1er janvier 2015. Les quatre facteurs pour lesquels le dispositif s’applique tout de suite sont des facteurs qui posent des problèmes circonscrits : le travail de nuit, sous la double forme du travail de nuit permanent et du travail de nuit en équipe, le travail répétitif, qui est assez facile à cerner, et le travail en milieu hyperbare, qui concerne un nombre limité de salariés. Politiquement, cet échelonnement a en revanche nourri l’argumentaire de la contestation : le patronat s’est dit qu’il pourrait obtenir d’autres reculs. J’étais convaincu dès le début que le gouvernement ne ferait pas marche arrière, car c’est pour lui une orientation très forte, ancrée profondément dans les choix faits concernant les retraites. En revanche, ma mission, dans la mesure où elle devait faciliter la mise en place du dispositif, apparaissait dangereuse à ceux qui luttaient pour l’abrogation. Après un certain nombre de mois de tensions, un nouveau dispositif de mission s’est mis en place.
13 Avec la même démarche ?
14 Il y a eu en fait deux démarches parallèles. D’une part, un député, Christophe Sirugue, et un chef d’entreprise, Gérard Huot, ont reçu conjointement une mission de réflexion sur la mise en œuvre du dispositif. D’autre part, j’ai continué d’investir sur le thème des modes d’emploi de branche. Dans cette phase qui s’est achevée en juillet 2015 par un rapport conjoint remis au Premier ministre, nous avons travaillé ensemble : nous nous voyions chaque semaine, nous discutions ensemble de tous les sujets en évitant toute incohérence entre nos interventions.
15 Au-delà de la remise de ce rapport, ma mission se poursuit : travailler avec les branches, dans l’immédiat, pour qu’émergent des modes d’emploi effectifs, qu’on puisse juger sur pièce, et qu’à terme, l’ensemble des branches s’engage dans cette voie et prépare la mise en œuvre du dispositif.
16 Peut-on connaître votre propre point de vue sur cette question délicate de l’équilibre entre dispositif collectif et individuel – avec à l’arrière-plan ce refus de principe d’une réintroduction des régimes spéciaux ? On peut penser qu’il y a des arguments rationnels de part et d’autre : d’un côté les itinéraires sont vraiment propres à chaque salarié, et l’appartenance à un métier ne suffit pas à établir les contraintes auxquelles il a été exposé ; d’un autre côté, c’est vrai que suivre ces contraintes en détail et au jour le jour, pour chaque salarié, c’est extrêmement lourd…
17 La première chose à dire sur ce sujet, c’est que tous les facteurs ne posent pas les mêmes problèmes. En fait, une majorité d’entre eux n’en posent pas vraiment. Prenons l’exemple très simple de la température. Comme pour tous les facteurs, le décret fixe un seuil en intensité (moins de 5 °C ou plus de 30 °C) et en temps (une durée d’exposition d’au moins 900 heures annuelles, ce qui correspond à un travail à mi-temps). J’ai entendu des critiques très vives, certains refusant que soit prise en compte la température ambiante et considérant que seule la température artificielle devrait être retenue. Or, je fais remarquer que si l’on se limitait aux expositions à des températures artificielles, on aurait un problème d’équité : les effets sur la santé sont les mêmes avec une température ambiante de même niveau. Deuxième remarque : les personnes qui sont au travail au moins à mi-temps sur l’année, à moins de 5° ou plus de 30°de température ambiante, il n’y en a pas, même à Saint-Pierre-et-Miquelon ou à La Réunion. En pratique donc, les seuils qui ont été retenus ne s’appliquent pas en température ambiante, compte tenu des climats de nos territoires, mais s’appliquent bien aux températures artificielles. Savoir si un salarié en moyenne est exposé à des températures de moins de 5° ou de plus de 30° plus d’un mi-temps sur l’année ne pose pas de problème pour des chefs d’entreprise, y compris des entreprises de petite taille. Il en est de même du bruit, du travail de nuit, et assez largement du travail répétitif. Au risque de surprendre, j’ajoute qu’il en est de même de l’exposition aux produits chimiques, qui pose par ailleurs d’autres questions techniques souvent difficiles pour les entreprises. Dans tous ces domaines, un suivi individuel n’est pas nécessaire ; on sait si la fonction qu’occupe une personne la range ou non dans la catégorie concernée par le décret. Restent en fait trois facteurs pour lesquels le problème d’évaluation que posent les chefs d’entreprise est tout à fait réel : la manutention, les postures, et les vibrations. Ce qui n’est pas surprenant, car ce sont justement ceux qui décrivent ce qu’on appelle le travail manuel. Il n’y a aucun doute que leur suivi peut poser problème et suppose des dispositions techniques.
18 La deuxième observation c’est que la situation est très sensiblement différente selon que l’entreprise est maîtresse de son organisation du travail (c’est-à-dire en particulier que le travail se déroule à l’intérieur de l’entreprise), ou qu’elle projette ses collaborateurs dans des sites de travail qui ne sont pas les siens, avec d’autres salariés, etc. : c’est le cas notamment dans les transports, dans une grande partie du BTP et une bonne partie des travaux agricoles et para-agricoles. On pourrait parler des emplois de la santé mais ils s’inscrivent dans un cadre de réflexion différent. Même pour les trois derniers facteurs que j’ai évoqués, si l’on est en usine ou en atelier, je ne pense pas que les problèmes de suivi soient aussi importants que ce que nous disent les entreprises. Par contre, pour ces trois facteurs, si les salariés sont à l’extérieur, je suis d’accord qu’il y a de vraies difficultés, et c’est surtout là que les modes d’emploi de branche sont nécessaires. Les grandes entreprises auront des règles construites, mais il ne faut pas laisser les PME en tête à tête avec les stipulations du décret. Il faut véritablement leur proposer des catégorisations professionnelles pertinentes, faites de telle sorte qu’elles cernent les niveaux de pénibilité retenus par les décrets. Dans de tels cas, le décret doit être pris comme un étalon, dont il ne faut pas s’écarter par souci d’équité entre les branches, mais qu’il faut traduire dans des termes qui soient « opérationnellement » manœuvrables pour les employeurs.
19 Y a-t-il déjà des exemples ?
20 Oui, dans un certain nombre de branches qui ont donné la priorité à l’organisation et la sécurité de leur fonctionnement sont déjà en train d’émerger des modes d’emploi très intéressants. Ils permettent à des entreprises, sans effort considérable, d’avoir une description objective de la situation de leurs salariés qui permet de les répartir entre catégories exposées et non exposées pour les différents facteurs, et donc qui permet de justifier auprès de chacun de leurs salariés ce qu’il en est. En gros, c’est ce que devrait faire un DUER [2] complètement structuré et bien fait : établir des groupes homogènes d’exposition, répartir les salariés entre ces groupes, repérer ceux qui sont exposés au-delà des seuils, ce qui ne veut pas dire que les autres ne sont pas exposés et qu’il n’y a pas d’efforts de prévention à faire.
21 La profession d’un salarié ne peut donc pas être le seul critère pris en compte ?
22 Non, et je peux donner un exemple puisque la branche m’a autorisé à la citer : le machinisme agricole a développé dès la loi de 2010, en liaison avec les partenaires sociaux, un système qui tient compte à la fois de la profession et des conditions d’activité. Par exemple, un mécanicien réparateur, selon qu’il opère sur des moissonneuses-batteuses ou des machines à traire, n’est pas dans les mêmes conditions de réalisation de son activité. Il y a donc à la fois des considérations de profession individuelle et d’activité, en tenant compte de la polyvalence, des équipements dont on dispose (pour la manutention notamment). Une fois tout cela pris en compte et décrit, on aboutit à un référentiel qui n’est pas très complexe mais qui permet de bien catégoriser les situations. La branche a étalonné ce référentiel par des observations de terrain. On obtient ainsi un dispositif proche de ce que donnerait une application du décret, sans suivre individuellement chaque salarié.
23 La philosophie du mode d’emploi de branche serait en quelque sorte d’avoir de grosses situations types, et de voir ensuite en quoi telle situation réelle dans une entreprise leur ressemble ?
24 Dans le débat collectif et politique, il y a eu ce débat de la simplification. On a dit que le dispositif proposé en juillet était compliqué et qu’il fallait le simplifier. Dans les discussions que j’ai avec mes interlocuteurs, je leur demande ce qu’ils veulent « simplifier » dans ce dispositif, car le décret lui-même est extrêmement simple : 10 facteurs, un seuil temporel, un seuil d’intensité, on ne voit pas ce qu’on peut simplifier. La demande de simplification est cependant fondée, mais pour une autre raison. Quand un chef d’entreprise va classer 60 de ses 80 salariés en travail pénible, il faudra qu’il puisse s’en expliquer auprès des 20 autres, alors même qu’il n’aura pas passé 900 heures à les suivre de près ! Il faut qu’il ait une description objectivée de leur exposition à la pénibilité, qui permette de dire sur quels critères il se fonde. Or, un patron de petite entreprise, ce n’est pas son métier de construire un référentiel de pénibilité, même si c’est la plupart du temps un patron « de terrain » qui partage la vie de ses salariés et en a une connaissance concrète. C’est là qu’il est important que ce soient les branches qui le fassent. C’est d’autant plus important qu’ainsi toutes les entreprises ayant des activités voisines procéderont de la même manière, ce qui est tout de même essentiel pour une approche pacifiée des relations entre entreprises. On peut prendre l’exemple de la boulangerie, où l’on connaît les facteurs de risques : la poussière de farine, la chaleur du four, les manutentions et postures, le travail de nuit. Selon la manière dont une boulangerie est organisée, on voit bien qu’on aura de la pluri-exposition, de la mono-exposition… Un mode d’emploi de branche pour la boulangerie, ce n’est pas extrêmement compliqué à écrire, je pense que ça peut tenir sur deux pages.
25 Quitte à l’améliorer ensuite, à l’usage ?
26 Voilà, mais il est très important que tous les boulangers opèrent de la même manière. Prenons à présent le cas d’un grand chantier de travaux publics, sur lequel interviennent peut-être 300 entreprises, de tailles différentes. Sans mode d’emploi de branche, ce sera impossible à gérer.
27 Ces entreprises qui se côtoient ne sont pas nécessairement de la même branche…?
28 Elles ne sont pas nécessairement du même métier, mais en général il s’agit bien de la même branche. Il y a plus d’une quarantaine de métiers dans le bâtiment, une douzaine dans les travaux publics – et c’est pourquoi il y a une vraie réflexion collective à mener dans ce secteur, avec bien sûr l’appui de l’OPPBTP [3], qui est compétent pour cela.
29 Il y a deux ans, quand se préparait la réforme des retraites de février 2014, un argument très présent pour critiquer les mesures de compensation de la pénibilité était l’argument financier. Dans ce que vous décrivez, c’est bien davantage la question de la complexité qui semble posée. L’aspect financier est-il tout de même présent, fût-ce à l’arrière-plan ?
30 Le débat sur la complexité a été beaucoup nourri par le terrain, par les réactions des entreprises elles-mêmes, qui ne comprennent pas bien comment appliquer ce dispositif. Et un certain nombre d’entre elles soulève ce problème à juste titre. Ce n’est pas par hasard si celles qui sont en pointe dans l’opposition au dispositif font partie des transports, du BTP, en partie de l’agriculture.
31 S’agissant de la surcotisation, elle ne s’applique pas cette année et les cotisations envisagées pour les années qui viennent sont extrêmement minimes. Le problème se pose surtout à l’avenir : quel sera le coût du dispositif à pleine charge, dans 30 ans ? Ce n’est pas actuellement la préoccupation principale des organisations patronales, d’autant plus que ce qui avait créé vraiment un débat patronal sur ce sujet c’est l’opposition entre les secteurs qui ont des volumes importants de salariés exposés à la pénibilité et ceux qui en ont beaucoup moins – ces derniers ayant le sentiment qu’ils vont payer pour le financement d’une mesure qui concerne les autres. C’est cela qui a été à l’origine de l’échec de la négociation interprofessionnelle de 2005-2008 ; beaucoup plus, je crois, qu’un désaccord entre patronat et syndicats sur l’architecture du système.
32 Ce d’autant plus, peut-être, que les pouvoirs publics ne donnaient pas d’indication claire sur la part de financement par l’État… alors que le rapport Struillou avait posé comme principe la mixité du financement.
33 Oui. C’est malheureusement le cas de tous ces dispositifs : aucun acteur ne donne d’indication sur sa disponibilité pour prendre en charge une part des dépenses, et du coup personne ne « sort du bois ». Le texte actuel respecte ce principe de financement mixte.
34 Dans des branches comme les transports ou le bâtiment notamment se pose le problème des entreprises employant des personnels détachés [4]. La crainte est aussi qu’à cette occasion des pratiques de délocalisation se développent, dans une concurrence internationale très vive.
35 C’est une question à l’évidence très importante compte tenu de la croissance très forte et très récente du nombre des détachés. On ne peut pas ignorer les inquiétudes que cela suscite, mais on ne peut pas non plus considérer qu’elles impliquent de renoncer à traiter un problème dont on reconnaît par ailleurs la réalité et la légitimité. Les travailleurs détachés ne peuvent évidemment pas bénéficier du compte pénibilité puisque leur pension ne sera pas payée par les régimes de retraite français. Et, en effet, les activités de transports sont en partie assurées par des entreprises étrangères. C’est aussi invoqué par le bâtiment à juste titre. Des mesures ont été prises pour encadrer l’intervention des travailleurs détachés. Évidemment, l’enjeu est de pouvoir s’assurer que ces mesures sont respectées.
36 Une autre préoccupation souvent évoquée concerne les éventuelles retombées juridiques d’un suivi de la pénibilité : en déclarant, en conformité avec le décret, des expositions catégorisées comme dangereuses à terme, et pouvant jouer sur l’espérance de vie, peut-on redouter des condamnations pour faute inexcusable, ou pour « préjudice d’anxiété » ?
37 La réflexion sur ce point doit vraiment s’articuler avec le DUER [5]. C’est légitimement ce qu’un employeur doit produire. Un employeur est responsable d’une activité : il doit repérer les postes où il y a une exposition à la pénibilité et, en fonction de ces expositions, il doit mettre en œuvre les actions de prévention adaptées. Si la déclaration de la pénibilité reflète au niveau individuel les paramètres qui sont ceux du DUER, je pense que l’employeur a les éléments pour répondre à la mise en cause de sa responsabilité :il en est effectivement responsable, il a mesuré les risques, il a mis en œuvre des moyens de prévention, et il a enregistré les expositions avec les fiches individuelles. Ce système permet à la fois de prendre en compte la pénibilité, qui est une composante de l’activité industrielle (ou des parties industrielles d’une activité qui ne l’est pas), et de maîtriser les risques juridiques qui pourraient en découler pour l’employeur. Si le dispositif pénibilité est désarticulé par rapport à l’évaluation des risques et au plan de prévention, évidemment cela fragilise la situation de l’employeur. C’est pourquoi, dans les préconisations de juillet 2014, nous avons fortement mis l’accent sur cette articulation nécessaire, ce qui a été repris dans les décrets. Ceux-ci font explicitement référence au DUER. L’employeur est d’autant plus sécurisé vis-à-vis du risque de contentieux qu’il ne fait pas des déclarations indépendantes les unes des autres en matière de mesure de l’exposition individuelle à la pénibilité et d’exposition collective aux risques dans le cadre du DUER. À mon avis d’ailleurs, un « mode d’emploi » de branche bien construit, sur la pénibilité, c’est un mode d’emploi qui explique comment on élabore un DUER. Dans ce que j’ai dit tout à l’heure à propos des facteurs de pénibilité dans la boulangerie, on trouve justement les expositions qui vont figurer au DUER. Et cela amène le boulanger à se demander comment faire baisser la température de l’atelier, diminuer la concentration de poussières de farine, faciliter la manutention des sacs, répartir le travail de nuit (ce qui est plus difficile à faire), etc.
38 L’ampleur des effectifs qui vont bénéficier du compte personnel de prévention de la pénibilité mais aussi des difficultés qu’il faudra gérer dépend bien sûr des seuils de durée et d’intensité fixés. Ceux-ci ont pu sembler complexes et ont pu varier au cours de votre première mission. Comment ont-ils été déterminés ?
39 Les seuils ont été fixés en deux étapes : j’ai fait un premier projet que j’ai diffusé, puis j’ai ajusté en fonction des réactions des branches professionnelles. Sur les intensités, les seuils ont très peu bougé. Pour le bruit par exemple, on a admis que la mesure se fait après prise en compte des équipements de protection individuelle (EPI). Globalement il n’y a pas eu tellement de débat sur les intensités. Là où en revanche des seuils ont été modifiés, c’est sur les durées. L’exemple le plus simple est celui de la manutention. La demande patronale était un seuil de 900 heures. Or, quand on va sur le terrain, que l’on parle de cela avec des personnes qui font réellement de la manutention, on se rend compte qu’avec un seuil à 900 heures il n’y aurait que très peu de salariés concernés. Même un déménageur, dont c’est l’activité principale, ne porte pas des charges sur la moitié de son temps actif. Si l’on met l’accent, comme on l’a fait finalement, sur la charge journalière avec un seuil de 120 jours de forte exposition, cela suppose déjà que la personne fait un volume significatif de manutention tous les jours, que la manutention est une composante dominante de son activité, et c’est bien cela qu’on visait à saisir. La même remarque vaut pour le seuil de 450 heures en matière de vibrations : un ouvrier n’atteint jamais 900 heures de maniement du marteau-piqueur sur l’année. Il faut tenir compte de la réalité. D’ailleurs c’est bien l’orientation qui m’avait été donnée par le gouvernement : ne retenir que des populations fortement exposées et avec des effectifs significatifs...
40 Y a-t-il eu d’autres questionnements concernant les seuils de durée et le champ des personnes concernées ?
41 On m’a interrogé pour savoir si le travail de nuit et le travail en équipe (en 3x8 ou 4x8) conduisaient à acquérir 2 points, donc s’il s’agissait d’un cumul de facteurs. En ce qui concerne le travail de nuit, en plaçant un seuil à 120 nuits par an, on inclut bien toutesles fonctions exercées de nuit en permanence. Mais on n’inclut pas le travail en équipes avec périodes de nuit, puisqu’en trois-huit, par exemple, on ne peut pas arriver pas à 120 nuits. Cela reviendrait à travailler 360 jours sans congés ! Les trois-huit sont donc pris en compte au titre d’un autre critère. Les seuils sont aussi fixés pour éviter cette superposition. Il y a un seuil pour les personnes qui travaillent de nuit en permanence et un autre seuil pour les personnes qui travaillent en équipes successives alternantes et pour des personnes qui par exemple font de la réparation-maintenance de nuit régulière, souvent en astreinte. Cette dernière catégorie est très intéressante car elle est en augmentation. Or ce travail de nuit irrégulier (une ou deux nuits par semaine) est très pénalisant pour la santé, car il n’y a pas d’accoutumance. Ce second seuil est de 50 nuits par an. Sur les postures, le seuil retenu peut aussi poser question. Il est fixé à 900 heures, soit 4 heures par jour. Seront donc concernés par exemple les carreleurs, les plaquistes, certains postes de chaîne. Les personnes qui travaillent debout ou qui se déplacent ne sont en revanche pas concernées.
42 En quoi des seuils élevés seraient-ils gênants pour les employeurs ?
43 Les employeurs ne souhaitent pas nécessairement qu’il n’y ait personne au-delà des seuils. Si des personnes considérées comme également exposées ne sont pas prises en compte par le dispositif, c’est générateur de tensions au sein des entreprises. Je suis convaincu que sur le terrain cette connaissance des expositions est beaucoup plus intuitive. L’utilisation du système correspondra sans doute en partie à cette intuition de terrain. Entre un chef d’atelier et les compagnons autour de lui, il y a une vision partagée du travail. Ils savent en gros apprécier le degré d’exposition de chacun. Une difficulté d’un autre ordre risque de se poser, à laquelle il n’y a pas de réponse simple. Dans un certain nombre de milieux professionnels et pour beaucoup de salariés, la pénibilité est aussi un motif de fierté, une composante identitaire. Sur une chaîne d’assemblage, quand certains ouvriers sont capables d’occuper des postes qu’ils sont à peu près les seuls à pouvoir tenir, en faisant la cadence et la qualité, ils sont fiers de le faire. Si en plus cela rapporte des points… La reconnaissance par le CPP pourrait renforcer ce sentiment de fierté… et diminuer l’appétence pour les actions de prévention ou les réaffectations.
44 C’est là un des principaux arguments qui ont amené à plafonner le nombre de points portés au compte…
45 Oui, mais cela reste un problème. À l’inverse, le CPP devrait inciter à faire tourner les postes durs entre plusieurs salariés : chacun d’eux redescendrait ainsi en dessous des 900 heures. C’est un mode de prévention simple et peu coûteux. Alors qu’on manque à l’heure actuelle d’incitations financières à la prévention, on peut souligner que le CPP en crée une.
Notes
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[1]
Ces dispositions ouvraient un droit à la retraite à 60 ans pour les personnes exposées à certaines conditions de travail dans les dernières années de leur vie professionnelle.
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[2]
Document unique d’évaluation des risques.
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[3]
Organisme professionnel de prévention du bâtiment et des travaux publics.
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[4]
Dans les cas de détachement transnational de travailleurs par un employeur établi hors de France.
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[5]
Cf. note 2 ci-dessus.