Couverture de RS_068

Article de revue

Analyses critiques

Pages 190 à 206

English version

De l’hospice au domicile collectif. La vieillesse et ses prises en charge de la fin du XVIIIe siècle à nos jours Yannick Marec et Daniel Réguer (dir.), Presses universitaires de Rouen et du Havre, 2013, 568 p. (coll. Histoire & Patrimoines)

1 Cet ouvrage prolonge et complète celui publié en 2007 sous le titre Accueillir ou soigner ? L’hôpital et ses alternatives du Moyen Âge à nos jours (Marec, PURH, 2007). Comme le précédent, il fait mémoire des débats d’un colloque organisé en 2010 par Yannick Marec à l’hôpital de Fécamp sur « La vieillesse et ses prises en charge du XVIIIe siècle à nos jours ».

2 Ainsi que le souligne la regrettée Geneviève Laroque dans sa préface, le très grand intérêt et l’originalité des travaux issus de ce colloque sont d’avoir su osciller harmonieusement entre le local et le global, entre l’enracinement régional et la vision nationale voire internationale en interrogeant diverses disciplines. L’ouvrage s’ouvre sur un prologue concernant les représentations de la vieillesse dans différentes œuvres littéraires étrangères ou à destination de la jeunesse, et la fin de vie d’un grand philosophe de l’époque étudiée, Emmanuel Kant. Dans sa première partie, l’ouvrage relate la construction du système d’assurance vieillesse. Dans la deuxième partie, il est question de la prise en charge des personnes âgées en hébergement collectif. Il s’agit d’évoquer aussi bien l’accueil des vieillards dans les hôpitaux depuis la fin du XVIIIe siècle, avec une place particulière consacrée aux hospices abordés dans leur dimension architecturale ou fonctionnelle, que la question du maintien à domicile au long cours. Le travail sur la mémoire collective n’est pas oublié avec notamment deux études, une à visée ethnologique sur « Habiter ensemble, vieillir ensemble, une histoire de la corésidence (ou cohabitation familiale) au cours de l’industrialisation » et une autre de portée locale sur « Finir ses jours à l’hôpital, l’exemple des hôpitaux du Havre et de Fécamp ». Dans la troisième partie, les auteurs évoquent les cinquante dernières années de politique vieillesse et l’émergence du paradigme de la coordination gérontologique. L’ouvrage s’achève assez naturellement sur la prise en charge palliative et l’étude des parcours de fin de vie au cours du XXe siècle.

3 Dans le prologue, Christian Chevandier rappelle que les images que nous avons aujourd’hui de la vieillesse ont été façonnées par le cadre économique régissant la dernière partie de la vie. Ce cadre, fortement déterminé par les politiques publiques à l’origine de notre système de protection sociale vieillesse, tend à faire passer les vieux pour une population à charge des plus jeunes et des actifs (au sens professionnel). C’est une façon d’introduire l’idée pernicieuse de la dette en héritage contractée par les plus jeunes à l’égard de leurs aînés mais aussi une occasion de stigmatiser le report sur les générations à venir du poids des régimes de retraite et de leur déficit. Une approche plus anthropologique de la vieillesse nous incite à considérer les dons et les échanges de services qui prévalent entre parents et enfants, entre conjoints ou compagnons comme le prétexte à la consolidation des liens sociaux, mais aussi comme la manifestation des devoirs qui incombent aux proches. Les Anglo-Saxons parlent à cet égard de « fardeau ». Ce sont ainsi les conjoints vieillissants qui portent le mal de l’autre au risque d’en mourir, ce sont les filles aînées ou les belles-filles qui s’occupent des vieillards en lieu et place de leurs frères ou de leur époux. Ces considérations amènent les auteurs à poser la question de l’âge de la vieillesse et de la pertinence du constat de vieillissement de la population.

4 Les travaux d’Hervé Lebras avaient ainsi permis de constater que la proportion de vieux avait sensiblement diminué puisque la fraction de personnes âgées de plus de 50 ans était de 25,5 % en 1921 et que celle des plus de 65 ans en 1976 était seulement de 13,5 %. À l’évidence, la vieillesse et les images qu’elle renvoie sont avant tout affaires de représentations.

5 À titre d’illustration des parcours de fin de vie, le lecteur est convié à l’évocation des derniers jours du philosophe Kant par différents auteurs. Elle fournit une belle restitution de l’image contrastée et paradoxale qu’a toujours renvoyée la vieillesse, quelque part entre le naufrage et la plénitude. Kant s’était donné comme but de repousser le plus possible les limites de la vie et les effets pathologiques de la vieillesse. Il s’agit pour lui d’une lutte entre la nature et la liberté de l’homme. Ce qui compte le plus à ses yeux dans la vieillesse n’est pas tant d’être pris en charge que de se prendre en charge. Il se fait ainsi avant l’heure le chantre de l’autonomie. Sa pensée le conduit même dans le Conflit des facultés (1798) à dénoncer toute tentative de prolongation de la vie qui réduirait l’individu à un stade inférieur cantonné à la seule satisfaction des besoins primaires.

6 Kant rend compte des difficultés de l’avancée en âge tout en donnant à voir les moyens qu’il a mis en œuvre pour les maîtriser. Cependant, rien de sa lente déchéance physiologique et cognitive n’échappera à ses observateurs qui décriront avec une précision clinique stupéfiante toutes les vicissitudes que subira le philosophe jusqu’à son décès à 80 ans en 1804.

7 Dans la première partie de l’ouvrage, plusieurs articles s’attachent à mieux cerner les grandes étapes de la construction du système de protection sociale vieillesse, diverses initiatives publiques et privées visant à l’instauration des régimes de retraite. Les contributions révèlent le caractère heuristique des débats autour de cet enjeu économique et social que représente la lente reconnaissance d’un véritable droit à la retraite : régime obligatoire ou régime facultatif, financement par répartition ou par capitalisation, financements publics ou financements privés ?

8 Revendiquée comme un droit, la retraite a pu être conçue comme un devoir de retrait du travailleur vieillissant. Ainsi, l’étude de dossiers de retraite ou les textes autobiographiques des magistrats durant les années 1820 montrent les mécanismes et stratégies qui utilisent le critère d’âge, les infirmités et les années de service pour imposer la cessation d’activité aux magistrats en fin de carrière.

9 L’émergence et le développement des caisses de secours mutuel ont largement contribué à redéfinir le rôle des vieux et à leur faire place dans le tissu social. Les caisses de secours mutuelles s’étaient cependant assigné d’autres objectifs et notamment la moralisation de la classe ouvrière dont les conditions de vie et l’inaptitude à épargner n’étaient pas propices à l’épanouissement de l’ordre moral auquel aspiraient les philanthropes de toute obédience à l’origine de ces institutions. La généralisation de ces institutions qui vont permettre dans la deuxième moitié du XXe siècle d’imposer le droit au repos et au retrait des travailleurs vieillissants, s’est toutefois heurtée à l’impossibilité des uns à épargner et au refus des autres à renoncer aux produits du capital. La tentation de se retourner vers le bras séculier de l’État que représente la Caisse des dépôts et consignations pour trouver une solution plus pérenne a ouvert la voie à la loi de 1905 sur l’assistance aux vieillards infirmes et incurables. La principale innovation était son caractère obligatoire contraire au principe de prévoyance individuelle et volontaire revendiqué jusqu’alors par les institutions philanthropiques. La légalisation de l’aide sociale à la vieillesse en 1905 a extrait la question de sa prise en charge de la sphère strictement familiale et a contribué à transformer l’image du vieillard mendiant pour renvoyer la question de son assistance à l’État et aux communes.

10 Les ROP (retraites ouvrières et paysannes) de 1910, fondées sur un financement par capitalisation, ont généré des prestations disparates dont la cohérence fut longue à se dessiner. En revanche, l’instauration pour les ouvriers mineurs d’un fonds de pension par répartition dès 1914 a permis d’asseoir des niveaux de prestations nettement supérieurs à ceux des salariés des autres branches professionnelles. Il faut dire que les pouvoirs publics et les employeurs étaient soucieux de stabiliser une main-d’œuvre jugée trop mouvante !

11 Peu à peu, dans la période de l’entre-deux-guerres, face à l’érosion du pouvoir d’achat des pensions de retraite issues des ROP, l’assurance professionnelle sur la vieillesse démontre toute son efficacité.

12 Le régime minier de sécurité sociale butera ensuite sur un mur démographique dont l’issue passera par un recours croissant à l’interprofessionnalisation dans le cadre du régime général d’assurance vieillesse constitué par les ordonnances de 1945 et à la solidarité nationale. Avec le régime général, une nouvelle catégorie de pensionnés émerge dont la structuration en groupe social s’achèvera par la mise en œuvre facultative, puis obligatoire, des caisses de retraite complémentaire qui ont permis de garantir des ressources aux « retraités » à hauteur de 75 % du salaire au lieu des 50 % qui prévalaient dans les années 1960.

13 La seconde partie de l’ouvrage s’attache quant à elle à développer les modalités de prise en charge des personnes âgées en établissement d’hébergement collectif. Bien avant le XVIIIe siècle, les personnes âgées isolées et dans le besoin étaient déjà prises en charge par des institutions charitables et des hôpitaux. L’hospice tout au long du XIXe et des deux tiers du XXe siècle a constitué la première forme d’établissement missionné officiellement mais non exclusivement pour l’hébergement des vieillards. Cette relégation des vieux devenus indigents par l’incapacité de travailler ou d’être secourus par leur famille est analysée dans l’article de Marie-Claude Dinet-Lecomte qui étudie la place des anciens dans les hôpitaux au tournant des XVIIIe et XIXe siècles. Ce n’est qu’à partir du milieu du XIXe siècle que sont apparus les premiers établissements spécialisés dans l’hébergement des vieillards. Un virage politique déterminant car, jusqu’alors, s’occuper des vieillards relevait essentiellement de la sphère privée et familiale.

14 Au-delà des justifications hygiénistes de ces établissements, il est symptomatique de constater qu’ils ont été édifiés la plupart du temps à la périphérie des villes et qu’ils se sont distingués par des conditions de vie difficiles caractérisées par la promiscuité des salles communes et la coupure avec le tissu social environnant. Les analyses développées par Georges Beisson dans cette partie sur l’architecture de ces « hospices » illustrent parfaitement la fonction sociale de relégation de la vieillesse pauvre et déchue dévolue à ces établissements.

15 Le développement des hospices a été accompagné par un processus de régression de la corésidence intergénérationnelle au sein des familles. L’article de Jérôme Bourdieu, Lionel Kesztenbaum et Gilles Postel-Vinay qui lui est consacré décrit très précisément le passage d’une pratique quasi généralisée à celle, plus rare mais toujours vivante, que nous connaissons aujourd’hui. Les auteurs démontrent comment dans un contexte où les générations ne veulent plus être une gêne mutuelle, la corésidence ou cohabitation s’est progressivement articulée avec les autres formes de prise en charge de la vieillesse.

16 Il convient d’évoquer en conclusion de cette partie que dans les années 1960, certains hospices de deuxième génération, notamment ceux qui accueillaient des pensionnaires payants et des vieux ménages, ont contribué à faciliter l’émergence d’une politique dite d’humanisation de ces établissements. Cette politique s’était donné pour premier objectif de « boxer » les salles communes afin de réduire l’indignité des conditions de vie et la promiscuité de moins en moins bien tolérées, tant par les pensionnaires que par leur entourage. Les programmes d’humanisation des hospices successivement mis en application n’ont pas permis de rendre ces établissements conformes aux demandes de plus en plus pressantes d’individualisation et de confort des conditions de vie exprimées par les pensionnaires. Ce décalage ressenti jusque dans l’opinion publique et l’apparition d’un nouveau type d’établissement qualifié de maisons de retraite ont été le prélude à l’abrogation des hospices par la loi du 30 juin 1975, laquelle les a contraints à se transformer soit en hôpital de long séjour soit en maison de retraite médicalisée. La médicalisation s’est ainsi imposée peu à peu comme le nouveau paradigme de l’hébergement des personnes âgées. Un paradigme qui connut son apothéose avec la loi du 17 janvier 1997 qui instituait les Ehpad comme réponse de référence pour l’accueil des personnes âgées qualifiées de dépendantes. Il convient de rappeler toutefois que ce processus de transformation des hospices programmé par le législateur en 1975 pour une durée de 10 ans aura nécessité plus de 25 ans. C’est en effet en 2001 que les dernières places d’hospice ont été transformées.

17 La troisième partie de l’ouvrage explore la deuxième moitié du XXe siècle au cours de laquelle l’État, face à la transition démographique, s’engage résolument dans l’édification d’une politique vieillesse nourrie par les conclusions du rapport de Pierre Laroque (1962). L’État et les politiques publiques se voient assigner un rôle d’intervention sur les conditions de vie des personnes âgées. Cet élargissement de la mission des pouvoirs publics fait suite à l’instauration d’un droit pour toutes les personnes âgées à des revenus propres et à un minimum de pension garanti caractérisé par la création du Fonds national de solidarité en 1956. Le rapport, au-delà du maintien dans l’emploi des travailleurs vieillissants, préconise une série de mesures favorisant le maintien à domicile et dans le milieu de vie afin de prévenir l’exclusion sociale. Outre une politique volontariste d’amélioration et d’adaptation de l’habitat, est promue la mise en place d’une offre territorialisée de services diversifiés d’aides et de soins à domicile ainsi que d’habitat collectif de type logement-foyer (ces derniers étant appelés à constituer une alternative aux mesures de placement en hospice ou en maison de retraite, établissements qui furent longtemps le seul recours lorsque la personne ne pouvait plus se maintenir à domicile). Une nouvelle contribution de G. Laroque interroge les modalités de prise en compte par les politiques publiques de ces préconisations dont beaucoup gardent aujourd’hui encore toute leur actualité. C’est le cas de la coordination gérontologique, qui reste une des priorités les plus affirmées au cours des plans économiques et sociaux impulsés par l’État jusque dans les années 1990 avant d’être sacrifiée sur l’autel de la décentralisation des compétences et du libéralisme ambiant. Ainsi, des programmes finalisés de soutien à domicile aux réseaux de santé et autres Maison pour l’autonomie et l’intégration des personnes Alzheimer (MAIA) en passant par les instances de coordination gérontologique et les centres locaux d’information et de coordination gérontologique (Clic), les dispositifs de coordination ont peu à peu été instaurés, parfois en se superposant dans les territoires dans un effet « millefeuille » que les transferts de compétence successifs entre l’État et les conseils généraux ont contribué à encore complexifier.

18 La conclusion de Patrice Bourdelais nous rappelle que le sens de la vie humaine est omniprésent dans la question de la vieillesse et de la fin de vie. Travailler sur les représentations et les modes de prise en charge de la vieillesse nécessite donc de croiser les approches philosophiques, historiques et sociologiques. C’est à cet exercice délicat, mais ô combien nécessaire, que cet ouvrage collectif nous convoque. Toutefois, la forme retenue et le souci des directeurs de la publication de rendre compte de l’exclusivité des contributions du colloque à l’origine de l’ouvrage gênent l’appréhension globale de l’évolution des politiques conduites en direction des personnes âgées et singulièrement celles relatives à l’hébergement et à l’adaptation de l’habitat individuel et collectif plus particulièrement évoquées par le titre.

19 Par Alain Villez

20 Conseiller technique Uniopss

L’automne de la vie. Enjeux éthiques du vieillissement Marie-Jo Thiel (dir.), Presses universitaires de Strasbourg, 2012, 416 p. (coll. Chemins d’éthique)

21 Issu pour partie des 4es journées internationales d’éthique qui se sont tenues en 2011 à Strasbourg sous l’impulsion du Centre européen d’enseignement et de recherche en éthique (Ceere), cet ouvrage propose un vaste parcours autour de la « situation radicalement nouvelle de la vieillesse » dans notre société (Thiel, p. 14). On sait aujourd’hui que dans les pays riches, la nouveauté de cette situation tient désormais à la conjonction du vieillissement démographique et d’une crise économique, politique et morale. De nombreux facteurs se conjuguent donc pour mettre en cause un modèle de développement caractérisé par l’accumulation matérielle d’objets et d’argent. Or, l’avancée en âge, outre qu’elle creuse un fossé temporel entre des différentes générations, amène les individus à se détacher du modèle de l’accumulation de deux manières. D’une part, le passage à la retraite ouvre à de nouvelles façons de vivre, davantage centrées sur les attentes et les besoins véritablement ressentis des personnes. D’autre part, l’attention étant désormais portée à l’essentiel – tant dans les relations que dans l’action –, l’individu peut échapper plus facilement aux contraintes sociales. Le prix à payer de cette indépendance des retraités et des personnes âgées et très âgées est celui de la nécessaire élaboration du sens de cette partie de leur vie et des épisodes de pertes qui peuvent en altérer le cours qui conduit inévitablement à la mort.

22 Penser les nouveaux enjeux du vieillissement est donc l’occasion d’ouvrir un vaste champ de questions, pour la plupart sans réponse aujourd’hui. Quelles représentations du vieillissement et de la grande vieillesse seront susceptibles de donner forme à la société de demain et de laisser une place réelle aux plus âgés d’entre nous ? Quels modèles économiques et sociaux permettront d’accorder à chacun le soin et l’attention dont il a besoin ? Quel modèle d’accompagnement pourrait être profitable aux personnes âgées et à la société dans son ensemble ? Comment enfin, dans une société qui refuse l’idée même de la mort, donner une forme collective et individuelle à cette dernière ? L’ampleur des questions témoigne du fait que le vieillissement n’est plus aujourd’hui réservé aux gérontologues, et parmi ces derniers, aux médecins et aux soignants. Mais aussi que les clichés sur les retraités et les vieux, sur leur place idéalisée ou rejetée (ce qui revient au même très souvent), perdurent largement, empêchant de nouvelles représentations de dessiner un autre avenir.

23 Ce gros ouvrage de plus de 400 pages rend compte du long chemin qui reste à parcourir. Moins que la nouveauté de la situation, il en explore les espaces les plus connus. Les titres des quatre sections qui le composent mettent en avant que pour bien vieillir, l’individu doit en payer le prix (« Vieillir aujourd’hui : à tout prix ? ») ; que le vieillissement est envisagé par la société comme une série de coûts et de dispositifs auxquels il peut ne plus avoir accès (« Vieillir aujourd’hui : à quels prix ? ») ; que toute la dignité dans le vieillissement tient au fait de ne pas perdre la tête (« Rester un homme ») ; et qu’enfin notre société, hantée par la mort qui l’effraye, doit affirmer bien haut « Croire en la vie jusqu’au bout ».

Un individu qui ne veut pas vieillir

24 Commençons par le prix que doit payer l’individu pour bien vieillir, c’est-à-dire éprouver le sentiment de ne pas (trop) vieillir. Ce prix concerne d’abord le corps qu’il s’agit de maintenir, grâce à la chirurgie esthétique (Awada et Weber, p. 47 sqq.) ou orthopédique, dans des standards de désir et de performance élevés. La transformation esthétique du corps – ou de certaines de ses parties éminemment symboliques : visage, poitrine, etc. – permet aux personnes vieillissantes voire âgées de rester dans la course face aux générations montantes et d’éprouver l’illusion que le temps ne passe pas en elles et sur elles. La chirurgie vient alors au secours d’une angoisse psychologique entretenue par les diktats d’une société jeuniste. Largement démocratisée, la chirurgie orthopédique de la hanche est entrée dans une nouvelle phase. L’article sur les indications de la prothèse de hanche (Legendre, p. 61) thématise la question de l’évaluation de la douleur de hanche du patient et le sens à lui donner. En effet, certaines de ces douleurs ne sont pas supprimées par la mise en place d’une prothèse. Ce lieu du corps, fonctionnel et symbolique, doit donc faire l’objet d’une investigation non seulement technique mais sensible et psychologique avant toute décision d’intervention. Une première indication éthique surgit au détour de cette contribution : pour être profitable, toute intervention (sociale, médicale, chirurgicale) ne peut faire l’économie de l’histoire de la personne et de l’écoute de son récit de vie. Mais cela demande d’inscrire la relation au patient dans un temps relativement long dont peu de praticiens disposent.

25 L’autre aspect du prix à payer pour ce long vieillissement est celui du risque angoissant de l’absence à soi-même, cristallisé par la démence type Alzheimer. Il est tout à fait symptomatique que l’essentiel des contributions placées sous l’intitulé « Rester un homme » traitent de cette maladie et de son poids sur les aidants. Aucune intervention ne vient ici interroger ce qui traverse la vieillesse ordinaire, elle aussi caractérisée par l’absence aux autres et à soi-même mais sous la forme de l’usure, de la fatigue, du retrait et de la confrontation au passage du temps. Très heureusement, une derrière intervention (Duffé, p. 257) vient rappeler que l’enjeu principal de la vieillesse est la coordination fine dans un récit de vie de tous les temps d’une vie. Alors que les dispositifs de soin envisagent le temps sous la forme de la durée, la plus courte possible, les personnes âgées et très âgées ont une expérience multiple et riche des temps de leur vie. Il n’est pas indifférent que cette problématique du temps soit portée dans cette partie par un théologien et un moraliste. Il vient rappeler que l’homme, être de temps, ne peut s’y inscrire que par la parole. Comment écoutons-nous, dans les dispositifs de soin et de santé et dans les différents lieux où nous la rencontrons, cette parole des plus âgés d’entre nous ? Comment en tenons-nous compte dans le travail et pour nous-mêmes ? Comment cette écoute pourrait-elle transformer les dispositifs de soins et d’aide sociale ?

Continuer à travailler puis vivre ensemble ?

26 Du côté du collectif, la crise économique met avec insistance sur le tapis la question du coût du vieillissement de la population, et à commencer au travail (Volkoff, p. 109). Le vieillissement au travail varie fortement selon les emplois occupés, les activités menées, le cadre de travail et les individus. Il n’en reste pas moins que les plus âgés des travailleurs pourraient, avec un aménagement du temps au travail, la prise en compte de la fatigabilité et des éléments du parcours de vie et de santé, contribuer à la richesse collective de l’entreprise grâce à leur efficience, à leur connaissance de l’établissement et de son contexte. On évoque souvent en France les entreprises allemandes qui font appel aux retraités pour des missions spécifiques, liées à leur expérience longue. On comprend en lisant Serge Volkoff que la difficulté française principale réside dans la reconnaissance des compétences et de l’expérience des salariés vieillissants ainsi que dans la création d’un cadre d’activité qui respecte l’évolution de leur rapport au travail et à l’entreprise. Cela suppose à terme que cette dernière soit en mesure d’intégrer à la fois l’autonomie donnée par l’expérience et une variable dont elle a pu faire jusqu’à présent l’économie en pratiquant une politique du déni : la santé de ses employés tout au long de leur carrière.

27 La question de la santé est également envisagée dans une dimension collective par une longue série de contributions portant sur la discrimination dans l’accès aux soins, leur rationnement au motif de l’âge, le poids des patients âgés dans les services de réanimation, l’accès aux soins lourds, etc. Toutes ces contributions insistent sur l’inadaptation des services de santé et de soins aux populations vieillissantes et sur la difficulté des professionnels à donner du sens à des interventions et à des prises en charge concernant des patients âgés et très âgés. La réduction du patient à un coût peut certes être envisagée comme l’adaptation rationnelle à une situation de crise économique et financière (encore qu’il y aurait lieu de s’interroger sérieusement sur la validité d’une telle interprétation du réel). Elle devrait surtout être l’occasion de penser de manière profonde la signification du vieillissement global des populations et des individus, et du sens accordé à la vie et à sa préservation. Si l’auteur critique l’âgisme des institutions de santé, reflet de l’âgisme qui traverse la société et dont les personnes vieillissantes finissent par être convaincues elles-mêmes (« je ne veux pas peser sur mes enfants »), cette critique ne conduit à aucune proposition politique ; cela est d’autant plus regrettable que la santé des populations constitue un enjeu politique majeur. Il est frappant également de constater qu’aucune intervention, critique ou non, sur le care n’a été proposée dans l’ouvrage. Le modèle politique communément admis ici est celui d’une société de services publics et privés proposant des dispositifs dans lesquels le patient ou le client sont des chiffres d’ordre de passage et des coûts. C’est aux individus de s’y adapter, non pas à ces derniers de les transformer.

Mourir par soi-même à tout prix ?

28 En miroir de la peur de perdre la tête, la dernière section de l’ouvrage est consacrée à la capacité des personnes âgées et très âgées à décider encore pour elles-mêmes. Déjà épineuse au quotidien dans la délégation des actes élémentaires de la vie aux proches et aux auxiliaires de vie, cette question est exacerbée dans le cadre des soins palliatifs, de l’euthanasie et du suicide assisté, en bref du retour de la mort sous la forme d’un puissant désir de maîtrise. Cette section est donc résolument placée sous son signe et sur ce qui pourrait rendre son acceptation féconde pour l’individu, ses proches et la société dans sa globalité. Trois contributions portent la réflexion éthique de manière argumentée et sensible.

29 La première, parmi les plus éclairantes, est celle de l’éthicien et théologien Frits de Lange (p. 309 sqq.). Elle conjugue l’intérêt d’un état des lieux de la question traitée et d’une réflexion personnelle engagée. L’auteur s’interroge sur ce que « l’on doit à ses parents âgés », c’est-à-dire sur la manière dont nous engageons nos vies dans celles de nos parents qui dépendent de plus en plus lourdement de nous. On sait la fortune dans les colloques de l’assertion qui vise à faire croire aux proches que, quelle que soit leur place dans la génération, ils deviennent les « parents de leurs parents ». Loin de cette vision des relations des générations entre elles et d’une sorte de domination revancharde des fils sur leurs pères, l’auteur rappelle que les traditions religieuses ont « [une] vision tournée vers l’avenir et la durabilité des relations intergénérationnelles. (…) En soignant leurs parents âgés, les enfants contribuent à une société qui les traitera eux aussi avec dignité, l’âge venant » (p. 320). Cette vérité, simple mais précieuse, fait du « prendre soin » une étape individuelle et collective d’un processus d’humanisation jamais acquis.

30 Christian Lalive d’Épinay propose quant à lui une ample réflexion personnelle sur le statut de l’homme vieillissant et âgé parmi les autres. Un parmi les autres mais un non semblable à tous les autres en raison de sa longue expérience de la vie, des hommes et de l’histoire. Loin d’une vision infantilisante de la personne âgée aux premiers signes de la fragilité, il ouvre des pistes fécondes pour relever les défis liés au grand âge. Il souligne l’expérience singulière de la génération qui, des années 1960 à 2010, a construit le monde de l’autonomie dans lequel elle vieillit. Son autonomie sera-t-elle respectée jusqu’au bout ? Ses volontés seront-elles entendues ? Son souhait revendiqué de mourir au moment où il le jugera opportun sera-t-il exaucé ?

31 La contribution de Pascal Hintermyer, de par sa place, fait office de conclusion et apporte dans un livre finalement assez sombre quelques lueurs d’espoir. Tout comme Roger Dadoun dans son Manifeste pour une vieillesse ardente (Zulma, 2005), il souligne la puissance créatrice potentielle des personnes âgées pour peu que les conditions de l’exercice de cette puissance soient favorisées et soutenues. Analysant différents concepts permettant de décrire la vieillesse, il s’attarde sur celui de déprise et, le retournant, affirme qu’il peut constituer sous la forme du retrait librement consenti une ressource. En renonçant à la toute-puissance sur le monde matériel, en faisant l’expérience douloureuse mais nécessaire de la dissociation de la conscience du temps et des possibilités corporelles, en ouvrant un nouveau regard sur ce qui est essentiel à l’homme pour rester sujet dans le monde, les personnes retraitées, âgées puis très âgées, font des choix riches d’enseignement. Ce retrait des plus âgés ouvre sur l’expérimentation de manières d’exister entre présence et absence. C’est là une ressource anthropologique importante, une leçon d’humanité concernant tous les âges et tous les états, surtout ceux qui sont englués dans les tumultes de l’existence. « L’art du retrait est une démarche susceptible de restituer des espaces de liberté. » (Hintermeyer, p. 402) Mais pour que cette expérience à la fois banale et singulière soit partageable, il faut les ressources spécifiques de l’art et de la communication.

32 Que retenir de cet ouvrage foisonnant ? Peut-être un risque : celui de l’éthique procédurale. Si l’éthique est la manière dont chacun, en situation, va contribuer à définir la réponse la plus juste à apporter à l’autre, alors l’interrogation éthique doit, tout en étant empreinte de connaissances, se déployer dans le champ du réel. Or certains articles de cet ouvrage laissent entrevoir le risque d’une éthique procédurale – ce qui est une contradiction dans les termes mêmes, dont l’époque a le secret. Cette éthique procédurale, derrière la construction des interrogations, avancerait à bas bruit vers la définition de « procédures » de pensée permettant de répondre toujours plus vite non aux besoins des personnes et des relations mais à ceux du dispositif (social, sanitaire, etc.). L’éthique, cerise sur le gâteau, serait alors dépouillée de ce qui fait sa subversion même : ouvrir des questionnements qui laissent vivantes les personnes auxquelles nos réponses s’adressent.

33 À la fin des années 1990, préparant avec Nancy Breitenbach la publication de son ouvrage consacré au vieillissement des personnes handicapées, nous avions fait le choix de l’intituler Une saison de plus. Nous souhaitions affirmer ainsi que l’allongement spectaculaire de la vie connu au XXe siècle ne prolonge ni l’automne ni l’hiver de l’existence, mais crée une nouvelle saison : une saison au climat à nul autre comparable et qui peut être plus heureuse ou plus tourmentée que les autres. Mais elle constitue possiblement une chance, car elle crée des conditions inédites, donc prometteuses, de relations et de rencontre des intérêts individuels et collectifs. Espérons que la lecture des contributions à cet ouvrage, sans suivre nécessairement le chemin allégorique de la table des matières, permettra à chacun de penser au-delà du quotidien, dans un certain « retrait », son expérience professionnelle du vieillissement de l’autre et l’expérience toujours inédite, jamais écrite, des « moments d’être » de son propre vieillissement.

34 Pascal Dreyer

35 Ancien rédacteur de Gérontologie et société

36 Coordinateur d’un réseau de recherche sur l’habitat

Gouverner les fins de carrière à distance. Outplacement et vieillissement actif en emploi Thibauld Moulaert, Éditions Peter Lang, 2012, 287 p. (coll. Action publique)

37 L’ouvrage de Thibaut Moulaert part d’une ambition théorique forte : renouveler l’analyse des politiques publiques en matière de vieillissement. Il s’intéresse ici en particulier à un dispositif belge peu étudié : l’outplacement (reclassement de salariés licenciés sur le marché externe) de candidats de plus de 45 ans. Cette mesure est décortiquée en croisant l’approche foucaldienne et l’analyse pragmatique. L’auteur propose de considérer l’outplacement des seniors comme un dispositif idéal-type de l’État social actif. Partant du concept de « gouvernementalité » (c’est-à-dire les manières concrètes et spécifiques pour l’État d’exercer son pouvoir) qu’il emprunte à Michel Foucault (2004a-b), T. Moulaert montre comment ce dispositif responsabilise les individus dans leur recherche d’emploi. Mais il met aussi en exergue la marge de liberté que conservent malgré tout les candidats en analysant finement leurs discours et leurs justifications selon la théorie des régimes d’engagement. Le « vieillissement actif » est ainsi au cœur d’une dialectique entre action publique et subjectivation.

38 Dans une première partie, l’auteur décortique le concept de vieillissement actif et ses usages, à partir notamment de rapports d’Institutions internationales (OMS, OCDE, UE). Il montre comment ce principe d’action est réduit en Europe à la question de l’allongement de la vie active (en emploi). L’État et les Institutions internationales souhaitent rendre les individus « capables » (empowerment) de travailler plus longtemps grâce à des dispositifs qui s’individualisent. L’outplacement des plus de 45 ans constitue ainsi progressivement une mesure qui, en devenant obligatoire, répond aux exigences du vieillissement actif.

39 La seconde partie se centre plus précisément sur un travail qualitatif d’observation et d’entretiens auprès de candidats seniors et de consultants dans des cabinets d’outplacement belges. Nouvelle forme de pouvoir pastoral, pour reprendre les termes de Foucault, le pouvoir étatique s’incarnerait dans l’outplacement, ce dernier correspondant bien à une « conduite des conduites » ou une forme aboutie de la gouvernementalité. Il s’agit en effet par l’outplacement de gouverner le bien-être des individus en les rendant capables de retrouver seuls un emploi.

40 Il faut cependant attendre la page 112 pour enfin savoir ce que font concrètement ces consultants. À partir du chapitre V, l’auteur va décrire les séances collectives et individuelles de l’accompagnement. Il démontre ainsi comment l’outplacement est un « espace fictionnel de recherche d’emploi » où les candidats apprennent à se mettre en scène, à jouer leur recherche d’emploi, à la mettre en mots selon des normes bien précises. Ce lieu théâtralisé est censé leur permettre de réaliser ensuite de manière autonome et « en vrai » leur recherche d’un travail.

41 Mais pour assurer sa réussite, l’outplacement demande aussi l’engagement des consultants qui l’animent. Cet engagement s’entend en tant que professionnel (déontologie, règles du métier…) mais aussi au sens des régimes d’engagement. Il décrit ainsi comment les consultants pensent être censés se comporter entre régime du proche (Thevenot, 2006) fondé sur une empathie extrême et prise de distance notamment grâce aux objets (tests, outils de simulation, CV…).

42 Si l’objectif initial est bien en effet de responsabiliser les candidats (« les prendre en compte, pas en charge », selon l’expression d’un consultant), l’auteur veut toutefois démontrer que les individus ne sont pas totalement contraints. Ils gardent la liberté de détourner le dispositif à des fins personnelles. Si le candidat idéal est le candidat motivé, d’autres développent des « contre-conduites » : des sujets inquiets qui pourraient utiliser l’outplacement pour reprendre confiance, des sujets silencieux ou des sujets qui tentent de tenir malgré tout et suivent le programme à la marge.

43 Constatant ces conduites, les consultants peuvent déresponsabiliser les candidats, considérant qu’ils ont des raisons rationnelles de ne pas s’investir dans la recherche d’emploi : trop près de la prépension, trop éloignés de l’emploi (les analphabètes), trop à distance des logiques d’autonomie que suppose l’outplacement, rencontrant des difficultés que le consultant qualifie de « psychologiques ». Les consultants participent ainsi aussi aux contre-conduites dans ces nouveaux dispositifs de gouvernementalité.

44 À la lecture de cet ouvrage, on ne peut que saluer l’étude d’un dispositif méconnu. Analyser ce programme spécifique comme un exemple concret du développement de l’État social actif est également un des apports du livre. Cependant, les résultats de cette démarche de recherche laissent le lecteur sur sa faim. L’ambition théorique (croiser analyse foucaldienne et régime d’engagement pour renouveler l’analyse des politiques publiques) n’apparaît pas en effet suffisamment articulée pour rendre compte du terrain réalisé. C’est paradoxalement les points aveugles de l’analyse empirique qui sautent aux yeux. On peut en souligner ici deux en particulier.

45 L’importante place laissée à l’analyse des rapports produits par différentes institutions, considérés comme bien plus que des éléments de contexte, occulte la construction même de ces documents. Ces derniers sont le résultat d’un compromis d’acteurs qui, loin de se taire une fois lesdits rapports publiés, continuent à en discuter les termes et à diffuser des interprétations diverses. Si la négociation qui préside à l’écriture des rapports n’est pas interrogée, leur diffusion et leur usage ne fait pas non plus l’objet d’une analyse approfondie.

46 Second point aveugle du terrain, l’auteur se focalise sur les régimes de justification (Boltanski, Thevenot, 1991) sans toujours les mettre au regard de l’activité concrète de travail des consultants. Si l’on ne doute pas qu’ils sont habiles à manier le discours, ne retenir que cet aspect de leur travail néglige les diverses formes d’intervention mises en œuvre auprès des candidats. Les discours de justification ne prennent toute leur profondeur que rapportée aux actions concrètes que les consultants justifient. La même remarque peut être adressée à l’étude des candidats. Plus encore, une analyse plus systématique des parcours, avant même la carrière de chercheur d’emploi des candidats, permettrait sans doute de donner du corps aux différentes typologies : notamment de comprendre qui détourne comment le dispositif, en s’appuyant sur quelles ressources sociales ?

47 Ces deux points, une fois creusés et articulés, permettraient sans doute de davantage éclairer un sujet central de la thèse de l’auteur et pourtant un peu négligé : quid de l’âge ? La plupart des descriptions, notamment du déroulement des séances que nous propose l’auteur, ne paraissent pas avoir de spécificité liée au vieillissement actif. Certes, l’auteur consacre un chapitre à la question de l’âge, mais il y discute essentiellement des seuils d’âge retenus et des représentations associées. Si d’un côté le vieillissement actif est une politique spécifique fondée sur des objectifs utilisant des critères d’âge, pourquoi sa mise en œuvre concrète passe-t-elle par une réponse générique au chômage telle que l’outplacement (censé favoriser la rencontre de l’offre et de la demande) ? N’y a-t-il aucun caractère spécial dans le travail d’accompagnement des consultants ? Si c’est le cas, il est dommage que l’auteur n’ait pas davantage creusé ce hiatus entre l’objectif politique spécifique et les moyens génériques pour y répondre.

48 En dépit de ces lacunes, cet ouvrage ouvre des pistes intéressantes sur un dispositif qui se « démocratise » et pourtant reste peu analysé (l’outplacement), et participe à éclairer le développement de l’État social actif.

Bibliographie

49 Boltanski L., Thévenot L., 1991, De la justification, les économies de la grandeur, Paris, Gallimard, 483 p.

50 Foucault M., 2004a, Sécurité, Territoire, Population. Cours au collège de France 1977-1978, Paris, Seul/Gallimard, 435 p.

51 Foucault M., 2004b, Naissance de la biopolitique. Cours au collège de France 1978-1979, Paris, Seul/Gallimard, 356 p.

52 Thévenot L., 2006, L’Action au pluriel. Sociologie des régimes d’engagement, Paris, Éditions La Découverte, 310 p.

53 Par Constance Perrin-Joly

54 Maître de conférences en sociologie, IRIS / Université Paris 13

Les démences au croisement des non-savoirs. Chemins de la complexité Jérôme Pellissier, Natalie Rigaux, Jean Vion-Dury, Geneviève Arfeux-Vaucher, Louis Ploton (dir.), Presses de l’EHESP, 2012, 221 p. (coll. Psychologie & vieillissement)

55 Cet ouvrage collectif, aboutissement du séminaire qui s’est tenu de 2006 à 2011 sous l’égide de la Fondation nationale de gérontologie (FNG), réunit les contributions de praticiens et de chercheurs français, suisses, belges et italiens travaillant dans le domaine des neurosciences, de la psychiatrie, et de la gériatrie, mais aussi dans le domaine de la psychologie et de la gérontologie, et dans ceux de la sociologie et de l’histoire de la médecine.

56 Comme le souligne Geneviève Laroque dans sa préface, l’ouvrage porte sur l’« une des grandes douleurs de la vie » : les démences. Il s’apparente, sur le fond comme sur la forme, à une pelote de laine. Sur la forme d’abord, car les 11 chapitres sont entrecoupés de commentaires, d’intertextes et de paroles de personnes atteintes de démence, qui comptent au moins autant dans l’architecture de l’ouvrage que les chapitres proprement dits. Sur le fond ensuite, car les contributeurs s’appuient sur des travaux, des théories et des convictions différents ; il existe entre eux des divergences de point de vue, « nécessaires sans doute sur un sujet aussi complexe ». De fait, la complexité, sous-titre de l’ouvrage, en est le maître-mot, et elle l’est à plusieurs égards.

Le modèle neurologique de la démence est simpliste et réducteur

57 Il l’est, en premier lieu, parce que l’idée générale de l’ouvrage est que le « modèle dominant » en matière de démences – le modèle « médical », le modèle « neurologique », mais aussi le modèle des neurosciences (neurobiologie, neuro-imagerie, neuropsychologie) – ne permet ni de décrire, ni de comprendre, ni d’appréhender correctement les phénomènes démentiels. Ce modèle, qui conçoit les démences comme des maladies résultant exclusivement ou principalement de modifications cérébrales – dont la maladie d’Alzheimer serait l’archétype – est simplificateur et réducteur (Ploton). Il ne permet pas de saisir « la modification complexe, aléatoire et problématique que constitue le processus démentiel » (Vion-Dury). Il ne rend pas raison de la complexité du concept et de la réalité de la démence (Arfeux-Vaucher).

58 La neurologie et les neurosciences, qui privilégient l’approche organique et considèrent comme secondaires les aspects psychologiques et sociaux de la démence, ont une influence très forte sur la manière que nous avons de concevoir et de nommer les syndromes démentiels (Pellissier). Or, elles les présentent comme des phénomènes exogènes frappant les sujets sans que ni eux-mêmes (leur histoire subjective, leur personnalité), ni leur entourage, ni l’ensemble social ne contribuent, d’une manière ou d’une autre, à l’apparition des troubles (Rigaux).

59 Contre cette tendance, plusieurs contributeurs de l’ouvrage affirment que les facteurs propres au sujet, à son entourage et/ou à l’ensemble social sont essentiels pour comprendre le processus démentiel. Ainsi, pour Louis Ploton, « les lésions (au sens large) sont probablement nécessaires mais non suffisantes pour expliquer le passage d’un contexte neurologique défavorable à la décompensation clinique de la maladie d’Alzheimer ». Pour Martial Van der Linden, c’est une erreur que d’attribuer « une position privilégiée aux facteurs neurobiologiques » et de considérer « les facteurs sociaux et psychologiques comme de simples modérateurs du rôle causal direct des processus neurobiologiques ». De même, Jean Maisondieu critique le « monopole explicatif de la médecine » et « l’occultation des facteurs psychosociaux » : « il est impossible qu’un individu présente des troubles d’allure démentielle sans être immédiatement réputé atteint d’une maladie du cerveau » ; or, le « naufrage sénile ne peut pas relever d’une seule cause » ; « il est hors de doute qu’au sein de ce package maladie d’Alzheimer et maladies apparentées (…) existent aussi des troubles ne relevant pas de causes cérébrales mais de processus d’aliénation psychique ou sociale », qui « ne sont pas directement liés à des atteintes organiques », dont « le primum movens est (…) un trouble relationnel ».

60 En d’autres termes, la thèse de l’ouvrage est qu’il faut « questionner les évidences scientifiques et médicales relatives aux démences » et « critiquer la doxa médico-scientifique ». Si « l’étiologie des démences reste problématique », c’est qu’elle n’a pas été correctement posée. Les démences en général, et la maladie d’Alzheimer en particulier, ne sont pas de simples maladies du cerveau ; ce sont aussi des maladies de l’esprit et des maladies sociales. Elles ne manifestent pas que « les dysfonctionnements d’un esprit réduit à un cerveau, lui-même réduit à un super-ordinateur » ; ce sont « des maladies de la relation » (Pellissier). Pour saisir la « dynamique plurifactorielle de l’apparition et de l’évolution des syndromes démentiels » (Ploton), il faut « faire un pas de côté par rapport au modèle médical dominant » et réaliser « une conversion intellectuelle vers la complexité » (Virion-Dury). Il faut « s’affranchir du modèle neurologique », et adopter une approche « psychologique, psychiatrique, sociologique et anthropologique » (Arfeux-Vaucher).

Quatre manières de se situer par rapport au « modèle médical » de la démence

61 Mais la complexité est aussi le mot-clé de l’ouvrage parce que les différents contributeurs ne se situent pas du tout de la même façon par rapport au « modèle médical dominant ». On distingue en effet dans l’ouvrage non pas une mais quatre manières de se positionner (ou pas) par rapport à ce modèle.

62 Certaines contributions, comme celles de J. Maisondieu (pour qui la maladie d’Alzheimer est « une mystification », un « artefact nosologique aliénant ») et M. Van der Linden (qui préconise – à la suite de Peter Whitehouse, dans son ouvrage Le mythe de la maladie d’Alzheimer – de « se libérer de la notion dépassée de maladie d’Alzheimer ») constituent des remises en cause directes et radicales du modèle médical de la démence.

63 D’autres contributions en revanche, comme celle de Béatrice Alescio-Vautier et celle de Marc Verny, ne remettent pas en cause ce modèle. Si la première souligne la nécessité de personnaliser les interventions de réhabilitation cognitive, et si le second considère que l’approche gériatrique doit être globale et tenir compte de la fragilisation que représente le vieillissement, mais aussi des interactions éventuelles des pathologies les unes avec les autres, ces deux auteurs reprennent à leur compte les présupposés théoriques et conceptuels de ce que les autres auteurs nomment le modèle neurologique et médical de la démence.

64 D’autres contributeurs ont une approche encore différente : ils essaient de penser par analogie les phénomènes cérébraux et les phénomènes mentaux ; ils voudraient établir des correspondances entre les sciences du cerveau et les savoirs sur le psychisme. C’est le cas de L. Ploton qui reprend à son compte le modèle de la cybernétique et du fonctionnement des réseaux informatiques pour penser à la fois le fonctionnement cérébral et le fonctionnement psychique. C’est aussi le cas de Marion Péruchon qui, au terme d’un « périple » qu’elle juge elle-même « aventureux », esquisse une « neuro-psychanalyse » des syndromes démentiels où le « déliaisonnement de la pensée » propre à la démence est « mis en correspondance avec les troubles de la transmission ou de la communication neuronale ». C’est le cas, enfin, de Jean Vion-Dury qui propose pour sa part une « neuro-phénoménologie » de la démence, une « mise en regard de ce que l’on peut saisir de l’état de conscience du patient avec son état neurophysiologique ».

65 La contribution de Mireille Bonnard, qui décrit sa pratique de l’hypnothérapie ericksonienne auprès de personnes atteintes de démence vivant en cantou, et celle d’Isabelle Donnio, qui raconte comment est née et s’est concrétisée l’idée de mettre en place des Bistrots Mémoire, se distinguent quant à elles de l’ensemble des contributions précédentes dans la mesure où leur propos est indifférent aux modèles théoriques de la démence discutés par les autres auteurs.

Une multiplicité de critiques et d’alternatives au « modèle dominant »

66 La troisième raison pour laquelle la complexité peut être considéré comme le sujet central de cet ouvrage c’est que même parmi les contributeurs qui discutent le modèle « médical » ou « neurologique » de la démence, on distingue plusieurs lignes d’arguments et plusieurs approches différentes voire divergentes.

67 En premier lieu, les critiques adressées à ce modèle sont de plusieurs ordres. Geneviève Arfeux-Vaucher met surtout en avant des arguments d’ordre clinique (le « modèle médical » ne permet pas de rendre compte de certaines observations, comme la « réapparition de comportements ou de verbalisations sensées »). M. Van der Linden use d’arguments sociologiques et scientifiques : selon lui, ce qu’on appelle aujourd’hui « maladie d’Alzheimer » n’est qu’une construction sociale répondant à deux motivations (« financer la recherche et entretenir l’illusion qu’on pourra vaincre le vieillissement du cerveau ») et ne correspond pas à ce que montrent un nombre croissant d’études scientifiques. J. Vion-Dury mène pour sa part une critique épistémologique du « modèle médical » qu’il juge scientiste, objectiviste, mécaniste, physicaliste et réductionniste, et où il croit pouvoir déceler une ontologie moniste matérialiste. L. Ploton se situe lui aussi à certains moments, sur un plan métaphysique, proposant une autre philosophie du corps et de l’esprit : « Il y a entre la pensée et son support un rapport de l’ordre de celui qui existe entre le signe et son sens. Il est donc important de raisonner en termes de correspondances et non pas en termes de causalités entre les phénomènes neurologiques et les phénomènes psychologiques. Les uns sont le pendant (la traduction simultanée) des autres ».

68 En deuxième lieu, l’ouvrage ne propose pas une approche alternative au modèle « médical » ou « neurologique » mais plusieurs manières alternatives (1) de décrire, (2) de comprendre et (3) de traiter les syndromes démentiels.

69 (1) Du côté des descriptions, M. Péruchon estime que la démence se caractérise, d’un point de vue psychanalytique, comme « une pathologie des liens et des limites, c’est-à-dire une rupture des chaines associatives mentales, simultanément à l’effacement des contenus représentatifs ». Pour J. Vion-Dury, qui s’inspire des analyses d’Eugène Minkowski (1933) et d’Arthur Tatossian (1987), la démence est moins une maladie de la mémoire qu’une désorganisation de la temporalité, un « trouble de l’orientation biographique et de la conscience de soi comme être historique ». Selon lui, pour parler de la démence, il ne faut pas partir des troubles de la mémoire et des fonctions exécutives, mais de la perte de spontanéité intellectuelle et de la fonction supérieure de synthèse.

70 (2) Du côté des théories explicatives, L. Ploton estime que « les contre-performances observées dans différents registres ne sont pas le fruit d’un dérèglement chaotique mais obéissent à une logique de type défensif ». Pour lui, tout se passe comme si l’on assistait, dans la démence, à une « adaptation fonctionnelle du réseau neuronal global consistant à mettre des fonctions hors-circuit pour éviter que l’ensemble ne devienne dysfonctionnel ». La démence serait ainsi « un mode d’adaptation faute de mieux », un « fonctionnement mental de secours ». Des prédispositions psychologiques interviendraient dans cette « bascule clinique alzheimérienne », le cerveau de certaines personnes pouvant être « plus riche en nombre et en plasticité de connexions » que celui d’autres personnes. J. Maisondieu propose une analyse sensiblement différente : selon lui, « avant d’être la maladie de certains de ses membres », le « naufrage sénile » est « le symptôme d’une société thanatophobique », où la vieillesse est devenue honteuse. Dans la genèse de la démence, le facteur fondamental serait donc humain (...) : « Il s’agit d’un processus d’aliénation relevant à la fois de l’individu, qui se rejette lui-même parce qu’il ne supporte pas ce qu’il est devenu, [...] parce qu’il partage les préjugés de tous et ne peut plus se voir en peinture [et relevant des autres membres de la société] qui ne tiennent pas trop à le reconnaître comme leur semblable », qui le considèrent « comme un cadavre ambulant ». Pour gérer « le rejet dont il se sent victime » et « l’angoisse que suscite chez lui la perspective de sa mort », le sujet « réduit sa voilure et se réduit dans sa cabine ».

71 (3) Du côté des propositions concrètes, M. Van der Linden préconise de s’affranchir des catégories diagnostiques actuelles, qu’il juge « réductrices et arbitraires ». Selon lui, il faut replacer la maladie d’Alzheimer dans le cadre plus général du vieillissement cognitif, ne pas chercher à inhiber les processus pathogènes mais cibler les facteurs de risque, favoriser les interventions psychologiques et sociales intégrées dans la communauté de vie, et – lorsque la personne vit en institution – substituer à des pratiques focalisées sur la sécurité, l’uniformité et les questions médicales, une approche dirigée vers le résident en tant que personne et vers la promotion de son bien-être et de sa qualité de vie. De son côté, Jérôme Pellissier rappelle à juste titre qu’il n’y a pas de lien direct entre les représentations théoriques de la démence et les pratiques soignantes : « Il est des soignants persuadés que les démences ne manifestent que les dysfonctionnements d’un esprit réduit à un cerveau, et qui parviennent pourtant à établir des relations étroites avec les personnes malades ; à l’inverse, il est des soignants persuadés que les démences sont des maladies de la relation, mais qui n’arrivent pas à en établir d’intenses avec les malades ». J. Pélissier estime cependant que c’est la reconnaissance des dimensions psychoaffectives de la démence qui a permis aux approches psychosociales de se développer. Et selon lui, ce n’est que si l’on renonce à voir tous les symptômes comme les manifestations d’un dysfonctionnement neurologique, si l’on s’interroge sur le sens des symptômes, que l’on peut (comme le fait par exemple L. Ploton) renouveler l’approche des expressions comportementales de la démence.

72 Plutôt qu’à une route toute tracée, c’est donc au déploiement de plusieurs itinéraires de pensée que nous invitent les différentes contributions. On comprend dès lors pourquoi, alors que le séminaire de la FNG s’intitulait « La démence au croisement des savoirs », l’ouvrage s’intitule finalement La démence au croisement des non-savoirs : notre ignorance est encore telle, en matière de démences, qu’aucune des approches proposées ne saurait se présenter comme un « savoir » définitif.

73 Le premier mérite de l’ouvrage est de ne pas essayer de gommer les divergences de point de vue entre les auteurs. Natalie Rigaux souligne que celles-ci s’expliquent en partie par le fait que les différents contributeurs n’exercent pas dans le même contexte. Il n’en reste pas moins qu’il existe des contradictions insurmontables entre certaines positions (par exemple, concernant le recours au modèle cybernétique ou aux notions de plasticité cérébrale et de réserve cognitive, que certains auteurs critiquent, tandis que d’autres les reprennent à leur compte).

74 La deuxième qualité de l’ouvrage est de ne pas hésiter à discuter, voire à critiquer, les positions qui y sont défendues. G. Arfeux-Vaucher observe par exemple que J. Maisondieu, qui affirme que le « naufrage sénile » est le symptôme d’une société thanatophobique, ne répond pas vraiment à la question de savoir comment on pourrait apprivoiser socialement la mort. Elle suggère également que M. Van der Linden, qui préconise une vie sociale harmonieuse entre tous les âges de la vie, ne dit pas comment faire en sorte que la société cesse de rejeter les personnes au fur et à mesure qu’elles vieillissent.

75 Ce dialogue interne est le principal intérêt de l’ouvrage. Même si celui-ci reprend des idées que certains auteurs ont déjà largement développées ailleurs, il permet à d’autres contributeurs de les discuter, avec une liberté de ton assez rare pour être soulignée. Deuxièmement, même s’il cède parfois à la facilité dans sa critique du « modèle dominant », l’ouvrage montre la nécessité (et même l’urgence) de ne pas se contenter d’une approche exclusivement « neuro » des démences, tout en ne dissimulant pas la difficulté qu’il y a à en développer une approche « psy » qui soit à la fois empiriquement fondée, théoriquement cohérente et opératoire. Troisièmement, même s’il recèle certaines assertions qui laissent franchement dubitatif (« Et si, devant un objet complexe comme le cerveau ou le processus démentiel, toute description pouvait être vraie, ou n’être plutôt que partiellement fausse ? »), l’ouvrage montre de manière concrète comment la gériatrie (qu’elle soit ou non d’orientation gérontologique, comme dans le très beau texte de M. Verny), la psychiatrie (qu’elle soit ou non d’inspiration phénoménologique) et les sciences humaines (dès lors qu’elles servent à étayer l’innovation sociale) peuvent, ensemble, contribuer à renouveler l’approche – théorique, mais aussi pratique – de ce que le professeur Jean-Marie Léger appelait déjà les syndromes démentiels du sujet âgé.

76 Par Fabrice Gzil

77 Docteur en philosophie

78 Responsable du pôle Études et recherche

79 Fondation Médéric Alzheimer, Paris


Date de mise en ligne : 15/10/2014

https://doi.org/10.3917/rs.068.0190

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