1 Les choix en matière d’acquisition immobilière et de gestion du patrimoine ont donné lieu à de nombreux travaux dans lesquels le ménage est l’unité de référence (Arrondel et al., 2007, 2009 ; Authier et al., 2010 ; Insee, 2011). En montrant les différences entre les ménages et les inégalités qui en résultent, ces recherches abordent peu la question des comportements individuels au sein du ménage. L’importance des travaux qui ont étudié le logement à travers le prisme de la famille réside dans le fait qu’ils réintroduisent la parenté dans les processus de choix résidentiels aux différentes étapes du cycle de vie (Bonvalet, Gotman, 1993 ; Bonvalet et al., 1999). Pour autant, la « boîte noire » que constitue le ménage n’a pas été réellement investiguée dans la mesure où les processus de décision au sein du couple n’ont pas été étudiés, un seul membre du couple ayant été interviewé. Or, les choix qui portent sur l’accumulation du patrimoine font partie des grandes décisions qui scandent la vie d’un couple. Ils découlent de toute une série d’arbitrages et de négociations entre conjoints résultant du type de relations conjugales, de la structure familiale des deux lignées d’origine, du milieu social et de la construction des identités selon le genre.
2 Comprendre comment la gestion du patrimoine s’opère entre les conjoints est important puisque les personnes approchant l’âge de la retraite vivent le plus souvent en couple, en France comme ailleurs en Europe. Environ 60 % des ménages dont la personne de référence est âgée de 50 à 74 ans sont constitués d’un couple avec ou sans enfant et la durée moyenne de leur union reste élevée, puisque 9 adultes sur 10 vivant en couple n’ont connu qu’un seul conjoint (Cassan et al., 2001).
3 En reconstituant l’histoire patrimoniale des couples, l’objet de cet article vise à comprendre ce qui se passe (ou ce qui s’est passé) au moment de la retraite en termes de choix patrimoniaux : quels ont été les arbitrages au sein du couple selon les rôles respectifs des hommes et des femmes ? Depuis les études classiques anglo-saxonnes sur les détenteurs du pouvoir dans les couples (Cromwell, Olson, 1975), plusieurs recherches ont montré que chaque conjoint n’a pas le même poids dans les décisions, et notamment que celui dont les revenus sont les plus importants occupe souvent une place dominante (Pahl, 1989). Pour les générations nées avant la Deuxième Guerre mondiale, le rôle de pourvoyeur principal de ressources était détenu par les hommes tandis que les femmes étaient les gardiennes du foyer ou apportaient un revenu d’appoint, privilégiant la carrière de leur époux. De fait, les choix résidentiels et les stratégies d’accumulation de patrimoine ont été réalisés dans un contexte où la carrière de l’homme était privilégiée aux dépens de celle de la femme et où, par conséquent, son opinion prévalait sur celle de la conjointe.
4 La recherche présentée revient sur cette question du genre dans la gestion du patrimoine au sein des couples. Des entretiens qualitatifs ont été menés en 2010 auprès de 24 couples résidant en Île-de-France, chaque conjoint étant interrogé au même moment, mais séparément (encadré 1). L’échantillon est composé de couples dont l’homme ou la femme est âgé de 50 à 74 ans, une tranche d’âge suffisamment large pour distinguer les comportements supposés plus « traditionnels » parmi les couples les plus âgés et les relations plus « égalitaires » dans les couples plus jeunes, proches de la retraite et dans lesquels les carrières féminines ont davantage d’importance.
5 Nous étudierons en premier lieu les rôles respectifs de l’homme et de la femme dans le processus d’accumulation patrimoniale au cours de la vie active et analyserons ensuite la façon dont les couples ont géré les héritages reçus de la famille et de la belle-famille. Enfin, nous examinerons comment ce patrimoine constitué est mobilisé ou non au moment de la retraite avec pour objectif sa transmission aux enfants et sa consommation.
ENCADRÉ 1 La méthodologie et les caractéristiques du patrimoine
Sur les vingt-quatre couples enquêtés, seize sont propriétaires de leur résidence principale et parmi eux, neuf possèdent un ou plusieurs autres biens immobiliers (voir annexe). Parmi les huit couples locataires, sept sont logés dans le parc social et appartiennent aux classes populaires ou moyennes inférieures, deux d’entre eux sont propriétaires d’une résidence secondaire.
Parmi l’ensemble des couples interrogés, onze ont hérité d’un logement, un couple ayant reçu un terrain. Parmi ces héritiers, trois ont vendu le bien. Pour deux d’entre eux appartenant aux classes moyennes, l’argent a servi de complément de revenu (couple Giraudot) ou d’apport personnel pour acheter une résidence principale (couple Decroix). Ceux qui conservent le logement hérité, le plus souvent comme résidence secondaire, sont dans la grande majorité des cadres supérieurs.
Accumulation du patrimoine, arbitrages dans les couples
Le rôle prépondérant des hommes
6 Au cours des entretiens, chaque membre du couple a rappelé la manière dont ils avaient constitué ou non leur patrimoine immobilier. Certains couples ont pu accumuler un patrimoine important comme M. et Mme Martin [1], âgés respectivement de 67 et 72 ans et qui sont tous les deux issus d’un milieu modeste. Leur parcours résidentiel est représentatif d’autres propriétaires franciliens de cette génération qui ont profité des dispositifs favorables à l’accession à la propriété (Bonvalet, Ogg, 2010). Après leur mariage en 1969, ils commencent leur trajectoire résidentielle à Paris, en location dans un petit appartement loi 1948 de 18 m2. Quelque temps après, le propriétaire de l’immeuble décide de vendre l’ensemble des appartements alors que les locataires-occupants des logements régis par la loi de 1948 bénéficient d’une forte réduction pour se porter acquéreurs. Ils renouvellent l’opération deux fois, profitant du départ de leurs voisins âgés qui occupaient l’appartement mitoyen, puis de celui des voisins du studio du dessous. Ainsi débute une stratégie d’accumulation de patrimoine immobilier qui durera plus de 20 ans. Au final, en 2010, outre leur résidence principale et un pavillon en banlieue acheté en 2002, le couple possède trois studios en viager à Paris, un appartement de deux pièces acquis en bénéficiant de la loi Périssol toujours à Paris et un autre appartement de deux pièces sur le littoral. Tout au long de ce parcours d’accumulation, c’est Monsieur qui semble être l’unique moteur des décisions d’achats.
M. Martin : Donc j’ai toujours pris [un prêt] pour un maximum de 10 ans, et puis quand on a fini de payer, on était propriétaires. Pendant ce laps de temps aussi, un moment donné, on est passé à un endroit Porte de Pantin, il y a une rue qui est juste en face, piétonnière et tout, et là, il y avait un appartement à vendre parce que c’est un immeuble où c’était des gens de la loi de 48. On a acheté un deux-pièces occupé. Après on ne percevait pas de loyer, mais on l’a payé pas cher non plus. Pour l’avenir, vous voyez ?
8 Évoquant la façon dont son mari gère leur patrimoine et le fait qu’il spécule sur les prix immobiliers, Mme Martin explique :
Il est assez débrouillard. On n’a jamais eu de sous de côté. [Parlant du prix de la vente d’un de leurs biens immobiliers] La somme exacte, il doit s’en rappeler, c’est lui qui négociait tout ça.
10 Au cours des entretiens, les deux conjoints expliquent comment ils ont choisi d’acheter leur maison en banlieue pour être à proximité de leur fille cadette et de leurs petits-enfants. C’est encore Monsieur qui a clairement imposé le choix de quitter Paris pour une commune de banlieue loin de tout transport, alors que sa femme ne conduit pas. Monsieur raconte comment il a pris seul cette décision, il révèle également quelle a été son influence sur la constitution du patrimoine de sa fille.
M. Martin : Ben, la maison [de sa fille] était en construction. C’est moi qui l’ai envoyée là. Je dis à ma fille, « tiens, va voir, y a Logis transports qui construit…. » Je n’ai pas réfléchi à l’avenir. Mais après, je me suis dit : attends. Moi, je reste à Paris, comment on fait pour emmener les petits-enfants à l’école ? Et faire Paris le matin, c’est l’enfer. Impraticable ! Ah, j’ai dit mince, je n’avais pas pensé à ça. Alors, je suis revenu voir tout ça, je regardais les plans. J’ai appelé mon copain. Je lui ai dit « bon, écoute, je vais prendre celui d’à côté », voilà. Donc j’ai réservé celui-là, puis j’ai mis l’appartement en vente à Paris.
12 Contrairement à son conjoint qui a développé de nombreuses activités dans sa ville, tout en assumant l’accompagnement des petits-enfants à l’école, Madame se retrouve isolée.
Mme Martin : Bon, c’est [lui] qui a dit on ne peut pas... [rester à Paris] le matin, il faut qu’il emmène les petits à l’école. La plupart du temps, c’est R. qui les emmène à l’école… Alors il a dit bon après tout, L. [fille] va venir en pavillon, c’était un ensemble qui se construisait. Elle n’était pas construite, on a acheté sur plan. Alors il a dit puisqu’ils achètent une maison là-bas, on va regarder s’il y a une petite maison, on la prend en même temps. C’est pour ça qu’on a pris le petit trois-pièces. On était contents, moi pas trop de quitter Paris parce que là, je m’habitue tout juste à un pavillon.
14 Dans ce couple, même si les deux conjoints ont eu une carrière professionnelle complète, Monsieur à la RATP et Madame dans la restauration, puis en comptabilité dans le secteur public, la constitution du patrimoine semble être clairement l’affaire de l’homme. Pour d’autres couples, lorsque la femme n’a pas eu d’activité professionnelle, les différences de genre sont encore plus visibles. Prenons l’exemple de M. Depretz, âgé de 67 ans et ancien expert dans le secteur agroalimentaire. Il a rencontré son épouse lors d’une mission en Amérique du Sud. Après plusieurs années d’expatriation, le couple rentre en France pour s’installer près des parents de Monsieur qui semble avoir pris seul cette décision. Madame, âgée de 71 ans, exprime la difficulté qu’elle a ressentie à vivre dans un appartement pour la première fois de sa vie, sans compter les difficultés pour trouver un travail. Alors qu’elle était infirmière dans son pays, elle n’a pratiquement jamais travaillé. Et lorsque l’enquêteur lui demande si elle aurait pu convaincre son mari de rester dans son pays pour exercer sa profession, elle répond :
Je pense que je n’aurais pas accepté ce pouvoir. De toute façon, c’était lui qui gagnait l’argent pour la maison. Je ne pouvais pas l’imposer. Je pense que je ne pouvais pas l’imposer.
16 Le fait de ne pas travailler et de ne pas contribuer aux ressources du ménage comme peut-être le fait d’être étrangère et de ne pas bien connaître la culture française sont des éléments qui ont fragilisé sa position dans le couple et elle n’a pas eu les moyens de convaincre son conjoint, aussi bien pour la localisation de la résidence principale que pour l’achat d’une résidence secondaire – un bien immobilier que le couple cherchait, il y a quelques années.
Mme Depretz : Moi, je voulais le soleil. Donc, on a cherché au sud de la France et on n’a pas trouvé notre maison, une maison qui nous plaise. On n’a pas eu le coup de foudre. Moi, j’aurais... peut être trouvé une maison, mais mon mari n’était pas du même... pour ça, on n’était pas d’accord.
18 Dans plusieurs entretiens, on observe en effet que la décision d’acquérir une résidence secondaire est surtout portée par les hommes. Ainsi, M. et Mme Fremont ont-ils acheté deux petits appartements au bord de la mer, côte à côte, pour accueillir la famille pendant les vacances. Ils souhaitent y vivre 4 à 5 mois par an lorsque Monsieur, qui a 59 ans, sera à la retraite, moins d’un an après l’entretien. Pourtant, Mme Fremont, 58 ans et à la retraite depuis 6 semaines, ne semble pas avoir réellement choisi d’acheter ces appartements.
Mme Fremont : C’est mon mari qui a pris la décision. C’est l’instinct et puis voilà.
M. Fremont : En principe, elle me suit. Elle ne pose pas trop de questions… Je n’ai jamais eu à me battre avec ma femme pour ça quoique quand j’ai pris les deux appartements, elle s’est demandé si je n’étais pas toqué.
20 Le couple s’est rencontré dans le sud de la France et Madame dit « avoir suivi » son conjoint en région parisienne au moment de leur mariage. La position dominante de Monsieur peut être liée au décalage de statut social entre les époux : il a débuté sa carrière dans l’armée avant d’entamer une seconde carrière dans l’informatique, tandis que Madame a commencé à travailler à 33 ans en tant qu’agent d’entretien dans une école maternelle. Cependant, il est intéressant de noter que les relations entre époux ont évolué avec le temps, sans doute parce que Monsieur a connu des périodes de chômage et qu’il était en contrat de réinsertion au moment de l’entretien. Progressivement, Madame, qui semble être effacée au début de leur vie conjugale, a su mieux faire entendre sa voix, montrant ainsi que les rapports de force entre conjoints ne sont pas fixés une fois pour toutes.
Des choix négociés
21 Les exemples précédents démontrent que l’homme est prédominant lorsqu’il existe un décalage entre le statut professionnel des époux. En revanche, quand on observe un équilibre entre les positions professionnelles, les prises de décisions au sujet de l’acquisition d’une résidence principale ou secondaire semblent mieux partagées. Ainsi, M. Foussard, âgé de 58 ans, ingénieur commercial, reconnaît le rôle de sa femme dans le choix de localisation de leurs différents logements. Les horaires de travail de son épouse, infirmière hospitalière ont impliqué une certaine proximité entre le domicile et l’hôpital, notamment pendant les jeunes années de leurs deux enfants.
M. Foussard : En fait le problème, si vous voulez, c’est que j’ai toujours privilégié le travail de mon épouse, donc elle a toujours été plus près de son travail que moi.
23 Néanmoins, lorsqu’il s’est agi de déménager suite à la reprise de la société où travaillait M. Foussard, sa femme a accepté de s’éloigner de son lieu de travail, tout en décidant elle-même du choix de la commune de résidence. Elle l’a fait surtout pour les études des enfants à cause des lycées plus réputés en petite couronne [2] que dans la banlieue lointaine où ils avaient acheté une maison. Mais cette décision est aussi motivée par l’accessibilité des transports qui permettent une plus grande liberté aux adolescents.
24 Décider du type de logement ou de sa localisation résulte parfois de discussions où chacun expose son point de vue et essaie de convaincre l’autre. Il se produit alors tout un jeu de négociations de compromis au sein de ce couple, où chacun finit par trouver son compte. C’est ainsi que Mme Perricaud, retraitée de 62 ans, qui a beaucoup investi dans son travail (reprise des études pour devenir infirmière, formation continue, travail de nuit…), explique comment elle a laissé à son conjoint une marge de manœuvre dans le domaine du logement.
Mme Perricaud : Oui, il faut trouver des arrangements, c’est sûr. Chaque individu a le droit d’avoir son choix. Moi, j’aurais aimé une maison, lui, il n’a pas aimé, bon ben, voilà. Je me suis pliée à sa décision… gentiment. J’aurais pu insister peut-être, mais bon, je voyais que ça l’intéressait pas, donc…
26 Parfois ces négociations ont pour effet de ralentir le processus d’achat. Dans le couple Troadec, Monsieur a choisi d’être affecté en région parisienne après son école de gendarmerie pour que sa femme ait de meilleures opportunités professionnelles. Avec la retraite de Monsieur (à 56 ans), le couple qui n’a plus droit au logement de fonction, a dû chercher un appartement en location à proximité du nouveau lieu de travail de Madame (54 ans). En même temps, ils souhaitent acheter une résidence secondaire, avec l’idée d’y rester en permanence au moment de la retraite de Mme Troadec, envisagée dans 6 ou 7 ans. Dès lors, il faut que la localisation de cette résidence secondaire convienne à tous les deux. Le premier choix était la Bretagne, raconte la femme, mais « on a abandonné parce que mon mari n’était pas prêt » et le second choix était situé en Baie de Somme, mais cette fois, c’est à Madame que « ça ne plaisait pas ». Ils achèteront finalement en Normandie.
27 Lorsque la femme possède des compétences particulières ou des réseaux spécifiques, on observe une modification du pouvoir de l’homme au sein du couple. Par exemple, Mme Cardot, titulaire d’un master en langues et en documentation et travaillant dans le secteur bancaire, a pu jouer un rôle important dans l’achat du logement, profitant de ses connaissances sur les taux pratiqués et de son accès professionnel à des prêts à taux très intéressants (Grafmeyer, 1992).
28 Selon ces témoignages, les arbitrages dans les couples dépendent de la situation des femmes vis-à-vis de l’activité professionnelle, mais également de l’appartenance générationnelle. Les femmes plus âgées qui ont cessé de travailler pour s’occuper de leurs enfants ont dû accepter les choix de leur conjoint en termes de localisation et de type de logement. Parmi les six couples dont les membres ont plus de 65 ans, un seul entretient des relations plus équilibrées en matière patrimoniale en raison du statut de la femme, professeur des universités de 67 ans toujours en activité, tandis que son conjoint de 74 ans est un ancien cadre supérieur. Les couples qui se rattachent aux générations du baby-boom ont davantage l’habitude de négocier entre eux les questions de patrimoine, sauf peut-être lorsque la femme est inactive ou appartient à un statut socioprofessionnel inférieur confirmant ainsi la théorie des ressources selon laquelle plus la femme dispose d’atouts culturels ou économiques, plus elle parvient à « se faire entendre » (Glaude, Singly, 1986).
29 En dehors des investissements du couple, les biens reçus en héritage ou par donation, peuvent contribuer à modifier le rapport de force entre les époux : renforcer l’autorité de l’un, s’il est héritier ou l’amoindrir dans le cas inverse.
Gestion de l’héritage, la prédominance de la lignée sur le genre
30 L’utilisation du patrimoine au moment de la retraite et les choix qui se font au sein du couple dépendent en majeure partie du mode d’accumulation, acquisition et/ou héritage, au cours de la vie conjugale. Avec l’augmentation de l’espérance de vie aux âges élevés, l’héritage intervient de plus en plus souvent après 50 ans, à l’âge où la majorité des couples sont déjà propriétaires de leur résidence principale. Le bien hérité dans ces cas-là ne modifie pas la trajectoire résidentielle, il vient s’ajouter au patrimoine déjà constitué et il faut alors décider de son affectation.
31 En France, 70 % des personnes qui héritent d’un logement le conservent pour en faire leur résidence principale, une résidence de villégiature ou un logement de rapport (Laferrère, 2007), les résidences principales étant moins souvent gardées que les résidences secondaires (ibid.). Plusieurs processus peuvent être dégagés, depuis l’appropriation de la résidence héritée par les deux membres du couple, la vente, en passant par la gestion séparée des biens.
Le logement hérité devient la résidence principale
32 Dans le corpus d’entretiens disponibles, deux enquêtés ont hérité ou reçu en donation un logement de famille qui est devenu la résidence principale du couple : une situation qui va modifier le cours de leur trajectoire résidentielle.
33 La situation de M. et Mme Demoulin, 59 et 60 ans, est emblématique d’un parcours entièrement structuré par les héritages des deux lignées. La mère de Mme Demoulin avait hérité d’un immeuble comprenant un bar-tabac et quatre appartements dont l’un constituait la résidence principale. À la mort du père, la mère malade continue d’habiter son appartement tandis que sa fille, Mme Demoulin, reprend le bar-tabac de ses parents et le tiendra pendant une dizaine d’années avec son conjoint.
Mme Demoulin : Mes parents avaient un bureau de tabac. Mon père est décédé et ma mère pouvait pas le reprendre à son nom donc il fallait qu’on le reprenne. De toute façon, moi je n’avais pas, je n’avais pas trop le choix je vous dis, ma mère habitait au-dessus, elle ne pouvait pas rester toute seule.
Question : Comment ça, vous n’aviez pas le choix en fait ?
Mme Demoulin : Ben, parce que… euh... c’était flinguer un peu leurs 20 ans de boulot.
35 Lorsque la mère décède, le couple fatigué par le commerce, décide de vendre le café tout en conservant les quatre appartements mis en location. Cette décision est facilitée par la disponibilité d’une maison que le père de Monsieur a reçue de son propre père et dans laquelle le couple décide de s’installer. Les parents de Monsieur habitent toujours à proximité et, profitant des mesures avantageuses sur les donations et craignant qu’elles ne durent pas, le père de M. Demoulin décide en 2009 de donner la maison à son fils unique. L’histoire de ce couple est typique du parcours des travailleurs indépendants dans lequel les biens immobiliers reçus en héritage occupent une place centrale. Elle montre aussi que l’héritage de la femme a été déterminant pour la carrière de l’homme, tandis que l’héritage de l’homme a été tout aussi décisif dans le changement de carrière du couple après « l’échec » du bar-tabac.
36 Avec un tout autre parcours, M. et Mme Rousseau, âgés respectivement de 78 et 70 ans, ont eux aussi hérité chacun de leur lignée. Ce couple s’est constitué lorsque Monsieur avait 45 ans et Madame 36 ans. Auparavant, Monsieur a mené une vie de célibataire, son métier l’ayant conduit à faire plusieurs missions à l’étranger avant de s’installer définitivement en France. Au début de leur mariage, ils vivent dans un appartement qui appartient à Madame mais que Monsieur trouve petit. Peu après, au décès de ses grands-parents, Monsieur hérite de leur vieil appartement en indivision avec ses frères et sœurs. Il décide de racheter leurs parts et le couple s’installe dans cet immeuble qui date de 1760 et nécessite de très gros travaux qui vont entraîner un endettement considérable du couple. Le choix de Monsieur d’habiter l’appartement de ses grands-parents dans un immeuble à l’histoire prestigieuse s’est aussi imposé à son épouse.
Mme Rousseau : Je vous dis, c’est comme ça qu’on a pris la décision de venir ici mais on s’est offert 10 ans d’enfer. Faire des travaux dingues en travaillant tous les deux, des enfants, les gens nous ont pris pour des fous.
Question : Vous, ça vous a jamais dérangée…?
Mme Rousseau : Ah si, beaucoup ! Si, j’ai trouvé ça très dur. Très dur d’être enceinte dans un appartement sordide, d’avoir des enfants… oui, c’est dur mais bon…
38 Alors qu’au cours de l’entretien Mme Rousseau insiste sur cette période douloureuse, son mari retrace l’histoire de l’immeuble.
M. Rousseau : Pour la petite histoire, le terrain a été vendu au maître d’hôtel de Louis XV qui a fait construire cet immeuble. Voilà. L’immeuble à côté, c’était l’immeuble du Comte d’Artois. Voilà. Donc, c’était construit sur toute une zone marécageuse ici, qui était l’étang de Clamy…
40 Le rôle moteur de l’homme est rendu possible par le décalage de statut professionnel entre les deux époux, l’homme étant chercheur, expert géographe et la femme secrétaire. Cependant, lorsque, par la suite, Madame hérite de la maison de ses parents, les choses vont évoluer et la vie du couple s’organiser entre les deux résidences, entre Versailles et la Normandie. C’est ainsi que chacun des conjoints a dû effectuer un travail d’appropriation et intégrer le logement hérité dans sa propre trajectoire.
Le logement hérité est conservé comme résidence secondaire
41 M. et Mme Poirier, nés avant guerre, ont toute leur vie formé un couple dans lequel les rôles sont parfaitement définis selon le schéma classique, la femme n’ayant pas du tout investi dans son travail de secrétaire de direction. Les ressources du ménage proviennent essentiellement du conjoint qui, détenteur d’une thèse en économie, a mené une carrière internationale laissant ainsi à sa femme le soin d’élever leur fille unique. Propriétaires d’un appartement de quatre pièces très bien situé à l’ouest de Paris, ils possèdent une résidence secondaire héritée des parents de Madame. À travers son discours, on mesure l’attachement de Monsieur à son jardin au point de le faire sien comme le montre l’emploi du pronom « je ». On observe d’ailleurs une gestion différente des week-ends, Monsieur dans la maison secondaire pour s’occuper du jardin, Madame dans la résidence principale près de Paris.
M. Poirier : J’ai un terrain d’environ 1 500 m2 et y’a de quoi s’occuper. Ce qui fait que je partage ma vie entre le golf et le jardinage.
Question : Ah, oui, d’accord. Donc le jardinage, vous saviez peut-être avant que vous alliez le faire, mais le golf, c’était un peu une découverte ?
M. Poirier : Ah ! le golf, c’était après la retraite. Non, le jardinage, même je m’en occupais depuis... mon beau-père est décédé en 1987 donc pendant 10 ans, je me suis occupé de ce jardin tout seul le week-end et ce n’était pas très facile. Donc j’étais heureux d’arriver à la retraite pour pouvoir m’en occuper tranquillement.
43 Toute autre est la situation du couple Romilly, tous deux cadres supérieurs nés avant 1945. D’origine suédoise, Madame a hérité de ses parents d’une maison en campagne et d’un appartement en ville, tous les deux en Suède. Au cours de l’entretien, M. Romilly a maintenu une distance par rapport aux biens hérités de sa femme et précise bien à chaque fois qu’il s’agit de la propriété de cette dernière.
M. Romilly : Alors, je crois que je peux dire que depuis 20 ans, c’est ma femme qui décide les choses, oui. Je crois que mon père déjà m’avait dit en 1962 quand je lui ai présenté ma femme, il m’a dit mais comme ça entre nous : « je crois que c’est elle qui va prendre les décisions ». Ce n’était pas tellement vrai au début, mais c’est une question de personnalité, d’équilibre, c’est vrai aussi que ses capacités sont indéniables, et puis bon, je lui dois beaucoup donc si à la limite, elle dit... elle veut acheter des verres rouges, ben, je lui dis « ben, si tu veux des verres rouges, achète des verres rouges ». Et tout est à peu près pareil.
45 Cette situation est aussi liée à la forte personnalité de Mme Romilly et à sa réussite professionnelle en tant que professeur d’université. Le décalage est d’autant plus fort que lui est âgé de 74 ans et est à la retraite et qu’elle est de 7 ans sa cadette et poursuit son activité de professeur.
46 L’usage des biens immobiliers révèle parfois une différence de perception entre les conjoints. Après plusieurs déménagements pour le travail de M. David, le couple décide d’acheter une maison à Chartres, où ils vont rester pendant 10 ans. Puis, la recherche d’un autre travail les conduit en région parisienne. Entre-temps, alors qu’ils ont conservé leur maison à Chartres, Madame hérite de la maison de ses parents dans le Gard. Or, au moment de l’entretien, ils occupent l’appartement de la mère de M. David, dont ce dernier détient la nue-propriété avec sa sœur, sa mère en ayant conservé l’usufruit.
M. David : Je n’ai qu’une sœur. Tous les biens de la famille sont en indivision et notamment cet appartement puisque mon fils n’arrête pas de me dire que je ne suis pas chez moi, je suis chez sa grand-mère, pour m’embêter, je dis à 25 % chez moi. Donc cet appartement appartient à ma mère et je paye les loyers, les charges, enfin je paye l’électricité, les charges du bâtiment.
Mme David : Voilà, de retour ici, il y avait l’appartement qui était libre puisque mes beaux-parents, bon mon beau-père est décédé, ma belle-mère habite dans l’Aine, donc l’appartement étant vide, nous, ça nous a bien dépannés et nous sommes donc ici locataires, enfin on est logés gracieusement par, bien sûr, ma belle-mère.
48 Alors que Monsieur insiste sur le fait qu’il est propriétaire, même à 25 %, sa femme, en lui refusant cette reconnaissance du statut de propriétaire, exprime une distance par rapport à cet appartement qu’elle ne désire pas réellement intégrer dans le patrimoine du ménage. En revanche, elle évoque longuement la maison familiale dont elle a hérité et dont elle s’occupe énormément, créant ainsi une tension entre les époux quant à l’usage les différentes résidences.
49 Dans le cas du couple Perrin, respectivement 75 ans et 73 ans pour Monsieur et Madame, les deux maisons héritées par Madame ont été vendues.
Mme Perrin : Mes parents avaient une maison et j’ai hérité d’une maison d’une vieille tante qui nous a légué une maison aussi et il n’était pas question de partir en province. Il n’aime pas cultiver et il n’aime pas se baisser... C’est que la terre est trop basse. Il n’est pas bricoleur…
51 Au moment de l’entretien, Monsieur mentionne l’héritage de sa belle-mère sans rien dire des raisons de la vente alors que, d’après Madame, son conjoint trouvait la maison trop grande et trop lourde à entretenir. Cet ascendant de l’homme sur son épouse s’illustre encore dans la suite de l’entretien lorsqu’il précisera que « des fois, il faut hausser le ton, mais vous savez ce que c’est...! »
52 La différence de positionnement par rapport aux biens issus de la lignée du conjoint, travail d’appropriation (M. Poirier) ou de rejet (M. Perrin), ne se manifeste pas seulement au moment de l’héritage. L’exemple du couple Chevalier, qui n’a pas encore hérité, est frappant. Monsieur, ancien ouvrier de 62 ans, a reçu de son grand-père (presque centenaire) par donation une maison en Normandie qu’il considère plus ou moins comme sa (future) résidence secondaire.
Question : Vous avez une résidence secondaire ?
M. Chevalier : Ben, disons qu’on a une... enfin, une maison à Rouen, oui dans le centre de Rouen, enfin y a mon grand-père et c’est nous qui l’aurons à son décès quoi… Il m’a demandé de garder la maison…
54 Et pourtant, dans l’entretien, sa femme nie posséder une résidence secondaire, même à venir et n’évoque pratiquement pas cette maison, une manière de mettre à distance l’héritage futur.
Entre transmission et consommation du patrimoine
55 Au moment de la retraite, la grande majorité des ménages en Île-de-France possède au moins un logement : 65 % des retraités franciliens étaient propriétaires en 2002 et parmi eux, 36 % détenaient un autre logement contre 16 % des ménages retraités non propriétaires de leur résidence principale (Minodier, Rieg, 2007). À cette époque de la vie, certains élaborent de nouveaux projets résidentiels, quand d’autres aspirent au maintien dans leur lieu de vie habituel, notamment s’ils ont toujours habité la même commune. Mais il arrive aussi que les deux conjoints soient porteurs de projets différents. La gestion du patrimoine accumulé ou hérité au cours de la vie active peut devenir un sujet de négociations, dont l’issue varie selon la situation sociale, la configuration familiale, mais également selon le rapport de force entre conjoints.
Conserver le patrimoine pour le transmettre
56 La volonté de transmettre un bien immobilier est plus grande encore lorsqu’il s’agit d’un bien lui-même hérité. Les récits des couples confirment que l’héritage d’un logement est rarement conçu uniquement en termes économiques et conserve avant tout cette dimension affective décrite par Anne Gotman (1988). Les entretiens montrent également les conséquences de cette dimension affective ressentie par l’héritier sur l’autre membre du couple. La logique filiale « dictée par la dévotion envers les père et mère dont les désirs seront gardés et respectés » (Gotman, 2006, p. 106) s’illustre dans plusieurs situations. La place du conjoint et le pouvoir de négociation sont limités dès qu’il s’agit d’un bien hérité.
M. David : Elle est née dans cette maison [la maison qu’elle a héritée de ses parents] et puis en plus, les beaux-parents lui ont donné la maison parce qu’ils savaient qu’elle allait la garder. Normalement, dans le fonctionnement des anciens, c’était le frère aîné qui aurait dû récupérer la maison principale. Ce qui était prévu au départ et ils ont changé pour lui donner la maison à elle, la maison principale parce qu’elle s’est beaucoup occupée d’eux. Ils savaient très bien qu’elle, la maison, elle la vendrait jamais.
M. Romilly : Cette propriété, parce qu’effectivement il y a beaucoup de terrain, des maisonnettes, des choses diverses, en toute logique aurait dû être reprise en partie par ma femme et son frère. Mais seulement son frère est décédé relativement tôt et c’est devenu la propriété de ma femme et pour elle, il faut tout simplement la garder. Il faut s’en occuper.
58 Dans ces deux exemples, les couples appartiennent aux classes supérieures et ont les moyens d’entretenir plusieurs résidences, en dépit des coûts engendrés. Les conjoints acceptent les résidences de la belle-famille, car ils sont conscients du poids symbolique des maisons héritées : le choix de la fille au détriment du fils aîné dans le cas du couple David, la mort du frère dans le couple Romilly. Ils l’acceptent d’autant plus que leurs enfants adultes y sont très attachés et que ces biens remplissent totalement leur rôle de maison de famille en rassemblant toute la maisonnée pendant les vacances.
59 Pour M. Rousseau, la logique de conservation de l’appartement familial hérité de sa tante relève plus de la logique lignagère avec « un investissement du statut de transmetteur moins au profit d’enfants que d’une lignée dont on se veut le continuateur » (Gotman, 2006, p. 106). Même si cette logique est confrontée à des contraintes pratiques liées à l’absence d’ascenseur dans l’immeuble, pour M. Rousseau « il n’est pas question de mettre un ascenseur dans cette cage d’escalier qui est vraiment presque un monument historique, parce qu’il n’y en a très peu à Versailles dans ce style ». Quant à Mme Rousseau, elle est face à un problème cornélien, car il lui semble difficile de vieillir dans cet appartement : elle envisage la vente du bien familial, « décision qui se prendra avec nos enfants ».
Contribuer au processus d’accumulation patrimoniale des enfants
60 Cependant les difficultés économiques rencontrées dans les deux dernières décennies par les jeunes générations ont conforté un certain nombre de ménages « parents » dans leur volonté de transmettre le patrimoine hérité ou encore à investir dans la pierre en achetant un ou plusieurs logements. Le désir des parents d’être acteurs dans le processus d’accumulation patrimoniale de leurs enfants est une stratégie partagée par plusieurs des couples rencontrés. C’est principalement le fait des cadres moyens ou supérieurs, mais c’est aussi la situation de M. Martin, employé RATP. Ces pratiques de transmission du patrimoine aux enfants ne sont pas toujours approuvées ou négociées à part égale dans le couple, notamment en fonction de l’origine du bien, acquis ou hérité.
61 M. et Mme Barbereau, âgés de 57 et 54 ans, ont trois enfants adultes. Après avoir mené une carrière de haut niveau en tant que directeur commercial, Monsieur est « officiellement » au chômage, même s’il travaille encore occasionnellement sur quelques missions de consultant. Madame quant à elle, enseignante spécialisée auprès d’enfants handicapés, s’interroge sur son avenir professionnel. Le couple est propriétaire d’un vaste appartement en banlieue et d’une résidence secondaire en Corse. Le couple a poursuivi une stratégie d’accumulation des biens immobiliers pendant sa vie active pour permettre ensuite à ses trois enfants de commencer dans la vie avec un capital de départ. Cependant, si les deux époux étaient d’accord pour aider leurs enfants à acheter leur premier logement, selon Monsieur, ils divergent à la veille de la retraite sur la façon de gérer leur patrimoine.
M. Barbereau : Elle est beaucoup plus angoissée que moi pour les problèmes pécuniaires. Disons qu’on ne voit pas forcément toujours de la même manière. Je m’explique. Moi, j’ai tendance à penser que je vais avoir donné à mes enfants deux choses. Une éducation qui leur permet d’avoir des situations quand même correctes, deuxièmement, un toit pour démarrer dans la vie et que donc ma foi, si je dois pour assurer ma fin de vie, taper, j’allais dire, dans le capital qu’on a pu se constituer durant notre vie professionnelle me pose pas vraiment de problèmes. Ce n’est pas la fin du monde. Et je ne suis pas complètement prêt à, je vais dire, je ne vais pas m’enfermer pour mourir riche. Je pense que pour ma femme, c’est un peu différent. Elle a fondamentalement plus envie de leur laisser des choses et de les aider encore plus qu’on ne l’a fait ou là, donc si vous voulez on n’a pas tout à fait la même approche.
63 La femme, de son côté, confirme la divergence de point de vue en le justifiant par le chômage de son conjoint qui contribue à accentuer ses inquiétudes pour l’avenir ; en même temps, le fait d’être encore en activité lui permet peut-être de mieux affirmer ses différences.
Mme Barbereau : Je dirais jusqu’il y a peu de temps, jusqu’à ce qu’il perde son boulot, on était quand même relativement assez d’accord sur tout, que ce soit l’éducation des enfants, les vacances, mais depuis quelque temps, je sais pas si c’est vraiment le fait qu’il ait perdu son boulot ou si c’est le fait que les enfants soient partis parce que c’est aussi ça, on a tendance à avoir des points de vue divergents.
65 On retrouve au sein de ce couple deux conceptions différentes des transferts intergénérationnels : la thèse « altruiste » défendue ici par la femme et celle plus individualiste soutenue par l’homme estimant avoir déjà assuré l’avenir des enfants et ne leur devant plus rien.
66 Dans l’exemple précédent, l’aide donnée aux enfants provient du capital épargné par les parents au cours de leur vie active mais, dans certains cas, le patrimoine hérité permet de faciliter l’accès au logement des enfants. Ainsi, Mme Cardot, estimant que l’héritage est arrivé trop tard puisque son couple était déjà propriétaire d’une grande maison en banlieue parisienne, a décidé de donner à chacune de ses trois filles un appartement dans l’immeuble hérité de sa grand-mère. Toutefois, elle continue de s’occuper de la gestion de l’immeuble avec ses frères et sœurs. Cette décision n’est pas du tout évoquée par Monsieur qui mentionne dans son entretien simplement les deux résidences principale et secondaire acquises avec son épouse.
67 Selon une logique assez proche, M. Depretz, qui a fait le choix d’habiter près de ses parents, s’est occupé lui aussi d’aider ses enfants pour accéder à la propriété de leur logement en leur faisant une donation suite au décès de ses parents. Son fils a ainsi récupéré l’appartement de ses grands-parents que M. Depretz a donné en nue-propriété à ses deux enfants. Néanmoins, ce choix s’est opéré aux dépens de l’acquisition d’une résidence secondaire, une maison familiale qui aurait pu accueillir toute la famille, enfants et petits-enfants.
M. Depretz : Il y avait des opportunités nouvelles par les lois, j’ai fait des donations à mes enfants pour qu’ils s’installent et j’ai préféré faire ça que de garder pour moi, investir autre chose. Donc ils sont logés l’un et l’autre en propriétaires. […] Vous voyez, donc ça, c’est important. Donc, voilà pourquoi, une partie de nos économies qui aurait pu servir à acheter des logements, une résidence secondaire, a été utilisée à ça. C’est un choix, un choix qu’on a fait. Je ne peux pas dire qu’on le regrette… je ne regrette pas d’avoir fait des donations anticipées à mes enfants. C’est un choix, une priorité.
69 Le récit de Monsieur laisse penser que ce choix est aujourd’hui assumé, tout du moins par Monsieur qui estime ne pas avoir de regrets et inclut sa femme dans son propos en utilisant le « on ». En revanche, cette dernière insiste sur la difficulté du choix et de l’absence d’une maison de campagne.
Mme Depretz : J’aurais bien voulu avoir une maison de campagne parce que mes petites filles… pour les petits. Mais, pour les petits, c’est sûr mais bon on ne fait pas une histoire pour ça. On ne l’a pas fait, on ne l’a pas fait !
71 Le rapport de force inégalitaire dans ce couple a conduit la femme à suivre tout au long de la trajectoire résidentielle les désirs de son conjoint, l’achat d’un appartement près des beaux-parents, l’abandon du projet de résidence secondaire au profit des donations aux enfants. Cet achat d’une maison de campagne ne relève pourtant pas d’un choix individualiste de consommation, mais, au contraire, de l’altruisme puisque c’était destiné à l’accueil des petits enfants.
L’utilisation du patrimoine au temps de la retraite
72 D’autres couples détenteurs de biens immobiliers, acquis ou hérités, adoptent des stratégies patrimoniales visant l’amélioration de leur qualité de vie, la réalisation de projets résidentiels lorsque les ressources le permettent comme dans le cas des ménages ayant surépargné (Arrondel et al., 2009, p. 12) ou la constitution de revenus complémentaires dans le but de faire face aux incertitudes de la vieillesse. La cessation d’activité pour les ménages qui en ont les ressources économiques peut être l’occasion de réaliser des projets caressés de longue date, de déménager pour aller vivre dans un cadre de vie convoité. Cette migration, nommée mobilité de confort par Jean-Claude Driant (2007), fait l’objet de débats, de négociations au sein du couple, car les aspirations des deux conjoints peuvent diverger.
73 Dans le couple Barbereau, Madame qui travaille encore, estime que « les chances d’emploi s’amenuisent » pour son époux au chômage et voudrait vendre leur appartement de 110 m2 en banlieue pour acheter dans Paris de façon à être plus proche de son travail et à mieux profiter des avantages de la capitale.
M. Barbereau : Ma femme souhaite rentrer dans Paris intra-muros d’abord parce que [ici], ça a été très bien tant qu’on avait les enfants à charge, qu’ils soient en bas âge ou pas d’ailleurs, mais après à partir du moment où on va être tous les deux, elle préférerait être dans Paris de façon à disposer à la fois des transports en commun parisiens de manière plus élevée et puis d’être dans une ville qui bouge plus […]. Moi, honnêtement, je ne suis pas fanatique de Paris.
75 La situation vis-à-vis de l’activité évoluant (ici le chômage de Monsieur), les relations au sein du couple se modifient et influencent les choix résidentiels alors que, plus tôt dans la vie du couple, la voix de la femme était moins audible. Si elle avait auparavant l’habitude « de céder tout le temps », elle est désormais décidée à imposer son point de vue, comme celui d’aller vivre à Paris ou de passer ses vacances ailleurs que dans le sud de la France où ils ont leur résidence secondaire.
Mme Barbereau : Lui, il se trouve très bien ici et je pense que voilà, lui, il fait de la résistance. Ce n’est pas du tout son projet. C’est le mien. Ça, c’est sûr… je pense que je suis très motivée à aller habiter Paris et que j’ai des arguments.
77 La modification des relations entre conjoints suite à l’évolution de la situation professionnelle a des conséquences sur l’utilisation du patrimoine. C’est également le cas du couple Romilly avec la réussite professionnelle de la femme, qui ayant repris des études à 35 ans, après la naissance de ses enfants, va transformer totalement les positions respectives des conjoints. Pour d’autres couples, appartenant plus fréquemment aux classes moyennes inférieures qui n’ont pas l’assise financière pour pratiquer la double résidence, le projet résidentiel consiste à partir s’installer dans la résidence secondaire en province (couple Troadec) ou au pays d’origine (couple Decroix).
Conclusion
78 Pour les couples rencontrés, les choix résidentiels et les stratégies d’accumulation du patrimoine ont été réalisés dans un contexte où la carrière de l’homme était privilégiée aux dépens de celle de la femme et où, par conséquent, son opinion prévalait sur celle du conjoint. Toutefois, le patrimoine familial de l’épouse peut affaiblir l’autorité de l’homme au sein du couple. Pour les générations plus récentes, l’entrée massive des femmes sur le marché du travail a modifié leur place au sein de la famille et les rapports de force entre conjoints. En accédant à l’autonomie financière, la femme a cessé d’être cantonnée à un rôle primaire et quelque peu réducteur – celui d’épouse et de mère – pour entrer dans la modernité, c’est-à-dire pouvoir comme les hommes se réaliser par elle-même à travers la construction d’une identité individuelle (Kaufmann, 2004). L’une des conséquences de ces changements réside dans les choix faits au sein des couples : les décisions ne sont plus prises unilatéralement par l’homme, mais résultent désormais d’un projet commun (Bertaux-Wiame, 2006). Dans ce cas, les stratégies patrimoniales deviennent une affaire de couple parfois même avant d’être une affaire de famille. Car le devenir des logements hérités dépend de leur appropriation ou non par l’autre conjoint, appropriation pouvant elle-même dépendre du type de relations conjugales.
79 Si dans le rapport de force entre conjoints on observe bien un effet de génération, la lecture des entretiens révèle qu’il existe aussi un effet d’âge. En effet, au fil du temps, les femmes prennent plus d’assurance, apprennent à défendre leur point de vue, trouvent les bons arguments parce que leur situation sociale a changé en raison d’une reprise d’activité ou d’une carrière professionnelle ascendante, ou encore parce que celle de leur conjoint a été freinée ou stoppée avec le chômage. À la retraite, les dynamiques du couple peuvent encore se renouveler (Caradec, 2004), notamment lorsqu’il existe un décalage entre l’arrêt de l’activité de l’homme et celui de la femme. En effet, non seulement la différence d’âge entre époux, mais également le désir (ou l’obligation) pour la femme de travailler plus longtemps pour valider le maximum de trimestres et s’assurer une meilleure retraite entraînent parfois une inversion des rôles où l’homme est inactif, tandis que la femme travaille encore, renforçant alors le poids de ses préférences dans les décisions du couple.
80 Cette évolution du rôle des femmes ne sera pas sans conséquences sur les décisions qui seront prises par les couples durant les années de retraite. D’une part, parce que les générations du baby-boom seront les premières à hériter massivement (Laferrère, 2007). Les femmes négocieront alors cet héritage tout comme celui de leur conjoint. D’autre part, elles savent qu’avec l’écart d’espérance de vie, elles ont une grande probabilité de terminer leur vie seule avec des pensions moindres. C’est une des raisons pour lesquelles, elles apparaissent plus préoccupées quant à leur propre avenir. Ayant gagné en autonomie, elles seront plus à même de développer des stratégies propres pour faire face aux incertitudes.
Annexe Caractéristiques des 24 couples
Noms | Âge |
Statut d’activité | Métier |
Première union |
Nombre d’enfants |
Lieu de résidence |
Statut d’occupation |
Patrimoine immobilier outre la résidence principale (nombre) |
Barbereau | 57 | Chômage | Directeur commercial | Oui | 3 | 92 | propriétaire | 4 |
54 | Active | Enseignante spécialisée | Oui | 3 | 92 | propriétaire | 4 | |
Beaumont | 58 | Retraité | Cheminot | Non | 2 | 75 | parc social | 0 |
64 | Retraitée | Chef comptable | Non | 4 | 75 | parc social | 0 | |
Boutin | 54 | Chômage | Chauffeur de taxi | Non | 5 | 75 | parc privé | 1 |
46 | Active | Auxiliaire parentale | Oui | 1 | 75 | parc privé | 1 | |
Cardot | 57 | Actif | Cadre secteur bancaire | Oui | 3 | 94 | propriétaire | 3 |
62 | Retraitée | Documentaliste | Oui | 3 | 94 | propriétaire | 3 | |
Chevalier | 62 | Retraité | Ajusteur/chauffagiste | Oui | 2 | 93 | parc social | 0 |
63 | Retraitée | Auxiliaire puéricultrice | Oui | 2 | 93 | parc social | 0 | |
Chiron | 58 | Inactif | Electricien | Non | 2 | 94 | parc social | 0 |
60 | inactive | Agent de service hospitalier | Non | 7 | 94 | parc social | 0 | |
David | 60 | Actif | Directeur société électricité | Oui | 2 | 92 | propriétaire | 1 |
56 | Inactive | Auxiliaire puéricultrice | Oui | 2 | 92 | propriétaire | 1 | |
Decroix | 52 | Actif | Professeur de maths | Non | 2 | 94 | propriétaire | 0 |
57 | Retraitée | Professeur de gym | Non | 3 | 94 | propriétaire | 0 | |
Demoulin | 59 | Retraité | Manager magasin peinture | Oui | 1 | 78 | propriétaire | 0 |
59 | Inactive | Commerçante | Oui | 1 | 78 | propriétaire | 0 | |
Depretz | 67 | Retraité | Ingénieur conseil | Oui | 2 | 94 | propriétaire | 0 |
71 | Inactive | Infirmière assistante sociale | Oui | 2 | 94 | propriétaire | 0 | |
Foussard | 58 | Actif | Ingénieur commercial | Oui | 2 | 94 | propriétaire | 1 |
50 | Active | Infirmière | Oui | 2 | 94 | propriétaire | 1 | |
Fremont | 59 | Chômage | Informaticien | Oui | 3 | 94 | propriétaire | 2 |
58 | Retraitée | Agent d’entretien | Oui | 3 | 94 | propriétaire | 2 | |
Giraudot | 62 | Actif | Bibliothécaire | Oui | 2 | 75 | parc social | 0 |
65 | Retraité | Libraire | Oui | 2 | 75 | parc social | 0 |
0 | 0 | 1 | 1 | 0 | 0 | 0 | 0 | 3 | 3 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 | 1 | 2 | 2 | 1 | 1 | 0 | 0 |
parc social | parc social | parc social | parc social | parc social | parc social | propriétaire | propriétaire | propriétaire | propriétaire | propriétaire | propriétaire | propriétaire | propriétaire | propriétaire | propriétaire | propriétaire | propriétaire | propriétaire | propriétaire | propriétaire | propriétaire |
92 | 92 | 75 | 75 | 75 | 75 | 94 | 94 | 93 | 93 | 92 | 92 | 92 | 92 | 92 | 92 | 78 | 78 | 78 | 78 | 91 | 91 |
1 | 1 | 6 | 4 | 1 | 1 | 3 | 3 | 1 | 2 | 2 | 2 | 1 | 1 | 1 | 1 | 3 | 3 | 2 | 2 | 2 | 2 |
Oui | Oui | Non | Non | Non | Non | Oui | Oui | Non | Non | Oui | Oui | Oui | Oui | Oui | Oui | Oui | Oui | Oui | Oui | Oui | Oui |
Ouvrier | Organisatrice d’événements | Chauffeur routier | Hôtesse de l’air | Electricien | Médecin | Fraiseur |
Directrice administration générale | Conducteur de métro | Comptable | Policier | Infirmière en pédiatrie |
Cadre grande entreprise fabrication ciment | Secrétaire de direction |
Ingénieur technico-commercial | Secrétaire direction | Informaticien | Professeur de psychologie | Expert géographe | Secrétaire | Garde républicain |
Cadre de laboratoire (biochimiste) |
Actif | Active | Chômage | Active | Retraité | Inactive | Retraité | Retraitée | Retraité | Retraitée | Retraité | Retraitée | Retraité | Retraitée | Retraité | Retraitée | Retraité | Retraitée | Retraité | Retraitée | Retraité | Active |
58 | 54 | 59 | 51 | 62 | 58 | 60 | 60 | 67 | 72 | 65 | 62 | 75 | 73 | 75 | 75 | 74 | 67 | 78 | 70 | 56 | 54 |
Hubert | Joly | Lebrun | Madiot | Martin | Perricaud | Perrin | Poirier | Romilly | Rousseau | Troadec |
Bibliographie
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