1La transition historique vers un vieillissement des populations, en Europe durant la première moitié du XXe siècle, reflétait le recul de la fécondité engagé au siècle précédent. Plus récemment, l’effet de ces évolutions a été amplifié, au sud et à l’est du continent, par la poursuite du reflux du taux de fécondité et, partout, par la prolongation de l’espérance de vie dans les groupes les plus âgés. D’ici à 2020, dans plusieurs pays européens, un quart de la population sera âgée de 65 ans ou plus et, dans nombre d’entre eux, les personnes d’au moins 85 ans seront plus nombreuses que ne l’étaient celles de 75 ans ou plus dans les années cinquante et soixante. La progression et, désormais, l’ampleur du vieillissement de la population sont plus importantes dans les pays dont la pyramide des âges a évolué assez récemment, ce qui pose des problèmes particuliers en termes d’ajustements sociaux et de politique publique.
2En même temps que ces changements démographiques, d’autres évolutions majeures ont touché les paramètres sociaux et économiques, ainsi que les comportements vis-à-vis de la famille. Aux transformations des schémas de formation, de procréation et de séparation des couples, se sont ajoutées de profondes mutations dans le mode de vie des personnes âgées. On a qualifié de « révolution démographique discrète » le recul de la proportion de personnes âgées vivant dans des ménages associant plusieurs générations sous un même toit. Ainsi, dans les années cinquante et au début des années soixante, entre un tiers et la moitié des personnes âgées de plusieurs pays nordiques, d’Angleterre et du pays de Galles, ainsi que des États-Unis, vivaient encore dans des ménages comprenant au moins un enfant. Mais trente à quarante ans plus tard, ces populations se caractérisent par un niveau élevé d’indépendance résidentielle, le pourcentage de personnes âgées vivant avec des enfants n’avoisinant plus que 5 à 15%. Dans les pays d’Europe du Sud, les changements sont également marqués. Ainsi, en Espagne, la part de personnes âgées vivant avec leurs enfants est passée de 58% en 1970 à 23% au milieu des années quatre-vingt-dix, mais elle reste très élevée par rapport à la Suède, où elle n’atteint que 2%.
3Ces évolutions, notamment démographiques et sociales, suscitent l’inquiétude des décideurs. En effet, le soutien familial aux personnes âgées semble s’estomper alors même que le nombre de celles qui ont besoin d’aide s’accroît. Certains redoutent que ces changements n’entraînent une hausse des coûts qui seront à la charge des travailleurs plus jeunes, et une dégradation de la qualité de vie des personnes âgées. Ce pessimisme n’est toutefois pas général. En effet, certains analystes suggèrent que la proportion des personnes ayant besoin d’une assistance individuelle pourrait diminuer car on saura mieux prévenir les incapacités, les retarder et les gérer et, grâce à de nouvelles technologies, trouver des solutions de remplacement à l’aide apportée jusqu’à présent par des individus. D’autres jugent exagérément alarmiste l’idée que les jeunes générations se préoccupent de moins en moins de leurs aînés et que certains membres de la famille (enfants, nièces et neveux, frères et sœurs) sont disponibles en moins grand nombre, du fait du recul de la fécondité. Ce phénomène sera en effet au moins partiellement compensé par la présence accrue des belles-filles/beaux-fils et par l’allongement de la durée de vie commune des époux. Enfin, les services formels peuvent être préférables à ceux apportés par la famille, dans certaines circonstances, et un changement dans l’équilibre entre la famille et l’État peut être positif pour la qualité de vie des personnes âgées elles-mêmes.
4Ces constats ont poussé l’Association européenne pour l’étude de la population (EAPS) à former un groupe de travail sur les changements démographiques et l’aide aux personnes âgées (Demographic Change and Care for Older People). Les démographes jouent en effet un rôle très important dans la recherche et la politique publique portant sur des thèmes affectés par le vieillissement des populations, car les évolutions démographiques conditionnent largement des éléments clés, tels que la taille de la population âgée, l’ampleur de la longévité et celle des réseaux familiaux. Les démographes sont en outre à même de corriger certaines erreurs de jugement courantes sur les raisons et les formes du vieillissement des populations et de collecter et étudier d’un œil critique des données relatives au vieillissement et aux populations vieillissantes. Une synthèse des facteurs démographiques qui agiront sur la condition de vie des personnes âgées en Europe dans le prochain quart de siècle est par exemple en cours dans un projet de recherche international coordonné par l’Institut national d’études démographiques (Ined): FELICIE (Future Elderly Living Conditions in Europe).
5Cependant, l’EAPS et son groupe de travail ont bien entendu reconnu que les études sur des sujets cruciaux, tels que les conséquences de certains mécanismes d’aide sur le bien-être des personnes âgées et sur les coûts, sont tributaires de la participation des chercheurs et des décideurs issus d’horizons très divers. Car dans ces domaines, d’autres déterminants peuvent être aussi, voire plus, importants que les facteurs démographiques. Le groupe de travail a également pris acte que la diversité des situations en Europe offrait de nombreuses occasions d’apprendre les uns des autres afin d’identifier les déterminants majeurs des besoins d’aide, de l’apport de soins et du bien-être des personnes âgées. En collaboration avec l’Ined, un atelier sur les évolutions démographiques et l’aide aux personnes âgées (Demographic Change and the Support of Older People) a été organisé à Paris en septembre 2004. Cet atelier qui a rassemblé des chercheurs venus de toute l’Europe et d’ailleurs, couvrant un large éventail de disciplines, a été l’occasion de discussions approfondies sur les contributions présentées et leurs implications. Cette publication rassemble une sélection d’articles présentés à l’occasion de cet atelier, révisés et mis à jour. Ils ont été choisis pour leur qualité intrinsèque, mais aussi parce qu’ils traitent des aspects clés de l’aide apportée aux personnes âgées par les personnes âgées elles-mêmes, leur famille et leurs réseaux de connaissances.
6Deux articles, ceux de Cecilia Tomassini et al. et de Jim Ogg et Sylvie Renaut, examinent certains aspects des relations et des échanges intergénérationnels dans divers pays européens. Le premier étudie la fréquence des rencontres entre des parents âgés et leurs enfants comme indicateur du soutien intergénérationnel en Finlande, en France et en Italie; il fait ressortir des variations de cette fréquence au sein des pays en fonction de caractéristiques sociodémographiques des individus, telles que leur situation matrimoniale ou leur niveau d’études; il en dégage plusieurs scénarios envisageables pour l’avenir. Le second article rassemble, pour un éventail bien plus large de pays, des données portant sur d’autres indicateurs, tels que le sentiment d’obligation vis-à-vis de parents âgés. Tous deux soulignent des écarts importants entre les pays, ainsi que la nécessité de prendre en considération les facteurs politiques et culturels qui les ont influencés.
7Dans la troisième contribution, Thérèse Jacobs et al. relèvent un point crucial : si nous voulons suivre les tendances de l’aide et du soutien apportés par la famille, les amis et les voisins, il nous faudra au préalable établir des procédures de mesure harmonisées et solides qui font aujourd’hui défaut. Le concept d’aide recouvre des réalités fort différentes et les résultats dépendront de la perspective adoptée, celle des aidants ou des bénéficiaires (dans certains cas, la même personne peut remplir ces deux fonctions à la fois). De même que les questions appelant une réponse unique sur l’état de santé des enquêtés ne donnent pas des résultats comparables, ni entre les pays ni entre les catégories de population, des questions à réponse unique relatives à l’aide peuvent se révéler inadéquates. Selon les auteurs, un progrès serait réalisé si l’on considérait dans leur diversité les tâches accomplies, comme le montre l’intérêt d’une étude récemment menée en Flandre (Belgique) selon cette approche.
8Une caractéristique majeure de l’Europe contemporaine réside dans les flux de migrants internationaux. Depuis la Seconde Guerre mondiale, les mouvements de population entre pays européens, entre les pays européens et leurs anciennes colonies, ainsi qu’entre des pays non européens et l’Europe, donnent aux immigrés une place croissante dans la population âgée. Prenant l’exemple de la France, Claudine Attias-Donfut et Philippe Tessier montrent les besoins spécifiques de cette population vieillissante, en particulier de femmes, liés à des conditions de travail souvent pénibles. En cas de besoin, le rôle du soutien familial est décisif, même si le recours au système de soins n’est pas inférieur à celui des nationaux.
9La contribution de Melissa K. Andrew envisage le rôle que joue l’insertion des individus au sein de leur communauté : quelle influence le capital social exerce-t-il sur la santé des personnes âgées ? Même si l’on s’intéresse de plus en plus à ce concept et aux relations entre capital social et santé, la difficulté réside, là encore, dans le manque d’uniformité des définitions qui peuvent prêter à confusion, tant sur le plan conceptuel qu’opérationnel. Melissa K. Andrew distingue, dans le capital social, les éléments qui peuvent être considérés comme des caractéristiques individuelles de ceux qui sont associés aux groupes de population, et cherche à relier ces deux composantes à la santé des personnes âgées.
10Tous ces travaux mettent en évidence le fait que les personnes âgées sont à la fois bénéficiaires d’une aide et acteurs dans la société. La contribution d’Adolfo Morrone détaille les activités des personnes âgées en Italie, et plus particulièrement leur participation sociale et culturelle. Elle fait ressortir les dynamiques liées à l’avancement en âge, au passage du temps et aux changements de générations. Les taux de participation à certaines activités sont faibles (tout comme ils peuvent l’être pour des classes d’âge plus jeunes) et les écarts peuvent être considérables entre hommes et femmes, en fonction du niveau d’études ou entre les régions.
11Cette étude souligne à sa manière certains des thèmes récurrents dans l’ensemble de cette publication, et propose quelques orientations pour poursuivre ce travail. Tout d’abord, les populations âgées sont très hétérogènes, et nous devons examiner plus en détail comment l’évolution de la composition de cette catégorie de population influence la santé, les interactions et les activités sociales, l’aide, qu’elle soit apportée ou reçue, au sein de la famille ou de la communauté. Cette hétérogénéité recouvre des groupes dont les expériences, l’état de santé actuel ou le statut économique peuvent laisser supposer qu’ils ont des besoins particuliers. Il peut s’agir de ceux dont le parcours ne leur a pas permis d’accumuler beaucoup de richesses, de ceux qui n’ont pas de liens avec une famille proche ou de certains groupes d’immigrés. Il conviendrait donc de prendre en compte les interactions entre les caractéristiques de la population dans son ensemble, celles des sous-groupes de population, les institutions sociales et les risques d’exclusion sociale. De plus, les pays européens recourent à toute une gamme d’indicateurs clés d’une très grande diversité, mais nous ne comprenons pas toujours quelle en est l’origine, ni comment régime politique et valeurs culturelles interagissent en matière d’aide familiale. Par exemple, est-ce parce que l’aide familiale y est abondante que certains pays ressentent peu le besoin de proposer des services complets, ou bien les familles y sont-elles contraintes d’apporter davantage d’aide qu’elles ne le souhaiteraient à cause des lacunes des services publics ? Il serait également intéressant de ne pas se contenter d’observer les différences entre les pays pour se tourner vers celles qui distinguent les régions, lesquelles peuvent, ou non, correspondre aux frontières nationales actuelles.
12Si nous voulons traiter ces questions, et d’autres sujets liés à l’évolution démographique et à l’aide aux personnes âgées, il nous faut chercher à prendre de nouvelles mesures, élaborer de nouveaux outils, mais aussi forger de nouveaux concepts. Les besoins de collecte de données sont importants, mais un certain nombre d’avancées ont déjà été accomplies sur ce plan, par exemple grâce à l’enquête SHARE (Survey of Health and Retirement in Europe) et aux données en cours de collecte dans le cadre du programme international Générations et genre (Generations and Gender Programme). Plus important, nous avons besoin des contributions de chercheurs et de décideurs de diverses disciplines, à travers toute l’Europe et au-delà.