Notes
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[1]
Loi no 2004-626 du 30 juin 2004 relative à la solidarité pour l’autonomie des personnes âgées et des personnes handicapées, Jounal Officiel, no 136 (151), 11.944-11.952.
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[2]
Établissement d’hébergement pour personnes âgées.
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[1]
« Occasion de rencontres non désirées avec des résidents dont la vision produit, par un effet en miroir, une démoralisation certaine chez ces personnes entrées en institution forcées par leur handicap. »
Dynamiques actuelles et perspectives d’évolution des coûts de prise en charge de la dépendance des personnes âgées en France Vincent COUTTON, Thèse de doctorat, Université de Louvain, Belgique, 478 p.
1La thèse de Vincent Coutton porte sur l’évolution du coût de la dépendance en France. Le sujet est pleinement d’actualité. Depuis l’adoption de la loi relative à la solidarité pour l’autonomie des personnes âgées et des personnes handicapées (30 juin 2004) et la mise en place de la Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie (CNSA) [1], la question de la dépendance est devenue centrale : son coût, l’évolution de celui-ci et la capacité de notre société à payer ce qui est « nécessaire » aux personnes âgées dépendantes suscitent la réflexion. Le projet de cette thèse a été mené à bien grâce à l’enquête « Handicaps, incapacités, dépendances » (HID) qu’elle exploite abondamment.
2L’ouvrage comporte trois parties de taille égale : la première s’attache à des définitions (le projet de recherche, la dépendance, le système de prise en charge et ses coûts), la deuxième construit une représentation systémique de la dépendance et de sa prise en charge et la dernière porte sur la modélisation dynamique du système de prise en charge de la dépendance et la simulation des coûts.
3L’intuition de départ de la première partie est intéressante, à savoir que la prise en charge de la dépendance correspond à un système complexe de relations entre une personne âgée dépendante et les individus qui lui viennent en aide dans un contexte donné. L’auteur ne se positionne pas d’entrée de jeu en économiste, quoique le thème puisse inviter à le faire. Il adopte une pluralité de points de vue sur la dépendance (démographique, économique, gérontologique, sociologique, épidémiologique, de santé publique). Pour traiter cet objet complexe, l’auteur s’appuie sur les travaux de Gérard Donnadieu et Daniel Durand. L’approche systémique qu’ils proposent tous deux permet de réconcilier ces différentes approches disciplinaires et justifie le plan de la thèse (définition du projet, modélisation descriptive puis analytique).
4La suite de la première partie retrace l’émergence, en France, du concept de dépendance dans les années soixante-dix, son acceptation universelle dans les années quatre-vingt et ses remises en cause au milieu des années quatre-vingt. Les approches biomédicale, médico-sociale et sociale sont bien distinguées. Le texte comprend quelques tableaux comparatifs utiles et l’ensemble est une synthèse bien documentée des discussions relatives à la notion de dépendance. Ce premier travail est complété par un autre de même qualité portant sur les différentes échelles de mesure de la dépendance, médico-sociales et médico-économiques. Cela donne lieu à une comparaison très précise des mesures du nombre de personnes âgées dépendantes à partir de l’enquête HID, qui utilise successivement l’échelle de Katz, l’indicateur de Colvez et la grille Aggir. Dans la mesure où les représentations de la dépendance proposées par ces différentes méthodes d’évaluation divergent, il ne peut y avoir de consensus sur le chiffrage du nombre de personnes âgées dépendantes. Cela permet de vérifier la pertinence de la grille Aggir par rapport à l’enquête HID, grille que l’auteur retiendra finalement pour la suite de son travail.
5La deuxième partie modélise le système de dépendance et de prise en charge de la dépendance. L’auteur prend les habits de l’épidémiologiste pour rechercher des relations causales univoques entre la dépendance et d’autres variables (à partir de l’enquête HID et de la littérature politique et scientifique). Le bilan des différents travaux empiriques ne permet pas de déterminer un modèle analytique simple où la dépendance serait fonction d’un nombre limité de facteurs de risques comme par exemple la mauvaise santé, la perception négative de la santé, les activités physiques et intellectuelles et les troubles du sommeil. Au contraire, les relations que l’on observe entre dépendance et facteurs de risque sont des relations de circularité. La dépendance apparaît ainsi comme un système hypercomplexe qui appelle une analyse systémique. La même démarche est appliquée à la prise en charge de la dépendance. Un travail de réflexion multidisciplinaire est effectué sur ce concept et cela fournit l’occasion d’un long résumé de la littérature sur l’aide informelle, sa mise en place, la désignation de l’aidant, la détermination de la quantité d’aide, l’organisation de l’aide formelle. L’étude des déterminants de la prise en charge (à partir d’HID) débouche sur plusieurs diagrammes explicatifs des différents types d’aide formelle : en nature, à domicile, en structures intermédiaires et en Ehpa [2] ainsi que du soutien financier. Le texte se partage entre un descriptif détaillé du système de prise en charge qui argumente en faveur de sa complexité et un travail de nature cartographique qui propose des éléments d’analyse systémique simplifiée.
6Les deux organigrammes ou cartographies de la dépendance et du système de dépendance (aux pages 150 et 215) illustrent bien la démarche de l’auteur.
7La troisième partie traite de la modélisation dynamique des coûts de la prise en charge des personnes âgées dépendantes. Elle étudie l’évaluation des coûts financiers de la prise en charge de la dépendance à travers la littérature et propose une évaluation originale fondée sur les enquêtes HID et Ernest. Les résultats obtenus sont conformes à ceux des modèles antérieurs.
8Le coût de la dépendance s’inscrit dans les budgets de l’assurance maladie (soins infirmiers à domicile), de l’assurance vieillesse (majoration pour tierce personne), des conseils généraux (Apa) et ampute aussi les revenus de l’entourage des personnes dépendantes. Leur prise en charge génère aussi des coûts non financiers pour les individus qui apportent leur soutien : au fardeau des aidants non professionnels répond l’épuisement des professionnels. Les variables de l’enquête HID ne permettent d’étudier que le fardeau des aidants principaux. Mais la dynamique de ces coûts non financiers ne pourra être étudiée, compte tenu des données disponibles.
9L’analyse dynamique du système de prise en charge et des coûts propose plusieurs scénarios d’évolution des coûts. Elle utilise des modèles de régression logistique.
10Les résultats obtenus montrent que les effectifs de personnes âgées de 60 ans et plus augmenteraient considérablement au cours des vingt prochaines années en institution et à domicile. Au sein de cette population, il y aurait prévalence des situations de dépendance.
11Seule la dynamique des coûts relevant du dispositif de l’Apa est évaluée en se basant sur les effectifs projetés du modèle dynamique et sur l’évaluation par la Drees des montants mensuels moyens des plans d’aide à domicile et des tarifs afférents à la dépendance en Ehpad. Le résultat est une augmentation conjointe et relativement forte des montants de l’Apa et de la participation des bénéficiaires au cours des vingt prochaines années.
12Deux types de scénarios ont été envisagés, épidémiologique d’une part, politique de l’autre. Sur le plan épidémiologique, la compression de la dépendance est une hypothèse souvent envisagée, à savoir que les causes de la dépendance agiraient moins sur son niveau (scénario 1). Sur le plan politique, le choix consensuel du maintien à domicile peut donner lieu à un autre scénario où le nombre de places en institution reste stable (scénario 2). Le scénario 3 combine les propriétés du scénario 1 et du scénario 2.
13Par ailleurs, l’insuffisante solvabilité des personnes âgées justifie la construction d’un scénario où l’Apa est régulièrement revalorisée.
14La diminution des coûts est plus nette dans le scénario 1 que dans le scénario 2. En effet, l’amélioration de la dépendance conduit à réduire à la fois les coûts de prise en charge de la dépendance en institution et à domicile alors que la stabilité des effectifs en institution due à une décision politique n’a pas d’incidence sur les coûts des soins à domicile.
15Enfin, si le second scénario politique est ajouté (la revalorisation de l’Apa), les coûts de prise en charge de la dépendance peuvent facilement dépasser, dans les vingt prochaines années, les 9 milliards d’euros, ce qui constitue une augmentation de plus de 110 % par rapport à 1998.
16L’intérêt essentiel de cette recherche réside dans cet effort d’évaluation systématique des coûts de la dépendance qui précise, à chaque étape de la démarche, les limites méthodologiques de l’effort entrepris. Parmi celles-ci, signalons l’application de la législation en vigueur en 2004 aux effectifs de personnes âgées dépendantes en 1999.
17Par Marie-Ève JOËL, Université Paris Dauphine
Vivre en maison de retraite. Le dernier chez soi Isabelle MALLON, Presses universitaires de Rennes, coll. « Le sens du social », 2004,288 p.
18Issu d’une thèse en sociologie, cet ouvrage rend compte d’une immersion « par le bas » dans le monde des personnes très âgées vivant en maison de retraite. L’hypothèse de départ croise deux thématiques : celle de l’institution comme lieu de contraintes (en référence à la notion d’institution totale déshumanisante) et celle des capacités individuelles à résister à cette pression. La question posée est donc de vérifier les conditions, tant institutionnelles qu’individuelles, permettant aux personnes qui entrent en maison de retraite de se construire ou de reconstruire un « chez soi », c’est-à-dire non seulement un espace privé mais aussi une identité non totalement soumise aux règles de l’institution ni aux pressions familiales.
19Cette recherche est l’aboutissement de l’analyse et de la théorisation de données recueillies au cours de stages dans quelques maisons de retraite comportant la participation à la vie de tous les jours et la tenue d’un journal régulier relatant les faits observés à la manière ethnographique. Trente entretiens semi-directifs avec des résidants âgés de plus de 80 ans pour les deux tiers d’entre eux complètent ces observations.
20Ce n’est pas le premier travail de cette nature à être réalisé. Il fait suite à une série déjà longue. Certains ont déjà été analysés dans cette revue. Mais le contenu de celui-ci est d’une qualité supérieure grâce à une élaboration argumentée des données par l’utilisation critique de différents systèmes de pensée sociologique.
21Si, selon l’auteur, les maisons de retraite sont des institutions sociales comme les autres, les personnes qui y vivent aujourd’hui ont un statut différent de ce qu’il était voilà une vingtaine d’années. En effet, les institutions se sont transformées et accordent davantage aux individus le statut de « sujet » que celui d’objet, analysé par M. Foucault ou E. Goffman. Cela est vérifiable et se trouve depuis peu conforté par l’élaboration de chartes de qualité par les acteurs du secteur gérontologique, d’une charte des droits et libertés de la personne âgée dépendante, de normes et référentiels qualité qui posent les personnes hébergées ou accueillies comme sujets de leur vie. Il est alors dommage de constater une sorte de réification des personnes dans les premières pages de l’ouvrage, plus par défaut de style, semble-t-il, que par absence de réflexion. Pourquoi parler de « L’œil […] immédiatement attiré par les grabataires, entraperçus à travers une porte ouverte, ou par les invalides et les désorientés, rassemblés dans le hall ou devant une télé dans la salle commune » ? Serait-il possible de mettre le mot « personnes » devant « grabataires » et la suite de la phrase ? Ce seul mot change la perspective et mue en sujets ceux qui n’étaient d’abord définis que par leur handicap ou leurs difficultés, ce qui est bien le souci de l’auteur. L’utilisation, fréquente, d’un qualificatif en nom commun ne suffit pas à en justifier l’emploi pour des personnes en difficulté. En effet, le mot « valide » est seulement un adjectif, qualifiant une personne ou une action, alors que le mot « invalide » est à la fois adjectif et nom, d’après les dictionnaires. L’emploi courant de certains adjectifs en nom ne stigmatise-t-il pas négativement ces personnes ou ces actions ? Passer d’un adjectif à un nom, n’est-ce pas figer de manière définitive, chosifier en quelque sorte, ce qui était qualifié ?
22Depuis une vingtaine d’années, les maisons de retraite ont évolué et revêtent moins qu’antérieurement la forme d’institutions totales, au sens de Goffman, même si l’auteur est loin d’affirmer que toutes se sont véritablement transformées en « lieux de vie ». Passer de la vie à domicile à une existence en établissement oblige les personnes à « s’approprier l’espace et à occuper le temps », puisque l’espace est nouveau avec des parties communes et des espaces privés et que la gestion de son temps ne concerne plus les mêmes occupations.
23Cette double réorganisation qui fait suite à une rupture dépend de plusieurs facteurs que l’auteur analyse à partir de l’histoire des personnes rencontrées. Le facteur institutionnel d’abord. L’action des maisons de retraite oscille entre deux pôles : ou elles organisent et imposent en quelque sorte leur modèle, ou elles valorisent le projet de vie de chaque résident. Entre également en ligne de compte le facteur « vie passée » de chaque individu, composé de son histoire personnelle, de ses ressources culturelles, des modes de vie chez soi et de sa sociabilité. Jouent enfin les facteurs familiaux existants au moment de l’entrée en maison de retraite comme ceux, imaginaires, qui relient la personne à ses parents ou à d’autres membres de sa famille disparus. Ces différents paramètres se conjuguent pour donner forme à ce véritable apprentissage de la vieillesse que constitue l’arrivée en établissement pour chaque résident, comme à la réarticulation de son identité, réarticulation nécessitée par cette rupture. Isabelle Mallon formule alors une typologie possible :
- les personnes qui s’intègrent à l’institution en reprenant à leur compte toutes ses attentes : ce sont de bons résidents. Pour la plupart d’entre eux, l’entrée en maison de retraite résulte d’un choix faisant suite à une contrainte sociale ou familiale, voire à des problèmes de santé, au terme d’un parcours de vie plutôt chaotique. Les liens familiaux sont discrets, ces personnes parlant plus volontiers de leurs liens avec les personnels. Leur emploi du temps est rythmé par les activités proposées par l’établissement, celui-ci étant le support à la préservation de leur identité. Pour ces personnes, la chambre est utilisée pour le repos (de courte durée). Isabelle Mallon perçoit bien que « L’institution reçoit beaucoup de ces résidents qui manifestent une loyauté active à son égard ».
- les personnes qui se reconstruisent une existence la plus proche possible de celle qui était la leur avant l’entrée en établissement. Elles peuvent être mal perçues par le personnel qui en parle comme refusant le modèle institutionnel. L’entrée en maison de retraite est souvent un choix stratégique qui marque bien l’indépendance entre les générations (les parents d’un côté, les enfants adultes de l’autre), et le désir « de contrôler, autant que faire se peut, sinon le processus de vieillissement, au moins ses conditions de possibilité, par la maîtrise du lieu où il va se dérouler ». Dans ce contexte, la chambre des résidents est leur « chez soi » le plus proche possible (par le mobilier, comme par les souvenirs affectifs qu’ils vont y faire entrer) de leur ancien domicile. La participation à la vie de l’institution est plutôt parcimonieuse. Le maintien des contacts familiaux permet de se réinsérer dans la vie antérieure, hors de l’établissement, aussi souvent que possible. La satisfaction des désirs est recherchée, ce qui permet à l’identité de ces personnes d’être peu perturbée par ce changement de lieu de vie. Du moins, tant que leur santé se maintient…
- les personnes qui résistent aux contraintes institutionnelles. Elles ne sont pas entrées de leur plein gré et « subissent l’institution sans se l’approprier réellement ». Dans ces conditions, l’adaptation à la vie collective est souvent difficile puisque l’entrée en maison de retraite est vécue comme un placement d’office, ressentie comme « une violence symbolique ». Généralement, ces personnes souffrent de handicaps physiques et/ou psychiques. Ni la chambre, ni leslieux collectifs [1], ni les relations avec leur famille ne permettent un investissement positif de ce lieu de vie. Aussi investissent-elles le temps des repas qui donne un repère social et temporel et cherchent-elles à nouer des relations de dépendance avec les soignants, seul rôle acceptable justifiant leur présence dans l’établissement. – enfin, des personnes qui vont fuir l’institution (plus par l’imaginaire que physiquement) : elles résistent à tout investissement de et dans l’institution. Elles aussi sont entrées par contrainte, mais ne peuvent/veulent investir ni les repas, ni les soignants, ni « les espaces collectifs, lieux prioritairement assignés aux personnes désorientées ou aux individus les plus dépendants de l’établissement. Un grand nombre de tactiques sont ainsi déployées pour ne pas côtoyer les autres, et ne pas leur être assimilé ». La plupart de ces personnes se réfugient dans leur passé ou dans l’absence de pensée. Parmi elles, il y a celles qui présentent une détérioration psychique. L’auteur considère qu’une certaine forme de présence familiale permet d’éviter une totale disqualification de ces parents, si leurs proches gardent une relation humaine avec eux.
24Isabelle Mallon précise bien que cette typologie ne doit pas enfermer les individus dans une seule catégorie mais que chacun oscille d’un pôle à l’autre, selon l’enjeu institutionnel et sa propre trajectoire temporelle. Néanmoins, des dominantes apparaissent, que l’auteur va finalement reprendre. Elle précise que, d’après ses observations, seule une minorité de résidents parvient à garder ou reconstruire une identité, alors que « la majorité des résidents ne parvient pas à retrouver un équilibre ». Cela provient pour partie, pense-t-elle, des difficultés réelles des directions des maisons de retraite à mettre en place un fonctionnement en lieu de vie, par manque de moyens humains et financiers.
25La présentation de ces matériaux mêle apports et discussions théoriques confrontés à des situations réelles. L’intérêt de cette présentation est de lier des thématiques en apparence éloignées les unes des autres : la notion d’institution, la question de l’identité, celle du vieillissement, les liens à la famille… toujours abordées dans une optique sociologique. Si fort soit-il, cet intérêt ne va pas sans quelque frustration du lecteur doté d’un bagage « psy », car il est possible de combiner ces deux approches pour nuancer certains propos. Par exemple, la notion de déprise élaborée dès le début des années quatre-vingt-dix, expliquant « le réajustement à une nouvelle définition de soi-même, anticipée, ou imposée par les changements corporels, brusques ou progressifs, par les handicaps, la maladie, la fatigue ». Il nous semble reconnaître les mécanismes d’adaptation aux pertes, c’est-à-dire les différentes formes possibles du travail de deuil. Il est dommage de devoir attendre la conclusion générale pour voir repris ce point de manière très intéressante. C’est seulement à ce moment qu’Isabelle Mallon compare la déprise à différents moments de l’existence pour s’interroger sur l’éventuelle spécificité de celle du grand âge. Elle a bien repéré que chacun passe sa vie de déprise en déprise, doit abandonner une position pour en acquérir une nouvelle, pour grandir-vieillir en permanence, que cela peut se faire sans trop de souffrance si chaque déprise est compensée par l’acquisition d’une situation vécue comme meilleure. Elle note avec justesse que « les déprises aux âges élevés ne sont pas compensées : il n’existe pas, dans nos sociétés, de prérogatives des vieillards socialement valorisées. La vieillesse, et plus souvent encore l’extrême vieillesse, est construite actuellement comme un âge socialement inutile. »
26Cependant, il nous paraît important d’ajouter que les modèles valorisés pour grandir peuvent être angoissants pour bien des adolescents ou jeunes adultes qui se sentent en inadéquation avec ces discours sociaux. Il ne s’agit pas de mettre de côté les spécificités du travail de deuil de soi dans le grand âge mais de le relativiser un peu en montrant que ce n’est pas uniquement dans le grand âge qu’il peut exister un décalage entre ce que l’on souhaite pour soi et ce que la société propose en terme de rôle ou de statut social. Tout au long de leur vie (ou à certains moments de leur vie), certaines personnes savent se tenir à distance des attentes sociales. De (rares) vieilles personnes savent vieillir en existant. Enfin, cette question de la déprise dans le grand âge mériterait d’être complétée par une approche davantage psychologique de la question. Si la déprise d’un rôle est accompagné d’un approfondissement de son être, d’un apprivoisement de soi qui va vers la mort, la sortie d’un rôle peut au contraire faciliter ce nouveau rapport à soi-même, qui laissera des traces auprès des autres : assumer sa vie, en maison de retraite ou à domicile, c’est montrer de quoi une personne est capable jusqu’au bout de sa vie. C’est un message très important pour les plus jeunes. Il est clair que ce n’est pas un rôle socialement très visible mais tellement nécessaire pour l’entourage et les proches. À ce niveau, on se trouve dans la micro sociopsychologie. C’est aussi une donnée de la réalité.
27Autre apport de ce travail : la réflexion sur les habitudes, les rôles, l’identité et l’animation proposés en maison de retraite. Dans la vie ordinaire, chacun a des activités, des obligations, des loisirs, des moments de repos ou de détente… Il n’a pas d’animation, telle qu’on en parle dans bon nombre d’institutions. Les lycéens pensionnaires peuvent s’inscrire à des clubs ou à des activités proposées par leur internat. Il ne semble pas que l’on parle pour eux d’animation. Dans les écoles primaires et collèges, il y a les activités périscolaires, les clubs… Là non plus, on ne parle pas d’animation. Alors pourquoi en parle-t-on pour les vieilles personnes en maison de retraite, alors que le contenu n’est pas si différent d’une maison de retraite à un internat, centre de loisirs ou ailleurs ? Ces animations proposées, auxquelles certains résidents adhèrent très facilement, ne reflètent-elles pas encore un non-dit : n’entrent en maison de retraite que des personnes qu’il faut à tout prix animer, c’est-à-dire occuper, faire bouger… de crainte qu’elles ne se figent dans une mort fantasmée. Les animations qui « ne correspondent à aucune nécessité [autre que de tenir la mort à distance], ni à aucune attente, parfois pas même à celle de la personne âgée qui les exécute simplement pour passer le temps », sont des trompe-l’œil en ce qui concerne le travail de (re)construction identitaire à effectuer après le stress de l’entrée en établissement. Isabelle Mallon a raison de montrer que le devoir des établissements (à travers le projet de l’établissement mis en œuvre par l’ensemble du personnel) est bien d’aider à cette reconstruction identitaire et que, pour cette raison, les animations peuvent être un leurre.
28Cet ouvrage apporte bien des moments de plaisir, l’écriture témoigne de finesse d’analyse et de justesse de ton, et permet d’approfondir la réflexion sur ces établissements. Les familles, les équipes soignantes, les décideurs peuvent y trouver matière à mieux appréhender et gérer le vieillissement de leurs proches comme le leur.
29Par Geneviève ARFEUX-VAUCHER, Fondation nationale de gérontologie
La retraite, quinze ans après Christiane DELBÈS, Joëlle GAYMU, Les cahiers de l’Ined, no 154, Paris, 2003,224 p.
30Comme le souligne Claudine Attias-Donfut dans la préface de cet ouvrage, il n’existe pas de mot en français pour désigner le processus de vieillissement. Le langage nous renvoie donc trop facilement à un état supposé stable (vieux, personne âgée, dépendant) alors que ce dont on veut parler est une manière d’être évolutive, aux causes multiples. S’il ne fallait citer qu’une raison de recommander la lecture du livre de Christiane Delbès et Joëlle Gaymu, ce serait donc sa capacité à engager le lecteur dans cette vision dynamique du temps qui s’écoule.
31L’enquête qui fonde cet ouvrage est construite sur l’observation des transformations qu’a connues la génération née en 1922, pendant les quinze années qui se sont écoulées depuis son départ en retraite jusqu’au moment où elle a atteint l’âge symbolique de 75 ans. Pour décrire ce voyage dans le temps, sont évoqués, tour à tour, les principaux déterminants du vieillissement, le contexte économique et social dans lequel il se déroule, ainsi qu’une typologie des personnes âgées de 75 ans et plus.
32Après un bref rappel des résultats des précédentes enquêtes menées par la Cnav sur cette question et la présentation des principales références académiques sur le vieillissement, les auteurs nous proposent une première lecture synthétique des données mises en forme par l’analyse factorielle : l’univers des personnes âgées se structure autour de deux axes principaux dont l’un décrit l’intensité et la diversité des pratiques de loisirs et l’autre l’importance de la convivialité, particulièrement au plan de la famille.
33Les chapitres qui suivent présentent différents contextes dans lesquels se joue le vieillissement de la génération entre 60 et 75 ans. Sur le plan familial, l’isolement résidentiel progresse à vive allure mais demeure encore assez marginal chez les hommes. Au plan économique, les revenus moyens des retraités s’effritent et les inégalités persistent mais, paradoxalement, les intéressés perçoivent ce phénomène de façon atténuée. C’est surtout sur les questions de santé que la dégradation de la situation des personnes pendant les quinze ans d’observation est la plus visible : une personne sur deux a été confrontée à un important problème de santé durant cette période. Notons toutefois que la participation active aux loisirs semble exercer un effet protecteur et, au total, la très grande majorité des personnes bénéficie d’un bon niveau de santé (3 % seulement d’entre elles sont véritablement dépendantes).
34Pendant ces quinze années, les relations entre parents et enfants perdurent et rares sont les individus très isolés (15 %). En effet, si les visites des enfants à leurs parents s’espacent, ils leur rendent davantage de services, alors même que les relations amicales des parents ont tendance à augmenter pendant cette période. Avec le temps, les loisirs sont recentrés sur des activités domestiques : télévision et lecture. Au total, sur le plan psychologique, les enquêtés gardent pour la plupart une vision positive de ces moments de leur retraite, quoiqu’un tiers d’entre eux aient déclaré souffrir de mal-être et ressentir une dégradation de leur situation.
35Pour finir, une typologie construite à partir de l’enquête permet de repérer les grands groupes dans la population des personnes âgées : les adeptes de la retraite loisir à l’emploi du temps bien rempli, les pratiquants de la retraite conviviale, de la retraite intimiste et de la retraite retranchée, ou encore la retraite abandon-isolement. Chacune de ces situations traduisant une combinaison particulière de l’intégration sociale et du loisir.
36Le grand mérite de cet ouvrage est de répondre avec précision à une question que se posent les acteurs des politiques publiques et que nous nous posons tous au plan personnel, une fois arrivés à un certain âge : qu’en est-il réellement du vieillissement ? Se sent-on vraiment plus mal ? Se désengage-t-on réellement de la vie sociale ? Perd-on le contact avec nos proche, nos amis, notre famille ? Bref, change-t-on significativement pendant ces quinze années qui suivent le départ en retraite et si oui, comment s’effectue ce changement dans le temps ? Cet ouvrage apporte aussi un éclairage précis, objectif et contrasté au débat entre « quantité » et « qualité de vie », passé l’âge de la retraite.
37Plusieurs points émergent de cette confrontation avec l’expérience de la génération 1922 :
- nombreux sont ceux qui sont satisfaits de la vie qu’ils mènent et les personnes réellement isolées ne représentent qu’une petite partie de la population ;
- certaines inégalités sociales se réduisent, comme la pratique de la lecture par exemple, mais d’autres persistent, telles les inégalités de revenu ou de soutien apporté par les enfants ou encore de pratiques de loisirs ;
- le principal facteur discriminant entre les personnes reste la maladie qui, par sa seule présence, explique les différences de mode de vie et les mouvements de basculement vers un état dégradé. Les inégalités de santé, et dans une certaine mesure les inégalités d’accès aux soins, sont les principaux déterminants des inégalités aux âges élevés.
38Les acteurs des politiques publiques regretteront toutefois de ne pas trouver dans cette étude les informations sur les services apportés par les professionnels de l’aide à domicile, leur nature, leur qualité, et finalement leur aptitude à combler partiellement un manque dû à la transformation des liens familiaux ou encore à la maladie et à la qualité de vie qu’elle conditionne.
39Parfois, le ton devient un peu polémique, notamment quand il s’agit d’analyser les différences entre hommes et femmes. Les auteurs dressent un tableau assez édifiant du supposé avantage du sexe féminin aux âges élevés : les femmes bénéficient certes d’une longévité supérieure mais elles souffrent d’un plus fort isolement résidentiel, d’une situation économique précaire, d’une aide moindre en cas de maladie et veuvage, d’un plus fort recentrage sur les affaires domestiques après le veuvage, et elles font finalement preuve d’un plus grand pessimisme.
40Le vieillissement est traité avec une grande rigueur dans ce livre, chaque affirmation s’appuyant sur des faits construits à partir de l’enquête et dûment étayés par des tableaux et des statistiques. L’écriture, précise, ne laisse planer aucune ambiguïté quant à l’interprétation par les auteurs de cette masse impressionnante de données. Le plan du livre suit une progression logique et permet une excellente introduction aux déterminants sociaux du vieillissement.
41Il restera aux lecteurs à tirer les leçons de cette étude en matière de politique publique. Le fait est que l’espérance de vie augmente et la durée de vie sans incapacité s’accroît. L’âge de départ à la retraite semble sans effet majeur sur le futur état de santé du retraité. L’augmentation de la durée de la vie active semblerait donc ne pas avoir de conséquence notable sur la qualité de vie ultérieure. Autrement dit, les mutations des systèmes de retraite qui s’annoncent auront probablement peu d’effet sur la qualité de vie des retraités, la durée de retraite étant seule affectée.
42En revanche, l’enquête montre que l’état de santé de la population est un des déterminants majeurs de la qualité de vie en retraite. Les conditions d’accès aux soins et à la prévention sont donc susceptibles de devenir le principal moyen d’une politique de la vieillesse équitable ou, en cas d’échec, la principale source d’inégalités.
43Par Alain JOURDAIN, École nationale de la santé publique
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Loi no 2004-626 du 30 juin 2004 relative à la solidarité pour l’autonomie des personnes âgées et des personnes handicapées, Jounal Officiel, no 136 (151), 11.944-11.952.
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Établissement d’hébergement pour personnes âgées.
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« Occasion de rencontres non désirées avec des résidents dont la vision produit, par un effet en miroir, une démoralisation certaine chez ces personnes entrées en institution forcées par leur handicap. »