Notes
-
[1]
Ou « genèse de l’être » :en biologie désigne le développement de l’individu, depuis la fécondation de l’œuf jusqu’à l’état adulte, voire au-delà si l’on tient compte des récentes redéfinitions du vieillissement (E. Le Bourg, 1998). En anthropologie, ce terme a une acception plus large :il recouvre les conceptions et les connaissances propres à chaque culture, occidentale ou non, ayant trait au développement de l’individu et qui traduisent des systèmes de représentations, des valeurs et des normes.
-
[2]
Les enquêtes de terrain on été réalisées entre 1986 et 1989 et en 1993.
-
[3]
Individus nés trop tôt (survieux) ou nés trop tard (surjeunes) par rapport au moment où leur génération arrive au pouvoir.« Génération » s’entend ici, non pas au sens de cohorte ou encore d’individus d’âges voisins marqués par les mêmes événements historiques, mais au sens de « classe générationnelle ». Les hommes de la classe A engendrent des fils formant la classe B qui, à leur tour, engendrent la classe C, petits-fils des A, etc. Ces classes détiennent et se transmettent successivement l’autorité et les pouvoirs. Ce principe d’organisation politique, très répandu en Afrique orientale, ne peut véritablement fonctionner que si la dispersion, croissante au fil du temps, des âges au sein de chaque génération et le chevauchement des générations consécutives sont contenus. La « dérive démographique des générations » a longtemps laisser penser que ce type de classement ne pouvait guère être opérationnel. Mes enquêtes chez les Meru ont montré que, en réalité, des règles implicites et explicites existent, qui limitent le temps de procréation des hommes et des femmes des générations successives. Le principe générationnel est parfois utilisé en Occident pour former des associations. Au lendemain de la guerre 1914-1918, une association d’anciens combattants, appelée Fils des Croix de feu, visait à regrouper les fils des combattants ayant effectivement connu le feu. Après 1945, s’est constituée l’association des Fils et des Filles des déportés juifs de France.
-
[4]
L’initiation d’une fille est entreprise à partir du moment où les négociations entre les familles des futurs époux sont suffisamment avancées. Après avoir subi une clidoridectomie, la novice connaît une période de réclusion qui se prolonge tant que la compensation matrimoniale en bétail n’est pas versée. À ce stade, elle peut recevoir les visites de son futur mari, en général un guerrier qui a été autorisé par les Pères à quitter son état car il a rempli certaines obligations, tant rituelles que militaires. Un enfant qui serait conçu pendant cette période intermédiaire ne pose pas de problème ; bien au contraire, cette conception est jugée favorable (Peatrik, 1999, pp. 280-289).
-
[5]
Relatif à la fonction sexuelle reproductrice.
-
[6]
En 1986, au début de mes enquêtes, alors que je recherchais en priorité des représentants des classes les plus anciennes, mes interlocuteurs m’expliquèrent que, si j’avais pu venir avant la grande sécheresse de 1984 qui occasionna une famine dont les effets furent accentués par la désorganisation administrative et les règlements de compte politiques, j’aurais alors rencontré nombre de ntindiri qui se seraient volontiers prêtés au jeu des questions et des réponses. Dans les périodes de détresse alimentaire, il va de soi que l’on nourrit en priorité ceux qui ont une chance de survivre. Les enfants chétifs et les grands vieillards n’appartiennent pas à cette catégorie. En temps normal, il est impensable de ne pas les nourrir; de même, l’idée de mettre fin à ses jours est fortement réprouvée.
-
[7]
Anophèle : genre de moustique dont les femelles transportent le microbe du paludisme.
1 Même si le souvenir en est flou, chacun a gardé en mémoire laréponse qu’Oedipe fit au Sphinx qui dépeçait les Thébains incapables de répondre à l’énigme qu’il leur avait posée.
2L’homme est cet animal qui, dans son enfance, regardée comme le matin de la vie, se traîne sur les pieds et sur les mains ; vers le midi, dans la force de l’âge, il n’a besoin que de ses deux jambes; le soir, dans la vieillesse, il lui faut un bâton, troisième jambe qui l’aide à se soutenir (P. Commelin, 1960, pp.280-281).
3Tout se passe comme si nos contemporains étaient encore lesotages du sphinx. Les représentations qu’ils se font du cycle devie et de la vieillesse paraissent toujours marquées du sceau de cette énigme, formulée et destinée à embrouiller les espritsilya plusieurs millénaires. Toujours, la courbe de nos existences suivrait une phase ascendante au cours de laquelle développement physique et développement social de l’individu iraient de pair ; passé le mitan de la vie, méridienne où la courbe parvenue à son apogée s’inverserait, la trajectoire suivant une pente descendante associerait inexorablement décrépitude physique et déclin de l’individu.
4Ni l’allongement séculaire de la durée de la vie, ni l’augmentation de l’espérance de vie en bonne santé (P. Bourdelais, 1993;
5J.Dupâquier, 1997), preuves que la trajectoire suivie par nos
corps est davantage conditionnée par notre environnement social
que le biologisme ambiant ne le laisse croire, ne parviennent à
modifier les jugements. Pensée comme inhérente à la nature
humaine, la conception, solidement ancrée, a la vie dure :
« jeunisme » et « vieillisme » imprègnent tous les recoins de nos
représentations (B. Puijalon, J. Trincaz, 2000).
? Vieillir ailleurs
6L’étrangeté de nos croyances apparaît lorsqu’on les rapproche d’autres conceptions de l’ontogenèse [1] découvertes dans des sociétés africaines, situées au Kenya et dans les pays limitrophes, qui ont comme originalité de s’organiser selon des systèmes de classes d’âge et de génération particulièrement élaborés.
7Employée à démêler les modalités de ces classements lors d’enquêtes conduites chez les Meru du Kenya, agro-pasteurs localisés au nord-est du Mont Kenya, je finis par comprendre que la clef de leur système repose sur une échelle de degrés d’âge que l’individu et sa classe doivent successivement franchir [2].
8Dansces âges de la vie, qui sont autant de pas comptés et racontés (A.-M. Peatrik, 1999), la vieillesse, loin d’être associée àla décrépitude du corps, est, par excellence, le moment de l’accomplissement. Cependant – rupture supplémentaire avec les idées reçues –, l’Accompli n’est pas un ancien vénéré promis à devenir un ancêtre auquel un culte sera rendu. D’autres conceptions religieuses sont à l’œuvre. Le sommet atteint ne devient intelligible qu’au regard de la vie ante mortem et du parcours suivi par l’individu.
9Au début de la conquête coloniale, en ce cas britannique, qui survint dans la première décennie du XXème siècle, les Meru étaient environ 90 000 individus; en 1989, ils étaient 500 000.
10Le développement qui suit évoque la situation prévalant grosso modo jusqu’au début des années cinquante, avant que la société, saisie par un baby-boom répondant à des raisons bien différentes du baby-boom propre aux sociétés occidentales, connaisse un spectaculaire rajeunissement démographique de la population et un bouleversement concomitant des rapports d’âge (Peatrik op. cit., pp. 475-506). Toutefois, l’idée d’accomplissement demeure au cœur de nombre de pratiques : ainsi les néo-initiations et les conversions au christianisme, voire à l’islam chez des groupes voisins des Meru, demeurent-elles inintelligibles dans l’ignorance de cette composante du devenir individuel.
11Toute la population, hommes et femmes, est (était) répartie dansdes classes d’âge et de génération qui informent le cycle domestique, organisent la distribution des pouvoirs et la célébration de rituels où se joue la maturation des individus.
12Pendant quinze-vingt ans, telle classe d’hommes parvenue à l’échelon des Pères du pays détient l’autorité et exerce les pouvoirs politiques, mandat au terme duquel, poussée par ses successeurs à transmettre les pouvoirs, cette classe qui a fait son temps cède la place à une nouvelle classe de Pères du pays.
13Tout juste promus, ces derniers recrutent sur le champ une nouvelle classe d’initiés et de guerriers. Dans le même temps, les autres classes prennent un échelon et les individus qui les composent sont appelés à endosser de nouveaux rôles et à exercer d’autres fonctions. Le système Meru relève du modèle de système générationnel à classes articulées avec des échelons (Peatrik, 1995 ; 1999, pp. 71-106).
14Cette dynamique des classes d’âge et de génération, dont la reproduction repose sur un régime démographique particulier qui tend à limiter la présence de « survieux » et de « surjeunes » [3], exclus potentiels dont le nombre grandissant finirait par condamner rapidement le système politique, définit des âges de la vie et des parcours individuels présentant deux caractéristiques originales :
- prendre de l’âge est un processus continu et prolongé ; à la naissance, l’individu est une ébauche d’être destiné à grandir tout au long de sa vie et qui n’est accompli qu’à la dernière étape ;
- l’avancée en âge et le vieillissement sont découplés de la maturation et de la décrépitude physiques.
15Hommes et femmes, à un échelon près, progressent en parallèle ( cf. tableau 1). L’accent sera mis ici sur le parcours masculin, plus simple à exposer dans le cadre d’un article. Des premiers âges de la vie, il faut retenir un sevrage qui survient tardivement, tant pour les filles que pour les garçons, entre cinq et sept ans, limite qui n’est pas sans rapport avec l’espacement prononcé des naissances. Une fois sevrés, garçons et filles entrent dans une période d’adolescence prolongée qui se termine par l’initiation, elle aussi entreprise tardivement, bien après la puberté, passé l’âge de 20 ans, vers 24-25 ans pour les garçons, et 22-23 ans pour les filles… Au terme de ce grand rituel qui mobilise toute la société, la fille se prépare à son statut de future épouse [4].
Les âges de la vie chez les Meru Tigania-Igembe (Kenya)
Les âges de la vie chez les Meru Tigania-Igembe (Kenya)
16L’homme, comme ses compagnons d’initiation, est inclus dans une classe de génération, nommée par un nom propre connu de tous, à laquelle il appartient jusqu’à la fin de ses jours. Pendant la dizaine d’années qui suit leur initiation, les hommes forment la classe des guerriers auxquels incombent la défense du territoire.
17Contraints au célibat, ils n’en sont pas pour autant condamnés à l’abstinence sexuelle. Grands séducteurs des filles non-initiées de la catégorie qui leur est associée (nkenye), les guerriers doivent être beaux, savoir danser, chanter, et faire la fierté de la population. Mais les guerriers sont aussi jugés incapables d’engendrer des enfants normaux. Toute conception qui survient à ce stade se traduit par un avortement ou l’abandon du nouveau-né dans la brousse.
18L’âge de guerrier se termine vers 35 ans en moyenne lorsque, avec sa classe, l’individu est autorisé par les Pères du pays à atteindre l’échelon suivant d’« homme », au sens d’individu de sexe masculin capable de se reproduire. Pendant quinze-vingt ans, l’homme et sa femme (au sens d’individu de sexe féminin en âge de procréer) se consacrent à la vie de famille, à la mise au monde et à l’éducation de leurs enfants, à l’accroissement de leur troupeau et à la mise en valeur des jardins, travaux auxquels les enfants, tant qu’ils ne sont pas initiés, participent. Les exemples de polygamie ne sont pas exceptionnels, mais les Meru sont plutôt monogames ; des relations d’amants légalement contractées sont tissées entre des individus de classes conjointes.
19Vers 50-55 ans, toujours avec sa classe, l’homme atteint l’échelon de Père du pays. Parallèlement, son épouse, au sein de la classeconjointe des épouses, franchit un nouvel échelon et changede condition d’âge. En tant que Père du pays, l’homme devient responsable des affaires politiques. Les Pères du pays se rassemblent en conseils qui se tiennent aux différents niveaux de l’organisation territoriale. Ils décident de la guerre et de la paix, modifient la coutume, exercent à leur profit un « privilège de la mâchoire » en se réservant le droit de consommer la viande des nombreuses bêtes abattues quand ils rendent la justice. De leur côté, les Mères, qui détiennent le kaaria, emblème du pouvoir politique des femmes, siègent dans leurs propres conseils et gèrent les affaires qui leur reviennent. Elles aussi bénéficient de privilèges alimentaires. Les parents sont alors en position de faire initier leurs enfants, mais ils s’y emploient le plus tard possible.
20Eneffet, du jour où leur aîné, fils ou fille, est initié, les parents doivent cesser à leur tour de procréer. L’homme peut prendre une autre épouse mais, on l’a évoqué, la monogamie est la règle pour le plus grand nombre. Pourquoi ce terme mis à l’activité génésique [5], pourquoi cette andropause et cette ménopause définies de la sorte et non pas l’attente d’une incapacité physiologique, même si, du fait du mariage tardif des femmes, ménopauses sociale et physiologique tendent à coïncider ?
21L’initiation, pense-t-on, active les capacités génésiques des garçons et des filles, et l’activité génésique des générations adjacentes est jugée dangereuse pour la fécondité à venir des novices. Pour cette raison, qui est aussi une réponse à la dérive démographique des classes, les individus de générations adjacentes ne peuvent procréer simultanément.
22À ce stade cependant, les parents qui initient leurs enfants, s’il sont classés en tant qu’adultes, ne sont toujours pas considérés comme des Accomplis. Ils doivent encore grandir et connaître une phase de maturation supplémentaire. Vers l’âge de 65 ans, l’homme, avec sa classe, quitte l’échelon de Père du pays et transmet le pouvoir à la classe suivante, ce qui signifie aussi que, dans cette organisation, le retrait des affaires politiques n’est pas synonyme d’une perte de position sociale. Les femmes suivent peu ou prou le même itinéraire ; en devenant belles-mères, elles ne peuvent plus garder le kaaria, qu’il leur faut transmettre à la classe suivante d’épouses.
23On devient Accompli à l’occasion d’un grand rituel qui marque et célèbre cette promotion durant laquelle le cercle des Accomplis accueille et initie l’impétrant et son épouse qui, à nouveau, sontconsidérés comme des novices. Des conditions préalables ont étécependant remplies dans l’ordre familial. Les parents doivent avoir initié tous leurs enfants, et ils ont commencé à avoir des petits-enfants. Les petits-enfants, pense-t-on, font renaître les grands-parents par le don de leur nom d’enfance que tout grand-parent transmet au petit-enfant de même sexe. Et c’est par le truchement de l’identification, fortement marquée, des générations alternées, qu’un individu s’assure une perpétuation.
24Les Accomplis, hommes et femmes, sont les mieux placés pour présider aux rituels qui ponctuent la maturation des plus jeunes.
25Partie prenante de toutes les manifestations où se joue la métamorphose de ceux qui les suivent, les Accomplis organisent aussi les rituels prescrits pour remédier aux désordres qui menacent le bien-être de tous, excès ou insuffisance de pluie, épidémies, invasion de sauterelles, etc.
26Pourquoi les Accomplis sont-ils habilités à agir de la sorte ?
27Leur seule présence est déjà éloquente : ces individus témoignent de leur capacité à parcourir les étapes de la vie, à surmonter les difficultés inhérentes à l’existence, à n’avoir succombé à aucune maladie, à aucune malédiction. Ce qui, chez nous, est interprété en termes d’usure – ne dit-on pas d’un individu qu’il est usé par l’existence –, est là-bas interprété en termes de réussite dans la carrière de l’individu.
28Le vieillissement physique de l’individu qui, bien évidemment, est reconnu, n’est pas interprété en termes de décrépitude psychique et sociale. Chez les Accomplis s’est développée une capacité psychosociale particulière qui renvoie à une ontogenèse originale. À la naissance, l’enfant est un être potentiel considéré comme androgyne, ébauche faiblement sexuée dont le corps et la personne se façonnent tout au long de la vie et connaissent deux fécondités successives : celle de la reproduction qui s’exerce en temps voulu au sein de l’enclos familial après que la complémentarité des sexes, qui n’est pas donnée à la naissance, a été pour un temps acquise. L’initiation des enfants fait entrer leurs parents dans une autre phase de fécondité, celle qui procède de la parole et de la tête, partie du corps qui mûrit en dernier etprend sa forme définitive tardivement. Les Meru, qui en cela ne sont guère originaux, prêtent à la parole et au verbe une efficacité particulière. Le verbe, créateur et destructeur, trouve une manifestation suprême dans les bénédictions et les malédictions qu’accompagnent des usages codifiés de la salive.
29Or, celles des Accomplis sont particulièrement recherchées ou redoutées car, parvenus au terme du parcours et devenus à leur tour initiateurs, ils sont au plus proche d’un principe créateur, appelé Ngaï ou Murungu, entité abstraite dont procèdent le monde et les créatures qui le peuplent.
30On explique aussi que les Accomplis font ce qu’ils veulent, ne craignent plus rien, pas même la mort. Au sein de cette société où, comme dans nombre de sociétés traditionnelles, les contraintes qui pèsent sur les individus apparaîtraient insupportables à l’homme occidental, l’Accompli représente une forme d’émancipation. L’idée d’émancipation et de liberté, chez nous associée à la jeunesse, est ici l’attribut de la vieillesse; à ce titre revient aux vieux le privilège de consommer de la mirra (Catha edulis), arbuste dont l’écorce des jeunes rameaux, particulièrement riche en amphétamines, donne du tonus et de l’esprit à ces corps mûris et à ces têtes désormais faites.
31L’Accompli chez les Meru dessine une image du vieux et de la vieillesse sensiblement différente des représentations souvent associées aux anciens dans les sociétés africaines. Ni sage dépositaire de savoirs immémoriaux qu’il doit transmettre, ni géronte promis à l’ancestralisation qui régente la vie et le destin de ses descendants, l’Accompli témoigne, à son décès, de la fin d’un processus vital : la cérémonie austère qui entoure le traitement de sa dépouille marque la célébration d’une destinée arrivée à son terme.
32Après l’Accomplissement, existe cependant une dernière catégorie, qui jette une lumière singulièrement intéressante sur l’ensemble du parcours. Les ntindiri sont, mot à mot, « ceux qui attendent à ne rien faire », c’est-à-dire les individus dont l’existence se prolonge au-delà de 85 ans, jusqu’à 90-100 ans.
33N’étant plus capables de se déplacer, ils demeurent là, dans les enclos familiaux; n’ayant plus de dent ni la force de subvenir à leurs besoins, ils sont nourris comme des enfants [6]. La présence de ces grands vieillards est le signe que la longévité humaine est suffisamment marquée dans cette société pour avoir donné lieuàune catégorisation. Elle indique aussi une limite dans l’organisation sociale ; on ne sait trop que faire ou quoi penser de ces grands vieillards, survieux qui dépassent les limites.
34Danscette société régentée par l’avancement des classes sur les échelons, il faut tout faire à temps et partir au bon moment.
35L’importance accordée à la synchronisation du temps de l’individu avec celui de la société se lit au travers des rituels funéraires, qui sont différents selon que l’on s’éteint au moment où l’on est Accompli, ou que l’on meure avant ou après ce stade.
36Lesâges de la vie sont aussi les âges de la mort. Les décès prématurés ou tardifs sont des « malemorts » (des mauvaises morts), contre lesquelles il faut se protéger; le cadavre des premiers est déposé en brousse à la disposition des hyènes.
37Lesseconds sont enterrés, ce qui n’est pas une célébration, mais le moyen d’escamoter la dépouille d’un individu hors d’âge. C’est donc par le traitement rituel différencié des défunts que cette société gère les individus que leur grand âge a rendu inclassables (Peatrik, 1991).
? Vieillir ici
38Que retenir de ce parcours qui puisse nourrir une réflexion sur levieillissement dans les sociétés occidentales, sachant, bien évidemment, qu’il ne s’agit pas de plaquer un modèle qu’il serait insensé de vouloir transposer chez nous, mais que l’on cherche à dégager des perspectives incitant à certains réexamens.
39Ce parcours prolongé indique que ce n’est pas la première fois dans l’histoire de l’humanité que des longévités accentuées s’observent et que ces questions, qui agitent à juste titre nos contemporains, ne sont pas entièrement inédites. Les Meru, mais ils ne sont pas les seuls, ont fondé une organisation sociale sophistiquée sur une échelle des âges dont on imagine mal que certaines positions puissent être durablement vacantes.
40C’est donc qu’existent dans ces régions des conditions épidémiologiques et sociales favorables. Le phénomène est connu des géographes (R. Brunet, 1990, p. 455). Les hautes terres d’Afrique orientale sont des bastions de populations où les densités sont bien plus fortes que dans d’autres régions d’Afrique car, toutes choses égales par ailleurs, et à condition que les sociétés se soient organisées pour exploiter ce potentiel, ce qui est précisément le cas, l’altitude réduit la morbidité : la baisse de la température est fatale, par exemple, à l’anophèle [7], vecteur de la malaria; les aléas du climat, notamment l’irrégularité inter-annuelle des précipitations, sont compensés par la diversité des écosystèmes étagés sur les versants, la possibilité de faire deux récoltes par an sur une même parcelle, la multiplication et la variété des espèces cultivées, la combinaison des activités économiques et l’organisation des échanges à courte et à longue distances.
41Autre aspect à retenir, le parcours prolongé est diversifié.
42Onconstate une distribution entre les âges et les générations desfonctions à assumer dans une société :après une jeunesse prolongée, les hommes assurent, tour à tour, la guerre, la vie de famille, les affaires politiques, les affaires religieuses.
43Àl’exception de la guerre, les femmes ont un parcours parallèle et complémentaire de celui des hommes. Les usages que les Meru font du critère d’âge sont le signe d’une société égalitaire, voireniveleuse, ce qui n’est pas sans faire penser à certaines caractéristiques de nos sociétés au sein desquelles se constate, àpartir de la Révolution française qui abolit la hiérarchie des ordres, un usage croissant de l’âge, en ce cas calendaire, promu critère par excellence de l’égalité républicaine et sur lequel se fondent les différentes politiques publiques.
44C’est un parcours où les derniers âges demeurent inintelligibles dans l’ignorance des étapes qui les précèdent. C’est l’enchaînement des âges qu’il convient d’examiner (P. Spencer, 1990). Les rituels n’accompagnent pas les âges de la vie, le passage d’un âge « critique » au suivant; ils régissent la maturation de la personne et ses métamorphoses au fil du temps. De même que l’initiation n’est pas déterminée par la puberté mais par la position de la classe des parents dans le système de classes, l’âge de la procréation s’exerce à un moment délimité par la structure sociale. Cette interaction entre le donné biologique et son interprétation par la société illustre en quoi l’avancée en âge etlavieillesse apparaissent comme une efficace construction idéologique que la saisie segmentée des âges, aussi fructueuse soit-elle pour analyser certains aspects, échoue à saisir. Toutes choses égales par ailleurs, ce qui est vrai de cette société, est vrai aussi chez nous au sens où le « jeunisme » et le « vieillisme », qui sont les deux versants d’un même modèle, relèvent de croyances et d’un champ de valeurs qui sont un produit historique denossociétés; certains héritages remontent à l’Antiquité mais l’essentiel relève d’un phénomène de longue durée, toujours actif de nos jours, qui se met en place à l’époque moderne, dans le même temps où sont jetées les bases des États contemporains et d’une « police des âges » qui, en France par exemple, trouve son point d’ancrage institutionnel dans l’obligation faite au clergé d’enregistrer les baptêmes, les mariages et les décès (ordonnance de Villers-Cotterêts, 1539) et dans la possibilité de ranger les individus selon leur année de naissance (A. Percheron, R. Rémond, 1991).
45Enfin, dernière leçon à tirer, la construction des âges est particulièrement sensible aux variations des paramètres démographiques qui peuvent « rajeunir » ou « vieillir » une population et concourent à définir de nouveaux âges de la vie (X. Gaullier, 1999). En somme, on a là un champ d’interrogations qui appelle des échanges ou des confrontations interdisciplinaires ; c’est à la périphérie du domaine de chacune des disciplines qu’existent de nouveaux objets de recherche que recouvrent les appellations particulièrement polysémiques de « vieillissement » et de « vieillesse ».
Bibliographie
? Bibliographie
- BERNARDI B., 1985, Age Class Systems. Social Institutions and Polities Based on Age, Cambridge, Cambridge University Press, 188 p.
- BRUNET R., (dir.), 1990, Géographie universelle, vol. 1, Paris-Montpellier, Hachette-Reclus.
- BOURDELAIS P., 1993, Le Nouvel âge de la vieillesse. Histoire du vieillissement de la population, Paris, Éditions Odile Jacob, 441 p.
- COMMELIN P., 1960, Mythologie grecque et romaine, Paris, Éditions Garnier, 516 p.
- DUP´QUIER J. (dir.), 1997, L’Espérance de vie sans incapacités (Faitset tendances, premières tentatives d’explication), Paris, Presses Universitaires de France (Sociologies), 286 p.
- GAULLIER X., 1999, Les Temps de la vie. Emploi et retraite, Paris, Éditions Esprit, 259 p.
- HAZAN H., 1994, Old Age. Constructions and Deconstructions, Cambridge, Cambridge University Press, 126 p.
- LE BOURG., 1998, Le vieillissement en questions, Paris, CNRS Éditions, 147 p.
- MAGUET F., 1995, Les temps de la vie, Paris, Musée national des arts et traditions populaires (Dossier 4), 80 p.
- PEATRIK A.-M., 1999, L a vie à pas contés. Génération, âge et société dans les hautes terres du Kenya (Meru Tigania-Igembe), Nanterre, Société d’ethnologie, 571 p.
- PEATRIK A.-M., 1995,« La règle et le nombre : les systèmes d’âge et de génération d’Afrique orientale », L’Homme, vol. 134, n° 2, Paris, pp.13-49.
- PEATRIK A.-M., 1991,« Le chant des hyènes tristes. Essai sur les rites funéraires des Meru du Kenya et des peuples apparentés », Systèmes de pensée en Afrique noire, n° 11, Paris, pp. 103-130.
- PERCHERON A., REMOND R. (dir.), 1991, Âge et politique, Paris, Economica, 272 p.
- PUIJALON B., TRINCAZ J., 2000, Le droit de vieillir, Paris, Fayard, 281 p.
- SPENCER P. (dir.), 1990, Anthropology and the Riddle of the Sphinx. Paradoxes of Change in the Life Course, Londres, Routledge (ASA Monographs 28), 222 p.
- STEWART F. H., 1977, Fundamentals of Age-Group Systems, New York, Academic Press, 381 p.
Notes
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[1]
Ou « genèse de l’être » :en biologie désigne le développement de l’individu, depuis la fécondation de l’œuf jusqu’à l’état adulte, voire au-delà si l’on tient compte des récentes redéfinitions du vieillissement (E. Le Bourg, 1998). En anthropologie, ce terme a une acception plus large :il recouvre les conceptions et les connaissances propres à chaque culture, occidentale ou non, ayant trait au développement de l’individu et qui traduisent des systèmes de représentations, des valeurs et des normes.
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[2]
Les enquêtes de terrain on été réalisées entre 1986 et 1989 et en 1993.
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[3]
Individus nés trop tôt (survieux) ou nés trop tard (surjeunes) par rapport au moment où leur génération arrive au pouvoir.« Génération » s’entend ici, non pas au sens de cohorte ou encore d’individus d’âges voisins marqués par les mêmes événements historiques, mais au sens de « classe générationnelle ». Les hommes de la classe A engendrent des fils formant la classe B qui, à leur tour, engendrent la classe C, petits-fils des A, etc. Ces classes détiennent et se transmettent successivement l’autorité et les pouvoirs. Ce principe d’organisation politique, très répandu en Afrique orientale, ne peut véritablement fonctionner que si la dispersion, croissante au fil du temps, des âges au sein de chaque génération et le chevauchement des générations consécutives sont contenus. La « dérive démographique des générations » a longtemps laisser penser que ce type de classement ne pouvait guère être opérationnel. Mes enquêtes chez les Meru ont montré que, en réalité, des règles implicites et explicites existent, qui limitent le temps de procréation des hommes et des femmes des générations successives. Le principe générationnel est parfois utilisé en Occident pour former des associations. Au lendemain de la guerre 1914-1918, une association d’anciens combattants, appelée Fils des Croix de feu, visait à regrouper les fils des combattants ayant effectivement connu le feu. Après 1945, s’est constituée l’association des Fils et des Filles des déportés juifs de France.
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[4]
L’initiation d’une fille est entreprise à partir du moment où les négociations entre les familles des futurs époux sont suffisamment avancées. Après avoir subi une clidoridectomie, la novice connaît une période de réclusion qui se prolonge tant que la compensation matrimoniale en bétail n’est pas versée. À ce stade, elle peut recevoir les visites de son futur mari, en général un guerrier qui a été autorisé par les Pères à quitter son état car il a rempli certaines obligations, tant rituelles que militaires. Un enfant qui serait conçu pendant cette période intermédiaire ne pose pas de problème ; bien au contraire, cette conception est jugée favorable (Peatrik, 1999, pp. 280-289).
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[5]
Relatif à la fonction sexuelle reproductrice.
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[6]
En 1986, au début de mes enquêtes, alors que je recherchais en priorité des représentants des classes les plus anciennes, mes interlocuteurs m’expliquèrent que, si j’avais pu venir avant la grande sécheresse de 1984 qui occasionna une famine dont les effets furent accentués par la désorganisation administrative et les règlements de compte politiques, j’aurais alors rencontré nombre de ntindiri qui se seraient volontiers prêtés au jeu des questions et des réponses. Dans les périodes de détresse alimentaire, il va de soi que l’on nourrit en priorité ceux qui ont une chance de survivre. Les enfants chétifs et les grands vieillards n’appartiennent pas à cette catégorie. En temps normal, il est impensable de ne pas les nourrir; de même, l’idée de mettre fin à ses jours est fortement réprouvée.
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[7]
Anophèle : genre de moustique dont les femelles transportent le microbe du paludisme.