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Article de revue

Notes de lecture

Pages 201 à 205

Notes

  • [1]
    Boltanski, Luc. 1982. Les cadres. La formation d’un groupe social, Paris, Minuit.
  • [2]
    Offerlé, Michel. 1994. Sociologie des groupes d’intérêt, Paris, Montchrestien.
  • [3]
    FREIDSON, Eliott. 1970 (1984), Profession of Medicine : trad. française, La profession médicale, Paris, Payot.

Monet, Jacques. Emergence de la Kinésithérapie en France, à la fin du XIXe et au début du XXe siècle : Une spécialité médicale impossible. Genèse, acteurs et intérêts de 1880 à 1914, Paris, Université Paris I - Sorbonne, thèse de Sociologie (sous la direction de Michel Offerlé). 2003. Monet, Jacques. La naissance de la kinésithérapie, Paris, éd. Glyphe. 2009. Gaubert, Christophe. « Le sens des limites. » Structuration du corps des masseurs-kinésithérapeutes, définition sociale de leur compétence et imposition scolaire de la domination médicale, Paris, EHESS, thèse Sociologie (sous la direction de Gérard Mauger). 2006

1Les exercices physiques « médicaux », et l’élaboration de connaissances sur les impacts sanitaires de l’activité physique et du sport ont tenu une place importante dans l’histoire des gymnastiques au XIXe siècle, puis dans celle des activités physiques et sportives au siècle suivant. Médecins hygiénistes, chirurgiens orthopédistes, professeurs d’éducation physique médecins, médecins du sport, physiologistes spécialistes de l’entraînement, etc., les figures médicales et les préoccupations de soin du corps sont présentes en permanence, même si l’exercice physique poursuit bien d’autres buts. La kinésithérapie est une spécialité qui émerge dans ce sillage et se stabilise sous la forme d’une profession paramédicale à travers une histoire complexe, bien éclairée par deux thèses en sociologie, soutenues l’une par Jacques Monet à Paris 1, et l’autre par Christophe Gaubert à l’EHESS. La genèse du statut professionnel de cette activité paramédicale s’étend sur plus d’un demi-siècle, de la fin du XIXe siècle aux années 1940 : dans un premier temps, il est envisagé que les médecins en fassent une spécialité pour eux-mêmes, puis s’impose l’idée que ce travail sur le corps revient à des aides formés sous leur contrôle.

2Le livre que Jacques Monet a tiré de sa thèse aborde la première période d’effervescence autour de la fonction de kinésithérapeute, à la fin du XIXe siècle, tout en faisant une histoire « des pratiques sociales du massage et de la gymnastique médicale ». Il choisit de ne pas prendre la formation de la spécialité pour une simple conséquence logique de la division du travail de santé sous l’effet de la complexification des savoirs et de la massification de la demande de soins : plus important, il refuse de prendre la kinésithérapie pour un objet déjà formé et il souligne son hétérogénéité initiale et le travail qu’il fallut accomplir pour rassembler les savoir-faire relevant de cette profession et leur conférer une unité. Grâce à une bonne connaissance de la littérature savante et profane, l’auteur montre que des pratiques de massage, de gymnastique (mobilisation) et de magnétisation existent en dehors de la juridiction des médecins, en tant que « pratiques sociales » aussi mises en œuvre par des bandagistes, des mécaniciens, des directeurs (ou directrices) de « maisons d’éducation », des guérisseurs et des rebouteurs. L’analyse introduit des données qui font sortir d’une histoire des sciences de la vie au sens strict, pour aborder une histoire des pratiques profanes de soin, face auxquelles la médecine tente de conquérir un droit exclusif d’intervention (le monopole d’exercice légal de la médecine est établi en 1892). L’auteur brosse un panorama des pratiques de massage et de mobilisation du corps et dégage quatre questions donnant lieu à la recherche, par les médecins et les chirurgiens, aidés ou non par des non-médecins, de nouveaux moyens de manipulation physique du patient ; pour les fractures ; pour le redressement orthopédique ; pour les maladies nerveuses : pour l’hygiène.

3Les deux parties suivantes du livre traitent de diverses tentatives de trouver un point commun à toutes les pratiques de soins et d’établir un groupe qui en monopolise l’administration aux patients. La variété des procédés développés indépendamment, auxquels certains proposent d’ajouter les traitements par l’eau, par l’électricité, puis par les rayons X, rend difficile leur intégration logique sous une même catégorie : pour les uns, le noyau le plus cohérent des savoir-faire thérapeutiques correspond aux techniques de massage et de gymnastique, les deux induisant des mobilisations du corps qui seront subsumées sous le terme de « kinésithérapie » (ou « cinésithérapie »), tandis que pour les autres, l’accent doit être placé sur l’ensemble des moyens physiques qui agissent sur le patient et ils ébauchent la notion de « médecine physique » ou « physiothérapie » (regroupant effets mécaniques, électriques, électro-magnétiques, etc.). Une Société de Kinésithérapie est formée en 1900 par des médecins et chirurgiens, avec des subdivisions selon les domaines d’application et un accent sur le massage et la gymnastique médicale. Mais, en même temps, s’organisent des écoles de massage, dont l’établissement implique certains médecins. Se pose la question du contrôle exercé sur cette pratique déjà déléguée à des sous-ordres. Interviennent alors des divergences de vues sur l’élargissement des compétences des soignants au magnétisme, à l’hypnose ou à des moyens mécaniques et électriques dont les effets sont mal connus. Une série de clivages de points de vue fragilise la fédération des intérêts autour de la kinésithérapie naissante, spécialité « moderne » mais sujette à controverse. Une nouvelle tentative de fédération des techniques de soin, autrement dit des techniciens qui les promeuvent, est entreprise à partir d’une revue et d’une suite de congrès en 1905-1914, sous la bannière de la « physiothérapie » : cette fois, la Faculté est impliquée et divers moyens sont mobilisés pour instituer cette thérapeutique. Mais, de nouveaux clivages apparaissent, tandis que la physiothérapie éclipse la kinésithérapie, dont l’enseignement tend à être davantage contrôlé par quelques services hospitaliers. Parallèlement, les pratiques gymnastiques se développent et se renouvellent dans la sphère éducative et dans l’hygiène (méthode suédoise, méthode naturelle, culture physique). En définitive, ni la kinésithérapie, ni la physiothérapie ne se stabilisent : la question du maintien d’une spécialisation du médecin ou de la délégation à des aides n’est pas tranchée, alors que des écoles de massage et des formations à la gymnastique médicale se créent : enfin, le contrôle exercé par la médecine sur cette branche de la thérapeutique reste flou. En somme, Jacques Monet appréhende un processus assez comparable à ce que Luc Boltanski a montré pour les cadres [1]1 : le groupe professionnel ou social n’est pas une entité qui se découpe naturellement partir d’un groupement plus vaste, mais il se forme par agrégation d’entités diverses qui se cherchent des points communs, et qui sont attirées par un segment plus précocement établi et plus prestigieux. Le composé est instable et, selon les groupes et les circonstances, il tient ou non. Simultanément, sont définies les limites et la cohérence d’une pratique professionnelle, et les compétences et l’identité d’un groupe [2]. Dans le cas analysé, les deux formes de regroupement, kinésithérapie et physiothérapie, continuent d’exister au-delà de 1914, mais à côté d’autres appellations et d’autres découpages, et la situation reste complexe et floue.

4La thèse de Christophe Gaubert permet de saisir la suite de ce processus. Sa démarche est différente, car l’enquête historique est doublée d’un travail critique sur ce que sont les groupes professionnels et sur ce que la sociologie peut en dire. Parmi les questions traitées (trois tomes, douze chapitres, texte de 700 pages), seule une partie du tableau de l’institutionnalisation de la kinésithérapie nous retiendra ici. Partant des questions actuelles, à savoir des décrets de 2006 sur les formes de prescriptions autorisées pour ces soignants, l’auteur interroge le rôle de l’Ordre des kinésithérapeutes qui prend en main les destinées de la profession depuis 2004. Une analyse socio-historique montre la fragilité de ce dispositif de régulation de la pratique professionnelle, qui avait déjà été envisagé en France dans les années 1950, alors que venait d’être créé le diplôme d’Etat de kinésithérapeute (loi de 1946) et qu’un dispositif d’agrément des écoles de formation était mis en place. La phase des années 1940 a une importance cruciale puisque, dans le cadre de lois de Vichy, puis de réformes du système de santé juste au sortir de la guerre, les instances médicales énoncent la définition de la forme légitime de l’exercice du métier et, par le biais d’une accréditation de certaines écoles de formation, vont inclure ou exclure des groupes de masseurs et de gymnastes qui exerçaient déjà. En scrutant plus précisément l’espace dans lequel se situent ces écoles, l’auteur identifie et caractérise les relations de proximité de ces centres de formation avec l’univers médical et celui des pratiques corporelles (gymnastique, danse, esthétique, ostéopathie) : leur agrément est soumis au jugement d’un Conseil du Massage médical (1943), puis d’un Conseil supérieur de la kinésithérapie (1946), dispositif tripartite avec médecins, kinésithérapeutes et administratifs, qui définit les savoir-faire et les schèmes structurant le métier. Parallèlement, sont intégrés ou non les groupes qui existaient antérieurement, infirmiers masseurs, masseurs médicaux et gymnastes médicaux. Mais, l’histoire est complexe et Christophe Gaubert parvient à reconstituer les conditions dans lesquelles le processus de sélection des centres de formation s’opère. Il montre, à l’occasion, comment des écoles privées animées par des femmes appartenant au monde de l’éducation physique et de la gymnastique corrective (Andrée Joly, Irène Popard) sont agrées, tandis que les éducateurs physiques spécialisés dans l’exercice médical sont tenus à distance : les unes montrant des signes de soumission aux directives de la corporation médicale, les autres apparaissant comme trop indépendants.

5Depuis les années 1920, les professions d’auxiliaires médicaux s’organisent, les formations spécifiques sont créées sous contrôle des médecins, l’exercice professionnel est établi sur des bases juridiques précises (par exemple le brevet de capacité d’infirmière en 1922) et, de nouveau, se pose la question de l’organisation séparée ou non des professions paramédicales, mais de toutes façons sous le contrôle de l’autorité médicale et en veillant toujours à ce que les prérogatives de l’auxiliaire ne dépassent pas les limites fixées par celle-ci (d’où le titre de la thèse : « Le sens des limites »). La profession de « kiné » finit par se stabiliser et par prendre une place significative dans l’univers des soins médicaux et du suivi des sportifs de haut niveau. Elle reste néanmoins entourée et concurrencée par d’autres spécialités proches, toujours plus nombreuses, ostéopathes, chiropracteurs, psychomotriciens… L’analyse de Gaubert se poursuit en montrant comment la régulation des flux d’étudiants et l’emprise sur la conception des formations évoluent durant les années 1950-2000. Le travail fournit un point d’appui pour une critique très convaincante des schèmes de la sociologie des professions, tels qu’ils se sont imposés depuis les travaux d’Eliott Freidson sur la profession médicale [3].

6Chacun à leur manière, plus historiographique ou plus sociologique, ces travaux apportent une contribution originale à la connaissance des processus de diffusion des pratiques d’exercice physique dans des milieux spécifiques, que ce soit pour les soignants comme pour les soignés : ils proposent des matériaux et des outils d’analyse pour faire avancer la compréhension des processus de « professionnalisation » de l’encadrement des activités physiques sur une période encore mal connue, qui va de la fin du XIXe siècle aux années cinquante.


Date de mise en ligne : 15/11/2012

https://doi.org/10.3917/rsss.002.0201

Notes

  • [1]
    Boltanski, Luc. 1982. Les cadres. La formation d’un groupe social, Paris, Minuit.
  • [2]
    Offerlé, Michel. 1994. Sociologie des groupes d’intérêt, Paris, Montchrestien.
  • [3]
    FREIDSON, Eliott. 1970 (1984), Profession of Medicine : trad. française, La profession médicale, Paris, Payot.

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

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