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Article de revue

Bulletin de Théologie de la création et sciences

Pages 663 à 690

1On distinguera quatre catégories d’ouvrages : ceux qui traitent de théologie de la création, ceux qui abordent plus explicitement la question écologique, ceux qui portent sur la relation entre théologie et sciences de la nature, pour terminer par quelques études teilhardiennes.

I.Théologie de la création (1-11)
II.Écologie (12-16)
III.Science et théologie (17-28)
IV.Études teilhardiennes (29-32)

I – Théologie de la création

  1. Oliver Simon, Creation : a guide for the perplexed, Bloomsbury T&T Clark, London, 2017, 222 p.
  2. Caruana Louis (Éd.), L’Inizio e la Fine dell’Universo. Orientamenti scientifici, filosofici e teologici, Gregorian & Biblical Press, Rome, 2016, 176 p.
  3. Revol Fabien, Le concept de création continuée dans l’histoire de la pensée occidentale, Vrin/Institut Interdisciplinaire d’Études Épistémologiques, Paris/Lyon, 2017, 350 p.
  4. Wright Catherine, Creation, God, and humanity : engaging the mystery of suffering within the sacred cosmos, Paulist Press, New York, 2017, 286 p.
  5. Giberson Karl W. (Éd.), Abraham’s Dice : Chance and Providence in the Monotheistic Traditions, Oxford University Press, Oxford, 2016, 376 p.
  6. Bastit Michel, Le principe du monde. Le Dieu du philosophe, Les Presses universitaires de l’IPC, Paris, 2016, 264 p.
  7. Souchard Bertrand, Revol Fabien (Éds.), Réel voilé et cosmos théophanique : Le regard de l’homme sur la nature et la question de Dieu, Vrin/Institut Interdisciplinaire d’Études Épistémologiques, Paris/Lyon, 2016, 550 p.
  8. Souchard Bertrand, Revol Fabien (Éds.), Controverses sur la création : science, philosophie, théologie, Vrin/Institut Interdisciplinaire d’Études Épistémologiques, Paris/Lyon, 2017, 407 p.
  9. Souchard Bertrand, La théologie des énergies divines, humaines et cosmiques, « Patrimoines », Éd. du Cerf, Paris, 2017, 264 p.
  10. Lilley Christopher, Pedersen Daniel (Éds.), Human origins and the image of God : essays in honor of J. Wentzel van Huyssteen, William B. Eerdmans Publishing Company, Grand Rapids (Michigan), 2017, 336 p.
  11. Deane-Drummond Celia et al. (Éds.), Technofutures, Nature and the Sacred : Transdisciplinary Perspectives, Ashgate, Farnham, 2015, 290 p.

21. L’ouvrage de Simon Oliver se présente comme un panorama général du thème de la création. Il présente un bon état des lieux à destination d’un public d’étudiants. Procédant à partir d’une lecture de la Genèse, il passe en revue les principaux sujets : la création « ex nihilo », la question de la providence, la relation aux sciences modernes, la question écologique. Il s’agit de défendre la notion théologique de la création face à tous les naturalismes, en particulier scientifiques. L’insistance est sur la création comme don de « participation à la vie divine » (p. 153).

3L’inspiration est prise dans la tradition thomiste qui valorise la notion d’analogie. Nous pouvons parler de Dieu à partir des créatures car « l’effet ressemble à la cause » (p. 64). Il est curieux de remarquer l’absence de toute référence trinitaire. La création est le fait de « Dieu » sans que les personnes de la Trinité n’aient de participation spécifique.

42. L’ouvrage collectif dirigé par Luis Caruana vise à aborder « le début et la fin de l’univers », comme l’indique son titre, autrement dit, la « totalité » des choses (p. 5). L’enjeu est défini par la situation intellectuelle présente où la pensée se trouve ballottée entre scepticisme et confiance excessive dans la raison. Comment la tradition chrétienne peut-elle aider à sortir de ce mauvais dilemme ? Un autre élément contextuel est l’impact des récits scientifiques, tant sur le début (« Big bang ») que sur la fin de l’univers, qui sont présentés dans un chapitre introductif.

5Le propos est structuré en deux parties, philosophique puis théologique. On s’attachera surtout à la seconde. Dans la première, on relèvera le recours à l’argument que l’islam appelle « kalâm », mais qui remonte au chrétien Jean Philopon. On le retrouvera plus loin dans l’ouvrage de Michel Bastit (n°6). Il se présente de la manière suivante, dans la version de William Craig : tout ce qui a un commencement d’existence a une cause d’existence ; l’univers a un commencement d’existence ; donc l’univers a une cause d’existence.

6Dans la partie théologique, Michelina Tenace s’interroge sur « le sens théologique de la création ex nihilo aujourd’hui ». Son propos est inspiré par la tradition orientale. Elle s’appuie en particulier sur l’idée de Serge Boulgakov que le « nihil » peut s’interpréter de deux façons : soit comme « ouk on », ce qui indique une stérilité (aux antipodes de la création) soit comme « mê on », indiquant alors la virginité. L’action créatrice fait passer de la stérilité à la conception virginale. Elle est donc un « appel à l’être » (p. 124), qui est moins la transformation en étant du néant métaphysique qu’une rencontre qui suscite la liberté. En régime chrétien, il faudrait donc, à la suite de Jean Zizioulas, penser la création à l’ombre du dogme de Chalcédoine. C’est une relation qui s’établit entre deux entités, sans confusion ni séparation. Toute existence créée est menacée par la mort, mais la relation d’amour est capable de vaincre cette mort (ou cette stérilité).

7Le propos de Dariusz Kowalczyk, qui fait aussi référence à Boulgakov, rejoint celui de la théologienne de la Grégorienne. L’action créatrice peut être comprise comme un retrait divin, selon l’image bien connue du « tsimtsoum », selon laquelle Dieu prépare un espace pour que puisse exister du non-Dieu (p. 151). Mais c’est une action à l’intérieur même de Dieu. L’altérité est présente en Dieu, dont l’essence se caractérise par le « faire place » : « Dieu ne doit pas se retirer ou limiter sa toute-puissance pour créer un espace pour le créé, car dès toujours son autodétermination absolue consiste à faire place (fare spazio) à l’Autre » (p. 154). L’espace n’est plus physique mais relationnel : c’est la différence qui permet la relation. La dimension trinitaire est donc explicitement présente dans le propos, allant jusqu’à soutenir qu’« un Dieu non trinitaire ne peut pas être créateur » (p. 158). Cette kénose intradivine exprime une « diastase éternelle de liberté et d’amour » (p. 159), la thèse de l’auteur se résumant de la manière suivante : « Le côté kénotique de l’amour intradivin, c’est-à-dire le sacrifice complet de son propre “moi” pour faire place à l’autre, est la condition de possibilité de la création ex nihilo, c’est-à-dire de l’existence du non-divin qui possède sa propre identité véritable » (p. 160). On comprend pourquoi le discours théologique s’élargit en mystique : pour comprendre l’acte créateur, il ne s’agit pas de procéder à partir d’une métaphysique générale, d’un discours sur l’« être », mais de l’expérience de la relation amoureuse.

83. Fabien Revol poursuit la publication de son travail de thèse défendant la pertinence théologique de la notion de « création continuée ». Dans ce deuxième volume (cf. le Bulletin précédent : RSR 105/4 [2017], p. 631-632), l’auteur nous convie à un parcours historique. L’ouvrage est structuré en trois parties, qui sont autant de manières de concevoir une continuation de l’action créatrice de Dieu. Il s’agit soit de l’action conservatrice de la providence divine, sur le fond d’un projet créateur éternel, soit d’une création du monde à chaque instant (occasionalisme), chaque création restant identique à la précédente, soit enfin (perspective défendue par l’auteur) de l’idée d’un « devenir substantiel des choses » (p. 319). La première partie suit la tradition scolastique, de Thomas au père Sertillanges, en passant par Francisco Suarez. La deuxième partie s’arrête sur le tournant cartésien (Descartes est le premier à employer la notion de création continuée). La troisième partie situe le débat dans le contexte scientifique post-darwinien.

9L’apport darwinien est, aux yeux de l’auteur, un « moment favorable » dans la mesure où il introduit une dynamique dans la considération du monde. À la suite du presbytérien Myrom Adams (1841-1895), on peut parler d’une « historicité de la nature » (p. 139). Bergson prolonge la réflexion dans le champ philosophique. Teilhard de Chardin le fait au sein de la pensée chrétienne. Claude Tresmontant propose une métaphysique de la création à l’encontre des matérialismes comme des philosophies de l’existence.

10Ce dernier auteur constitue l’aboutissement du parcours. En dépit des critiques qu’on peut lui formuler (trop grande dépendance à l’égard des hypothèses génétiques de son temps, absence de dimension trinitaire, risque d’une théologie naturelle qui ne ferait pas appel à la Révélation, etc.), il semble bien pouvoir fournir une base solide à la réflexion. Il prend très au sérieux les sciences de la nature. Il est particulièrement sensible au fait que l’univers est « par nature un processus d’évolution et de genèse » (p. 283).

114. Christopher Wright aborde la question de la création sous l’angle de la souffrance, en invitant à passer d’une conception de cette dernière qui l’envisage comme punition du péché à une conception plus positive qui postule un lien entre souffrance et créativité.

12La première partie situe le contexte écologique : nous avons besoin de nous reconnecter avec la terre vivante, en rejetant le modèle mécanique de la physique moderne qui nous empêche de percevoir la souffrance du monde. Il nous faut trouver une autre approche de la terre. On se tournera alors vers la riche cohorte des théologiens récents qui ont relevé ce défi, s’intéressant au cosmos (Teilhard de Chardin, Joseph Sittler, Thomas Berry), à la nature (Matthew Fox), à la justice (Rosemary Radford Ruether, Dorothee Sölle).

13La deuxième partie développe une « anthropologie éco-théologique », fondée sur quatre piliers : une espérance eschatologique, la valeur intrinsèque de la création, notre communion sacrée avec le cosmos et la kénose comme « cinétique de la création ». La souffrance n’est pas encore explicitement présente, mais on en devine la trace dans la valeur de la vulnérabilité des êtres qui est une source potentielle pour un avenir qui « vit au bord créatif de la vulnérabilité, de l’incertitude et du chaos » (p. 85). Le chaos serait-il créatif ? Une formule pourrait le laisser entendre : « Les processus évolutifs sur terre racontent de manière provocatrice et tragique comment une nouvelle vie émerge de la mort et de la désintégration » (p. 122). Sans doute faudrait-il faire place, comme chez Michelina Tenace (voir n°2) à un « appel », une voix qui vient d’ailleurs, dont la vulnérabilité de l’auditeur assure la fécondité.

14La troisième partie aborde directement le thème de la souffrance. Plutôt qu’une punition, il vaut mieux y voir les « douleurs de l’enfantement » (p. 136). Ce dernier point indique d’ailleurs la place du féminin dans le propos de l’auteur. Nous percevons aussi aujourd’hui que c’est l’ensemble de la création qui est en souffrance. Plusieurs auteurs (Holmes Rolston, John Haught, Denis Edwards) ont parlé de la « cruciformité » de la création (p. 153-154). Mais la souffrance est partagée par le Créateur : la création trouve sa source dans la compassion. À la suite d’autres théologiens (pensons chez nous à François Varillon), l’auteur prend parti contre la thèse de l’impassibilité divine : « Toute souffrance s’enracine dans le cœur compatissant de Dieu » (p. 159). La perspective est nécessairement christologique. La croix est moins un symbole de soumission qu’elle n’est signe de l’amour inconditionnel de Dieu pour toute sa création (p. 173). En référence à Teilhard de Chardin, l’auteur y voit non pas seulement un signe de « consolation » mais aussi et surtout un « stimulant ». Il relève que son « optimisme » est passé par le creuset de la souffrance et s’enracine dans la conviction que Dieu a enduré tout cela (p. 201).

15Le lien entre souffrance et création n’est pas nouveau. La littérature mystique en est pleine. Ce qui est plus original est d’étendre l’expérience de la souffrance à l’ensemble des créatures. Cela rejoint la sensibilité écologique actuelle, aux antipodes du « monde machine » : « Les humains souffrants peuvent apprécier le cosmos comme une communion de sujets compatissants plutôt que comme une collection aliénée et sans voix d’objets autonomes » (p. 216). Les humains souffrants ne sont pas seuls dans leur peine. Tournant les yeux vers le Christ, ils peuvent « témoigner de la puissance de la Croix cosmique ».

165. Avec l’ouvrage collectif dirigé par Karl Giberson, nous entrons dans des approches plus philosophiques. La présence de hasard dans le monde, reconnue par les sciences, rend l’avenir du monde particulièrement imprédictible (John Barrow, p. 53). Comment accorder cela avec le « dessein » divin (on pourrait tenir la thèse que, ce dessein nous étant par essence caché, l’apparence pour nous du hasard ne saurait en contredire l’existence) ? Mustafa Ruzgar relève d’ailleurs le malaise de la tradition musulmane à l’égard du hasard (p. 121). L’enjeu est finalement anthropologique : si Dieu gouverne le monde, le monde est ordonné et l’homme y a sa place (Peter Harrison, p. 261).

17Quelques études historiques mettent en valeur les diverses positions qui ont été tenues. Dans l’Antiquité, on a pu accuser le christianisme de déterminisme (Richard Miller, p. 139). Thomas d’Aquin accorde une place significative à la contingence (Ignacio Silva), mais serait-ce au détriment de la direction de ses « décrets » selon Calvin (Hyung Soo Han), qui nous restent d’ailleurs cachés (l’expression « main invisible », reprise par Adam Smith, se trouve dans la traduction anglaise de Calvin) ? Refusant toute prédestination, l’Orient grec est plus ouvert au hasard (P. Harrison, p. 267). La science moderne et le modèle d’un monde « horloge » pensent assurer une parfaite prédictibilité (John Brooke), mise à mal par les théories du XXe siècle. Mais il se pourrait que des formes d’auto-organisation fassent passer du chaos à une apparence d’ordre. Pour sortir de ces apories, il faudrait faire appel à la notion de liberté, qui n’est ni hasard ni déterminisme. On rejoindrait ainsi la position d’Augustin (P. Harrison, p. 266-267).

186. L’ouvrage de Michel Bastit est une défense de la théologie naturelle, qui retrouve aujourd’hui une certaine vigueur. Son originalité est de rapprocher le renouveau anglo-saxon de cette discipline avec la tradition thomiste. Il s’agit d’établir « l’existence d’un principe premier » puis d’explorer « quelques-uns de ses attributs » (p. 7). D’ailleurs, la philosophie « ne peut se soustraire à la recherche d’un premier principe » (p. 14). Il y a un « désir naturel de connaissance métaphysique » par-delà la connaissance sensible (p. 25). L’approche se veut réaliste : « une métaphysique appuyée sur une physique » (p. 7). « L’existant qui est à notre portée est le monde empirique, c’est donc en poussant l’exploration de celui-ci à son extrême que l’on a quelque chance de parvenir à un principe premier et universel et existant » (p. 28).

19L’argument ontologique est jugé insuffisant, car trop peu ambitieux dans la mesure où il se réduit à montrer que la foi n’est pas absurde. Le même jugement est porté sur les arguments probabilistes de Richard Swinburne (cf. La probabilité du théisme, tr. fr. Paul Clavier, Vrin, Paris, 2015). Globalement, c’est le cas des arguments logiques, qui ont manifesté leur impuissance. L’auteur critique la preuve par le commencement du monde (argument du « kalâm », déjà rencontré).

20La suite du propos s’appuiera sur les théories scientifiques. Il s’agit d’une réhabilitation de la « preuve par le mouvement ». Il ne doit pas être compris de manière mécanique : le « moteur » est ce qui fait passer de la puissance à l’acte. Pour cela, il faut sortir d’une vision mécanique du monde, même si, aux yeux de ses premiers défenseurs, elle apparaissait comme une défense de la transcendance divine. L’inconvénient est que le perfectionnement de ce modèle a tendu à montrer la non-nécessité de cette instance extérieure (Laplace et, plus récemment, Stephen Hawking). Il vaut mieux penser que « l’univers ressemble davantage à un animal ou une plante qu’à une machine » (p. 205). Cela amène l’auteur à s’intéresser à la théorie des « dispositions », une reprise contemporaine de l’ancienne théorie aristotélicienne des « vertus » par des philosophes analytiques (cf. Bruno Gnassounou et Max Kistler [Éds.], Les dispositions en philosophie et en sciences, CNRS, Paris, 2006).

217. La chaire « Science et religion » de l’Université catholique de Lyon a conduit un séminaire sur le thème du « réel voilé », inspiré par l’expression proposée par le physicien Bernard d’Espagnat (cf. la présentation qu’en fait Thierry Magnin). Vingt-et-une interventions en ont résulté, qui sont présentées dans ce volume. La première partie de l’ouvrage regroupe les contributions scientifiques et philosophiques. La seconde partie, « Cosmos théophanique », se situe dans le champ théologique. Comme l’indique le titre, l’enjeu est de montrer que le monde naturel, et pas seulement l’humain, est « manifestation divine ». De ce fait, on s’intéressera à l’intimité de Dieu avec sa création (Mark Harris, p. 321).

22Une particularité du livre est l’attention que portent plusieurs études à la pensée de Claude Tresmontant. Du fait de son épistémologie très réaliste, il semble aux antipodes de la notion de « réel voilé ». Mais pour lui, « la théologie doit se nourrir des études scientifiques pour œuvrer à son développement dogmatique » (p. 410). La présentation qu’en fait Frédéric Crouslé est très éclairante. Tresmontant cherche à mettre en valeur trois « nouveautés chrétiennes » : la création ex nihilo, la divinisation de l’homme, le caractère historique de l’activité créatrice de Dieu (p. 411-412). Il veut élaborer « une théologie naturelle à caractère apologétique » (p. 418), à partir de l’idée que « l’univers ne peut pas se suffire à lui-même » (p. 421), ce que Yves Tourenne qualifie de « métaphysique de l’insuffisance ». Positivement, on peut voir en lui « un penseur en perpétuel étonnement » (Philippe Gagnon, p. 487) qui refuse la « suffisance » d’une certaine pensée rationnelle. Mais ce dernier auteur décèle aussi chez Tresmontant une positivité dans le traitement de l’évolution qui peut le conduire à faire l’impasse sur « l’immense présence du mal » (p. 465).

238. La même chaire lyonnaise a tenu un colloque sur la création. La démarche va de la science à la théologie via la philosophie. On ne s’étonnera pas de voir revenir la « théologie naturelle » (études de Philippe Gagnon sur Raymond Ruyer, de Frédéric Crouslé sur Claude Tresmontant, de Paul Clavier, Richard Swinburne…). La philosophie s’emploie à montrer que la notion de création n’est pas propre à la théologie : « Que la création existe, nous ne le tenons pas seulement de la foi mais aussi par la démonstration de la raison » (Bertrand Souchard, p. 150). Paul Clavier avait déjà montré que la pensée grecque n’était pas étrangère à l’idée de création (cf. RSR 102/4 [2014], p. 615-616).

24Le théologien est plus prudent et préfère parler de « théologie de la nature » plutôt que de « théologie naturelle » (Fabien Revol, p. 308). Si l’on accepte une présence de Dieu dans la nature, il faut se demander « si, et comment, le regard scientifique sur cette même nature pouvait nous aider dans cette quête de connaissance » (id., p. 307). La difficulté de la théologie naturelle pour un chrétien est l’absence manifeste du Christ (Jean-Marc Moschetta, p. 329).

259. « Énergie » est une notion qui court de l’Antiquité grecque jusqu’à la science contemporaine. Ses divers emplois peuvent-ils être considérés comme analogiques ? Contrairement à ce que l’on aurait pu imaginer, la démarche de Bertrand Souchard ne procède pas de la philosophie (Aristote n’arrive qu’au troisième chapitre) mais de la théologie, commençant d’ailleurs par la théologie des énergies divines dans la pensée orientale (de Maxime le Confesseur à Grégoire Palamas) et continuant par l’Écriture.

26Le mot est pris dans le sens large d’une dynamique de l’être, comme en témoigne l’affirmation qu’Aristote est « le penseur de la genèse » (p. 84). C’est aussi une manière d’évoquer la « synergie » entre Créateur et créature : « L’énergie transcendante devient immanente » (p. 69).

2710. La série d’études en l’honneur du théologien protestant Wentzel van Huyssteen porte principalement sur la question de la personne humaine et son rapport à la chose religieuse. On ne s’intéressera ici qu’à ce qui peut se rapporter à la création (ceux qui s’intéressent à ce penseur trouveront un bon parcours biographie présenté par Niels Gregersen).

28Celia Deane-Drummond réfléchit sur l’origine naturelle de la morale (et, plus allusivement, de la religion). L’étude de l’évolution du monde vivant, en particulier animal, est davantage sensible aujourd’hui à la coopération qu’à l’égoïsme (cf. la thèse du « gène égoïste » chère à Richard Dawkins). Mais jusqu’où aller ? Peut-on expliquer biologiquement l’émergence d’un altruisme radical jusqu’au sacrifice de soi, à l’exemple d’une Mère Teresa (p. 204-205) ? Il faut reconnaître l’existence d’une moralité dans le monde animal, à l’encontre de la vision caricaturale de la « loi de la jungle ». De ce fait, on assisterait à une coévolution : « La vie morale et religieuse de l’humanité n’est pas apparue à part des autres espèces animales, mais elle s’est formée en interaction avec elles ». On peut alors parler d’« inter-moralité » (p. 216). S’il y a une particularité de l’humanité, ce serait dans sa propension à faire le mal délibérément (p. 224).

2911. On peut étendre la notion de création jusqu’à la créativité humaine qui s’exprime en particulier dans la technique. Comme il est rappelé dans l’introduction, des arguments théologiques ont joué un rôle significatif dans l’élaboration du régime moderne de la technê. Pour Francis Bacon, si la Chute a fait perdre à l’homme le contrôle sur la nature, son intelligence doit lui permettre de le regagner.

30L’âge de l’« Anthropocène » montre la limite d’une technique qui « arraisonne » la nature. Elle est devenue « un mode rationnel d’oppression » (Sigurd Bergmann, p. 130). La relation d’extériorité doit se muer en communion. Inspiré par la tradition orientale, Francis Van den Noortgaete médite sur l’icône qui, comme l’affirme Maxime le Confesseur, atteste de la présence de « logoï » dans la création. La tâche humaine médiatise « l’unité des êtres en les offrant à Dieu “au sein d’un réseau de relations en communion réciproque” » (citation de Nikolaos Loudovikos, p. 105). Une figure inspiratrice est la kénose christique : « La tendance habituelle au contrôle et à la maîtrise se transforme en participation au mystère et abandon kénotique » (p. 109).

II – Écologie

  1. Eslin Jean-Claude, Le christianisme au défi de la nature, Éd. du Cerf, Paris, 2017, 254 p.
  2. Michelet Thomas, Les papes et l’écologie. De Vatican II à Laudato si’, Artège, Paris/Perpignan, 2016, 596 p.
  3. Revol Fabien (Éd.), Penser l’écologie dans la tradition catholique, Labor et Fides, Genève, 2018, 350 p.
  4. Deane-Drummond Celia, Ecology in Jurgen Moltmann’s Theology, Wipf and Stock, Eugene, 2016, 298 p.
  5. O’Murchu Diarmuid, Incarnation : a new evolutionary threshold, Orbis Books, Maryknoll (NY), 2017, 247 p.

3112. Le point de départ de la réflexion de Jean-Claude Eslin est la thèse provocatrice de Lynn White qui présente le christianisme comme la religion « la plus anthropocentrique qui soit » (voir la réédition de la traduction française de son célèbre article, introduite et commentée par Dominique Bourg : Lynn Townsend White, Les racines historiques de notre crise écologique, tr. fr. Jacques Grinevald, PUF, Paris, 2019). C’est pour lui le « point de départ incontournable » (p. 30). À l’inverse de la position du médiéviste américain, il s’agit de montrer la convergence du christianisme avec le souci écologique, « en tant que religion de la finitude, de la limite et de l’interdépendance » (p. 24).

32L’essentiel du propos est un parcours historique depuis l’Antiquité et la « révolution biblique » qui fait primer l’histoire sur la nature (p. 54) jusqu’aux pensées contemporaines critiques de la technique (Heidegger ; Jacques Ellul aurait pu être mentionné), en passant par les courants naturalistes américains (Emerson, Thoreau, etc.). L’exemple de ces derniers, qui réagissent contre l’esprit puritain qui « désenchante » la nature, montre a contrario le danger de faire de la nature un refuge (p. 158). Un chapitre entier est consacré au « principe responsabilité » de Hans Jonas dans la mesure où il critique l’illimitation du projet moderne, au profit d’une attitude de « retenue » (p. 188).

33La conclusion est une position équilibrée qui rejette un anthropocentrisme intempérant, tout en se défiant d’un « naturocentrisme » qui minimiserait la liberté de l’acteur humain. Peut-être pourrait-on compléter le propos en montrant en quoi la capacité d’action qui, dans l’homme, prend la forme d’une liberté, se rencontre aussi, même si dans une moindre mesure, dans les créatures non-humaines, les animaux en particulier. Dans ce cas, il n’y aurait pas lieu de craindre que la nature (au sens d’une fatalité) l’emporte à nouveau sur l’histoire, dans une sorte de régression temporelle.

3413. L’encyclique Laudato si’ a marqué les esprits, en donnant le sentiment que François était le premier pape à parler d’écologie. Thomas Michelet a eu la bonne idée de regrouper l’ensemble des textes pontificaux que l’on peut associer à cette question depuis le premier discours de Paul VI à la Food and Agriculture Organization (FAO) des Nations unies en 1970.

35On n’a pas manqué de relever le contraste entre Gaudium et spes (1965) et Laudato si’. L’anthropocentrisme explicite du premier texte (l’homme comme « centre et sommet » de la création, GS 12) est nettement tempéré par le second qui reconnaît la « valeur propre » de toutes les créatures. Il est intéressant de relever que, cinq ans après la fin du Concile, Paul VI adoptait déjà une position plus nuancée.

36Il resterait à s’interroger sur l’impact de Laudato si’. Sa nouveauté tient moins à son contenu, bien des points se trouvant dans les textes antérieurs, que dans son style d’emblée dialogal. Au lieu d’affirmer d’entrée de jeu la doctrine chrétienne d’où l’on déduit des règles d’action, l’Église se met à l’écoute du monde scientifique. De cette écoute procèdent un dialogue et l’énoncé de propositions qui veulent montrer ce que la tradition chrétienne peut apporter au débat commun.

3714. Fabien Revol, qui anime avec ardeur la « Chaire Jean Bastaire » de l’Université catholique de Lyon, a réuni une petite vingtaine de contributions pour montrer en quoi l’écologie intéresse la tradition catholique.

38La première partie expose l’écologie dans la doctrine sociale de l’Église. L’entrée se fait donc par l’angle éthique, qui dit la responsabilité de l’homme. Elle montre l’évolution des positions du magistère depuis Vatican II, le seuil étant, encore une fois, le discours de Paul VI à la FAO (Loïc Lainé). Un accent est mis sur l’apport de Jean-Paul II qui marquerait un « tournant décisif » (Ama Aimée Manzan, p. 57). La notion qui unit l’écologie à la doctrine sociale traditionnelle est celle de « bien commun » (Dominique Coatanéa).

39La deuxième partie veut montrer la dimension cosmique de la création. Après deux études traitant de l’apport de Thomas d’Aquin (Bertrand Souchard et Jean-Marie Gueulette), divers thèmes sont abordés, dont le lien entre création et péché originel (Esther Falcon). Fabien Revol propose un vaste parcours en trois temps : l’incarnation du Christ (qui permet de défendre la position scotiste), la théologie naturelle et la notion de panenthéisme.

40La troisième partie traite de différents courants spirituels : le monachisme (Benoît-Joseph Pons), avec la figure particulière d’Hildegarde de Bingen (Pierre Dumoulin), François d’Assise (Fabrice Kervyn), la tradition jésuite, que l’on pourrait penser à dominante anthropocentrique (François Euvé) avec la figure particulière de Pierre Teilhard de Chardin (Jean-Jacques Brun).

41La dernière partie aborde les créatures particulières, surtout les animaux, quelque peu négligés par Laudato si’. Un panorama global est proposé par Éric Charmetant, avant un examen particulier de la thèse de l’animal-machine chez Malebranche, dont l’influence ultérieure sur le monde catholique n’est pas négligeable (Michel Raquet), et un exposé de la position de Thomas d’Aquin (Jean-Marie Gueulette). C’est aussi la question des plantes ou, plus précisément, du jardin (Christophe Boureux ; cf. RSR 105/4 [2017], p. 636-637). Le dernier chapitre se rapporte à la technique (Isabelle Priaulet).

4215. Ce livre est la reprise de la thèse que Celia Deane-Drummond avait consacrée en 1997 à Jürgen Moltmann. Après avoir exposé le contexte théologique de l’élaboration de son œuvre, l’auteure s’intéresse à la conception de Dieu et à la conception de l’homme du théologien allemand. La troisième partie est consacrée à un jugement critique dans une perspective trinitaire et dans une perspective eschatologique.

43Pour la théologienne britannique, la théologie de Moltmann constitue « un commencement inspirant pour une écothéologie » (p. 256). À partir d’une perspective d’inspiration barthienne qui valorise l’histoire du salut, le théologien allemand redonne consistance à la création non-humaine en dialogue avec d’autres traditions théologiques comme l’orthodoxie ou les courants féministes, comme avec les disciplines scientifiques (biologie). L’auteure souligne en particulier son orientation eschatologique, dans le prolongement de sa Théologie de l’espérance. De ce fait, et grâce à une perspective clairement trinitaire (présence de l’Esprit au sein du cosmos), la nature reçoit une dimension historique qui la rend partie prenante de l’histoire du salut. Cet aspect est particulièrement important pour une humanité qui s’inquiète de son avenir.

4416. La prise au sérieux de la vision évolutive du vivant conduit-elle à une extension de la théologie de l’incarnation ? Diarmuid O’Murchu commence son propos par une critique de l’anthropocentrisme moderne au profit d’une prise en compte de la dimension cosmique de l’Esprit dont les peuples premiers avaient l’intuition. C’est ainsi que « la vérité révélée de la présence du divin nous atteint à travers la terre vivant elle-même » (p. 57). Il y a une « sagesse de la nature », signe d’une omniprésence divine, qu’il nous faut apprendre à contempler pour nous en inspirer.

45La notion d’incarnation ne peut plus se restreindre à son acception singulière en Jésus : « Il y a une affirmation d’incarnation de Dieu à chaque nouvelle étape du développement de notre voyage évolutif » (p. 103). L’incarnation palestinienne apparaît comme une expression parmi d’autres de cette omniprésence.

46Cela conduit assez naturellement à adopter une position « scotiste » radicale, en écartant toute idée d’un péché originel « historique ». Pour l’auteur, on ne trouve pas trace de péché originel dans le passé, au contraire. On assisterait plutôt à une évolution « régressive » de l’humanité où le principe de compétition l’emporte sur la coopération, au détriment de la nature.

47Il faut donc retrouver un principe de coopération selon une logique relationnelle qui est source d’« empowerment » (p. 114), c’est-à-dire d’habilitation, de responsabilisation, de capacitation ou de pouvoir d’agir, selon les multiples traductions possibles de ce mot. L’auteur renvoie à la philosophie africaine de l’« ubuntu », un mot du vocabulaire bantou qu’on peut exprimer par le proverbe : « je suis ce que je suis grâce à ce que nous sommes tous ».

48Cela conduit en fin de compte à une théologie très inclusive, qui n’hésite pas à dépasser le dialogue interreligieux au profit d’un dialogue universel dans lequel toutes les composantes du monde, y compris non-humaines, sont invitées à participer. De ce point de vue, l’ouvrage est un bon symptôme des thèses qui accompagnent la sensibilité écologique actuelle.

III – Science et théologie

  1. Cohen H. Floris, The rise of modern science explained : a comparative history, CUP, Cambridge, 2015, 302 p.
  2. Calloway Katherine, Natural theology in the scientific revolution : God’s scientists, Pickering & Chatto, London ; Brookfield, 2014, 214 p.
  3. Nicolaidis Efthymios, Science et Orthodoxie. Des Pères Grecs à l’époque de la mondialisation, Classiques Garnier, Paris, 2018, 310 p.
  4. Thayse André, Science, foi, religions : Irréductible antagonisme ou rationalités différentes, Academia, Louvain la Neuve, 2016, 166 p.
  5. Brancaccio Francesco, Ai margini dell’universo, al centro del creato. L’uomo e la natura nel dialogo tra scienze e fede cristiana, « L’Abside », San Paolo, Cinisello Balsamo, 2016, 320 p.
  6. Stump J. B., Science and Christianity : an introduction to the issues, Wiley Blackwell, Chichester (West Sussex, UK)/Malden (MA), 2017, 194 p.
  7. Moritz Joshua M., Science and Religion : Beyond Warfare and Toward Understanding, Anselm Academic, Winona, 2016, 316 p.
  8. Mutschler Hans-Dieter, Alles Materie - oder was ? Das Verhältnis von Naturwissenschaft und Religion, Echter, Würzburg, 2016, 208 p.
  9. Larson Edward J., Ruse Michael, On Faith and Religion, Yale UP, New Haven, 2017, 198 p.
  10. Haught John F., Resting on the future : Catholic theology for an unfinished universe, Bloomsbury Academic, New York, 2015, 221 p.
  11. Nesteruk Alexei V., The Sense of the Universe : Philosophical Explication of Theological Commitment in Modern Cosmology, Fortress Press, Minneapolis, 2015, 545 p.
  12. Bourdon Pierre, « Vérité et liberté se rencontrent » : La pertinence théologique de l’épistémologie de Michaël Polanyi, « Patrimoines », Éd. du Cerf, Paris, 2017, 482 p.

4917. La question de l’origine de la science moderne reste encore largement ouverte. H. Floris Cohen, à qui l’on doit une monumentale histoire de la question (How modern science came into the world : four civilizations, one 17th-century breakthrough, Amsterdam University Press, Amsterdam, 2010, 784 p.), propose une réflexion plus ramassée, mais sur une plus large amplitude de temps. Il commence en effet à la fois dans la Grèce antique, où il distingue deux pôles, « Athènes » et « Alexandrie », le premier d’inspiration plus philosophique et le second plus mathématique, et dans la Chine ancienne où prévaut l’idée d’harmonie. L’étude se poursuit dans un deuxième chapitre sur les sciences arabe et médiévale. Apparaît un troisième pôle, l’empirisme que Bernard Palissy considère comme plus utile que les livres.

50Pour l’auteur, c’est le développement, et surtout la rencontre progressive des trois pôles, qui constitue la nouveauté « révolutionnaire » de la science moderne. Leur composition est variable selon les auteurs qui sont répartis en trois ensembles correspondant aux trois pôles : Kepler et Galilée pour la nouvelle mathématique, Beeckman et Descartes pour la philosophie, Bacon, Gilbert, Harvey et van Helmont pour l’expérience. Si l’Europe est le lieu où cela se produit, c’est du fait de l’ouverture du christianisme occidental au monde extérieur, à la différence d’autres religions pour lesquelles le salut se joue « à l’intérieur » (p. 140).

51La dimension religieuse n’est donc pas absente, ne serait-ce que du fait de l’« athéisme méthodologique » de la science moderne. Mais les choses ne sont pas si simples. Sur le plan théorique, c’est l’idée d’une conception intelligente du monde par Dieu qui en soutient l’étude rationnelle. Sur le plan pratique ou utilitaire, valorisé en particulier par ceux qui, comme les jésuites, voulaient éviter les débats philosophico-théologiques soulevés par la nouvelle cosmologie, on assiste à une justification religieuse de la transformation du monde par la technique humaine, inconnue dans d’autres civilisations (p. 179).

5218. Issu d’une thèse doctorale, le livre de Katherine Calloway est une tentative de réhabiliter la théologie naturelle, une discipline souvent contestée. À côté des critiques scientifiques qu’on lui adresse (inutilité d’une action extranaturelle pour expliquer les phénomènes naturels même en apparence « miraculeux »), une critique théologique est d’avoir complètement manqué son but : l’intention originelle de combattre l’athéisme par des arguments tirés des sciences a plutôt contribué à renforcer l’athéisme, le stade intermédiaire étant le déisme de l’époque des Lumières (cf. l’ouvrage important de Michael Buckley, At the Origins of Modern Atheism, Yale University Press, New Haven, 1987, dont la thèse principale est reprise par Charles Taylor). À propos des « Boyle Lectures » qui furent initiées précisément pour lutter contre un athéisme naissant, le déiste Anthony Collins (1676-1729) avait remarqué que « personne ne doutait de l’existence de Dieu jusqu’à ce que les conférenciers de ces “lectures” entreprirent d’en démontrer l’existence » (cité p. 4).

53La théologie naturelle a connu une période intense dans le sillage de la « révolution scientifique ». De nombreux philosophes réalisaient à quel point la nouvelle vision du monde avait des conséquences profondes sur la vision de Dieu. Les débats furent plus intenses en Angleterre que sur le continent où les suites de l’affaire Galilée invitaient à une position de prudente démarcation. K. Calloway s’intéresse à cinq penseurs significatifs de la deuxième moitié du XVIIe siècle s’inscrivant dans ce qui s’appelait à l’époque la « physico-théologie » : Henry More, Richard Baxter, John Wilkins, John Ray et Richard Bentley. Dans le contexte du début de la science moderne, chacun s’efforça de trouver des arguments, théoriques ou expérimentaux, pour prouver la validité de la religion. Leurs œuvres eurent un grand succès à l’époque, sans pour autant atteindre leur cible puisqu’ils n’empêchèrent pas l’incroyance de se répandre au siècle suivant. Les œuvres sont bien choisies sur un spectre qui va de l’« intellectualisme » platonisant de More (qui valorise la raison humaine dans la ligne de Bacon) vers l’empirisme croissant de la fin du siècle (qui tend vers le scepticisme de Hume).

54Le travail est remarquablement documenté. Le lecteur découvrira des auteurs pour une part tombés dans l’oubli mais dont la réflexion est consistante. L’érudition de l’auteure et la précision des études permettent de prendre conscience de la grande complexité des débats dans une période charnière pour l’histoire de l’Occident moderne. Il est difficile de sortir du balancement entre la contemplation d’un monde parfaitement ordonné, qui renvoie à une intelligence initialement ordonnatrice mais désormais inutile (argument de Leibniz contre Newton), et le désir de conserver une action permanente de Dieu, qui s’avère de plus en plus indémontrable.

5519. Une idée communément reçue veut que la science moderne soit l’apanage de l’Occident catholique et protestant, le monde orthodoxe n’y ayant accédé qu’à la faveur de son ouverture à la modernité occidentale. À une époque où l’on devient plus critique à l’égard de la science moderne et plus sensible à l’« Orient », il est intéressant d’aller y voir de plus près. Efthymios Nicolaidis, spécialiste d’astronomie, nous convie à un parcours historique très détaillé.

56Il commence à l’époque patristique (mettant au premier plan la figure de Basile de Césarée) et se prolonge dans l’empire byzantin jusqu’à l’époque contemporaine. La zone géographique est essentiellement le monde grec, une même langue assurant une relative continuité depuis l’Antiquité classique. Les savants byzantins étaient les héritiers des philosophes anciens.

57Sans doute y a-t-il, dans un premier temps, conflit entre la raison (païenne) et la révélation (chrétienne). Cela se voit par exemple dans le conflit entre Philopon, qui, bien que critique d’Aristote sur la question de l’éternité du monde (un débat que l’on retrouvera à Paris au XIIIe siècle), prend au sérieux une cosmologie rationnelle, et Cosmas Indicopleustês, plus méfiant à l’égard de la raison.

5820. André Thayse est scientifique de formation (logique et intelligence artificielle) mais, comme beaucoup, cherche quel type de rapport peut se nouer entre science et religion. C’est le cas pour la science contemporaine, en particulier si l’on suit l’intuition de Bernard d’Espagnat que le réel est « voilé ». La première partie du livre s’emploiera à élucider cette idée en mettant l’accent sur ce qu’apporte la physique quantique. Elle ne prétend pas dire ce qu’est le réel en soi, qui est « au-delà de tous nos modèles » (p. 42). Il y a donc un au-delà de la physique qui permet d’affirmer qu’il y a « quelque chose dont l’existence n’est pas tributaire de la pensée » (p. 49-50), ce qui rejoint le thème biblique (et pascalien) du « Dieu caché ».

59Le Dieu qui apparaît ainsi n’est pas une « cause » efficiente qui ferait le monde à la manière d’un artisan, mais plutôt celui qui « fait les choses se faire » et respecte ainsi l’autonomie du monde (l’auteur renvoie à Adolphe Gesché). La science contemporaine ne saurait en prouver l’existence, mais elle laisse la place à d’autres rationalités qui peuvent guider l’existence, à condition que les discours ne prétendent pas imiter celui des sciences.

60C’est là que l’auteur tient à distinguer la « religion », comme corpus de doctrines qui prétendraient dire le vrai sur le monde d’une manière qui concurrencerait la démarche scientifique, et la « foi » comme « adhésion personnelle qui peut naître de l’approfondissement de certaines paroles évangéliques » (p. 100). Une seconde partie du livre s’emploie à préciser cette distinction, au risque d’une opposition parfois un peu sommaire entre l’Évangile et l’institution. Mais, pour un lecteur scientifique, il importait de désamorcer les faux conflits en décalant la parole de foi des doctrines trop rationnelles.

6121. La perspective du livre de Francesco Brancaccio se veut une présentation large, destinée à un public cultivé, des relations entre science et foi chrétienne. L’accent est mis sur la question de l’humain, dont le statut est interrogé par la vision évolutive du vivant et, plus récemment, par les sciences du cerveau. Le regard scientifique voit l’homme comme un produit de l’évolution du vivant ou un accident cosmique, alors que la tradition biblique le qualifie d’« image de Dieu ». Les chapitres abordent une série de questions qui se rapportent au « saut ontologique » que représente la personne humaine : la finalité de l’évolution, la présence du mal dans le monde, la définition de l’âme, le statut de la raison. Le dernier chapitre récapitule le propos théologique sous la figure du Christ.

62L’auteur plaide pour un dialogue critique entre science et foi, récusant toute séparation des domaines, dans la mesure où c’est la question de l’humain qui est décisive (la foi n’a aucune compétence quant au fonctionnement du cosmos). Il prend au sérieux le « livre de la nature », mais refuse d’y voir des « preuves » de l’action divine. Inspiré par Newman, et dans le cadre d’une réflexion sur la présence du mal au sein de la nature, il n’hésite pas à affirmer que « le Dieu de la théologie naturelle n’est pas le Dieu chrétien » (p. 152). Le monde reflète plutôt des « signes » qui nécessitent une herméneutique, c’est-à-dire un engagement libre du sujet.

63Cela rejoint le statut de la raison qui est invitée à s’élargir au-delà du seul usage positiviste. Il faut prendre la raison « dans toute son ampleur » (une expression reprise de Josef Ratzinger, dont la pensée est à l’arrière-plan de la réflexion de l’auteur). Le danger est le réductionnisme naturaliste qui fait de l’humain, y compris dans sa dimension éthique, le simple produit de l’évolution du vivant. La science moderne, dont la méthode assure à l’humanité une certaine maîtrise sur les choses, peut devenir fascinante au point d’être prise comme le seul accès à la vérité. Mais « la science finit par humilier la raison lorsqu’elle veut la convaincre d’être incompétente à l’égard des vérités qui outrepassent la portée de la méthode scientifique » (p. 264).

64Le dernier chapitre, qui revient sur le statut de l’humain, est délibérément théologique, plus précisément christologique : « En Christ, l’homme, posé aux marges de l’univers, se retrouve au centre du créé » (p. 271). Par sa mort et sa résurrection (qui marque un « saut ontologique », p. 272), le Christ révèle la vérité de l’homme, au-delà de ce que la connaissance scientifique peut dire : « Dieu a créé l’homme en vue du Christ et en Christ ; ce n’est pas le dynamisme naturel de la création qui peut conduire l’homme vers cette fin ultime » (p. 276).

65L’enjeu de l’élargissement de la raison est décisif, à l’encontre de la tentation permanente de sa réduction scientiste. Il est pertinent de montrer cette connaissance de l’humain qu’apporte la nouveauté du Christ. Mais on pourrait avoir le sentiment que seule la révélation chrétienne est apte à dilater la raison à la hauteur de la vocation humaine. Sans nier la pertinence de la tradition chrétienne, le propos gagnerait à prendre davantage en compte d’autres apports (philosophiques) qui ont la même visée, y compris ceux qui sont internes à la pratique des sciences (voir plus loin la réflexion de Michael Polanyi).

6622. J. B. Stump propose un parcours assez classique d’un sujet qui ne l’est pas moins. Il commence par quelques grandes étapes historiques, avant d’aborder la méthodologie des sciences. Un troisième temps est consacré à l’examen de dossiers spécifiques : cosmologie, évolution, action divine (avec la question des miracles), sciences du cerveau. Un dernier chapitre est consacré à la question du mal naturel qui inclut celle de la souffrance animale.

67La question du commencement de la science moderne (pourquoi en Europe occidentale et non pas en Chine) fait l’objet d’un solide dossier où sont passés en revue les principaux contributeurs favorables à la reconnaissance d’éléments chrétiens. Ils relèvent soit de la tendance « internaliste », comme Alfred Whitehead, Robert Merton, Reijer Hooykaas et Stanley Jaki, soit de la tendance « externaliste » (les impulsions viennent du dehors du monde scientifique, en particulier des institutions) comme Toby Huff et Stephen Gaukroger, qui tient une position intermédiaire.

68On s’arrêtera sur la question du « naturalisme » moins souvent abordée. Elle est pourtant essentielle dans la mesure où la démarche scientifique consiste à ne faire appel qu’à des causes naturelles pour rendre compte des phénomènes de la nature. Le « naturalisme méthodologique » est historiquement illustré par la célèbre réplique (probablement apocryphe) de Laplace à Napoléon : « Je n’ai pas besoin de cette hypothèse ». Il doit être distingué d’une « métaphysique (ou ontologie) naturaliste ». Se pose évidemment la question de savoir ce qu’est la « nature » dont on parle. L’auteur cite l’image (que l’on trouve chez Eddington) d’un filet qui ne ramène que des objets dont la taille est supérieure à sa maille ; cela ne signifie pas que des objets de taille inférieure n’existent pas. Une fois reconnues les limites de l’explication scientifique (on pourrait évoquer ici le « réel voilé » de Bernard d’Espagnat), on peut accepter ce naturalisme méthodologique du fait de ses succès historiques : « La science a remarquablement réussi à identifier les causes de phénomènes que l’on attribuait auparavant à des agents surnaturels, comme l’orage ou les éclipses solaires, les maladies et l’épilepsie » (p. 77).

69Cela pose la question de l’action divine, qui est traitée dans un chapitre particulier. Dans le cadre précédent, il est difficile d’en parler en termes de causalité efficiente. Faut-il alors adopter une prudence « déiste » ? Pour l’auteur, c’est la difficulté du christianisme occidental qui tend à séparer nature et grâce, à la différence de l’Orient chrétien qui voit l’action divine au sein même du créé. Il s’accorde avec Christopher Knight pour penser que le miracle est « le fait d’enlever de ce monde la noirceur de son état déchu afin de le révéler dans sa splendeur première » (p. 131).

7023. Assez proche à certains égards de l’ouvrage précédent, le livre de Joshua Moritz présente de manière accessible au théologien confronté aux interrogations d’un public marqué par la culture scientifique, un bon tour d’horizon des principales questions. Il commence aussi par un parcours historique qui s’arrête en particulier sur la naissance de la science moderne avant d’aborder des questions méthodologiques et de s’attaquer à des dossiers plus spécifiques : le commencement de l’univers, la formation de la vie, la place de l’humanité, la question du miracle, le drame de la souffrance et « la fin de toutes choses ».

71Un des fils conducteurs peut être vu dans la notion de loi de la nature, caractéristique de la science moderne et dont les résonances théologiques sont claires : la loi suppose un législateur (« Dieu a fixé les lois mathématiques de la nature comme un roi dans son royaume », selon la formule de Descartes citée p. 221). Cela conduit des épistémologues comme Nancy Cartwright à refuser cette notion qui lui semble trop « théiste ». Pour l’auteur, elle trouve son origine dans l’idée que le Créateur a donné à sa création une « certaine » autonomie marquée par des lois propres qui seront permanentes (cf. Si 16,26-28 cité p. 41), une idée que l’on retrouve chez Basile de Césarée et Ambroise de Milan, chez qui on rencontre l’expression lex naturae. La notion est relayée par Philopon et Buridan jusqu’à Galilée (p. 42). Plus récemment, son caractère mystérieux revêt une dimension religieuse chez Einstein, tandis que d’autres la récusent.

72La question est reprise à propos du miracle que la tradition classique considère comme une « violation des lois de la nature » (David Hume). Le débat porte sur le degré d’autonomie du créé, sensiblement renforcée dans la conception moderne jusqu’au déterminisme absolu, par contraste avec la conception antique et médiévale. Une réponse possible procède de la reconnaissance actuelle de l’indéterminisme des phénomènes subatomiques (théorie quantique), ce qui laisserait de l’espace pour une action divine.

73On peut discuter théologiquement la position de l’auteur qui me semble encore trop « physicaliste », restant sur le plan de la causalité efficiente et faisant de Dieu un acteur individuel. Je trouve plus pertinente la position de l’ouvrage précédent qui laisse entendre une action commune du Créateur et de ses créatures pouvant aboutir à des événements dont l’occurrence excède non pas les lois de la nature, mais la connaissance que nous en avons au moment présent.

7424. Le propos de Hans-Dieter Mutschler est une critique du matérialisme tant théorique que pratique qui imprègne les sociétés occidentales sous couvert de références scientifiques. Il s’agit en particulier du « nouvel athéisme » à la Dawkins qui veut montrer que la religion est au mieux inutile, au pire nuisible. Le théologien de Francfort invite à une critique épistémologique : l’objectivité des sciences recouvre un désir de maîtrise totale sur les choses (qui rappelle la « concupiscence gnoséologique » de Karl Rahner). La posture du spectateur détaché risque de conduire à une vision désespérée du monde et, par voie de conséquence, de l’homme (le « tsigane » de Jacques Monod). Le théologien se doit d’adopter une attitude « prophétique ».

7525. Cet ouvrage à deux voix est rédigé par un historien du droit, Edward J. Larson, qui a travaillé aussi l’histoire des sciences, et par un philosophe des sciences, Michael Ruse, qui s’intéresse depuis longtemps aux relations entre science et religion, particulièrement complexes dans le monde américain. Sans être un ouvrage proprement universitaire, il invite néanmoins à réfléchir aux enjeux fondamentaux de la vision du monde qui se met en place aux débuts des temps modernes. Le livre parcourt de manière chronologique les grands domaines, de l’astrophysique à l’écologie, en passant par la paléontologie, les neurosciences, etc. Le propos est clairement engagé puisque le dernier chapitre porte sur l’état de la planète et la nécessité d’une convergence entre scientifiques (sous la figure d’Edward O. Wilson) et croyants (le pape François) pour assurer à l’humanité un avenir durable. Cela est d’autant plus significatif que les auteurs ont conscience d’être dans un contexte nord-américain qui voit à la fois la progression d’un « nouvel athéisme » et d’un fondamentalisme religieux à résonance créationniste.

76La démarche historique met en valeur la dimension métaphorique de la science qui, à l’époque moderne, est passée de l’organisme (primat des causes finales) à la machine (primat des causes efficientes). Cette métaphore se prolonge dans une biologie réductionniste et dans le rapprochement entre le fonctionnement du cerveau et celui de l’ordinateur. Mais l’intérêt est de percevoir le mouvement inverse à la faveur du développement de l’écologie. La théorie « Gaïa » de James Lovelock et Lynn Margulis montre le retour d’une perspective holistique.

77Là encore, les développements de la science interfèrent en permanence avec des considérations religieuses. La démarche de Darwin, qui s’intéresse en particulier à la provenance des espèces, est impensable en dehors d’une culture marquée par l’héritage biblique. Les auteurs font l’hypothèse que la quête de l’origine est particulièrement développée dans une tradition où la notion d’histoire est centrale. On comprend pourquoi la question de l’évolution reste cruciale pour la pensée chrétienne.

7826. John Haught poursuit une réflexion d’orientation eschatologique déjà présente dans des ouvrages antérieurs. Il nous faut penser un univers inachevé, une création en genèse (« un mélange narratif d’ordre et de nouveauté », p. 182), à l’encontre d’une sensibilité catholique encore trop bloquée sur un univers statique et face à une métaphysique matérialiste qui ne permet pas, elle non plus, de penser cette genèse. La promesse est une notion biblique fondamentale, qu’il faut aujourd’hui étendre au cosmos dans son ensemble, en se détachant de la métaphore mécanique d’une nature sans finalité.

79Comme dans des ouvrages précédents, l’auteur développe son propos autour d’un ensemble de mots qui donnent lieu à de brefs chapitres : Nature, Dieu, Doctrine, Spiritualité, Vie, Évolution, Souffrance, Dignité, Destinée, Esprit, Moralité, Écologie, Humanité et Sens. Chaque mot est accompagné d’un couple dynamique qui veut l’inscrire dans la perspective « génétique », par exemple pour la doctrine : « du dépôt au développement ». Les références philosophiques sont prises chez Alfred North Whitehead, Michael Polanyi et Hans Jonas, les références théologiques chez Pierre Teilhard de Chardin, Bernard Lonergan et Karl Rahner, le premier étant considéré comme le point de départ nécessaire d’une réflexion catholique sur l’évolution (p. 37).

80Un élément intéressant est la dimension dramatique de l’évolution, moins évidente chez Teilhard et surtout dans les discours de nature progressiste, et absente chez les partisans d’une vision mécanique du vivant. L’évolution est pour l’auteur un « mélange dramatique de prédictibilité, de contingence et de longue durée » (p. 73). L’ouvrage précédent avait déjà associé l’évolution à la souffrance des organismes. Darwin y était sensible, ce qui le rendait hostile aux visions providentialistes de l’histoire. S’il s’agit d’énoncer une promesse qui n’est pas acosmique, il faut se confronter à cette donnée.

81La promesse ne peut reposer sur des preuves, mais des signes sont disponibles. Ceux que la théologie naturelle voyait comme « des analogies d’une perfection intemporelle » peuvent être lus comme des « acomptes d’un avenir qui n’a pas encore été actualisé » (p. 174). Il faut prendre au sérieux l’idée d’une histoire de la nature comme récit, dont le sens ne se dévoile qu’à la fin et non dans ce que nous pouvons connaître de ses structures actuelles. La souffrance est moins expiation du péché ou pédagogie divine que signe d’une attente (de l’« expiation » à l’« expectation », p. 97) ou « douleurs de l’enfantement ». « L’activité providentielle de Dieu consiste avant tout à fournir une vision (un rêve ?) de la manière selon laquelle le monde peut devenir nouveau, de la manière de garder un espace ouvert pour la vie et la liberté humaine, et d’inviter des êtres conscients et libres à s’éveiller à une vie d’espérance patiente et de contribution active à l’accomplissement de toutes choses » (p. 100).

8227. L’impact de la pensée orthodoxe dans la philosophie des sciences n’est pas fréquent. Alexei Nesteruk est un physicien d’origine russe, théologien et diacre dans l’Église orthodoxe (cf. RSR 98/2 [2010], p. 306-307). Son propos s’inscrit dans une démarche de philosophie fondamentale, dont la longue introduction précise la visée : montrer comment la constitution de l’univers « trouve son origine dans ces aspects anthropologiques et psychologiques de l’existence humaine qui expriment les anxiétés fondamentales de l’existence et représentent un mystère théologique » (p. 3). Et plus loin : « La vie et l’existence humaines sont le fait métaphysique primordial et échappant à tout questionnement, d’où découle l’ensemble de la réalité » (p. 14). D’emblée sont posées comme initiales, non les données scientifiques sur le monde mais la liberté et la conscience humaines. On comprend que l’auteur fasse volontiers référence à la tradition phénoménologique (Maurice Merleau-Ponty et Jean-Luc Marion) comme à la philosophie de l’existence (Gabriel Marcel), tout autant qu’à la tradition orthodoxe (Basile de Césarée, Maxime le Confesseur). La destinée de la personne humaine n’est pas déterminée par la marche du monde, mais, à la différence des tendances acosmiques des traditions philosophiques mentionnées à l’instant, la connaissance du monde importe à l’expression de sa liberté.

83La critique du schème mécanique moderne est claire, car il conduit à une expulsion de l’humain hors du cosmos. Il y est « sans domicile » (p. 17). Il ne s’agit pas de chercher quelle peut être « la place de l’homme dans l’univers », mais de « mettre l’univers dans l’humanité ». Contre l’opposition moderne qui a conduit à la crise écologique, il s’agit d’opérer une réconciliation.

84Pour la mener effectivement, il faut examiner la cosmologie scientifique actuelle. De longs chapitres sont consacrés à exposer la connaissance que nous avons de l’univers et de son début. Il ne s’agit pas de faire l’état « objectif » de ce que nous savons mais de mener une démarche réflexive (non pas le « manifesté » mais la « manifestation », p. 110) qui aide à prendre conscience que l’univers n’est pas un objet de connaissance au sens kantien (p. 463), mais qu’il est « contingent dans son immanence » (p. 307). Aux yeux du physicien, les conditions initiales apparaissent bien comme contingentes, ce qui signifie le caractère événementiel du commencement et la dimension irréductiblement historique du cosmos. Nous sommes donc conduits à reconnaître que « le récit sur l’univers, qui contient des propositions non-testables, est sujet à un changement et à un renouvellement permanent » (p. 168). Cela conduit à dire que la cosmologie est « une science humaine » (p. 184), au sens où la personne humaine est engagée dans sa constitution.

85La dimension théologique apparaît en quelque sorte à l’arrière-plan, par l’entremise de la personne humaine en quête de son origine cosmique. La cosmologie « objective » ne fournit aucune preuve de Dieu, mais sa démarche même laisse entrevoir un mystère qui appelle. L’auteur ne cache pas sa proximité avec une théologie apophatique. La cosmologie peut alors être qualifiée de « travail théologique » (p. 479) dans la mesure où la personne humaine, entrant en relation de connaissance « communionnelle », voire amoureuse, avec le cosmos, contribue à le conduire vers sa fin.

8628. La philosophie de Michael Polanyi est très peu connue dans le monde francophone, ses œuvres majeures n’ayant pas (encore) été traduites. Comme il n’existe pratiquement pas d’ouvrages d’introduction à cette œuvre majeure, on ne peut que savoir gré à Pierre Bourdon d’avoir consacré sa thèse de doctorat en théologie à cet auteur difficile. Même si sa réflexion porte essentiellement sur la démarche scientifique, il n’est pas indifférent aux questions religieuses. Comme de nombreux auteurs l’ont relevé (Thomas Torrance, Ian Barbour, John Haught, etc.), son épistémologie est d’une grande aide pour penser une saine articulation entre sciences naturelles et théologie.

87La première partie de l’ouvrage présente les grandes composantes de la réflexion de Polanyi. Elle le fait de manière génétique, ce qui est cohérent avec son itinéraire d’émigré juif hongrois, marqué par les deux guerres mondiales, les totalitarismes nazi et communiste. On comprend l’importance pour lui de l’idée de liberté, d’autant plus qu’il voit le positivisme dominant dans la science de son temps comme une impasse pour une authentique recherche de vérité. À la tentation totalitaire de réprimer toute liberté fait pendant la tentation sceptique qui prétendrait affirmer la liberté en renonçant à toute quête de vérité. Chez lui, la connaissance a une dimension irréductiblement personnelle, se défiant du détachement objectiviste comme d’un simple subjectivisme. Elle repose sur un engagement de la liberté qui a confiance d’avoir du sens : « Intuition, relation, responsabilité, confiance et engagement » sont « les mots clés de la connaissance », qui sont aussi « déterminants pour l’action, sous-entendu libre » (p. 299). L’enjeu de sa réflexion pourrait se résumer dans l’essai de montrer le lien intime entre vérité et liberté, comme l’indique la citation psalmique qui sert de titre à l’ouvrage.

88La seconde partie est l’application théologique de la première. Son projet est de développer « les intuitions polanyiennes en vue d’une “théologie naturelle de la vérité” » (p. 241). Polanyi lui-même s’est peu engagé sur le terrain théologique, mais son épistémologie a inspiré plusieurs théologiens comme Thomas Torrance, Avery Dulles, etc. Le théologien dont Polanyi se sentait « le plus proche » était Paul Tillich (p. 218).

89C’est le dernier chapitre qui explicite la thèse de l’auteur. Il s’agit d’établir la relation mutuelle entre liberté et vérité : « Les fonctions engagées dans la recherche de la vérité promeuvent nécessairement aussi la liberté ». Inversement, la liberté est « la condition nécessaire pour permettre le respect et le service de l’idéal de vérité » (p. 300). La dimension anthropologique est centrale : « L’homme est le signe et le foyer d’un accomplissement inachevé, qui le pousse à une quête perpétuelle de vérité et de liberté » (p. 363). C’est un homme en quête de vérité, une vérité qui ne peut se totaliser mais qui est de l’ordre d’une promesse.

90Si l’on se défait de l’« idole » qu’a représentée le modèle mécanique de la science classique en étudiant sérieusement ce qu’est la démarche scientifique dans sa pratique effective, cela peut être d’une grande aide pour une théologie tentée par d’autres « idoles » comme le dogmatisme (la prétention d’avoir déjà saisi la vérité). L’épistémologie de Michael Polanyi fournit un bon support dans le dialogue entre la théologie et les sciences de la nature qui est une partie intégrante du dialogue de l’Église avec le monde contemporain.

IV – Études teilhardiennes

  1. Giustozzi Gianfilippo, Pierre Teilhard de Chardin. Geobiologia/Geotecnica/Neo-cristianesimo, Préface de Ludovico Galleni, Studium, Rome, 2016, 672 p.
  2. Teilhard de Chardin Pierre, Das Herz der Materie und Das Christische in der Evolution, tr. allemande de Richard Brüchsel, Préface de Christian Modemann, Patmos, Ostfildern, 2018, 154 p.
  3. Capelle-Dumont Philippe, Euvé François (Éds.), Pierre Teilhard de Chardin face à ses contradicteurs (colloque de l’Académie catholique de France), Parole et Silence, Paris, 2016, 236 p.
  4. Plasienkova Zlatica (Éd.), Teilhard de Chardin’s Inspirations in the Contemporary World, Comenius University, Bratislava, 2017, 270 p.

9129. Depuis la bibliographie de référence de Claude Cuénot, parue en 1958, nous n’avions pas eu d’étude aussi complète de l’élaboration génétique de l’œuvre teilhardienne. Il existe un nombre considérable de bibliographies factuelles ou d’études d’un aspect de l’œuvre (théologique, philosophique, scientifique) mais très peu d’études d’ensemble. L’épais volume de Gianfilippo Giustozzi vient combler cette lacune, utilisant l’ensemble des publications dont nous disposons, primaires et secondaires, y compris la correspondance (il est dommage que l’auteur n’ait pas utilisé les carnets inédits, pourtant accessibles aux chercheurs, ce qui aurait permis de suivre quasiment au jour le jour l’émergence de nouveaux concepts). La démarche est rigoureusement chronologique, divisée en grandes périodes définies par un texte caractéristique, chaque écrit étant étudié dans le détail, une attention étant donnée à l’émergence du vocabulaire.

92La réflexion de Teilhard se développe en parallèle selon trois axes : scientifique (la « logique » du processus évolutif), anthropologique (élaborer une « science de l’homme ») et religieux. C’est ce dernier aspect qui nous intéressera.

93On présente souvent l’apport de Teilhard comme celui d’un apologète du christianisme. Mais, comme y insiste l’auteur, son projet est plus ambitieux. Il s’agit de refonder une théologie qui soit à la hauteur de la vision évolutive du monde. Il revient en permanence sur ces questions, à chaque étape du développement de sa pensée.

94Dès 1916, il a le sentiment que le conflit entre l’Église et le monde moderne est dommageable pour les deux. L’humanité est engagée dans une formidable aventure et la recherche prend une importance croissante, tandis que le christianisme prêche essentiellement l’obéissance et l’expiation (p. 49). La théologie s’est fossilisée, alors qu’elle devrait être « un savoir inquiet, ouvert au changement » (p. 86). Pour cela, il convient de « donner cours à une pensée chrétienne homogène à la structure évolutive du cosmos » (p. 511). Il faut donc opérer un « changement de paradigme » qui met en avant la solidarité entre l’Église et le monde, de même que le Créateur est solidaire de sa création. Teilhard propose de substituer à la « métaphysique de l’esse » une « métaphysique de l’union » afin de montrer que création, incarnation et rédemption sont trois faces d’un même processus ou « trois expressions différentes du processus d’unification entre Dieu et le monde » (p. 396).

95Il resterait à montrer – ce que l’auteur ne fait pas – en quoi cette démarche est encore pertinente à notre époque postmoderne moins « aventureuse ».

9630. Ce livre contient essentiellement la traduction allemande de plusieurs textes importants de Teilhard, dont son autobiographie de 1950, qui a donné son titre à l’ouvrage, « Le Cœur de la matière », et le dernier texte écrit à la veille de sa mort, « Le Christique ».

97L’un des intérêts de cette édition est l’accent mis sur la dimension ignatienne de la pensée de Teilhard. Dans la Préface, Christian Modemann fait référence à une expression de la 35ème Congrégation générale de la Compagnie de Jésus qui présente le jésuite comme « fermement enraciné en Dieu » et, dans le même temps, « immergé au cœur du monde ». Tel est bien l’axe qui guide la quête spirituelle de Teilhard, que ces deux textes expriment. Comme le montre Richard Brüchsel, Teilhard s’inscrit dans l’héritage spirituel de saint Ignace, tout en le prolongeant : « La collaboration de l’homme au processus [de l’évolution] se montre plus radical et plus risqué qu’elle ne l’est chez Ignace, car l’homme se montre lui-même relié à l’évolution (in der Evolution eingebunden) » (p. 19).

9831. L’œuvre de Teilhard a connu un large succès après sa mort, mais a provoqué aussi un grand nombre de critiques, tant du côté scientifique (sur l’orthogenèse) que du côté théologique. Un colloque tenu au Centre Sèvres à l’initiative de l’Académie catholique de France a permis d’aborder quelques-unes de ces critiques.

99Afin de préciser la problématique, Philippe Capelle-Dumont passe en revue un certain nombre d’entre elles, tant philosophiques que théologiques (Maurice Blondel, Jacques Maritain, Étienne Gilson, Charles Journet, etc.). Il s’arrête particulièrement sur Dietrich von Hildebrand qui voyait dans l’œuvre de Teilhard l’expression d’un immanentisme et d’un évolutionnisme. C’est donc autour de la philosophie et de la théologie de l’histoire que les choses se jouent. Le « progressisme » teilhardien récuserait la notion de péché originel et donc de rédemption (objection reprise dans l’exposé suivant de François Euvé). De manière plus fine, c’est aussi la critique de Gaston Fessard. Son reproche principal porte sur l’absence de distinction entre les niveaux de rationalité (ou entre les « régimes d’historicité »). L’auteur marque son accord : « Teilhard, il faut l’admettre, court-circuite trop souvent ces médiations spéculatives » (p. 36). Il lui reconnaît pourtant le mérite d’avoir tenté de tenir une tension irrésolue entre « l’Évangile du Christ » et « la religion de la terre » (p. 38).

100D’autres contributions vont illustrer ces points. S’intéressant à Maritain et Journet, Jean-François Petit montre que, selon ces théologiens, le salut teilhardien ne serait que « le fruit naturel d’un processus biologique » (p. 206). Encore une fois, la critique centrale porte sur l’idée d’évolution dont la conséquence serait la disparition des notions d’essence et de nature, le remplacement de « l’être par le devenir » (p. 200).

101Henri de Lubac (présenté par Éric de Moulins-Beaufort) et Bruno de Solages (André Dupleix) se sont employés à défendre Teilhard, tout en relevant des points faibles dans la pensée du jésuite. Le second voit en particulier chez Teilhard une « tendance déterministe » (p. 190). Cela rejoint la remarquable étude comparée que propose Dominique Lambert entre la démarche de Teilhard et celle de Jean Ladrière. La volonté de « voir » un « telos » chez le premier contraste avec la « visée » toujours inaccomplie d’un « eschaton » chez le second. Le fort désir de « cohérence » de Teilhard peut le conduire à des représentations trop systématiques donnant au « teilhardisme » l’apparence d’une gnose.

10232. Le dernier ouvrage est aussi un collectif dont les intervenants proviennent pour la majorité d’Europe centrale, République tchèque, Slovaquie et Pologne. Cela montre l’intérêt durable pour cet auteur dans cette partie de l’Europe. Quelques chapitres retiennent davantage l’attention.

103Zlatica Plasienkova et Michel Bizon mènent une étude comparée de Teilhard et de Martin Buber qui sont quasiment contemporains (le second avait trois ans de plus que le premier). Il existe peu d’études de ce type, les deux pensées se développant sans se rencontrer (on trouve simplement une allusion à Teilhard dans la correspondance de Buber). Un certain rapprochement peut être fait sur la notion de personnalisme. Sans avoir dans l’œuvre de Teilhard le sens précis que cette notion a chez Buber (ou Mounier), il l’emploie par contre-distinction de l’individualisme caractéristique des sociétés modernes. Deux différences sont relevées, qui auraient mérité un développement plus substantiel : le rôle du conflit chez Buber (peut-être moins affirmé chez Teilhard dans la formation de la communauté) et la dimension cosmique de la personne qui est au centre de la pensée du jésuite. Chez lui, la prise en compte de la personne succède chronologiquement à la sensibilité surtout cosmique de ses premiers écrits.

104Josef Kulisz s’intéresse à la place de la religion qui, pour Teilhard, « donne une force existentielle à l’énergie humaine » (p. 98). Elle permet de surmonter l’égoïsme et de garder l’espérance, ce qui semble particulièrement pertinent pour une humanité éclatée en proie au doute. Mais Teilhard distingue, de manière évidemment très schématique, la religion « occidentale » (le christianisme) des religions « orientales » qui, à ses yeux, incitent à la passivité. Kulisz n’insiste pas trop sur cette différence, préférant mettre en valeur la quête spirituelle plurielle de l’humanité.

105La contribution de František Mikeš se rapporte à une page mal connue de l’histoire de l’Église tchécoslovaque de l’époque communiste qui concerne l’évêque Felix Maria Davidek (1921-1988), qui eut une grande influence sur les communautés clandestines et se rendit célèbre par ses ordinations d’hommes mariés et de femmes. Il fut très marqué par la pensée de Teilhard qu’il faisait lire à ses étudiants (dont l’auteur). Sa visée était en effet de « théologiser » l’activité profane (p. 172), dans une société en forte évolution. Il n’était plus possible à ses yeux de séparer activité pastorale et engagement séculier, comme un écho à la pensée du jésuite : « rien n’est profane à qui sait voir ».

106***

107Le nombre significatif de parutions atteste la vitalité du champ de réflexion autour des questions que l’on peut rassembler sous la désignation large de « création ». Le souci écologique continue à l’alimenter. Le domaine anglo-saxon reste toujours le plus productif, mais, grâce à la dynamique du pôle « lyonnais » (chaires « Science et religion » et « Jean Bastaire » de l’Université catholique), la francophonie est de plus en plus présente.

108On ne peut pas dire que des tendances très nouvelles se dégagent. Ce serait plutôt la confirmation que ce qui a été présenté dans les précédents bulletins. Un intérêt subsiste pour la « théologie naturelle ». Est-ce le désir de retrouver un fondement métaphysique stable dans des temps d’incertitude ? Il y entre sans doute un goût retrouvé pour l’apologétique dans un contexte intellectuel où reste présent un athéisme militant à prétention scientifique.

109Une attention épistémologique doit rester vigilante, car les études portant sur la nature en dialogue avec la démarche scientifique présentent le risque de se laisser piéger dans un objectivisme qui ne fait pas droit à la dimension relationnelle de l’humain. Mais, comme le montre l’épistémologie de Michael Polanyi, cette perception existe dans une approche de la pratique scientifique plus fine que ne le reflétaient les schémas de la science classique. Dans cette perspective, l’apport de la tradition orthodoxe, de plus en plus présente dans ce domaine, peut être fécond s’il résonne avec les réflexions scientifiques contemporaines.

110Cela résonne aussi avec la sensibilité écologique où la notion centrale d’interdépendance peut entrer en consonance avec la notion biblique d’alliance. La profonde solidarité entre le Créateur et ses créatures supporte l’idée d’une « création continuée » qui fait de l’histoire, y compris sous son aspect dramatique (cf. la place de la souffrance), une catégorie centrale pour parler de la création. L’alliance s’étend d’ailleurs au-delà de la seule humanité pour engager l’ensemble des créatures, à commencer par le monde animal. Il y a là un champ de recherches à poursuivre.


Date de mise en ligne : 22/10/2020

https://doi.org/10.3917/rsr.204.0663

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