1Les ouvrages recensés dans le présent bulletin sont les suivants :
- Aubry Gwenaëlle, Genèse du Dieu souverain, Vrin, Paris, 2018, 305 p.
- Cattin Emmanuel, Majestas Dei. Seigneurie et liberté, Vrin, Paris, 2018, 304 p.
- Schlitt Dale M., German Idealism’s Trinitarian Legacy, Suny Press, State University of New-York, 2016, 445 p.
- Morales Xavier, la relativité de Dieu. La contribution de la process theology à la théologie trinitaire, Éd. du Cerf, Paris, 2017, 191 p.
- Sloterdijk Peter, Nach Gott, Suhrkamp Verlag, Berlin, 2017, 364 p.
- Molnar Paul D., Divine Freedom and the Doctrine of the Immanent Trinity (2ème édition augmentée), Bloomsbury and T&T Clark, London/New York/Oxford/New Dehli/Sidney, 2017, 591 p.
- Lieggi Jean-Paul, La sintassi trinitaria. Al cuore della grammatica della fede, Aracne editrice, Arcani, 2016, 357 p.
- Lieggi Jean-Paul, Teologia trinitaria, EDB – Fondamenta, Centro editoriale dehoniano, 2019, 319 p.
- Inguscio Giorgio, Dio è Padre. La riflessione teologica e morale di François-Xavier Durrwell, Aracne editrice, Veneto, 2018, 633 p.
- Durand Emmanuel, Dieu Trinité, Éd. du Cerf, Paris, 2016, 233 p.
- Durand Emmanuel, Les émotions de Dieu, Éd. du Cerf, Paris, 2019, 293 p.
- Corbin Henry, L’imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn’Arabi, Entrelacs, Paris, réédition de 2018, 398 p.
- Casula Lucio (éd.), Dio e la sua Salvezza. Il dramma della storia e il compimento della libertà, Glossa, Milano, 2019, 247 p.
21. Dans Genèse du Dieu souverain, Gwenaëlle Aubry reprend l’une des questions les plus disputées de la période médiévale à l’apogée de ses constructions spéculatives, la toute-puissance de Dieu scindée en une potentia Dei absoluta et une potentia Dei ordinata. En-deçà de cette distinction trop connue, que l’on doit vraisemblablement à Pierre Damien, mais qui trouve déjà une formulation approchante sous la plume d’Origène qui distinguait entre un agere per potentiam et un agere per iustitiam, Genèse du Dieu souverain mène l’enquête à partir de la conception augustinienne de l’omnipotentissima Bonitas jusqu’à l’insertion de la question de la puissance dans les grandes distinctions forgées par Duns Scot.
3La trajectoire que dessine cette longue et passionnante traversée généalogique est dominée par une intention fondamentale : repartir de l’ontologie aristotélicienne de l’« en-puissance » et de l’« acte » (dunamis / energeia) pour tenter de dépasser le paradigme moderne de l’ontologie de la puissance et son dérivé théologique, un concept de toute-puissance très exclusivement rabattu sur la conception absolutisée d’une liberté souveraine que rien ne saurait a priori limiter, pas même le principe de non-contradiction. Postuler un excès de la toute-puissance sur le principe de non-contradiction aboutit à des questions quasi insolubles et se solde par la nécessaire et lente dissociation entre toute-puissance et bonté. Faute d’une « ontologie » conséquente, la toute-puissance se satellise et s’autonomise en un système purement auto-référencé. Si le paradigme scotiste dans lequel se développe le rapport entre puissance absolue et puissance ordonnée demeure régulé par la riche texture de la contingence, celui-ci aura tôt fait de se transformer en œuvre politique de légitimation des structures de pouvoir.
4Nul ne saurait ignorer la modernité de Duns Scot en ces matières, dans la mesure où toute-puissance, volonté et liberté viennent à s’identifier comme « le principe d’une relation nécessairement contingente de l’étant infini aux étants finis » (p. 35), si bien que la contingence va pouvoir être dissociée de l’« en-puissance » (dunamis) et ainsi référée à la toute-puissance comme choix libre entre deux contraires. La structure scotiste tirera à conséquence y compris dans les débats modernes sur la grâce. Cette structure n’est-elle pas grosse de la conception moderne et moliniste de la liberté d’indifférence comme pure potentia ad opposita ? Gwenaëlle Aubry ne traite pas de cette conjonction possible dans son magnifique ouvrage. J’y vois, pour ma part, une possible résonance. En effet, il fallait être en possession de ce modèle de puissance, qui relie contingence et liberté, pour que l’homme, dans les choix libres qui déterminent sa puissance d’agir, puisse toujours choisir librement l’un quelconque des opposés qui s’offrent à sa détermination volontaire. Réplique ou réponse spécieuse de la créature à son Créateur ? La modernité se caractérise aussi par la mise en œuvre de structures transactionnelles entre Dieu et l’homme pour que ni l’efficace de la grâce ni le libre-arbitre ne soient contrariés. Ce faisant, Dieu est alors contraint d’être doté d’une science de la prévision qui le rend apte à intervenir et à s’immiscer dans les futurs contingents, de telle sorte que l’efficace de la grâce ne soit pas rendu vain. Dans les analyses très fines et éclairantes que conduit G. Aubry, la figure de Duns Scot occupe d’évidence une place centrale. L’enquête menée est certes de type diachronique, mais Scot apparaît dès les pages introductives dans la mise en intrigue que propose G. Aubry. Le chapitre V (Duns Scot ou l’infini de la puissance), chapitre final, lui est entièrement consacré, après que l’auteur eût pris la peine de nous gratifier d’un chapitre inaugural et magistral sur Augustin. Comme le souligne G. Aubry, chez Scot la contingence sera engagée nécessairement par l’écart entre l’infini et le fini, si bien que la compatibilité entre toute-puissance, bonté et justice a du mal à s’articuler et à se concevoir selon un ordre providentiel qui ne surdétermine pas l’incommensurabilité entre fini et infini.
5La trajectoire historique que le riche ouvrage de G. Aubry dessine a un but précis. Il est de nature généalogique. Il ne s’agit pas de savoir quel attribut divin il convient de sacrifier pour que l’on parvienne à une meilleure compatibilité entre puissance et bonté, en ne renonçant ni au concept de Dieu ni à celui du mal, mais plutôt de s’interroger « sur un attribut divin qui pose déjà en Dieu la possibilité du mal » (p. 17). Or, dès Augustin (ch. premier), le concept de Dieu, fût-il celui de sa bonté essentielle, est contraint de faire le sacrifice de la « compréhensibilité ». Il n’est maintenu qu’au prix du « mystère ». Solidaire du concept de toute-puissance, le mystère charrie de fortes apories. Ultimement, il n’est plus seulement question de sauver la bonté de Dieu face à la réalité du mal, mais de manifester que le concept de toute-puissance met en péril celui de bonté.
6Le rapprochement et l’apparentement entre omnipotens et pantokrator auraient pu atténuer les apories que G. Aubry détecte dans la mise en intrigue qu’elle propose en exergue à son enquête généalogique. Mais ce rapprochement qui paraissait prometteur ne résiste pas à la plus banale des enquêtes lexicographiques. Pantokrator n’est pas l’équivalent d’omnipotens. Omnipotens se rapproche de pantodunamis, et de surcroît, pantokrator exclut d’emblée l’idée de puissance absolue. Cet indice lexicographique et sémantique pourrait suffire à éloigner la théologie chrétienne pré-augustinienne de toute conception indifférente et volontariste qui affecte la toute-puissance divine. Mais un tel constat est bien trop fragile. Il n’en demeure pas moins que la « logique de l’excès de la puissance » est d’emblée neutralisée dans l’usage du pantokrator, car une puissance infinie et absolutisée implique contradiction ; une puissance illimitée (indéfinie) ne pourrait se comprendre elle-même. Bien qu’Augustin n’ignore pas la distinction entre omnipotens et omnitenens (p. 57), elle n’est pas dotée d’une fonction métaphysique destinée à surmonter le hiatus entre la bonté essentielle de Dieu qui s’exerce en justice, et qui relève de sa puissance, et la réalité du mal et du péché, de la réprobation et de la juste rétribution qui atteint l’homme pécheur. Augustin s’attache, comme le montrent excellemment les analyses conduites par G. Aubry, à rendre cohérent un concept quasi sui generis de toute-puissance divine, concept qui conjoint potentia et potestas, puissance et souveraineté. Un rapprochement avec Plotin serait ici des plus éclairants, car la liaison entre potentia et potestas n’est pas dissociable de la conception augustinienne de l’Ipsum Bonum (agathon). Ce qui singularise les analyses augustiniennes, c’est que la toute-puissance, quoique distincte des lois qui en procèdent, n’est jamais « puissance d’illégalité ». Indissociable de la volonté, de la sagesse et de la bonté, « elle est en elle-même et à elle-même ordonnée » (p. 71). La solution augustinienne paraît presque simple. Toujours ordonnée par elle-même (parce qu’elle est par principe Ipsum Bonum – Agathon), elle est donc indissociable de la justice et du bien et s’exerce conformément à son essence.
7Mais à l’inverse, les puissances créées, lorsqu’elles aspirent à ne s’ordonner qu’à elles-mêmes, sont au principe du mal. Bonté intrinsèque et élection paraissent dès lors compatibles, la contradiction et le hiatus affectant toujours la créature cherchant à se dérober à la détermination vers le Bien. Du côté de Dieu, la justice vient toujours au secours de la bonté et celle-ci ne saurait jamais être démentie ou prise en défaut. Le caractère sélectif de l’élection ne change rien à cette constante. La bonté étant reliée à la puissance, cette dernière possède des virtualités renforcées qui peuvent d’un mal tirer un bien plus grand. Puissance d’ordre, non de bouleversement, Augustin ne procède à aucune dissociation ou déliaison entre puissance et sagesse-bonté. La question demeure cependant et relance l’enquête généalogique : la bonté n’est-elle pas finalement réduite et reconduite à la puissance comme forme nécessaire et inéluctable d’exonération pour Dieu ? Si l’on atteint à un concept cohérent de toute-puissance pour Dieu, celui-ci n’est-il pas univoquement situé dans une forme divine d’aséité, sans qu’il ne permette de répondre ou d’éclairer, en dehors de cette prouesse intelligible, le scandale du mal et son énigme ? L’entière démarche généalogique de Gwenaëlle Aubry éclaire, sur le plan historiographique et théologique, cette question centrale et lancinante.
8Les chapitres qui suivent sur les impasses de la puissance, avec Abélard et Pierre Damien (ch. II), puis le mouvement de radicalisation qui conduit à la dissociation progressive entre puissance et volonté jusqu’à l’absolutisation de la puissance dans la Theologia Scholarum (ch. III), sont autant d’étapes qui jalonnent la lente et inéluctable désintégration de la ratio theologica, car désormais la question à laquelle la raison théologique est elle-même soumise paraît renforcer les apories : de quelle manière et selon quel mode la puissance absolue se limite-t-elle en puissance ordonnée ? Est-ce, par exemple, en se soumettant à des lois indépendantes d’elle-même, ou bien en posant elle-même lesdites lois ? Pour échapper à l’aporie – mais en la redoublant de fait – la potentia absoluta finit par revêtir la forme d’un « opérateur logique », autorisant du même coup la construction hypothétique d’autres mondes possibles sans actualité correspondante. On ne saurait cependant ignorer les prouesses spéculatives qui, sous la plume d’Abélard, conjoignent les principes de non-contradiction, du tiers-exclu et de raison suffisante avec la thèse selon laquelle Dieu ne peut rien faire d’autre que ce qu’il fait. Abélard conjoint ontologie et axiologie sous le primat de la bonté de Dieu. Avec Thomas (ch. IV), la question de la puissance, sans s’exonérer du point de vue axiologique, renoue avec des équilibres métaphysiques moins dépendants des questions préjudicielles et spéculatives qui hantent la raison théologique du moment. Thomas, par un travail remarquable sur la notion de puissance, va précisément nouer être et puissance « pour les porter ensemble au principe » (p. 184), si bien que le travail d’élucidation méthodique de Thomas consiste à relier la toute-puissance à l’acte pur d’être, à considérer en elle (la puissance) cette puissance d’être qui, en Dieu, est portée à la plénitude. L’essence divine est en elle-même puissance, « Dieu est son propre pouvoir » (De Potentia, q. 3, a. 7, resp.). Reconduite à la question de l’être et de son acte, le concept de puissance se distingue entre « pleine puissance d’être du Créateur » et « puissance pour l’être de la créature », rééquilibrant sur un plan ontologique ce que le seul concept de puissance, délesté de la question de l’être, ne parvenait plus à tenir ensemble. Chez Thomas, la question de la puissance, non séparée de la question de la puissance d’être ou « capacité (epitêdeiotês) », parvient, pour une part, à lever l’impression de séparatisme qui s’instaure entre toute-puissance absolue et puissance ordonnée. C’est l’être lui-même qui est pensé comme puissance. Quant au bien, comme dans la perspective augustinienne, il est identifié à l’être divin, car il n’est de véritable puissance qu’ordonnée. Il faudra lire avec soin le chapitre volumineux que G. Aubry consacre à Thomas, tant il est subtil et nuancé, magnifiquement composé. On pressent que des équilibres sont à nouveau possibles et que, fondamentalement, la distinction entre puissance absolue et puissance ordonnée passe à l’arrière-plan et devient même superflue.
9On le voit bien, dans cette passionnante traversée, surtout lorsqu’elle aborde les grands textes de Duns Scot, la signification de la contingence est au centre des tentatives de clarification entre la puissance absolue et la puissance ordonnée. Ce couple de termes est réuni pour la première fois par Alexandre de Halès et trouve chez Scot une sorte de résolution comme passage à la limite. La force de Scot réside sans doute dans la thèse selon laquelle la contingence ne peut être démontrée qu’a posteriori et que la première cause est immédiatement contingente. Mais cette thèse a son contre-point métaphysique : Dieu étant la source de la contingence, sa volonté prend le pas sur sa sagesse, thèse étrangement rééquilibrée sous un autre principe, Dieu « peut agir de manière ordonnée par sa puissance absolue ». G. Aubry conclut le parcours généalogique qu’elle a méticuleusement construit par des considérations qui, à la fois, évaluent et transmuent la notion de toute-puissance, notamment dans ses usages théologiques. Elle expose, à partir d’un avertissement barthien célèbre sur les ambivalences de l’attribut de toute-puissance, la relecture qu’en fait Giorgio Agamben dans Homo Sacer, Opus Dei. Archéologie de l’office. Agamben ouvrirait la voie d’une sortie possible des apories qui affecte un concept de toute-puissance indexé sur le couple aristotélicien dunamis / energeia (en-puissance / acte = to dunamei kai energeiai). La « désactivation du dispositif aristotélicien de la puissance et de l’acte » permettrait de penser la puissance « non plus comme en-puissance, principe d’un mouvement orienté vers la fin et le bien, mais comme efficience immédiate et non-normée » (p. 282). Accéder à un concept « interne » de puissance, en vertu duquel la puissance ne s’épuise pas dans son acte, mais « se fait puissance de sa propre puissance », telle serait la mutation « métaphysique » à opérer. On y discerne aussi de nouvelles possibilités pour la théologie de l’attribut divin de toute-puissance. Dans cette vaste et passionnante enquête, le motif trinitaire s’est absenté. Les pages consacrées à saint Augustin ne s’y attardent pas et ne l’envisagent pas. On voit aisément à quel point une théologie des attributs divins reste déficiente, et somme toute anthropomorphique, dès lors qu’ils ne sont pas reconduits à la distinction des hypostases en relation d’origine. Ils sont traités comme des prédicats absolus et exigent à chaque fois des résolutions métaphysiques qui sont normées par la seule essence du concept.
102. Les études que rassemble le volume intitulé, Majestas Dei. Seigneurie et liberté, d’Emmanuel Cattin, se composent de quatre parties correspondant à une série de textes déjà parus ou inédits pour certains d’entre eux. Sous la plume élégante et quasi méditative d’Emmanuel Cattin, les catégorisations en usage (philosophie de la Révélation, théologie dialectique, phénoménologie de l’Esprit) cèdent le pas à des analyses dont la finesse et la profondeur se signalent par le choix de registres lexicaux qui sont puisés au plus près des œuvres étudiées : Herrlichkeit, doctrine, Kyrios, Parole de Vie, témoignage, le Dieu. La fécondité de cet ouvrage superbe, écrit tout en nuance et selon une précision qui impressionne, tient à sa capacité à montrer que la rencontre du théologique et du philosophique ne s’est pas faite sous le mode de la seule contraposition ou selon la relation formelle du « fondement » au « fondé », de la « présupposition » à ses résultats. Dans la grande tradition allemande de la philosophie de la religion, celle-ci apparaît comme le lieu où se noue et se recueille ce avec quoi la philosophie a affaire en tout état de cause : l’apparaître, non seulement des choses et des êtres, mais aussi de celui « que nul n’a jamais vu » (Jn 1,18), si bien que la question de l’être ne peut jamais venir totalement à bout de la question de son procès d’origine et qu’une vérité descellée ne peut rester indéfiniment en suspens, comme si l’on préférait de loin sa neutralisation énigmatique à sa manifestation cachée. Seigneurie et liberté n’exigent ni volontarisme ni nécessitarisme, mais une liberté d’apparaître et de manifestation que la raison ou l’esprit cherche toujours à faire sienne en l’épuisant sous la forme du concept.
11Dans la totalité des études rassemblées, c’est cette même tonalité qui résonne : comment trouver et demeurer dans la distance qui permet la reconnaissance d’une souveraineté qui porte précisément le Nom de Herrlichkeit, Majestas, Seigneurie et qui ne saurait se confondre avec un concept résiduel de « toute-puissance ». Ce que le concept de toute-puissance laisse impensé, c’est non pas sa modalité d’être (ontologie), mais sa modalité d’apparaître (phénoménologie), seul « moyen » de lever toutes les apories métaphysiques qu’il charrie, celles que nous avons détectées dans la première recension de ce bulletin. Herrlichkeit, indique Emmanuel Cattin, est « l’apparition du Seigneur en tant que Seigneur », « Son » apparition, comme le précisent Martin Buber et Franz Rosenzweig, avec un corrélat essentiel : Sich offenbaren kann nur, was zuerst verborgen werden (« Se révéler, ne le peut que ce qui commence par être caché »), comme le rappelle Schelling. Lorsque la philosophie vient à la rencontre de la théologie, elle parvient, d’une certaine façon, à penser presque au-delà de ses propres formalisations et se laisse guider par des virtualités encore cachées qui peuvent venir au concept : le nom propre de Dieu n’est pas qu’il est un simple Étant, « mais le Seigneur de son être et par là de tout être » (Schelling, Philosophie de la Révélation, SW 12, Leçon XIV, p. 295 ; p. 20 de l’ouvrage d’E. Cattin). La Herrlichkeit transgresse d’emblée tout genre de l’être, et c’est pourquoi elle se transportera dans la langue des théologiens de notre temps, Karl Barth, Hans Urs von Balthasar, Erich Przywara : « Le Dieu dans sa révélation s’avance en Seigneur » (p. 37) et dès lors, l’essence de ce Dieu est ceci et doit être reconnue pour ce qu’elle est dans sa manifestation : « être celui qui aime en liberté », tel serait le pas que franchit et permet le théologique (K. Barth, Kirchliche Dogmatik). Ce que Schelling pense sous le mode de la liberté, Barth le recueille sous l’événement de l’amour qui élit et fait grâce.
12Ce qui semble unifier et rassembler les études qu’Emmanuel Cattin relie soigneusement entre elles, c’est le chemin de « la manifestation de soi de la vérité » (p. 53), pas toujours identique dans la philosophie elle-même. Que l’Évangile y apporte non seulement un concours externe et adventice, mais qu’il en recèle et décèle le procès originaire de manifestation, constitue peut-être la singularité de la philosophie allemande de l’idéalisme. L’Évangile de Jean s’accorde avec une Wissenschaftslehre et signifie d’emblée que la « religion » n’a pas d’abord affaire à la croyance, mais s’accomplit en auto-attestation de la vérité. Sous cette ligne directrice – si toutefois l’on est autorisé à lire l’égrenage des études consignées dans le riche volume de Cattin – les figures de la pensée convoquées par le philosophe de la Sorbonne dessinent une sorte de constellation, bien que les ruptures et les distanciations ne soient pas nivelées ou niées. Les très belles pages consacrées à Fichte et au mouvement interne de la Wissenschaftslehre méritent une lecture attentive. On y découvre, au fil d’une analyse serrée, que la Lehre johannique est « indissolublement un Voir et un Acte, dans l’unité qui s’appelle la Vie » (p. 60), si bien que le centre du christianisme « n’est pas dans ce qui s’appelle alors Moral » (p. 59). Signalons encore l’étude incisive que Cattin consacre à Michel Henry et à la surdétermination du concept de génération. La question qu’il pose est en effet décisive : la création ne ferait-elle rien d’autre que de donner la génération en effaçant comme par contrecoup le sens de la création, or, rien dans le Prologue de Jean « n’autorise à affranchir l’homme de la création et du sens d’être de la créature » (p. 96).
13Au terme du riche parcours proposé par Emmanuel Cattin, c’est la grandiose figure de Karl Barth qui apparaît, sous l’angle des premières grandes sentences qui marquent le Römerbrief et l’éclosion de la Kirchliche Dogmatik. Y résonne le « non » de Dieu comme forme barthienne irréductible de l’analogie, mais analogie tout de même puisque la « langue humaine est soudain rendue propre, en tant que Dieu lui-même la parle » (p. 255). Le texte sur le « Non divin » constitue peut-être le sommet des études rassemblées, tant il vise juste et révèle la subtilité des positions de Barth, relativisant les critiques grossières et paresseusement répétitives, si peu attachées à la langue de Barth. Le chapitre intitulé « Kyrios » (ch. 10) fait état des relations de quasi-répulsion que Martin Heidegger éprouve pour K. Barth. Dans ces pages saisissantes, l’hydre de la folie et du désastre qui s’est emparé de la « nouvelle Allemagne » n’interrompt pas le chemin que Barth sait devoir parcourir quoi qu’il en coûte : « La théologie évangélique doit, même dans la nouvelle Allemagne, inflexiblement (unerbittlich) et sans inquiétude (unbekümmert) aller son chemin propre. Je vous prie de comprendre cette nécessité » (K. Barth, Lettre à Hitler du 1er juillet 1933, jointe à l’envoi du texte Theologische Existens Heute). Livrant un combat intellectuel sans concessions au mouvement des Deutsche Christen, Karl Barth manifestait la vitalité de sa théologie, son caractère de décision, c’est-à-dire de choix crucial entre la vie et la mort, dans la lumière d’une vérité première : « Le Non de Dieu est aussi son Oui, et l’Aufhebung est aussi Begründung », Römerbrief (13), cité par E. Cattin, note 2, p. 267 du ch. 10.
143. L’axe de recherche que Dale M. Schlitt déploie dans le volumineux ouvrage qu’il consacre à l’influence de l’idéalisme allemand dans la constitution de la théologie trinitaire continentale européenne, mais sans exclusive, prend pour terminus a quo les figures tutélaires de la philosophie allemande de l’idéalisme, G.W.F. Hegel et F.W.J. Schelling, puis se lance dans une sorte de saga prospective qui détecte et analyse le nouage que la trinitologie d’inspiration hégélienne et schellingienne aurait permis dans la constitution des théologies trinitaires les plus représentatives du XXe siècle. « Nouage » et « cristallisation » pourraient traduire au mieux ce que Dale M. Schlitt entend par Legacy. Il ne s’agit pas d’un lien lâche, mais d’une structure de pensée qui se déleste de l’ancienne métaphysique et de ses catégories, de telle sorte que l’Absolu trinitaire trouve une philosophie dont l’infrastructure conceptuelle ne rejette pas a priori comme aporétiques les déterminations contingentes et positives de l’histoire et du devenir, de la temporalité et du procès.
15Dale M. Schlitt va bien plus loin dans son inventaire, puisqu’il attribue à Schelling la promotion et l’intégration d’un « grand nombre de notions et thèmes fondamentaux (a good number of basic themes or notions) ». Cet inventaire interroge plus qu’il n’éclaire l’interprète et le lecteur. J’y reviendrai : « Being, facticity, positivity, ground, freedom, unity, will, spontaneity, potency, creation, revelation, nature, history, religion, personhood and spirit » (p. 41). Cette kyrielle de termes révèle quelque chose de la méthode qui préside à la vaste compilation à laquelle procède le théologien nord-américain.
16La première partie de l’ouvrage se caractérise par un exposé didactique consacré à Hegel et Schelling. D’emblée, ces deux figures assument le rôle de figures tutélaires, ce qui laisse accroire que la philosophie allemande de l’idéalisme y trouve son terminus a quo et sa forme originaire de réalisation. Ceci à tout le moins quant à l’influence avérée qu’elle a exercée sur le développement de la théologie trinitaire subséquente, sur une période de 180 ans, dans des aires linguistiques et culturelles qui recouvrent (2ème partie) la théologie trinitaire de Philipp Marheineke (1780-1846), Isaak August Dorner (1809-1884) et Vladimir Soloviev (1852-1900), pour ensuite transiter vers trois grandes figures de la théologie trinitaire du XXe siècle, avec K. Barth, K. Rahner et W. Pannenberg (3ème partie). Dale M. Schlitt justifie, dans une introduction de grande clarté, les raisons qui président à ses choix, les trois premières parties correspondant en quelque sorte à des prolégomènes qui manifestent les premières cristallisations que la philosophie allemande de l’idéalisme a produites, pour s’épanouir ensuite dans des œuvres qui en incarnent des formes plus spécifiques de réalisation, dans l’aire anglo-saxonne et nord-américaine, avec les travaux de Robert W. Jenson, Catherine Mowry LaCugna et Joseph A. Braken (4ème partie).
17On ne saurait parler de déséquilibre entre ces parties, mais force est de constater que les choix opérés par D. M. Schlitt ont un caractère délibéré et s’attachent prioritairement aux œuvres censées être les plus représentatives et les plus immédiatement exploitables pour une démarche généalogique dont l’idéalisme allemand constitue la force germinale. On peut s’étonner de l’absence de Sergeï Boulgakov, alors que Soloviev occupe, et à juste titre, une place de choix dans le parcours généalogique que construit Dale M. Schlitt. Je note au passage que K. Barth est rangé parmi les théologiens allemands du XXe siècle (p. 175), ce qui étonne. Marheineke, Dorner et Soloviev incarnent, eux aussi, une sorte de constellation que le théologien de San Antonio range sous la rubrique thématique, Early European Testimonials to Idealist Influence (Part 2). Ces quelques indices peuvent d’emblée éveiller le doute sur la pertinence de ces regroupements et de ces constellations. Les fondations de l’entreprise généalogique tentée par D. M. Schlitt trahissent leur caractère thématique plus que génétique, ce qui en soi ne pose pas de difficultés particulières, mais renseignent somme toute assez peu sur l’effectivité des influences que l’idéalisme allemand est censé avoir exercées sur les œuvres analysées. Ce point de méthode saute aux yeux du lecteur et l’engage, d’une certaine manière, à la prudence quant aux résultats obtenus et synthétisés dans cette étude méticuleuse pour chacun des auteurs-théologiens considérés.
18Si l’on revient à la première partie de l’étude, on y trouvera un exposé richement documenté sur la trinité hégélienne et schellingienne, toutes deux abordées non pas d’un point de vue immédiatement synthétique, mais à partir de ce qui est censé en représenter l’originalité et la fécondité prospective pour l’élaboration de théologies trinitaires dont on s’apprête à démontrer qu’elles appartiennent bien à la forme de pensée de l’idéalisme allemand. Les pages consacrées à Schelling montrent avec clarté les moments qui scandent, non pas uniquement le développement diachronique d’une pensée et sa mise en forme progressive, mais la manière dont Dieu, Seigneur de l’Être, est libre de tout être (p. 27, God essence as pure Being), ce qui confère à la Trinité la forme et l’expression les plus achevées de la liberté : « As this pure unity, God presumes no prior potentiality. But unity implies the notion of difference and, thus, the possibility of becoming and development » (p. 27). Cette puissante métamorphose schellingienne s’identifie avec le passage de la philosophie négative, encore attachée à la saisie d’une essence dotée d’attributs, à la philosophie positive, libérant l’Absolu des constructions d’entendement, en le considérant dans le déploiement de sa propre histoire, non pas celle d’un Être en mal de se connaître, mais fondant une « histoire supérieure » de la liberté à laquelle les hommes sont intégrés par le rôle démiurgique du Fils dans sa relation au Père et à la création (p. 31). En outre, D. M. Schlitt insiste avec justesse sur le processus de temporalisation de l’éternité divine (thème que l’on retrouvera noué dans l’œuvre de Robert W. Jenson (p. 288, a temporalized Trinity), conceptuellement cristallisé dans la doctrine schellingienne des puissances (Potenzen) à laquelle il consacre un exposé détaillé à partir de la p. 30.
19Le grand mérite des monographies qui forment cet ouvrage tient à la précision des analyses textuelles. Dale M. Schlitt se tient au plus près des textes et ne s’encombre pas de littérature secondaire sur les auteurs considérés, en dépit de la confection d’un instrument bibliographique des plus fournis, présenté à la fin de l’ouvrage. Schlitt s’intéresse plus particulièrement à un écrit schellingien des années 1831-1832, Urfassung der Philosophie der Offenbarung, avant que ne se constitue la grandiose Philosophie der Offenbarung, publication qui fut faite sans l’accord du philosophe, à l’initiative du théologien Heinrich Eberhard Gottlob Paulus (1761-1851). Dale M. Schlitt reste très tributaire des analyses de Malte Dominik Krüger et retient, tout comme ce dernier, les sept étapes ou paliers (steps) qui marquent le déploiement de la doctrine trinitaire schellingienne. L’exégèse proposée suit de très près le texte schellingien et peut être reproduite selon la scansion suivante, bien connue des interprètes. J’en synthétise les données principales :
201) Le Fils pouvait exister indépendamment du Père dans sa propre souveraineté, mais il ne pouvait pas être hors du Père.
212) Il ne pouvait pas être Dieu selon l’essence, mais il pouvait l’être actu.
223) Cette souveraineté qu’il pouvait avoir indépendamment du Père, le Fils n’en a pas voulu, et par là il est le Christ.
234) Ainsi, au Fils est remis l’être extradivin éloigné de Dieu et du Père, pour qu’il le réconcilie avec le Père, donc pour qu’il restitue au Père l’être qu’il avait reçu comme un être extradivin.
245) Par cette réconciliation, il en fait un être divin à nouveau accepté par le Père.
256) Dans cette sorte d’odyssée, l’idée de la Trinité parcourt trois moments.
267) L’idée de la Trinité doit partir de la tautousie, où seul le Père est l’ousia dominante, où tout est enfermé dans le Père. Puis elle doit, à partir de la tautousie, passer par l’hétérousie, qui dure jusqu’à la rédemption finale, pour enfin atteindre l’homoousie qui est le dernier moment de l’odyssée.
27La philosophie de la Révélation est donc en son centre une christologie. Elle n’est pas dialectiquement constituée dans les phases d’une genèse historique. À la séquence hégélienne qui caractérise le rythme de l’Aufhebung – tollere, elevare, conservare –, correspondent plutôt les trois moments « trinitaires » de la tautousie, de l’hétérousie et de l’homoousie, rythme qui dit la liberté absolue de Dieu. Dale M. Schlitt accorde beaucoup à Schelling et semble le considérer comme une source incontournable dans la production des œuvres théologiques qu’il expose dans la suite de son ouvrage. Il n’ignore nullement les influences plus lointaines de Jakob Böhme, mais semble pourtant négliger d’autres sources, notamment la source théosophique à laquelle sont attachés les noms de Sebastian Frank, Friedrich Oetinger, Valentin Weigel, Peter Poiret.
28La deuxième partie de son ouvrage est consacrée à l’exposé de pensées directement héritières de l’idéalisme post-kantien, consacrant théologiquement la non-hétérogénéité de l’être et de la pensée (Von Gott, dem Geist de Ph. Mareinecke).
29La troisième partie, consacrée à une nouvelle constellation de théologiens, Barth, Rahner, Pannenberg, manifeste cette fois que les similitudes et familiarités détectées avec la forte infrastructure idéaliste qui caractérise la phase précédente (Marheinecke ; Dorner ; Soloviev) deviennent plus lâches, plus distendues, dans cette deuxième phase (p. 109). Après chaque exposé, D. M. Schlitt propose une section appelée Idealist Family Ressemblances et engrange ainsi les résultats acquis. Attardons-nous un instant sur les appréciations qu’il porte sur Karl Rahner. Elles sont fort intéressantes, car on y trouve une série bien identifiable d’apparentements possibles et de distanciation non moins revendiquée d’avec la source idéaliste. Au Grund schellingien Rahner substituerait la figure du Père comme « Mystère Absolu » (p. 138) et finalement dépasserait toute tendance nécessitante d’extraversion par l’adoption du principe dionysien du Bonum diffusivum sui (p. 142 ; p. 144). Rahner revendiquerait lui-même, dans une célèbre leçon d’épistémologie thomiste, sa dette à l’endroit du hégélianisme en raison de sa capacité à rendre compte de la notion d’« être pur » par les catégories de la subjectivité et les formes d’auto ou de libre possession qu’elles permettent, bien mieux que ne peut le faire une pensée qui répugne à l’identité entre l’être et l’esprit. Ces influences latérales ne peuvent bien entendu être niées. Rahner cherche à montrer que être et esprit forment une unité, parfaitement actuée en Dieu et distendue en l’homme, être de transcendance.
30La quatrième partie du volume est sans aucun doute la plus intéressante, dans la mesure où l’éloignement d’avec le paradigme idéaliste est le plus manifeste. Il atteindrait ici une phase de mutation et de transformation radicales. L’exposé très riche consacré à l’œuvre de Robert W. Jeenson et Joseph A. Bracken ouvre le champ d’une influence massive, la théologie du procès (Process Theology) en partie nourrie et inspirée par l’œuvre de Whitehead. Joseph A. Bracken est l’auteur d’une thèse célèbre, soutenue à Freiburg, sous la direction d’Eugen Fink, publiée en 1972 sous le titre : Freiheit und Kausalität bei Schelling. Arrêtons-nous un bref instant à l’exposé consacré aux thèses de Robert W. Jenson. Sous l’influence manifeste de Schelling, la Trinité parcourt un rythme temporel en trois temps (a threefold temporal structure) qui apparaît comme la seule forme possible de « trinitarisme « (trinitarianism) ajusté aux exigences de la foi juive et de ses Écritures. L’idée est évidemment intéressante, car elle semble valider l’élément de continuité qui marque la foi trinitaire à l’endroit de sa source vétérotestamentaire : « This immediate trinitarianism was… the only possible fulfillment of the Hebrew Scriptures », (The Triune God, p. 34). Jenson cherche à manifester, en-deçà des premières synthèses trinitaires qui coïncident déjà avec la première littérature patristique, une forme d’expérience pré-trinitaire qui conjugue et articule l’expérience du Dieu sauveur et libérateur avec l’établissement de Jésus en sa Seigneurie salvifique et cosmique, conforme à un monothéisme de domination universelle-eschatologique sur toutes choses. Cette préformation d’une foi trinitaire ne doit pas être confondue avec ses développements subséquents et, de ce point de vue, doit devenir le fondement permanent de toute considération trinitaire. Le dégagement d’une expérience proto-trinitaire coïnciderait avec l’annonce kérygmatique, une annonce qui ne peut en aucune manière se cristalliser sous la forme d’un énoncé invariable mais qui implique le caractère composite et polymorphe de la christologie. La cristallisation d’un énoncé à structure trinitaire n’est intelligible que sur fond d’une christologie polysémique et polymorphe. Ce sont les éléments coalescents de cette structure complexe qui rendent légitimes et intelligibles un énoncé proto-trinitaire. L’appréhension conceptuelle de cette expérience première et narrative appelle une philosophie ajustée. C’est ici que l’infrastructure conceptuelle léguée par l’idéalisme allemand révèle sa pertinence et son ajustement. De la même manière que les Pères traduisirent l’expérience fondatrice d’une foi proto-trinitaire (c’est-à-dire avant qu’elle ne se cristallise sous la forme d’un énoncé canonique) dans la langue conceptuelle de la pensée grecque, le théologien est appelé à réaliser une œuvre d’intelligibilité qui reste ajustée à cette expérience première et fondatrice (God as Event). Les thèses de Jenson ne sont pas éloignées de celles qu’a promues Christoph Schwöbel en 2001 dans « Radical Monotheism and the Trinity » (Neue Zeitschrift für Systematische Theologie und Religionsphilosophie 43, 2001).
31Le livre de Dale M. Schlitt apparaît, mutatis mutandis, comme une synthèse des positions les plus représentatives de l’influence exercée par la forme de pensée de l’idéalisme allemand dans la théologie trinitaire continentale et nord-américaine des XIXe et XXe siècles. Ces choix sont légitimes dans la mesure où la philosophie allemande de l’idéalisme y trouve un écho et une résonnance immédiate. Le caractère très descriptif de l’ouvrage aboutit à une reprise synthétique et prospective dans laquelle Dale M. Schlitt dessine en quelque sorte le cahier des charges d’une théologie trinitaire encore à concevoir et à produire. Cette ultime visée prospective reste tributaire des figures principales qui sont convoquées dans l’ouvrage et dont la cartographie est limitée à une sphère culturelle continentale et nord-américaine. Les choix opérés ne sont pas arbitraires. Ils vont aux figures de proue. Mais chemin faisant, on peut éprouver une certaine insatisfaction quant au point de départ de cette savante odyssée : qu’en est-il des sources de l’idéalisme allemand ? Peut-on commencer une telle investigation par Hegel et Schelling ? N’est-ce pas prendre le train en marche ?
324. L’ouvrage dense et clair que Xavier Morales consacre à la contribution de la Process Theology à la théologie trinitaire se présente comme un instrument didactique et critique des plus utiles. La relativité de Dieu, tel est le titre de l’ouvrage, n’instruit pas le procès de cette forme diversifiée de théologie – faut-il la qualifier d’emblée de « protéiforme » ? – mais sa contribution originale et féconde à l’intelligibilité du dogme chrétien. X. Morales le souligne à l’envi. Le Dieu de la Process Theology apporte une réponse « cohérente à la nécessité de repenser la relation entre Dieu et le monde à la suite de la «mort de Dieu» » (p. 133).
33Pour parvenir à honorer cette fin, il convenait, de toute évidence, de commencer le passionnant itinéraire par l’œuvre fascinante de A. N. Whitehead et son maître ouvrage, Procès et réalité. Essai de cosmologie (1929), Gallimard, Paris, 1995, contemporain de Sein und Zeit de Martin Heidegger. Le chapitre consacré expressément à Whitehead se déploie sous forme interrogative : Une trinité chez Whitehead ? Whitehead ne parle pas de trinité dans Procès et réalité. En revanche, il consacre plusieurs pages à la théologie trinitaire dans une œuvre postérieure, Aventures d’idées (1933), Éd. du Cerf, Paris, 1995, mais on peut légitimement douter qu’il ait pris connaissance, de première main, des œuvres d’Athanase d’Alexandrie auxquelles il se réfère par l’intermédiaire d’un ouvrage d’E. Gibbon, History of the Decline and Fall of the Roman Empire. Indépendamment de ces références explicites ou implicites, c’est l’influence de Whitehead dans la théologie trinitaire subséquente du procès qui intéresse au premier chef les investigations menées par Morales, au sujet des œuvres aussi variées que celles de Laurence F. Wilmot, Joseph M. Hallman, Norman Pittenger ou Joseph Bracken. Une analyse détaillée de chacune d’entre elles conduit à un constat intéressant. Les trois principes qui structurent Procès et réalité se laissent ramener à celui du procès, de la relativité et de la créativité. Tenant d’une métaphysique atomiste, voire quantique, Whitehead considère l’univers comme constitué d’éléments fondamentaux pluriels, « les choses réelles dernières dont le monde est constitué » (Procès et réalité p. 69, cité p. 25 de l’ouvrage de Morales). La plasticité des figures fondamentales qui structurent et donnent forme à la réalité conduit tout naturellement à opérer des rapprochements que certains théologiens n’hésiteront pas à réaliser. Qu’il s’agisse du principe du procès, du principe de créativité ou de relativité, l’idée de base qui commande la « métaphysique » de Whitehead exclut la conception aristotélicienne de la substance qui ne saurait être caractérisée par son en soi comme sujet d’inhérence. Une entité actuelle est toujours présente au sein des autres entités, dessinant une sorte de « périchorèse » caractérisée par une ontologie du togetherness que D. Janicaud rapprochera d’un principe issu de la Monadologie de Leibniz : « Tout corps se ressent de tout ce qui se fait dans l’univers » (Monadologie, § 61).
34L’exposé didactique auquel se livre X. Morales est de grande clarté et d’accès facile. Il montre, en outre, que la cosmologie de Whitehead conduit, par le biais de la philosophie de l’organisme, à un monothéisme strict, dans la mesure où toutes les entités de l’univers ressortissent à une même ontologie, celle de l’interaction entre des « entités actuelles » qui sont des « réalités atomiques ». Le Dieu de Whitehead n’échappe pas à cette règle fondamentale. Cette représentation sérielle complexe n’en est pas moins orientée vers l’idée selon laquelle la « nature primordiale de Dieu » a la fonction « d’évaluer et d’ordonner les objets éternels », d’être en quelque sorte la « source intemporelle de tout ordre » (Procès et réalité, p. 87). Seule la relation de Dieu avec le monde, autrement dit sa relativité ou relationalité, permet d’établir un pont hypothétique avec des déterminations de la doctrine trinitaire. Un texte, néanmoins, issu de Aventures d’idées, semble offrir la promesse d’une fécondité réelle de la Process Theology pour la théologie trinitaire. Peut-on aller plus loin, probablement pas.
35En revanche, et c’est l’objet de la deuxième partie de l’ouvrage de Morales, l’influence plus ou moins décisive de Whitehead peut aisément être établie dans les œuvres diversifiées qui sont celles des théologiens du procès dont X. Morales restitue les axes structurants. En écho aux trois principes de Procès et réalité, sont convoquées successivement les figures marquantes de la théologie du procès dans leur valence trinitaire. Le lectorat français, peu habitué à la littérature anglo-saxonne, y trouvera un instrument pédagogique des plus clairs et des plus utiles. Les exposés sont formés d’une présentation des thèses défendues par les théologiens du procès, puis par de brèves et suggestives reprises critiques qui préparent le bilan et la conclusion de l’ouvrage en quatrième partie. Les analyses lucides et critiques de Laurence F. Wilemot sont particulièrement intéressantes. Il souligne, comme le montre Morales, que Whitehead reconsidère le principe de créativité. Il n’est plus l’Ultime ou l’Absolu, mais il n’est qu’un aspect de l’univers créé, sa « caractéristique la plus générale ». La question se pose : Whitehaed conçoit-il la créativité immanente (self-creativity) comme une forme de panthéisme, repoussant l’idée d’un Créateur transcendant ? Le débat semble avoir été âpre, débat noué entre N. Pittenger, Joseph M. Hallman, contre les interprétations jugées inadéquates de Laurence F. Wilemot. La créativité ne serait pas douée d’hypostase et ne saurait être nommée Dieu. Elle correspondrait même, à certains égards, « au Dieu purement actuel et inconnaissable des premières questions de la Somme de théologie » (p. 68). On aimerait, en lisant ces pages, en savoir davantage, et ce n’est pas la moindre des qualités de cet ouvrage qui suscite et active la curiosité intellectuelle. Poursuivant sa passionnante enquête, Morales présente les œuvres aussi diverses que celles de John B. Cobb, D.R. Griffin ou M. Suchokhi, puis celles de Lewis S. Ford et William L. Power, sous des thématiques qui sont celles de la relation entre bipolarité et quaternité. Cette tension dessine des formes de théologie qui, mutatis mutandis, sont des récusations de l’anthropomorphisme que serait censé contenir la forme traditionnelle de la doctrine trinitaire attachée à la numération de trois hypostases dont le Père est, en vertu de sa monarchie, le principe de différenciation personnelle. Ainsi, la réinterprétation de la Trinité chrétienne à partir de la bipolarité de Whitehead conduit Cobb et Griffin à soutenir la thèse selon laquelle la « nature primordiale » de Dieu implique l’unité de personne au sens moderne du terme et son corrélat « trinitaire » de type modal. Dieu est le sujet de son propre procès, « la face créatrice et la face réactrice (responsive) de l’amour divin » (cité p. 70). Lewis S. Ford emboîte le pas : Dieu est « une unique actualité individuelle » (The Lure of God, p. 102), et c’est bien la figure du « Père » qui est ici clairement en cause. Chez William L. Power, la nature primordiale ne correspond pas seulement au Logos, mais au Père dans son rôle de « supreme envisionner », avec, dans le cas de Power, la volonté de ne pas réduire la Trinité à sa dispensation économique en envisageant le point de vue des processions intra-divines. Il semblerait que nombre de ces théologiens s’en tiennent de manière stricte à la distinction entre nature primordiale et nature conséquente, une forme de transposition de la distinction moderne, léguée par le théologien piétiste J. Urlsperger (1769-1774), entre trinité immanente et trinité économique.
36La 3ème partie de l’ouvrage de Morales est consacrée à un bel exposé des thèses de Josph Bracken, la Trinité comme société, toujours à partir des principes puisés dans l’œuvre fondatrice de Whitehead. L’intégrité de l’œuvre déployée par Bracken reste fidèle aux thèses principielles de Whitehaed, y compris lorsqu’il s’agit de faire droit à un modèle sociétal. Le monothéisme de Whitehead n’est pas surmonté car rien n’autorise à faire correspondre les natures « primordiale », « conséquente » et « surjective » aux trois personnes divines (p. 121). Corrélativement, pour éviter de transformer le concept d’immanence en panthéisme, Bracken prend soin de montrer que l’idée de participation puisée chez Platon, centrale dans la pensée de Whitehead, lève toute équivoque.
37La 4ème et dernière partie de l’ouvrage de Morales se déploie sous la forme d’un bilan prospectif qui tire de la théologie du procès des voies d’approche et de renouvellement possible de la doctrine trinitaire, notamment à travers la contraposition entre approche substantialiste et approche processuelle. Retenons, parmi les nombreuses pistes proposées par X. Morales, l’idée selon laquelle, en vertu du ternaire nature primordiale, nature conséquente et nature surjective, « le monde occupe une place intermédiaire dans l’actualisation de Dieu, de sorte qu’il a un “besoin mutuel” (Procès et réalité, p. 535) entre Dieu et le monde » (p. 145). Morales ne s’en tient pas à des considérations qui cherchent essentiellement à modéliser une forme économique de trinité. Peut-on et comment doit-on parler d’un « Dieu relatif ad intra ? » Il reste donc à exploiter le principe de relativité en théologie trinitaire, en le délestant des solutions et formes par lesquelles il s’est imposé sous la forme traditionnelle des relations dites d’opposition. Morales fait droit aux apories dudit modèle et reprend l’essentiel de l’argumentaire qu’il a proposé dans Dieu en personnes, ouvrage que nous avons longuement recensé dans notre précédent bulletin et auquel nous nous permettons de renvoyer. Somme toute, la thèse proposée par Morales est simple. Il faut recueillir la thèse de la relativité générale présente au sein de toute entité actuelle, puis en faire le modèle intelligible de la Trinité comme « structure inter-relationnelle », en passant de la relation à l’inter-relation. On évitera ainsi de fixer par exemple la relation du Père au Fils sur le modèle déficient qui affirme que la première relation, contenue dans la relation patri-filiale, suffit à constituer le Père en sa paternité engendrante. Pour Morales, la personne divine n’est jamais constituée par une relation unique mais par l’ensemble des relations, selon le principe whitehaedien qui veut que la relation soit un caractère à chaque fois intrinsèque aux termes considérés. Cette voie, des plus intéressantes, suppose que l’on ne sépare pas trinité économique et trinité immanente. En cela, elle arpente une ligne de crête qui lui permet de ne pas succomber à la tentation d’une trinitologie purement déductive et axiomatique.
385. Peter Sloterdijk est bien connu en Allemagne, ses ouvrages se haussent très vite au rang de bestsellers. Kritik der zynischen Vernunft (Critique de la raison cynique), Suhrkamp, Berlin, 1983, lui valut un franc succès et c’est précisément dans son sillage qu’il soumet, dans Après Dieu (Nach Gott), conformément à la tradition de The natural History of Religion de David Hume (1757), le destin des dieux et du divin, sous l’aspect d’une raison non seulement productrice de l’Idée de Dieu, mais de ses représentations et de ses prolongements par des effets d’intensification ontologique ou métaphysique, ce que Sloterdijk appelle la « surréaction ». En somme, Sloterdijk poursuit son odyssée d’une histoire de la transcendance comme forme d’une Geistgeschichte. Dans cette histoire, le Dieu qui aime apparaît plutôt comme une figure tardive, elle aussi configuratrice de représentations et de schèmes qui informent profondément les inconscients collectifs et les libertés personnelles. La démarche de Sloterdijk n’est évidemment pas éloignée du perspectivisme nietzschéen, mais ne s’y laisse pas totalement ramener.
39En incipit, le livre s’ouvre par un jugement de Gotthard Günther qui donne le ton et oriente la trajectoire de tout l’ouvrage : « Allen Götterwelten folgt eine Götterdämmerung » (Seele und Maschine, Hamburg, 1976). C’est cette généalogie destinale qui préside à un ouvrage qui n’est ni sociologique, ni phénoménologique au sens strict, mais qui combine, de manière originale et inattendue, le point de vue du philosophe et celui de l’historiographe, dans la fidélité à une « anthropologie de la surréaction », amplement développée dans Sphären II, Makrosphärologie, publié à Francfort en 1999. Les libres variations auxquelles se livre Sloterdijk sont parfois déconcertantes et déplacent singulièrement les curseurs et les étalons dont usent sociologues et historiens au sujet du fait religieux et des représentations du monde que celui-ci instille dans les liens sociaux. Il s’agit bien, pour Peter Sloterdijk, de traiter de Dieu et non pas du fait diffus que constitue un système de croyances. La généalogie tentée par l’essayiste allemand analyse et interprète métamorphoses et dégénérescences progressives et lentes des dieux, leur « crépuscule » incoercible et inéluctable, et les figures de remplacement et de substitution qui se succèdent.
40On pourrait d’emblée élever à l’endroit de cette « historiographie divine » une objection. L’homme ne saurait venir à bout de l’idée de Dieu et rien ne peut la déloger de la conscience où elle apparaît et demeure. Sloterdijk ne se place pas exactement dans cette perspective. Il analyse, de manière informée et acérée, les figures et représentations (Gestalten) du dieu et accorde une place déterminante à la figure trinitaire en y décelant les raisons d’une faiblesse intrinsèque. Notre attention fut attirée par des analyses qui, à la fois se rapprochent de celles fort classiques et presque éculées de Ludwig Feuerbach, tout en s’en distanciant de manière assez radicale. Sloterdijk ne cherche pas à établir, et encore moins à prouver, que la Trinité représenterait la forme suprême d’une auto-aliénation de la conscience de soi. Il s’agit pour lui d’un montage, d’une construction intentionnelle et réfléchie, mûrement et puissamment articulée qui permet de résister à la tentation et aux impasses de la gnose (ch. 3 : « Die wahre Irrlehre : Gnosis » ; La vraie doctrine erronée : la gnose). La question de Dieu et des dieux n’est soluble que sur fond d’une question lancinante : Ist die Welt bejahbar ? (ch. 2), question qui hante le luthéranisme et sa résolution théologique, le pro me, le pro nobis qu’assure de sa force une theologia crucis qui ne se laisse pas prendre au piège et aux mirages illusoires de la theologia gloriae qui croit servir les intérêts de Dieu en servant les intérêts du monde.
41Pour Sloterdijk les choses sont assez claires : l’évidence du monde fait défaut, mais on ne peut s’en excepter, s’en soustraire, et toutes les solutions de retrait, de distance et de fuite dans la vie ascétique et monacale, là où le contact avec le monde semble rompu, apparaissent comme une mainmise sur le salut que rien ne peut garantir. La théologie de Luther apparaît ici clairement et paradoxalement comme une théologie du monde dans sa forme pathétique. La figure de Dieu en Jésus-Christ qui laisse derrière elle les relents de theologia gloriae pour devenir theologia crucis est une manière de dire « oui » au monde dans l’incertitude fondamentale qu’il fait courir à la conscience pieuse qui ne peut être du monde. La représentation du dieu ou des dieux livre toujours en sous-main une « théologie du monde », et c’est faute de l’interpréter que le moment présent et ses soubresauts ne parviennent pas à une juste appréciation. C’est sur fond d’une théologie du monde que le processus d’intériorisation progressive du divin reprend une certaine vigueur dans la modernité philosophique. Après que le crépuscule des dieux eût été proclamé comme point de non retour dans l’aphorisme nietzschéen de la « mort de Dieu », il restait une ultime possibilité, l’In-Sein, l’« être-dans » (Kunstwort, dit Sloterdijk), autrement dit la reprise de l’interior intimo meo sans que l’horizon du monde ne disparaisse. Sloterdijk lit Être et temps de Heidegger comme une tentative quasi théologique de dialectique philosophique entre In-Sein (qui est antérieur au Dasein comme être-au-monde) et extase. Il ne s’agit pas d’une banale spatialisation, mais d’une manière extatique de s’assurer du monde par la transcendance du Dasein, en lui appartenant, nouvelle forme de l’allégeance à l’inexpugnable divinisation du monde sur fond de crépuscule du dieu et des dieux (ch. 4 : « Mir näher als ich selbst » (plus proche de moi que moi-même)). Il retrouverait ainsi la dialectique augustinienne de l’interior intimo meo et du superior summo meo dans une pensée de l’être-au-monde. La « sécularisation » heideggérienne de l’être théologique s’appelle « In-der-Welt-Sein », « être-dans-le-monde » comme « être-au-monde », métaphore tardive et résiduelle du dogme christologique et trinitaire qui cherche lui aussi à penser l’unité dans la dualité, à concilier l’inconciliable. Pour rapprocher radicalement Dieu et les hommes, il faut postuler un In-Sein divin, modèle indépassable d’une inhabitation divine dans l’humanité. C’est en passant au plan trinitaire, c’est-à-dire à la « macrosphérologie » (p. 154), que l’on atteint un type de schématisme religieux qui consacre pour la première fois, sous la forme d’une intersubjectivité divine, l’idée absolue de l’In-Sein, de la mutuelle contenance : « Le surréalisme de l’inhabitation mutuelle de personnes a trouvé son modèle archétypique » (p. 162). Cette représentation s’appelle aussi « surréalisme topologique », dans la mesure où l’on ne peut détecter aucun intervalle entre les personnes considérées, et il ne convient pas qu’il y en ait, car l’ousia indivisible ne permet pas que s’immisce une quelconque diastase ou un quelconque diastéma. La prouesse conceptuelle que représente cette construction conduit, pour Sloterdijk, à une « déréalisation » de l’espace (zu einem völlig entphysikalisierten Personen-Raum-Begriff) et consacre ainsi les mystiques trinitaires de la mutuelle contenance, de l’inhabitation des personnes, sur-jouant en quelque sorte et amplifiant le procès de subjectivisation, jusqu’à la formule emblématique, Mir näher als ich Selbst (plus intime à moi que moi-même).
42Je ne veux pas m’étendre davantage sur les analyses, relativement longues, que Sloterdijk consacre à l’élaboration du dogme trinitaire et à sa fonction marcosphérologique, forme exacerbée du « surréalisme » subjectif, par effet d’intensification métaphysique. Il pourrait s’agir d’une version actualisée des thèses naguère défendues par Feuerbach. Les critiques que l’on pourrait adresser à cette généalogie divine, à cette histoire de la transcendance, sont trop évidentes pour qu’on les égrène. L’ouvrage est cependant trop original et inattendu pour qu’on n’y prête pas une attention commandée par la manière d’interpréter l’impact que les grandes élaborations doctrinales du christianisme continuent de jouer dans la micro et la macro-sphérologie, pour employer le vocabulaire de Sloterdijk.
436. Il y a des ouvrages dont on ne peut guère se passer. Divine Freedom (Liberté divine) de Paul D. Molnar appartient incontestablement à ce genre de littérature par l’étendue des sources qu’elle exploite et par le caractère extensif de la question qu’elle pose. On peut, dès l’abord, être étonné par le titre qui exprime sans ambiguïté le champ dans lequel s’inscrit la réflexion systématique de Paul D. Molnar. Il s’agit bien de relier, ou plus exactement d’articuler ce qui ne se laisse pas séparer, liberté et trinité, de telle sorte que la distinction des ordres de connaissance relatifs à la question trinitaire puisse se poser et se déterminer selon une voie pleinement satisfaisante.
44On aura reconnu qu’il s’agit de penser le rapport de distinction et d’unité entre trinité immanente et trinité économique, au-delà des résolutions trop partielles, voire partiales qui, dans nombre d’œuvres contemporaines, se signalent par leur récurrence. Mais Molnar va plus loin dans sa quête et ses requêtes : il pense avec Karl Barth et soumet ses propres interprétations à d’autres points de vue censés représenter une lecture quasi canonique de l’œuvre de Barth, sur le point précis que nous évoquons. Onze chapitres forment l’ossature de la puissante enquête. Ils balaient littéralement le spectre de la théologie trinitaire contemporaine et parviennent à ne pas se présenter sous la forme d’études trop indépendantes les unes des autres. Elles se ramènent incontestablement à l’unité d’une même problématique, problématique qui comporte deux volets, d’une part, la question de la lecture et de l’interprétation « révisionnistes » du barthisme, et d’autre part, celle de la liberté divine, fondement adéquat et pertinent, selon Molnar, d’une juste articulation entre trinité immanente et trinité économique. Les positions dites « révisionnistes » touchent à la priorité de l’élection sur la trinité (xiii, Préface), comme si la doctrine de l’élection précédait logiquement les considérations relatives à la trinité, ce qui induit par le fait même l’idée d’une résorption de la trinité immanente dans la trinité économique, voire d’une autoconstitution de la trinité immanente dans la trinité économique. Il faudrait, selon Molnar, et en toute vraisemblance, éviter ce phénomène, trop imposant et prégnant dans les œuvres théologiques contemporaines. Divine Freedom est aussi, de ce point de vue, un livre qui porte sur la juste interprétation de Karl Barth, une œuvre livrée à des points de vue contradictoires ou en tension constante. Paul D. Molnar semble inscrire sa propre démarche dans le sillage des interprétations que propose Thomas F. Torrance dans son grand œuvre, The Christian Doctrine of God, One Being Three Persons, publié en 1996.
45La préface de l’ouvrage de Molnar dessine non seulement l’horizon de la recherche, mais la thèse qu’il va falloir non seulement défendre, mais en quelque sorte prouver par une nouvelle mise à l’épreuve de la théologie trinitaire de Karl Barth. Il convenait donc de commencer la recherche par la description de la constellation que dessine la recherche actuelle sur la trinité immanente, chapitre bref qui se polarise singulièrement sur le concept d’expérience et en déclare le caractère ambivalent voire ambigu. Les recherches de la théologienne féministe Elizabeth Johnson sont plus particulièrement visées. La notion d’expérience déboucherait immanquablement sur une forme d’agnosticisme trinitaire, celui-ci étant tributaire d’une articulation déficiente entre sa base christologique et ce qu’elle autorise en matière de trinité immanente.
46Molnar s’efforce alors, dans les deux chapitres qui suivent, de reconsidérer la christologie comme fondement de la doctrine trinitaire. Il procède à cette tentative de ré-articulation fondationnelle en s’appuyant sur la critique barthienne de l’ébionisme et du docétisme, puis poursuit son investigation en explorant la place structurante qu’occupe l’événement de la résurrection dans les christologies contemporaines qui relient de manière caractéristique logos asarkos et doctrine de l’élection. Sous les multiples figures convoquées par Molnar, on retrouve son combat légendaire avec Bruce McCormak, mais aussi avec George Hunsinger ou Douglas Farrow et son célèbre Ascension and Ecclesia, On the Signifiance of the Doctrine of the Ascension and Christian Cosmologie, Eerdmans, Grand Rapids, 1999.
47Puisqu’il se propose d’emblée de recueillir et de synthétiser les implications « dogmatiques » de la christologie néotestamentaire et ecclésiale, Molnar évalue négativement les points de départ censés informer les systèmes christologiques qu’il met en cause, si bien que les positions différenciées de Rahner ou Moltmann sont assez immédiatement reconduites à des schèmes de pensée communs. Ce phénomène de concaténation interprétative éveille l’attention critique du lecteur qui craint le nivellement des positions présentées. Il est assez intéressant de constater que Molnar use du vieux débat sur l’analogia entis pour dédouaner Barth de toute compromission ou autoconstitution de la trinité dans la temporalité ou l’histoire (p. 87). La critique que Barth adresse à l’analogia entis n’est pas à lire comme un refus de la distinction des ordres de connaissance, mais comme le symptôme d’un schème théologique qui s’en tient à l’horizon de la temporalité et de la finitude de l’expérience et débouchant immanquablement sur une relativisation de la libre Seigneurie divine dans l’événement de sa manifestation gracieuse. L’analogia entis serait davantage une limite imposée à la libre manifestation de soi de Dieu qu’une distinction. Toute la question est de savoir néanmoins si la critique de Barth autorise une lecture qui plaide en faveur de la distinction fondationnelle entre trinité immanente et trinité économique. Le rejet de l’analogia entis est-il vraiment rejet du discours de la limite qu’implique un modèle erroné d’analogie ? La question mérite d’être posée. C’est toute la question du statut de l’expérience qui est sous-jacente à ce débat intra et extra-barthien. Dans les longs développements que Molnar consacre à la relation entre christologie et trinité, il reprend de manière systématique les grandes articulations formelles dans lesquelles se meut le déploiement de l’œuvre de Barth en matière de théologie trinitaire, Enthüllung / Verhüllung (dévoilement/voilement), Primäre Gegenständlichkeit / Sekundäre Gegenständlichkeit (objectivité primaire/objectivité secondaire). Molnar se propose de les réinterpréter en les situant dans leur riche textualité. Son parti-pris de n’en est pas moins visible et patent. Certes, le théologien, à grand renfort de textes et longues citations, exonère Barth de toute intrication nécessaire entre le niveau de la trinité immanente et celui de la trinité économique.
48Le chapitre 4 consacré à la reconsidération de la divine liberté constitue la pièce-maîtresse de l’ouvrage. Molnar modélise une fois encore le type d’articulation que Barth construit entre trinité éternelle et doctrine de l’élection. Molnar refuse énergiquement toute forme d’imbrication qui irait jusqu’à la thèse d’une autoconstitution de la trinité dans le temps (p. 192 ; p. 197). La question du « commencement » ou de l’antécédence (Beginning), autrement dit de l’antériorité et de la postériorité, est reconduite à la question plus classique de l’archè et du principe. Molnar rapatrie l’interprétation juste ou erronée du barthisme à la question de l’éternité divine et à la liberté avec laquelle elle s’identifie, dans sa relation constitutive à la christologie réalisée, c’est-à-dire, historique et événementielle.
49Dans la longue odyssée que poursuit et dessine cet ouvrage, la figure de Karl Rahner est convoquée comme une sorte de contraposition aux thèses de K. Barth. La notion d’expérience y est fortement décriée par Molnar. Elle serait la cause ultime de la relation d’identité posée par Rahner entre trinité immanente et trinité économique. Rahner est ainsi confronté aux positions tendanciellement antagonistes de T. F. Torrance. Molnar retient, parmi de nombreux critères heuristiques, le principe patristique qui préside à une théologie de nature « scientifique ». Ce principe résulterait d’un réalisme théologique qui traite la confession de foi trinitaire à partir des déterminations nominales propres et insubstituables que sont celles de Père, de Fils et d’Esprit Saint et non pas à partir de procédés métaphoriques et sémantiques qui visent à signifier le mode de présence de Dieu aux hommes. Cette sorte d’hyperempirisme théologique interroge néanmoins. Il garde sa valeur si l’on part de son site baptismal et liturgique, doxologique et kérygmatique. Mais il ne saurait s’égaler à une simple connaissance d’objet. La question cruciale de l’objectivisme (Gegenständlichkeit) appelle à de plus subtiles analyses, notamment de type phénoménologique.
50L’incontestable mérite de l’ouvrage de Paul D. Molnar consiste dans le nouage contrasté des positions qu’il expose au sujet du mode d’accès à une trinité immanente ou éternelle. Je me suis demandé néanmoins si le fait de partir de la notion de « trinité immanente » ne risquait pas de fausser un peu les perspectives. Karl Barth use parfois d’une terminologie patristique en distinguant le tropos huparxeôs du tropos apokalupseôs. N’eût-il pas mieux valu que la recherche entreprise respectât le plus scrupuleusement la formalité et la textualité des distinctions forgées et utilisées par Karl Barth ? Il y a aussi la question absolument capitale des sources de la trinitologie barthienne. Ne faudrait-il pas explorer avec le plus de précision possible le rapport de Karl Barth à la conception que F. W. J. Schelling se fait de la liberté divine, laquelle n’est affectée par nulle nécessité, si bien que Dieu ne peut pas être appelé ens necessarium, ni ens realissimum ou ens perfectissimum au sens kantien ou lointainement cartésien ? Le Prius, dans la « philosophie positive » de Schelling, est libre de l’Être et n’y est jamais inféodé. La résolution des questions qui demeurent au sujet de la trinitologie barthienne appelle plus que le débat intra-théologique. Mais Molnar choisit légitimement une autre voie de résolution. Elle porte sur la reconsidération systématique du lien entre doctrine de l’élection (christologie) et Trinité immanente dont la libre et majestueuse souveraineté ne saurait se satisfaire d’une réversibilité totale et confuse entre trinité immanente et trinité économique. C’est tout l’objet du dernier chapitre, The Promise of Trinitarian Theology.
517. Le théologien italien Jean-Paul Lieggi a depuis longtemps exploré les ressources contenues dans la notion patristique de syntaxis. Il s’est distingué par des travaux extrêmement riches et suggestifs. La particularité insigne des recherches qu’il conduit dans le corpus patristique cappadocien se signale par les liens qu’elles établissent avec des questions de théologie contemporaine. Composé de trois chapitres, l’ouvrage tient toutes les promesses d’une riche articulation entre l’exploration des textes cappadociens, en particulier ceux de Basile de Césarée, et les prolongements que cette exploration autorise dans le domaine des recherches contemporaines en matière de théologie trinitaire. En outre, l’opus est agrémenté d’une riche anthologie qui correspond à une centaine de pages. Après avoir présenté dans un premier chapitre les modèles les plus représentatifs qui président à la conception et à la représentation du rapport entre « unité et trinité de Dieu », Unus in Trinitate (modèle de l’unité personnelle), Unum in Trinitate (modèle de l’unité absolue), Lieggi diffracte en quelque sorte cette polarité structurante en une série de modèles dérivés, soit que ceux-ci privilégient le rapport interpersonnel de type « communionnel » (Greshake), soit qu’ils s’inspirent plus directement d’une source victorine par la mise en valeur du condilectus et de son héritage augustinien. Lieggi accorde une place de choix à Greshake qui semble conscient des limites que comporterait un modèle interpersonnel qui n’est pas régulé par une catégorie médiane – ici la communion – lui permettant d’échapper à la projection trop immédiate de trois subjectivités en position d’interaction. La polarité entre le modèle de l’Unus in Trinitate et celui de l’Unum in Trinitate manifeste le caractère contraposé de deux déterminations fondamentales en théologie de la Trinité, celui de l’unité ou de l’indivisibilité de l’essence, d’une part, puis celui de la distinction des hypostases ou personnes, d’autre part. Dans l’un et l’autre cas, unité et pluralité apparaissent immanquablement comme la cohabitation entre deux propositions « antagonistes » ou « antinomiques » dont la synthèse ne saurait pleinement réussir. On connaît, à ce sujet, l’avertissement énoncé par Hans Urs von Balthasar et que reprend implicitement J.P. Lieggi : « Que les hypostases existent réellement dans leur contraposition, la foi le sait à partir des données de la Révélation ; que le Père, le Fils et l’Esprit sont un seul Dieu, elle le sait également par la Révélation et son interprétation dans l’Église. Mais on ne parvient à maîtriser spéculativement les deux vérités que par le contraste de deux propositions dont la synthèse ne saurait pleinement réussir (durch das Aufeinanderzubewegen von je zwei Sätzen) », (Theologik, vol. 2 : Wahrheit Gottes, Johannes Verlag, Einsiedeln, 1985, p. 124). Il ne s’agit pas d’un échec conceptuel, mais d’un paradoxe qui donne à l’expression conceptuelle de la foi trinitaire une particularité insigne qui jamais ne se résorbe ultimement dans une synthèse générative entre l’Un et le multiple.
52Les critiques de Lieggi au sujet des recherches entreprises par Greshake sont mesurées et visent juste. Si la valorisation de la pluralité trinitaire peut être considérée comme une opération probante, elle se paie néanmoins d’une faiblesse relative à la prise en compte du problème crucial de l’unité et de l’indivisibilité de l’essence. Ce qui pourrait apparaître comme une remarque somme toute banale ne l’est pas si l’on considère que ce rapport structurant en théologie de la trinité pose un problème plus resserré et plus fondamental. Qu’en est-il de la profession de foi monothéiste dans l’élaboration d’une foi trinitaire consciente de son appartenance indéfectible au credo deutéronomiste et au développement qui le caractérise dans le judaïsme du second Temple ? Si la Trinité n’est qu’une variation particulière d’un problème métaphysique plus général relatif à l’articulation entre l’Un et le multiple, elle pourra certes relever d’un modèle de représentation digne d’intérêt, mais elle accusera du même coup une position de faiblesse quant à sa légitimité et à sa recevabilité dans la séquence historique que représente le témoignage de foi d’une Église. Le modèle « périchorétique » (p. 69) que Lieggi incrimine pour une part repose sur les critiques énoncées à l’encontre de Greshake par P. Gamberini. De telles critiques sont éminemment recevables, bien qu’elles omettent de relever que le modèle proposé par Greshake, modèle communionnel de type interpersonnel, ne s’écarte pas du paradoxe que contient la contraposition de deux déterminations dont la synthèse ne peut pas parfaitement réussir. Faut-il toujours et à tous prix vouloir que le pôle de l’indivision de l’être et celui de la pluralité personnelle se résolvent ultimement dans une catégorie matricielle qui en assurerait la synthèse unifiante ? D’une certaine manière, l’énoncé cappadocien de la mia ousia et des treis hypostaseis ne s’intellige pas immédiatement par la présence explicite ou implicite d’un troisième terme qui viendrait en préciser l’usage adéquat. Le paradoxe trinitaire tient d’abord par l’irréductibilité des deux pôles qui le constituent et qui, quoique juxtaposés, ne sont jamais exclusifs l’un de l’autre mais manifestent leur coextensivité paradoxale. Augustin sut trouver, dans son Commentaire de l’Évangile de Jean, une formule énonçant avec justesse la force de ce paradoxe : ad ipsum esse pertinet tota Trinitas (c’est jusqu’à la racine de l’être que s’étend toute la Trinité).
53Dans la critique que Gamberini adresse à Greshake, et que Lieggi reprend à son compte, il est souligné qu’il n’y a jamais « absolue réciprocité entre les personnes trinitaires ». Le motif invoqué est celui de la position archétypale du Père comme fons et origo divinitatis. Ainsi, le Père demeure-t-il toujours, et en tout état de cause, le « centre de la communion ». Cet énoncé étonne dans la mesure où il semble énerver, voire contredire le principe critique relevé plus haut. Le Père n’est pas centre de la communion. Il est principe de la consubstantialité. Le problème ne peut donc consister à corriger la position de Greshake en invoquant la causalité paternelle comme productrice de communion. Faire entrer le Père, dans sa propriété de personne-source, dans la considération de la communion pour en rappeler le caractère dérivé et régulé par l’hypostase paternelle, reste de faible portée. La notion de communion peut en effet être rattachée à l’unité d’action des personnes trinitaires, et signifier par là leur commune et indéfectible appartenance à la sphère glorieuse et sainte de la Triade éternelle, argument qu’utilise en particulier Basile de Césarée dans son Traité du Saint-Esprit : « Ainsi peut-on apprendre qu’en toute action (energeia) l’Esprit est uni (sunaphès) au Père et au Fils et n’est point divisible (adiaireton) » (XVI, 37, 133 C). La co-égalité des hypostases se manifeste dans leurs actes. Ces actes sont corrélés et impliquent une synergie dans le vouloir. Il faut ajouter que le plan de l’unité n’est pas purement et simplement réductible à celui de l’indivision de l’être saisie dans l’indivisibilité de l’ousia, mais aussi dans celui de l’irréductibilité de chacun des trois qui se laisse ultimement reconduire à la monarchie, la « pieuse doctrine de la monarchie » (Basile de Césarée) : « Le chemin de la connaissance de Dieu va donc de l’Esprit qui est un (apò hénos Pneumatos), par le Fils qui est un, jusqu’au Père qui est un … » (XVIII, 47, 153 A).
54Le deuxième chapitre de l’ouvrage de P. Lieggi est évidemment le plus intéressant et le plus stimulant. Reprenant à frais nouveaux les travaux entamés par Alexandre Ganoczy sur la « synergie » trinitaire, Lieggi travaille sur les ressources précieuses qu’offre la notion de syntaxis. Le chapitre porte judicieusement le titre, « De la synergie à la syn-taxis », catégorie matricielle et intégrative par excellence car elle permet de tenir ensemble de manière cohérente le niveau de l’ordo processionis et celui de la coordination (p. 96) qui n’implique pas seulement une volonté expresse de faire barrage au schème subordinatien, mais plutôt de manifester, sur la base du commandement baptismal (Mt 28,19), une communion (koinônia) dans l’unité d’opération, ou plus exactement encore, comme l’indique le sens obvie de l’expression, une « unité » (syn) dans la taxis. Il ne suffit donc pas de parler d’unité et de communion, mais d’une communion scellée et cristallisée sous le mode de la taxis. Le modèle de la juxtaposition entre unité et communion, puis celui, plus dynamique, de la communion dérivant de l’unité, ne parviennent pas à rendre compte de la force propre contenue dans la notion de syntaxis. Elle est riche d’implications dont on n’a peut-être pas suffisamment mesuré ni montré les conséquences. Elle ne corrobore pas la thèse d’un quelconque « patrocentrisme » puisqu’elle implique dans la taxis le niveau ontologique du syn, de la liaison ordonnée qui ne possède pas de sens sériel ou séquentiel. Basile précise qu’il ne convient jamais de sub-numérer, car la sub-numération est en contradiction avec la con-numération contenue dans l’injonction à baptiser de Mt 28,19. C’est donc bien au niveau de l’energeia que la syntaxis révèle pleinement ses virtualités. L’action ou l’agir engage les hypostases dans leur irréductible altérité, sans séparation ni confusion. L’ultime chapitre explore la fécondité de la syntaxis pour la pensée croyante, de la création à la communion hiérarchique, en passant par une réévaluation extrêmement intéressante de la formule cyrillienne de la mia physis tou theou logou sesarkôménè (p. 144-145). La syntaxis apparaît ainsi comme une sorte de catégorie générative dont les implications et les ressources n’ont pas fait l’objet d’une attention suffisante. Lieggi esquisse, dans cet ultime chapitre, des voies d’interprétation toujours mesurées et suggestives. Elles sont plus indicatives que formellement traitées.
558. Dans un ouvrage d’intention plus modeste, mais non moins suggestif et documenté, J.P. Lieggi reprend le chemin parcouru dans ses travaux initiaux et propose un petit traité qui à la fois constitue un état des lieux de la théologie trinitaire contemporaine et en reprend les lignes directrices sous l’horizon de ce qui constitue pour le théologien italien « le concept clef de la théologie trinitaire », la syn-taxis. Estimant ne pas pouvoir renoncer à l’articulus stantis vel cadentis de la théologie trinitaire, la « coexistence de hiérarchie et de communion », Lieggi porte une appréciation critique sur l’ensemble des modèles qu’il présente dans les cinq chapitres qui précèdent celui qu’il consacre expressément à la syntaxis. Je ne veux pas revenir sur les développements qu’offre l’ouvrage précédemment recensé, bien que cet opuscule modeste offre de riches développements sur la syntaxis basiléenne. Il ne s’agit nullement d’un concept opératoire qui viendrait comme par enchantement résoudre les apories trinitaires. La syntaxis est un concept éminemment corrélé à d’autres déterminations notionnelles et lexicales. Sa force intégrative n’agit pas par concaténation des difficultés rencontrées, mais par les équilibres paradoxaux qu’elle permet, sans nivellement ni dissolution : « Le choix de faire partir la théologie trinitaire de l’Esprit Saint permet à Basile de mettre au centre de sa pensée non pas l’essence divine abstraitement considérée, mais l’expérience personnelle et communautaire des énergies divines, et par voie de conséquence des œuvres des personnes divines qui révèlent la communion du Père et du Fils et du Saint-Esprit à qui le monde est redevable de son existence, montrant ainsi comment existe entre eux «une communion ontique, une synápheia, terme qui indique une unification et une union dynamique, un rythme de vie et un consensus continu» » (p. 277). Lieggi se réfère explicitement aux travaux d’A. Ganoczy sur lesquels il prend appui. Mais il précise aussitôt que c’est à ce sujet et à cet endroit que Basile introduit le concept de syntaxis. La syntaxis ne consiste pas uniquement, et encore moins prioritairement, à assurer une union ontico-ordonnée des personnes distinguées. La syn-taxis dit bien davantage, et cela d’autant plus qu’elle est reliée, par le jeu des prépositions ek, dia, épi, à une extension de la causalité (aitia) à chacune des personnes dans la différenciation qu’implique leur commune action.
56C’est aussi la considération et le point de vue de l’energeia qui permet, dans le cas de l’Esprit, de ne pas le ranger du côté de la ktisis. La syn-taxis apparaît comme le principe de compréhension d’une affirmation cardinale du Traité du Saint-Esprit selon laquelle : « … C’est dans la koinônia de la déité que réside l’hénôsis (union) », XVIII, 45 – 149 C. L’on sait que l’hénôsis indique un type de lien moins lâche que la synápheia (conjonction). Si la koinônia indique la communauté de nature, elle ne l’indique pas sans la précision qu’apporte la syntaxis, qui elle-même renvoie à la monarchie ou à la monade. On est évidemment très éloigné d’un modèle sériel ou unidimensionnel. Mais il faut se rappeler que l’agencement de ces déterminations réclame la lex orandi et l’économie baptismale. Il faut savoir gré à J.P. Lieggi de l’avoir précisément montré par ses travaux. Ajoutons que le livre de J.P. Lieggi offre une instrumentation bibliographique répartie en fonction des thèmes traités au fil des chapitres. Elle est attentive à l’actualité de la production théologique en ces matières.
579. Giorgio Inguscio consacre une véritable somme à la théologie trinitaire de F.X. Durrwell, plus de 600 pages qui réjouiront assurément les lecteurs conquis par l’œuvre du théologien de l’Université de Metz. Distribuée en quatre parties, structurée en douze chapitres, la thèse de G. Inguscio se caractérise par une approche généalogique et systématique de l’œuvre de Durrwell, saisie à partir d’un point de vue extensif qui embrasse l’intention directrice de cette œuvre originale à plus d’un titre. Il est heureux que l’ouvrage de G. Inguscio commence par une entrée biographique qui permet de retracer avec précision l’itinéraire intellectuel d’un homme soucieux de reconduire la théologie à sa source pascale, puis, à partir de ce centre retrouvé, d’en déployer les dimensions trinitaires sous un angle qui, progressivement, va donner à la pneumatologie une place et une fonction de plus en plus importante. En raison de l’orientation et de la thématique du présent bulletin, nous nous attarderons sur les sept premiers chapitres qui forment les parties respectivement consacrées à la relation patri-filiale dans l’acte de génération et à la figure du Père pro nobis. La partie conclusive de cette minutieuse recherche prend la forme d’un bilan et d’une appréciation critique prospective.
58G. Inguscio procède à une véritable reconstitution généalogique des thèmes qui forment l’ossature d’une œuvre dont on peut établir les évolutions et les inflexions internes par une exégèse détaillée de l’ensemble du corpus. Cette démarche permet de vérifier que la pensée du théologien messin s’est cristallisée sous la forme d’un déploiement qui donne aux figures trinitaires une sorte de variabilité et de fluidité qu’on ne peut fixer dans des catégories conceptuelles figées. On le voit bien. Les Écritures sont ici la norme de la formalisation du discours. Retenons, parmi les nombreux éléments que souligne la minutieuse recherche, que la place et la fonction du Père accuse des déplacements d’accents au gré des éditions successives de l’une des œuvres initiales de F.X. Durrwell, La résurrection de Jésus, mystère de salut, pas moins de 10 éditions de 1950 à 1976. C’est à partir de la 7ème édition que la résurrection est comprise non plus tant comme « naissance filiale » que comme action et révélation du Père (p. 110). Dans Le Mystère pascal, source de l’apostolat (1970), cette mutation est soulignée de manière plus forte et plus insistante, et l’on sait que la trajectoire de la théologie trinitaire de F.X. Durrwell va littéralement se polariser sur la figure du Père et la « médiation » constituante de l’Esprit dans l’acte d’engendrement. Le dernier ouvrage de F. X. Durrwell, Le Père, Dieu en son mystère, dont j’ai eu la joie de recevoir, avant qu’il ne soit disponible sur les étals des libraires, un exemplaire dédicacé par son auteur alors que j’étais étudiant en théologie à l’Université de Metz, constitue le point d’aboutissement d’une longue recherche destinée à métamorphoser les schèmes dans lesquels s’était enferrée une théologie trinitaire uni-séquentielle de type sériel, reléguant les figures paternelles et pneumatiques à l’arrière-plan. Les inflexions auxquelles procède Durrwell sont d’évidence liées à son rejet partiel des schèmes sacrificiels. Ce rejet (p. 113 s.) n’est que l’expression du refus de sa trajectoire sémantique dans l’histoire de la théologie. Durrwell prend soin de procéder par critique interne des Écritures et se fonde, en particulier, sur l’extrême variation que la thématique du sacrifice subit dans les traditions bibliques. Si la manière de lire les Écritures, chez Durrwell, prend facilement la forme d’une exégèse typologique, il n’en demeure pas moins que le théologien a le souci de l’information scientifique et le sens de la science historique. Elle affleure plus qu’elle n’est convoquée. L’exégèse typologique et figurative l’emporte, le présupposé trinitaire l’informe et la structure. La forma mentis trinitaire qui agit telle un a priori structurant est comme entièrement contenue et déployée dans le mystère pascal et l’événement de résurrection. Cette concentration pascale constitue l’oculus mentis de l’exégèse intégrale à laquelle procède Durrwell, embrassant d’un seul geste l’ensemble des Écritures pour en produire une interprétation extensive. D’une certaine façon, la théologie de Durrwell réalise une forme particulière de théologie biblique très immédiatement indexée sur des catégories et systématisations trinitaires.
59Les premiers résultats auxquels aboutissent les recherches de G. Ingoscio le révèlent à l’envi. Il suffit de lire la liste de ceux-ci établis avec soin à la p. 119 de l’ouvrage. La résurrection apparaît comme « fruit » de la paternité divine, et c’est la polarisation paternelle qui intéresse le théologien pour défaire le schème de la satisfaction vicaire qui fait de la mort de Jésus le sacrifice surérogatoire lui valant la victoire suprême de la glorification, chèrement et douloureusement acquise. Il est intéressant d’analyser comment Durrwell superpose et croise constamment les niveaux d’une exégèse interne des Écritures et les schèmes réducteurs qui affectent la rationalité christologique et trinitaire véhiculée par l’époque moderne. Dès lors, il faut s’enquérir de la place et de la fonction qu’occupe le pro nobis, progressivement reporté sur le Père dans sa fonction générative à l’égard du Fils, toujours reçue et comprise comme « naissance » et accession à la filiation. Ce cas est typique de la transmutation des actions christologiques vers le Père qui en est la source. Le livre de G. Ingoscio le montre fort bien à partir de la p. 126. « Le Père engendre le Fils pro nobis », dit l’un des sous-titres de l’ouvrage, avant que le Père lui-même ne devienne le Père pro nobis. L’assomption paternelle du pro nobis et l’intelligence hypostatique de l’engendrement comme acte et événement de l’Esprit constituent les deux créations trinitaires de Durrwell. L’Esprit est l’engendrement en personne, si bien que tout, dans la Trinité, revêt, sans exception aucune, le caractère de la personnalisation. L’œuvre du Fils et son action ne s’expliquent donc qu’à la lumière d’une paternité fontale. Si Durrwell entend bien se mouvoir à l’intérieur du rapport entre Trinité immanente et Trinité économique, il lui donne une coloration et une forme de réalisation qui ne prend pas tout-à-fait la forme d’une démarche qui explore la relation de Jésus au Père, mais d’abord et prioritairement la relation du Père au Fils par un effet de concentration immédiate sur l’événement pascal, reléguant un peu à l’arrière-plan la considération du ministère pré-pascal de Jésus tel qu’accessible dans les traditions rédactionnelles propres aux évangiles synoptiques.
60Le chapitre III constitue un apport majeur à l’entreprise de G. Inguscio. Il y aborde un point de théologie soumis à controverse : la place et la fonction de l’Esprit dans l’acte de génération dont le Père est la source immédiate. Inguscio montre, avec la minutie qui s’impose, comment Durrwell tente d’articuler le plan d’un amour dit « essentiel » et celui de l’amour personnel auquel s’identifie l’Esprit. Vouloir atteindre le caractère « hypostatique » de l’engendrement en le faisant coïncider avec une propriété relative à l’Esprit est une entreprise qui reste scripturairement assez difficile à établir, en dépit des efforts auxquels se livre Durrwell. Le principe est néanmoins clair : tout ce qui s’apparente bibliquement à une hypothétique « nature » divine est hypostasié dans l’Esprit (p. 167). L’Esprit est dès lors appelé et compris comme « génération ad opera du Père » (p. 168 s.). Cette forme active de l’Esprit, impliquée dans l’acte paternel de génération, « réordonne » d’une certaine manière la taxis trinitaire. À tout le moins, elle saisit l’Esprit du point de vue de l’acte et ne sépare pas son identité hypostatique de l’économie pascale. Mais Durrwell va plus loin. Il ne veut pas réduire cette fonction à un acte transitif de type « économique ». Il y va de l’identité personnelle de l’Esprit, mais plus encore de l’identité du Père en son mystère propre. Il faut atteindre et qualifier la « procession » à partir du Père comme « origine du proprium de la troisième personne » (p. 174 s.).
61Les conclusions récapitulatives auxquelles mènent les analyses de G. Inguscio sont d’une belle précision. Retenons-en une, à tout le moins : dans sa relation au Fils engendré, le Père est le garant du proprium personale de l’Esprit, dit autrement « de l’altérité de l’Esprit. La réflexion sur la paternité de Dieu (…) exclut que l’Esprit puisse se situer dans une altérité personnelle semblable à celle qui échoit au Fils. Si, en effet, la paternité essentielle prévient toute forme d’opération qui ne soit pas la génération, dans la mesure où Père et Fils représentent les deux pôles en relation de la vie trinitaire, alors on comprendra que l’Esprit procède non pas comme personne-objet-de-la-dilection éternelle du Père, mais comme personne-opérative dans laquelle Dieu engendre ab aeterno son Verbe et derechef son Fils » (p. 175). L’odyssée exploratoire de G. Inguscio se poursuit avec maestria en affinant l’intuition de Durrwell selon laquelle le Père se personnalise dans l’Esprit. Il s’efforce de lever les ambiguïtés potentielles de cette intuition et les prévient dans un argumentaire tout en nuance, fruit de ses analyses de fond. Il précise – et avec raison – que l’Esprit « personnalise » le Père non comme un « principe originant » mais comme « l’action hypostatique qui en connote l’être » (p. 183). Il n’en demeure pas moins que les directions multiformes dans lesquelles se développe et évolue la théologie de F. X. Durrwell vont jusqu’à reprendre la question du Père qui assume en lui les exigences du pro nobis (le Père « immolé »). Sans céder le moins du monde à une forme de patripassianisme, l’on voit bien que F. X. Durrwell ne veut pas se contenter d’un concept univoque et contraignant d’immutabilité et d’immuabilité. Le caractère extensif des positions principielles que défend Durrwell rejaillit sur tous les aspects de la théologie trinitaire et de la christologie. On le voit très nettement dans la position très originale qu’assume Durrwell au sujet du mode de procession de l’Esprit. Il n’est plus question de tenir à la position classique du Filioque, car le rôle du Fils dans la procession de l’Esprit ne peut pas être « assimilé tout court à la causalité propre au Père » (p. 217). La « causalité réceptive » du Fils est la seule position résiduelle que l’on est en droit de postuler, ce qui n’interdit nullement de penser un mode de donation de l’Esprit dont le Père et le Fils sont distinctement les protagonistes.
62La recherche du théologien italien a l’indéniable mérite de montrer que Durrwell repense l’usage « doctrinal » des catégories de passivité et d’activité, en en montrant les limites fondamentales. Il récapitule dans un très beau chapitre final la fécondité de la « théologie du Père » à laquelle aboutit et vers laquelle converge toute l’œuvre de F. X. Durrwell. Il y détecte comme une intention directrice qui se développe, se précise et finit par se cristalliser. La démarche est tout autant généalogique que thématique. C’est un livre précieux pour tous ceux qui cherchent à y voir clair dans une œuvre bien plus complexe qu’on ne l’imagine et qui n’a pas fait l’objet d’une réception significative. G. Inguscio enregistre avec soin les critiques les plus notoires et les plus radicales qui ont été adressées à une théologie qui s’efforce de saisir les personnes selon des types de causalité effectivement exercés par chacune des personnes considérées. Ces « causalités » respectives dépassent le plan de l’économie et vont jusqu’à la Trinité immanente. La figure de l’Esprit comme « personne-générative » et unissante, dans la relation bipolaire du Père et du Fils, énerve la taxis et provoque de vives réactions critiques. Ces dernières émanent de nombreux interprètes, comme le montre, par exemple la note 73 de la p. 484. Inguscio reprécise inlassablement les choses, en opérant d’utiles mises au point, rectifiant les points critiques trop unilatéraux. Il faut lui en savoir gré.
6310. L’ouvrage précieux, richement documenté et finement intelligent d’Emmanuel Durand, Dieu Trinité, mérite qu’on lui accorde toute l’attention requise. On pourra certes vanter sa clarté pédagogique, mais au-delà de cette indéniable qualité, l’ouvrage se présente comme une contribution théologique originale et particulièrement ajustée aux requêtes contemporaines d’un renouvellement du traité de la Trinité, dans les champs fondamentaux de la vie des sujets et des sociétés. E. Durand le précise et avec raison : « Aborder la Trinité par l’éthique ne suit pas un programme convenu et ne constitue pas une tâche facile » (p. 105). Rien dans ce livre n’est convenu ni acquis d’emblée.
64La démarche d’E. Durand se présente comme un labeur et une construction de sens qui s’enracinent dans la question initiale qui ne peut pas ne pas déterminer le fondement et l’origine de toute théologie trinitaire : la question cruciale du rapport entre « foi trinitaire et monothéisme juif ». C’est l’objet d’un premier chapitre qui, par son caractère extensif, n’en demeure pas moins d’une grande précision et probité scripturaires. Se fondant sur les analyses les moins contestables et les plus probantes de la recherche historique, E. Durand réorganise en quelque sorte les résultats de ces recherches dans une démarche généalogique qu’il prend soin de recomposer et présenter par lui-même. Il n’y insère pas des considérations trinitaires aléatoires et sujettes à caution. Il montre comment se fait et se refait une histoire au long cours au sujet de la profession de foi monothéiste dans l’Israël des grands récits archétypiques, jusqu’à la forme universaliste d’un monothéisme caractéristique du judaïsme du second Temple et dont la littérature néotestamentaire n’est pas seulement la forme résiduelle, mais une reprise narrative intentionnelle elle-même fort complexe. On trouvera dans ce chapitre des développements qui croisent intelligemment le point de vue de l’historien et celui du théologien. Mais on y trouvera surtout une assise qui honore l’importance fondamentale du champ scripturaire pour toute construction de sens dans le domaine de la théologie trinitaire, notamment sous l’angle de la reprise complexe de motifs vétérotestamentaires en christologie. Le phénomène d’élargissement christologique de la profession de foi monothéiste est un axe déterminant de cette brève mise en perspective, comme le montrent les développements denses consacrées à « l’inclusion de l’Apocalypse » (p. 66).
65L’ouvrage d’E. Durand apparaît un peu comme un effort constant de cadrage des énoncés, ainsi le chapitre consacré à une « reprise économe et réflexive des principaux acquis de la tradition trinitaire » (p. 83). On retrouve dans ces quelques pages des problèmes très spécifiques de doctrine trinitaire, déjà exploités et résolus par l’auteur dans des études antérieures, ainsi la mise en exergue du risque qui consiste, dans le cas de la « relation subsistante », à identifier purement et simplement la « propriété personnelle à la première relation » constitutive de la paternité, sans y inclure la relation à l’Esprit (p. 97).
66Le chapitre consacré à la « rénovation trinitaire du sujet éthique » est incontestablement le plus réussi car on y trouvera un modèle d’articulation entre le plan doctrinal et le plan théologal ou spirituel de l’inhabitation trinitaire et de la conversion de l’homme à Dieu. Un petit motif d’étonnement : la manière d’envisager la conception augustinienne des similitudes et, plus en avant dans le texte, l’invocation du double motif de la « simplicité » et de la « rectitude » (p. 133) au sujet des relations constitutives des personnes et principe de leur individuation. Je ne sais si l’on peut parler, à leur sujet, de « rectitude », car ce motif ne peut être introduit qu’au gré d’une transposition « éthique », « intentionnelle » ou « dialogale » de la relation. Sa fonction consiste sans doute à distinguer le moins possible et à renforcer le pôle quasi indistinct de la consubstantialité. Il est bien sûr légitime de procéder au réajustement que propose E. Durand et de faire jouer à la relation une fonction qui ne lui est pas immédiatement attachée. E. Durand le sait mieux que quiconque (p. 123) et s’attache prudemment à une réévaluation possible, sur le plan « éthique », des virtualités contenues dans la riche notion. C’est un point délicat d’interprétation. E. Durand prolonge magnifiquement le chapitre susmentionné à la question non moins épineuse de la Trinité comme « modèle des formes de communautés humaines ». Son point de départ est clair : « Pour identifier la possible fondation scripturaire d’une corrélation entre le Dieu Trinité et la communauté-communion humaine, il faut donc recentrer le questionnement sur la communauté des croyants comme communion ecclésiale » (p. 143). On trouvera dans ces pages, outre une belle exégèse de Jn 17, de très beaux développements autour de la figure de Cyprien de Carthage. Durand montre, au terme d’une exégèse détaillée, que l’unité ecclésiale et l’unité trinitaire se corrèlent bien au-delà d’une « vague ressemblance ou d’une simple similitude » (p. 165).
67Le dernier chapitre, résolument christologique, offre un modèle d’intelligibilité du rapport entre trinité économique et trinité immanente. L’ouvrage tout entier contribue au discernement d’une théologie trinitaire, à ses principes de constitution et d’intelligibilité, offrant des outils conceptuels et des ressources documentaires puisées dans les Écritures et la longue tradition de l’Église. Cette œuvre de discernement théologique est des plus précieuse. On y trouve, dans une langue épurée, la sédimentation d’une recherche au long cours, consignée dans des ouvrages antérieurs fondamentaux.
6811. Six chapitres, précédés d’une longue introduction et ouverts sur une conclusion ciselée, forment l’ossature d’un ouvrage qui ne craint pas de prendre à bras-le-corps ce qui constitue peut-être le cœur de tout discours responsable sur la manière dont le christianisme et ses racines juives comprennent l’engagement de Dieu dans l’histoire. Le sous-titre choisi délimite l’intention et circonscrit le propos : « Indices d’engagement », marque de la prudence de l’auteur en la matière, puisqu’il s’agit de prêter à Dieu rien moins que des « émotions ». E. Durand s’efforce de ne pas faire interférer trop vite les limites qu’imposeraient d’emblée à son entreprise des considérations portant sur l’immuabilité et l’immutabilité divines. Il sait, en revanche, faire droit à ce que la tradition théologique médiévale, sous la plume de Robert de Melun, appelle du nom d’« anthropopathie » et qui recouvre une « disposition aux passions humaines » appelée propassio. Le cahier des charges de l’entreprise exige des mises au point initiales qui portent essentiellement sur les fonctions rhétoriques, discursives et métaphoriques du langage, son étonnante et riche plasticité, avec un impératif qu’E. Durand qualifie de la sorte : « Un certain discernement rationnel n’est pas extérieur à la Bible, mais il s’exerce au cours de sa rédaction et à travers la succession de ses théologies » (p. 11). Ce présupposé consiste à traiter le corpus biblique comme un tout, en faisant jouer une sorte de critique interne coextensive à l’éclosion de théologies qui ne sauraient se réduire à l’agencement de métaphores dénuées de supports référentiels qui en ordonnent le sens et l’intelligibilité propres. Ce pari de la cohérence rationnelle, ajustée à la chose dont on parle, exige que la question des « émotions » divines soit traitée dans un registre de langage qui lui corresponde, sans que pour autant ce registre dit « métaphorique » s’épuise en un simple discours de projection imaginative.
69Ainsi, pour manifester la pertinence d’une approche des émotions divines qui ne soit pas seulement rivée aux canons classiques de la fonction analogique, analogie de proportionnalité propre (bonté) ou impropre et métaphorique (colère – vengeance – jalousie), il faut reprendre la question de la métaphore non pas au niveau élémentaire où elle indique banalement la substitution d’un terme à un autre, mais à un niveau plus profond et bien plus décisif. Certes, comme le précise E. Durand, la métaphore, à son premier niveau de signification, « opère un transfert de sens fondé sur une affinité créative entre des termes à première vue disparates » (p. 19). Mais ce n’est là somme toute qu’une fonction primaire qui fait jouer à la métaphore la fonction de substitution d’un terme imagé à un vocable propre. Cette fonction est à la fois trop courte et trop immédiate. Elle encourt le risque de passer sans transition vers des transpositions fautives et grossièrement anthropomorphiques. En revanche, si la métaphore est insérée dans un réseau sémantique comme « interaction entre plusieurs vocables », elle peut légitimement assumer une fonction qui ne la réduit pas à l’acquisition d’une notion correspondante, mais précisément à un « indice d’engagement » qui exprime, par la force du langage, le type de rapport que Dieu entretient avec l’homme dans une histoire engageant des libertés incommensurables et cependant destinées à se rencontrer. Au discours de la perfection, il faut impérativement corréler celui de l’émotion, car il ne suffit pas de dire que Dieu transcende purement et simplement la condition créaturale et s’en distancie incommensurablement. Il faut intégrer tout le poids de l’appel et de l’interpellation contenu dans un rapport d’Alliance à finalité béatifiante. Le discernement théologique exercé par E. Durand n’occulte aucune question épineuse, mais il s’interdit de les résoudre sous une forme conceptuelle inadéquate : « Il faut donc veiller à ne pas trop abstraire l’interprétation des émotions divines de leur visée de témoignage pratique, tout en assumant les questions théologiques relatives à la crédibilité foncière d’une image si humaine de Dieu » (p. 32). C’est le chapitre final, de nature christologique, qui viendra en quelque sorte valider et confirmer la justesse de cette appréciation et permettre d’opérer une lecture à rebours de l’ensemble des Écritures, là où la question des émotions divines s’incarne dans un sujet qui en est le protagoniste unique en raison des implications contenues dans la confession de foi dont il est l’objet (p. 275).
70Dans un premier chapitre, E. Durand explore la voie anthropologique et existentielle à l’aide d’un parcours qui, d’Augustin à Sartre, en passant par Thomas d’Aquin, Descartes et Hume, engrange de précieuses notations que l’auteur se garde bien d’ériger en principes notionnels. Retenons la très judicieuse analyse qu’il consacre à Augustin, intégrateur fin de la sensibilité dans la morale chrétienne, pourfendeur, à sa manière, d’une conception irrecevable de l’apatheia, appelée impassibilitas, que le réalisme de l’Incarnation viendrait démentir. Le domaine de la « passion » ne se confond pas avec l’irrationnel et la face obscure de l’être. Le discernement théologique prend forme lorsque de fermes distinctions sont acquises et une typologie des affects établie avec probité. Nous retrouvons, mutatis mutandis, les apports du christianisme antique relatifs à la « corporéité » divine. Le dialogue critique avec J.P. Sartre est consciencieusement conduit et n’aboutit somme toute qu’à une hypothèse directrice monnayée tout au long de l’ouvrage qui se déploie par ailleurs en riches analyses textuelles, et dont le corpus est évidemment biblique. « … Les émotions humaines sont essentiellement les indices d’un engagement avec les choses et les êtres du monde humain, sur fond d’affectation à la fois passive et active » (p. 70). Mettant ses propres pas dans ceux d’Origène, Durand s’interroge sur la relation de Dieu à une « passion d’amour ». Il est intéressant qu’il engage ses analyses à partir de cette porte d’entrée, tant discutée dans la tradition, solide impulsion patristique dans la mesure où elle fit l’objet de gloses et commentaires, jusqu’à l’intégration dionysienne de l’érôs, jamais dissocié d’un dessein providentiel qui pourrait expliquer le fait que l’érôs divin, « puissance d’unification », est comme un « équivalent expressif de l’agapè » (p. 82). La jalousie fait l’objet d’un ajustement analogue, alors que dans la réception critique d’une philosophie populaire qui admet que les dieux ne sont en rien supérieurs aux hommes, la jalousie fut repoussée comme indigne de l’excellence du divin.
71La tradition chrétienne, grecque et latine, tout en assumant l’héritage de la tradition platonicienne critique, consignée dans l’épékeina tès ousias, ne s’y laisse pas totalement reconduire. La fine analyse thomasienne de la jalousie divine est à ce sujet paradigmatique de cette réception critique et discernante (p. 99-104). Faut-il aller jusqu’à dire que « ce discernement théologique opère une purification des représentations courantes véhiculées par la tradition biblique et la piété commune » (c’est nous qui soulignons, p.134) ?
72Ce correctif supposé, emprunté au lexique « rituel », risque de jeter inutilement l’hypothèque sur la logique de l’argumentation, si bien que le chapitre III donne un peu l’impression d’une transition correctrice. Sans interrompre néanmoins le cours de l’argumentation, ledit chapitre instruit le discours de la méthode et s’efforce, à la suite de Thomas, de distinguer entre « passions convenantes » et « passions inconvenantes », avant que cette discrimination notionnelle et catégorielle (p. 135) ne serve à repenser la possibilité de reconnaître pour Dieu un « pathos » propre et irréductible qui ait préalablement écarté les ambiguïtés de tout discours univoque. Il serait vain de postuler ou d’attribuer à Dieu une nature pathétique si la question complexe des passions et émotions n’était pas rigoureusement reconduite à son niveau de pertinence scripturaire. Dans ce domaine, la riche constellation des indices lexicaux qui forment une sémantique originale du pathos divin requiert que soit analysée au plus près la question de la colère et du repentir divins, en lien avec le thème des épousailles et de la métaphore nuptiale. L’objectif d’E. Durand est de parvenir à cerner le thème récurrent de la « colère » à travers le prisme des scénarios de repentir. Il faut noter ici les riches analyses du couple hébreu nicham/nacham qui dessine comme une trajectoire interne, à l’échelle d’une intrigue salvifique. Menace et repentir apparaissent comme des indices de continuité de l’engagement divin, et ceux-ci ne peuvent parvenir à l’intelligibilité que sur fond d’une intrigue qui intègre la force déstructurante du péché et l’éloignement d’avec Dieu que produit la faute. En tout état de cause, le repentir semble prévaloir sur la colère, attribut circonstanciel et non permanent. Les modulations attachées au thème du repentir, notamment dans la littérature prophétique, permettent d’aboutir à un résultat précieux : « Sous la modulation du repentir, il est paradoxalement possible de discerner une forme de persévérance divine » (p. 207) et, corrélativement, une opposition frontale de Dieu au mal et au péché.
73Ce riche parcours s’achève, outre le très beau chapitre christologique, sur une conclusion vigoureuse et ferme. Elle l’est grâce à la minutie des analyses antérieures et aux résultats qu’elles permettent d’engranger. La voie de l’invocation liturgique (lex orandi) n’est en rien négligée, mais subtilement intégrée comme contribution à une intelligence christologique du pathos divin. Les émotions de Dieu sont les « indices d’une alliance en déploiement » (p. 277), recueillis dans un réseau sémantique qui, de la métaphore, sait tirer toutes les ressources contenues dans le langage des hommes auquel Dieu s’est lié par alliance et surabondante bonté. E. Durand n’instruit pas le dossier d’un Dieu tragique. Il sait montrer que les antinomies supposées sont souvent la résultante de principes non soumis à leur vérification scripturaire et à leur régulation par la tradition qui se nourrit toujours des Écritures inspirées.
7412. En écho lointain à l’ouvrage d’E. Durand, il faut à tout prix signaler la réédition de L’imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn’Arabi (1958) d’Henry Corbin, ouvrage magistral et passionnant qui montre, grâce à de subtiles exégèses, la part que le soufisme joua pour l’éclosion inattendue d’une théologie du « Dieu pathétique » chez Abû Bakr Mohammad ibn al’-Arabî, théologien né à Murcie le 28 juillet 1165. Contemporain d’Avicenne et d’Averroès, Ibn’Arabî développe de manière ample une théologie de la « passion » de Dieu qui « aima à être connu », passion qui présuppose du côté de l’être créé qui en est le destinataire, une théopathie qui forme un ensemble théologique qu’Henry Corbin appelle un sym-pathétisme : « La divinité (olûhîya) recherche (désire, aspire à) un être dont elle soit le Dieu (le ma’lûh) ; la suzeraineté (robûbîya) recherche (désire, aspire à) un être dont elle soit le seigneur (le marbûb) ; sinon l’une et l’autre sont privées de réalité aussi bien virtuelle qu’actuelle » (cité p. 142 de l’ouvrage d’H. Corbin, « Sympathie et Théopathie »). Henry Corbin traite de manière ample cette forme de théologie qui présuppose un mystère divin, un Theos agnostos aspirant à être connu. « J’étais un Trésor caché et j’ai aimé être connu », sympathie de l’invisible et du visible, secret d’un sym-pathétisme humano-divin. Cette sorte de « passion » divine est le ressort de toute une dramaturgie divine, désir de se révéler soi-même dans les êtres en étant connu par eux, unio mystica par sympathie. Henry Corbin dessine et décrit une « topographie spirituelle » du XIIe siècle particulièrement éclairante, où la rencontre entre le christianisme et l’Islam ne recouvre pas le seul champ de la divinité dans son rapport à l’humanité, mais intègre des éléments d’angélologie qui ne sont pas éloignés de la figure médiatrice et prototypique du Christ-Fils. Certes, l’on sait que l’angélologie néoplatonicienne d’Avicenne (Animæ caelestes), avec les éléments de cosmologie et d’anthropologie qui lui sont liés, va provoquer de vives réactions chez les docteurs scolastiques et rendre l’avicennisme inassimilable en l’état. Corbin montre que la « gnose mystique » en Islam comprend et assimile une forme de christianisme, notamment à travers la riche figure de la Sophia christique (hikmat ‘iâwîya) et l’Archange-Logos, Prôtoktistos (Al-Lâh). La lecture de cet ouvrage classique, dans sa réédition de 2018, intéressera le théologien de la trinité soucieux du dialogue des religions.
7513. Il convient de signaler la parution et l’édition soignée des travaux de l’Association Théologique Italienne consacrés au Dieu qui sauve et à la question corrélative de la liberté humaine dans son rapport à la question sotériologique. Onze philosophes, historiens et théologiens sont les contributeurs de ce riche volume qui atteste de la vitalité de l’ATI et des travaux très centrés auxquels elle consacre de réguliers symposiums. Il paraît presque surprenant que les travaux des théologiens italiens aient été consacrés à la question sotériologique. Lisant le passionnant parcours proposé, on s’apercevra que la question sotériologique y est abordée comme « question de la modernité » et que la théologie trinitaire, assez amplement convoquée, notamment dans les contributions successives de V. Holzer, Mario Antonelli, Sandra Mazzolini et Luigi Girardi, y joue un rôle critique étroitement corrélé au statut de la christologie dans les transformations qui l’ont marquée et métamorphosée tout au long du XXe siècle.
76Le volume s’ouvre par des considérations anthropologiques et philosophiques relatives à la crise écologique et à la question de la violence, dont les formes contemporaines doivent désormais intégrer une résurgence du facteur religieux identitaire. Les communautés humaines sont ainsi confrontées à des formes de violence dont les archaïsmes supposés se réactivent sur le fondement de vecteurs communicationnels dont la diffusion provoque des troubles identitaires affectant toutes les communautés, en particulier les communautés nationales qui cherchent à se réinventer des identités axiologiques, en sollicitant notamment un discours sur les valeurs à défendre mais qui demeurent des entités abstraites, souvent impuissantes à faire face à la crise qui défait le tissu social et la cohabitation pacifique des communautés. À cela s’ajoute l’inquiétude et le climat anxiogène que suscite l’émergence des rhétoriques catastrophistes propres à la « collapsologie » ambiante. La nouvelle rhétorique catastrophiste est d’autant plus irrationnelle et illisible qu’elle puise dans un registre théologique, mais un théologique « dont il ne reste plus que des images » (Vincent Delecroix) vagues, non reliées entre elles, comme en suspens, dans un vide angoissant. Grande période du paradoxe et de la contradiction, la modernité est en mal de re-sacralisation, de sanctuarisation, de préservation, toutes opérations qui semblent hanter le monde post-industriel occidental qui ne parvient pas à se défaire d’un carcan systémique ayant pris la forme d’une quasi-trinité : capitalisme, marché, consommation (Caterina Resta). Dans ce contexte, comme le fait remarquer Jean Vioulac dans son passionnant ouvrage, Approche de la criticité (Paris, 2018), « le Capital est la fortune réduite à son essence commune idéelle et abstraite, il est l’ousia, mais en tant que celle-ci est devenue seul sujet actif et dominant » (p. 417). L’argent hypostasié, spéculaire, ne définit plus le rapport entre sujets et objets, mais le rapport insaisissable entre macro-sujets plus ou moins anonymes ou fondus dans l’anonymat d’un grand marché spéculaire et immaîtrisable, dans lequel il y a des gagnants et des perdants (cf. dans le volume les analyses pénétrantes de Caterina Resta, p. 59 s.).
77C’est sur fond de crise tous azimuts que le volume dédié à des questions centrales de sotériologie prend forme et dessine une trajectoire. L’on voit bien que la sotériologie chrétienne est convoquée sur le plan de l’oikuménè, de la recomposition d’un monde où les singularités réapparaissent et sont indentifiables dans des communautés de vie à forte socialisation. Certes, le volume n’entend pas résoudre des questions au demeurant abyssales. Il offre néanmoins les résultats d’une réflexion commune et actualisée de la question sotériologique dans le cadre du contexte précédemment décrit.
78***
79Au terme de ce parcours, consacré à des ouvrages qui tous, d’une manière ou d’une autre, mettent en jeu le rapport explicite ou aveugle entre Trinité « immanente » et Trinité « économique », on peut avancer l’hypothèse que cet axiome est loin d’être épuisé pour la tâche de discernement qui s’impose au théologien de la Trinité. L’entreprise de Paul D. Molnar qui s’efforce de redonner au pôle de la trinité « immanente » une consistance qu’il estime menacée apparaît, d’une certaine manière, comme une vaine entreprise. De ce point de vue, et Karl Rahner et Hans Urs von Balthasar ont vu juste : les assertions sur la Trinité immanente ne doivent pas s’autonomiser, car elles risquent de tomber dans ce que Peter Sloterdijk appelle assez justement le « surréalisme ». La sur-analogie qui caractérise nombre de synthèses trinitaires rompt trop facilement avec le problème crucial de toute théologie trinitaire et le contourne dangereusement : la pleine intégration et inclusion de la christologie dans la profession de foi monothéiste. Faire porter tout le poids de la théologie trinitaire sur des systèmes de représentation qui font appel à des ontologies relationnelles, des monadologies qui présupposent des interactions constitutives et structurelles, c’est encourir le risque de contourner la question christologique en la résolvant prématurément et inconsidérément dans une systémique préconçue et préétablie. On oublie, chemin faisant, que l’énoncé cappadocien, « mia physis (ousia), treis hypostaseis » fut d’abord reçu et professé sous la forme d’une juxtaposition et que la consubstantialité trinitaire de Constantinople II (553) n’introduit pas formellement le paradigme périchorétique et communionnel. Il ne fait qu’expliciter les implications contenues dans la contraposition paradoxale de l’énoncé cappadocien. Cette ligne de crête apparaît comme le « crux interpretum » que l’on aurait tort de vouloir résorber dans des systèmes de représentation qui se délestent d’une trinitologie concrète. La théologie trinitaire inclut, d’une certaine façon, une logique du compromis conceptuel et, à ce titre, elle apparaît comme une construction en équilibre toujours précaire. Ce paradoxe, lié à nos élaborations conceptuelles et symboliques, ne porte nullement atteinte à l’intégrité de la règle de foi, mais la reçoit selon sa force d’obligation, tout en ouvrant l’espace théologique de la créativité. Les synthèses et essais nés dans l’aire anglo-saxonne (Process Theology) peuvent et doivent être interrogés dans cette perspective. Les logiques déductives semblent s’enraciner, comme le montre excellemment Dale M. Schlitt, dans la rémanence de thèmes théosophiques, lointainement apparentés à Jakob Böhme. Je m’interroge aussi au sujet du « surréalisme » de la périchorèse qui parfois dépend trop d’une sur-analogie de l’intersubjectivité monadique. Une relecture de l’énoncé paradoxal cappadocien pourrait nous prémunir contre cette tendance projective idéalisée.