1Les auteurs de ce bulletin enseignent la théologie à l’université. Voilà qui explique sans doute la sélection des ouvrages qui y sont présentés et le mode de leur présentation : si la discussion scientifique est présente, si la volonté de signaler les tendances de la recherche est manifeste, le bulletin ne craint pas de s’attarder à la présentation d’œuvres trop peu connues et d’attirer l’attention sur les instruments de travail qui permettent aux étudiants et chercheurs de s’orienter dans le domaine en perpétuelle recomposition de la théologie fondamentale. Ce qu’on y lira autorise-t-il d’identifier des évolutions de la discipline ? Il paraît difficile de l’affirmer tant la variété des directions dont témoigne l’actualité bibliographique correspond, par-delà les confessions chrétiennes, à une diversité de projets et de besoins, irréductibles à des mouvements d’ensemble clairement repérables. Études monographiques de théologie historique, synthèses thématiques, présentations encyclopédiques, essais et traités – tout au plus, peut-on signaler la variété des positionnements de chacune de ces productions dans le rapport aux autres rationalités et à la culture ambiante, et constater l’écart entre les positions antagonistes de ceux qui y voient un enjeu existentiel pour la théologie universitaire et d’autres pour lesquels la théologie devrait, pour unique tâche, se laisser fasciner par son objet.
I – Historiographie et actualité (Anthony Feneuil)
2. Pedersen Daniel James, The Eternal Covenant : Schleiermacher on God and Natural Science, TBT 181, De Gruyter, Berlin, 2017, 187 p.
3. Furnal Joshua, Catholic Theology after Kierkegaard, OUP, Oxford, 2016, 272 p.
4. Marion Jean-Luc, Givenness and Revelation, OUP, Oxford, 2016, 160 p.
5. Baark Sigurd, The Affirmations of Reason : On Karl Barth’s Speculative Theology, Palgrave Macmillan, Cham, 2018, 291 p.
6. Gaziaux Éric (dir.), Les enjeux d’une théologie universitaire, CRTL 42, Peeters, Leuven/Paris/Bristol, 2016, 116 p.
21. Ainsi que l’écrit justement Jean-Louis Souletie dans l’introduction de son ouvrage Nommer Dieu, l’analogie peut être considérée comme l’un des cœurs de la théologie chrétienne, puisqu’elle le spécifie comme un discours sur Dieu qui assume sa propre humanité. Et pourtant, il s’agit aussi d’un concept relativement fluctuant voire ambigu dans la tradition, mais aussi très fortement mis en question au XXe siècle, sous les coups de boutoir conjugués de la théologie de Karl Barth, des historiens de la pensée qui ont mis en évidence ces fluctuations au cours du temps, et sans doute aussi d’une perte d’assurance quant au statut même de la théologie. L’ouvrage, qui réunit 5 contributions d’enseignants de l’ICP, auxquelles s’ajoute un article de Christoph Theobald et une conclusion assez substantielle, est le témoin de ces bouleversements et de ces mises en question.
3Les deux longs articles initiaux de Vincent Holzer et Christoph Theobald dressent chacun à leur manière un bilan des évolutions du concept d’analogie dans la théologie du XXe siècle. Cette évolution et le débat qui a couru en interne de la théologie catholique sont décrits par V. Holzer dans leur lien d’abord à la philosophie, en particulier celle de Martin Heidegger. Il montre que la notion de différence ontologique a contribué de manière décisive, au moment même où portaient les attaques de la théologie dialectique, à la méfiance à l’égard d’une notion d’analogie de l’être qui avait progressivement cessé d’indiquer d’abord la dissemblance entre Dieu et l’humain (et la formule de Latran IV sur la dissemblance justement, revient de manière frappante dans presque toutes les contributions), pour finir par justifier surtout la possibilité d’user de concepts uniques pour parler des deux. Chr. Theobald envisage plutôt le progrès de la notion d’analogie dans son rapport aux évolutions ecclésiales et œcuméniques, notamment à travers le tournant qu’il dit pastoral de la théologie, marqué par Vatican II. Dans les deux cas, on assiste à un mouvement de dé-formalisation ou de spiritualisation/concrétisation de l’analogie, qui cesse d’être un concept d’abord épistémologique, finalement, pour désigner l’acte divin de révélation lui-même, spécialement à travers la christologie. Ce mouvement se retrouve dans la plupart des autres contributions. B. Cholvy montre en effet que l’analogie disparaît pratiquement, du moins en tant que concept explicite, de l’œuvre de Lubac, mais subsiste sous la forme des correspondances concrètes entre figures de la tradition (l’Ancien Testament et le Nouveau entrent dans un rapport analogique, et ce rapport lui-même est une analogie du travail de préparation de la parousie). C. Asprey met en regard Barth et Bonhoeffer comme deux manières de penser le rapport analogique entre christologie et anthropologie. Au prix peut-être d’une distorsion dans la lecture de Barth, du moins par rapport à ses intentions explicites, puisque ce dernier est lu dans la perspective d’abord d’une refondation certes paradoxale de l’anthropologie, mais qui n’en apporte pas moins une certaine lumière. Enfin, l’article de Jean-Louis Souletie et J. Bréchoire sur la théologie sacramentaire, traite moins de la dimension analogique des sacrements qu’il n’insiste sur la sacramentalité de la Parole et donc de l’analogie. Dans ce contexte, c’est finalement le débat entre Blondel et Laberthonnière, clairement restitué par C. Rouvier, qui semble ne pas épouser le mouvement général, et s’en tenir à un questionnement plus strictement épistémologique, quoique déplacé au niveau de l’agir, sur l’analogie.
4On retiendra pour la problématique du présent bulletin, l’intuition de Christoph Theobald quant au tournant pastoral de l’analogie. Il suggère en effet qu’aujourd’hui la question de l’analogie a cessé de faire directement sens lorsqu’on s’interroge sur elle exclusivement comme une manière de penser le rapport entre Dieu et le monde. En revanche, son niveau de pertinence s’est déplacé vers celui de la possibilité d’un « espace de respiration » pour le créé, vers la question du rapport aux autres : non-chrétiens ou athées. Autrement dit, l’enjeu de l’analogie n’est plus seulement interne à la théologie chrétienne : l’analogie recèle en elle-même une ouverture vers l’autre – et l’analogie concrète fondamentale, de ce point de vue, est celle des relations de Jésus aux autres autour de lui. Car si le langage ne dit Dieu qu’analogiquement, il ouvre la possibilité d’une multiplicité d’analogies pour dire le même. Dans cette perspective peut-être, on pourrait s’interroger sur le titre de l’ouvrage : Nommer Dieu (l’analogie n’intervenant que dans le sous-titre). Or la question des noms de Dieu n’est abordée dans aucune des contributions. Est-ce une pierre d’attente ou l’indication d’un vide (et d’un espace de respiration) laissé par les déplacements contemporains de la réflexion sur l’analogie ?
52. Avec son livre, The Eternal Covenant, sur la notion d’alliance éternelle entre la science et la religion chez Friedrich Schleiermacher, Daniel J. Perdersen offre une réflexion théologique de premier plan par la manière dont elle articule la recherche historique à l’exploration systématique. Il s’agit bien d’un livre sur un problème d’histoire de la théologie assez circonscrit. Cependant, ce problème est un moyen pour l’auteur de renouveler assez profondément l’image du théologien berlinois, mais aussi d’en faire une ressource pour la théologie contemporaine, notamment via l’intervention dans le débat sur le statut du problème des rapports entre science et religion. Comment l’aspect historique et l’aspect systématique de son travail s’articulent-ils ? Le point le plus important concerne le statut du concept d’ « alliance éternelle » entre la science et la religion, mis au point par Schleiermacher. L’auteur conteste qu’il faille y voir un concept d’abord méthodologique, qui permettrait d’articuler a priori les prétentions de deux autorités concurrentes. Son livre montre que cette alliance éternelle est en fait une conséquence directe de la doctrine de Dieu développée par Schleiermacher. Ce déplacement a de grandes incidences : le Schleiermacher de Pedersen prend une figure qu’on lui connaît peu, celle d’un théologien préoccupé de métaphysique, et dont la pensée se comprend mieux dans la discussion avec celles de Leibniz et Spinoza, et donc de la tradition théologique classique, que dans le sillage de Kant, où le théologien se trouve le plus souvent classé.
6L’auteur déploie son argumentation en commençant par replacer Schleiermacher dans le contexte de la science de son temps. Cela n’est pas seulement indispensable pour comprendre certaines de ses affirmations (par exemple, que la venue du Christ est comparable à la naissance d’une nébuleuse, ce qui est incompréhensible sans référence aux théories cosmologiques de la fin du XVIIIe s.), mais surtout pour montrer que le débat scientifique à l’époque de Schleiermacher a intrinsèquement une dimension théologique. Par conséquent, l’idée même d’un conflit entre deux autorités extérieures est anachronique. La science élimine certaines options théoriques concernant la nature et l’action de Dieu, mais elle en crédibilise certaines autres. Et c’est sur le fond de ce débat scientifique que Schleiermacher construit sa propre doctrine de Dieu. La grande force de D. Pedersen est, tout en présentant cette doctrine avec une grande érudition, de ne jamais s’en tenir à un plan strictement historique. Il s’agit toujours pour lui de reconstituer les arguments de Schleiermacher, et avec une clarté et une fermeté telles qu’on en voit rarement dans des ouvrages de théologie. Schleiermacher est présenté comme un théologien lui-même contemporain, avec lequel le débat devient non seulement possible mais nécessaire. Pour schématiser, mais le lecteur anglophone aurait tort de se priver d’une si belle lecture, la doctrine de Dieu de Schleiermacher combine le finalisme Leibnizien (Dieu ordonne le monde en vue d’une fin) avec le nécessitarisme spinoziste (le monde n’aurait pas pu être autrement qu’il n’est, et tout peut donc en être expliqué). Cette théorie a une double conséquence, au fondement de l’ « alliance éternelle » : d’une part, l’exclusion de tout miracle absolu dans l’histoire du monde (Dieu ne saurait intervenir directement dans une chaîne causale qu’il a lui-même ordonnée pour le mieux sans pour ainsi dire se désavouer) et ainsi la possibilité de jure pour la science d’en expliquer tous les événements ; d’autre part, et puisque le monde est bien orienté en vue d’une fin déterminée par la nature de Dieu, la validité de la théologie comme réflexion sur cette fin, et comme réflexion sur la manière dont le monde est en lui-même révélation de la nature de Dieu. Cela, et c’est l’un des points forts du raisonnement, n’exclut ni piété chrétienne, ni concentration christologique, au contraire. Si tous les événements du monde se tiennent et peuvent faire l’objet en droit d’une explication scientifique déterministe, mais qu’en outre ce monde est orienté vers une fin déterminée par Dieu et dont la révélation passe par Jésus-Christ, alors cela signifie que tous les événements du monde sont ordonnés autour et en fonction de Jésus-Christ, quoique d’une manière qui nous est encore inconnue dans son détail, et ne pourra l’être que par l’intermédiaire du développement scientifique. Ainsi la pensée de Schleiermacher permet de comprendre que le rationalisme en théologie ne s’oppose ni à la piété ni à son ancrage dans la tradition, bien au contraire. Non parce que Schleiermacher aurait compromis le christianisme avec la modernité, comme on lui a tant reproché, mais au nom de la rationalité de Dieu elle-même c’est-à-dire de l’un des éléments les plus traditionnels de la théologie chrétienne.
7Ce raisonnement, outre la valeur propre que lui restitue D. Pedersen, a un autre avantage, mentionné dès le point de départ de l’ouvrage : il manifeste l’arbitraire d’un présupposé habituel du débat entre science et religion sur l’action de Dieu. Le présupposé suivant lequel toute action et présence de Dieu dans le monde impliquerait une dose d’indétermination dans le monde. La théorie de Schleiermacher a au moins le mérite d’interroger cette évidence. Elle revendique la plus grande liberté pour Dieu, et fait du monde une réalité entièrement dépendante de lui, mais pour cette raison même, parfaitement ordonnée et dépourvue d’indétermination. Il y aurait là, d’après l’auteur, de quoi relancer le débat sur de nouvelles bases. Ce Schleiermacher replacé dans le temps long de la tradition est décidément d’une grande nouveauté.
83. En consacrant un livre aux lectures catholiques de Kierkegaard, Joshua Furnal confirme l’utilité de traverser les frontières confessionnelles, à partir d’un exemple particulièrement édifiant. Et la discussion théologique œcuménique est à son meilleur quand elle permet à chacune des traditions théologiques non seulement de s’approprier certains éléments de l’autre, mais également de se repenser soi-même à sa lumière. C’est exactement ce que permet le livre de J. Furnal. Le philosophe de Copenhague est en effet souvent considéré comme le représentant d’un luthéranisme exacerbé, défenseur d’un fidéisme anti-métaphysique qui l’opposerait à la pensée catholique sur le fond, et pourfendeur d’une chrétienté dont l’Église catholique fut évidemment le principal emblème. Tout l’intérêt de l’entreprise de Joshua Furnal tient à ce que son regard catholique permet de nuancer certaines thèses de la pensée kierkegaardienne, relativement à son anthropologie et sa théorie de la grâce, notamment, et ainsi de restituer une image plus complexe et probablement plus fidèle de sa philosophie. Mais ce regard est aussi lui-même transformé dans la confrontation au penseur danois.
9Ainsi le premier chapitre, consacré justement à l’anthropologie de Kierkegaard dans son rapport avec Luther, d’une part, et avec Thomas d’autre part, conduit certes l’auteur à éloigner Kierkegaard de Luther, mais au moins autant à contester les interprétations les plus classiques de Thomas d’Aquin. D’un côté, il insiste sur l’absence d’irrationalisme dans la pensée de Kierkegaard – et de ce point de vue, en effet, Furnal s’inscrit dans le sillage des commentaires les plus récents, qui insistent sur les nombreux malentendus auxquels ont donné lieu les notions de « paradoxe » et de « saut de la foi » chez Kierkegaard. Mais de l’autre, il souligne aussi l’importance, pour la pensée de Thomas, d’une dimension mystique et de l’inconnaissance comme sommet de la connaissance chrétienne. Les chapitres suivants sont moins consacrés à l’évaluation directe de la pensée de Kierkegaard qu’à sa réception catholique au XXe siècle. Le chapitre 2 est une étude générale de cette réception. Très utile par sa documentation, il est aussi surprenant puisqu’il montre une réception large et souvent positive au sein du catholicisme, certes entâchée de contresens importants mais habituels (on regrette peut-être l’absence de toute mention de Charles Péguy). Enfin les trois derniers chapitres se concentrent chacun sur une figure de la théologie catholique contemporaine : Henri de Lubac, Hans Urs von Balthasar et Cornelio Fabro. Ce sont trois rapports différents à Kierkegaard. Résonance et proximité pour Lubac, bien que l’auteur ne démontre pas l’existence, sauf dans quelques cas, d’une reprise directe ou explicite, mais instaure lui-même le dialogue rendu possible certainement par le Zeitgeist dans lequel écrit Lubac. Opposition sur fond de malentendu entre Kierkegaard et Balthasar, et l’on sent que c’est Fabro qui, pour l’auteur, témoigne de l’appropriation catholique la plus réussie et la plus féconde de la pensée de Kierkegaard.
10L’argument central du livre, celui du caractère historiquement décisif et spéculativement incontournable de la pensée de Kierkegaard pour la théologie catholique est parfaitement convaincant. Le lien à Lubac est stratégique : J. Furnal veut montrer que Kierkegaard, au même titre que les Pères, quoique différemment, a été pour Lubac un lieu de ressourcement. L’ambition de J. Furnal est donc programmatique autant qu’historique, car l’établissement de cette filiation permet de suggérer que Kierkegaard pourrait de nouveau jouer ce rôle pour la théologie catholique. Un rôle de ressourcement, c’est-à-dire de renouvellement mais via un retour aux sources, à entendre non comme un retour en arrière mais comme une reprise d’énergie. Et cela parce que c’est ce que cherchait lui-même Kierkegaard, dans sa tentative pour rétablir le christianisme en face de la modernité, par l’invention de nouveaux outils conceptuels qui soient plus ajustés.
114. Le concept de révélation affleure dans la plupart des livres de Jean-Luc Marion, ici dans Givenness and Revelation et en tout cas dans les plus importants. Il est comme le point de mire de toute sa phénoménologie de la donation radicale. Pour preuve, la révélation était déjà caractérisée dans Étant donné (1995) comme le « phénomène saturé » par excellence, réunissant toutes les déterminations de la « saturation », que les autres phénomènes saturés ne possèdent que séparément. On savait aussi déjà que la figure par excellence de cette révélation était Jésus-Christ, et qu’elle engageait une pensée de la Trinité comme révélation, ce que Marion reprend et développe de très belle manière dans les deux derniers chapitres de son livre. Cependant, ce ne sont pas ces chapitres qui constituent la principale avancée, et les deux premiers méritent une attention toute spéciale, parce qu’ils livrent peut-être la clef d’une énigme. On pourrait se demander, en effet, pourquoi l’étude du concept de révélation pour lui-même vient si tard dans l’œuvre de J.-L. Marion. Cela tient probablement à la rigueur avec laquelle il a souhaité distinguer son travail de la théologie, mais aussi peut-être à une ambiguïté justement dans cette relation à la théologie. Ce n’est pas le moindre intérêt de ce livre qu’il manifeste directement cette ambiguïté.
12Quelle est-elle ? Il est tout à fait significatif que J.-L. Marion ait choisi d’étudier la révélation dans le cadre d’une série de Gifford Lectures – que ce livre reproduit. Rappelons que celles-ci sont organisées dans le but explicite de promouvoir la théologie naturelle. Or précisément, la compréhension offerte par l’auteur de la notion de révélation le conduit à récuser, dans une ligne lubacienne, la distinction d’école entre théologie naturelle et théologie révélée. Cette distinction, Lubac l’a montré, est fondée sur un « oubli » de l’origine divine de la nature. Et ayant admis que la nature se tient toute seule, elle aboutit finalement à un possible oubli de Dieu et de sa révélation : la théologie révélée risque de devenir un simple appendice de la théologie naturelle. Comme Lubac, Marion exonère Thomas de cette compréhension de la théologie, en rappelant que la subordination des principes des sciences « naturelles » aux principes de la science sacrée les rend irrémédiablement déficients. Toutefois J.-L. Marion souligne que cette compréhension « épistémologique » de la révélation (la révélation comme connaissance de principes divins, sur lesquels reposent ultimement toutes les sciences) porte avec elle une irréductible « indécision » (p. 20). Car en même temps qu’elle rend impossible toute théologie naturelle autonome, elle implique une compréhension de la révélation comme révélation de contenus propositionnels (revelabilia), c’est-à-dire d’énoncés semblables ou presque (et J.-L. Marion note la nuance thomasienne sans l’expliquer autrement que comme une hésitation de la part de Thomas à l’égard sa propre pensée [p. 16]) à ce que sont tous les autres principes dans la conception aristotélicienne de la science. Autrement dit, elle conduit à une indistinction formelle entre le contenu révélé et le contenu naturel, et au bout du compte, à la possibilité d’une « révélation anonyme » au sein des énoncés « naturels », ce que J.-L. Marion trouve si évidemment inadmissible qu’il se passe de dire pourquoi. On aurait alors une tension interne à la pensée de Thomas : d’un côté, une heureuse subordination de toute science profane à la théologie révélée, mais de l’autre, une conséquence malheureuse de cette subordination, et le risque – couru par les thomistes d’école mais non, écrit J.-L. Marion, par Thomas lui-même ni le magistère catholique – d’une indistinction entre théologie et philosophie. Son entreprise, si on l’a bien comprise, consistera finalement à circonscrire la révélation pour en garantir la priorité par rapport aux connaissances naturelles, sans la réduire à un contenu propositionnel. Et la solution viendra de la phénoménologie de la donation, capable d’envisager une donation sur un mode non propositionnel, et une théologie, peut-on supposer, qui y soit adéquate et ne soit pas non plus propositionnelle mais s’exprime plutôt sous forme de louange, comme De surcroît l’avait déjà suggéré. Autrement dit, J.-L. Marion veut garantir philosophiquement l’incommensurabilité de la révélation aux connaissances naturelles, mise à mal par la distinction classique entre théologie naturelle et théologie révélée.
13D’où l’ambiguïté de cette entreprise, plus forte à mon avis que celle du texte de Thomas, que J.-L. Marion ne découvre peut-être que comme le reflet de sa propre indécision. Car cela ne revient-il pas très exactement à une fondation naturelle de la théologie révélée, soit très exactement ce que J.-L. Marion récuse par ailleurs ? Il s’agit certes d’une fondation bien particulière, puisqu’elle consiste pour ainsi dire à établir les conditions de possibilité de l’impossible : J.-L. Marion ne cesse d’insister sur l’absence de conditions de possibilité pour la révélation, mais il demande en même temps à la philosophie d’établir exactement la manière dont la révélation se passe de conditions de possibilité. Pour reprendre ses propres termes, il demande à la sagesse humaine de se réformer pour ne pas être folle devant la folie de Dieu (p. 47), comme si l’avertissement de Paul était une simple propédeutique philosophique. On est bien là devant ce que Barth appelle, réfléchissant exactement à ces questions, et aboutissant à des conclusions bien proches de celles que J.-L. Marion reproche à Thomas, comme on le lira encore dans le livre de S. Baark, une théologie naturelle négative. C’est-à-dire une théologie naturelle désenchantée, qui ne prétend certes plus fonder positivement la connaissance de Dieu, mais qui assigne négativement, en dessinant des limites trop claires aux capacités humaines (chez J.-L. Marion, celles du discours propositionnel), le lieu et le mode de la révélation, restreignant ainsi la liberté de Dieu.
14Certes, on pourrait répondre que l’ordre des raisons n’est pas l’ordre des choses, et que cette phénoménologie philosophique de la révélation n’est elle-même possible qu’en réponse à une révélation déjà effectivement advenue. C’est ce que suggèrent les deux derniers chapitres. Mais dans ce cas, toute l’entreprise ne serait-elle pas retournée, et J.-L. Marion ne deviendrait-il pas théologien ? L’assumant, il pourrait alors se confronter plus directement aux grandes œuvres de théologie contemporaine ayant envisagé les mêmes problèmes. À notre connaissance, il ne le fait pas explicitement, voulant décidément préserver la limite entre philosophie et théologie – est-ce pourquoi il tient tant à ce qu’elle demeure ferme chez Thomas ? – et fonder en raison cette limite pour ne pas se trouver « stupide devant le Logos » (p. 47).
155. Sigurd Baark l’annonce d’emblée dans The Affirmation of Reason : la pensée de Barth n’est pas uniquement pour lui un objet d’étude historique, mais indique la meilleure manière aujourd’hui de continuer à faire de la théologie. Cela ne l’empêche pas de mener également une enquête historique et exégétique précise, et qui prend le texte de Barth très au sérieux, pour défendre sa thèse que la théologie de Barth peut être caractérisée comme une théologie spéculative. Cette thèse présente un intérêt triple.
16D’abord, tout en s’appuyant sur le consensus des études barthiennes contemporaines, marquées par un renouvellement de grande importance depuis les années 1990 et le point de repère de la thèse de Bruce McCormack, S. Baark veut opérer un déplacement vis-à-vis de ce consensus sans revenir, comme cela se voit aujourd’hui bien que de manière marginale, au paradigme précédent. Il ne revient donc pas sur la mise en cause par B. McCormack de la prétendue coupure entre deux périodes de Barth, l’une dialectique et l’autre analogique. En revanche, il abandonne nettement la notion de « réalisme » appliquée à Barth. Et pour cause : du point de vue de l’histoire des idées, l’ambition de Sigurd Baark est de replacer l’œuvre de Barth dans la continuité de la philosophie idéaliste allemande et de sa problématique. Autrement dit, ce n’est pas chez Kant, comme le fait B. McCormack, qu’il faut chercher la référence épistémologique de la pensée barthienne, mais chez Hegel, dont le barthisme constitue paradoxalement (mais c’est bien ce que suggère Barth lui-même dans son principal texte sur Hegel) une Aufhebung, quoique d’un genre singulier puisqu’elle ne se situe pas en continuité mais en rupture avec toutes les autres. Dans cette perspective, le livre de Barth sur Anselme retrouve la place centrale qu’il avait perdue via B. McCormack, de nouveau comme le lieu d’une prise de conscience méthodologique sans du tout qu’il s’agisse d’un retour à la lecture plus ancienne de Balthasar. En effet, c’est dans ce livre que Barth prend conscience explicitement de la possibilité d’une théologie spéculative, soit de la possibilité de dépasser l’idéalisme et l’affirmation autonome de la conscience de soi qu’il implique mais sur son propre terrain (p. 221) c’est-à-dire dans la pensée, sans le besoin d’une ultime négation de la pensée comme cela pouvait encore sembler le cas dans L’Épître aux Romains ou d’un appel à une intuition de la chose au-dehors, comme le suggère B. McCormack. Après son Anselmbuch, Barth pense que la connaissance de Dieu passe par la recréation par Dieu de la conscience de soi, non sa négation pure et simple, autrement dit par une pensée responsable de son propre cheminement.
17Cela nous conduit au deuxième grand intérêt du livre : la pensée de Barth y est envisagée en constant dialogue et proximité avec la philosophie, sans que jamais soit perdue de vue l’ambition proprement théologique de Barth. C’est pourquoi toute la première moitié du livre est consacrée non pas directement à Barth, mais à la position idéaliste allemande du problème de la conscience de soi. Avec cette double thèse de l’auteur : que l’idéalisme allemand est à la fois incontournable philosophiquement et insuffisant théologiquement. Tout son travail consistera à montrer comment Barth prend acte de ce double fait et veut donc opérer un dépassement de l’idéalisme par l’intérieur, sans en abandonner les points les plus forts. Autrement dit, presque à l’inverse de J.-L. Marion dans le livre commenté plus haut, S. Baark s’emploie non pas à justifier la possibilité d’une théologie irrationnelle, mais bien la rationalité pleine et entière de la théologie, sans que cette rationalité en atteigne la spécificité relativement à la philosophie.
18Toutefois donc, et c’est le troisième grand intérêt de l’ouvrage mais selon nous le plus discutable, cette inscription de Barth dans le temps long de l’histoire de la philosophie, et l’insistance sur la complète rationalité de sa pensée, n’en dilue aucunement la dimension théologique. Cette dimension, pour S. Baark, n’est toutefois pas fondée en théorie mais en pratique, parce que la théologie se présente comme un commentaire des Écritures. Nous serions tout prêt à accorder le premier point (que la distinction entre théologie et philosophie n’est pas théorique mais pratique), en revanche le deuxième est un peu plus problématique, et peut-être moins directement justifié par le texte de Barth, à savoir que la pratique théologique soit définie exclusivement par le commentaire biblique. Quoiqu’il en soit, ce livre atteste de la vigueur des études barthiennes et même du barthisme, qui continue d’être une proposition théologique incontournable pour l’avenir.
196. Éric Gaziaux (dir.), Les enjeux d’une théologie universitaire : La question du rapport entre la théologie et les autres disciplines n’est pas nouvelle, et elle fait l’objet d’un débat qui court depuis longtemps, notamment dans les pays européens où les institutions théologiques universitaires connaissent régulièrement des crises de légitimité. Toutefois, ce débat mérite d’être repris dans la mesure où il est éminemment contextuel. Ses tenants et aboutissants dépendent toujours d’un certain état de l’Église ou des Églises, d’une part, voire plus largement des communautés religieuses, et de celui des institutions universitaires locales, d’autre part. C’est pourquoi il prend des formes différentes aux États-Unis, au Canada, ou dans les pays européens d’expression française ou germanique. N’est-ce pas d’ailleurs l’une des spécificités de la théologie que la question de sa fondation épistémologique ne peut pas être dissociée de celle du contexte institutionnel dans lequel elle s’inscrit ? Tel est en tout cas l’intérêt de ces textes réunis par Éric Gaziaux suite au congrès organisé pour les dix ans de Théodoc : envisager l’épistémologie de la théologie dans son rapport aux conditions concrètes de son existence. Existence marginale, reconnaît l’auteur : aux marges de l’institution universitaire, qui en questionne la scientificité ; aux marges de la société, pour qui elle devient une discipline exotique ; et aux marges des Églises, qui tendent à l’ignorer lorsqu’elles ne s’en méfient pas. Toutefois cette triple marginalité en fait aussi une discipline à l’intersection de ces trois sphères, et susceptible ainsi de transformer cette faiblesse en force. Les difficultés et les frictions entre les exigences de ces différentes institutions ne sont d’ailleurs pas nouvelles, comme le montre le bel article d’Isabel Iribarren sur la théologie au Moyen-Âge, envisagée du point de vue de son rapport aux ordres religieux. Si la théologie a occupé un temps et de manière plus théorique que réelle la place de « reine des sciences », comme on le répète souvent, cela n’a pas été sans confrontations avec les autres autorités religieuses d’une part, mais aussi avec les disciplines profanes (le droit ou la médecine, mais aussi les arts libéraux), numériquement (et financièrement) plus importantes dès l’époque de sa plus grande gloire. Les difficultés contemporaines ne tiennent toutefois pas uniquement à des enjeux institutionnels : ils sont également théoriques, liés à la dissociation qui s’est opérée au XXe siècle entre la théologie systématique et la métaphysique. C’est le constat dressé par Jean-Marc Ferry, et sur lequel toutes et tous s’accordent. Une question pour la théologie sera donc de savoir comment, dans cette aire post-métaphysique, la théologie pourra continuer de médiatiser les ressources épistémiques que les religions, elles, ne cessent pas de constituer. Une telle dissociation implique-t-elle le renoncement à la théologie comme science ? Ce n’est pas ce que pense V. Holzer, qui propose un modèle d’inspiration qu’il dit barthienne pour la théologie, à partir de l’idée d’une scientia de singularibus, qui suppose un moment de désarticulation de la théologie relativement aux autres disciplines académiques, mais également relativement à la religion. Cette désarticulation, au risque de l’insularité, pour reprendre le terme de V. Holzer, est aussi la condition d’une pertinence propre de la théologie, qui en retour pourrait rejoindre les autres sciences en les questionnant de son point de vue à elle. G. Waterlot suggère une autre voie, non exclusive de la première : l’investigation empirique d’un objet ancien mais à réinvestir, la spiritualité mystique dans ses nouvelles formes contemporaines. Celles-ci constitueraient un nouveau lieu possible d’intersection pour la théologie : entre sciences humaines, nécessaires à l’étude de ces phénomènes, société puisque la spiritualité mystique n’existe pas sans rayonner socialement, et formes de foi moins intimement arrimées à des réalités ecclésiales constituées. Enfin les retours sur les expériences du groupe des Dombes que constituent les articles d’Élisabeth Parmentier et Joseph Famerée suggèrent d’autres décentrements possibles pour la théologie, dans la constitution d’un langage qui déplace les limites des appartenances confessionnelles. Finalement, et presque paradoxalement quand on connaît l’histoire mouvementée de l’exégèse au XXe siècle, en particulier dans le catholicisme, c’est elle qui semble aujourd’hui avoir trouvé une assise épistémologique relativement claire. Du moins est-ce l’impression que l’on retire de l’état des lieux et de la proposition ricœurienne d’E. Cuvillier : au-delà de la métaphysique, et par le travail historique et littéraire, elle permettrait de saisir Dieu dans son insistance (J. Caputo), c’est-à-dire non comme être mais en tant qu’il agit aujourd’hui à travers ses manières d’habiter les textes. Pourrait-on s’appuyer sur cette manière de concevoir l’exégèse dans son lien à la réflexion systématique, dans une perspective qui dépasse les traditions chrétiennes sans cesser d’être théologique ? Ce serait heureux, en vue peut-être de dépasser les difficultés que pose la réception de cette discipline et notamment de sa dimension historique dans l’islam majoritaire.
II – Manuels, traités, encyclopédies (Benoît Bourgine)
8. Brito Emilio, De Dieu : connaissance et inconnaissance, BETL 300, 2 vol., Peeters, Leuven, 2018, 1255 p.
9. Herms Eilert, Systematische Theologie. Das Wesen des Christentums : In Wahrheit und aus Gnade leben, 3 vol., Mohr Siebeck, Tübingen, 2017, 3468 p.
10. Pech Justinus C., Schachenmayr Alkuin (Éds.), Zwischen Philosophie und Theologie. Interpretationen zu zentralen fundamentaltheologischen Begriffen, Be&Be Verlag, Heiligenkreuz im Wienerwald, 2016³ (2013), 300 p.
11. Becker Matthew L., Fundamental Theology. A Protestant Perspective, « Theology », Bloomsbury T&T Clark, Londres, 2015, 571 p.
12. Abraham William J., Aquino Frederick D. (Éds.), The Oxford Handbook of The Epistemology of Theology, OUP, Oxford, 2017, 627 p.
207. Max Seckler, co-éditeur ensemble avec Walter Kern et Hermann J. Pottmeyer du justement célèbre Handbuch der Fundamentaltheologie (HFTh, 4 vol., 1985-1988, 2000²), n’a pas peu contribué à la vitalité de la théologie fondamentale catholique, qu’il a enseignée à l’université de Tübingen entre 1964 et 1993. Les éditeurs de Glaubenswissenschaft und Glaube, imposant recueil d’articles et de contributions diverses de Seckler, ont choisi les écrits les plus pertinents, en distribuant la matière en quatre parties. La première dessine les contours de la tâche que s’assigne la théologie fondamentale catholique. Quatre articles la composent : les deux importantes sections que Seckler a signées dans le vol. 4 du HFTh² (Théologie comme science de la foi et Théologie fondamentale) et deux articles du Lexikon für Theologie und Kirche (1995) correspondant à cette double problématique. En quelque deux cents pages, la définition de la théologie est posée tandis que la théologie fondamentale est située dans l’histoire de la pensée et confrontée à l’apologétique classique. La deuxième partie, qui comprend dix-huit articles écrits entre 1969 et 2008, déploie cette compréhension en la confrontant à différents moments de l’histoire et différents aspects de l’actualité de la discipline : les lieux théologiques de Melchior Cano et l’ecclésiologie de communion, le rapport entre fonction de la théologie et magistère hiérarchique au cours des dernières décennies, la relation entre philosophie et théologie, et entre dogmatique et théologie fondamentale. La troisième partie (en fait, la première du second volume), comprenant dix-huit articles écrits entre 1965 et 2002, se situe au croisement des concepts de révélation et religion, dont l’historicité est problématisée à travers des études allant de la pensée de Virgile et de Thomas d’Aquin à celles de Rahner et de Lubac. La dernière partie réunit huit travaux consacrés à l’école catholique de Tübingen et à l’œuvre de Johann Sebastian Drey (1777-1853).
21Le lecteur trouvera dans ces deux volumes l’expression d’une pensée patiemment mûrie, préoccupée à chaque pas de la solidité critique du propos en intégrant dans toute leur complexité les problématiques que la théologie, conçue comme science de la foi, reçoit de cet âge de la raison. Comme l’illustrent les articles lumineux qu’il consacre à Thomas d’Aquin et à la théologie médiévale, ces deux exceptionnels volumes enregistrent pleinement l’importance de l’histoire dans le discernement exigé de la théologie fondamentale : « L’histoire est en définitive le grand maître de doctrine, puisque en elle les choses sont vécues et éprouvées, non pas seulement pensées » (t. I, p. 312). Par le jeu des renvois en bas de page vers d’autres articles reproduits dans ces deux volumes, il est loisible au lecteur de passer d’un thème à l’autre au gré de son intérêt et des approfondissements proposés. L’importance de l’œuvre de Seckler pour sa discipline mérite que ce bulletin offre quelques instantanés de cette publication de référence. Parmi les nombreux thèmes de recherche, nous en retenons trois : la compréhension de la théologie dans la tradition de l’école de Tübingen, le rapport théologie et magistère, la théologie de Rahner.
22L’un de ses principaux apports tient à son élucidation des tâches de la théologie comme science de la foi. Comment la foi peut-elle devenir l’objet d’une démarche scientifique sans que ni celle-là ni celle-ci ne perdent leurs traits les plus propres mais entrent dans une interaction féconde ? Comme son nom l’indique, la théo-logie (theo-logia) consiste à porter la réalité de Dieu au langage, non seulement pour dire Dieu mais encore produire une connaissance de tout ce qui est, dans son rapport au Créateur (sub ratione Dei). La question de Dieu délimite un domaine matériel et joue la fonction de principe formel. De la sorte, la théologie peut affirmer sa différence vis-à-vis de disciplines sœurs : la philosophie de la religion et les sciences des religions. La compréhension de la théologie comme science remonte à la scolastique médiévale mais ne dépend pas du concept de scientificité alors en vigueur. La science de la foi qui se comprend chez Thomas d’Aquin en fonction du concept aristotélicien de science s’ajuste chez Johann Sebastian Drey, père de l’école de Tübingen, aux traits que l’idéalisme allemand lui fait revêtir. À côté de l’annonce religieuse qui a son modèle dans la prédication et l’intérêt que la raison porte à Dieu, le ressort propre de la théologie, son impulsion la plus originelle, s’enracine dans la foi elle-même : fides quaerens intellectum. En assumant ce vœu d’intelligence, la théologie chrétienne se meut dans l’espace commun de la question de la vérité, selon le critère de la raison, et cela dès les premiers âges de la foi. Cet « intellectualisme » s’applique à la contemplation du mystère de la foi tel que la confession chrétienne et la révélation biblique la proposent. Le projet est ambitieux : procédant secundum revelationem, et pas seulement secundum rationem comme la théologie philosophique, la théologie comme science de la foi est tenue à une méthode rationnelle, discursive et argumentative. L’entreprise prétend à la scientificité et cherche moins à croire par le savoir qu’à dégager un savoir dans le croire, à partir du croire et à propos du croire. L’enjeu est d’acquérir un regard distancié sur sa propre croyance pour échapper à l’hermétisme du religieux et à une partialité arbitraire. La difficulté est de relier raison et révélation, croire et savoir, confession et science, vérité et méthode non pas seulement théoriquement mais aussi pratiquement de manière à rendre compte de l’existence croyante sur l’horizon d’une recherche de vérité que porte en elle toute conscience humaine. Le lieu social de la théologie est l’Église, la communauté de foi en laquelle la Parole de Dieu est entendue et annoncée. Le pôle de la théologie institutionnalise au sein de l’Église cette recherche de vérité selon une démarche scientifique qui exauce la volonté de comprendre ce que l’on croit (credibile ut intelligibile, Bonaventure). En développant cette définition de la théologie, Seckler recueille l’héritage de l’école catholique de Tübingen qui se caractérise, dès La brève introduction à la théologie (1819) de Drey, par le choix de la scientificité, de l’ecclésialité et d’une ouverture à la philosophie et à la culture où la théologie peut trouver, par la vertu d’une confrontation critique à la pensée de son temps, le secret de sa vitalité. On consultera à ce propos Max Seckler (dir.), Aux origines de l’école catholique de Tübingen (Paris, Cerf, 2007). La théologie doit résister à la tentation de s’enfermer dans un ghetto de savoir et c’est pourquoi le concept d’une théologie fondamentale intégrative est tellement décisif.
23Seckler présente les termes du dialogue entre magistère hiérarchique et théologie scientifique, dans plusieurs contributions écrites pendant le pontificat de Jean-Paul II, où ce dialogue a pris un tour ouvertement polémique. La fonction théologique qui applique à la regula fidei les exigences d’un savoir de niveau scientifique conjoint ecclésialité et liberté de recherche – une liberté délimitée par la Parole de Dieu, les principes de la foi et la doctrine ecclésiale. La théologie organise une rencontre intensive entre foi chrétienne et raison scientifique qui est, elle-même, source de tensions. De son côté, le magistère ecclésiastique prend la responsabilité dernière d’une régulation doctrinale et pastorale dans l’Église. Aucun modèle de relation entre magistère et théologie ne peut exclure l’éventualité de conflits entre les deux instances. Si le magisterium cathedrae magistralis est soumis en ultime instance au magisterium cathedrae pastoralis, l’économie du salut a besoin de la vérité du dialogue et le dialogue sert la vérité. Le magistère ne peut se priver de la validation critique et spéculative, argumentative et discursive du discours de la foi qu’effectue la théologie. Seckler rappelle que si le magistère hiérarchique est dans l’Église, il n’est pas l’Église. S’il a le dernier mot en cas de conflit, il n’est dans la vie ordinaire de l’Église qu’un locus theologicus parmi d’autres. « Cela signifie que la théologie reçoit son statut de science de la foi non de l’enseignement du magistère mais de la foi de l’Église. La théologie comme science de la foi n’est ni la créature ni le fonctionnaire du magistère, même si ce dernier peut clarifier la substance de la théologie et gratifier les théologiens de la missio canonica » (t. I, p. 345). Seckler note que, dans l’Église, le dialogue donne le ton des relations qui s’établissent entre les différents acteurs, non seulement entre individus, mais entre institutions et structures ayant des fonctions distinctes. S’agissant de la relation entre théologie et magistère, une personnalisation excessive des conflits nuit à leur résolution. C’est la critique qu’il adresse en 1981 aux thèses énoncées par la Commission théologique internationale en 1975, qui ont le défaut, à ses yeux, de ne pas prendre en compte le caractère institutionnel de la théologie comme science. Il convient, selon Seckler, de garder à l’esprit que l’essentiel se joue dans le respect réciproque des responsabilités institutionnelles de la théologie et du magistère : chacun doit être reconnu dans sa relative autonomie et liberté, sachant que la dépendance est réciproque. Entre provocation et sanction, un style de communication entre les deux instances a donné naissance à une série de conflits. Seckler considère que la tension entre théologie et magistère est consubstantielle à leurs rôles respectifs et recèle un potentiel dynamique dans la recherche commune de la vérité. Seckler se réjouit de ce que l’instruction relative à la vocation du théologien dans l’Église (26 juin 1990) donne large place au concept de dialogue et qu’elle estime naturelle l’existence de tensions entre magistère hiérarchique et théologie scientifique. La vitalité de la recherche et de la proclamation de la vérité dans l’Église dépend de la confiance que le magistère accorde à la science de la foi. Si les théologiens travaillent mal, le magistère en est affaibli ; si le magistère fait mauvais usage d’une bonne théologie, il manque aux attentes légitimes du peuple de Dieu. S’agissant des cas de désaccord, les théologiens ne devraient pas utiliser les médias pour constituer des groupes d’opposition au magistère, mais ils ne devraient pas se dispenser de l’exercice d’une communication publique de leurs résultats qui fait partie intégrante de leur office.
24Rahner, pour une part importante sinon prédominante, a pris à bras-le-corps la problématique de la théologie fondamentale. Il a porté devant la raison philosophique et la conscience séculière la prétention de vérité de la confession de foi. Son anthropologie philosophico-théologique comme la stratégie élaborée en théologie fondamentale ont marqué les dernières décennies. Seckler étudie l’articulation entre deux ouvrages essentiels de l’œuvre rahnérienne dont la bibliographie comporte plus de 4 000 entrées : Auditeur de la Parole (Hörer des Wortes) de 1941 et Traité fondamental de la foi (Grundkurs des Glaubens) de 1976. La trajectoire qui va de l’un à l’autre manifeste la tâche incessamment reprise de l’expérimentation et de la réflexion. Pour Seckler, la différence de points de vue de ces deux ouvrages n’est pas toujours adéquatement saisie. Le premier relève de l’anthropologie telle que la philosophie de la religion peut en proposer. Le second élabore une nouvelle théologie fondamentale, que Seckler qualifie d’intrinséciste, en opposition à l’extrinsécisme qui a parfois entaché l’apologétique catholique. Seckler juge erroné le postulat de Johann Baptist Metz qui l’a conduit à retravailler Auditeur de la Parole, à l’occasion d’une deuxième édition de l’ouvrage en 1963, en intégrant les nouveaux développements de la théologie rahnérienne en matière d’anthropologie et de doctrine de la grâce. La théologie fondamentale correspond dès cette période pour Rahner à la discipline théologique fondamentale associant organiquement philosophie et théologie, et qui se situe, non pas à côté de la dogmatique, mais à l’intérieur de la théologie systématique. C’est pourquoi l’introduction par Metz du concept d’existential surnaturel à Auditeur de la Parole est une incongruité. Dans l’édition originale de cet ouvrage, l’œuvre intérieure de la grâce et son ancrage anthropologique n’ont pas la portée qu’ils auront dans l’évolution ultérieure. Il s’agit seulement en 1941 d’indiquer l’ouverture ontologique de l’esprit à la Parole de Dieu sous la modalité de la potentia oboedientialis, à savoir cette disposition structurelle de l’esprit l’habilitant à écouter Dieu et à lui obéir, abstraction faite d’un rôle quelconque de la grâce. Le propos y est philosophique tout en poursuivant une finalité de fondation théologique. Cet état de la pensée s’avère incompatible avec l’idée d’existential surnaturel, et Rahner a progressivement pris distance de l’édition d’Auditeur de la Parole réalisée par les soins de Metz. L’existential surnaturel relève de la présence intime à l’être de l’homme historique de la destinée ouverte par l’offre de l’autocommunication de Dieu. Pour Seckler, la nouvelle théologie fondamentale du Traité fondamental de la foi correspond vis-à-vis d’Auditeur de la Parole à un changement total de paradigme : d’un paradigme extrinséciste, Rahner accède à un paradigme intrinséciste de théologie fondamentale. La détermination « intrinséciste », introduite par Seckler dans le volume 4 du HFTh de 1988 (dans une annexe reproduite dans les volumes sous examen t. I, p. 173-176), en opposition à l’extrinsécisme dénoncé en particulier par Maurice Blondel décrit l’alternative de la théologie fondamentale : la tâche de rendre compte de la rationalité de la foi est menée soit de l’intérieur du contenu dogmatique (intrinsecus), soit de l’extérieur de ce contenu (extrinsecus). La force propre de la voie de l’intrinsécisme est d’introduire dans l’argumentaire de la théologie fondamentale les éléments essentiels de la foi chrétienne : la crédibilité interne de la foi n’est pas artificiellement déliée de son contenu et la nouvelle théologie fondamentale proposée par Rahner dans le Traité fondamental de la foi peut dès lors s’assimiler à un cours fondamental de dogmatique.
25L’œuvre de Seckler se caractérise par la posture critique de sa théologie fondamentale intégrative, bien dans la tradition de l’école de Tübingen, qui assume en pleine conscience la responsabilité intellectuelle de la théologie vis-à-vis de l’Église et de la culture contemporaine. Les éditeurs de ces volumes font œuvre utile en rendant accessibles des contributions importantes à la théologie fondamentale.
268. Qui suit l’actualité bibliographique d’Emilio Brito ne peut qu’être frappé de la régularité et de la prolixité de sa production. Les deux volumineux ouvrages de l’A. néolouvaniste, De Dieu : connaissance et inconnaissance, déploient un ample panorama dont ce bulletin doit se saisir pour l’intérêt que revêtent la présentation de la théologie de la révélation et de la foi, la description des voies d’accès à Dieu par la voie de la religion et de la théologie naturelle, la problématique des preuves de Dieu, leur critique par Kant et leur dépassement chez Hegel, la doctrine de la théologie négative et de l’analogie, le point de vue sur les monothéismes et les athéismes, le traitement de la question du langage religieux et de l’expérience chrétienne, ou encore les chapitres monographiques sur l’inconnaissance de Dieu selon Eckhart et la question de Dieu chez Heidegger. Par cette approche enclyclopédique, le lecteur dispose de références classiques, clairement exposées. Le parcours n’esquive aucune notion d’importance ayant trait à la connaissance toujours problématique de Dieu. Si l’on peut regretter quelques oublis parmi la bibliographie récente (Vial pour les attributs divins en théologie protestante, McCormack ou Hunsinger pour l’œuvre barthienne), cette somme destinée à la consultation s’offre à la recherche théologique comme une ressource précieuse pour l’étudiant et le chercheur, tant la perspective est ample, le verbe précis et le jugement sûr.
279. Professeur de théologie systématique à Tübingen après Munich et Mayence, émérite depuis 2008, Eilert Herms intègre, dans ces trois volumes de dimension encyclopédique, Systematische Theologie. Das Wesen des Christentums, les recherches de toute une vie. Un ouvrage mûri durant trente-cinq ans de carrière, confesse-t-il. Trois domaines sont explicitement étudiés : la théologie fondamentale, la dogmatique et l’éthique. Le domaine de la théologie fondamentale n’est-il pas propre à la théologie catholique ? Seckler, dans un article remontant à 1975 (reproduit dans le vol. 1 recensé plus haut, p. 599-617 : « “Evangelische Fundamentaltheologie”. Erwägungen zu einem Novum aus katholischer Sicht »), prenait déjà acte du changement d’attitude de la théologie protestante vis-à-vis de la théologie fondamentale. Le rejet par Barth de la théologie naturelle, des praembula fidei ou d’une apologétique prenant appui en un autre lieu que la révélation, qui n’a d’ailleurs jamais fait l’unanimité dans le champ de la théologie réformée, semble bien loin depuis que P. Tillich, mais aussi Gerhard Ebeling (1970), Gerhard Sauter (1971), Wolfhart Pannenberg (1973), Wilfried Joest (1974), Ferdinand Hahn (1975) ont défendu et incarné, en des versions fort différentes, la nécessité de porter la problématique de la théologie fondamentale. Aussi ne peut-on que se réjouir que Herms traite avec toute l’acribie et toute l’amplitude requises les questions d’épistémologie théologique ainsi que celles relevant du rapport de la connaissance théologique avec l’expérience de la réalité et de la vérité que l’homme fait dans le monde. La théologie fondamentale proposée est traitée en deux parties : la première a trait au fondement et à l’objet de la théologie, qui s’identifient à la vie chrétienne ; la seconde définit la vie chrétienne à partir de son acte fondamental, la foi, qui a son fondement et son objet dans la révélation. La dogmatique se déploie dans la troisième partie de l’ouvrage, intitulée « Das Wortbekenntnis des Glaubens » ; elle examine la Trinité, la condition créée, la réconciliation et l’accomplissement dans la vie éternelle. L’éthique, « Das Tatbekenntnis des Glaubens », a une ampleur considérable puisqu’elle occupe les deuxième et troisième volumes, soit quelques 2300 pages. Cette éthique s’exprime comme une théorie de l’ethos chrétien de la doctrine du devoir, de la valeur, du bien et du bien commun.
28Le qualificatif de « systématique » n’est pas usurpé. L’ensemble est déployé en 100 paragraphes, soigneusement synthétisés par l’énoncé d’une thèse placée en en-tête, qui est ensuite longuement expliquée dans une prose précise, qui se signale par une impeccable rigueur logique et une implacable lenteur. Un index des matières de 60 pages, particulièrement soigné et complet, conclut l’ouvrage. Pour ce qui regarde spécifiquement la théologie fondamentale, le lecteur retrouvera la solidité de la réflexion théologique qui a marqué ses publications antérieures portant sur Luther, Schleiermacher, le thème de l’expérience, le pragmatisme de William James, la phénoménologie et les nouvelles théories de la science. La marque confessionnelle luthérienne est prégnante : à côté de la Bible, l’auteur cite volontiers les recueils de cantiques et les confessions de foi de son Église. Son inscription confessante va de pair avec la volonté de situer à l’intérieur de l’espace public pluraliste. Pour Herms, la théologie a la responsabilité de défendre son statut public dans l’acte même par laquelle elle assume une tradition et une confession particulières. Le point de référence indépassable de toute réflexion théologique, selon lui, est la vie chrétienne dans sa structure complexe. Personne n’est une île. Aussi on ne peut étudier le fondement, le contenu, la norme et les réalités pratiques de la vie chrétienne sans les articuler aux courants de pensée qui déterminent nos sociétés.
29Ce bulletin peut difficilement ne serait-ce qu’esquisser le mouvement de la pensée qui se déploie dans ces pages tant la progression est prudente et le style formel. Il peut cependant s’interroger sur la réception effective d’un ouvrage aux proportions si imposantes. À l’heure des supports numériques et de la temporalité qu’ils induisent, cette synthèse n’appartient-elle pas, par son style et son format, à un passé révolu ? Pour un Tillich ou un Gesché, des synthèses courtes, nerveuses, pour exigeantes et articulées qu’elles soient, répondaient mieux aux attentes de leurs contemporains. La tendance des dernières décennies s’est amplifiée, au-delà de ce que l’on pouvait imaginer : les lecteurs se raréfient, le temps de lecture diminue. Il suffit de constater l’état de l’édition théologique et de l’édition en général. La théologie académique ne peut, dans l’accomplissement du service d’intelligence qu’on attend d’elle, ignorer les conditions concrètes de sa réception.
3010. L’apprentissage d’une discipline passe par la maîtrise des concepts fondamentaux qui la structurent. La théologie fondamentale ne fait pas exception à la règle. L’ouvrage, Zwischen Philosophie und Theologie, dirigé par Justinus C. Pech et Alkuin Schachenmayr, de la Philosophisch-Theologische Hochschule Benedikt XVI, liée au monastère cistercien de Heiligenkreuz en Autriche, qui connaît déjà une troisième édition en trois années, n’a pas à démontrer son utilité. Dix-huit notions sont exposées en autant d’articles et par autant d’auteurs, dans le format d’une quinzaine de pages : vérité (B. Körner), personne (R. Spaemann), liberté (C. Böhr), raison (P. Henrici), foi (J. Pech), expérience (J. Splett), amour (C. Keppeler), conscience (H.-B. Gerl-Falkovitz), symbole (N. Betsch), image (M. Hastetter), mort (A. Schachenmayr), théodicée (A. Matena), droit naturel (E. Nass), révélation (W. Klausnitzer), religion (R. Brague), Église (P. Hofmann), interprétation scripturaire (C. Schäfer), tradition (S. Wiedenhofer). Les auteurs ajoutent la concision à une compétence éprouvée et rendent de la sorte un service éminent aux étudiants et aux chercheurs en mettant à leur disposition des synthèses claires sur l’évolution historique et l’actualité des concepts qui entrent dans la définition de la discipline et déterminent ses orientations. Ce type d’ouvrages a aujourd’hui plusieurs défis à relever : après la récente réforme universitaire dite de Bologne, le cursus d’études confronte les étudiants plus tôt à la complexité des questions de la théologie fondamentale ; le système scolaire et contexte culturel transmettent de plus en plus difficilement la culture humaniste qui sous-tend l’intelligence de la foi ; l’exculturation du christianisme en Europe occidentale rend problématique la compréhension du langage traditionnel de la foi chrétienne ; le rapport entre philosophie et théologie, qui est au cœur de l’exercice de la théologie fondamentale, impose une terminologie et une conceptualité rigoureuses. Sans doute l’ouvrage aurait-il gagné à viser une plus grande organicité entre concepts et à élargir son information à des courants philosophiques pertinents pour la théologie tels que la philosophie du langage et la phénoménologie. Ainsi l’article sur la vérité est dédié pour moitié à objecter au relativisme, mais ne prend pas soin de se relier au concept de révélation. Il ne peut donc enregistrer la spécificité de la vérité selon qu’elle s’applique à la facticité de la révélation ou à l’élucidation philosophique de la réalité. On déplorera que les auteurs francophones tels que J. Ladrière, J.-Y. Lacoste ou J.-L. Marion soient ignorés. Ils auraient permis d’enrichir notablement la perspective lorsqu’il s’agit de poser la question des critères de vérité. On peut en dire autant des débats anglo-saxons auxquels il n’est pas fait allusion. Des auteurs tels que B. Lonergan, P. Tillich ou D. Tracy sont absents. Les références sont presque exclusivement germanophones et catholiques. Notons enfin que l’article de Rémi Brague est paru depuis lors en français dans son ouvrage intitulé Sur la religion (Paris, Flammarion, 2018, p. 11-42).
3111. L’intérêt principal du traité d’introduction à la théologie, Fundamental Theologie. A Protestant Perspective, entièrement rédigé par Matthew L. Becker, professeur à l’université de Valparaiso aux États-Unis, et destiné aux étudiants universitaires de premier cycle, est sa clarté et son caractère synthétique. De tradition luthérienne, l’ouvrage présente avec une précision jamais prise en défaut le propos et la méthode, les exigences critiques et les champs disciplinaires d’une théologie qui entend prendre place dans la symphonie des savoirs à l’université. La théologie doit, selon l’auteur, rendre compte de sa situation au sein des humanités et clarifier sa différence vis-à-vis des sciences des religions qui s’attachent d’un autre point de vue que le sien au phénomène religieux. Un chapitre est également consacré à situer la théologie vis-à-vis des sciences exactes, eu égard à l’enjeu de crédibilité qu’elles posent à une foi religieuse desservie par sa version fondamentaliste, particulièrement répandue aux États-Unis. L’itinéraire décrit les thèmes, les traditions et les périodes de l’histoire de la théologie avant de déployer les différentes disciplines auxquelles donne lieu l’acte théologique. Avec un art pédagogique consommé, il parcourt les sources et les normes de la théologie chrétienne, passant en revue les œuvres et les auteurs qui l’ont illustrée. Un généreux glossaire dédié aux auteurs des différents âges de la théologie, et un autre, non moins précieux, consacré à la terminologie, complètent cet ouvrage d’initiation. Si l’ouvrage n’appartient pas à la littérature de recherche, il a, nous semble-t-il, pleinement sa place dans ce bulletin pour plusieurs raisons. D’abord il honore la démarche critique de la théologie, qui n’a rien à envier aux autres disciplines universitaires, en envisageant soigneusement la double direction qui fait l’objet de son activité et détermine ses procédures critiques : recueillir la tradition historique d’intelligence de la foi, d’une part, affronter les questions posées par sa réception contemporaine, d’autre part. Les deux qualités de confessante et de rationnelle peuvent lui être attribuées, sans que l’une ne porte préjudice à l’autre. Les orientations épistémologique, herméneutique et apologétique de la théologie fondamentale sont décrites avec justesse. Ensuite la visée thématiquement très compréhensive de l’ouvrage paraît ajustée à un public d’étudiants privés d’une culture historique et religieuse, indispensable aux études théologiques. De ce point de vue le large panorama proposé fait de cet ouvrage un modèle qui peut aussi bien convenir aux étudiants européens. Enfin, dans le contexte d’un recul sensible du personnel et des lieux de la théologie universitaire sur le Vieux Continent comme au Canada, on peut se réjouir de la vitalité et du niveau de la littérature théologique des États-Unis.
3212. La série des Oxford Handbooks s’est déjà illustrée dans la discipline de la théologie fondamentale, avec l’important volume sur la théologie systématique (J. Webster, K. Tanner, I. Torrance; 2007). Elle récidive avec un volume couvrant le secteur en pleine effervescence de l’épistémologie théologique. Le plan distribue les articles en trois parties : la première examine les concepts épistémologiques propres à la théologie (connaissance de Dieu, révélation et Écriture, raison et foi, fondation expérientielle de la croyance religieuse, les saints et la sainteté, l’autorité dans les communautés religieuses, le témoignage intérieur de l’Esprit, la tradition, les pratiques ecclésiales et enfin la formation, l’autorité et le discernement spirituels), la deuxième partie s’attache aux concepts d’épistémologie générale en rapport avec la théologie (compréhension, sagesse, témoignage, vertu, preuve, fondationnalisme, réalisme et anti-réalisme, scepticisme, désaccord), la troisième présente une galerie de figures (Paul, Origène, Augustin, Maxime, Syméon, Anselme, Thomas d’Aquin, Jean Duns Scot, Richard Hooker, Thérèse d’Avila, John Wesley, Jonathan Edwards, Schleiermacher, Kierkegaard, Newman, Barth, Balthasar), la quatrième et dernière partie exposant les nouvelles problématiques (théologie de la libération, philosophie continentale, penseurs orthodoxes modernes, théologie féministe, pentecôtisme). Philosophie de la religion, philosophie des sciences et théologie fondamentale interviennent dans le cadre de problématiques résolument anglo-saxonnes (et d’une bibliographie rivée à la langue de Shakespeare) où le problème du « fondationnalisme » occupe une place de choix, à savoir une validation du chemin de connaissance soumise au critère de l’évidence ou de l’argument apodictique. À partir du rejet d’un étroit fondationnalisme, se pose le problème de la validation d’une connaissance de Dieu s’accordant davantage avec la manière dont on connaît les personnes dans l’expérience intersubjective, hors des limites de l’argumentation axée sur l’administration de preuves. Le rapport entre théologie naturelle et connaissance de Dieu par expérience ou révélation conduit à distinguer entre connaissance et compréhension, et il impose de se situer vis-à-vis de l’exigence des philosophes d’établir la vraisemblance de l’existence de Dieu préalablement à toute idée de révélation. Le volume prend acte du tournant social de l’épistémologie religieuse : la connaissance est indissociable du groupe social où elle s’élabore ; elle est liée au fonctionnement institutionnel de l’élaboration, de l’autorité et de la transmission du témoignage. D’un chapitre à l’autre, des thématiques font leur chemin et des fractures apparaissent entre la reconnaissance des pouvoirs de la raison naturelle (Thomas d’Aquin, p. 412) ou sa radicale impuissance à saisir Dieu (Barth, p. 527). Les 41 chapitres proposent un panorama qui reflète la réception d’une longue tradition théologique de critique de la connaissance en un contexte tendu par les écueils du positivisme et du fondamentalisme.
III – Essais et monographies (Benoît Bourgine)
14. Steeves Nicolas, Grâce à l’imagination. Intégrer l’imagination en théologie fondamentale, CF 299, Éd. du Cerf, Paris, 2016, 454 p.
15. Gisel Pierre, Qu’est-ce qu’une tradition ? Ce dont elle répond, son usage, sa pertinence, Hermann, Paris, 2017, 168 p.
16. Bourdin Bernard, Le christianisme et la question du théologico- politique, préf. Ph. Capelle-Dumont, Éd. du Cerf, Paris, 2015, 558 p.
17. Sarisky Darren (Éd.), Theologies of Retrieval. An Exploration and Appraisal, «T&T Clark Theology », Bloomsbury, Londres, 2017, 368 p.
18. Webster John, God without Measure: Working Papers in Christian Theology, vol. 1 : God and the Works of God, vol. 2 : Virtue and Intellect, « T&T Clark Theology », Bloomsbury, Londres, 2016, 231 p. et 192 p.
19. Theobald Christoph, L’Europe, terre de mission. Vivre et penser la foi dans un espace d’hospitalité messianique, trad. de l’allemand Robert Kremer, Éd. du Cerf, Paris, 2019, 429 p.
20. Askani Hans-Christoph, Le pari de la foi, « Lieux théologiques » 55, Labor et Fides, Genève, 2019, 268 p.
3313. Dans un volume, C’est ta face que je cherche, appelé à devenir une référence en théologie fondamentale, Paulo Rodrigues étudie l’ensemble de l’œuvre du philosophe louvaniste Jean Ladrière (1921-2007) en vue de penser la rationalité de la théologie. Cette thèse soutenue à l’université catholique de Louvain en 2015 se compose de dix chapitres dont les titres suffisent à en indiquer l’intérêt : les ordres de réalité, les langages de la foi, le discours théologique, l’historicité de la raison, l’historicité de la théologie, la vérité du discours théologique, la rationalité de la théologie, la scientificité de la théologie, la théologie parmi les rationalités, les lieux de la théologie. Auteur d’une thèse en logique sur le théorème de Gödel et la limitation des formalismes, Ladrière est une figure de premier plan du monde intellectuel belge de la deuxième moitié du XXe siècle. Philosophe des sciences, il a publié des contributions importantes en éthique sociale et en sciences politiques. Tout au long de sa carrière, il s’est ouvert aux courants qui ont donné le ton de l’actualité philosophique, de la philosophie du langage à la philosophie du processus de Whitehead. En dépit de l’ampleur impressionnante de ses domaines d’étude, une question n’a cessé d’unifier sa démarche : le dialogue entre foi et raison. Catholique préoccupé du dialogue que les traditions religieuses ont à mener avec les sciences, Ladrière a efficacement promu dans la société belge une confrontation féconde entre humanisme chrétien et humanisme rationaliste laïc. C’est sur l’axe d’une réflexion sur la raison et son historicité que le philosophe louvaniste rencontre la théologie. Comment celle-ci se situe dans le champ des sciences ? Comment caractériser sa démarche et ses critères de validation de la connaissance ? Quel segment de réalité prend-elle en charge et quelles procédures correspondent à la spécificité de son objet ? Ladrière pourvoit la théologie sans s’y substituer : c’est à elle et à elle seule, répète-t-il volontiers, de se comprendre et de se définir – réserve du philosophe largement passée de mode. Il est permis de penser que l’ensemble de sa réflexion concerne la théologie comme aucune autre œuvre philosophique contemporaine, si l’on en juge à la variété et la radicalité de ses interventions dans les domaines qui comptent pour la théologie : métaphysique, épistémologie, philosophie du langage, linguistique, éthique, philosophie des sciences, anthropologie, phénoménologie, philosophie de la nature, sociologie. Le philosophe insère la discipline dans l’histoire de la modernité et le destin de la raison, tout autant qu’il en dégage les traits fondamentaux dans l’ordre du langage et au plan épistémologique. Pour ses lecteurs, cependant, son œuvre présente une difficulté : Ladrière n’a pas produit de synthèse et n’a écrit que peu de monographies, il a durant six décennies développé sa réflexion sous le format d’articles – sa bibliographie qu’il a lui-même éditée en dénombre six-cent-seize. Heureusement pour le chercheur qui se penche sur ses écrits disséminés en tant de publications, la fermeté et l’unité de sa pensée au fil du temps à propos de la théologie est un autre trait remarquable, en dépit de l’évolution déterminée par l’accueil de nouveaux courants de pensée.
34Rodrigues accomplit un service précieux en dégageant et en ordonnant de manière logique les éléments constitutifs d’une intelligence à la fois ample et profonde de la théologie qui se trouvent en une multitude de textes, écrits à des périodes diverses : ordres de réalité, langage, discours, historicité, raison, science, vérité sont les termes clés d’une inscription de la théologie dans la culture contemporaine, telle qu’elle est mise en œuvre par Ladrière.
35Tout commence dans la distinction des ordres de réalité : « Il y a un ordre de la nature fondé sur la raison […] et il y a un ordre de la grâce, fondé sur une initiative absolument gratuite de Dieu » écrit-il dès 1954. Pour chacun de ses ordres, Rodrigues met en valeur le rajeunissement auquel Ladrière soumet ces catégories. Ladrière adopte un vocabulaire : l’ordre de la nature relève du champ de la manifestation, celui de la grâce du régime de la révélation. Pour l’un et l’autre de ces ordres, le philosophe distingue une double dimension, celle de la constitution et de l’événement. Pour le premier ordre, la dimension de la constitution comprend l’objet mathématique, naturel, technique, culturel ainsi que l’existential tandis que la dimension de l’événement correspond à la nature, l’histoire et l’existentiel. Pour l’ordre de la grâce, la dimension de la constitution recoupe le concept de création qui organise en christianisme le rapport du fini et de l’infini, alors que la dimension de l’événement s’identifie à la catégorie du salut. La pertinence de cette distinction des ordres et la juste compréhension de leur articulation, qui se rattachent autant à la philosophie thomiste qu’à la distinction des ordres de Pascal, sont réfléchies en s’aidant des ressources de la philosophie de Whitehead en direction d’une ontologie de l’événement qui « articule adéquatement l’être et l’événement ». Cette configuration a des conséquences en théologie trinitaire pour présenter le rapport « entre ce que la réalité divine est in se (Trinité immanente) et cette réalité divine dans son autocommunication libre (Trinité économique). La révélation peut être comprise à son tour comme un processus et un événement inattendu qui survient dans l’ordre de la manifestation et qui instaure un nouvel état de choses » (Rodrigues, p. 42). Ladrière n’ignore pas le discrédit contemporain de la métaphysique ; il ne renonce pas pour autant à esquisser une ontologie des ordres de réalité. Pour appréhender l’ordre de la révélation dans sa spécificité, il s’oriente vers la linguistique et la philosophie du langage. L’analyse du langage religieux dans le sillage de J. Austin, D. Evans, J. Searle le conduit à dégager les traits propres des actes de parole de l’Écriture, de la liturgie, de la mystique et de la confession. Ladrière met en évidence que l’expérience de foi est essentiellement structurée par et dans le langage, qui dispose du pouvoir de relier au monde invisible de la foi par une opération de métaphorisation et de symbolisation. Cette opération se distingue d’une théorie dans laquelle les réalités sont empiriquement saisissables. Ladrière la décrit comme une transgression sémantique, une transvaluation : « Le langage de la foi, ne disposant pas d’un champ de référence préalablement constitué, doit recourir à des termes dont la signification première est déjà établie par le langage ordinaire, mais qui acquièrent une nouvelle signification par l’attraction de l’horizon de compréhension de la foi » (Rodrigues, p. 81). Ce langage de la foi demeure une parole vivante dans la réeffectuation de la genèse originelle de ce langage : seul un processus historique de renouvellement continu du langage peut garder sauf le sens véhiculé par le langage de foi. S’agissant du discours second de la théologie, vis-à-vis du langage premier de l’expérience chrétienne, Rodrigues examine le travail de conceptualisation qui aboutit de son propre mouvement à l’élaboration d’un réseau sémantique de sorte « que c’est seulement la totalité conceptuelle qui se forme ainsi qui est véritablement porteuse de signification » (Ladrière ; voir Rodrigues, p. 99). Ce travail est mené, selon Ladrière, sub lumine fidei : pour lui, la théologie n’est pas la transcription des énoncés de foi dans le langage de la pure raison mais la vie de foi assumant un effort de raison pour dire le Dieu qui se rend accessible par des médiations. Loin d’être un discours de la représentation, la théologie est une herméneutique : le langage premier de l’expérience de foi et le langage second de la réflexion théologique relèvent d’un mouvement essentiellement unique de l’interprétation de la foi – ce qui établit entre exégèse et théologie une étroite relation. L’un des apports majeurs de Ladrière tient dans sa méditation du concept de raison, mis en perspective historique et inscrit avec audace dans un horizon eschatologique. Le logicien et le philosophe du langage ne suffisent pas à définir une raison caractérisée essentiellement par son historicité ; le phénoménologue vient à leur secours pour relier sans les opposer raison critique et raison herméneutique. La raison est devenir, « processus de sa propre constitution », sa dynamique trahit une structure eschatologique : Ladrière donne ici un sens philosophique à l’eschaton en vue de décrire au plus près l’énergie de l’espérance à l’œuvre dans l’affirmation de la raison comme « principe inspirateur et régulateur de l’action », en une reprise des traditions kantienne et husserlienne. L’historicité de la théologie peut alors être saisie à partir du jeu entre historicité de la foi et historicité de la raison. Après avoir désigné l’existence comme lieu de la foi, Ladrière souligne la spécificité de l’acte de croyance, que met en œuvre un opérateur de croyance mais qui reste irréductible à un contenu propositionnel. La réalité à laquelle relie la foi excédant le champ de la perception, c’est par des actes de prédication que s’esquisse un chemin de salut « qui se traduit par un appel venant d’une instance extérieure à l’existence et par une dynamique constructive configurant l’existence et l’amenant à son accomplissement » (Rodrigues, p. 212). Examinant les diverses théories de la vérité, Ladrière soutient que le concept de vérité-correspondance les traverse toutes de manière implicite ; la vérité désigne cet accord « entre la proposition et le fait, entre le discours et le réel, entre la pensée et l’être » (Ladrière; voir Rodrigues, p. 221). Pour mieux caractériser la vérité propre à la théologie comme discipline herméneutique, Ladrière suggère que l’adéquation d’une hypothèse d’interprétation s’évalue à l’effet de saturation de sens qu’elle génère. La vérité-correspondance aborde ainsi au rivage de la vérité-cohérence, en considérant le critère de continuité de la tradition : « La cohérence avec cette tradition devient alors elle-même critère, en tant qu’elle assure la possibilité d’une réassomption de la visée par rapport à laquelle doivent pouvoir se juger les hypothèses herméneutiques » (Ladrière; voir Rodrigues, p. 224). Le chapitre consacré à la rationalité de la théologie expose l’idée et les critères de la rationalité avant d’insister sur le champ de référence de la foi à l’aune duquel se juge, se justifie et se vérifie la validité des interprétations proposées par la théologie. L’épistémologie consiste chez Ladrière à dégager la normativité d’une pratique de la raison, à mettre au jour sa logique interne et établir la réalité du métacritère de toute rationalité qui réside dans l’intervention d’une procédure de justification. Pourtant la théologie, comme toute discipline rationnelle, doit renoncer à un fondement stable (fundamentum inconcussum) eu égard aux apories relevées par le débat épistémologique contemporain. La leçon qu’en tire Ladrière pour la théologie est la suivante : « il ne peut plus être question de demander une élucidation radicale, il faut accepter le cercle herméneutique pour ce qu’il est, renoncer à exiger une transformation du discours de l’interprétation, forcément conjectural et tâtonnant, en discours apodictique, fondé sur des évidences irrécusables » (Ladrière; voir Rodrigues, p. 295). La théologie doit assumer son caractère provisoire de science humaine du logos divin. La question de la scientificité de la théologie suppose de clarifier ce qui caractérise la démarche de la science. Pour Ladrière, ses aspects formels affectent la science d’une dimension systématique, critique et dynamique au sens d’une auto-amplification par l’exercice de sa démarche méthodique.
36Ladrière donne à la théologie de se situer dans l’univers de la rationalité et la dynamique de son devenir. La théologie, dans sa singularité, doit selon lui tenir sa place dans le champ de l’intelligence critique, au lieu même où l’esprit assume dans sa radicalité l’énigme de l’existence en l’élevant à la conscience et à la liberté. L’ouvrage de Rodrigues offre une synthèse ordonnée et problématisée de la contribution tellement significative de Ladrière à la théologie.
3714. Il est rare qu’un ouvrage porte mention dans son titre de la théologie fondamentale. Ne boudons pas notre plaisir puisque, en l’occurrence, l’ouvrage de Nicolas Steeves, Grâce à l’imagination, correspond à une traversée des différents secteurs de la théologie fondamentale dans un effort de systématisation du rôle de l’imagination. Que peut l’imagination pour la connaissance en théologie ? « Pour savoir, il faut s’imaginer » (Didi-Huberman). La question de départ est large et renvoie à une inquiétude légitime : n’a-t-on pas misé à l’excès sur le concept, en délaissant les ressources du mythe et du conte, de l’intrigue et du dialogue, de l’image ou de la métaphore pour traduire l’indicible, à la rencontre d’un Dieu qui passe toute pensée ? Quelle place réserver dans la pratique de la théologie fondamentale à l’imagination ? Est-elle « maîtresse d’erreur et de fausseté » (Pascal) ou « reine des facultés » (Baudelaire) ? Une première étape, qui examine l’imagination dans la philosophie sous la conduite de R. Kearney, puis dans la Bible (Apocalypse, paraboles), assoit les prémisses de la réflexion. L’imagination a ses avocats et ses détracteurs ; pourtant, hérauts de la raison ou témoins de la révélation, tous en conviennent, l’accès au Vrai, au Bien et au Beau requiert la réception et la production d’images, par-delà leur ambiguïté. Platon, après avoir révoqué l’imagination, fait évoluer sa position : il attribue une vertu noétique et éthique à l’inspiration divine qui donne d’imaginer positivement l’avenir. L’apport d’Aristote avec sa réflexion sur le potentiel de l’intrigue et de la mise en scène dramatique est valorisé à juste titre. Avec l’apocalyptique biblique, c’est à l’aide d’images ajustées à la vérité, sans pouvoir par elles-mêmes dire cette vérité, que l’esprit est détourné des falsifications du divin. Dans une deuxième étape, l’étude aborde la manière dont l’imagination concourt à la révélation et elle présente la part que prend l’imagination à la foi, sans confusion ni séparation. La révélation se doit d’atteindre les demeures de l’imagination et le Christ déployer ses potentialités épiphaniques par toutes les modalités de l’image et du symbole. L’imagination créatrice unifie les facultés de l’esprit dans l’acte de foi. Dans une troisième étape, conçue comme une confirmation de la place de l’imagination en théologie fondamentale, la spiritualité, la liturgie et l’éthique sont examinées à travers un foisonnement d’auteurs. Des développements sont consacrés à la spiritualité ignatienne, aux sens spirituels, à la dynamique liturgique ou au pouvoir du rite. La conclusion, qui soutient la possibilité et la nécessité d’intégrer l’imagination en théologie fondamentale, rencontre la thématique sapientielle et patristique du jeu pour signifier la médiation imaginative dans la réalisation de la révélation et l’affermissement de la foi.
38Une définition de l’imagination intervient au chapitre 4 : « l’imagination est ce qui en nous forme et reçoit des images des choses ou des personnes » (p. 233). L’ouverture très large du point de vue envisagé fait que le travail de synthèse opère en surface plus qu’en profondeur. Philosophie et Bible, théologie spéculative et théologie pratique (liturgie, spiritualité, éthique) sont, chacune pour sa part, invitées à instruire le rôle qu’il convient d’accorder à l’imagination. Tout au long de l’étude, l’A. discute pied à pied les multiples positions invoquées, sans se contenter de les exposer. L’intérêt de la somme proposée par Steeves est d’offrir des dossiers nuancés. Voilà pourquoi, en dépit de la variété et la multiplicité des sources sollicitées, le lecteur échappe au tournis et à l’impression de feuilleter un catalogue d’échantillons tirés de la tradition. Parfois, les exemples cités pour leur valeur illustrative mériteraient sans doute qu’on s’y arrête. Peut-on se contenter de donner des extraits d’Ephrem le Syrien et de mentionner les ressources de la tradition liturgique orientale, avant de passer à autre chose (p. 357-361) ? L’itinéraire n’en est pas moins maîtrisé et le fil de l’argumentation se laisse suivre avec aisance.
39Faut-il tuer les poètes ? Au terme, le lecteur est convaincu et de la nécessité et de la possibilité d’un rôle effectif et régulé de l’imagination pour remplir les tâches de la théologie fondamentale. « Il faut, pour faire qu’une religion soit vraie, qu’elle ait connu notre nature » (Pascal, Pensées, Br 433). La citation conclut un article de Gesché, non cité par Steeves et intitulé « L’imaginaire comme fête du sens » (Dieu pour penser, t. 7, Le sens). L’imaginaire est faculté de transcendance, au-delà du calculable et du mesurable, hors de la série immanente, capable de Dieu et de son Écriture, apte à l’écoute de l’Unique. Une question demeure pendante, même si des philosophes l’ont instruite pour leur discipline, celle d’examiner l’imagination, non comme l’autre de la raison, mais dans la dynamique de ses rapports à la raison théologique.
40Situé entre l’essai à thèse et l’exposé d’un large panorama, l’ouvrage pose la question des priorités à honorer en théologie fondamentale : faut-il creuser profond ou voir large ? Scruter une problématique ciblée ou brasser une abondante matière sur un mode encyclopédique ? Sans doute y a-t-il une utilité et un public pour chacun de ces exercices, à condition cependant, nous semble-t-il, que soient distingués et articulés les niveaux de réflexion respectivement en théologie fondamentale, en théologie dogmatique et en théologie pratique – comme l’A. le fait à juste titre pour Balthasar (p. 175). Les questions fondamentales de validité de la connaissance et de crédibilité de la foi, qui ont une logique et une dynamique propres à honorer comme telles, gagnent sans doute à ne pas s’éloigner du terrain de la dogmatique.
4115. Depuis son tournant sociologique, le théologien réformé Pierre Gisel a habitué ses lecteurs à des propos inspirés par un questionnement pluridisciplinaire de sciences des religions. Avec Qu’est-ce que la tradition ?, l’A. réfléchit à ce qui constitue une tradition dans le sillage de la notion de « mémoire culturelle » due à Jan Assmann. En interrogeant son ordre de raison, il n’a pas de peine à mettre en lumière l’étroitesse du point de vue de la philosophie analytique aux prises avec la tradition chrétienne (Roger Pouivet, Yann Schmitt), lorsqu’elle réduit le croire au savoir par une identification de la révélation à un donné propositionnel, et qu’elle s’avère par là-même incapable de tenir compte du mode propre à la tradition d’organiser « un rapport au monde, au temps, à soi et aux autres » (p. 51). Gisel aborde également le rapport des traditions religieuses au politique, notamment à l’aide des récents ouvrages de Jean-Marc Ferry, Pierre Manent et Jean Birnbaum. Il note le « déficit symbolique qui marque en profondeur notre temps » (p. 126) et la neutralisation au sein des sociétés sécularisées des questions portées par le religieux, figure topique des traditions, qui n’en sont pas moins dotées d’un potentiel de relance « de ce qui y travaille », plus d’ailleurs que « de ce qu’elles proposent » (p. 146).
42Pour la théologie fondamentale, l’intérêt de l’ouvrage est de manifester, dans le sillage d’un Schleiermacher, l’orientation résolument « pratique » que Gisel imprime à la réflexivité propre à la tradition théologique, qui confronte la communauté croyante aux coordonnées évolutives de la socialité post-moderne et à la pluralité religieuse. Typique du protestantisme libéral, la posture est essentiellement descriptive, souvent allusive comme dans les citations reprises plus haut. L’exercice, souvent éclairant, touche à ses limites lorsqu’on s’interroge sur la spécificité religieuse et chrétienne de la notion de tradition. Le point de vue de Gisel est de traiter de la tradition chrétienne comme un cas particulier, et même exemplaire, de toute autre tradition. Son propos répond en définitive à la question : comment définir la tradition religieuse par ce qu’elle n’est pas ? Face à un tel effort d’élucidation où la tradition est aperçue du dehors, le lecteur a la fâcheuse impression d’être laissé à l’extérieur de sa logique d’instauration, de continuité et de développement. L’A. s’attache à l’histoire des idées et aux enjeux intellectuels de la sociologie institutionnelle ou de l’économie symbolique de la tradition, laissant hors champ, parce que jugé hors de portée, le don de Dieu – vie et salut – à recevoir et à transmettre en relation avec la question de la vérité, qui est pourtant au cœur de l’acte théologique de tradition. Dès lors que l’A. pose le postulat selon lequel, dans l’Antiquité ou au Moyen-Âge, « la théologie chrétienne ne s’articule pas à une révélation, ni n’y renvoie comme à un moment fondateur ou instituant » (n. 1, p. 39), on voit mal l’intérêt d’interroger l’instance d’une réflexivité croyante soudain privée d’objet. Les équivalents de « révélation » tels que Évangile, mystère, « économies », Parole de Dieu n’ont pourtant jamais cessé d’engendrer l’intelligence de la foi chrétienne dans l’Église depuis la tradition apostolique. En s’interdisant de faire valoir ce qui, d’une génération à l’autre, est au cœur de la transmission vitale, spirituelle et intellectuelle en christianisme, et qui relève de l’herméneutique et de l’épistémologie théologiques, l’A. prive la notion générale de tradition, objet de l’ouvrage, d’un apport singulier, riche de signification pour l’anthropologie, bien au-delà des limites des communautés juives et chrétiennes.
4316. Comment la théologie fondamentale peut contribuer aux recherches, actuellement en pleine effervescence, portant sur le rapport entre le religieux et le politique ? Comme le démontre l’ouvrage de Bernard Bourdin, Le christianisme et la question du théologico-politique, le service essentiel est sans doute de présenter la généalogie des pensées de nature théologique qui ont déterminé les termes dans lesquels la modernité séculière peut aujourd’hui chercher à se comprendre. La modernité politique s’est affirmée en évacuant tout fondement hétéronome transcendant. Une tension émerge entre l’autonomie de la sphère politique et le pôle de l’autonomie individuelle. Le rapport à l’histoire des démocraties libérales accroît cette tension : la vie commune requiert une référence à l’histoire, tandis que le pôle de l’autonomie individuelle prône l’utopie d’une autofondation de la démocratie. L’A. écrit : « la pente libérale de l’autonomie individuelle ne peut que reléguer dans l’ombre celle de l’autonomie collective et politique. Ce déséquilibre a pour conséquence le renoncement à toute possibilité d’une histoire collective sans laquelle la condition politique se réduit à n’être que ce que les individus veulent bien en faire » (p. 516). « Les peuples démocratiques, pour redevenir civils et politiques, ont besoin de réinventer l’intelligibilité historique de leur appartenance collective » (p. 540). Peut-on être autonome sans altérité ni transcendance ? « Il lui faut de l’altérité pour être autonome, il lui faut un rapport à ce qui précède pour être présente à elle-même et pour répondre à l’actualité de ses défis » (p. 516). Pour envisager ce questionnement fondamental, Bourdin considère le cercle herméneutique relatif à la sphère politique associant pensée chrétienne de Carl Schmitt, pensée juive de Rosenzweig et sécularisation – entre engagement chrétien dans l’histoire et attente messianique juive, sont placées en regard la médiation prophétique de Rosenzweig et la médiation ecclésiale de Schmitt. Du point de vue de la théologie fondamentale, la réflexion de philosophie politique que consacre Bourdin au concept de médiation est à noter. Les démocraties libérales cherchent par-dessus tout à s’émanciper des déterminations de la nature et de l’histoire, sans réaliser que l’affranchissement de l’espace et du temps laisse les individus démunis face à un présentisme aliénant et un monde dépourvu d’altérité (un cosmos dépourvu de Créateur). La théologie du politique inspirée de la médiation chrétienne que propose Bourdin met ensemble les polarités du peuple de Dieu, de l’incarnation et du fondement pneumatologique de l’institution. Dans cette ligne, Gesché a pu qualifier Dieu, en sa qualité de Créateur, d’altérité fondatrice seule capable de briser la solitude de Narcisses communautaires que sont les sociétés sécularisées. Le Tiers-Transcendant qu’est Dieu ménage à l’homme l’espace d’une autonomie qui renvoie, non à la tautologie de l’autofondation, mais à la possibilité d’une relation.
4417. Les « théologies du recouvrement » (Theologies of Retrieval) peuvent être mises en regard des « théologies de la coordination », comme deux formes complémentaires de pratiquer la théologie. Les premières visitent les sources chrétiennes et leurs relectures traditionnelles pour séjourner dans le contenu doctrinal et dégager les articulations qui en magnifient la cohérence. Les secondes engagent une conversation soutenue avec la culture moderne et questionnent les conditions de possibilité de la foi et de la révélation chrétiennes pour en soutenir la plausibilité. Les 19 chapitres de l’ouvrage dirigé par Darren Sarisky, Theologies of Retrieval, explorent la variété des « théologies du recouvrement » et procèdent à une évaluation nuancée de leurs propositions. John Milbank envisage le christianisme et l’histoire dans les écrits de Charles Péguy, Stanley Hauerwas étudie la notion de tradition à partir de l’œuvre de Robert Calhoun et d’Alasdair MacIntyre. Suivent des études considérant la variable confessionnelle, des figures du siècle passé (Florovsky, Barth, Lubac) et les doctrines majeures (Dieu, Création, Église). Trois textes retiennent l’attention du point de vue de la théologie fondamentale : Michael C. Legaspi envisage la théologie biblique (Lindbeck, Childs, Ratzinger), Gabriel Flynn la « nouvelle théologie » (Congar, Lubac) et Darren Sarisky la théologie historique comme point de départ d’un questionnement théologique contemporain. Là, les questions essentielles sont posées : quelle herméneutique permet de lire la Bible comme texte de la révélation et d’en respecter la lettre autant que l’esprit ? Quel type de rapport aux ressources du passé dispose la théologie à engager un acte authentique de tradition ?
4518. Théologien de l’Église anglicane, John Webster (1955-2016), connu pour avoir familiarisé le public anglophone à l’œuvre d’Eberhard Jüngel, s’inscrit résolument dans les « théologies du recouvrement » (Theology of Retrieval). La dogmatique qu’il propose dans God without Measure, comporte deux volumes : le premier a trait à Dieu en lui-même puis en ses œuvres ; le second porte sur la vie morale et intellectuelle de la créature humaine. Inlassablement, l’A. assigne à la théologie une double orientation qui structure son propos et en détermine le cahier des charges : parler de Dieu et de toute chose en relation avec Dieu. Dans le premier volume composé de 14 chapitres, le traitement des grands thèmes de la dogmatique (Trinité immanente et économique, christologie, création, Providence, justification, ecclésiologie) est classique, avec des références où dominent les œuvres de Thomas d’Aquin, Jean Calvin, John Owen (théologien réformé du XVIIe s.) et Karl Barth. Pour ce qui regarde l’anthropologie théologique exposée dans le second volume en 11 chapitres (dignité des créatures, miséricorde, courage, péchés de langage, vie intellectuelle, etc.), Webster s’intéresse en dogmaticien aux premiers principes de la science morale sans revendiquer aucun monopole : le travail d’éthique appliquée doit prendre le relai. Il n’engage pas l’argumentation sur le domaine de la délibération de matières controversées dans le domaine moral, mais s’en tient à l’exposé des principes tels qu’ils apparaissent en particulier dans la Somme théologique de Thomas d’Aquin. Caractéristique de son propos au fil des deux volumes est l’exigence de ramener la connaissance théologique à la connaissance par laquelle Dieu se connaît et connaît toute chose. Quelle que soit la thématique abordée, la doctrine de la Trinité est la source d’où découle le développement dogmatique. La théologie doit, selon ce point de vue, exposer sereinement l’évangile sans se préoccuper des mises en cause externes où elle risquerait de défendre une doctrine à partir de principes qui lui sont étrangers. Webster exclut la problématique de la théologie fondamentale en la jugeant trop exposée à la posture extrinséciste. « Quelque chose de plus logique [comprehensive] nous est demandé : un retour à la doctrina sacra dans la plénitude de son sens et avec ses notions liées d’instruction divine, d’Église, de sainteté et de thèmes semblables » (I, p. 224). L’inconvénient de ce positionnement est d’isoler la théologie du mouvement des idées et de la priver du dialogue avec la culture et la science contemporaines. La théologie ne devrait aucunement se préoccuper du rapport avec les autres rationalités, ni même s’égarer à résoudre la distance créée en interne, par la critique historique et exégétique, entre ses diverses disciplines. Apologétique et herméneutique sont donc écartées au nom d’une épistémologie théologique selon laquelle l’intelligence de la doctrine pourrait tout bonnement oublier sa propre historicité, sous l’abri – qu’il est permis en l’occurrence de juger illusoire – de l’aséité divine.
4619. L’ouvrage de Theobald intitulé L’Europe terre de mission, issu d’un enseignement de la Chaire Joseph Ratzinger à Ratisbonne en mai 2015, d’abord publié en allemand en 2018 (Herder, Fribourg-en-Brigau), permet à l’auteur d’offrir une synthèse de théologie fondamentale dans la ligne de sa proposition stylistique élaborée durant les dernières années, en l’articulant aux études non moins significatives de l’auteur consacrées à revisiter, dans le contexte nouveau des premières décennies du troisième millénaire, les textes et la dynamique du concile Vatican II. L’approche stylistique du croire chrétien, présentée dans Le christianisme comme style (2007, 2 t.) et Selon l’Esprit de sainteté (2015), est située dans le contexte européen en pleine crise de confiance et d’espoir. L’ensemble est charpenté par la problématique de la théologie fondamentale. Le premier chapitre pose à nouveaux frais la question de la signification de la foi en un continent où l’Église connaît une situation de diaspora, d’exculturation et de déficit de crédibilité théorique et pratique. « De quoi est-il question dans la foi ? » se demande l’A. Une double réponse est apportée : le principe de pastoralité avancé par Vatican II et l’approche stylistique proposée par Theobald. Mettre en relation Dei Verbum et Gaudium et Spes au rythme de la séquence « voir-juger-agir », chère à l’Action catholique, conduit à déterminer une manière de procéder dans la proclamation de la Bonne Nouvelle sous la forme d’un processus relationnel. Depuis la fin du Concile, des changements profonds de mentalité sont intervenus : relativisation des convictions mêmes athées au profit d’un relativisme pragmatique et probabiliste, rupture du consensus autour d’un humanisme universaliste. Quant à la théologie, elle fait davantage droit à la pluralité interne du Nouveau Testament, à la compétence interprétative des croyants ainsi qu’à leur intelligence collective. L’intérêt de l’approche stylistique développée par Theobald est d’articuler l’essence du christianisme à la preuve de sa crédibilité, à rebours du hiatus opéré par l’extrinsécisme. Le style de la foi chrétienne est, en effet, défini comme une forme de vie, un processus de rencontre et de relation au sein du monde, selon une correspondance entre contenu et forme de l’annonce. Ce style caractéristique du croire chrétien a sa source dans la sainte hospitalité de Jésus de Nazareth, qui s’abstient de toute écriture propre et laisse ses disciples le reconnaître et le définir, suscitant ainsi la créativité herméneutique de leur foi. Dès ce premier chapitre, les trois questions essentielles de la théologie fondamentale sont posées : « (1) “En quoi consiste la foi chrétienne ?” – c’est la question herméneutique et phénoménologique concernant l’essence du christianisme ; (2) “Pourquoi croire ?” – c’est la question apologétique des motifs de crédibilité, et (3) “Comment initier à l’acte de foi ?” – c’est la question épistémologique des “lieux” théologiques, des loci theologici » (p. 79). Ces questions sont traitées tout au long de l’ouvrage en faisant appel à une grande diversité de registres. Le deuxième chapitre examine la foi en la vie, « foi de quiconque », comme phénomène anthropologique originaire, avant de caractériser la théologie de la foi chrétienne sous l’angle de l’approche stylistique à travers une lecture de la péricope de la femme hémoroïsse (Mc 5, 21-43). Deux documents conciliaires, Lumen Gentium et Ad Gentes, sont introduits dans la réflexion et resitués en fonction du présent contexte. Theobald souligne la nécessité de corréler le discernement des signes des temps à la définition de ce qu’il convient d’annoncer de la révélation. L’A. propose une théologie de la vie quotidienne exposée à la monotonie et la fragmentation, en valorisant la distinction que la Bible opère entre foi en la vie et foi au Christ. Dans le troisième chapitre, le problème des rapports entre religion et politique est posé sur l’arrière-fond du risque de la violence. Entre réaffirmations identitaires des religions et laïcisme de tradition française, le pluralisme religieux a cessé d’être vécu sur un mode apaisé en Europe. L’A. fonde christologiquement son approche stylistique en reliant la démesure de la bonté divine à l’œuvre dans la vie de Jésus avec l’unicité d’excellence que recouvre l’union hypostatique. Depuis la singularité de Jésus, l’unique engendré du Dieu unique qui consent au don de sa vie afin de porter du fruit (Jn 12, 24), la sainteté se communique à tous les enfants de Dieu. Theobald prend appui sur la christologie rahnérienne, qui inscrit l’union hypostatique à l’intérieur de l’histoire du salut. Sollicitant le lien entre Nostra Aetate et Dignitatis Humanae, que le Concile omet d’articuler, l’auteur répond à l’exigence de penser ensemble pluralisme des religions et liberté religieuse. Du point de vue de la théologie fondamentale, il présente un double argument, celui de la sainteté et celui de la narration : le premier renvoie à la nécessaire autocritique à laquelle chaque tradition religieuse est invitée, le second à la contribution du récit biblique à la définition de l’humanitas. Le quatrième chapitre examine les défis posés à la foi chrétienne par l’indistinction entre humanité et monde animal, la crise écologique et le transhumanisme. La réponse de l’approche stylistique consiste à manifester l’homme comme être d’espérance radicale. Dogmatiquement, l’action du Saint-Esprit en tant que « styliste » est mise en valeur. Sur le plan de la théologie fondamentale, la question de la vérité est adressée à la Bible au fil du processus relationnel qu’effectue chaque génération en acte de tradition (argumentum inspirationis), comme elle renvoie à l’inéluctabilité des conséquences de notre action sur le cosmos (argumentum rationis). Le cinquième et dernier chapitre porte sur la dimension collective de la foi avec l’Église saisie dans son devenir. Déclarer l’Europe, terre de mission, induit pour l’Église un positionnement orienté vers l’annonce, dans une attitude modeste, en situation de déficit de crédibilité. La perspective stylistique promeut la doctrine paulinienne des charismes qui éclaire « le domaine des rencontres humaines et spirituelles entre l’Église et son environnement, un domaine où la “richesse” humaine et théologale d’une communauté exerce effectivement une attractivité et peut, inversement, confronter l’hôte avec son propre charisme dont il n’a pas encore conscience » (p. 335). Sur ce thème, la perspective génétique d’Ad Gentes est confrontée à la vision fondationnelle de Lumen Gentium. L’auteur reprend les intuitions développées dans Présences d’Évangile II. Lire l’Évangile de Luc et les Actes des Apôtres en Creuse et ailleurs (2011) : Lumen Gentium gagne à être relu depuis la perspective d’Ad Gentes, en s’inspirant de la perspective lucanienne qui met en avant trois auxiliaires de la mission : l’Écriture, le style de vie de Jésus et la force de l’Esprit.
47L’ouvrage est imposant en ce qu’il croise des lignes de recherche patiemment élaborées par l’auteur : l’approche stylistique du christianisme comme intuition source d’une théologie fondamentale ajustée à la post-modernité, une relecture approfondie du principe de pastoralité du concile Vatican II au prisme de la sainteté hospitalière de Jésus de Nazareth comprise en analogie de la méthode d’immanence de Maurice Blondel, une lecture des Écritures inspirant une ecclésiologie missionnaire et un positionnement de théologie pratique permettant à l’Église de naître à nouveau dans un espace hospitalier. Le décryptage des signes des temps ne cède nullement à l’exigence de s’appuyer sur les sources scripturaires et traditionnelles pour honorer la créativité herméneutique indispensable à une théologie fondamentale en prise avec les enjeux de l’heure. Dans le cadre de ce bulletin, on soulignera combien l’A. se préoccupe de tirer en conclusion de chaque chapitre les implications de sa démarche sur le plan de la théologie fondamentale. Un nombre impressionnant de données sont ainsi prises en compte : traits propres de la sécularisation qui, au début de ce siècle, correspond à un horizon culturel original, déterminant une position nouvelle de la question de la vérité et induisant un rapport rénové à l’Écriture et à son interprétation dans les communautés catholiques avec l’émergence d’une compétence herméneutique et expressive relevant du sensus fidei. On relèvera les notions de foi en la vie et de la nécessité d’exprimer la foi à partir de la vie quotidienne parmi les accents originaux d’une approche théologique qui veille à son ancrage dans la réalité existentielle des chrétiens en Europe. Un débat avec la pensée du Pape émérite Benoît XVI est engagé sur le point de savoir si le christianisme est lié à tout jamais à sa traduction hellénistique. Theobald estime à juste titre que l’Évangile est radicalement ouvert à toutes les cultures et que la nécessité de cette inculturation ne peut être mise en dépendance de sa première réception dans le monde hellénistique, même si cette inculturation initiale ne saurait être ignorée dans ses décisions normatives. L’intérêt de l’ouvrage vient de sa perspective résolument contextuelle : les nouveaux défis qui se posent au continent européen sont envisagés. Sur le plan du rapport entre politique et religion, ainsi que de la menace de violence planant sur ce rapport, on peut regretter que le problème spécifique posé par l’islam, qui figure en bonne place dans le cahier des charges de la théologie des prochaines décennies, ne soit pas davantage analysé. Outre l’impact du terrorisme islamiste qu’il convient de nommer pour rendre compte de l’actualité du religieux en Europe (et de la situation du christianisme dans le monde), de manière plus conséquente encore, la sécession politique, culturelle et sociale qui se développe sous la houlette de cette religion dans un certain nombre de pays européens parmi les plus peuplés (Allemagne, Grande-Bretagne, France) aurait mérité mention et réflexion, en particulier sur la contribution que la théologie chrétienne doit assumer dans la nécessaire réforme religieuse à entreprendre sur des points aussi brûlants que la possibilité de changer de religion, la dignité de la femme ou l’antisémitisme devenu incontrôlable.
4820. Le pari de la foi selon Hans-Christoph Askani. En parler en théologien, en parler avec rigueur, en parler d’expérience. Saisir l’enjeu de la foi à travers la pauvreté à nulle autre pareille en laquelle consiste la suite de Jésus ; envisager son espoir et son espérance pour découvrir sa teneur eschatologique ; emprunter son langage et sonder le secret du canon biblique ; analyser la tentation de la foi depuis la sixième demande du Notre Père, dans le contexte de la prière ; et enfin plonger dans les eaux profondes et obscures de l’inévitable question du mal. Tel est, distribué en huit étapes, l’itinéraire auquel Askani convie son lecteur, en des pages épurées, où le dogmaticien semble réfléchir devant lui à voix haute, en des développements qui valent autant par l’expérience savoureuse de la progression sur un chemin de pensée lestement parcouru que par les conclusions où ils aboutissent. Voilà pourquoi il convient de lire cet ouvrage plutôt que de le décrire. Tout au plus peut-on inviter au voyage. Avant de parvenir aux 14 pages d’une rare densité du chapitre final, disposé en forme de thèses concernant un « problème non résoluble » : « D’où vient le mal ? », ce lecteur goûtera la précision de la méditation consacrée à la notion de « suivance » (Nachfolge) chez Dietrich Bonhoeffer, qui ouvre le livre. Il suivra une lecture subtile du « fils prodigue » dans la Bible et chez Gide. Il sera initié à la différence entre attente juive et chrétienne du Messie. Il sera conduit au cœur de l’énigme du langage pour en éprouver les limites. Il comprendra qu’aucune « vérité philologique » ne dirime un problème de traduction, et surtout pas la traduction de la sixième demande du Notre Père : « Ne nous soumets pas à la tentation ». La « théologie de la tentation », que les autorités ecclésiales tant catholiques que protestantes auraient été inspirées d’interroger avant de décider du changement de formule, est exposée en deux articles intitulés « Une tentation à prix réduit. À propos de la nouvelle traduction du Notre Père » et « Dieu tente-t-il ». La preuve est administrée qu’on ne se dispense pas sans conséquence dommageable de la problématique théologique. « La particularité du rapport entre Dieu et l’homme est ainsi indiquée par l’inévitabilité de la tentation qui en fait partie. Cette inévitabilité a conduit à l’idée que Dieu voudrait conduire l’homme dans des situations de tentation pour le tester. Idée hautement problématique, parce qu’elle réduit le rapport entre Dieu et l’homme à un enjeu « didactique » et parce qu’elle invite à toutes sortes de spéculations sur une volonté obscure de Dieu. Non, Dieu ne tente pas l’homme, mais là où Dieu est, il ne peut pas ne pas y avoir de la tentation. Pourquoi pas ? parce que « Dieu » signifie, en dernière instance, la dimension de l’infini que l’homme croit devoir – d’une manière ou d’une autre – intégrer en lui, intégrer en son être, pour pouvoir répondre au défi infini (qui lui est donné avec l’ouverture de son existence) par un infini qui serait le sien, qui lui appartient, qui fait partie de son être. » (p. 247). Dans cette lecture, on n’oubliera pas de relever comment en peu de mots est dit le mystère de la prière.
49Ce bulletin s’achève sur une voix singulière, portant haut un discours d’intelligence de la foi qui, au sein d’une communauté de chercheurs, ne peut se conjuguer ultimement qu’à la première personne. Comment lester la réflexion théologique du tact qui s’apprend à l’école de la vie, de la saveur de l’expérience spirituelle, de la détresse et de l’allégresse de la prière sinon en osant dire : « Je » ? Voilà qui répond, en la dépassant, à l’alternative posée au départ entre une concentration sur l’objet de la théologie et une attention au monde de la vie.