Notes
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[1]
Je soutiens la gageure avec grande reconnaissance et tiens à remercier le conseil de rédaction de la revue des RSR de m’avoir invitée à participer à ce colloque dont la dimension œcuménique constitue une preuve, parmi d’autres, de sa haute valeur.
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[2]
Martin Luther, « Brève instruction sur ce qu’on doit chercher dans les évangiles et ce qu’il faut en attendre » (1522), in Luther, Œuvres I, « La Pléiade », Gallimard, Paris, 1999, p. 1037.
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[3]
Ibid.
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[4]
Pour les précisions de vocabulaire : A. Bailly, Dictionnaire grec français, Hachette, Paris, 195016.
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[5]
A. Birmelé, « La tradition des synodes luthériens et réformés », RSR 106 (2018), p. 424.
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[6]
Chr. Theobald, « La synodalité de l’Église », RSR 106 (2018), p. 354.
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[7]
G. Hammann, « “Synode” et “synodalité” : histoire et enjeux d’un concept ecclésiologique », PosLuth 46 (1998), p. 132. Cet article est mentionné à plusieurs reprises dans le cahier préparatoire du colloque des RSR.
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[8]
Chr. Theobald, « La synodalité de l’Église », art. cit., p. 355.
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[9]
« Presbytérien » parce qu’enraciné dans les Églises locales qui désignent leurs délégués, et « synodal » pour désigner la réalité supra-locale de l’Église et la communion qui lie différentes Églises locales.
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[10]
Cité dans : J. Courvoisier, Zwingli, théologien réformé, « Cahiers théologiques » 53, Delachaux et Niestlé, Neuchâtel, 1965, p. 32.
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[11]
A. Gounelle, « L’autorité de la Bible », chap. 3 : http://andregounelle.fr/protestantisme/cours-1998-3-l-autorite-de-la-bible.php [consulté le 30/10/2018]. Cet avant-propos lui doit beaucoup.
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[12]
En ce sens, voir : « La Confession de foi des Églises réformées de France, dite “Confession de La Rochelle” » (1559), in : O. Fatio (dir.), Confessions et Catéchismes de la foi réformée, Labor et Fides, Genève, 20052, p. 111-127.
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[13]
L’expression calque une formule de François Turretini, protestant genevois de la fin du XVIIe siècle, à propos des confessions de foi. Cité par A. Gounelle, « L’autorité de la Bible » : en ligne [consulté le 30/10/2018].
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[14]
M. Luther, « La captivité babylonienne de l’Église », in Luther, Œuvres I, op. cit., p. 727.
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[15]
La lecture proposée ici puise l’essentiel de ses arguments à : D. Marguerat, Les Actes des Apôtres (13–28), CNT Vb 2, Labor et Fides, Genève, 2015, p. 81-110.
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[16]
« La péricope reproduit du matériau écrit, de la mémoire populaire et l’art lucanien de raconter une histoire », Charles K. Barrett, A Critical and Exegetical Commentary on the Acts of the Apostles, vol. 2, T&T Clark, Édimbourg, 1998, p. 711.
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[17]
La gestion de la synagogue se faisait par l’intermédiaire d’un conseil d’anciens.
-
[18]
« Paul fut le plus grand missionnaire des nations, mais Pierre fut le premier », D. Marguerat, Les Actes des Apôtres, op. cit., p. 94.
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[19]
F. Vouga, Querelles fondatrices. Églises des premiers temps et d’aujourd’hui, Labor et Fides, Genève, 2003, p. 15.
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[20]
« La diversité des théologies néotestamentaires est un élément constitutif de l’unité du christianisme de l’époque apostolique, de sorte qu’unité et diversité ne peuvent être considérées comme des contraires, mais doivent être saisies comme deux moments d’une dialectique qui fait la particularité de la définition que le christianisme donne de lui-même. », F. Vouga, Une théologie du Nouveau Testament, « Le Monde de la Bible » 43, Labor et Fides, Genève, 2001, p. 20.
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[21]
Voir notamment : E. Haenchen, The Acts of the Apostles, Blackwell, Oxford, 1971, p. 465-468.
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[22]
Ce récit est mythique au sens « non-historique » puisqu’il ne vise pas à rendre compte des faits bruts mais il est bien « historique » dans le sens où il pense la complexité de la réalité humaine dans le monde et devant Dieu.
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[23]
R. Meynet, L’évangile de Luc, Gabalda, Pendé, 2001, p. 941.
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[24]
Sur ce point précisément : J.-N. Aletti, L’art de raconter Jésus Christ, Seuil, Paris, 1989, p. 178.
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[25]
Saint Augustin, Sermo 235, PL 38, 1117-1120.
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[26]
Pour un état de la recherche récent : D. Marguerat (Éd.), La lettre à Philémon et l’ecclésiologie paulinienne. Philemon and Pauline ecclesiology, « Colloquium Oecumenicum Paulinum » 22, Peeters, Leuven, 2016.
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[27]
Sur cette distinction des rôles que Paul opère et fait interagir : N. Petersen, Rediscovering Paul: Philemon and the Sociology of Paul’s Narrative World, Fortress Press, Philadelphia, 1985.
1Le 26ème colloque des RSR a choisi de porter son attention sur la synodalité de l’Église en lui réservant un espace particulier de réflexion concernant ses fondements et ses modèles bibliques. Confier cette réflexion à une exégète du Nouveau Testament issue de la tradition luthéro-réformée relève de la gageure [1]. S’agirait-il d’ouvrir la Bible pour y puiser ce qui pourrait expliquer, voire justifier, la diversité actuelle des pratiques synodales ? S’agirait-il, comme l’écrit Luther, de céder à cette habitude qui consiste à « considérer les Évangiles et les épîtres comme des livres de Loi où nous devons apprendre ce que nous devons faire » [2] ? Car enfin, poursuit Luther, « quand [cette idée erronée reste] dans le cœur, on ne peut lire utilement et chrétiennement ni l’Évangile ni les épîtres, et les gens demeureront de vrais païens, comme ils l’étaient auparavant » [3]. Mon approche ne consistera donc pas à chercher dans les textes bibliques ce qui pourrait faire loi pour nos Églises au risque de nous entretenir dans le paganisme. L’éventualité d’un tel soupçon étant écarté, il convient de souligner encore deux éléments déjà remarquablement mis en lumière dans le dossier préparatoire du colloque.
2Premier élément : le mot grec σύνοδος (sunodos), littéralement « chemin commun » et qui a donné en français « synode », désigne indifféremment dans la littérature grecque classique une réunion ou une assemblée de personnes [4]. Ce mot n’apparaît jamais dans le Nouveau Testament. Dans sa contribution au dossier préparatoire, André Birmelé explique :
Ce n’est qu’à partir du IIe siècle que des assemblées d’Églises regroupant des évêques, des presbytres, des diacres et des laïcs seront appelés synodes. [5]
4Le Nouveau Testament ne connaît pas la notion de synode pas plus que celle de synodalité qui est une « catégorie[s] abstraite[s], forgée[s] par l’ecclésiologie moderne » (Christoph Theobald) [6]. J’en conclus avec Gottfried Hammann, que :
historiquement, il est donc plutôt aléatoire de vouloir se référer à ce[s] concept[s] pour comprendre de manière normative l’organisation originaire de l’Église. [7]
6Synode et synodalité sont donc deux termes qui n’appartiennent pas en propre au corpus néotestamentaire. Ils situent les débats du colloque dans une perspective extérieure, voire étrangère, aux textes qui nous rassemblent.
7Second élément : ma pratique de l’exégèse est modelée par la tradition luthéro-réformée qui a développé « une culture synodale authentique » [8] tout à fait singulière mais le régime d’assemblées de type presbytéro-synodal [9] des Églises protestantes en France n’est pas, à proprement parler, biblique. Voilà bien une situation inhabituelle pour une exégète luthéro-réformée d’avoir à s’exprimer sur ce qui a trait davantage à sa tradition qu’aux Écritures et de devoir trouver des fondements bibliques à des notions qui n’en ont manifestement pas.
8Ces deux paradoxes soulignés, il ne pourra s’agir ici de confirmer par le texte tel ou tel modèle décisionnel : le texte biblique n’est pas convoqué pour confirmer mais pour interpeller, critiquer et si besoin réformer ce que les traditions humaines établissent et finissent par prendre pour loi. Avant d’entrer dans le texte biblique, il faut donc brièvement clarifier la manière dont la tradition luthéro-réformée fait usage de la Bible pour mener une réflexion dogmatique telle que l’exige le thème de ce colloque.
Avant-propos : de l’usage de la Bible pour la réflexion ecclésiologique
9Il existe en effet une spécificité luthéro-réformée dans la manière d’articuler l’autorité de la Bible avec celles de la tradition et de l’Église. Les trois font bien autorité mais une seule est normative et appelle à la confrontation. La Bible est juge de l’Église. La doctrine de l’Église doit sans cesse être mise à l’épreuve des Écritures. La Bible n’est pas lue pour légitimer les institutions ou les doctrines mais, comme le suggérait Ulrich Zwingli, « pour s’y cogner le nez » [10]. La démarche ne consiste pas à chercher dans les textes des fondements, des arguments ou même des illustrations mais bien au contraire des critiques et des contestations. Le dogmaticien André Gounelle, dont le propos s’inspire ici largement, utilise cette belle formule :
La Bible exerce son autorité non pas lorsqu’elle nous installe dans une demeure, mais quand elle nous met en marche. [11]
11J’en déduis que les textes bibliques, s’ils passent sous silence le synode et la synodalité, ont en revanche cette capacité de susciter l’événement d’une mise en route commune, autrement dit littéralement et en grec, de susciter l’événement synodal.
12La Bible est juge de l’Église sans pour autant disqualifier ce qu’apporte la tradition. Il ne s’agit pas d’ignorer ce que des générations de chrétiens ont pensé et construit mais pas plus que l’Église, la tradition ne saurait avoir le dernier mot : l’autorité décisive revient à la Bible. L’exégèse issue de la tradition luthéro-réformée ne saurait être plus fidèle à sa tradition qu’en lui refusant toute valeur normative. Ainsi la confession de foi des Églises réformées de France, dite Confession de La Rochelle (1559), se reconnaît elle-même comme un simple instrument permettant de vérifier si la foi et la vie de l’Église sont conformes au témoignage biblique :
D’où il s’ensuit que ni l’antiquité, ni les coutumes, ni la multitude, ni la sagesse humaine, ni les jugements, ni les arrêts, ni les édits, ni les décrets, ni les conciles, ni les visions, ni les miracles, ne doivent être opposés à cette Écriture Sainte, mais au contraire, toutes choses doivent être examinées, réglées et réformées selon elle. [12]
14En contexte luthéro-réformée, la Bible est donc la règle, le synode n’est qu’une chose réglée [13], c’est-à-dire une chose subordonnée et révisable car soumise au principe supérieur de l’autorité des Écritures. Le synode étant une chose affirmée en dehors des Écritures, « il est bien permis de le penser, mais il n’est pas nécessaire de le croire » (Luther) [14]. Ces précisions faites, reste à mettre à l’épreuve des textes bibliques la synodalité de l’Église. Non pas comment les textes fondent un modèle synodal ni comment ils définissent la nature synodale de l’Église – ils ne le font pas – mais comment ils initient l’événement synodal, c’est-à-dire comment ils cherchent à mettre en route ensemble. Car si le Nouveau Testament ne retient pas du grec classique le mot σύνοδος (sunodos), il en souffle deux autres façonnés à la même racine : συνοδία (sunodia : Lc 2, 44) et συνοδεύω (sunodeuô : Ac 9, 7). Le premier mot désigne un « voyage fait de compagnie », le second signifie « faire route avec quelqu’un ». Les textes du Nouveau Testament affichent ainsi leurs ambitions : la chose réglée (le synode) ne les intéresse pas, seuls comptent la mise en mouvement et le chemin initié. Qu’ont à nous apprendre les textes du Nouveau Testament sur la marche commune des hommes avec leur Seigneur ? Qu’ont-ils à dire aux chrétiens en chemin ? Quelle parole pour leurs pratiques synodales ? Quel Évangile se plante dans la synodalité de l’Église ?
Le deuil du modèle synodal (Ac 15) et l’invitation à la créativité (Ga 2)
15Le récit lucanien proposé en Actes 15 cristallise toutes les attentions en matière synodale. Son auteur raconte a posteriori un événement qu’il situe à Jérusalem. Il en parle en utilisant les termes de « contestation et de débat » (v. 2), de rassemblement (v. 6), de « grande discussion » (v. 7), de prises de parole et de réponses (v. 13-14) et au final, une décision (v. 19). Ac 15 ne fait le récit d’aucun synode à moins de faire violence au texte au point de lui arracher un modèle des conclaves conciliaires des siècles suivants dont les participants seront des clercs représentatifs des différentes fractions chrétiennes. Or en Ac 15, l’ἐκκλησία (ekklêsia, « église ») participe de bout en bout au récit (v. 3.4.22) et le πλῆθος (plêthos, « la multitude ») est aussi partie prenante de l’ensemble du processus (v. 12.30). Ce simple constat lexical permet de rappeler que l’appellation communément réservée à ce chapitre – Le concile apostolique – est infondée : Ac 15 ne fait état d’aucun concile et d’aucune exclusivité apostolique.
16Il faut envisager le texte plus en détails et tout d’abord souligner la place charnière qu’il occupe dans l’œuvre de Luc [15]. Les travaux de Daniel Marguerat ont clairement montré la mutation opérée dans ce chapitre : après Ac 15, il ne sera plus jamais question des apôtres, ni d’ailleurs de Pierre qui disparaît ici du récit (Paul occupera désormais le rôle principal) ; après Ac 15, Jérusalem s’efface au profit d’Antioche qui devient le pôle de diffusion de l’Évangile ; après Ac 15, la proclamation de la Parole auprès des nations prend entièrement le dessus. Dans ce chapitre du livre des Actes, Luc s’emploie à raconter comment l’Église devient définitivement une communauté rassemblant des croyants d’origine juive et non-juive. Ac 15 répond manifestement à une exigence lucanienne : faire converger les trois figures d’autorité des premières communautés partisanes de Jésus (Paul, Pierre et Jacques) et les deux lieux de diffusion de l’évangile (Jérusalem et Antioche) dans le but d’apaiser des débats internes. La haute qualité rédactionnelle de ce récit (structure équilibrée, fine utilisation de la Septante, diversité des genres littéraires sélectionnés) plaide en faveur d’une construction littéraire particulièrement soignée [16]. Luc est à la manœuvre : il travaille à l’harmonisation des différents courants missionnaires, réfléchit à la fonction des apôtres et rédige un discours politique consensuel apte à répondre aux attentes concrètes de ses destinataires. Ac 15 ne vise pas l’élaboration d’un modèle synodal mais l’interpellation d’une Église qui se pense. En ce sens, Ac 15 interpelle notre colloque sur au moins trois points susceptibles de nourrir ses débats.
La responsabilité des chrétiens dans le débat et la prise de décision
17Le problème posé en Ac 15 est de la plus haute importance : faut-il que les païens deviennent juifs pour accéder au Christ ? Le salut doit-il passer par l’intégration au peuple juif (v. 1) ? Le débat est initié à Antioche mais s’élargit aussitôt : on décide d’envoyer une délégation à Jérusalem pour porter le conflit auprès des apôtres et des anciens (ou presbytres : v. 2), c’est-à-dire les instances nommées de l’Église de Jérusalem (la fonction presbytérale était connue du judaïsme synagogal [17]). La délégation antiochienne mise en mouvement s’élargit rapidement à « l’église » (v. 3a) puis à « tous les frères » (v. 3c). Des centaines de kilomètres séparent Antioche et Jérusalem, la distance raconte ainsi la large diffusion du problème à régler et chacun d’y prendre part.
18Arrivé à Jérusalem, le débat semble confié à un cercle plus restreint : « les apôtres et les anciens furent rassemblés pour voir cette affaire » (v. 6). Les frontières sont toutefois poreuses car voilà Pierre s’adressant aux « frères » (v. 7) puis « la multitude » réagissant à ses paroles (v. 12) et enfin une décision explicitement placée sous la responsabilité de « toute l’église » (v. 22). Un « nous » harmonieux émerge et ramasse heureusement le propos, permettant ainsi de satisfaire aux exigences lucaniennes (v. 24). Luc porte moins attention à la structure institutionnelle de l’Église qu’à la responsabilisation des chrétiens dans les querelles d’interprétation et les prises de décision nécessaires en vue de témoigner de celui qui les rassemble, le Christ.
Les assemblées ne se préoccupent pas d’elles-mêmes mais de ce qui les fonde
19Le débat à Jérusalem s’envenime. Pierre prend la parole :
Vous le savez, frères, c’est par un choix de Dieu que, dès les premiers jours et chez vous, les nations païennes ont entendu de ma bouche la parole de l’Évangile et sont devenues croyantes.
21Pierre, lui le premier, a prêché à des non-juifs (Ac 10) et se trouve ainsi en plein accord avec Paul [18] car « c’est par la foi que [Dieu] a purifié leurs cœurs » (v. 9). Dieu, par l’Esprit, a donc déjà tranché le débat qui oppose les chrétiens ce jour-là à Jérusalem. Dieu a déjà reconnu les non-juifs comme étant les siens et les a déjà justifiés. De sorte que Luc confie à Pierre sa dernière déclaration dans le livre des Actes :
Dès lors, pourquoi provoquer Dieu en imposant à la nuque des disciples un joug que ni nos pères ni nous-mêmes n’avons été capables de porter ? Encore une fois, nous le croyons, que nous avons été sauvés, exactement comme eux !
23C’en est fini de ce joug de la loi, plus aucun lien n’existe entre loi et salut. Pierre défend la bonne nouvelle d’un salut qui n’est pas et n’a jamais été un salut par le joug de la loi. Il annonce la bonne nouvelle d’un salut « par la foi » (v. 9). Luc n’aurait pas pu mieux œuvrer à l’harmonisation entre Pierre et Paul.
24Il faut déduire des propos de Pierre que cette assemblée n’est pas occupée par elle-même mais par ce qui la fonde : l’événement de salut que Dieu offre aux hommes. Cette assemblée ne se préoccupe que de la relation que Dieu veut vivre avec les hommes, elle n’a pas d’autres raisons d’être que cet événement initial et fondateur, qui fait vérité pour elle mais lui reste totalement inaccessible. « Sa vérité est au-delà d’elle-même, de sorte que l’on ne s’en approche que par le dialogue et les querelles des interprétations » [19] telles que Luc les raconte.
La nécessaire confrontation aux Écritures
25À la suite de Pierre, Jacques prend la parole et reconnaît le choix de Dieu de faire siens des non-juifs : le débat ne se situe définitivement pas sur l’événement de salut. Luc se saisit de la figure d’autorité de Jacques pour ajouter un élément décisif concernant le rôle des Écritures. Jacques affirme que le salut ouvert aux nations est légitimé par les Écritures et explique que « cet événement s’accorde d’ailleurs avec les paroles des prophètes » (v. 15). Jacques fait appel au prophète Amos (v. 16-18) et le cite longuement (Am 9, 11-12) pour étayer son propos. De cette manière, Luc justifie l’accueil des non-juifs par Dieu au moyen des Écritures ou plus exactement, la compréhension lucanienne de l’Église en passe par une mise à l’épreuve des Écritures, sans quoi elle n’est qu’une chose réglée et secondaire. La mention des Écritures à ce point-là du récit dans un chapitre aussi décisif de l’œuvre lucanienne témoigne que l’Église, pour se penser, a besoin de se confronter aux Écritures.
26Responsabilité des chrétiens, dé-préoccupation de soi, confrontation aux Écritures, ces trois points expliquent la décision finale d’envoyer une lettre (et non pas « un décret apostolique » comme la tradition chrétienne l’envisage parfois) qui s’applique à la résolution pratique du conflit initié à Antioche (v. 23-29). Le procédé consiste en une simple mise par écrit de décisions d’ordre éthique, un compromis sur quelques abstinences rituelles, quatre règles morales qui permettront aux uns et aux autres de partager la même table mais qui n’empiètent en rien sur l’affirmation centrale d’un salut offert à chacun, juif ou non-juif, par la foi au Christ.
27Voilà du bel ouvrage œcuménique où la diversité des points de vue n’a pas entamé l’affirmation centrale de l’événement fondateur tant il est vrai que la diversité ne menace en rien l’universalité du salut que Dieu veut offrir aux individus. Cette diversité en est même au cœur, c’est pourquoi nous n’héritons pas de modèle délibératif à reproduire mais nous sommes engagés dans des débats d’interprétation seconds mais nécessaires, avec la liberté de celles et ceux qui savent déjà que ce qui fonde leur existence se situe au-delà d’eux, dans un ailleurs qui est et reste inaccessible.
L’invitation à la créativité (Ga 2, 1-10)
28Avant Luc, Paul a été saisi par cette liberté « notre liberté, celle qui nous vient de Jésus Christ » (Ga 2, 4). Avant Luc, Paul s’engage dans le débat d’interprétation. La relecture que l’Apôtre fait de l’assemblée de Jérusalem met au jour la diversité des théologies à l’œuvre dans le Nouveau Testament. La pluralité des voix ainsi canonisée nous impose de comprendre cette diversité comme étant l’élément constitutif de l’unité même du christianisme naissant [20].
29Quantité d’études se sont employées à comparer la version de Luc en Ac 15 à celle de Paul en Ga 2, 1-10 [21]. Parmi les points communs signalés, retenons que Paul raconte s’être rendu avec Barnabé à Jérusalem, que le débat avec les personnalités locales, dont Jacques et Pierre, a bien porté sur la circoncision et que la décision finale a permis de sauvegarder l’unité de l’Église. Il n’en reste pas moins que plusieurs écarts importants demeurent entre les deux versions. Et parmi eux, soulignons le ton particulièrement incisif de Paul qualifiant de « faux-frères » (v. 4) ceux qui réclament le maintien de la circoncision. Paul y voit une tentative de l’arracher à la liberté reçue en Christ (v. 4). Enfin, contrairement à la version de Luc, Paul explique aux Galates que sa mission a été pleinement reconnue et que rien ne lui a été imposé (excepté le souci des pauvres v. 10) de sorte que les missions ont été réparties : Pierre, Jacques et Jean iront vers les juifs, Paul et Barnabas vers les non-juifs (v. 7-9).
30Ga 2 affiche la même intransigeance quand il en va de ce que Paul nomme « la vérité de l’Évangile » (v. 5) et à Jérusalem, chacun reconnaît cette vérité au fondement du ministère de l’autre. Selon Luc comme selon Paul, la vérité de l’Évangile se tient au fondement et est située au-delà d’eux mais la reconnaissance mutuelle de ce fondement commun s’exprime chez Paul différemment. Ga 2, 9 atteste en effet la singularité de Paul :
et, reconnaissant la grâce qui m’a été donnée, Jacques, Céphas et Jean, considérés comme des colonnes, nous donnèrent la main, à moi et à Barnabas, en signe de communion, afin que nous allions, nous vers les païens, eux vers les circoncis.
32Le récit de Paul ne fait mention d’aucune lettre, ni communication, ni assemblée, ni délibération, ni consensus. L’Apôtre raconte une poignée de main. La κοινωνία (koinônia, « la communion ») se manifeste par un signe, celui d’une main donnée et acceptée. Avec Paul, le geste synodal n’est pas le décret mais la reconnaissance mutuelle des frères.
33La pluralité des Écritures rappelle la liberté à laquelle les croyants sont appelés et dès lors les invite à la créativité en matière synodale. Pas de modèle à répéter, mais une liberté à saisir pour un engagement inventif et responsable dans la confiance en la parole reçue, parce qu’il n’y a pas d’autre fondement à la marche commune des hommes que ce que Paul nomme « la vérité de l’Évangile » (Ga 2, 5).
Le récit mythique de la marche commune des hommes avec le Seigneur (Lc 24, 13-35)
34Dans le second volume de son œuvre, Luc contraint ses destinataires à faire le deuil d’un modèle synodal mais Ac 15 n’épuise pas ce qu’il a à leur dire sur la marche commune des hommes avec leur Seigneur. Luc ne les a pas laissés sans rien. Pour qui veut explorer ce que signifie véritablement « être en chemin avec le Christ », il raconte l’histoire de deux personnages laissant derrière eux Jérusalem pour se rendre à Emmaüs (Lc 24, 13-35). L’idée de faire route avec (v. 15.17), d’être ensemble en chemin (v. 32.35) se répète avec insistance et encadre l’échange tenu entre ces deux personnages et celui qui les rejoint. Ce récit à la dimension mythique [22] est propre à Luc et d’une rare qualité littéraire. L’auteur l’offre en miroir à des lecteurs désireux de comprendre la réalité de leur pratique. L’enjeu ne consiste pas ici à harmoniser des faits et autres traditions mais à faire voir les impossibilités inhérentes au cheminement, tant physique que spirituel, des hommes. La place laissée libre au côté de Cléopas vaut pour une invitation à s’y reconnaître soi-même et à s’engager sur ce même chemin. La richesse de ce récit ne saurait être épuisée dans le cadre de ce propos mais elle porte notre attention sur deux éléments nécessaires à une réflexion sur la synodalité de l’Église.
L’aveuglement de l’entre-soi
35Deux personnages sont mis en mouvement et Luc insiste (v. 14-15) : ils « commercent » entre eux (verbe grec rare que seul Luc emploie), ils discutent ensemble (verbe grec également rare) et le font à propos de Jésus. Ce que disent les autres – que ce soient des femmes ou des anges – est répété mais non cru, ce n’est pas entendu. Luc raconte donc l’enfermement de ces deux personnages dans un échange stérile de propos sans aucune prise sur la réalité de leur monde. Ils sont « entre eux » (v. 14.15.17), prisonniers d’un passé qui ne laisse aucune place au surgissement d’un autre, « à l’irruption d’un à venir » [23]. En ce sens, Luc fait récit d’un véritable synode tel que chacun les connaît dans sa culture respective : un temps de rassemblement qui n’est qu’une illusion d’avancée commune, où les individus échangent, débattent à propos de Jésus et font même commerce dans un entre-soi qui n’a aucune prise sur la réalité.
36Persuadés de maîtriser l’objet de leurs discussions, il leur est impossible de le reconnaître lorsque cet objet, en vérité un sujet, s’approche d’eux. Ni son visage, ni sa présence, ni sa voix, rien ne perce leur enfermement. Ils connaissent pourtant les faits et sont capables d’en rendre compte tels que Luc les a lui-même ordonnés [24]. Leur objectivité d’historien impressionne mais coupée de ce que Paul nomme « la vérité de l’Évangile » (Ga 2, 5), leur espérance est morte, racontée au passé. Le temps ne fait d’ailleurs plus sens pour eux : « voici le troisième jour que ces faits se sont passés » (v. 21) et ils ne comprennent pas. L’air sombre, les hommes vivent dans l’illusion d’une marche commune. Le jour décline.
37Pour que ce synode devienne événement, il faut une parole venue de l’extérieur. Les premiers mots que le ressuscité lucanien prononce sont une question dont tous les compagnons de route sont la cible : « Quelles sont ces paroles que vous échangez entre vous en marchant ? » (v. 17), avertissement cinglant à celles et ceux qui s’imaginent capables, et par eux-mêmes, de faire route ensemble et de produire une parole pertinente pour leurs contemporains. Pourquoi ce si long récit d’une marche commune illusoire, si ce n’est pour dire l’incapacité humaine à voir la réalité ? Pourquoi une telle surdité si ce n’est pour dire la nécessité d’écouter les bruits du monde et le vécu des hommes, d’écouter les anges et les femmes ? Avant que d’imaginer la marche commune et de lui attribuer un pas dans le livre des Actes, Luc interroge ce qui l’initie et en revient à ce qui seule la fonde : une parole extérieure, entendue et crue.
La reconnaissance des insuffisances humaines
38Huit versets sont nécessaires pour raconter l’enfermement des hommes. Il en faut huit autres pour le percer. Dans ce patient effort du ressuscité, trois gestes apparaissent nécessaires pour ouvrir les yeux des compagnons et qu’enfin ils voient. Le premier consiste à ouvrir les Écritures (v. 25-27) et à les lire avec le Christ pour interprète. Les lire sans lui ne fait pas sens et laisse sans prise sur la réalité. D’abord en revenir aux Écritures, non pas aux Écritures seules (seules, elles ne disent pas grand-chose d’intéressant), mais aux Écritures, porte-parole de l’Évangile qui suscite le sujet personnel du lecteur par la rencontre d’un « je » et d’un « tu » dans le dialogue de l’interprétation. Et Luc racontera dans le deuxième volume de son œuvre comment ce sujet personnel est un sujet fondamentalement libre et responsable, par conséquent appelé à une pensée critique et féconde, apte à s’engager dans une marche commune avec les autres.
39Le deuxième geste rendu nécessaire face à l’aveuglement des hommes est le partage du pain (v. 28-31). Le partage de la table apparaît comme l’expérience nécessaire à la reconnaissance de la présence du ressuscité. Pas d’autre geste donné aux compagnons que ce faire mémoire qui remplit de la joie d’avoir vu sans pouvoir voir. D’abord en revenir aux Écritures puis au partage de la table pour, écrit Luc, non plus « discuter ensemble » (v. 15) mais « se dire l’un à l’autre » (v. 32) puis « interpréter » (littéralement « devenir exégètes », ἐξηγέομαι / exêgéomai, v. 35) pour enfin véritablement « parler » (λαλέω / laléô, v. 36). Pas de marche commune avec les autres sans une parole transformée par la reconnaissance de la présence du ressuscité.
40Un dernier geste conditionne les deux autres, il est celui de l’hospitalité. Pas de mise en route collégiale sans l’hospitalité de l’étranger. Autrement, comment le reconnaître déjà là ? « Retiens l’étranger, si tu veux reconnaître ton Sauveur » résumait Augustin [25]. L’essentiel du récit de Luc se passe en chemin, dans une longue et périlleuse marche « des esprits sans intelligence et des cœurs lents à croire » (v. 25) et dont l’auteur n’épargne à ses lecteurs ni les risques ni les impasses. À la solitude du départ correspond finalement le rassemblement des compagnons à Jérusalem. Remarquons l’habileté de Luc qui, sur le chemin du retour, n’emploie ni le mot « église » ni le mot « communauté » mais, pour son récit fondateur de la mise en route commune, ne parle qu’à la voix passive d’« avoir été rassemblés » (ἠθροισμένους / êthroismenous, v. 33) après « s’être levés » ou pour le dire autrement, après « être ressuscités » (ἀνίστημι / anistêmi, v. 33). La mise en route commune et fondatrice en vue du témoignage précède l’Église et lui échappe. Par ce récit mythique à valeur exemplaire, Luc procède à un retournement de la question : il ne s’agit pas de s’interroger sur les pratiques synodales des Églises mais sur le lien au ressuscité dont ces pratiques procèdent.
Le Christ comme chemin (Jn 14, 4-6 ; 20, 3-10)
41La « vérité de l’Évangile » (Ga 2, 5) engendre une pluralité de mises en route dont nous gardons les traces dans un même espace d’écritures différentes. Si Luc a logiquement travaillé la thématique pour les besoins de son historiographie, la tradition johannique n’est pas en reste. Elle aussi, ordonnée à l’unique vérité de l’Évangile, s’est collégialement engagée sur le chemin et a mis en récit sa relecture de l’événement. L’idée d’être « en chemin ensemble » est présente chez les quatre évangélistes mais Jean s’en saisit de manière tout à fait originale. Le mot « chemin » (ὁδός, hodos) ne désigne chez lui qu’une chose : le Christ. À l’exception d’une citation d’Esaïe (1, 23), le mot n’apparaît qu’à la sixième déclaration de Jésus en « moi je suis » (ἐγώ εἰμι, egô eimi) :
43Le radicalisme de Jean ne nous étonne pas : tout est concentré sur la personne de Jésus. Sa déclaration nous confronte à une parole totalement exclusive : le discours sur Dieu se récapitule dans le ἐγώ / egô de Jésus. Fin de toutes les prétentions, de toutes les valeurs et de toutes les justifications humaines. « Moi je suis le chemin et la vérité et la vie ». La formule ne procède pas du langage figuré mais du discours symbolique qui trouve son sens dans le lien de l’image au réel : seul Jésus a droit à ces appellations parce qu’il accomplit ce que ces mots font espérer. Dès lors ce que les chrétiens cherchent sur leur chemin ne peut être trouvé qu’en Jésus. La relation à Jésus (la foi) suppose chez Jean une mise en route, un élan vers Jésus, lui-même entièrement tourné vers le Père. En langage johannique, « être en chemin ensemble » ne saurait désigner autre chose que le mouvement du sujet initié par l’appel du Père rendu accessible par le Christ. Aucun autre chemin ne donne accès à la vérité et à la vie.
44La clarification faite, la communauté johannique s’interroge en d’autres termes sur les conditions de sa marche commune. Dans les récits de la résurrection apparaissent, semble-t-il, les fruits de sa réflexion. Ces récits ne sont en effet pas là pour dire ce dont personne ne doute dans la communauté johannique, à savoir que Christ est ressuscité, ils disent à quelles conditions la révélation continue son histoire parmi les hommes après le départ du Christ. Et c’est alors qu’une compréhension de la synodalité affleure.
45Observons ce curieux épisode où Pierre et le disciple que Jésus aimait font la course pour se rendre au tombeau que Marie de Magdala vient de trouver ouvert et sans corps (20, 3-10). Il se joue là bien plus qu’un effet de style. Par un travail rédactionnel manifeste, Jean pense ici une articulation des rapports entre Pierre (le chef des Douze) et le disciple que Jésus aimait (le témoin de référence pour la communauté johannique). Le disciple que Jésus aimait arrive le premier au tombeau et gagne la course : le zèle pour le Christ l’emporte ! Toutefois, le privilège d’entrer en premier dans le tombeau est laissé à Pierre : il est reconnu premier dans l’ordre de la tradition ! Mais lorsque le disciple que Jésus aimait entre enfin, contrairement à Pierre, il voit et il croit : le disciple que Jésus aimait est reconnu premier dans l’ordre de la foi !
46Le disciple que Jésus aimait est placé aux origines de la tradition johannique, il en est l’initiateur et la communauté travaille son récit en le rattachant directement au Christ. Si l’autorité de Pierre est déjà reconnue, il existe une autre autorité représentée par le disciple que Jésus aimait. Et ce jeu de relations entre les deux semble bien avoir une fonction parénétique : par l’intermédiaire du disciple que Jésus aimait, la communauté johannique affirme sa légitimité apostolique et conjointement, cherche à se rapprocher de l’Église officielle en reconnaissant la figure exemplaire de Pierre. Voilà comment faire route ensemble : dans la reconnaissance de la pluralité des discours théologiques ancrés dans « la vérité de l’Évangile » (Ga 2, 5). Sans doute en quête d’une intégration dans la grande Église, la communauté johannique se raconte aux côtés d’autres, en chemin (au sens johannique du terme) vers la vérité et la vie.
47Nous savons que les deux figures principales appelées à triompher seront Pierre et Paul (en ce sens : 1 Co 15, 3-8) et qu’ils le seront aux dépens des autres groupes et notamment de la communauté johannique. L’histoire et l’évolution de cette communauté reste une question très controversée dont on garde quelques traces dans les épîtres johanniques, mais une chose est sûre, la communauté s’était elle aussi engagée pleinement dans les débats d’interprétation. Elle s’y est engagée et semble y avoir disparu. De cela aussi, les textes bibliques témoignent : seul demeure l’appel initial de celui qui est lui-même le chemin.
48Conscient qu’il n’y a pas d’autre modèle ni fondement que le Christ pour entreprendre la marche avec d’autres, et comme un dernier avertissement aux lecteurs, le narrateur du quatrième évangile s’immisce dans la course des disciples et avec la même insistance que Luc sur le chemin d’Emmaüs, renvoie aux Écritures : « En effet, ils n’avaient pas encore compris l’Écriture selon laquelle Jésus devait se relever d’entre les morts » (20, 9). Quelle que soit la course entreprise, qu’elle triomphe ou disparaisse n’est pas l’enjeu, mais la compréhension de l’événement fondateur.
Le chemin en Christ dans le quotidien de l’Église (Phm)
49Le Nouveau Testament a préservé des récits mythiques réfléchissant au sens de la marche commune des hommes avec le Christ, dans le monde et devant Dieu. Il fournit également un exemple pastoral des plus précis avec l’étude du cas « Philémon ». Cette épître, ou plus exactement ce billet, le plus bref de Paul, expose en seulement vingt-cinq versets, une concrétisation de l’ecclésiologie du corps du Christ telle que Paul la comprend [26].
50Alors que Philémon, converti à l’Évangile du Christ par la prédication de Paul (v. 19), accueille une église dans sa maison (v. 2), l’apôtre se trouve en prison (v. 1.10.13). Il a reçu la visite d’Onésime, l’esclave de Philémon (v. 11.15). Pendant son séjour auprès de Paul, Onésime s’est converti (v. 10). Paul souhaite garder Onésime auprès de lui (v. 13) mais il ne veut rien faire sans l’accord de Philémon (v. 14). Paul renvoie donc Onésime à Philémon, muni d’une lettre de recommandation qui est le billet que nous connaissons. Ce billet n’a rien de privé, Paul prend la communauté à témoin : l’affaire concerne toute l’Église (v. 2).
51La mise en mouvement est au cœur de l’histoire : Philémon a été converti et s’est mis en chemin. Onésime également puisque, sans raison explicite, il part rejoindre Paul en prison. Paul prend pastoralement en charge l’élan de ces deux hommes et entend leur donner une orientation afin que, avec la communauté rassemblée, ils fassent route ensemble. Paul choisit d’exhorter Philémon à se découvrir sujet responsable, capable d’inventer les modalités par lesquelles il concrétisera dans son existence la liberté nouvelle reçue. L’Apôtre argumente en distinguant trois niveaux de lecture des événements [27] :
- au niveau du monde (et selon l’ordre romain), Onésime est débiteur de Philémon (v. 18) ainsi que Paul pour avoir gardé l’esclave chez lui. Paul est prêt à payer pour les deux (v. 19) ;
- au niveau de l’Église, Paul, en tant qu’apôtre, a un statut particulier. Il est également à l’origine de la foi de Philémon (v. 19b) et d’Onésime (v. 10). Il a donc autorité sur le maître (v. 8) et sur l’esclave qui sont tous les deux ses enfants (v. 10). Paul est donc en mesure d’exiger de chacun d’eux ;
- au niveau du Christ, tant Paul et Philémon (v. 17.20) que Paul et Onésime (v. 16), et que Philémon et Onésime (v. 16), ils sont tous les trois frères. Aucune différence. Paul choisit d’argumenter à partir de ce point de vue : il se présente comme le frère de Philémon et, renonçant à son autorité apostolique (v. 8-9a), il le prie de recevoir Onésime comme un frère et non plus comme un esclave (v. 16-17) dans la mesure où celui-ci est désormais chrétien.
52En procédant ainsi, Paul oppose à l’ordre du monde l’ordre du Royaume et au nom de celui-ci, renonce même à son autorité d’apôtre. Paul relativise l’ordre ecclésiastique pour mieux servir son exhortation. Au nom de la foi au Christ qui unit ces trois personnes, Philémon est appelé à recevoir Onésime comme un frère bien-aimé et, dans le même mouvement, à le libérer (v. 16). La stratégie pastorale de Paul consiste à favoriser chez Philémon une voie nouvelle d’appropriation de son existence en Christ, au bénéfice aussi de celle d’Onésime. L’identité nouvelle reçue en Christ offre une liberté pragmatique nouvelle, une mise en œuvre nouvelle que Philémon, sujet libre et responsable, s’approprie en Église. Paul n’appelle pas Philémon d’abord à faire quelque chose mais à intégrer les effets transformateurs de ce qu’il a reçu en Christ dans son existence. La créativité pastorale de Paul consiste à lui reconnaître la liberté de discerner comment valoriser le nouveau statut de son esclave et comment le concrétiser « selon la chair et selon le Seigneur » (v. 16), c’est-à-dire en tant qu’homme et en tant que croyant, devant la communauté rassemblée. L’événement synodal se présente alors comme une promesse : en Christ, ces hommes – ces frères – sont libres.
La pluralité des voix / voies
53Cette rapide et incomplète traversée dans le Nouveau Testament montre que les textes qui nous rassemblent n’appellent pas une mais des interprétations sans cesse à reprendre, et que – il en va de la responsabilité des exégètes de le rappeler sans cesse – ces textes fondent légitimement plusieurs théologies, plusieurs ecclésiologies. À l’écoute des textes bibliques et de la pluralité de leurs voix, les chrétiens ne se découvrent pas contraints à la reproduction de modèles mais appelés à inventer à leur tour des paroles, des actions et des gestes pour, littéralement et en grec, faire synode, c’est-à-dire pour cheminer ensemble. L’événement fondateur – l’événement Christ – non seulement autorise mais appelle à cette liberté et à cette diversité. La Bible suscite donc logiquement des doctrines et des pratiques différentes qui sans elle, ne pourraient pas voir le jour. Les chrétiens, précisément parce qu’ils se réclament d’elle, ne sauraient dire, penser, comprendre et faire la même chose. La pluralité apparaît en ce sens comme la forme même de l’unité du christianisme.
54Les textes du Nouveau Testament portent les traces des multiples résonances que l’événement Christ a provoquées et que leurs auteurs interprètent chacun dans leur contexte. Leurs relectures appellent les nôtres. Lorsqu’il en va de la marche commune des hommes, ces auteurs en reviennent, et leurs lecteurs avec eux, au lien qui les unit au Christ, à la confiance reçue et donnée qui les constitue sujets libres, responsables et féconds, dans le monde et devant Dieu. Ils en reviennent à la confrontation aux Écritures, au partage de la table, à la reconnaissance mutuelle des frères. L’événement synodal, tel qu’il affleure dans les textes bibliques, en revient finalement à une insuffisance inhérente aux hommes et aux femmes tant il apparaît qu’ils ne peuvent pas faire synode par eux-mêmes. La marche commune des hommes et des femmes n’est qu’une illusion si personne jamais ne les avait déjà rejoints sur leurs chemins. À dimension biblique, l’événement synodal ne connaît que ce seul fondement, un événement qui lui échappe aussitôt qu’il le reconnaît.
Notes
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[1]
Je soutiens la gageure avec grande reconnaissance et tiens à remercier le conseil de rédaction de la revue des RSR de m’avoir invitée à participer à ce colloque dont la dimension œcuménique constitue une preuve, parmi d’autres, de sa haute valeur.
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[2]
Martin Luther, « Brève instruction sur ce qu’on doit chercher dans les évangiles et ce qu’il faut en attendre » (1522), in Luther, Œuvres I, « La Pléiade », Gallimard, Paris, 1999, p. 1037.
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[3]
Ibid.
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[4]
Pour les précisions de vocabulaire : A. Bailly, Dictionnaire grec français, Hachette, Paris, 195016.
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[5]
A. Birmelé, « La tradition des synodes luthériens et réformés », RSR 106 (2018), p. 424.
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[6]
Chr. Theobald, « La synodalité de l’Église », RSR 106 (2018), p. 354.
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[7]
G. Hammann, « “Synode” et “synodalité” : histoire et enjeux d’un concept ecclésiologique », PosLuth 46 (1998), p. 132. Cet article est mentionné à plusieurs reprises dans le cahier préparatoire du colloque des RSR.
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[8]
Chr. Theobald, « La synodalité de l’Église », art. cit., p. 355.
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[9]
« Presbytérien » parce qu’enraciné dans les Églises locales qui désignent leurs délégués, et « synodal » pour désigner la réalité supra-locale de l’Église et la communion qui lie différentes Églises locales.
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[10]
Cité dans : J. Courvoisier, Zwingli, théologien réformé, « Cahiers théologiques » 53, Delachaux et Niestlé, Neuchâtel, 1965, p. 32.
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[11]
A. Gounelle, « L’autorité de la Bible », chap. 3 : http://andregounelle.fr/protestantisme/cours-1998-3-l-autorite-de-la-bible.php [consulté le 30/10/2018]. Cet avant-propos lui doit beaucoup.
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[12]
En ce sens, voir : « La Confession de foi des Églises réformées de France, dite “Confession de La Rochelle” » (1559), in : O. Fatio (dir.), Confessions et Catéchismes de la foi réformée, Labor et Fides, Genève, 20052, p. 111-127.
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[13]
L’expression calque une formule de François Turretini, protestant genevois de la fin du XVIIe siècle, à propos des confessions de foi. Cité par A. Gounelle, « L’autorité de la Bible » : en ligne [consulté le 30/10/2018].
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[14]
M. Luther, « La captivité babylonienne de l’Église », in Luther, Œuvres I, op. cit., p. 727.
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[15]
La lecture proposée ici puise l’essentiel de ses arguments à : D. Marguerat, Les Actes des Apôtres (13–28), CNT Vb 2, Labor et Fides, Genève, 2015, p. 81-110.
-
[16]
« La péricope reproduit du matériau écrit, de la mémoire populaire et l’art lucanien de raconter une histoire », Charles K. Barrett, A Critical and Exegetical Commentary on the Acts of the Apostles, vol. 2, T&T Clark, Édimbourg, 1998, p. 711.
-
[17]
La gestion de la synagogue se faisait par l’intermédiaire d’un conseil d’anciens.
-
[18]
« Paul fut le plus grand missionnaire des nations, mais Pierre fut le premier », D. Marguerat, Les Actes des Apôtres, op. cit., p. 94.
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[19]
F. Vouga, Querelles fondatrices. Églises des premiers temps et d’aujourd’hui, Labor et Fides, Genève, 2003, p. 15.
-
[20]
« La diversité des théologies néotestamentaires est un élément constitutif de l’unité du christianisme de l’époque apostolique, de sorte qu’unité et diversité ne peuvent être considérées comme des contraires, mais doivent être saisies comme deux moments d’une dialectique qui fait la particularité de la définition que le christianisme donne de lui-même. », F. Vouga, Une théologie du Nouveau Testament, « Le Monde de la Bible » 43, Labor et Fides, Genève, 2001, p. 20.
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[21]
Voir notamment : E. Haenchen, The Acts of the Apostles, Blackwell, Oxford, 1971, p. 465-468.
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[22]
Ce récit est mythique au sens « non-historique » puisqu’il ne vise pas à rendre compte des faits bruts mais il est bien « historique » dans le sens où il pense la complexité de la réalité humaine dans le monde et devant Dieu.
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[23]
R. Meynet, L’évangile de Luc, Gabalda, Pendé, 2001, p. 941.
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[24]
Sur ce point précisément : J.-N. Aletti, L’art de raconter Jésus Christ, Seuil, Paris, 1989, p. 178.
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[25]
Saint Augustin, Sermo 235, PL 38, 1117-1120.
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[26]
Pour un état de la recherche récent : D. Marguerat (Éd.), La lettre à Philémon et l’ecclésiologie paulinienne. Philemon and Pauline ecclesiology, « Colloquium Oecumenicum Paulinum » 22, Peeters, Leuven, 2016.
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[27]
Sur cette distinction des rôles que Paul opère et fait interagir : N. Petersen, Rediscovering Paul: Philemon and the Sociology of Paul’s Narrative World, Fortress Press, Philadelphia, 1985.