Couverture de RSR_184

Article de revue

Bulletin de théologie des religions

Pages 647 à 675

English version

1

  1. Théologie chrétienne et pluralité religieuse (1-2)
  2. Théologie chrétienne et rencontres interreligieuses (3-4)
  3. Études comparées des religions (5-8)
  4. Dialogue islamo-chrétien (9-12)
  5. Travaux sur l’islam (13-21)

2Ce bulletin de théologie des religions fait la part belle à l’islam : les deux dernières parties (« Dialogue islamo-chrétien », et « Travaux sur l’islam ») lui sont consacrées, et il n’est pas absent non plus des autres parties.

3Ce n’est pas par volonté de céder à la mode de l’actualité, mais parce que, de fait, de nombreux ouvrages paraissent sur l’islam et sur les interactions entre chrétiens et musulmans ; on peut y lire un réel intérêt, une certaine inquiétude, ainsi que le désir d’avancer sans se faire piéger par des discours idéologiques.

4Les études théologiques proprement dites ne sont pas absentes de ce bulletin (ainsi dans la première partie « Théologie chrétienne et pluralité religieuse »). Mais force est de constater que les rencontres inter-religieuses et les études comparées des religions (deuxième et troisième parties) donnent à ce bulletin une allure assez concrète, bien enracinée dans les questions de société. C’est sans doute assez fidèle à l’évolution que connaît aujourd’hui la théologie des religions.

I – Théologie chrétienne et pluralité religieuse

  1. Becker Karl J., Morali Ilaria (Éds.), Catholic Engagement with World Religions. A compréhensive study, Orbis Books, Maryknoll, New York, 2010, 656 p.
  2. Panikkar Raimon, Cultures et religions en dialogue, t. 1. Pluralisme et interculturalité, Éd. du Cerf, Paris, 2012, 446 p.

51. Ce gros livre (600 pages, avec les notes), Catholic Engagement with World Religions, doit être utilisé comme un manuel. Il vise à donner un panorama de la théologie catholique sur les religions et met à contribution des auteurs bien connus : D’Costa, Borrmans, Ladaria, Fitzgerald…

6Après un premier chapitre qui essaie de cerner le concept de « religion », vient une première partie sur la « Destinée des non chrétiens » telle qu’elle a été pensée des premiers siècles jusqu’au Magistère contemporain de l’Église catholique (en fait, jusqu’à Benoît XVI).

7Elle est suivie d’une deuxième partie consacrée à une présentation honnête et fiable de la foi chrétienne aux personnes engagées dans le dialogue interreligieux, particulièrement aux personnes non chrétiennes qui désirent savoir quelle est la foi de leurs interlocuteurs chrétiens. Le but est tout à fait louable ; mais on peut regretter que cette deuxième partie, de facture très classique, ne mette pas bien en valeur l’originalité de la foi chrétienne, dans la perspective d’un monde pluri-religieux.

8La troisième partie présente la « Théologie des religions après le Concile Vatican II » ; il s’agit en fait essentiellement du débat avec les théologiens dits « pluralistes ». La limite de cette partie est qu’elle se concentre uniquement sur la « théologie des religions », et semble ignorer d’autres courants plus récents et intéressants, comme la « théologie du dialogue interreligieux » ainsi que la « théologie comparative » (cf. Bulletin de théologie des religions, RSR 100/4 [2012], p. 617-626).

9Heureusement, la quatrième partie sur les diverses religions dans leurs relations avec l’Église catholique est davantage problématisée. Elle s’ouvre par un chapitre de M. Fitzgerald, qui réfléchit théologiquement sur le dialogue interreligieux – tout en restant centré sur les documents du Magistère. Les chapitres qui suivent présentent chacun une religion (judaïsme, confucianisme, bouddhisme, hindouisme, islam) ainsi que les questions théologiques qui se posent dans la rencontre avec le christianisme. Soulignons l’originalité du chapitre sur la relation avec le judaïsme, écrit par le jésuite D. Neuhaus. Il manifeste un souci de rencontre réelle avec les partenaires juifs, ce qui l’amène à mettre l’accent sur la diversité du judaïsme : beaucoup de juifs aujourd’hui se sentent membres d’un peuple plus que d’une religion, et sont attachés à la Terre d’Israël plus qu’à la Torah. Cela bouscule la manière habituelle de penser les points de divergence et de convergence entre juifs et chrétiens. D. Neuhaus souligne aussi que le dialogue avec le judaïsme ouvre la porte au dialogue avec les autres religions, car nous vivons concrètement dans un monde pluriel.

102. L’actuel ouvrage de Raimon Panikkar, Cultures et religions en dialogue, s’inscrit dans un projet éditorial italien qui vise à publier de l’ensemble de son œuvre. Ce premier tome du 6e volume rassemble des articles écrits à des périodes différentes, en les regroupant en deux parties : la première intitulée « Pluralisme », la seconde « interculturalité ». Seule exception : le dernier chapitre « Paix et interculturalité » qui reprend un ouvrage paru en 2003. Dans l’actuelle édition, ce chapitre fait une centaine de pages !

11Sous des angles d’approches variés, complémentaires, mais parfois redondants, l’auteur se défend du relativisme. À ses yeux, le pluralisme qu’il propose est différent puisqu’il se rattache à la diversité radicale (p. 15) qui abolit toute revendication absolutiste et qui se démarque de l’idéal qu’exprime l’unité monothéiste, qu’elle soit au niveau de l’Être ou de la vérité. À ses yeux, la vérité n’est ni univoque ni multiple, elle est a-dualiste (advaitique). À ce titre, l’introduction condense les principales idées que le livre déploie. Contre le monisme et le dualisme, la réflexion de Panikkar cherche à sortir de ce qu’il considère être une alternative stérile pour penser une diversité pluriforme. C’est sur ce fond qu’apparaît le sens du dialogue que l’A. qualifie de « dialogique », à la différence du dialogue dialectique (p. 90-91). Plusieurs chapitres de la première partie sont consacrés à ce que Panikkar considère comme le fondement évangélique du pluralisme (voir ch. 6 et 7) où s’exprime, entre autres, la conception chrétienne de la tolérance. La réflexion sur l’interculturalité est essentiellement fondée sur une anthropologie que l’A. qualifie d’« anthropophanie interculturelle » (p. 272), où la pensée doit se nourrir de l’approche a-dualiste, et de ce fait s’écarter de ce qu’il considère comme le fruit d’une approche occidentale et conceptuelle construite autour de la dialectique dualiste entre un oui et un non. L’expression par excellence de cette approche anthropologique est développée au cinquième chapitre de la deuxième partie : « L’autre fait partie de nous ».

12Dans l’ensemble, la réflexion de Panikkar sur la diversité et sur l’interculturalité obéit à sa perception du pluralisme a-dualiste. Le fondement anthropologique sous-jacent reflète une préoccupation qui invite au dialogue pour construire la paix entre les cultures et les peuples. Malgré l’intérêt que le lecteur peut avoir pour la thématique ou pour l’auteur, la lecture de l’ensemble n’est pas aisée. Les répétitions et l’inégalité des chapitres, au niveau de la forme et du fond, alourdissent la compréhension. L’autre limite du livre réside dans le présupposé métaphysique de Panikkar exprimé par le principe a-dualiste qui doit rejaillir dans un dialogue a-dualiste. L’absence d’une réflexion méthodique laisserait croire à une forme d’intuition qui fonctionnerait comme un axiome. Comment expliquer cette impression ? On pourrait la rattacher soit à la pensée de l’A. structurée par son opposition à ce qu’il considère être le fruit d’une rencontre méditerranéenne sémitico-grecque, soit à la forme du livre qui est le résultat d’un assemblage d’articles hétérogènes. Dans les deux cas, la sagesse qui surgit dans certaines pages et la pertinence de certains propos sont noyées dans un ensemble laborieux. Aussi, est-il préférable de lire les articles séparément pour mieux percevoir leur cohérence originelle.

II – Théologie chrétienne et rencontres interreligieuses

  1. Grannec Chr., Landron Ol. et Trigeaud S.-H. (Éds.), Le dialogue interculturel et interreligieux à l’heure de la mondialisation, Parole et Silence, Paris, 2014, 293 p.
  2. Druel Jean, Je crois en Dieu ! – Moi non plus. Introduction aux principes du dialogue interreligieux, Éd. du Cerf, Paris, 2017, 157 p.

133. Fruit d’un colloque organisé à l’Université catholique de l’Ouest les 3 et 4 avril 2014 à Angers, l’actuel ouvrage collectif, Le dialogue interculturel et interreligieux à l’heure de la mondialisation, est intéressant à plusieurs titres. Dans un contexte mondial en crispation identitaire à dimension culturelle et religieuse, le dialogue qui implique des organisations et des institutions devient d’une grande importance. Comme le rappelle Dominique Vermersch, recteur de l’Université, dans son ouverture, en citant J. Ratzinger dans un discours en 1982, « la vérité est un logos qui crée un dia-logos » (p. 12). L’introduction de Mgr Emmanuel Delmas, évêque d’Angers et chancelier de l’Université, poursuit cette considération en enracinant le dialogue dans le ministère de l’Église qui prolonge celui de Jésus. L’encyclique de Paul VI, Ecclesiam Suam, le désigne d’une manière forte.

14Quatre parties structurent l’ensemble. Sans les résumer, il convient de les indiquer pour souligner leur articulation et leur intérêt. La première concerne Les organisations internationales face au dialogue interculturel et interreligieux (p. 17-80). Dans cette partie le lecteur trouvera d’intéressantes informations sur les institutions internationales et leur implication dans le dialogue. D’importants projets sont mentionnés en lien, entre autres, avec l’UNESCO, le Haut-Commissariat aux Droits de l’Homme des Nations Unies, l’Alliance des Civilisations des Nations-Unies. Une des problématiques majeures qui émergent est celle de la liberté religieuse surtout dans les pays musulmans (E. Decaux, p. 23). La deuxième partie : Les institutions et les états européens devant le dialogue interculturel et interreligieux (p. 81-133), concerne les institutions européennes dans leur manière d’aborder les instances religieuses, ou encore l’implication de la diplomatie française dans le dialogue interculturel et interreligieux. Précis, les articles de cette partie brossent un tableau intéressant et alertent sur les risques, notamment sur une forme d’instrumentalisation par le politique : une forme de politisation du dialogue (D. Dussert-Galinat, p. 123). La troisième partie traite de la place de L’Église catholique dans le dialogue interreligieux et interculturel (p. 135-207). Dans ce cadre, si l’article de Mgr Fr. Follo, observateur permanent du Saint-Siège auprès de l’UNESCO est une bonne synthèse, celui de Fr. Bousquet, recteur de Saint-Louis des Français est un bon approfondissement. Il montre d’une façon suggestive les changements quelques vingt-cinq ans après le document Dialogue et annonce, publié en 1991 par le Conseil pontifical du dialogue interreligieux et la Congrégation pour l’Évangélisation des peuples. La dernière partie : Les chantiers actuels du dialogue interreligieux et interculturel (p. 209-283) ouvre d’intéressantes perspectives à partir du terrain. La contribution de S. Fath sur la musique Gospel analyse comment cet outil est devenu un lieu d’interaction à dimension interculturelle et interreligieuse.

15La conclusion de Mgr Gérard Defois, archevêque émérite de Lille, ressaisit quelques points saillants. En les retraçant on voit apparaître une trajectoire. La prise en compte de la pluralité est une manière de finir avec les guerres de religion, ici et maintenant. Parallèlement, la mondialisation et la sécularisation conduisent à une marginalisation sociale du religieux. Ce qui implique un plus grand investissement des institutions internationales et des traditions culturelles ou religieuses dans le dialogue interculturel et interreligieux, en prêtant attention à l’appel aux religions pour fonder le vivre-ensemble. Une phrase semble condenser l’esprit de cet ouvrage : « Le religieux totalisant devient refus du dialogue et de l’altérité. Mais l’on voit aussi une communauté religieuse comme Sant Egidio substituer sa diplomatie aux rapports de forces militaires » (p. 287).

164. Un petit livre plaisant, Je crois en Dieu ! – Moi non plus, de Jean Druel, jeune dominicain français à l’IDEO au Caire, livre quelques réflexions à partir de son expérience de dialogue interreligieux en Égypte. Il s’agit en fait de règles qui permettent de clarifier ce qui se passe dans un échange verbal sur les convictions des uns et des autres.

17L’A. invite à commencer par écouter l’autre, à prendre au sérieux la rationalité de sa foi, et à mieux comprendre son univers. Pour cela il distingue quatre types d’énoncés : scientifiques, dogmatiques, symboliques, et sentimentaux. Beaucoup d’incompréhension dans le dialogue interreligieux vient de ce qu’on mélange ces types d’énoncés, qui relèvent chacun d’un type d’argumentation propre. Ces indications sont très précieuses et aident à dépasser l’opposition « subjectif / objectif », souvent mise en avant mais qui n’aide pas à dialoguer.

18La rigueur méthodologique que prône l’A. grâce à la distinction des quatre types d’énoncés est salutaire ; elle permet de repérer les situations de dialogue impossible, par exemple quand un participant prend une affirmation dogmatique de sa religion pour une vérité historique. Cependant, le lecteur reste sur sa faim quant à l’articulation entre foi et raison – mais ce n’était pas l’objectif de ce petit livre.

III – Études comparées des religions

  1. Goshen-Gottstein Alon (Éd.), Hostility, Hospitality, and the Hope of Human Flourishing, Lexington Books, Lanham, 2014, 186 p.
  2. Aoun Mouchir Basile, Fils et vicaire. Pour une anthropologie islamo-chrétienne comparée, L’Harmattan, Paris, 2015, 198 p.
  3. Bernard Dominique, Les disciples juifs de Jésus, du Ier siècle à Mahomet. Recherche sur le mouvement ébionite, Éd. du Cerf, Paris, 2017, 1232 p.
  4. Fleyfel Antoine, Les dieux criminels, Éd. du Cerf, Paris, 2017, 261 p.

195. Cet ouvrage collectif, The Religious Other, se veut le premier d’une nouvelle série : Interreligious Reflections, conduite par l’Elijah Interfaith Institute de Jérusalem, dont le rabbin Goshen-Gottstein est l’inspirateur et le directeur. Plus qu’une série de chapitres successifs, il est le fruit d’un think-tank interreligieux, donc d’une rencontre ; en outre, l’introduction et la préface par le rabbin G-G contribuent à l’unité de l’ouvrage.

20Qu’en est-il de l’hostilité et de l’hospitalité (au niveau sociétal et surtout théologique), dans le judaïsme, le christianisme, l’islam, l’hindouisme, le bouddhisme ? Le judaïsme est à la fois une religion et le mode de vie d’un peuple particulier ; cela entraîne des tensions : comment vivre de manière heureuse une particularité, au service de l’universalité ? L’A. insiste sur les circonstances historiques de la vie du peuple juif : la préoccupation pour sa survie ne lui permet pas toujours de développer le sens de l’hospitalité, qui remonte pourtant à Abraham. C’est pourquoi le judaïsme aujourd’hui a besoin d’un renouveau spirituel – pour ne pas s’enfermer dans une position de victime. Parole courageuse d’un rabbin qui se veut enraciné dans sa tradition et ouvert à l’universel… Le christianisme est présenté comme un inclusivisme généreux, qui doit chercher à faire une place dans sa tradition pour accueillir quelque chose de l’autre. Est soulignée l’hospitalité de Jésus : elle brouille les frontières (entre dedans et dehors), que les humains sont toujours tentés de remettre en place. L’islam a, semble-t-il, un problème avec la différence, que ce soit celle des non-musulmans ou des musulmans supposés dissidents ; il est mal à l’aise avec l’altérité théologique. L’islam est certes pluriel, mais aujourd’hui le wahhabisme veut répandre une uniformité doctrinale et rituelle, qui fait fi de toute une tradition jurisprudentielle riche et variée, et qui engendre de l’hostilité à l’intérieur comme à l’extérieur de l’islam. L’A. développe une compréhension originale de l’ « associationnisme » (le pire péché en islam) : associer à Dieu sa propre compréhension de Dieu, sa propre idéologie ; les musulmans fondamentalistes courent ainsi le risque d’être des « associationnistes » !

21Un point commun intéressant se dégage de ces trois chapitres : les trois auteurs distinguent entre une dimension « créationnelle » (tous les humains sont créés par Dieu), et une dimension en lien avec la Loi, l’élection, le salut… Ils invitent à promouvoir la dimension « créationnelle », présente dans les textes fondateurs, car elle ouvre, davantage que l’autre dimension, à l’universel, à l’hospitalité.

22Dans l’hindouisme (présenté par deux auteurs car cette tradition est fort plurielle), l’altérité pourrait n’être que phénoménologique. L’hindouisme est grandement inclusiviste… pourtant on ne peut pas « devenir » hindou ! Dans le bouddhisme (présenté également par deux auteurs), l’hostilité vient d’une mauvaise compréhension, qui peut et doit être corrigée par une discipline de l’esprit. L’ « autre » (au sens religieux et théologique) est vu comme un enfant qui doit encore grandir et mûrir.

23La conclusion met en avant l’interdépendance des diverses traditions aujourd’hui – ce qui incite les acteurs du dialogue interreligieux à transmettre leur « vision » à leurs communautés respectives, pour que l’hospitalité l’emporte sur l’hostilité.

246. Mentionnons le livre de Mouchir Basile Aoun, Fils et vicaire. Pour une anthropologie islamo-chrétienne comparée. Le titre dit pleinement le contenu du livre. L’A. creuse la différence entre les anthropologies chrétienne et musulmane, à partir de leurs fondements théologiques : seul le christianisme promet la communion de l’humain avec Dieu. Il en découle, d’un côté une anthropologie de la liberté, de l’autre côté une anthropologie du devoir – donc des manières différentes d’organiser la vie en société.

25Deux remarques : la présentation de l’islam est sans doute exacte, mais n’est pas faite avec la même empathie que la présentation du christianisme, ce qui déséquilibre quelque peu la comparaison. Ensuite, faute d’études détaillées et précises, le livre en reste à des affirmations assez abstraites et générales.

267. Cette impressionnante étude de Bernard Dominique, Les disciples juifs de Jésus, du Ier siècle à Mahomet. Recherche sur le mouvement ébionite, représente un travail méticuleux sur un sujet peu ou mal connu. Le mouvement des ébionites est davantage connu par ses adversaires que par ses propres sources. Sa réalité est assez complexe. On distingue plusieurs groupes ou tendances, comme par exemple, les nazoréens qui pratiquaient la Torah et voyaient en Jésus un Messie humain et divin, alors que les ébionites n’en retenaient que la dimension humaine de Jésus le Messie. De son côté, Origène au IIIe s. semblait mentionner une catégorie d’ébionites qui reconnaissait la naissance virginale de Jésus.

27La problématique de la recherche se construit d’une manière synthétique autour de plusieurs axes. D’abord une quête de type historique à partir des documents pour déterminer les rapports entre les ébionites, les sources juives, comme les esséniens, et la Grande Église. Ensuite, la présentation des catégories d’ébionites, leurs tendances, leur croissance et leur disparition, à travers les écrits dont nous disposons. Enfin, l’évocation des liens entre les ébionites et l’islam naissant. Son hypothèse est la proximité entre les ébionites et la communauté primitive de Jérusalem. Avant d’établir un status quaestionis (p. 25-67), l’A. fait une précision terminologique et il invite à éviter les termes comme « judéo-chrétien », « judéo-christianisme », « judaïsme », « christianisme », « juifs » pour le premier siècle. Il rappelle que le « judéo-christianisme » est tardif, du XIXe siècle, laissant entendre une religion « hybride » issue de deux religions pures.

28Cette volumineuse étude se structure en deux grandes parties majeures. La première (p. 61-688) étudie les différentes sources : chrétiennes, islamiques et rabbiniques. La deuxième (p. 689-972), une sorte d’interprétation des sources pour en extraire les interférences entre les mouvements, la doctrine des ébionites, leurs observances, leurs livres, leurs relations avec les autres communautés… La désignation « ébionite » est faussement simple. D’après Irénée de Lyon, les ébionites pratiquaient la circoncision, adoraient Jérusalem comme étant la maison de Dieu (p. 94) et refusaient la reconnaissance de la naissance virginale de Jésus qui est, d’après eux, un simple descendant de David. Néanmoins, plus loin, d’après l’auteur de l’Elenchos, on apprend qu’il y a une autre catégorie d’ébionites qui croit que Jésus est un homme enfanté d’une vierge (p. 125). Plus tard, Origène reproche aux ébionites leur pauvreté christologique puisqu’ils font de Joseph le père de Jésus et de celui-ci un homme comme les autres (p. 139). Il y a donc au moins deux catégories d’ébionites. Avec Eusèbe de Césarée, on constate que les ébionites gardaient le sabbat et le reste de la conduite judéenne, mais ils célébraient les dimanches en souvenir de la résurrection du Sauveur (p. 174).

29L’étude des sources islamiques, notamment d’un disciple de l’école mutazilite du Xe siècle de nom de ‘Abd al-Jabbar al-Hamadani conduit l’A. à soupçonner l’existence d’une communauté ébionite derrière un écrit qui s’intitule : « Le livre de la démonstration de la nature prophétique de notre maître Muhammad ». Un peu plus loin, l’A. considère que les ébionites ont contribué à la formation du premier groupe de disciples de Mahomet (p. 554). Examinant une autre source islamique, l’Évangile de Barnabé, l’A. formule le même type d’hypothèse. Malgré le caractère tardif des deux manuscrits dont nous disposons, l’un italien daté du XIVe siècle, l’autre espagnol, fin XVIe/début XVIIe, il considère que le rédacteur (de plusieurs passages) ne pouvait être que Judéen, attaché à la relation d’Israël à Dieu, au temple, au sacerdoce, sensible à l’occupation romaine, investissant Jérusalem comme une ville sacrée. Des éléments étrangers à un musulman (p. 574). Ce n’est que par la suite qu’un musulman de fraîche date a pu introduire des idées du Coran et de la tradition prophétiques.

30À la fin de cette étape, l’A. étudie l’Évangile hébreu selon Matthieu, publié par Shem-Tov, un juif espagnol du XIVe siècle. En le faisant remonter au premier siècle de l’ère chrétienne, il relit les passages à la lumière de la doctrine ébionite, ou plus précisément de caractère « Judéen chrétien » (p. 629).

31Dans la partie interprétation des sources, l’A. ressaisit l’histoire du mouvement, sa diversité, sa doctrine, sa localisation, ses pratiques et ses conflits avec les autres groupes. Il conclut que le début du mouvement est antérieur à la rédaction de l’épître aux Galates, dans les années 50. Le mouvement regroupe des disciples de Jésus proches de Jacques. Après Jérusalem, c’est à Antioche, et plus particulièrement près de Damas en Syrie, que les communautés ébionites résideront. Cela ne les conduit pas à s’y enfermer. Plusieurs missions ont pu avoir lieu à Chypre, à Rome, en Asie mineure, en Mésopotamie, en Péninsule arabique et en Andalousie. Doctrinalement, une base commune concernant Jésus n’empêcha pas une évolution christologique. D’ascendance davidique, on reconnaît ou non sa naissance virginale. Mais Jésus reste un juste, un prophète, un serviteur de Dieu, un Messie, fils d’homme. Le dernier chapitre de cette partie revient sur les relations entre les ébionites et l’islam.

32L’analogie que l’A. établit entre les ébionites et l’islam à la p. 942 ne constitue certes pas une preuve d’une identification totale, mais permet de mesurer la proximité entre les deux communautés. Il souligne toutefois l’enracinement de l’entourage de Muhammad dans le groupe des nazoréens, dit nasara. Khadija sa femme, Waraqa son cousin, tout un clan. Or, le mot « nasara » dans le Coran n’apparaît que dans la période médinoise. Durant la période mekkoise, il s’agit des « enfants d’Israël ». Le rapport vis-à-vis des nasara a changé, désignant des communautés différentes. Quand les nasara étaient différents des « associateurs » (Q 22,17) il indiquait ceux qui ne divinisaient pas Jésus, c’est-à-dire les ébionites. Alors que quand il les accuse d’associateurs, le Coran renvoie aux nazoréens et aux autres types de chrétiens nestoriens, jacobites et melkites qui divinisent Jésus (p. 955). Selon l’A., la communauté ébionite a été accueillie par Muhammad, tout en se revendiquant chrétienne et non musulmane, et c’est l’Évangile hébreu qui a été traduit par Waraqa et transmis à Muhammad (p. 965).

33Malgré son volume, le lecteur ne peut que vouloir chercher à aller jusqu’au bout. Le travail minutieux et précis que mène l’A. ne peut que passionner. C’est une intrigue dont on a envie d’aller jusqu’à son dénouement. Sans illusion, l’A. indique les difficultés, il formule des hypothèses. Le lecteur perçoit la complexité du sujet, les différentes hypothèses, l’absence de preuves déterminantes. Il est évident que par-delà l’intérêt que l’on peut avoir pour l’histoire des ébionites, la motivation pour parcourir l’ensemble est poussée par le sous-titre : du Ier siècle à Mahomet.

34Le désir de connaître les rapports entre les ébionites et l’islam est soutenu par les allusions qui jalonnent l’ensemble. Mais c’est peut-être à ce niveau que le lecteur devrait rester vigilant. L’angle d’approche choisi détermine nécessairement la recherche poursuivie. Malgré les précautions de l’A. sur les différentes racines possibles de l’islam, on peut avoir tendance à vouloir directement et rapidement identifier les débuts de l’islam à une forme de résurgence ou réussite des ébionites. Or à ce niveau, les doutes persistent et le champ de recherche reste encore à préciser. D’ailleurs, la biographie de Muhammad est tellement tardive que l’on ne peut s’interroger sur sa pertinence pour déterminer les contours historiques de ses racines religieuses. L’hypothèse de l’A. va dans le sens d’un certain nombre de recherches qu’il cite, mais ne semble pas encore suffisamment convaincante pour déduire des conclusions sûres. Malgré cela, cette étude reste capitale et incontournable. D’abord par la qualité de son érudition, mais aussi par les pistes qu’elle fait apparaître. Un travail à suivre donc, avec toutes les conséquences qu’il implique.

358. Avec un titre sciemment provocateur, Les dieux criminels, Antoine Fleyfel professeur à l’Université catholique de Lille, propose une analyse de trois idéologies religieuses radicales : l’évangélisme sioniste, le sionisme religieux et le salafisme jihadiste. D’une façon synthétique, il retrace la genèse de chacun de ses mouvements, son impact, ses ramifications, ses fondements idéologiques et scripturaires, ainsi que ses opposants. Chacune des trois parties donne des clés de compréhension, documentées et pertinentes.

36La première partie sur l’évangélisme sioniste montre son origine protestante et son implantation aux États-Unis. Né dans les milieux britanniques et dans ces colonies américaines du XVIIIe siècle, il bascula de l’anglicanisme à l’évangélisme avec une lecture littérale de la Bible en l’absence d’une autorité cléricale et hiérarchique. Il sera un des points d’appui majeur pour le retour des juifs en Palestine et la création de l’État d’Israël. Du XVe au XXe siècle, une sorte d’incubation idéologique aussi bien théologique que politique. Le basculement apocalyptique et eschatologique se réalise avec la guerre des Six Jours en 1967 où l’armée israélienne impressionne et ouvre la voie à des lectures millénaristes. Malgré leur diversité, les groupes affiliés à cette idéologie œuvrent suivant une même orientation. La volonté de gagner les juifs à Jésus est intimement liée à celle de le faire revenir sur terre. Les évangéliques dispensationalistes croient aux temps messianiques imminents et sont convaincus de la nécessité du rétablissement d’Israël sur la terre promise. Une conception qui croise et coïncide avec celle du sionisme religieux.

37Avant d’être religieux, le sionisme était d’abord politique de type nationaliste. L’A. remonte à ses origines avec la figure de Herzl qui était agnostique, ne cherchant pas nécessairement un Foyer juif en Palestine. Influencé par l’essor des nationalismes en Europe, le sionisme s’inscrit dans le sillage des Lumières européennes du XVIIIe siècle et la Haskalah qui représentait la modernité dans le judaïsme et dont l’instigateur était le philosophe juif Moses Mendelssohn (1729-1786). L’orthodoxie juive se constituera en réaction à ce mouvement. La « récupération » religieuse du sionisme se fait à l’aide de deux principales figures rabbiniques : Abraham Isaac et Zvi Yéhouda Kook. Pour le sionisme religieux également, la guerre des Six Jours a joué un rôle fondamental en transformant la grille de lectures des événements militaires et politiques suivant une conception messianique et millénariste. Malgré sa diversité, le mouvement Goush émounim (traduit par le Bloc de la Foi), consacra la triade : Peuple juif, Terre d’Israël et Torah en favorisant la colonisation. Pour cette idéologie, la terre promise dépasse largement la frontière actuelle et ne reconnaît pas le droit des palestiniens à avoir leur propre État. Au-delà d’une simple conception politique, les théoriciens de ce mouvement justifient la colonisation par l’imminence des temps messianiques.

38Le troisième mouvement étudié, le salafisme jihadiste, est rattaché à la figure d’Ibn Hanbal (780-855), fondateur d’une des quatre écoles juridiques sunnites en islam. La lecture littéraliste des textes coraniques et prophétiques (les hadiths), ainsi que la volonté d’imiter l’âge d’or de l’islam signifié par les trois générations – celle de Muhammad et de ses compagnons, celle des suivants et celle de leurs suivants – sont les fondements d’une approche radicale qui prendra forme à l’époque moderne. À la suite de Samir Amghar, l’A. reprend les trois catégories du salafisme : quiétiste, politique et jihadiste de nature révolutionnaire. Chacune de ces trois catégories est illustrée par des mouvements et des figures emblématiques. Un traitement particulier est réservé aux Frères musulmans et au mouvement wahhabite saoudien. Les pensées de Sayyid Qotb et de Juhayman al-Otaybi (1936-1980) sont à la racine de la mutation jihadiste récente du salafisme, donnant lieu directement ou indirectement à la naissance d’al-Qaïda et de l’État islamique. En resituant ces deux mouvements dans leur contexte géopolitique, l’A. montre l’affiliation idéologique avec le salafisme classique.

39Le lecteur ne pourra qu’apprécier la fluidité et la clarté du propos. Malgré la complexité objective de ces mouvements, l’ensemble se laisse lire. Néanmoins, la volonté de faire une approche synthétique conduit parfois à une simple évocation où l’on aurait aimé un plus grand développement. À titre illustratif, quand l’A. évoque les oppositions au sein du contexte juif (p. 133), il mentionne Baruch Spinoza et l’aborde en un seul paragraphe ! Aussi, quand il mentionne la volonté des jihadistes les plus extrêmes de détruire le tombeau du prophète de l’islam ou encore la Kaaba et la Mecque (p. 162), il cite un tweet d’un jihadiste relayé par Fox News. Rapide est également l’affirmation selon laquelle Averroès est le représentant mutazilite le plus connu en Europe.

IV – Dialogue islamo-chrétien

  1. Pisani Emmanuel, Le dialogue islamo-chrétien à l’épreuve. Père Anawati, o.p. - Dr Baraka, Une controverse au XXe siècle, L’Harmattan, Paris, 2014, 212 p.
  2. La Hougue Henri (de) et Mamoei Saeid Jazari, Dieu est-il l’auteur de la Bible et du Coran ?, Salvator, Paris, 2016, 219 p.
  3. Borrmans Maurice, Quatre acteurs du dialogue islamo- chrétien. Arnaldez, Caspar, Jomier, Moubarac, Vrin, Paris, 2016, 154 p.
  4. Capelle-Dumont Philippe et Diagne Souleymane Bachir, Philosopher en islam et en christianisme, entretiens recueillis par Damien Le Guay, Éd. du Cerf, Paris, 2016, 257 p.

409. Le dominicain Georges Anawati, égyptien engagé dans le dialogue islamo-chrétien et un des précurseurs de Vatican II, a donné en 1978 au Caire une conférence sur « La foi commune en Dieu ». Cette conférence a été violemment critiquée par un dignitaire d’al-Azhar : parler de « foi commune » est réducteur aussi bien pour l’islam que pour le christianisme !

41En 2014, le dominicain français E. Pisani, directeur de l’ISTR de Paris, reprend le dossier et en fait un livre, Le dialogue islamo-chrétien à l’épreuve. Père Anawati. Il désire donner des clés historiques et théologiques à la controverse. Sur le plan historique : le P. Anawati s’est appuyé sur des prédécesseurs chrétiens, qui, depuis le pape Grégoire VII au XIe siècle, ont cherché, pour diverses raisons, des positions communes entre le christianisme et l’islam. Sur le plan théologique : E. Pisani met en valeur la différence entre la foi chrétienne et la foi islamique. En islam, contrairement au christianisme, la foi ne fait pas participer à la vie de Dieu.

42L’intérêt de ce petit ouvrage est de montrer les limites d’une générosité théologique mal venue. On peut s’interroger sur les raisons qui ont poussé le P. Anawati à faire cette conférence malencontreuse : sans doute avait-il une visée davantage pastorale et humaniste, que théologique. Le livre fournit en annexe un autre texte du P. Anawati, beaucoup plus clair et précis que sa conférence : une « Note sur le comparatisme en théologie des religions » !

4310. Voici un livre exemplaire, Dieu est-il l’auteur de la Bible et du Coran ?, de ce que peut être un vrai dialogue : écrit à deux voix, par deux amis, un chrétien, Henri de La Hougue (prêtre sulpicien) et un musulman, Saeid Jazari Mamoei (religieux chiite iranien), tous deux universitaires. L’originalité vient de ce que le livre n’est pas composé de chapitres écrits tantôt par l’un tantôt par l’autre, mais que tous les chapitres sont entièrement rédigés par les deux auteurs – d’où un style d’écriture nuancé, pondéré, qui tient compte de la position de l’autre. Dans ce dialogue chacun essaie d’entrer dans l’univers de l’autre et de le comprendre, tout en exposant de manière claire sa propre foi.

44La question de départ, qui donne son titre à l’ouvrage, est vite dépassée car les conceptions de la révélation et des Écritures ne sont pas les mêmes. La question de fond devient alors : que peut-on reconnaître comme venant authentiquement de Dieu dans la religion de l’autre ? Les deux auteurs traitent cette question avec un regard bienveillant sur l’autre, en s’efforçant de remonter avec finesse aux sources mêmes de leurs différences.

45La première partie est consacrée à « Jésus, Muhammad et nos Écritures respectives ». Le premier chapitre présente la perspective chrétienne de manière simple et nourrissante. Elle contient un très bon passage (p. 48-53) sur le lien entre Jésus et la Bible, sur l’inspiration de la Bible à la fois Parole de Dieu et texte humain. Le deuxième chapitre, sur la perspective musulmane, souligne un paradoxe à propos de Muhammad : en un sens, sa vie s’efface devant son message ; cependant la référence au Prophète et la dévotion qu’il engendre sont omniprésentes dans la pratique et la foi musulmanes. Une remarque éclairante : l’analphabétisme supposé du Prophète jouerait un rôle analogue à la virginité de Marie dans le christianisme : il s’agit de laisser surgir la Parole (p. 92-95). La conclusion de cette partie souligne qu’on ne peut mettre sur le même plan Bible et Coran, Jésus et Muhammad.

46La deuxième partie pose la question : un regard positif sur l’autre est-il possible ? Elle étudie les regards que chrétiens et musulmans ont portés les uns sur les autres au fil de l’histoire. Le premier chapitre, sur les regards chrétiens, montre le tournant qui s’est produit au XXe siècle : Nostra Aetate cherche à accueillir l’islam comme une religion à part entière, avec sa conception spécifique de la révélation qui comporte des éléments communs avec la révélation chrétienne, sur lesquels s’appuyer pour bâtir la fraternité.

47Le deuxième chapitre montre la diversité des regards musulmans : pour la majorité des théologiens musulmans, la foi chrétienne est imparfaite (à cause de la Trinité) mais on peut y reconnaître une foi globale au Dieu unique – ce que contestent les théologiens wahhabites, pour qui toutes les religions antérieures à l’islam sont absolument hérétiques. L’intérêt de ce chapitre est de distinguer la perspective théologique, de la perspective juridique (pureté des chrétiens ? possibilité d’interagir avec eux ? etc.). Le chapitre 3, « Comment aller plus loin dans le regard positif posé sur l’autre ? », ne répond pas vraiment à cette question. Il souligne la tension, difficile à vivre, entre ce qui nous relie et ce qui nous différencie.

48La question sera traitée en fait dans la troisième partie, qui rassemble les défis théologiques. Le premier chapitre, consacré à la théologie chrétienne, rappelle que l’islam est dans la même logique que le judaïsme pour lequel l’Incarnation de Dieu est impensable. Il propose de prêter attention à la dynamique de foi des musulmans, à leur capacité à entrer dans une relation salutaire à Dieu et aux autres – sans passer sous silence les dérives extrémistes.

49Le deuxième chapitre est très précis sur le regard que l’islam porte sur la foi chrétienne en Jésus. Il explique pourquoi selon le Coran Dieu n’a pas pu laisser mourir Jésus comme un bandit (l’islam nie la crucifixion), et pourquoi Jésus ne peut être appelé Fils de Dieu (il y a une séparation ontologique radicale et infranchissable entre le Créateur et la créature). Ce chapitre reprend aussi la question déjà évoquée plus haut dans le livre : le christianisme est-il abrogé, ou simplement corrigé, par l’islam ? Comment comprendre la « falsification » des Écritures ?

50En conclusion ce livre, de lecture facile, montre ce qui se passe quand deux hommes, fidèles chacun à sa foi, essaient de se mettre « dans l’axe de l’autre » comme disait Massignon.

5111. Maurice Borrmans, auteur de Quatre acteurs du dialogue islamo-chrétien, n’est pas un inconnu dans le domaine de l’islamologie et du dialogue islamo-chrétien. Un des grands spécialistes français (décédé le 26 décembre 2017), ce Missionnaire d’Afrique (père blanc) a longtemps enseigné à l’Institut pontifical d’études arabes et islamologiques (PISAI) où il a été le rédacteur en chef de la revue Islamochristiana. Fin connaisseur de l’islam et des questions relatives au dialogue avec les musulmans, il prolonge son étude publiée en 2009 sur les Prophètes du dialogue islamo-chrétien : Louis Massignon (1883-1962), Jean-Mohammed Abdel-Jalil (1904-1979), Louis Gardet (1904-1986) et Georges C. Anawati (1905-1994).

52Dans l’actuel ouvrage, M. Borrmans présente quatre grands acteurs du dialogue islamo-chrétien, certes différents au niveau du parcours, mais habités par le même esprit. Roger Arnaldez (1914-2006), Robert Caspar (1923-2007), Jacques Jomier (1914-2008) et Youakim Moubarac (1924-1995) ont prolongé la tradition française d’islamologie en tant que témoins engagés dans le dialogue. La méthode est précise, après une courte biographie, Borrmans présente leurs principales idées.

53Professeur à Paris, Arnaldez s’est intéressé aux aspects philosophique et mystique de l’islam. De par son enracinement chrétien, Arnaldez ne s’est pas contenté d’exposer les auteurs qu’il travaille, en témoignent en 1989 ses Réflexions chrétiennes sur les mystiques musulmanes. L’islam émerge comme un défi, surtout s’agissant de la personne de Jésus. En 1980, Arnaldez écrit : Jésus, fils de Marie, prophète de l’Islam, et en 1988 : Jésus dans la pensée musulmane. La comparaison qu’il opère entre judaïsme, christianisme et islam le conduit à plusieurs affirmations que ce soit de type théologique, philosophique ou politique. Pour lui, la laïcité ne trouve aucun fondement dans le Coran (p. 30). Aussi, judaïsme et islam ne proposent aucune réponse valable au problème du mal et du péché (p. 31). Différencier ne signifie pas opposer. Son ouvrage de 1983 : Trois messagers pour un seul Dieu, cherche à les rapprocher. L’admiration de la pensée philosophique et mystique musulmane n’efface pas une attitude critique, parfois virulente.

54« Père blanc », Robert Caspar a été ordonné prêtre à Carthage, en Tunisie, où il a fondé (à La Manouba), l’Institut d’Études Arabes, comme succursale de l’Institut des Belles Lettres Arabes (IBLA) de Tunis. Actif dans le groupe de recherche islamo-chrétien (le GRIC), il réfléchit aussi aux questions que posent les musulmans aux chrétiens. Également intéressé par la mystique musulmane, Caspar entreprend des études pour une approche théologique de l’islam et s’interroge sur sa place dans l’histoire du salut et sur le statut de sa révélation.

55Jacques Jomier, dominicain, a vécu une bonne partie de sa vie au Caire où il a pu, non seulement connaître la pensée islamique, mais entreprendre des relations avec des personnalités religieuses et intellectuelles. Sa préoccupation de comparer christianisme et islam, Bible et Coran, le conduit à réfléchir et à répondre à certaines des accusations adressées par les musulmans, comme la falsification des Écritures qu’il considère insoutenable scientifiquement (p. 91). Soucieux d’un dialogue juste entre chrétiens et musulmans, il n’hésite pas à formuler des remarques critiques vis-à-vis d’un islam en Occident proche des Frères musulmans, et à rester ferme théologiquement quant aux attitudes relativistes qui cherchent des accommodements au détriment de la recherche de vérité.

56Le dernier, Youakim Moubarac, est un prêtre maronite, né au Liban et installé en France, d’abord pour les études puis pour un ministère pastoral et des travaux académiques. Dans le sillage de Massignon, sa thèse portait sur la figure d’Abraham dans le Coran et s’intéresse particulièrement à la mystique musulmane dans sa manière d’interpeller la foi chrétienne. Pour lui, l’islam est un défi positif pour le christianisme qu’il faut accepter en toute fraternité (p. 129). Son engagement pour le dialogue islamo-chrétien l’inscrit dans une forme de solidarité arabe.

57Incontestablement, cette étude synthétique est un outil indispensable, non seulement pour découvrir la pensée de ces quatre acteurs, mais pour comprendre également le mouvement d’ensemble d’une génération de philosophes et de théologiens chrétiens intéressés et interpellés par l’islam.

5812. Ce livre d’entretiens, Philosopher en islam et en christianisme, fait parler deux philosophes d’une grande renommée, l’un chrétien, Philippe Capelle-Dumont, l’autre musulman, Souleymane Bachir Diagne. Six parties rythment la progression donnant la parole à tour de rôle à l’un puis à l’autre. Rares sont les interpellations réciproques. Les sujets abordés concernent principalement les deux religions suivant plusieurs angles d’approche : la question de la révélation dans son rapport au temps et à l’histoire, l’interprétation des écritures de référence, le rapport à la culture, au politique ou à l’art. Le lecteur trouvera deux approches qui cherchent à être fidèles à chacune des deux traditions religieuses, avec leur cohérence propre, leur différence et leur point de croisement. Il ne s’agit pas d’une approche critique de la religion, certaines considérations sont très intéressantes, d’autres restent assez classiques et ne semblent pas aller loin dans l’autocritique. On ne peut certes pas taxer les prises de parole d’attitude apologétique, mais il est clair que le but implicite est de montrer le bienfondé de sa tradition, sous son meilleur jour. Si le genre littéraire rend agréable la lecture – grâce aussi aux introductions et aux transitions de Damien Le Guay – il peut néanmoins paraître frustrant pour ceux qui cherchent une approche plus approfondie, un débat plus interpellatif. L’exercice reste cependant intéressant, surtout en direction d’un large public, troublé par la question de la violence produite au nom de la religion. C’est d’ailleurs par cette question que s’ouvre la Préface rédigée par les deux philosophes.

V – Travaux sur l’islam

59Depuis plusieurs années, beaucoup de travaux universitaires paraissent sur l’islam. Sans concerner directement les rencontres interreligieuses, ces travaux permettent d’avoir une lecture critique des sources et des débuts de l’islam, ainsi que de la manière dont l’islam s’est développé et vit aujourd’hui. Les théologiens engagés dans les rencontres ne peuvent les ignorer.

  1. Micheau Françoise, Les débuts de l’Islam. Jalons pour une nouvelle histoire, Téraèdre, Paris, 2012, 255 p.
  2. Lahbabi Mohamed Aziz, La personne en Islam. Liberté et témoignage, Lessius, Namur/Paris, 2015, 136 p.
  3. Ouardi Hela, Les derniers jours de Muhammad, Albin Michel, Paris, 2016, 363 p.
  4. Chabbi Jacqueline, Les trois piliers de l’islam. Lecture anthropologique du Coran, Seuil, Paris, 2016, 372 p.
  5. Benotmane Thierry, Le kérygme coranique. Un défi lancé à la raison historienne (t. 1), et La réhistoricisation du kérygme coranique. Confrontation intertextuelle de commentaires coraniques avec les textes sources judéo-chrétiens (t. 2), « Pensée religieuse et philosophique arabe », L’Harmattan, Paris, 2015, 336 p. et 107 p.
  6. Mégarbané Patrick, Le livre descendu. Essai d’exégèse coranique, vol. 1, BoD, 2015, 386 p.
  7. Mamoun Abdelali (imam), L’Islam contre le radicalisme. Manuel de contre-offensive, Éd. du Cerf, Paris, 2017, 223 p.
  8. Gawad Hicham Abdel, Les questions que se posent les jeunes sur l’islam. L’itinéraire d’un prof, préf. de R. Benzine, Éd. La boîte à pandore, Paris, 2016. 321 p.
  9. Khoddami Alireza, Discours religieux des jeunes en Iran. Les nouveaux visages de la religion, « Iran en Transition », L’Harmattan, Paris, 2015, 226 p.

6013. Depuis les années 1970, s’est développée dans les milieux universitaires une critique radicale des origines de l’islam et des sources islamiques, qui ont en fait été rédigées bien postérieurement aux événements. Françoise Micheau, très au courant de toutes les publications universitaires sur le sujet, donne des jalons pour se situer dans ce foisonnement de publications et de questions. Chaque chapitre de ce livre extrêmement bien documenté, Les débuts de l’Islam. Jalons pour une nouvelle histoire, est suivi d’une bibliographie abondante.

61Plusieurs sujets liés aux origines de l’islam sont ainsi passés au crible :

62D’abord la question de la méthode : Comment les musulmans ont-ils écrit leur histoire ? L’historiographie sunnite des premiers siècles est polyphonique et même discordante ; l’historiographie chiite apporte une autre vision des débuts de l’islam, parfois même une vision opposée.

63Que se passait-il dans la péninsule arabique avant la naissance de l’islam ? À la lumière des travaux actuels, l’A. met en garde contre la tentation de lire l’époque préislamique à la lumière des évolutions ultérieures et de la tradition islamique. La recherche critique met en effet fortement en question la tradition d’un Prophète mettant fin à une période d’ignorance et d’anarchie.

64C’est bien entendu la figure du Prophète et son « impossible » biographie qui sont ensuite étudiées. La communauté musulmane a construit une figure idéalisée et normative du Prophète « dont les faits et gestes, donnés en exemple à la communauté des croyants, fondent les principales dispositions du droit et des pratiques de l’islam » (p. 76). De Rodinson jusqu’à Tagel, plusieurs chercheurs ont montré comment la Sîra du Prophète relève d’un projet littéraire, théologique et politique. Le chapitre « Le Coran à l’épreuve de l’histoire » montre lui aussi que la constitution du texte « canonique » a été longue et complexe, dans un contexte politique et religieux marqué par les conflits.

65C’est à une même déconstruction d’une histoire homogène et idéalisée que l’A. se livre dans les chapitres sur les conquêtes de l’islam et sur les premiers siècles.

66En conclusion, l’histoire des débuts de l’islam est un vrai champ de recherches, où l’archéologie et la numismatique peuvent apporter leur concours à l’étude critique des textes. La dimension religieuse de l’islam n’est pas étudiée pour elle-même par l’A., qui fait surtout œuvre scientifique d’histoire.

6714. L’ouvrage, La personne en Islam. Liberté et témoignage, est paru la première fois en 1967 au PUF. L’actuelle réédition arrive dans un climat tendu où la personne humaine est bafouée, souvent au nom de l’islam. Le lecteur trouvera un penseur marocain engagé qui, au nom des principes de l’islam, s’inscrit dans le courant personnaliste, suivant la mouvance d’Emmanuel Mounier. La première partie (p. 25-73) revient sur ce que Mohamed Aziz Lahbabi (1923-1993) désigne par les données de base et les données constitutives, autrement dit, ce qui, à partir du Coran et de la Sunna (la tradition prophétique), rend possible les assises du personnalisme musulman en termes d’autonomie et de liberté, d’égalité et d’épanouissement de soi. En rapport avec la philosophie de Bergson, l’A. inscrit ce personnalisme dans l’agir éthico-social. La deuxième partie (p. 77-122) émet certaines réserves et interrogations pour mieux mesurer où en est le personnalisme musulman aujourd’hui. Ici, « l’aujourd’hui » renvoie à l’époque de la première édition.

68L’introduction rédigée par Markus Kneer, théologien allemand et responsable du dialogue islamo-chrétien dans le diocèse de Paderborn, est suggestive. Elle souligne l’enracinement philosophique de la pensée de l’A., inscrite dans une trajectoire de vie marquée par deux cultures, orientale (maghrébine) et occidentale (française). Le personnalisme qui en émane témoigne ainsi de ce dialogue vécu à l’intérieur de la personne elle-même dans toutes ses dimensions. Kneer rend bien compte de ce personnalisme, articulé autour du témoignage et d’une liberté qui s’exprime suivant trois modalités interdépendantes : la liberté répondante qui prend appui sur le dépôt divin en l’homme (appelé amâna, suivant la lecture du Coran 33, 72-73), la liberté créatrice valorisée par l’effort de la personne (l’ijtihâd) et la liberté coopératrice par la raison (‘aql).

69Incontestablement, la réédition de cet ouvrage rappelle l’effort entrepris par un certain nombre de penseurs musulmans, tel Muhammad Iqbal, d’un personnalisme qui puise ses racines dans la foi islamique. Elle témoigne aussi d’une réflexion qui n’a pu être actualisée. Le lecteur pourra ainsi regretter l’absence d’une approche davantage critique, ou un certain parti pris. En effet, la volonté de retracer les grandes lignes de ce que Lahbabi appelle « l’Islam originelle » le pousse à considérer le Coran et la Sunna comme étant coupés de tout contact avec l’hellénisme (voir Préliminaire, p. 23), ou encore à passer sous silence l’apport biblique à l’époque de l’émergence de l’islam. L’A. est tributaire d’une vision binaire selon laquelle l’islam pré-islamique était entièrement païen, ou encore d’un égocentrisme tribal, en opposition avec la conception islamique de l’individu qui pose d’une façon articulée le rapport entre le croyant et la communauté (p. 27-28). Ce qui le conduit également à écrire sans nuance le fait que pour l’islam, « Dieu est senti par nous, il vit en nous » (p. 51) ou encore que l’homme est à l’image de Dieu (p. 66).

70L’attitude quelque peu apologétique de l’A. se ressent dans sa façon d’aborder la question de la liberté ou de l’égalité. La complexité dans le Coran et dans la pensée islamique du rapport entre liberté et justice a conduit à ordonner la première à la seconde, voire à la lui subordonner. L’absence de critique à ce niveau fait écho à la problématique de l’égalité homme/femme ou encore musulman/non-musulman. Dans le premier chapitre de la deuxième partie, intitulé « Réserves et interrogations », les paragraphes qui concernent la situation de la femme (p. 85-93) glissent vers une forme de justification assez répandue, restant en-deçà de ce qu’un lecteur, sensible au personnalisme critique d’un ordre établi, puisse espérer. Comme signe d’une pensée inscrite dans un contexte qui a changé, la façon avec laquelle l’A. parle de la salafiya (le salafisme), « grâce à laquelle, dit-il, la porte de l’ijtihâd s’est ré-ouverte » (p. 106). À cette époque, la salafiya était synonyme de l’islam authentique, expression qui apparaît à la p. 109. Sans recul, Lahbabi parle de l’islam orthodoxe sans dire ce que recouvre cette indication (p. 116). À vouloir démontrer la légitimité d’un personnalisme islamique fondé sur ses principes majeurs, notamment le Coran et la Sunna, l’A. a réduit sa lecture critique, donnant l’impression d’avoir, en quelque sorte, essentialisé un islam qualifié d’orthodoxe et authentique, passant sous silence les complexités, les débats et les sensibilités qui constituent des interprétations, parfois opposées de la personne en islam.

7115. Enseignante à l’université tunisienne et membre associé au Laboratoire d’Études sur les Monothéismes du CNRS, Ouardi Hela, aborde dans cet ouvrage, Les derniers jours de Muhammad, une question délicate et difficile. Délicate car elle concerne la figure emblématique de l’islam, Muhammad. Elle est délicate en raison du caractère sensible dans le contexte actuel marqué par une hypertrophie émotionnelle d’un côté et d’une grande sauvagerie au nom du prophète de l’islam de l’autre. La question est difficile parce qu’elle concerne ses derniers jours en confrontant une importante quantité d’informations, à distance de la construction dogmatique tardive. À juste titre, elle souligne dès l’ouverture à quel point « aujourd’hui, l’adoration des musulmans pour leur Prophète est poussée à un tel paroxysme qu’une véritable obsession du blasphème entoure le personnage. La vénération dont il est aujourd’hui auréolé l’a en quelque sorte fossilisé » (p. 15). Une vénération qui produit un rapport complexe à la mémoire, symptomatique du rapport aux origines et du malaise actuel dans la façon de se situer dans le monde moderne.

72Malgré cela, H. Ouardi réussit excellemment bien cet exercice. Elle aborde d’une façon magistérielle et rigoureuse l’étude des sources léguées par la tradition musulmane, qu’elle soit sunnite ou chiite. Rien que sur le plan méthodologique, cet ouvrage mérite une attention particulière. Aussi, loin de livrer des matières brutes entrecoupées par des commentaires, l’A. a réussi à retracer les derniers jours de Muhammad en mettant en récit les informations recueillies et confrontées. L’ouvrage se lit comme une intrigue qui met en lumière les failles et les contradictions autour de la mort mystérieuse de Muhammad, révélatrice de l’orientation politique du début de l’islam. L’intérêt de l’ouvrage n’est pas seulement méthodologique. Sur le plan épistémologique, il aide à déconstruire la mythification qui s’est opérée à travers les siècles pour asseoir un pouvoir califal, en aseptisant une parole d’autorité anhistorique. Or, l’historicisation que réalise l’A. ne conduit pas uniquement à une démythologisation, elle humanise à nouveau la figure prophétique dans sa complexité historique.

73Des dernières expéditions de Muhammad en 629 et en 631 jusqu’aux obsèques, tout est examiné suivant la confrontation des sources. Elle montre que les complots contre Muhammad sont de son vivant, des tentatives d’assassinat, ou encore d’empoisonnement. Contrairement à l’histoire présentée, les tensions n’ont pas débuté après la mort du prophète de l’islam. Il fut témoin des déchirements, reflétés par les clans et la famille, à travers aussi le jeu des épouses, notamment ‘Aïsha (la fille d’Abu Bakr, futur premier calife), Hafsa (la fille de ‘Umar, deuxième calife) et de la fille Fatima, l’épouse de ‘Alî, cousin et quatrième calife. Après son pèlerinage à la Mecque en 632 et son discours d’adieu, la question de la succession de Muhammad provoque des complots et des jeux d’alliance. Au-delà des questions strictement politiques, l’A. mentionne aussi des phénomènes d’apostasie du vivant de Muhammad et l’émergence de « prophètes » concurrents. Muhammad ne semble pas un chef incontesté. Plus encore, elle envisage sérieusement l’hypothèse d’une mort par empoisonnement, et d’une défection par les cercles les plus proches. Comment se fait-il qu’Abu Bakr ne soit pas au chevet de son ami au moment de sa mort ? Pourquoi certains récits laissent entendre que ‘Aïsha était absente à son enterrement, et ce malgré que d’autres textes décrivent la mort de Muhammad dans sa chambre ? Pourquoi a-t-on repoussé l’enterrement du prophète de l’islam jusqu’à sentir la décomposition du corps ?

74L’examen de la mort mystérieuse de Muhammad et des événements l’entourant (expéditions, discours d’adieu, difficulté à nommer clairement un successeur…) conduisent l’A. à contester la figure de Muhammad comme fondateur d’une nouvelle religion. Tout indique sa volonté d’aller à Jérusalem et de préparer la venue imminente du Messie en Syrie. Cette dimension eschatologique tranche avec une image guerrière d’un islam politique et conquérant. Elle explique pourquoi ceux qui semblent l’avoir reconnu comme « prophète », tel le moine nestorien Bahîrâ ou Waraqa Ibn Nawfal ne se sont jamais convertis à l’islam. La dimension eschatologique de son discours d’adieu implique la non-nécessité d’un successeur. Selon H. Ouardi, c’est la mort de Muhammad qui a donné lieu à la naissance de l’islam comme religion distincte, conquérante, comme un socle pour asseoir l’autorité d’un pouvoir politique incarné par Abu Bakr et ‘Umar, et plus tard ‘Uthman. C’est ce qui explique aussi pourquoi après la mort du prophète de l’islam, on a voulu rassembler les feuillets du Coran, écrire sa biographie, évoquer ses dires. Muhammad sert une légitimation du pouvoir, alors que certains événements (sa naissance, ses origines…) ou certains lieux marquants (comme par exemple sa tombe), paraissent complètement négligés. Aussi, l’étude des sources non-musulmanes mais contemporaines de Muhammad, permet de réexaminer le calendrier biographique de Muhammad. Si on avait des doutes sur la date de sa naissance, l’A. émet des doutes sur la date de sa mort qui semble postérieure à 634.

75Plus qu’un ouvrage d’histoire, cette étude assoit les bases méthodologiques d’une approche contemporaine dans l’examen et la confrontation des sources. Son contenu ne dessine pas uniquement une image plus humaine d’un prophète mythifié par la mémoire collective, mais donne aussi à penser, à nouveaux frais, les questions fondamentales. Fruit d’une élaboration documentée et sérieuse, il se laisse lire comme un roman. Même si l’intrigue n’est pas complètement dénouée, elle permet une sérieuse prise de recul, ô combien salutaire dans un contexte de crispation et de fixation idéologique et mortifère.

7616. Agrégée d’arabe et docteure ès lettres, Jacqueline Chabbi poursuit dans Les trois piliers de l’islam. Lecture anthropologique du Coran, ce qu’elle a déjà proposé comme hypothèse de travail dans ses précédents livres, notamment celui qu’elle a publié en 1997 (réédité en 2013, CNRS) sous le titre : Le Seigneur des tribus. L’islam de Mahomet. Dans l’un, comme dans l’autre, Chabbi cherche à contrecarrer certaines hypothèses qui font de l’islam une dérivation juive, chrétienne ou judéo-chrétienne. Pour elle, l’émergence de l’islam est fondamentalement liée à son contexte arabe. Méthodologiquement, elle se base essentiellement sur le Coran pour décrypter le sens parfois oublié des mots ou encore transposé dans d’autres univers symboliques. L’approche anthropologique qu’elle applique s’appuie sur l’anthropologie arabe de l’époque de Muhammad, loin des prismes médiévaux, surtout ceux des commentateurs et des hadîth-s (paroles attribuées à Muhammad), collectés aux IXe et Xe siècles. À l’époque des premiers califes entre 632 et 661 ou encore des Omeyyades, le ralliement était d’abord social et non religieux. Ainsi, pour mieux saisir l’imaginaire collectif, la clé de compréhension ne peut être que de type anthropologique. Pour éviter ce qu’elle appelle les « extrapolations et anachronismes », Chabbi se garde d’inscrire l’islam, comme le font de nombreux chercheurs, surtout en Allemagne, dans un contexte large appelé l’Antiquité tardive (p. 32).

77Selon l’A., comprendre le Coran, c’est le situer dans le contexte de l’Arabie aride où trois notions majeures fonctionnent comme des clés de lecture majeures qui structurent l’ensemble du discours. « Alliance », « guidance » et « don », sont ces trois piliers qui rendent possible le décryptage du message coranique. À ses yeux, les éléments bibliques importés plus tard seront par la suite mêlés aux matériaux locaux (p. 40). Muhammad parlait d’abord et avant tout le langage des clans qui l’entouraient. Le rapport à la divinité suit aussi ce schème de pensée. La conclusion de la première partie sur la notion d’alliance est claire : « Quelle que soit sa dénomination, le divin n’échappe pas à la fonctionnalité de l’alliance. Celle-ci est toujours collective. L’homme qui s’engage le fait au nom de son groupe, qu’il conduit à sa suite dans la prospérité ou entraîne vers sa perte en fonction de l’alliance qu’il aura choisie. Le Coran mekkois ne cesse d’en porter l’augure, s’inscrivant pleinement dans une fonctionnalité sociale dont il ne peut se départir » (p. 152).

78D’où le deuxième pilier anthropologique : la guidance. Dans un contexte désertique aride, le principal objectif est de préserver la vie en évitant la mort. Or dans un environnement difficile, tout déplacement est chargé de péril. La perte de la route est la première des hantises et le seigneur est celui qui fait éviter les espaces de danger. Pour elle, Muhammad n’était pas caravanier, il n’était pas lui-même le guide. Le mot « oumma » que l’on traduit par communauté, désigne, dans ses usages coraniques, la « voie » ou le « guide » qui mène à la bonne voie (p. 184).

79Le troisième pilier, le don, est inséparable de l’alliance. À l’opposé du don, le kufr, très souvent traduit par apostasie, renvoie principalement, dans le contexte coranique à l’ingratitude. Le don divin a d’abord comme assise le don tribal (p. 269). La rétribution eschatologique est habitée par le paradigme foncier tribal. Plus encore, le châtiment divin correspond au don du pire (p. 278). Là aussi, les représentations du châtiment trouvent leur enracinement dans le contexte tribal et désertique de l’Arabie aride. L’A. relit un certain nombre de notions, comme le terme de « houri », ou certaines interdictions, comme celle du vin, d’une façon complètement différente de leur usage médiéval tardif relatif à l’époque abbasside. C’est justement l’intégration d’une population allogène à partir du IXe siècle qui conduit à l’émergence d’une religion nouvelle (p. 351).

80Même si l’hypothèse de J. Chabbi n’est pas nouvelle, sa proposition de lire le texte coranique suivant une clé anthropologique est intéressante. Le lecteur découvrira un autre horizon de sens d’un certain nombre de passages, souvent problématiques. Néanmoins deux réserves méritent d’être soulignées. La première concerne la volonté de l’A. de pousser jusqu’au bout son idée d’un islam originel arabe préreligieux et extérieur à tout biblisme, risque de laisser entendre que l’islam originel ou celui de la Mecque, est le pur produit du contexte arabique de l’époque de Muhammad, indépendamment de toute connexion religieuse. Ce qui rend incompréhensible le départ de Muhammad de la Mecque à Médine, à 450 km environ, dans un contexte juif ou judéen (nazoréen) quand les difficultés et les pressions sont apparues. Comment le groupe autour de Muhammad, complètement et uniquement imbibé par le contexte arabe de la Mecque, a-t-il pu entendre les récits à résonance biblique s’il n’avait aucun substrat de précompréhension ? Chabbi elle-même mentionne les indices qui laisseraient entendre leur présence (p. 238-240).

81La seconde réserve concerne son appréciation de la violence. Il y a comme un paradoxe où d’un côté Chabbi veut à tout prix démontrer que le Coran répond fondamentalement à un contexte tribal d’alliance, de guidance et de don où sociologiquement et anthropologiquement l’ingratitude est sanctionnée et, de l’autre, sa volonté de considérer que le passage à l’acte vis-à-vis des tribus juives n’a rien de coranique parce qu’il répondait à une logique sociale et tribale (p. 244). Pour elle, la violence exprimée dans le texte coranique est uniquement prédictive et ne peut être effective parce l’accueilli (Muhammad) était aussi le protégé du clan local. On touche ainsi à la limite de la seule lecture anthropologique puisqu’il s’agit d’une concurrence entre deux fonctionnements tribaux : d’un côté la rupture de contrat en cas de trahison ou d’ingratitude qui légitime la violence, et de l’autre les règles d’hospitalité.

8217. Malgré leur publication sous deux titres différents, Le kérygme coranique. Un défi lancé à la raison historienne (t. 1), et La réhistoricisation du kérygme coranique. Confrontation intertextuelle de commentaires coraniques avec les textes sources judéo-chrétiens, ces deux tomes se lisent ensemble. Il est même préférable de parcourir le t. 2 pour mieux comprendre l’analyse du t. 1. Pour rendre compte du contraste entre la déshistoricisation du Coran et la réhistoricisation par ses commentateurs, Benotmane Thierry étudie la sourate de la Caverne (s. 18), et plus particulièrement le récit des Sept Dormants (1-26), suivant une approche intertextuelle. Il démontre le passage d’une privation par le texte coranique de tout repère historique dans sa transformation du texte-source en un kérygme intemporel, à une historicisation par les commentateurs à l’aide du texte-source.

83Cette hypothèse devient assez claire quand il confronte le commentaire de Tabarî (838-923) avec les deux versions, syriaque et grecque, du Pseudo-Denys de Tell-Mahré (817-845) et de Syméon Lagothète, surnommé le Métaphraste (mort en 987). C’est en lisant la version syriaque que l’on découvre qu’il s’agissait de Huit Dormants, alors que dans la version grecque, on n’en dénombre que Sept. Si ces deux récits traduisent une légende qui remonte au IVe siècle, on comprend mieux le débat sur le nombre dans le texte coranique. D’une façon intéressante et synthétique les p. 186-192 ressaisissent les présupposés théologiques de l’exégèse classique qui ne questionnent pas le texte coranique dans son rapport aux textes-sources. Le dogme de l’inimitabilité du Coran les en empêchait.

84En analysant le commentaire de Tabarî (au ch. 7), l’A. souligne sa dépendance vis-à-vis de la version syriaque (p. 202). Les chapitres suivants montrent la réorientation de sens que feront plus tard les exégètes musulmans de ce récit, en l’inscrivant dans le contexte des controverses de la communauté primitive, ou encore en lui donnant une portée eschatologique. Très intéressante, la conclusion récapitule ce que l’on pourrait appeler les principes méthodologiques de l’exégèse narrative coranique qui doit se nourrir de la tradition judéo-chrétienne ou encore de la réhistoricisation du kérygme à l’aide de l’approche intertextuelle.

85Cet ouvrage aurait sans doute mérité une réécriture davantage synthétique, éliminant les quelques répétitions ou développements relatifs à un travail de thèse, mais il présente un réel atout dans l’étude de l’exégèse coranique. Malgré la grande qualité académique de ce travail, trois remarques critiques de nature différente sont ici formulées.

86En effet, alors que l’A. se montre attentif au phénomène d’historicisation, il rapporte à la p. 12 (note 5), sans le préciser et sans précaution aucune, le récit de la collecte du texte coranique selon la version sunnite classique, comme si c’était une histoire réelle non recomposée, or l’A. n’ignore pas les travaux d’A.-L. de Prémare (cité dans sa bibliographie). Deuxième remarque sous forme de question : qu’est-ce qui justifie la traduction des « isrâ’iliyyât » (récits israélites) par « judéo-chrétiens » ? Enfin, la troisième remarque concerne une difficulté, signalée par l’A., à saisir le sens du mot « al-Raqim » chez les exégètes du texte coranique. Alors qu’il cherchait à éclairer méthodologiquement les lacunes d’interprétation par l’univers syriaque, l’A. semblait ignorer les travaux de Christoph Luxenberg, disponibles en allemand et en anglais avec quelques articles en français, sur une interprétation plausible de ce terme. En le remettant dans sa forme syro-araméenne, Luxenberg estime qu’il s’agit d’une erreur de transcription puisqu’il faut lire « al-Raqid » qui signifie « dormant » et non « al-Raqim ». C’est dire l’importance de conjuguer lecture intertextuelle et critique philologique.

8718. D’origine syrienne et ancien élève de Polytechnique, Mégarbané Patrick est arrivé à l’étude du texte coranique à partir de la poésie arabe. Ses travaux portaient principalement sur certaines figures emblématiques comme celle d’al-Mutanabbî (Xe s.) ou d’al-Ma‘arri (XIe s.). Cet essai, Le livre descendu. Essai d’exégèse coranique, publié à compte d’auteur, mérite l’attention des spécialistes en raison de sa rigueur méthodologique et de sa qualité argumentative et démonstrative. Même s’il manque parfois de vitalité ou une sorte de confrontation avec d’autres types de lecture, l’ensemble demeure pertinent.

88À distance d’une lecture classique qui part d’un a priori dogmatique du statut du texte coranique, l’A. analyse le texte à partir de lui-même, le considérant comme un texte autoréférentiel, qui se comprend à partir de sa propre rhétorique. La thèse principale sous-jacente à cet ouvrage consiste à dépasser une lecture strictement théocentrée du Coran selon laquelle Dieu est supposé être l’unique locuteur pour faire apparaître la place de Muhammad. À l’aide du texte lui-même (comme par exemple le début de la sourate 11) et non d’une lecture historique ou critique, l’A. fait apparaître l’implication du messager locuteur. À plusieurs reprises, il cherche à démontrer que le Coran ne tranche pas entre les antinomies, il ne les synthétise pas non plus, mais il fait coexister les antithèses dans une forme d’aporie.

89Dix chapitres consolident cette lecture autour de thématiques variées, comme la Révélation, la temporalité, l’anthropologie et la question de la liberté ou encore la question du mal. À chaque fois, l’analyse de l’A. est suggestive et son hypothèse d’une oscillation qui ne tranche pas, explique ce qui apparaît comme étant une juxtaposition d’affirmations antinomiques. Concrètement, elle permet de rendre compte de la pluralité des lectures que les musulmans continuent à faire, accentuant jusqu’à l’excès l’une des approches disponibles. En s’appropriant le texte coranique de cette manière, on voit une critique forte et justifiée des postures classiques qui restent sur le registre de l’évidence.

90Le lecteur peut s’interroger sur le choix d’écrire coran avec une minuscule, il peut regretter une écriture parfois peu synthétique qui tend à noyer les principales intuitions justement et rigoureusement démontrées. L’universitaire notera l’absence de références. Le débat et l’emprunt deviennent implicites. L’A. a-t-il sciemment ou inconsciemment adopté une écriture de style coranique, qui, à l’exception des citations coraniques, apparaît comme un texte autoréférentiel ?

9119. Comme indiqué dans le titre, L’Islam contre le radicalisme. Manuel de contre-offensive, ce livre se veut une déconstruction du radicalisme islamique de l’intérieur. Contrairement aux discours inopérants qui cherchent à vouloir dissocier l’islam de l’islamisme ou innocenter l’islam en considérant qu’il n’a rien à voir avec l’islamisme, Mamoun Abdelali pose un diagnostic lucide parce qu’il est conscient que l’idéologie islamiste est de nature théologique, sociologique et politique (p. 17). Ayant lui-même expérimenté les courants islamistes, le Tabligh par son oncle et l’UOIF par son propre itinéraire à Damas et à Paris, il connaît la teneur du discours fondamentaliste et néo-salafiste. Les onze chapitres qui rythment la progression cherchent à contrecarrer le discours radical par les mêmes outils, à savoir le Coran et la tradition prophétique, pour démontrer que l’islam n’est pas l’islamisme et qu’il n’est pas réductible au takfirisme, au salafisme, ou encore au djihadisme qui épouse une sorte de panislamisme, antirépublicain ou antidémocratique…

92Dans l’ensemble, la démarche est intéressante et lumineuse. L’imam Mamoun s’attaque aux fantasmes de certains musulmans fondamentalistes ou encore à des thématiques fortes telles que le califat qu’il qualifie d’une forme d’illusion (p. 120) ou encore le voile (p. 178). En toute sincérité, il cherche à montrer la profonde articulation entre sa manière de concevoir l’islam et les valeurs républicaines et démocratiques.

93Deux regrets cependant. L’un formel : il aurait été préférable de relire et de rectifier deux lignes qui risquent d’être totalement hermétiques certainement à cause de fautes de frappe (si ce n’est, ins de la terre : « ôes » : « ôau regard de Dieu pour leur piété) ; l’autre est une impression que l’on peut avoir à la lecture d’un certain nombre d’arguments. En effet, par moments, l’A. semble tomber dans le « piège » d’une forme d’apologétique, soit en édulcorant la réalité, soit en donnant des arguments peu convaincants. À tire illustratif : pour lutter contre le discours salafiste qui considère la femme comme étant inégale à l’homme, il cite un seul hadîth d’Abou Daoud : les femmes sont les sœurs égales des hommes (p. 63) et il tire la conséquence d’une égalité en droit et en devoir. À la p. 65, il va jusqu’à considérer qu’en islam la femme a des droits inaliénables comme le choix de l’époux, l’autonomie matérielle… À la p. 104, il considère que les conquêtes de l’islam ne visaient pas les conquêtes des territoires, mais l’ouverture à la paix, d’autant plus que « les conquêtes étaient une réponse à une violation d’un territoire ».

9420. Professeur de religion islamique en Belgique jusqu’en juillet 2017, Hicham Abdel Gawad fait écho des questions que lui renvoyaient les jeunes qui vivent à l’heure de la communication et des réseaux sociaux. La première partie de son ouvrage, Les questions que se posent les jeunes sur l’islam. L’itinéraire d’un prof, retrace son propre parcours en France. Avec clarté et lucidité, il montre comment il s’est posé des questions sur sa religion, sur l’existence de Dieu, sur le Paradis et l’Enfer, sa lecture du Coran et de la tradition prophétique… un itinéraire qui lui a fait croiser le chemin du salafisme à travers une rhétorique rôdée et efficace qui a failli le faire tomber dans ce qu’il appelle « l’obésité théologique morbide » (p. 43). C’est dans les universités belges, l’Université libre de Bruxelles (ULB) et l’Université catholique de Louvain (UCL), que l’A. découvre l’approche scientifique des religions, y compris, par rapport aux sources islamiques. C’est là aussi qu’il prend conscience d’une possible articulation entre données scientifiques et données de la foi (p. 95).

95La deuxième partie, plus courte, évoque son statut de professeur de religion islamique, les difficultés liées à la complexité de son statut, vis-à-vis des autres enseignants et des élèves. La troisième partie, la plus volumineuse, reprend les questions posées par les élèves et surtout la manière avec laquelle l’A. cherche à répondre, à déplacer ou à articuler croyance et approche scientifique.

96Que ce soit au niveau du parcours de l’A. ou dans sa manière de répondre et d’articuler différents niveaux d’intelligibilité, ce livre témoigne du courage d’un enseignant qui pousse ses élèves à aller plus loin dans la recherche du sens, seule en mesure de préserver des fondamentalistes qui ont un discours faussement rassurant. Un livre qui témoigne d’une époque complexe et critique. Complexe parce que le savoir n’est pas réservé à une catégorie de personnes, critique parce le rapport au savoir peut procurer des attitudes crispées et fermées. Que l’on soit dans un contexte de neutralité (comme en Belgique) ou de laïcité (comme en France), seule l’articulation des différents niveaux épistémologiques dans l’enseignement du fait religieux permet de ne pas opposer savoir et croire, données de foi et approches scientifiques, mais de conjuguer une rationalité en quête de sens et une foi questionnée par la réalité.

9721. Cet ouvrage, Discours religieux des jeunes en Iran. Les nouveaux visages de la religion, est de type sociologie religieuse. Son principal intérêt réside dans la manière de faire apparaître les transformations internes à la société iranienne dans son rapport au religieux. Basée sur des entretiens et des observations de l’intérieur, à partir de la ville de Chiraz, située au sud-ouest de l’Iran, cette étude vise à mettre en évidence le déplacement générationnel qui s’opère autour de l’identité religieuse. L’auteur, Khoddami Alireza, professeur à l’Université Azad en Iran et diplômé de l’EPHE/Sorbonne, veut démontrer qu’on est « dans une nouvelle ère ». L’objectif est désormais de comprendre les « différentes façons dont se construit la subjectivité religieuse de l’Iran postrévolutionnaire » (p. 14). Sans surprise, c’est le discours des jeunes qui est ici analysé.

98Quatre chapitres structurent la progression d’ensemble. Le premier, « Considérations préliminaires », revient sur la procédure de l’enquête, son cadre conceptuel et la population étudiée. On apprend déjà que les jeunes adultes de 15 à 45 ans, représentent 55% de la population totale estimée à plus de 70 millions de personnes. Principalement formée de chiites, cette jeunesse laisse apparaître des phénomènes nouveaux, marqués par l’essor d’un courant dit « d’intellectualisme religieux » et par la dissolution des idéaux révolutionnaires. Indéniablement, selon l’A., du moment où 73% des Iraniens ne font pas leur prière quotidienne, il devient aisé de comprendre l’émergence des modalités inédites de subjectivités religieuses.

99Témoignages à l’appui, le deuxième chapitre, « Le remaniement des représentations religieuses » montre que l’identité religieuse des jeunes rencontrés tend à perdre son caractère d’évidence (p. 40 et sv). On quitte désormais la croyance qui découle d’une forme héréditaire d’inscription sociétale en vue d’une recomposition suivant la trajectoire et l’attente de chacun. L’idée d’un jugement dernier basé sur la crainte d’un Dieu justicier cède la place à celle de miséricorde ; le paradis et l’enfer deviennent des perceptions d’ordre éthique relatives à la liberté individuelle. Dans ce sillage, l’attachement à l’Imam ne signifie plus une attitude servile. La foi ne réside pas dans la ritualité, mais renvoie à la découverte du trésor caché en chacun (p. 91).

100Le troisième chapitre, « Quelques modes de manifestation de la religiosité », analyse les mutations dans la pratique religieuse à travers les cérémonies collectives rituelles, à l’exemple d’Achoura (qui commémore l’assassinat des fils d’Ali au VIIe s.) ou encore de la retraite (e‘tekâf). En signe de déplacement, la volonté de vivre la commémoration dans la joie d’être-ensemble et non dans la tristesse et le deuil. Aussi, l’A. insiste sur ce que les jeunes considèrent être l’expression de leur choix et non seulement comme une contrainte familiale ou sociale. Dans ce contexte, les rapports entre hommes et femmes sont moins rigides.

101L’ultime chapitre, « Ethos de vie dans le monde », poursuit, sur la base des témoignages, les déplacements qui s’opèrent, faisant apparaître la construction d’une subjectivité religieuse. Même si celle-ci n’est « ni achevée, ni univoque, ni singulière » (p. 207), elle montre un désir de vivre autrement sa religiosité. Le souci d’esthétique, de recherche de beauté, veut se fonder sur la tradition prophétique, relue dans une sorte d’ijtihâd ou un effort d’interpréter en dehors de l’autorité des clercs (p. 189). Toutefois, ces relectures, ce « bricolage », comme l’A. le qualifie, reste à l’intérieur de structures de plausibilité, en utilisant des ressources symboliques disponibles (p. 201). D’où l’une de ses conclusions qui concerne la question de la sécularisation où il dit : « ce n’est pas en dépit du religieux que certains jeunes embrassent les valeurs de ce monde, mais c’est en son nom » (p. 205).

102Comme tout travail de type sociologique, basé sur une enquête, il convient de lire cette étude comme une tendance qui caractérise certains courants de la société iranienne, sans vouloir en faire l’unique prisme des changements qui l’habitent. L’attention accordée à cette thématique est doublement bénéfique. Elle montre la diversité qui traverse une grande nation comme l’Iran, mais aussi, elle fait apparaître les trajectoires d’une forme d’islam chiite qui oblige à ne pas rester focalisé sur sa forme sunnite, voire arabe. L’islam est pluriel et il ne produit pas des postures univoques.

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Avec le soutien de

Retrouvez Cairn.info sur

18.97.9.170

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions