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Article de revue

Théologie de la création et sciences

Pages 609 à 632

English version

I – Théologie de la création

1. Euvé François et alii. (Éds.), L’action créatrice. Ce qu’en dit la théologie, DDB, Paris, 2012.
2. Mies Françoise (Éd.), Que soit ! L’idée de création comme don à la pensée, Lessius, Bruxelles, 2013.
3. Pieper Josef, Le concept de création : la « philosophie négative » de saint Thomas d’Aquin, tr. fr. Pierre Blanc, « Josef Pieper », Ad Solem, Paris, 2010.
4. Edwards Denis, How God Acts : Creation, Redemption, and Special Divine Action, « Theology and the sciences », Fortress Press, Minneapolis, 2010.
5. Delio Ilia, The unbearable wholeness of being : God, evolution and the power of love, Orbis Books, Maryknoll, 2013.
6. Clavier Paul, Ex nihilo. 1. L’introduction en philosophie du concept de création ; 2. Les scénarios de « sortie de la création », « Philosophie », Hermann, Paris, 2011.
7. Breuvart Jean-Marie, Le questionnement métaphysique d’A. N. Whitehead, Chromatika, Louvain-la-Neuve, 2013.

11. Le premier ouvrage, L’action créatrice. Ce qu’en dit la théologie, représente les actes d’un colloque organisé conjointement par les trois facultés parisiennes de théologie sous la direction de François Euvé (Centre Sèvres – Facultés jésuites de Paris), Brigitte Cholvy (Theologicum de l’Institut catholique) et Jérôme Alexandre (Faculté Notre-Dame). Il en regroupe les six interventions principales : Éric Charmetant, « L’action créatrice à l’ère de la technoscience. Vers une amélioration de l’humain ? » ; Émilie Tardivel, « Le concept phénoménologique d’action » ; Pierre-Marie Hombert, « Les Pères de l’Église et la création » ; François Euvé, « Théologie de la création et science moderne » ; Alexis Leproux, « Une idée de nouveauté dans la Sagesse de Salomon » et Emmanuel Durand, « Quelques décisions intellectuelles en vue d’une théologie rénovée de la Providence ».

2Comme on le voit, c’est le concept d’action qui constitue le fil rouge des exposés. Dans un monde marqué par les sciences et les techniques, l’idée d’une action divine est devenue problématique (l’objection du mal est une difficulté classique, qui, sans être totalement ignorée, n’est pas abordée ici comme telle). Cela suppose une approche interdisciplinaire qui, outre la théologie, engage la philosophie et les sciences de la nature.

3L’intervention d’Éric Charmetant relève le défi posé par la « technoscience » lorsqu’elle s’applique à l’humain. Peut-on « améliorer l’humain » ? On repère derrière cela la valorisation de la notion de puissance qui recouvre une anthropologie individualiste contrastant avec la dimension fondamentalement relationnelle de l’humain. Le trait à souligner à propos de l’action de Dieu est « la limitation de sa propre puissance pour que de l’altérité et de la relation puissent advenir dans l’univers ». C’est une invitation adressée à l’humanité de s’autolimiter, « afin de permettre aux générations futures de poursuivre l’aventure de la divinisation de l’humain » (29).

4Le concept d’action est alors médité dans la perspective phénoménologique par Émilie Tardivel : « Réfléchir sur le concept phénoménologique d’action, c’est réfléchir sur l’essence même de l’homme » (31). Le philosophe tchèque Jan Patocka sert de guide à la réflexion grâce à son explicitation de l’être au monde de l’homme, caractérisé à la fois par une appartenance et un arrachement. « En se dévoilant dans et par son action, l’homme dévoilerait donc également l’excès du monde sur lui-même » (49). Cet « excès » désigne une possibilité d’ouverture vers la théologie.

5Le long article de Pierre-Marie Hombert est un petit traité de la création chez les Pères de l’Église. Au croisement de l’héritage biblique et de la pensée grecque, ces théologiens ont tenté de dire le propre de l’apport chrétien à propos de l’origine du monde. Reprenant un débat classique, l’auteur distingue « trois niveaux de parole » (51) : ce qui est commun aux deux mondes, biblique et grec ; ce qui est nouveau sans être spécifiquement chrétien ; ce qui constitue une théologie « marquée du sceau de l’alliance christique » (id.). La nouveauté est donc double : à l’égard de la pensée grecque mais aussi à l’égard de l’héritage vétérotestamentaire. Mais une difficulté vient du fait qu’il est pratiquement impossible de démêler les éléments qui seraient absolument « propres » à tel ou tel héritage, certains Pères eux-mêmes s’efforçant de montrer que les philosophes anciens empruntent leurs thèmes aux Écritures bibliques. Les éléments communs sont au nombre de trois : la bonté, la sagesse et la finalité humaine de la création. Les éléments nouveaux sont la dimension volontaire (Dieu crée le monde parce qu’il le veut, et non par nécessité ou caprice) et le ex nihilo. Enfin, ce qui est propre à la théologie chrétienne est la dimension trinitaire et le lien à l’économie du salut dans le Christ.

6L’intervention de François Euvé ramène vers la perspective scientifique moderne. La science moderne se distingue de la science antique en tant qu’elle valorise la transformation du monde sur sa contemplation. Ceci n’est pas sans rapport avec une conception de l’action divine comprise à travers la causalité efficiente.

7Parmi les livres bibliques qui traitent de la création figure le livre de la Sagesse. Il est présenté par Alexis Leproux. Ouvert au dialogue avec les courants de pensée du temps, il propose une théologie de la vie. « Le livre de la Sagesse est éloge de la vie », à l’intelligence de laquelle « aucun concept, aucune représentation » ne pourra se substituer (155).

8La contribution d’Emmanuel Durand ouvre le champ d’une théologie spéculative de la providence. La réflexion procède du contraste entre la « vive conscience de l’amplitude universelle de l’offre du salut » (157) et le caractère problématique de l’action salvifique de Dieu. Les thèmes du « retrait », de la « kénose », de la « discrétion », voire de l’« absence » de Dieu ont acquis droit de cité en théologie. Le but du propos est de fournir une base en vue d’élaborer une théologie renouvelée de l’action salvifique de Dieu.

9Le premier temps prend la mesure de la question soulevée aujourd’hui : « l’homme rationnel estime spontanément de façon minimale l’implication de Dieu dans les événements et les contingences qui bouleversent ou favorisent les hommes » (159). C’est dû à la fois au schème causal de la connaissance scientifique du monde et à la revendication d’autonomie de l’acteur humain. De plus, la faillite des grands récits reflue sur les grandes théologies de l’histoire du salut.

10Pour clarifier le terrain, l’auteur propose dans un deuxième temps une typologie de l’action divine, inspirée par celle d’Ian Barbour (Religion in an Age of Science, Londres, 1990). Elle comporte huit modèles : classique (souveraineté de Dieu), déiste, néo-thomiste, kénotique, existentialiste, linguistique (différents niveaux de langage), incorporation (le monde comme « corps de Dieu »), process (inspiré de la philosophie du même nom : voir no 7). Comme base d’un travail futur, Emmanuel Durand ne retient que les modèles classique, néo-thomiste, kénotique et existentialiste.

11Un troisième temps consiste à passer en revue les divers qualificatifs qui peuvent s’appliquer à l’action divine : générale ou spéciale, interventionniste ou non, subjective, fonctionnelle ou objective, compatible ou incompatible. Sa conclusion est qu’« il y a place pour une action divine spéciale d’un autre ordre [ni générale et constante, ni interventionniste], qui soit appliquée par Dieu en sa Providence salvifique à des individus, des phénomènes et des événements singuliers, tout en étant compatible avec certaines propriétés intrinsèques des processus naturels, qu’ils soient physiques, historiques ou humains » (185).

12Dans le choix des modèles d’action divine, l’auteur met vigoureusement l’accent sur la « transcendance radicale de Dieu » (176), sur la distinction entre Créateur et créature (ce qui le fait repousser les deux derniers modèles). Cette radicalité est tempérée par l’affirmation que « l’acte créateur est foncièrement un acte d’alliance, en vue d’une amitié plus élevée encore » (186). Cela retrouve l’intuition barthienne. On peut penser qu’il s’agit d’une piste féconde pour éviter les apories du schème concurrentiel.

132. Un autre colloque sur le thème de la création, Que soit ! L’idée de création comme don à la pensée, s’est tenu sous la direction de Françoise Mies aux Facultés jésuites de Namur (Belgique). Les interventions sont plus nombreuses car l’ouverture du champ est plus vaste. La dimension interdisciplinaire est encore plus marquée, puisqu’elle inclut les études bibliques (Ancien et Nouveau Testaments : André Wénin, Maurice Gilbert, Yves-Marie Blanchard, Marc Rastoin, Françoise Mies), patristiques (Amandine Nickell et Bernard Pottier), théologiques systématiques (Benoît Bourgine et Laura Rizzerio), interreligieuses (David Banon, Emilio Platti et Jacques Scheuer), aussi bien que le rapport aux approches scientifiques, naturelles et humaines (Édouard Herr, François Euvé, David Doat, Dominique Lambert et Nathanaël Laurent) et à la création artistique (François Boespflug et Philippe Charru). La dimension philosophique est un peu le parent pauvre, malgré le texte de David Doat à partir de la pensée de Claude Bruaire, mais il s’agit d’une approche un peu latérale.

14On ne présentera pas ici l’ensemble des interventions, certaines reprenant d’ailleurs des thèses déjà présentées dans des écrits plus développés des mêmes auteurs.

15Benoît Bourgine propose un état des lieux de la théologie contemporaine de la création. La modernité a déplacé les frontières et obligé la théologie à l’« invention » (133). La première partie expose l’évolution entre les deux conciles du Vatican, reprenant l’article de Christoph Theobald, « La théologie de la création en question » (RSR 81 [1993], p. 613-641). L’idée de création se déplace d’une philosophie de la nature vers une histoire de l’alliance (139). Le deuxième temps s’arrête sur un auteur qui a fortement marqué ce tournant, Karl Barth. Deux décisions marquent sa démarche : la connaissance de Dieu ne relève pas du concept mais d’une histoire dont Jésus-Christ est le centre (143). Le troisième temps s’intéresse à la théologie francophone récente, à partir de deux auteurs, Adolphe Gesché et François Euvé. À la différence de Barth, le premier redonne place au cosmos et le second introduit le thème du « jeu » dans ce champ théologique. La thèse de l’auteur est que « le niveau théologique, distinct des plans philosophique et scientifique, est seul à même d’en déployer la richesse et d’en accomplir les promesses » (153). L’accent est mis sur la liberté créatrice. « L’idée de création consiste à placer au principe de tout une intention d’une générosité telle qu’elle assume le risque d’enclencher une histoire encore à écrire et qui, pour ce faire, ne craint pas de susciter des êtres appelés à répondre d’eux-mêmes et de leur destinée » (id.).

163. La réflexion philosophique de Josef Pieper veut dire toute l’importance qu’il donne au concept de création, Le concept de création : la « philosophie négative » de saint Thomas d’Aquin. L’enjeu est contemporain : la raison philosophique « désespère d’atteindre jusqu’à l’essence même des choses et leur fondement ultime » (François-Xavier Puttalaz dans sa Préface). Il s’agit de relever la raison en lui rendant l’espérance que les choses sont « intelligibles en elles-mêmes ». Telle serait la fonction de la théologie à l’égard de la philosophie.

17Toutefois, en lecteur averti de Thomas, Josef Pieper n’oublie pas cette sentence du Docteur commun : « Les essences des choses nous sont inconnues ». Sa démarche consistera en une volonté de réconcilier « réalisme » et « agnosticisme » : les choses sont intelligibles mais leur intelligibilité déborde l’intelligence humaine.

18C’est dans la notion de création, centrale dans la pensée de Thomas d’Aquin, que Josef Pieper trouve son inspiration. Hormis le Créateur, rien n’existe qui ne soit créature et c’est cela (la « créaturalité ») qui détermine la structure interne de l’être. Ce concept est « le centre de [son] interprétation philosophique du monde » (21), ce que s’efforce de montrer le premier chapitre. La confrontation avec l’athéisme sartrien est révélatrice. Pour Sartre en effet (comme pour saint Thomas !), « il n’est d’essence des choses que conçues » (26). Mais les conséquences, évidemment, divergent : pour la pensée athée, la négation de la création entraîne la négation de l’essence.

19Les deux chapitres suivants développent deux thèses en apparence antinomiques, mais que le dernier (court) chapitre s’efforcera de réconcilier : du fait de leur nature de « créatures », les choses sont à la fois « connaissables » (« réalisme » thomiste classique, mais qui risque le rationalisme) et « insondables » (ou « incognoscibles », pour éviter un agnosticisme par trop « kantien »). Cela rejoint la « docte ignorance » : « seul celui qui touche la lumière en voyant connaît que la luminosité du soleil surpasse notre pouvoir de vision » (43). C’est dans l’espérance que s’opère la réconciliation (on pourrait rapprocher cela des réflexions de Jean Ladrière sur « l’espérance de la raison ») : « le connaissant est vu comme un viator, comme quelqu’un qui est en route » (44).

204. Avec Denis Edwards, nous revenons au thème de l’action divine, How God Acts : Creation, Redemption, and Special Divine Action. Les questions de départ sont similaires à celles que nous avons relevées dans les ouvrages présentés ci-dessus, à la différence que la vision scientifique du monde rencontre la question du mal. La première est d’ailleurs moins inspirée par la physique (et son inclinaison fréquente vers un modèle déterministe) que par la biologie de l’évolution. On retrouve ce qui scandalisait Darwin : comment cette évolution peut-elle se faire au détriment de tant d’êtres vivants ?

21Une autre caractéristique de l’ouvrage est de se plonger d’emblée dans la révélation en Jésus-Christ. C’est dans l’Évangile qu’il convient de chercher le lieu qui peut nous ouvrir l’intelligence de l’action divine. Le deuxième chapitre parcourt ainsi les récits évangéliques, montrant comment Jésus fait participer ses disciples à son action. Une phrase d’Augustin résume le propos : « Dieu ne veut pas sans nous et nous ne pouvons pas sans Dieu ». C’est dans l’extrême vulnérabilité de la croix que se révèle l’authentique puissance divine. Celle-ci éclatera dans la résurrection, qui est « le sens même de la création » (104).

22Ainsi la création est vue davantage sous l’angle de la cause formelle (sous la figure de l’amour) que de la cause efficiente, dominante dans la pensée moderne. La référence à Rahner est explicite : « Dieu crée en communiquant sa propre réalité divine et en faisant d’elle un élément constitutif dans l’accomplissement de chaque créature » (43).

23C’est sur ce fond que sont abordées dans les chapitres suivants les diverses questions qui se rapportent à l’action divine (en particulier la question des miracles). Dans une telle perspective, on ne peut connaître cette action de l’extérieur. La distinction objective entre action du Créateur et action des créatures tend à s’estomper. C’est plutôt affaire de révélation des « potentialités que Dieu avait placées dans le monde naturel depuis le commencement » (105).

24La participation à l’agir salvifique ne se limite pas à l’humanité. Notre divinisation est profondément liée à celle du reste du créé (153). L’auteur s’efforce d’élaborer une théologie cosmique de la rédemption, qui serait certainement à développer (cf. Denis Edwards, « Every sparrow that falls to the ground : the cost of evolution and the Christ-event », Ecotheology, 11 [2006], p. 103-123). Sans doute est-il pertinent de parler d’une transformation radicale du monde, mais il faut tenir aussi la fidélité de Dieu à sa parole créatrice.

255. La perspective écologique constitue l’arrière-plan de la réflexion de la théologienne franciscaine américaine Ilia Delio, auteure, entre autres, d’une réflexion sur l’action divine (« Does God “act” in creation ? A Bonaventurian response », The Heythrop Journal, 44 [2003], p. 328-344). La démarche de The unbearable wholeness of being : God, evolution and the power of love, part de la faillite de la pensée moderne, en tant que le modèle mécanique de monde qu’elle promeut, qui se voulait une promotion de la liberté humaine, débouche sur son contraire : un monde où, comme Jacques Monod le reconnaissait, il n’y a pas de place pour l’homme.

26Mais ce modèle mécanique n’est pas le dernier mot de la connaissance scientifique. L’idée d’évolution du vivant, si on la prend au sens radical sans la rapporter à un déterminisme sous-jacent, s’oppose au mécanisme. L’auteur de référence pour la théologienne sera Pierre Teilhard de Chardin, découvrant « une nature passionnément vivante, vibrante, imprégnée d’énergie et de croissance » (37). Un apport central de Teilhard est d’avoir proposé l’amour comme force cosmique fondamentale, ou, plus précisément, « la loi de l’évolution écrite sur le cœur humain » (184).

27Le propos est une longue méditation sur ces thèmes, qui réhabilite le « grand récit » du vivant, rapproché de l’histoire du salut. Ne se situant pas principalement sur le terrain académique, il est difficile d’en discuter toutes les thèses en détail. L’ouvrage est significatif d’une ligne de pensée influente qui combine vision évolutive, écologie (comme communion de tous les êtres) et interreligieux (référence à Raimon Panikkar). Je relèverais simplement la quasi-absence de toute dimension dramatique (malgré un chapitre sur la souffrance et une référence à Balthasar). Le cosmologique l’emporte sur l’historique : « La voie cosmologique cherche à comprendre la personne de Jésus-Christ au sein d’un contexte plus ample : l’historique est compris au sein du cadre plus ample du cosmologique » (120).

286. Ce considérable opus, Ex nihilo, est issu de la thèse d’habilitation en philosophie de Paul Clavier, professeur à l’École Normale Supérieure. Depuis plusieurs années, ce philosophe s’efforce de redonner un statut proprement philosophique à la réflexion sur Dieu, délaissée dans la philosophie contemporaine, mais parfois renaissante dans le monde anglo-saxon (cf. l’œuvre de Richard Swinburne, chère à l’auteur).

29Le point de départ est pris dans l’affirmation de Schopenhauer que la discussion de la création du monde dans les facultés de philosophie n’est qu’une survivance d’un système théocratique. Contre cela, l’auteur s’efforcera de montrer que la thèse de la création du monde (et pas seulement de sa mise en ordre), bien qu’historiquement de provenance biblique, est pourtant défendable philosophiquement. Elle est « l’une des solutions possibles d’un problème posé par la notion irréprochablement grecque de diakosmèsis » (I-78).

30Il faut alors définir ce que signifie « créer ». Une première définition peut être prise d’Étienne Gilson : « créer, c’est causer l’être » (cité I-16). Plus précisément, on définira la création comme une « relation de dépendance atemporelle des créatures envers un créateur » (I-40). Créer, c’est donc tenir son existence d’un autre et non de soi-même (le « noyau conceptuel » : omne ens aut est a se, aut ab alio). La question philosophique est alors : l’univers existe-t-il de lui-même ou en vertu d’une cause ?

31La première partie, qui occupe le premier volume, est un riche dossier des auteurs qui viennent en soutien de la défense de la thèse, de Philon d’Alexandrie jusqu’au XVIIIe siècle. C’est surtout dans le néo-platonisme de Proclus que l’on voit un « véritable concept [philosophique] de création » (I-223). La seconde partie sera consacrée à l’examen critique des positions qui tendent à une « éclipse [philosophique] de la création », surtout à l’époque moderne. Un long chapitre est consacré à la critique des antinomies kantiennes, l’auteur voyant dans le tournant idéaliste la menace majeure sur la thèse qu’il défend.

32Les théologiens modernes sont peu présents. Cela se comprend bien s’il s’agit d’un travail philosophique qui veut éviter de tomber sous le coup du jugement qui a conduit à la mise hors-circuit du thème de la création. Seront mentionnés ceux qui, dans un héritage plus ou moins explicitement luthérien, défendent la distinction forte entre théologie et philosophie.

33L’auteur souligne de manière récurrente la différence entre création et nouveauté. L’origine (métaphysique) du monde ne se confond pas avec son commencement temporel, ses premiers instants. Cela vient pour partie de l’ambiguïté du terme grec genesis, « venue à l’être » (que l’on peut comprendre au sens absolu) ou simplement « devenir ». Il faut en effet distinguer les conditions initiales et les principes transcendants, la dépendance chronologique (antériorité de la cause sur l’effet) et dépendance ontologique, les causes secondes et la cause première.

34Cette distinction en recouvre une autre : entre ce qui relève de la physique (causalité matérielle) et ce qui relève de la métaphysique (I-1). L’auteur reconnaît très clairement que le principe de clôture (« rien ne naît de rien ») s’applique au premier champ. La physique est par essence « naturaliste » : elle ne reconnaît aucune cause « transcendante », c’est-à-dire qui échapperait à ses capacités de saisie. Aucune théorie du « dessein intelligent » ne peut trouver place dans ce raisonnement. À l’inverse, le raisonnement physique n’a rien à opposer à la thèse (métaphysique) de la création du monde.

35L’une des causes du désintérêt de la pensée philosophique pour le concept de création vient de cette confusion. De l’idée généralement admise de l’éternité du monde (ou de la matière), on déduit l’impossibilité de la création. Il n’en est pas de même (c’est le cœur de la thèse) dans le champ métaphysique. Cela suppose évidemment que ce type de démarche ait un sens : penser rationnellement le monde ne se borne pas aux explications physiques.

36Cela soulève pourtant la question du rapport au temps et à l’histoire. S’en tenir au seul plan métaphysique, n’est-ce pas risquer de minimiser cette dimension ? C’est là que le théologien peut marquer sa différence. L’auteur reconnaît d’ailleurs que « l’opposition du christianisme et de l’hellénisme est statistiquement pertinente sur la question de la nouveauté du monde. Elle ne l’est pas, ou beaucoup moins, sur la question de la création du monde » (II-79). On peut accueillir positivement ce souci de défense philosophique d’un concept théologique. Cela évite tout « surnaturalisme ». Mais une lecture métaphysique risque d’interférer difficilement avec la narration biblique, à moins d’en écarter toute dimension historique. La grande rigueur logique du propos est salutaire à condition qu’elle laisse place à d’autres paroles. Ne risque-t-on pas de revenir à un dualisme de la création et du salut (ou de la nature et de la grâce) que la théologie contemporaine a surmonté ?

37Par ailleurs, l’insistance sur « dépendance radicale et totale » de la créature à l’égard du Créateur (II-125), aussi traditionnelle soit-elle, doit manifester qu’elle s’articule avec une liberté qui implique l’autonomie de la créature. Il est vrai que la « revendication d’autonomie morale, politique et religieuse » (II-277) est caractéristique de la modernité idéaliste dans laquelle « il n’y a plus de place pour une métaphysique de la création du monde » (II-265). Grâce à une conception relationnelle, Sertillanges voit pourtant dans la création la garantie de l’autonomie du créé (II-371), une dialectique qui pourrait être reprise dans une perspective rahnérienne (cf. Edwards, ci-dessus).

387. On sait l’importance de la philosophie d’Alfred North Whitehead dans la réflexion sur la nature d’un grand nombre de théologiens anglo-américains. C’est la raison pour laquelle l’important travail de Jean-Marie Breuvart, l’un des meilleurs spécialistes français de ce philosophe, mérite d’être présenté dans ce bulletin. Sans donner en détail le contenu de l’ouvrage, Le questionnement métaphysique d’A. N. Whitehead, qui est une lecture précise et pédagogique des grands textes et de leur enchaînement (à ce titre, une bonne introduction à une œuvre réputée difficile), on présentera ici l’apport que cela peut fournir à la pensée théologique.

39La conception whiteheadienne d’un monde en process résonne avec l’idée assez largement répandue d’une création continue. Son œuvre n’est pas théologique, mais le concept de « Dieu » y joue un rôle central. La démarche de Whitehead procède d’une attention à ce qui survient (occur), la nouveauté que l’entendement humain n’a pas encore pu appréhender. Un rapprochement est fait avec l’haeccéité de Duns Scot : « le ceci forme une totalité fondamentale » (103). Le donné de l’expérience du monde est le départ de la pensée.

40Ce monde est-il créé ? On peut répondre positivement si l’on tient que la « créativité » est « l’universel des universels » (377). Créer n’est pas un apanage « divin ». C’est l’être qui est par essence créatif (pas non plus seulement l’humain). Pour Whitehead, il y a une « essentielle liberté de la nature elle-même » (284). Mais il faut répondre négativement, si la notion de création implique un dualisme ontologique entre Dieu et le monde. Whitehead défend vigoureusement la cohérence et l’unicité du réel. S’il y a bien distinction entre Dieu et le monde (ce que Whitehead appelle la « nature antécédente » de Dieu), cette distinction s’articule sur une relation mutuelle (la « nature conséquente »). « Dieu serait à la fois différent du Monde, dans la façon même dont il s’actualise lui-même, et en véritable continuité avec lui par la manière dont il rend possible l’actualisation de ce Monde » (11). Si Whitehead refuse la notion de création « ex nihilo », c’est qu’il la comprend comme la marque d’une dualité qui rendrait toute relation impossible (une sorte de « surplomb » de Dieu à l’égard du monde). Certains interprètes comme John Cobb y voit une proximité avec l’immanence bouddhiste, mais on pourrait simplement y voir déjà une démarche de pensée qui prend très au sérieux le fait de l’incarnation (cf. 294).

41Une difficulté peut venir de la place problématique du mal. L’optimisme naturel de Whitehead semble laisser le mal absolu dans l’ombre (319). L’insistance, quasi leibnizienne, sur l’idée d’harmonie (qui intègre les contrastes), rend sa démarche plus esthétique que morale (369).

II – Théologie écologique

8. Pérès Jacques-Noël (Éd.), L’avenir de la terre, un défi pour les Églises, Desclée de Brouwer, Paris, 2010.
9. Barker Margaret, Creation : A Biblical Vision for the Environment, T&T Clark, London/New-York, 2010.
10. Egger Michel-Maxime, La terre comme soi-même : repères pour une écospiritualité, « Fondations écologiques », Labor et Fides, Genève, 2012.
11. Theokritoff Elizabeth, Abitare la terra. Una visione cristiana dell’ecologia, Qiqajon, Magnano, 2012.

428. L’émergence d’une sensibilité écologique a donné lieu à un ensemble de colloques, dont celui-ci, L’avenir de la terre, un défi pour les Églises, qui fut réuni à l’initiative de l’Institut d’Études Œcuméniques (ISEO) de l’Institut Catholique de Paris, dirigé par Jacques-Noël Pérès. Une première partie traitait de questions proprement scientifiques (non recensée ici), une seconde abordant ce thème sous l’angle éthique (Olivier Abel et Bruno Latour) et théologique (Michel Stavrou, Jean-Claude Deroche, Jean-Louis Souletie, Jacques Arnould, François Euvé et Claude Tassin). Une troisième partie dégageait les enjeux œcuméniques.

43On pourra retenir de Bruno Latour une intéressante méditation sur le temps : entre le temps aboli de la mécanique et le temps interrompu de la catastrophe, comment retrouver le « durable » ? Un respect excessif de la nature risque de faire perdre le sens de la création « en douleur d’enfantement » (60).

44Jean-Louis Souletie relève la mise en question du « tournant anthropologique » par la crise écologique actuelle ou, plus généralement, par le « retour de la nature » dans la sensibilité contemporaine. Sommes-nous en train de revenir au « cosmocentrisme » de la pensée antique, au sujet duquel Johann Baptist Metz avait bien montré à quel point saint Thomas s’en démarquait ? La notion d’histoire peut faire le pont, si l’on est prêt à parler d’une histoire de la nature, c’est-à-dire de l’implication d’une liberté qui engage la médiation de l’homme.

459. Margaret Barker est une exégète de l’Ancien Testament. Sa participation à plusieurs symposiums sur les questions environnementales lui a fait prendre conscience de l’apport biblique potentiel dans ce domaine. Au départ de sa réflexion, elle rapproche le diagnostic de Rachel Carson dans Silent Spring (Printemps silencieux, 1963 pour l’édition anglaise) de celui d’Is 24, 4-6 et d’Ap 11. Plutôt que de tirer de l’Écriture des données partielles en vue de telle ou telle conduite, il faut retrouver une vision globale. Plutôt qu’une éthique, il convient de proposer un ethos, « des symboles partagés qui unissent un groupe », selon l’expression de Jean Zizioulas (3).

46La lecture de la Bible dans cette perspective invite à retrouver la tradition de Sagesse qu’une exégèse surtout protestante avait minimisée au profit d’une lecture plus historique (l’histoire du salut opposée aux cultes de fertilité), davantage en résonance avec la vision moderne du monde. C’est la raison pour laquelle, aux yeux de l’auteure, les biblistes ont, dans un premier temps, peu contribué à une réflexion écologique.

47Telle est l’ambition de l’ouvrage, Creation : A Biblical Vision for the Environment : élaborer une théologie biblique de la création telle qu’elle pouvait être comprise au début du christianisme : « Comment Jésus et les premiers chrétiens pouvaient-ils avoir compris la création ? » (108). Il s’agit de ne pas partir des « sept jours », mais d’insister sur le « jour un », autrement dit, sur l’unité du ciel et de la terre qui précède la distinction (91). La proposition de l’auteure est qu’il convient de lire Gn 1 à travers la structure du Temple : « Pour comprendre ce que dit la Genèse à propos de la création et des relations en son sein, il est important de savoir à propos du Temple comment il a été construit et ce qui s’y est passé » (34). Se placer dans le Temple, c’est voir le monde du point de vue divin : c’est le ciel qui détermine la forme de la terre (cf. 45).

48Évoquer le Temple, c’est mettre aussi l’accent sur le culte et la louange. Adam était « le grand prêtre originel » (193). Le péché est rupture d’alliance qui empêche d’entendre le chant harmonieux des anges. La restauration de la création passe par la célébration.

49Il n’est pas étonnant que cet ouvrage, très riche de citations, en particulier prises dans la littérature intertestamentaire, commence par une longue citation du patriarche de Constantinople, Bartholomée. C’est vers l’Orient chrétien que l’auteure invite à se tourner afin de restaurer les liens brisés entre le ciel et la terre.

5010. Les deux ouvrages qui suivent s’inscrivent dans cette perspective. Michel Maxime Egger est un jeune théologien suisse à l’origine de la revue La chair et le souffle. Son ouvrage, La terre comme soi-même, se présente comme une synthèse de théologie écologique dans une perspective orthodoxe.

51La dimension « apocalyptique » est d’emblée marquée : la civilisation occidentale, fondée sur « une conception dualiste et désacralisée du cosmos et de l’être humain » (9) connaît actuellement une crise profonde qui révèle la faillite de cette conception. L’apport orthodoxe n’est pas latéral. Même si l’auteur ne le dit pas d’une manière aussi brutale, on peut penser qu’à l’arrière-plan de cette conception dualiste, se situe, au moins partiellement, l’héritage « latin ». À l’écart de la modernité, l’orthodoxie a pu préserver un trésor qu’il convient de partager.

52Le premier temps établit un diagnostic des « racines de la crise écologique ». Il faut les identifier dans le paradigme moderne qui repose sur une ontologie dualiste, un exil de Dieu hors du monde, le primat de la rationalité logique, une désacralisation de la nature, la supériorité de l’homme sur celle-ci, et, plus particulièrement, celle du masculin sur le féminin (33). La domination se substitue à la communion. Voulant se faire comme dieu, l’homme détruit le substrat qui le porte.

53Un deuxième temps identifie « l’ambivalence du christianisme ». Il ne s’agit pas de dédouaner le christianisme de ce processus culturel. Il a participé à la désacralisation de la nature en luttant contre le paganisme, en séparant radicalement le créé et l’incréé, en développant un fort anthropocentrisme, en valorisant le temps sur l’espace, en se méfiant du corps, en promouvant un salut par évasion du monde… Mais on ne peut pas non plus réduire le christianisme à ces seules composantes. Le troisième temps élabore une théologie de la création. L’auteur insiste sur l’habitation de Dieu au sein du monde. La notion de « panenthéisme » reçoit son appui.

54La quatrième partie s’intéresse au sort de l’humain, « entre la terre et les cieux ». Il a un rôle spécifique, mais qui ne peut se placer sous le vocable de la domination. À ce titre, le modèle de l’« intendance », assez répandu, est critiqué comme insuffisant. L’auteur lui préfère l’homme comme « liturge » de la création. La cinquième partie enfin tire les leçons de ce parcours théologique en traçant les « chemins de la transformation écospirituelle ». On relèvera en particulier l’invitation à « retrouver les qualités du féminin de l’être » : respect, humilité, compassion, etc.

5511. Elizabeth Theokritoff est une théologienne orthodoxe, enseignant à l’Institut œcuménique de Bossey (Suisse). Son ouvrage, Abitare la terra. Una visione cristiana dell’ecologia, traduit de Living in God’s Creation (New York, 2009), est, comme le précédent, un exposé d’une théologie orthodoxe de l’écologie. Il s’efforce de répondre aux accusations fréquemment adressées au christianisme ainsi qu’aux tentations « néo-païennes ». Plutôt que de partir de l’Écriture, l’auteure expose dans un premier temps la lecture qu’en font les Pères de l’Église d’Orient. Elle estime en effet que c’est à leur école qu’il convient de lire les textes bibliques. Une importance centrale est donnée à la théologie de Maxime le Confesseur, dont deux traits sont mis en avant : la personne humaine est vue comme « lien d’unité » au sein du cosmos ; ce dernier est le lieu de la présence de Dieu (d’où la notion de « panenthéisme » à distinguer du « panthéisme »). La question anthropologique est largement discutée, du fait de l’insistance patristique sur la création à l’image de Dieu et des critiques adressées aujourd’hui à l’« anthropocentrisme » chrétien. La nature est certes confiée à l’homme, mais ce dernier en a usé à son seul profit. De là résultent les conséquences que l’on sait. L’attitude juste procède d’une théologie sacramentelle : « le monde est une grande eucharistie cosmique dont l’homme est le prêtre » (196). Le sacerdoce est compris comme la capacité d’unir ce qui est dispersé, de réconcilier ce qui est divisé. Les références théologiques sont Alexandre Schmemann et Jean Zizioulas.

III – Science et théologie

12. Welker Michael (Éd.), The Spirit in creation and new creation : science and theology in Western and Orthodox realms, Eerdmans, Grand Rapids, 2012.
13. Drees Willem B., Religion and Science in Context : A Guide to the Debates, Routledge, New York, 2010.
14. Locqueneux Robert, Science classique et théologie, « Inflexions », ADAPT-SNES/Vuibert, Paris, 2010.
15. Exbrayat Jean-Marie et al., Évolution et création : des sciences à la métaphysique, « Science, histoire, philosophie », Vrin/Institut interdisciplinaire d’études épistémologiques, Paris/Lyon, 2011.
16. Auletta Gennaro et al. (Éds.), Biological Evolution : Facts and Theories : A Critical Appraisal 150 Years After « The Origin of Species », « Analecta Gregoriana », Gregorian & Biblical Press, Roma, 2011.
17. Deane-Drummond Celia, Christ and evolution : wonder and wisdom, Fortress Press, Minneapolis, 2009.
18. Perru Olivier, La création sans le créationnisme ?, « Philosophie en cours », Éd. Kimé, Paris, 2010.
19. Maldamé Jean-Michel, Création par évolution : science, philosophie et théologie, « Théologies », Cerf, Paris, 2011.

5612. Sous la direction de Michael Welker, cet ouvrage, Évolution et création, s’intéresse au thème de l’« Esprit » tel qu’il peut être abordé à l’interface du discours scientifique et du discours théologique. L’originalité de l’ouvrage est double : d’une part il n’est pas fréquent que les travaux sur les relations entre science et théologie abordent le thème de l’Esprit Saint (ou, plus largement intègrent une théologie trinitaire) ; d’autre part, il n’est pas fréquent non plus qu’ils mettent en dialogue penseurs occidentaux (ici, principalement protestants) et orientaux (grecs, ukrainiens et russes), même si cette ouverture œcuménique entre l’Occident et l’Orient se rencontre de plus en plus fréquemment (cf. Bulletin « Théologie et science », RSR 98/2 [2010], p. 306-307).

57Un premier accent est mis sur le caractère caché de l’action de l’Esprit, ce qui représente une critique implicite des théologies naturelles, parfois insuffisamment sensibles à la dimension interprétative de la vision du monde. Ce caractère est surtout relevé par les penseurs orientaux qui évoquent les Pères cappadociens et l’école palamite (différence entre essence et énergies divines). La vraie connaissance de Dieu suppose une attitude intérieure de conversion (Sergey Horujy, 99). Dans la synthèse cappadocienne les données scientifiques disponibles sont intégrées, mais au service de la thèse du caractère inconnaissable de l’essence divine (Basile contre Eunome). On pourrait parler d’« agnosticisme », mais les auteurs préfèrent mettre en avant la dimension expérimentale de la théologie (par contraste avec une théologie spéculative) : « nous expérimentons plus que nous ne savons » (Andrew Louth, 172), autrement dit, une théologie basée sur « l’expérience spirituelle plutôt que sur les exercices intellectuels » (Cyril Hovorun, 118), ce qui conduit moins au mutisme qu’à une multiplicité ouverte de théologies possibles.

58Ce caractère caché est aussi mis en exergue par John Polkinghorne, physicien et théologien anglican. Il le lit dans une perspective eschatologique : la révélation entière est encore à venir (3). Cet élément est souligné aussi par Jürgen Moltmann : « La création ouverte sur l’avenir doit se comprendre comme une création modelée par l’Esprit » (66). L’évolution actuelle de la démarche scientifique rend plus crédible une telle présence « spirituelle ». La vision ancienne reposait en effet sur un modèle mécanique (le monde « machine ») qui bannissait par principe tout « esprit » au sens défini à l’instant : le fonctionnement de la machine est postulé comme entièrement déterminé par les conditions initiales, aucune vraie nouveauté ne pouvant survenir. Polkinghorne rappelle l’émergence de la mécanique quantique et de la théorie du chaos affirmant l’une et l’autre l’imprédictibilité de l’évolution d’un système donné. Cela s’accompagne de l’importance donnée au concept d’information, par rapport à celui de matière-énergie : « Le concept d’information active offre une manière de penser l’action providentielle de l’Esprit qui guide le déploiement (unfolding work) de la création continuée » (9). On pourrait craindre une forme de concordisme, mais l’auteur précise bien que le lien entre imprédictibilité et ouverture de l’avenir ne relève pas de l’objectivité du discours scientifique.

59Dans cette perspective, on peut relever une différence de sensibilité entre l’Est et l’Ouest (ou, tout du moins entre certains courants théologiques). Pour Horujy, le refus barthien de la théologie naturelle vient du rejet de l’idée que l’homme pourrait accéder à la connaissance de Dieu par ses propres ressources (« naturelles »), tandis que le refus oriental de la même démarche vient du fait que la nature ne peut pas révéler Dieu sans la médiation de l’homme. Certes l’Esprit Saint « est partout présent et remplit tout », mais « sa présence ne serait qu’implicite et cachée sans l’homme, dont la mission est d’actualiser et de révéler la présence de Dieu dans la création » (103). Dans cette critique, on peut relever que le mot « nature » n’a peut-être pas le même sens des deux côtés : de l’un, ce serait la nature humaine (par opposition à la grâce), de l’autre, la nature au sens moderne, le monde non-humain (par opposition à l’humanité). De ce point de vue, les deux positions sont peut-être moins incompatibles que semble le dire Horujy.

60Un dernier trait que l’on retrouve de manière transversale est la dimension relationnelle qu’introduit la pneumatologie. Jürgen Moltmann rappelle la redécouverte relativement récente de la dimension trinitaire de la création et la nécessité de retrouver le sens de la présence immanente (l’« habitation ») de Dieu au sein du créé. Cet aspect relationnel est particulièrement souligné par Frank Macchia dans son commentaire du Petit catéchisme de Luther : « Si la justification est une réalité pneumatologique et richement relationnelle, elle offre des possibilités intéressantes pour une théologie pneumatologique de la création qui voisine avec des intérêts communs à la fois à la théologie et à la science » (186).

6113. Willem Drees, professeur à l’université de Leiden (Pays-Bas), fut président de l’ESSSAT (European Society for the Study of Science and Theology) et dirige actuellement la revue américaine Zygon. Ce livre, Religion and Science in Context, est une bonne synthèse de sa démarche qui se présente comme « naturaliste » dans un sens qu’il faudra préciser bientôt.

62Il part du constat que, malgré toutes les précautions méthodologiques habituelles visant à la distinction des domaines (connaissance objective du fonctionnement du monde physique d’un côté, débat sur les convictions et les valeurs de l’autre), les confusions restent fréquentes. Aux yeux de l’auteur, cela est dû à un défaut de prise en compte des contextes, plus largement, de la dimension historique du discours scientifique, au profit d’une approche plus théorique (la prise en compte des contextes est une composante désormais bien intégrée dans les travaux des historiens des sciences ; cf. par exemple Simon Schaffer, La fabrique des sciences modernes, Paris, Seuil, « Science ouverte », 2014).

63L’auteur défend une position qu’il qualifie lui-même de « naturaliste » (cf. son ouvrage antérieur, Religion, science, and naturalism, Cambridge University Press, 1996 ; cf. aussi sur l’histoire de ce courant théologique : Jerome A. Stone, Religious naturalism today : the rebirth of a forgotten alternative, Albany, NY, State University of New York Press, 2008). La vision scientifique du monde (et la « sécularisation » qui en résulte) est considérée comme désormais acquise. Elle est confirmée non seulement par ses propres succès mais aussi par les succès des techniques qui en sont issues. Pour l’auteur, l’argument n’est pas seulement factuel, il est aussi proprement théologique. Il faut souligner ce point, souvent oublié par les critiques de la « sécularisation » : l’autonomie de la nature résulte de l’action créatrice de Dieu (93-94). C’est le Créateur lui-même qui confère l’autonomie à ses créatures. Que la présence divine soit « cachée » au sein du monde (voir l’ouvrage précédent) n’est pas une thèse « moderne », mais la prise au sérieux de la création comme « don ». Il faut tenir la distinction ferme entre la Cause première et les causes secondes (105). La défense de la démarche scientifique conduit l’auteur à critiquer toute résurgence « magique » qui voudrait, profitant des critiques récentes de la rationalité scientifique moderne, réintroduire du « religieux » dans le fonctionnement du monde naturel.

64Ce « naturalisme » méthodologique doit être distingué d’un naturalisme métaphysique au sens où il n’empêche pas nécessairement l’ouverture du système de la nature à une autre dimension. L’approche part de la vision scientifique moderne du monde et tente de montrer comment elle peut s’ouvrir ou se rendre sensible à d’autres dimensions. La critique épistémologique souligne la multiplicité des discours scientifiques et la part d’interprétation. Il n’y a pas d’ontologie unique et définitive, mais « de multiples modèles et descriptions, chacun utile à une échelle particulière de phénomènes » (91). Cela permet, en particulier, la formulation d’une proposition « théiste » qui postule que le monde « n’est pas ultimement intelligible sans référence à Dieu » (103).

65Les trois derniers chapitres examinent successivement l’aspect métaphysique (mettant en exergue la notion de « mystère »), l’aspect moral (quelles « valeurs dans un monde de faits » ?) et la relation entre les deux (l’articulation entre les faits et les valeurs). Cette dernière question est classique : quel rapport entre « ce qui est » (Is) et « ce qui doit être » (Ought) ? L’auteur montre que l’action transformative de la technique s’inscrit dans cette interface : elle veut transformer l’état du monde pour le rendre plus conforme à ce qui doit être, mais elle le fait en s’appuyant sur une connaissance du réel. Il critique donc les morales évolutionnistes qui font dériver purement et simplement les valeurs de l’héritage biologique. Mais il critique aussi une morale « surnaturaliste » qui ferait descendre les valeurs d’un « ciel » intemporel. L’articulation des deux met en œuvre les récits qui « intègrent la connaissance et les valeurs d’une façon qui peut être saisie par nous, les humains » (144).

66La démarche de l’auteur est de nature philosophique, y compris dans son examen de la religion. C’est conforme à son propos « naturaliste ». Les références plus proprement théologiques issues de la tradition biblique ne sont pas absentes, comme on l’a relevé à propos de la création. Elles gagneraient à être plus développées, ne serait-ce que pour se rappeler, comme le fera l’ouvrage suivant, en quoi l’émergence de la science moderne est redevable de certaines thèses théologiques.

6714. L’ouvrage de l’historien Robert Locqueneux, Science classique et théologie, est significatif d’une évolution dans les études françaises d’histoire des sciences qui ne répugnent plus à considérer la pensée religieuse comme une contribution potentiellement positive au développement de la science moderne (au moins depuis Robert K. Merton, la littérature anglo-saxonne est nettement plus riche ; dans le même ordre d’idées, signalons l’ouvrage de Michel Blay, Dieu, la nature et l’homme : l’originalité de l’Occident, Paris, A. Colin, 2013). La thèse de l’auteur (on la trouve par exemple déjà chez Reijer Hooykaas, Religion and the Rise of Modern Science, Edinburg, 1972) est que le rationalisme du XVIIe siècle s’oppose à l’irrationalisme de la Renaissance, et qu’il est soutenu par une position théologique.

68Le plan de l’ouvrage est historique. Une première partie s’attache à la fondation de la science classique, à travers ses principaux protagonistes, en particulier Galilée, Descartes et Gassendi (sur cette dernière figure, on pourra compléter par Jean-Michel Maldamé, Prêtres et scientifiques, Paris, Desclée de Brouwer, 2012). Une deuxième partie montre l’élargissement du mécanisme dans la science anglaise, en particulier chez Newton (notion de force). On voit s’épanouir des théologies naturelles où l’harmonie du monde implique la sagesse divine. Une troisième partie illustre le mouvement inverse : l’intrusion de la science dans la théologie, lorsqu’on fait recours aux connaissances scientifiques pour rendre compte de l’histoire du monde ou de la transsubstantiation eucharistique… Enfin, la quatrième partie montre que la radicalisation du modèle mécanique aboutit à l’expulsion de toute perspective religieuse. L’intérêt du parcours est de rappeler que le positivisme est une invention du XIXe siècle. On ne peut comprendre l’émergence de la science moderne si l’on ignore les grandes composantes de la théologie chrétienne.

6915. Les anniversaires darwiniens de 2009 ont donné lieu à un certain nombre de manifestations dont les publications s’étalent sur plusieurs années. Le premier volume présenté ici, Évolution et création, rassemble les contributions d’un colloque organisé par l’Université catholique de Lyon sous la direction de Jean-Marie Exbrayat, Emmanuel Gabellieri et Fabien Revol. Comme de juste, il s’agit d’un colloque interdisciplinaire, dont l’entrée, originale, se fait par la littérature (Philippe Jaussaud). Viennent ensuite quatre interventions de science ou d’histoire des sciences (Jean-Marie Exbrayat, Michel Raquet, Jean Chaline, Olivier Perru, Michel Delsol et John Brooke à qui répond Emmanuel d’Hombres). La philosophie est représentée par Bertrand Souchard, réfléchissant sur la notion de nouveauté.

70La théologie est plus amplement représentée : Jean-Michel Maldamé sur l’articulation entre théorie de l’évolution et théologie de la création (cf. l’ouvrage no 19 du présent bulletin) ; Frédéric Crouslé revisitant la théologie du P. Sertillanges ; François Euvé présentant la pensée de Teilhard de Chardin et John F. Haught, réfléchissant sur « Dieu, l’évolution et la mort », à partir de la philosophie du process, auquel répond Fabien Revol.

71Le théologien américain prend au sérieux le tragique de l’évolution, du fait de l’omniprésence de la mort. En même temps, celle-ci est nécessaire à l’évolution : « Sans la mort, l’évolution ne pourrait pas être vraiment inventive » (279). Dans un schème naturaliste, la mort est donc intelligible. Mais le christianisme ne peut pas s’en satisfaire. Il annonce en effet « la fin de tous les pleurs, la libération finale de la souffrance et la défaite ultime de la mort par Dieu » (280). John Haught fait alors référence à Whitehead qui médite sur le caractère périssable de toutes choses. Comment admettre qu’un sujet (et non simplement une chose, un objet) disparaisse pour de bon ? Le Dieu de Whitehead manifeste « une tendre attention à ce que rien ne soit perdu » (cité 286). Il est « la permanence sous-jacente qui préserve pleinement tout ce qui advient au cours du processus cosmique » (289). Haught le rapproche de Paul Tillich, pour qui « rien de réel n’est absolument perdu et oublié » (cité id.). Mais ceci ne peut se comprendre que dans une perspective historique, « le fait que l’univers est toujours en devenir et en train d’advenir dans l’être » (292), qui ne relève pas du constat (scientifique) mais de la promesse.

7216. L’ouvrage suivant, Biological Evolution : Facts and Theories, regroupe les 33 interventions d’un colloque organisé à l’Université grégorienne de Rome sous la responsabilité de Gennaro Auletta, Marc Leclerc et Rafael Martinez, à l’occasion de l’année Darwin. Elles sont regroupées en six sections, de l’approche scientifique des dossiers en jeu jusqu’à des ouvertures théologiques (André Wénin, Jean-Michel Maldamé, Jacques Arnould, Rafael Martinez, Georges Chantraine et Robert J. Russell), en passant par des examens épistémologiques et métaphysiques.

73Les exposés, en général de très bon niveau scientifique, n’apportent rien de particulièrement nouveau par rapport à ce que les différents auteurs ont pu écrire dans leurs ouvrages ou leurs articles. L’ouvrage sera utile à ceux qui veulent se faire une vision synthétique de l’état actuel des connaissances comme des questions soulevées par la vision évolutive du vivant.

74L’article conclusif de Robert Russell fait un bon état des lieux des questions et des auteurs. Il expose sa propre position. Elle s’appuie sur la mécanique quantique dans la mesure où cette théorie postule un indéterminisme ontologique qui, par le biais des mutations, affecte l’évolution des organismes. Cela permettrait d’affirmer que « Dieu agit dans, avec et à travers la biologie moléculaire en produisant de nouvelles espèces » (656). Mais l’accent est mis sur l’eschatologie : la présence du mal dans le monde empêche de décrypter l’action divine de manière univoque. L’indéterminisme donne la possibilité d’une transformation des choses.

7517. Dans Christ and evolution, Celia Deane-Drummond, théologienne britannique (catholique) enseignant actuellement à l’Université Notre-Dame (Indiana), montre que l’impact des travaux de Charles Darwin sur la théologie chrétienne serait double : d’une part, il oblige à penser sérieusement la présence de Dieu au sein du monde, d’autre part, il impose une vision radicalement historique (« à travers les apports de l’évolution, la nature comme telle devient historique », 198), c’est-à-dire dramatique. La deuxième proposition oblige à renoncer à la confusion fréquente de lire Darwin à travers Spencer, autrement dit, une vision progressiste de l’histoire qui serait en quelque sorte déterminée vers son accomplissement (une discussion est ouverte dans l’Introduction sur le caractère plus ou moins contingent de l’évolution biologique ; l’auteure invoque volontiers la thèse de Steven J. Gould, sans pour autant ignorer la position contraire d’un autre grand paléontologue, Simon Conway Morris, plus sensible aux convergences évolutives). Une troisième thèse est l’importance donnée à Jésus-Christ, non pas d’abord comme « Christ » symbole de l’humanité accomplie, mais sous la figure de Jésus de Nazareth, personne humaine singulière, incarnée dans l’histoire du monde.

76C’est la raison pour laquelle la théologienne se démarque d’emblée de théologiens qui intègrent une vision évolutive, mais en donnant un rôle encore trop central à l’humanité considérée comme une sorte d’accomplissement de l’histoire évolutive, comme c’est le cas, à ses yeux, de Teilhard de Chardin, mais aussi de Karl Rahner et Jürgen Moltmann. C’est le danger de récits « épiques » qui tendent à négliger les singularités, les exceptions, tout ce qui ne rentre pas dans le logos du grand récit. En revanche, elle s’appuiera plus nettement sur la théodramatique de Balthasar qui, pour elle, donne davantage place à la liberté des créatures. On pourrait discuter une lecture que l’on pourra juger trop rapide, sinon de Teilhard (et même là, il faudrait nuancer), surtout de Rahner et Moltmann. Mais l’important me semble l’insistance sur le caractère ouvert de l’histoire du monde dans l’intégration de toutes ses composantes. Les êtres vivants ne sont pas seulement « la scène sur laquelle l’action et la liberté humaines sont mises en œuvre » (50).

77La première partie du livre traite du « drame de l’incarnation ». Après l’introduction de la notion de « théodrame » (theodrama), un chapitre est consacré au courant de pensée à la mode qui, à la suite d’Edward O. Wilson, veut expliquer la moralité humaine, en particulier l’altruisme (et par voie de conséquence, la religion : cf. les travaux de Pascal Boyer ou Scott Atran), à partir de l’évolution. Par derrière, on voit à l’œuvre un certain déterminisme (rapporté parfois à la génétique) qui tend vers l’essentialisme et un renforcement des stéréotypes (caractéristiques psychologiques rapportées au sexe, comme l’agressivité « naturelle » chez le mâle, 86), voire un certain fatalisme (82). Si le comportement s’explique par des prédispositions biologiques (génétiques), toute notion de culpabilité (comme de responsabilité) est écartée. Il s’agit là d’une « sotériologie sécularisée ». Le troisième chapitre aborde directement la question christologique : « De quelle façon cela pourrait-il faire sens de décrire le Christ comme divin en termes théologiques, et comment la nature humaine et la nature divine du Christ pourraient être reliées, compte tenu de ce que nous comprenons actuellement de l’humanité dans une perspective évolutive ? » (95). L’insistance est mise sur la présence de Dieu au sein du cosmos, d’où un appel à la Sagesse : Jésus est vu davantage comme « Sagesse incarnée » que comme « Fils de Dieu ». Référence est faite à la théologie sophiologique de Serge Boulgakov (ce qui n’est pas sans danger, compte tenu des dérives gnostiques auxquelles elle a pu donner lieu). Le quatrième chapitre développe le thème de l’« étonnement » (wonder).

78La deuxième partie traite du « drame de l’espérance ». Son premier chapitre aborde la délicate question du mal dans la nature. Les études récentes du comportement animal mettent en valeur des traits qui incitent certains auteurs à attribuer une « moralité » aux animaux. L’auteure avoue que sa position a évolué jusqu’à reconnaître cette « moralité », tout en la distinguant de la moralité humaine (162). De la sorte, le « drame » a commencé bien avant l’apparition de l’humanité. Cela conduit à réfléchir sur le retentissement cosmique (pas seulement historique) de la résurrection. Elle est une nouvelle création à laquelle participent les créatures à travers l’activité de l’Esprit Saint (cf. Boulgakov, 215). Elle se prolonge dans l’Eucharistie : « L’image de la vie éternelle dans la fête eucharistique montre plus clairement que d’autres images le mystère de la relation entre le corps du Christ et celui des croyants, à la fois comme somatique et pneumatique » (238).

79Dans la personne de Jésus, se produit la rencontre entre Dieu et le monde. La rencontre entre Jésus ressuscité et Marie-Madeleine est emblématique de cela (cf. 207-210). La figure humaine de Jésus est la seule qui est susceptible de porter l’humanité au-delà d’elle-même, « la seule figure dans l’histoire qui peut être présentée comme plus qu’humaine au sens positif » (286). Le dernier chapitre aborde la question anthropologique à travers les aspirations « transhumanistes » qui reflètent une vision très individualiste de l’humanité. La tradition chrétienne est sensible à cette aspiration au dépassement, mais cela se fera par ce mouvement d’auto-donation tel que vécu par le Christ selon l’hymne de l’épître aux Philippiens.

80Un des intérêts de la démarche de Celia Deane-Drummond est qu’elle est remarquablement bien informée des travaux, non seulement dans le champ théologique (un très grand nombre d’auteurs cités), mais aussi dans le champ de la biologie sous ses différents aspects. L’apport de ces recherches, qui changent très sensiblement notre regard sur l’humanité et le monde vivant, ne peut pas laisser le théologien indifférent. Cela conduit à lire la tradition avec d’autres accents. On pourra toujours discuter le choix des auteurs, mais la réflexion proposée mérite d’être prolongée.

8118. Les débats autour du créationnisme sont révélateurs d’une confusion autour de la notion de création dont les interprétations théologiques ont varié au cours des siècles. C’est pourquoi Olivier Perru, biologiste de formation, professeur d’histoire des sciences à Lyon, propose un parcours historique, La création sans le créationnisme ?, qui aide à y voir plus clair.

82Le plan de l’ouvrage est chronologique. Un premier chapitre présente essentiellement la vision du vivant proposée par Thomas d’Aquin. Un seuil se franchit à la Réforme et au concile de Trente lorsqu’une lecture plus littérale de l’Écriture est encouragée. Au deuxième chapitre, l’auteur examine en particulier l’historicisation croissante des récits de la Genèse et les problèmes que cela soulève. Le troisième chapitre aborde l’instauration de la science moderne et les réactions qui s’ensuivent dans les milieux chrétiens aux XVIIe et XVIIIe siècles. Dans le contexte d’une affirmation croissante du transformisme, le quatrième chapitre présente surtout les positions fixistes de grands savants du XIXe siècle comme Cuvier, dont les arguments réputés « scientifiques » seront repris par les apologètes chrétiens. Pour le XXe siècle, la figure de Teilhard de Chardin est retenue car elle manifeste la réception d’une vision évolutive (plutôt « lamarckienne » au moment où le « darwinisme » reprend de la vigueur) au sein du monde chrétien. Le dernier chapitre traite brièvement du phénomène créationniste.

83Ce parcours historique, évoquant surtout la situation française, richement documenté, met bien en évidence le tournant qui s’opère dans la lecture de l’Écriture au moment des Réformes du XVIe siècle (cf. les travaux de Peter Harrison présentés dans le précédent Bulletin). Paradoxalement, le souci de rigueur dans la lecture des textes, qui conduit à rejeter les constructions parfois fantaisistes de l’allégorie, conduit, par une sorte d’effet pervers (et lorsqu’il n’est pas conduit jusqu’au bout comme chez un Richard Simon), à privilégier une lecture « littérale » qui veut voir dans ces vieux récits des reportages objectifs des faits passés.

84Dans sa conclusion, l’auteur amorce une réflexion épistémologique conduisant à souligner le rôle d’une métaphysique à l’interface de la vision scientifique, parfois peu consciente de ses limites, et de la vision croyante, souvent tentée par l’objectivation de ses thèses.

8519. Jean-Michel Maldamé travaille depuis de nombreuses années dans le champ des relations entre sciences naturelles et théologie chrétienne. Cet ouvrage récent, Création par évolution : science, philosophie et théologie, porte sur la question de l’évolution. Son enjeu est de montrer que « la valeur de la théorie de l’évolution n’est en rien opposée à la foi en un Dieu créateur continûment actif dans les processus de la vie » (11). Il s’agit donc de comprendre l’action créatrice de Dieu comme « création continue » (13).

86De manière très pédagogique, l’auteur introduit les principaux dossiers : les questions posées par l’évolution du vivant, en particulier sur la vision de l’homme, sans ignorer la dimension épistémologique (première partie) ; la lecture de l’Écriture qui doit éviter tout fondamentalisme (deuxième partie) ; la question de la théologie naturelle dans son développement historique jusqu’à ses formes actuelles (l’Intelligent design, troisième partie). La quatrième partie est plus originale : comment parler d’action divine dans la perspective évolutive ?

87Distinguant à juste titre l’origine du commencement, J.-M. Maldamé défend l’idée d’une création continue coextensive à l’histoire du monde et impliquant l’ensemble des créatures. Si l’on ne confond pas, comme on le fait encore trop fréquemment, origine et commencement, la création peut être pensée comme « le don de l’être coextensif à la durée du cours des âges » (192). Par ailleurs, l’action divine n’est pas de l’ordre d’une interaction (mais il faudrait préciser ce que recoupe ce terme). Une bonne analogie (d’inspiration thomiste) est celle du morceau de musique : tout est de l’instrument et tout est de l’artiste (194). Se pose alors la question de la finalité, largement critiquée dans la biologie contemporaine. Une conception conjointe de l’action divine permet de réconcilier les points de vue : Dieu n’impose pas une finalité à sa création, qui serait détectable de manière objective (scientifique). L’auteur introduit la notion d’« avènement » : commence quelque chose de neuf qui s’accomplit en plénitude (245). C’est donner toute son importance à la notion de vie. En conclusion, l’histoire de la vie « se comprend comme le déploiement d’une même tension vers une réalité plus riche » (258).

IV – Études teilhardiennes

20. Teilhard de Chardin Pierre, Le rayonnement d’une amitié : correspondance avec la famille Begouën (1922-1955), « Au singulier », Lessius, Bruxelles, 2011.
21. Galleni Ludovico, Darwin, Teilhard de Chardin e gli altri. Le tre teorie dell’evoluzione, Felici, Ghezzano, 2010.
22. King Ursula, Teilhard de Chardin and Eastern Religions : Spirituality and Mysticism in an Evolutionary World, Paulist Press, New York, 2011.

88Il a déjà été question de Pierre Teilhard de Chardin à plusieurs reprises précédemment. Les références, positives ou critiques, à cet auteur montre qu’il reste inspirant pour ceux qui réfléchissent à une articulation entre Dieu, l’humain et le cosmos dans une perspective scientifique. Les trois ouvrages présentés ci-après se situent sur trois registres différents et n’affectent pas la théologie de la même manière.

8920. La correspondance de Teilhard est une bonne manière d’entrer dans une pensée qui reste toujours en recherche. Max (fils du paléontologue Henri Bégouën qui s’efforça d’inculturer la notion d’évolution dans la monde catholique) et Simone furent des amis de longue durée du jésuite. Cette correspondance, Le rayonnement d’une amitié, n’avait été publiée que partiellement dans les Lettres de voyage. Elle était conservée par la seconde épouse de Max, Henriette Bégouën, qui a voulu la mettre à disposition des éditeurs.

90L’intérêt principal de ces lettres est d’éclairer le contexte d’élaboration de la pensée de Teilhard. On perçoit une pensée en mouvement, qui se construit dans l’échange avec d’autres pensées. L’amitié, avec ce qu’elle implique de confiance mutuelle, est une condition nécessaire pour un dialogue fécond.

9121. Si l’idée d’une évolution du vivant est généralement admise aujourd’hui, il reste encore des débats sur les mécanismes mis en œuvre. Dans cet ouvrage, Teilhard de Chardin e gli altri, Ludovico Galleni, professeur de zoologie à l’Université de Pise, propose d’examiner la théorie évolutive de Teilhard comme alternative à la théorie darwinienne telle que comprise habituellement.

92Il n’entre pas dans le propos du présent bulletin d’examiner les mérites comparatifs de théories scientifiques concurrentes. Trois sont présentées. La première est dite « génocentrique » au sens où c’est le gène qui est l’unité déterminante. La seconde s’intéresse au niveau de l’organisme qu’elle voit comme auto-organisé (cf. les travaux de Stuart Kauffman). La troisième est celle de Teilhard, qualifiée de « biosphérocentrique ». Il s’agit d’une vision globale, sensible à la complexité et aux connexions internes du monde vivant.

93On remarquera simplement ce souci d’une approche holistique. Teilhard est rapproché de quelques grandes figures de la science écologique : Vernadsky, Lotka et Volterra, Lovelock, etc. La généalogie remonte à St. George Mivart, biologiste anglais contemporain de Darwin, catholique convaincu, adhérent à la vision évolutive qu’il voulait infléchir dans le sens d’une grande synthèse. On peut simplement se demander si ce parti pris de globalité ne risque pas de retomber dans le syndrome du « récit épique » que Celia Deane-Drummond oppose au drame de l’histoire (cf. no 17 ci-dessus).

9422. La théologienne britannique Ursula King est l’auteure de nombreux livres sur la pensée de Teilhard, surtout dans une perspective spirituelle (The spirit of one earth : reflections on Teilhard de Chardin and global spirituality, New York, Paragon House, 1989 ; Spirit of fire : the life and vision of Teilhard de Chardin, Maryknoll, N.Y., Orbis Books, 1996 ; Christ in all things : exploring spirituality with Teilhard de Chardin, Maryknoll, N.Y., Orbis Books, 1997). Ce dernier ouvrage (en fait reprise d’un livre publié en 1980), Teilhard de Chardin and Eastern Religions, cherche la rencontre avec les spiritualités orientales, afin de se libérer des étroitesses du « schème mental occidental » (6). Plus largement, il peut constituer une bonne introduction à la spiritualité teilhardienne (figurent en annexe des matériaux et un guide de lecture détaillé).

95La visée s’inscrit dans le cadre du nécessaire dialogue interreligieux, de la construction d’un « œcuménisme mondial » (241), pour lequel les Occidentaux ont beaucoup à apprendre des religions orientales, « par exemple, l’approche non dogmatique, expérimentale, de la quête de la vérité ; l’accent sur la recherche du vrai soi, qui requiert de se recentrer sur son être intérieur, un retrait des sens de l’hyperactivité et de la distraction, et une exploration d’une dimension de la conscience au-delà de la conscience ordinaire » (243).

96Dans quelle mesure Teilhard peut-il être une aide pour cela ? Bien qu’ayant longtemps séjourné en Chine, on sait qu’il ne s’est pas particulièrement intéressé aux doctrines chinoises. On connaît aussi ses jugements négatifs sur ce pays et sur la « voie orientale » opposée à la « voie occidentale ». De ce fait, peu d’études ont été consacrées au rapport possible entre la réflexion de Teilhard et les spiritualités extrême-orientales. Aux yeux de l’auteure, il se trouve que sa pensée comporte des résonances qu’il est intéressant de percevoir.

97Il ne s’agit pas de se limiter aux références explicites de Teilhard à l’Orient, même si elles existent dès son séjour en Égypte au temps de sa régence. C’est l’ensemble de l’œuvre qu’il faut prendre en compte. C’est pourquoi Ursula King commence par une présentation synthétique de la mystique teilhardienne qui est d’abord une vision du monde. Elle procède d’une expérience, en particulier celle de la guerre qui fut l’occasion de formuler ses intuitions fondatrices. C’est dire l’importance de ses premiers textes, les Écrits du temps de la guerre (en particulier « Le Milieu mystique »). Les chapitres suivants retracent l’itinéraire de Teilhard et ses divers contacts avec le monde oriental.

98Une étude centrale, menée au chapitre 6, est celle du texte de 1932, « La Route de l’Ouest » (Œuvres, tome XI), écrit à l’issue de la Croisière jaune. Teilhard y expose sa vision des deux voies mystiques, « orientale » (hindouisme et bouddhisme) et « occidentale » (christianisme). L’aspiration de l’humanité à l’unité (c’est ainsi qu’il définit la « mystique ») s’exprime soit par évasion de la multiplicité du monde (l’« Orient »), soit – c’est la voie qu’il préconise – par « sublimation » de ce multiple. L’esprit est atteint, non par renoncement à la matière, mais par traversée de celle-ci. Le texte de Teilhard a été critiqué aussi bien par le P. de Lubac que par l’abbé Monchanin. Ces critiques montrent à l’évidence la connaissance insuffisante qu’avait Teilhard de l’hindouisme et du bouddhisme réels (en fait, il critique la fascination pour l’« Orient » qui commençait à apparaître en Europe). Mais l’intérêt du texte réside plutôt dans le schématisme qu’il propose (présenté dans un tableau éclairant p. 150). La mystique teilhardienne est une plongée au cœur du monde qui donne toute son importance à la personne. À ce titre, elle peut entrer en dialogue critique avec les doctrines orientales.

99On peut retenir la notion de « route » ou de « voie », qui résonne avec une réalité du monde devenue évolutive, c’est-à-dire historique. Il ne s’agit pas de comparer des doctrines identifiées à une essence éternelle. Si les idées de Teilhard peuvent fournir une « préparation particulièrement adéquate » pour la rencontre avec l’Asie (242), c’est par leur encouragement à se mettre en route. Le dernier chapitre présente une « nouvelle mystique » adaptée au temps présent. Deux traits la caractérisent : elle est active et sociale. C’est la raison pour laquelle l’amour, dans sa dimension personnelle, est l’« énergie unifiante » du monde (221).

100La richesse – et parfois aussi l’ambiguïté – de la pensée de Teilhard réside dans son caractère fluide. Les nombreuses intuitions issues des rencontres très variées, bien que profondément cohérentes, peinent à trouver place dans un système construit. Mais il a l’immense mérite de permettre à la tradition chrétienne de s’ouvrir à d’autres univers.

101Dans le champ de la réflexion sur le thème de la création, on observe la permanence de plusieurs thématiques. La sensibilité écologique reste inspiratrice pour la pensée théologique et les débats se poursuivent autour de la vision évolutive du vivant. Quelques traits nouveaux apparaissent ou s’affirment.

102Comme le montrent les colloques qui ont eu lieu récemment, le thème de la création retrouve plus de vigueur dans la théologie francophone. Cela pénètre le champ philosophique, comme l’atteste l’ouvrage de Paul Clavier. Des liens avec les productions anglophones, toujours très nombreuses, se développent. Par ailleurs, plusieurs thèses ont été soutenues dans ce domaine, dont la publication est imminente.

103Une autre nouveauté relative est le développement de publications venant du monde orthodoxe. On sait la tradition orientale plus sensible à l’harmonie cosmique. Olivier Clément s’était fait en son temps l’ardent défenseur d’un apport orthodoxe à la réflexion écologique. Sa démarche est reprise par Michel Maxime Egger. Le colloque dirigé par Michael Welker est un bon exemple de dialogue à la fois interdisciplinaire et interconfessionnel.

104Je relève quelques thèmes dont la réflexion mérite d’être poursuivie. Celui de l’action divine rejoint celui de la relation du Créateur à ses créatures. Le premier n’est pas nouveau. Il a été questionné de tout temps, particulièrement aux époques où s’impose la question du mal. Il acquiert aujourd’hui de nouvelles harmoniques, en particulier du fait que la vision écologique attire l’attention sur les interdépendances, à l’encontre du modèle mécanique antérieurement prédominant. L’image du « grand horloger » n’est plus tenable (si tant est qu’elle ait pu l’être !). Défendre la « transcendance » divine (cf. Emmanuel Durand) oblige à se démarquer d’un schéma de simple extériorité dominatrice. Comment concevoir une action conjointe de Dieu, de l’homme et de la nature, sinon sous le mode de la communication mutuelle ? La théologie trinitaire est sans doute indispensable.

105Un autre thème est celui du mal. L’insistance fréquente dans les propos écologiques sur l’harmonie cosmique risque de minimiser la dramatique de l’histoire du monde, le « cosmologique » l’emportant sur l’« historique » (cf. Ilia Delio). Denis Edwards et Celia Deane-Drummond ont le mérite d’attirer l’attention sur ce point, de même que John Haught méditant la question de la mort. Le mal est-il seulement le fait de l’humanité, en regard d’une nature qui aurait gardé son « innocence » ? Peut-on parler d’une responsabilité, voire d’une moralité, dans le monde animal ? Cet élargissement de l’éthique rejaillit dans le champ anthropologique : qu’en est-il du spécifique humain ? Voilà des questions auxquelles nous serons de plus en plus confrontés et qu’il nous faudra sérieusement travailler.


Date de mise en ligne : 13/01/2015

https://doi.org/10.3917/rsr.144.0609

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