Couverture de RSR_141

Article de revue

Jésus – Christ, Dieu – Trinité (2) bulletin de théologie systématique

Pages 157 à 190

English version

1IV. Question de Dieu (41-53)

2V. Théologie trinitaire (54-68)

IV – Question de Dieu

41. Jean Greisch, Du « non-autre » au « tout autre ». Dieu et l’absolu dans les théologies philosophiques de la modernité, Collection de métaphysique, Chaire Étienne Gilson, PUF, Paris, 2012, 377 p.
42. Michel Yvon Brun, Dieu, encore ? Jalons pour une théologie négative contemporaine, « Voix psychanalytique », Liber, Montréal, 2012, 250 p.
43. Lionel Obadia, La marchandisation de Dieu. L’économie religieuse, CNRS Éd., Paris, 2013, 249 p.
44. Philippe Capelle-Dumont (dir.), Philosophie et Théologie à l’époque moderne. Anthologie, tome III (vol. dirigé par Jean-Christophe Bardout), Le Cerf, Paris, 2010, 492 p.
45. Philippe Capelle-Dumont (dir.), Philosophie et Théologie à l’époque contemporaine. Anthologie, tome IV/1. De Charles S. Peirce à Walter Benjamin (vol. dirigé par Jean Greisch et Geneviève Hébert), Le Cerf, Paris, 2011, 407 p.
46. Philippe Capelle-Dumont (dir.), Philosophie et Théologie à l’époque contemporaine. Anthologie, tome IV/2. De Henri de Lubac à Eberhard Jüngel (vol. dirigé par Jean Greisch et Geneviève Hébert), Le Cerf, Paris, 2011, 333 p.
47. Bernard Lauret (dir.), La théologie. Une anthologie, tome III : Renaissance et Réformes (vol. dirigé par Nicole Lemaître et Marc Lienhard), Le Cerf, Paris, 2010, 573 p.
48. Bernard Lauret (dir.), La théologie. Une anthologie, tome IV : Les temps modernes (vol. dirigé par Daniel-Odon Hurel et Maria-Cristina Pittassi), Le Cerf, Paris, 2013, 597 p.
49. Cyril Michon et Denis Moreau, Dictionnaire des monothéismes : judaïsme, christianisme, islam, Seuil, Paris, 2013, 702 p.
50. Günther Wentz, Gott. Studien Systematischer Theologie. Vol. 4, Vandenhoeck & Ruprecht, Göttingen, 2007, 320 p.
51. Erich Przywara, Leçons sur Dieu. Intr., trad. et annotation par Philibert Secretan, Le Cerf, Paris, 2011, 193 p.
52. Armin Kreiner, Das wahre Antlitz Gottes oder was wir meinen, wenn wir Gott sagen, Herder, Freiburg/Basel/Wien, 2006, 544 p.
53. Bernard Forthomme, Théologie de l’aventure, Le Cerf, Paris, 2013, 548 p.

341. L’ouvrage de Jean Greisch sur Dieu et l’absolu dans les théologies philosophiques de la modernité nous offre une remarquable entrée dans cette deuxième partie de notre Bulletin, car il convoque un ensemble de « figures épochales » de la question de Dieu en les inscrivant sur le chemin qui conduit la pensée moderne de « l’ontologie » vers « l’hétérologie », du « non-autre », expression de Nicolas de Cues, au « tout autre », marque ou signature conceptuelle qui commence à se répandre dans la théologie et la philosophie du XXe siècle.

4C’est en théologien que nous avons lu ces six leçons prononcées en mars 2012 à l’Institut Catholique de Paris ; en théologien qui pense, avec Karl Rahner, que c’est au cœur de la théologie qu’il lui faut philosopher. Jean Greisch met en effet en tête de son parcours la formule de Merleau-Ponty selon laquelle « la philosophie donne un autre nom à ce qui a été longtemps cristallisé sous le nom de Dieu » (2 et 353), formule qui ne conduit pas nécessairement à une « substitution » de l’un par l’autre ou à leur séparation ; car entre le terminus a quo et le terminus ad quem du « poème de l’histoire de la philosophie » (45sv) qui nous est délivré ici, et même depuis le début de la philosophie avec Héraclite (3-9), la pensée se trouve sur une « crête étroite qui sépare et unit les concepts philosophiques de l’absolu et les désignations religieuses du divin » (3) ; crête qui est sans doute un des vecteurs principaux de la culture méditerranéenne et européenne. L’ultime auteur convoqué sur ce parcours, Jacques Derrida, se réfère encore, avec Kierkegaard et Levinas, à la figure d’Abraham et rend ainsi poreuse la distinction entre la « religion » et une « philosophie » qui se présente ici comme « éthique » fondamentale, rappelant même que « seule une religion de part en part éthique mérite le nom de “religion”, tout le reste n’étant que superstition et idolâtrie » (358).

5Peut-être l’impulsion secrète de ce long « poème » se cache-t-elle dans une remarque de Jean Greisch, empruntée à Hegel, sur l’âge des preuves de Dieu et la nécessité de « repenser de fond en comble le sens même d’une telle démarche » : « Dire que l’époque des preuves de l’existence de Dieu est close veut dire simplement que nous avons en main l’ensemble des cartes disponibles. Ce qui nous incombe, c’est une réflexion approfondie sur la nature du jeu lui-même et ses enjeux » (27). Ce qui vaut sans doute encore davantage aujourd’hui où le mot « Dieu » a perdu très largement sa signification, même l’expression « le Tout autre » étant menacée par une utilisation distraite qui nous dispense de penser ce qu’elle recouvre.

6Après une première leçon qui esquisse la structure formelle de la question de Dieu et propose une vue d’ensemble sur les figures épochales qui seront traversées dans la suite, la deuxième leçon aborde l’œuvre de Nicolas de Cues qui, en un sens, s’inscrit encore dans la période des reprises chrétiennes de l’hénologie et de la théologie négative néoplatonicienne, soucieuses de retracer et de penser l’« itinerarium mentis in Deum » (22-28 et 49-99). L’approche très ample de l’œuvre, par Jean Greisch, mériterait d’être croisée avec celle de Michel de Certeau dans le premier chapitre du deuxième volume de La fable mystique (2013). Retenons ici le point essentiel, inscrit d’ailleurs dans le titre de l’ouvrage, à savoir le nom nouveau de l’Absolu proposé par celui qui, « se faisant l’avocat d’un nouveau type d’intellectualité » (51), se met au service d’une sagesse qui « crie dans les rues » (Pr 1, 20sv) : « Le Non-autre des autres » (83-95) : « L’alietas ou alteritas, qui est la structure fondamentale de tout ce qui est créé, fait que toute chose se distingue de toute autre […] et qu’elle est, par le fait même, “altérable”. Si, malgré cela, toute chose possible possède son identité propre, elle ne la tient pas d’elle-même, mais du Nonautre » (85). Jean Greisch transcrit cette locution par la formule suivante : « Le Non-autre n’exclut pas les autres ; au contraire, il fonde leur altérité et leur mêmeté » (85 et 95), non sans se référer ici au Parcours de reconnaissance de Paul Ricœur et à la dialectique de la mêmeté et de l’altérité qui pourrait alors devenir aujourd’hui « lieu » d’une pensée de Dieu.

7Dans les trois leçons qui suivent, on passe sur le « terrain » de la question moderne de la « pensabilité de Dieu », question abordée sous cet angle pour la première fois par Eberhard Jüngel dans son livre Dieu, mystère du monde. Jean Greisch la traite avec Descartes et Spinoza, en mettant en relief plus particulièrement l’idée positive de l’Infini, avec Kant et son idée du Souverain Bien et, enfin, Hegel et l’idée d’une théogonie transcendantale. C’est dans la sixième leçon que se trouve l’apport principal de la méditation philosophique de Jean Greisch, déjà annoncé et précisé dans la première : « Aujourd’hui, nous sommes conviés à une interrogation qui nous place au carrefour de trois questions […] : “ est Dieu ?”, “Qui est Dieu ?”, “Comment peut-il se phénoménaliser ?” Le “demandé” [Heidegger distingue entre le “questionné”, l’“interrogé” et le “demandé”] de la première question est la possibilité de rencontrer Dieu, celui de la deuxième la possibilité de lui parler, celui de la troisième le mode de sa donation » (37). La première, on s’en souvient, est celle de Jüngel qui, dans les traces du Psautier et de la théodicée, reprend le questionnement de Nietzsche dans le paragraphe 25 de Par-delà bien et mal : « Où (Wohin) est Dieu ? […] Nous l’avons tué – vous et moi » (33). C’est la deuxième et la troisième question qui introduisent une véritable nouveauté ; car c’est la nécessité d’une véritable ontologie du sujet qui ouvre la question de la « Quissité » (Werheit), poussant Jean Greisch à transgresser la réserve heideggérienne qui semble ne vouloir connaître que le Dasein humain (34 et 38).

8C’est avec ces trois questions ou avec la « critériologie » qu’elles dessinent que Greisch aborde d’abord le souvenir dangereux de Marcion et, ensuite, les figures de Kierkegaard et de Karl Barth, de Rudolf Otto, de Martin Heidegger et de Jacques Derrida. Quant à Heidegger dont on connaît la critique de l’onto-théologie, il s’affronte en particulier aux « Contributions à la philosophie » (Beiträge zur Philosophie de 1936/38) qui, effectuant un « saut », introduisent au « passage » « du dernier Dieu » : « Le Tout autre en comparaison de ceux du passé, en particulier du Dieu chrétien » (39sv et 341-350). Posant à Heidegger les mêmes questions que celui-ci avait adressé à l’onto-théologie, Greisch semble se situer plutôt dans une certaine proximité avec Jacques Derrida dont Donner la mort (1999) se laisse lire comme un lointain écho de la pensée de Dieu de Nicolas de Cues : « En tant que Tout autre, Dieu est partout où il y a du tout autre. Et comme chacun de nous, chaque autre, tout autre est infiniment autre dans sa singularité absolue, inaccessible, solitaire, transcendante, non manifeste, non présente originairement à mon ego […], ce qui se dit du rapport d’Abraham à Dieu se dit de mon rapport sans rapport à tout autre comme tout autre, en particulier à mon prochain ou aux miens qui me sont aussi inaccessibles, secrets et transcendants que Iahvé » (355).

9Tout en confrontant le lecteur avec les pensées les plus exigeantes et les plus significatives de la culture européenne, ces six leçons restent très accessibles, pouvant faire fonction d’un parcours d’introduction à la théologie philosophique. Jean Greisch annonce lui-même qu’il « ne franchira pas complètement le seuil des trois questions » qui, d’après lui, sous-tendent le « nouveau » nom divin : le « Tout autre » (37). Le théologien est alors tenté de les prendre à son propre compte et de les réentendre à partir de la troisième question, situant celle-ci au sein de sa tradition pneumatologique : « comment Dieu peut-il se phénoménaliser ? » : le sujet (Dasein) est effectivement le « lieu » possible de cette « donation » absolument singulière, sans doute en tension avec les noms divins traditionnels qui « garantissent la cohésion de la communauté » (8) à laquelle il appartient pourtant. La question « Qui est Dieu ? » se présente à l’esprit dès que la « donation » fait appel à sa/notre capacité de parler à Dieu, question christologique qui aujourd’hui ne peut pas ne pas traverser, troubler et peut-être purifier la prière chrétienne. Jean Greisch lui-même laisse entendre que le nom du « Tout autre » n’exclut nullement celui de l’« Infini » positif ni celui du « Non autre ». C’est leur articulation qui reste aujourd’hui à penser, dans une situation où la rencontre d’un Dieu « Abba/Père » doit prendre en compte la détresse d’une absence, voire d’une perte qui résonne dans la question : « Où est Dieu ? ».

1042. Les Jalons pour une théologie négative contemporaine de Michel-Yvon Brun semblent se situer sur un même terrain, brièvement touché à la fin de son ouvrage (211-215). L’auteur qui est psychanalyste déplace cependant la question de Dieu d’une double manière : il s’inspire à la fois de l’approche de la subjectivité par la psychanalyse freudienne et lacanienne et d’une pensée non-duale du réel, rapporté au « vide » du taôisme. Si sa conviction fondamentale est que « tenir un discours sur Dieu et/ou sur la spiritualité requiert, dans le contexte de notre modernité, une nouvelle ascèse de la pensée et du rapport à la logique qui ne fasse pas l’impasse sur l’existence de l’inconscient » (25), il mise en même temps sur un « métissage transdisciplinaire et transculturel, au carrefour des discours psychanalytique et philosophique, mais trouvant aussi son miel au cœur de la pensée asiatique et particulièrement celle de l’Inde, (selon lui) la plus capable, entre toutes, d’affronter l’éternité » ; ce qui transforme son discours, comme il l’avoue lui-même, en « une sorte de “patchwork” conceptuel » (26).

11Le diagnostic de la situation spirituelle de l’Occident, qui sous-tend l’ensemble de ce parcours et se trouve surtout exposé dans les trois premiers chapitres (1. Dieu, entre affirmation et négation ; 2. Figures ambiguës du divin ; 3. Variations autour de l’anthropomorphisme), est en effet très pessimiste, qu’il s’agisse du fantasme du « Dieu » des religions occidentales ou de son jumeau, l’athéisme sous toutes ses formes, tous les deux rapidement déconstruits par l’auteur. Le chapitre central sur la mort fait basculer la critique psychanalytique (qui avait déjà fait paraître le « vide central » ou la place du désir) dans une pensée de la mort du désir comme « avènement du réel et du non sujet », tel qu’on le trouverait dans le bouddhisme et dans le taôisme, mais aussi dans d’autres types de pensées. Après un intermède cosmologique et métaphysique (chap. 4), Michel-Yvon Brun trace un itinéraire qui pense le statut de non-sujet et l’incarnation éthique qui lui correspond (chap. 6 et 7). Il rejoint ici le but de son ouvrage, à savoir la proposition d’une théologie négative comme « une voie possible pour enfanter cette sagesse moderne dont (selon l’auteur) nous avons aujourd’hui le plus grand besoin », le « non-sujet », « c’est-à-dire un être à la fois désencombré de lui-même et d’un Dieu fantoche » (12) en étant le support et le modèle.

12À plus d’un point de vue, l’ouvrage est bien significatif du « pensable contemporain », marqué à la fois par le retrait drastique du christianisme de nos sociétés européennes, en train de devenir pluri-religieuses, et par un certain métissage des spiritualités, obsédé par l’idée d’un fond commun ou d’une clé d’explication universelle, fût-elle freudienne ou apophatique. Notons que le souci de sobriété dont se réclame l’auteur (24) n’est pas toujours respecté par sa propre « énonciation » (59) et que le bavardage dont il accuse l’Occident moderne s’infiltre à maints endroits dans son propre discours, non toujours exempt de certains poncifs (cf. 47-61) qui nuisent à la cause qu’il défend lui-même, polémiquant de manière peu sereine contre les « monothéismes » occidentaux, en particulier le christianisme. Ajoutons que les quelques références, parsemées ici et là, à des penseurs occidentaux et le jugement globalement négatif porté sur eux (212) nous conduisent finalement à douter de la familiarité de l’auteur avec cette tradition.

13Si, comme l’a montré Jean Greisch (n° 41), la « théologie négative » fait partie du cœur même de la tradition philosophique de l’Occident, on attendrait d’une phénoménologie « analytique » des « jalons » qui font de l’apophatisme une « voie » ou un « itinéraire » et que cette approche soit davantage sensible au passage qui conduit du « savoir » et de la « pensée » humaines (intimement liées au langage et au « politique », comme l’affirme à juste titre l’auteur) à leur « dépassement » dans ce que telle tradition asiatique désigne effectivement par le terme de « vide ». Or, sur ce point essentiel, l’auteur se contente de formulations générales parlant de « l’épuisement des ressources de la pensée » (par exemple page 26), formules qui contournent le problème de ce « passage », effectivement radicalisé par l’émergence de l’inconscient. Les grands auteurs spirituels de la tradition occidentale nous ont habitués ici à une toute autre rigueur.

1444. L’ouvrage de Lionel Obadia sur La marchandisation de Dieu effectue encore un autre déplacement de la question de Dieu, la situant dans le domaine d’une sociologie religieuse qui s’intéresse aux relations complexes entre une économie mondialisée et la/les religion(s). C’est en anthropologue, avec beaucoup d’exemples et ouvrages à l’appui, que l’auteur relate l’émergence, depuis une trentaine d’années, d’un nouveau paradigme, voire d’un « programme » (188) qui, venant des États Unis, s’oppose à, ou s’articule avec celui de la sécularisation ; Peter Berger a été en effet le premier à parler en 1969 d’un « marché spirituel ».

15Le concept d’« économie religieuse », figurant dans le sous-titre de l’ouvrage, désigne en effet ce nouveau paradigme qui se précise à partir de quatre formules : « l’économie et la religion, l’économie dans la religion, l’économie de la religion (ou économie religieuse) et l’économie comme religion » (235). C’est précisément l’économie de la religion qui s’impose comme approche au sein d’une civilisation mondialisée par l’économie parce que les religions y sont, elles aussi, affrontées à une mutation à trois dimensions interdépendantes : « la première dimension est une configuration particulière, celle du pluralisme (au niveau des organisations), la seconde une attitude, le “choix” ou la “consommation” sur le versant individuel, la troisième une dynamique dans laquelle se moulent désormais les religions, celle de l’offre et de la demande » (187). Sur le deuxième plan, la figure du « consommateur » semble remplacer ou plutôt compléter celles qui ont longtemps prédominé dans l’analyse sociologique des nouvelles manières de se lier à la religion, à savoir le « pèlerin » et le « converti » (Danièle Hervieu-Léger) ou encore le « chercheur » (Margit Warburg). Ce sont des figures de la modernité religieuse, basée sur l’expérience de choix sélectif et d’appropriation partielle des propositions religieuses, appelé aussi « bricolage », le « patchwork conceptuel » de Michel-Yvon Brun (n° 42) en étant un exemple particulièrement significatif.

16L’intérêt de l’ouvrage de Lionel Obadia provient de son approche historico-anthropologique qui consiste à reconstruire patiemment les antécédents historiques de ce nouveau paradigme, en particulier chez Max Weber (L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme et Introduction à l’éthique économique des religions universelles), à distance d’Émile Durkheim et aussi de Pierre Bourdieu (surtout chap. 2 et 6), et à aborder les rapports entre économie et religion à partir de maints exemples du passé historique des religions, toujours liés à telle situation spécifique. Le potentiel critique de cet examen, mené avec bienveillance, n’est pas mince ; il conduit à une évaluation très nuancée. D’un côté, le « paradigme économique » contribue à sortir l’étude des religions du présupposé de l’irrationalité, d’introduire la psychologie de l’individu dans son rapport à la transcendance et de dégager les stratégies sous-jacentes aux acteurs religieux individuels et collectifs. Mais de l’autre côté, le risque de confusion des niveaux, par exemple entre le régime de vérité et celui de l’adéquation maximale entre les besoins et les moyens mis en œuvre pour les satisfaire (195), est omniprésent ; et on ne peut sous-estimer le facteur idéologique, lié au présupposé individualiste, qui risque de gommer paradoxalement l’analyse de la société, et avec elle, tous les choix qui pourraient être altruistes et dirigés vers les collectifs de participation des individus (197sv).

17Pour le théologien, ces approches « analytiques » et « sociologiques » sont précieuses car elles le prémunissent contre l’illusion qui consiste à poser la question de Dieu hors contexte et à faire comme si celui-ci ne la « travaille » pas à son insu, voir de manière inconsciente. Elles le protègent aussi contre une fausse idée de l’« aggiornamento », comme l’a déjà noté Jacques Ellul en 1963 (238sv). Car l’insistance unilatérale sur l’efficacité de la « forme » de communication et de consommation du « religieux » conduit inévitablement à l’érosion du « sens » de ce dont il s’agit dans ce type d’échange, la « gratuité » absolue de la proposition de Dieu comme Évangile, incluant la possibilité de sa non réception, devant induire sa « forme » de communication ; opération qui ne peut pas rester sans effet sur tous nos systèmes d’échange. Le comparatisme religieux, mené de manière sérieuse par Lionel Obadia, est une condition nécessaire aujourd’hui pour poser correctement la question de Dieu.

18Dans cette tâche, plusieurs manuels, anthologies de textes ou dictionnaires, parus ces derniers temps, peuvent rendre de grands services.

1944. – 46. Et d’abord l’anthologie, publiée en quatre tomes sous la direction de Philippe Capelle-Dumont, sur les rapports entre Philosophie et théologie. À une époque où la mémoire philosophico-théologique de l’Europe risque de disparaître, cet instrument de travail, remarquablement bien composé, représente un apport pédagogique non négligeable. Nous rendons compte ici du tome III sur l’époque moderne et du tome IV, divisé en deux volumes, sur l’époque contemporaine. Chacun des tomes est constitué par un ensemble de textes significatifs et assez brefs (choisis par les meilleurs spécialistes francophones des auteurs représentés), pouvant donc parfaitement servir à un travail en séminaire. Une brève notice introduit à la pensée de l’auteur en question et aux extraits choisis. Après une présentation par le directeur de la collection, une longue introduction, assurée par les responsables du volume (Jean-Christophe Bardout pour le tome III, Jean Greisch et Geneviève Hébert pour le tome IV), propose une véritable histoire de la pensée en mettant en valeur les caractéristiques et problèmes spécifiques des deux époques considérées.

20Pour ce qui est du volume sur Philosophie et théologie à l’époque moderne, Philippe Capelle-Dumont observe dès le départ que les histoires de la philosophie (par exemple celle d’Émile Bréhier) ont curieusement ignoré la double relation « foi-philosophie » et « philosophie-théologie ». L’anthologie la réintroduit en s’affrontant vigoureusement à la thèse selon laquelle « la conscience historique moderne serait un produit dérivé de l’eschatologie chrétienne » (10). La radicale nouveauté du « moment moderne » est donc prise au sérieux, sans lui imposer d’emblée une interprétation unificatrice ni simplifier l’ensemble textuel kaléidoscopique qu’il a généré. Deux grandes phases se laissent cependant distinguer : le moment fondateur avec deux figures (et non pas une seule), celles de Luther et de Descartes, et le moment de Kant, posant la question des Lumières. Ainsi sommes-nous conduits jusqu’à Feuerbach, Marx et Nietzsche, les normes théologiques de l’enseignement de la philosophie dans le catholicisme romain moderne étant rapportées au début et à la fin du parcours.

21Quant au volume sur Philosophie et théologie à l’époque contemporaine, il ne propose pas moins de cinquante-quatre notices et sélections de textes, allant de Charles S. Peirce jusqu’à Eberhard Jüngel. Une remarquable introduction due à Jean Greisch et Geneviève Hébert, pose le problème de la périodisation, présente les traits généraux de l’espace du pensable philosophico-théologique du XXe siècle et aborde quelques problématiques représentatives. Cette relecture très instructive montre à l’évidence que les deux « disciplines » en question ont toujours encore besoin l’une de l’autre pour mieux se comprendre elles-mêmes et que l’unité de la raison, comprise comme une sorte d’horizon eschatologique ou d’idée régulatrice (J. Ladrière), ouvre la possibilité, voire nécessite un difficile travail d’interprétation réciproque comme condition sine qua non de leur intercompréhension (63sv).

2247. – 48. L’anthologie, sœur de textes provenant de La théologie, dirigée par Bernard Lauret, fait preuve des mêmes qualités que la précédente, même si elle est structurée différemment. Nous nous rapportons ici aux volumes III et IV, respectivement consacrés à la Renaissance et aux Réformes (III) ainsi qu’aux Temps modernes (IV). Si le volume III est introduit par une longue présentation des enjeux spécifiques de la théologie du XVIe siècle, due à Marc Lienhard (avec le concours de Nicole Lemaitre), et composé ensuite d’une série de seize chapitres thématiques (brièvement présentés par le maître d’œuvre, sans qu’il rende compte de leur ordre), les extraits textuels étant dans chaque cas ordonnés au thème, le volume IV qui couvre une période allant de 1600 jusqu’à 1750 adopte une logique serrée, en trois parties, présentée dans une brève introduction et reprise au début de chaque ensemble de textes : une première partie (« Croire et faire croire ») présente l’ensemble des moyens mis en œuvre pour transmettre la foi à une époque qui a désormais intégré la rupture confessionnelle consommée au XVIe siècle ; une deuxième partie (« Le croire et faire croire en question ») s’intéresse à la mise en question de ces dispositifs, les textes choisis permettant de baliser un parcours à travers tout ce qui, de l’intérieur du monde chrétien ou de l’extérieur, a contribué à lézarder des certitudes qu’on croyait acquises ; une troisième partie enfin (« Les solutions apportées ») envisage les réponses données par les institutions et une recomposition du croire, progressivement effectuée au XVIIIe siècle, tant par le catholicisme que dans le protestantisme et selon les différentes aires culturelles.

23On peut certes discuter telle sélection de textes, par exemple le choix non justifié par le maître d’œuvre des « quatre géants du siècle » (Erasme, Luther, Calvin et Ignace) dans le volume sur les Réformes (107-150) ou encore l’absence de textes issus de l’orthodoxie luthérienne dans le volume sur Les temps modernes (Jean Gerhardt et Paul Gerhardt ; heureusement, on trouve Jean Arndt en III, 275-277). Mais chacun de ces deux tomes donne une vision « œcuménique », à la fois globale et nuancée, de la période considérée, vision qui complète bien celle qu’on trouve longuement exposée au début du tome III de l’anthologie Philosophie et théologie, citée d’ailleurs à plusieurs reprises par les auteurs du volume III de l’anthologie La théologie. Réitérons donc notre conseil d’utiliser ces remarquables instruments dans des séminaires d’initiation à l’histoire de la théologie ; ils permettent aux participants de sortir des sentiers battus et d’élargir leur sélection d’auteurs et de textes.

2449. Signalons, dans la même ligne, le remarquable instrument de travail que représente le Dictionnaire des monothéismes : judaïsme, christianisme, islam, coordonné par deux professeurs de philosophie à l’Université de Nantes, Cyril Michon et Denis Moreau qui ont su réunir dix spécialistes, parmi eux le célèbre islamologue Alfred-Louis de Prémare, récemment décédé. Dans une introduction, les maîtres d’œuvres s’expliquent, prenant beaucoup de précautions, sur la spécificité de leur entreprise, se servant de la notion de théologoumène – « ce qui est dit (legomena) de Dieu ou du divin (theos), au sens strict aussi bien qu’étendu » (9) – : « il ne s’agira donc pas seulement dans ce dictionnaire, écrivent-ils, des attributs ou des propriétés de Dieu (qu’on trouvera décrits à l’entrée “Dieu”) mais aussi, plus largement, de l’ensemble des contenus de croyance apportés par les enseignements, ou doctrines, de ces trois religions, appuyés sur le texte qui constitue la principale ou l’unique source de révélation » (9). Les articles portent sur un concept ou, plus rarement, sur un nom de lieu ou de personne (quand il est devenu un théologoumène), soit propre à l’une des trois traditions, soit aux deux, soit aux trois, traitées alors dans une perspective strictement comparatiste et sans prise de position militante ou apologétique. Quant aux destinataires, cet instrument se situe entre des ouvrages voulant aider à la recherche fondamentale et des dictionnaires plus rapides et succincts à nombreuses entrées ; il s’adresse donc prioritairement à tout un public cultivé, plus ou moins ignorant de sa propre religion et, davantage encore, de celle des autres, voulant l’aider, « dans ces champs aussi divers que la laïcité, le “vivre-ensemble”, le débat d’idées, voire le “dialogue interreligieux” » à « fonder les bons sentiments, ou les pieuses intentions, sur une information et des connaissances sérieuses » (14). La chronologie (fournie au début de l’ouvrage) et l’organisation des « entrées », y compris de leur interconnexion, aident à une utilisation aisée. Quelques vérifications (articles « Dieu », « Révélation », etc.) conduisent à faire confiance à la qualité de l’ensemble des informations, fournies de manière claire et concise.

2550. La série Étude de théologie systématique de Gunther Wenz, disciple de W. Pannenberg et professeur de théologie systématique à Munich, peut figurer sous la même rubrique des instruments de travail, même s’il s’agit d’un cours de théologie (dont huit volumes sont déjà parus). Après les trois premiers qui traitent des « prolégomènes » (Religion, Révélation, Église), une deuxième trilogie aborde les « présupposés implicites de la théologie chrétienne », à savoir la doctrine de Dieu, celle du Christ et celle de l’Esprit, avant que la réflexion entre davantage dans « l’économie du salut » avec la création, le péché et la rédemption.

26Nous présentons ici le quatrième volume sur Dieu, dont l’originalité mérite d’être signalée. Il entre en effet dans la doctrine de Dieu de manière historique et donc par le rapport entre Jérusalem et Athènes (chap. 1), proposant alors une histoire religieuse d’Israël (chap. 2 à 7) et une brève histoire de la philosophie antique (chap. 9 à 15), le neuvième chapitre, central dans le développement, permettant de percevoir les enjeux de l’hellénisation du judaïsme antique comme « Preparatio Evangelica » (Martin Hengel). L’ensemble de ce parcours très accessible est précédé par une réflexion sur « le fondement trinitaire de la foi évangélique » (17-45) qui intègre tout un parcours sur le nom de Dieu, son versant religieux et philosophique, les « preuves » de Dieu et, surtout, une tentative de médiation entre les deux approches apparemment inconciliables de la Trinité par Hegel et Schleiermacher. Loin d’être secondaire, ce débat porte en effet sur l’histoire de l’humanité et ses contenus théologiques comme présupposés implicites, à la fois critiqués et repris positivement dans la foi chrétienne : « la théologie trinitaire intègre en effet le processus spirituel, à la fois religieux et philosophique (religions- und geistesgeschichtlicher Prozess), de sa genèse historique dans l’exigence même de validité de son concept » (49). C’est cette thèse centrale qui fonde le parcours et la manière de procéder de ce volume, développée ensuite par celui sur le Christ et celui sur l’Esprit.

27Avec les trois derniers ouvrages de ce chapitre de notre Bulletin, nous poursuivons notre réflexion sur la question de Dieu sur le terrain spéculatif où nous a déjà conduits la théologie systématique de Wenz.

2851. Avec les Leçons sur Dieu d’Erich Przywara, nous renouons en effet avec le type de discours pratiqué par Jean Greisch dans ses six leçons (n° 41), prononcées presque jour pour jour quatre-vingt dix ans après les « cinq conférences sur Dieu » du jésuite de Haute-Silésie (4 au 8 février 1922). Si la culture philosophique et théologique des deux auteurs est pareillement impressionnante, leur style les sépare très profondément. Jean Greisch se fait herméneute des textes, aidant son lecteur par une distanciation parfois marquée d’humour partent toujours d’un principe clairement désigné et se laissent toujours reconduire vers lui à entrer dans des types de questionnement différents selon les « époques », tandis qu’Erich Przywara reconstruit des pensées, percevant jusque dans leur opposition une structure commune, ultimement fondée sur l’analogia entis, non sans donner à son parcours une tournure « baroque » où des développements « à l’infini » partent toujours de et se laissent toujours reconduire vers un principe clairement désigné.

29L’auteur est en effet convaincu que la négation de Dieu qui caractérise selon lui le tournant de la philosophie de la religion n’est qu’apparent, car il cache le fait « que c’est moins le “que” de Dieu qui est nié qu’un certain “comment” » (47sv). Ramenant donc l’image de Dieu à l’arrière-plan de tout le développement de la modernité à celle de Luther – « Dieu étant dans sa créature comme son opposé radical » (56) –, il perçoit une ressemblance entre l’époque de la naissance du christianisme et la nôtre, où, avec l’effondrement de la chrétienté, l’antique morale peut à nouveau percer (58sv) : « Du débat désespéré de la religiosité antique se dégagera le rorate d’un appel au christianisme : et le christianisme répondit avec l’Incarnation. […] Des débats de la modernité surgit également un appel vers Dieu, […] issu d’une certaine image de Dieu. […]. Cette image porte les traits d’une nouvelle version de l’image du Dieu de l’Antiquité tourmentée. Si donc le rorate antique et le rorate de notre époque se ressemblent tant, la réponse ne devra-t-elle pas être identique ? » (59).

30Résultat des deux premières conférences, cette figure d’argumentation qui a été ultérieurement reprise par la « christologie inchoative » d’un Hans Urs von Balthasar (cf. le n° 27, RSR 101/4 [2013], 651sv), trouve alors son aboutissement inattendu dans la troisième conférence, qui fait entrer les auditeurs dans un « apaisement du rythme spirituel dont les spasmes ont engendré le Dieu-de-désespoir, le vrai Dieu éclatant non pas dans la contradiction mais dans les contraires » (61sv). C’est ce rythme que Przywara suggère en traversant les contrastes des quatre saisons, l’humanité, telle qu’elle se présente dans l’histoire des sociétés et dans l’amour humain, et surtout l’art, dont l’essence est de « dire la nature et l’humanité à l’état pur » (66) ; leçon d’une belle poésie qui aboutit au « Dieu en nous et au-dessus de nous ». Les deux dernières conférences abordent alors – au sein de cette structure immanence-transcendance en tension continuelle – le problème du Christ et celui de l’Église ; dans un ordre inverse donc que celui que nous avons suggéré en relisant les six leçons de Jean Greisch (n° 41).

31Philibert Secretan, auquel nous devons déjà d’autres traductions, remarquablement bien menées, d’œuvres de Przywara (surtout de Analogia entis [cf. notre compte rendu dans RSR 85/3 (1997), 461]) a eu raison de faire précéder les cinq conférences d’un texte tardif et synthétique sur Métaphysique, religion, analogie (1956), texte qui montre comment l’analogie se déploie à la fois en métaphysique et en théologie, établissant entre eux un rapport d’analogie. Nous ne sommes pas étonnés de trouver dans ce texte qui se réfère évidemment à la célèbre définition de Latran IV (1215) sur la « plus grande dissemblance » dans une « aussi forte ressemblance » le « Dieu tout autre », caractéristique du « pensable contemporain » : « Il n’y a pas d’“expérience métaphysique directe”. […] Il n’y a que l’expérience du allo pros allo, c’est-à-dire l’expérience de relations oscillantes (pros) entre “tout autre” et “tout autre”. Il n’y a pas de progression vers toujours plus de clarté dans la solution de problèmes, mais seulement pour vrai un cheminement d’obscurité en obscurité (dans le “entre allo et allo”). Il n’y a qu’une croissante reductio in mysterium (comme nous appelions cette méthode, distinguée de l’induction et de la déduction [dans Analogia entis, 1932]), c’est-à-dire un recul toujours plus profond à travers tous les halos de clarté, jusqu’au point où il n’y a plus de lumière que dans le mystère obscur » (28sv).

32Alors que cette reductio deviendra le grand principe de la théologie de K. Rahner, les intuitions de H. Urs von Balthasar se trouvent davantage dans le troisième discours sur Dieu et dans la deuxième partie de ce petit volume, à savoir trois textes tardifs, réunis sous le titre « Dieu, métaphysique et esthétique » (1956-1959) qui associent Dieu à la beauté et à la créativité artistique de l’homme, l’analogia entis permettant, ici encore, d’établir un lien au cœur duquel se trouvent la tragédie grecque et moderne ainsi que la Passion du Christ comme une forme de tragédie chrétienne.

3352. Bien que déjà paru en 2006, l’ouvrage d’Armin Kreiner, professeur de théologie fondamentale à Munich, sur La véritable face de Dieu nous semble occuper une place importante dans le débat actuel ; il n’est donc pas trop tard pour le signaler à nos lecteurs. En 2002, nous avions déjà rendu compte de son travail Sur la validité des arguments de la théodicée (RSR 90/4 [2002], 579582), les questions adressées à cette occasion à l’auteur ayant trouvé dans le volume de 2006 ample réponse. Comme dans le livre précédent, l’auteur se situe dans une tradition anglo-américaine, malheureusement trop peu connue en Allemagne et en France ; laissant de côté, l’ordre historique, il reconstruit en effet, selon un ordre progressif, ce que nous signifions quand nous disons Dieu, tout en évaluant l’ensemble des arguments positifs et négatifs apportés en faveur de ou contre ces significations, qui se précisent ainsi pas à pas.

34Après avoir pris acte, dans un premier chapitre, de la multitude des concepts de Dieu et donc de la nécessité d’élaborer des critères pour sortir le discours sur Dieu de l’arbitraire, Kreiner donne logiquement la priorité au prédicat « Dieu » par rapport à la compréhension du mot comme nom ; car ce n’est qu’ainsi qu’il est possible d’honorer la pluralité des idées de Dieu et de donner sens à l’expression « le vrai Dieu » (22sv). Les trois chapitres qui suivent s’affrontent alors aux réserves les plus radicales, formulées par un type de théologie négative qui existe dans toutes les traditions théistes, quant à la possibilité de « décrire » ce que signifie le prédicat « Dieu ». Kreiner analyse cette thèse de « l’indescriptibilité » (Unbeschreibbarkeit Gottes), fondée par ses défenseurs soit sur une différence ontologique radicale entre le monde immanent et le « Dieu » transcendant (38-41), soit sur un certain type d’expérience « mystique » (41-47), et l’évalue de manière critique : dans sa radicale exclusivité, elle s’avère contradictoire (car elle présuppose déjà une « description » positive). Cependant, cette réfutation n’atteint pas des versions du concept de Dieu qui insistent sur leur caractère limité et fragmentaire ; versions que l’auteur aborde dans le chapitre 3 qui porte sur l’analogie, la métaphore et le mythe qui jouent un rôle central dans le discours sur Dieu. Là encore, l’évaluation est nuancée, car elle ne réfute que la thèse de l’exclusivité de ces approches (ce qui les reconduirait vers une théologie négative radicale), la « traductibilité » des expressions figuratives sur Dieu par le récepteur étant une condition de leur « compréhension », sans évidemment épuiser ainsi toutes les fonctions, irréductibles, du langage analogique, métaphorique et mythique sur Dieu.

35La thèse de la possibilité d’un discours direct sur Dieu, aussi limitée qu’elle soit, doit alors s’affronter, dans le quatrième chapitre, aux objections contraires, qui viennent soit de ceux qui critiquent « l’objectivation » de Dieu par tout discours direct, soit d’un scepticisme plus radical par rapport à toute prétention de pouvoir proférer des énoncés vrais sur Dieu, et cela en raison de l’immense potentiel conflictuel attaché à ce type de discours ou de conviction. Dans ce chapitre décisif de l’ouvrage, Armin Kreiner propose non seulement une théorie de la connaissance qui le conduit à réfuter la thèse selon laquelle le caractère « mystérieux » de Dieu exclut toute connaissance de Dieu (126-130), voire tout jugement d’existence (121sv) – car il serait alors impossible de distinguer une ontologie naturaliste et une ontologie théiste (laquelle présuppose en effet une existence « autre » que celle de l’univers) – il aborde aussi la question plus radicale de la vérité en s’affrontant à l’opinion antiréaliste ou « vériphobe » (132) qui, pour les raisons indiquées plus haut, voudrait réduire le discours sur Dieu à des « fonctions » culturelles, alors que « le réalisme faillibiliste », véritable alternative par rapport au réalisme dogmatiste et au relativisme sceptique, reconnaît la limite et la faillibilité de la raison, tout en maintenant le projet d’une recherche de la vérité.

36Sur la base de ces quatre chapitres, décisifs comme l’on a vu, Armin Kreiner traite, dans les trois suivants, d’abord (chap. 5) la question de la genèse du concept de Dieu, en militant ici (comme dans le premier chapitre) pour la priorité du concept de Dieu, « construit » par l’homme, la reconnaissance d’une éventuelle révélation supposant toujours déjà une idée de Dieu, le « point de vue de Dieu » (donné évidemment avec son existence même) ne pouvant être que celui que des hommes reconnaissent comme tel dans leur foi (166sv et 172sv). Il aborde ensuite (chap. 6) la validité de ces concepts de Dieu (leur pluralité étant la conséquence de leur « construction » historique) dans la perspective d’une critériologie à la fois interne à telle tradition et externe (critères logiques, critères explicatifs portant sur la capacité d’explication de tel phénomène, critères pragmatiques portant sur nos conceptions de la « vie bonne »). Il termine (chap. 7) ce parcours critériologique en se situant désormais dans une des traditions humaines de Dieu, celle de la Bible chrétienne et de l’Église, tout en y appliquant les deux séries de critères, le problème principal étant alors de trouver un point de départ ou une maxime permettant de déterminer le noyau d’un ensemble d’attributs parfois en contradiction au sein de ladite tradition. Cette maxime ou règle doit (1) correspondre aux pratiques effectives de l’adoration de Dieu, (2) éviter une réduction au pur fonctionnalisme et (3) permettre une véritable évaluation critique des « représentations » de Dieu ; elle s’exprime dans la « description » de « Dieu » comme « importance et signification suréminente » (255), dans le langage d’Anselme comme « perfection maximale » (232-239), explicité ensuite par des caractéristiques « personnelles » (240-252).

37Dans les chapitres 8 à 11, l’auteur continue l’explicitation critique de ces caractéristiques (Dieu comme fondement personnel du monde ; toute-puissance et omniscience ; omniprésence et éternité ; les attributs moraux de Dieu), réservant au dernier chapitre la question ultime du jugement d’existence de Dieu. Après une brève analyse des « preuves de Dieu » et de leurs échec, Armin Kreiner introduit la question du sens et son rapport à la contingence et à la mort, il revient à William James et la « volonté de croire » qui s’inscrit dans un type de rationalité plus large que la seule argumentation fondée sur des « indices », la critériologie développée dans les chapitres 6 et 7 permettant évidemment de protéger cette « volonté » contre un pur subjectivisme (505-508).

38La grande rigueur de cet ouvrage très riche en nuances peut à juste titre séduire le lecteur. Soumettre a posteriori nos discours sur Dieu au type de parcours « régulateur » tel qu’il est proposé par l’auteur est sans doute aujourd’hui plus qu’hier un exercice nécessaire, auquel la théologie est trop peu habituée. Ce que l’auteur appelle « réalisme faillibiliste », à situer dans la tradition kantienne, nous semble être effectivement une position philosophique bien ajustée, à la fois à la situation d’un pluralisme historiquement indépassable, chargé de violence, et à la prétention de vérité, véhiculée par les grandes traditions humaines de Dieu.

3953. La Théologie de l’aventure de Bernard Forthomme avec laquelle nous terminons ce chapitre semble se situer aux antipodes du parcours argumentatif d’un Armin Kreiner, même si une relecture de l’ouvrage permettrait sans doute de discerner à l’arrière-plan du discours poétique du franciscain, marqué par Duns Scot, les rigueurs du théologien de Munich, et de reconnaître dans l’argumentation ascétique de ce dernier un « aventurier épistémologue » qui s’ignore. En tout cas, un résumé de l’argumentaire, tel que nous l’avons proposé pour présenter l’ouvrage d’Armin Kreiner, ne pourrait rendre justice à l’ouvrage de Bernard Forthomme.

40La lecture de ce livre (sans doute aussi son écriture) est en elle-même une aventure ; car sans ordre prévisible, le lecteur est en quelque sorte jeté dans la mer, devant conduire sa barque à travers maintes références poétiques, cinématographiques, artistiques, philosophiques, théologiques du passé et du présent – et que sais-je encore – et tracer son sillage, ne sachant jamais d’avance pourquoi emprunter telle « route » et non pas telle autre. Dès l’introduction et après deux citations en exergue, il est averti de l’enjeu : « L’aventure est la poésie de la contingence, la mise en forme des événements contingents ! Dans le fourmillement des signes que nous délivrent l’univers et la vie sauvage, dans le foisonnement d’aventures qui s’offrent à nous avant même que nous ouvrions les yeux, comment discerner les indices trahissant les fissures d’un monde suffoqué, ces rais de lumière sous les portes et les paupières closes, au travers des gonds intérieurs ? L’aventure est un contact puissant qui irrigue tout sens singulier et commun, mais encore un sentiendum de la puissance la plus captivante, ou un sentir ultra-sensible du possible qu’elle condense » (9sv).

41Si tout est déjà dit et dit de manière poétique dans ce premier paragraphe, l’aventure elle-même suit un ordre – contingent – qui emporte la conviction : parler de Dieu est une aventure (1), non seulement théologique, qui pourrait consister – l’auteur se le demande – à découvrir Dieu comme une aventure (2) ; sa Toute-puissance est alors pensée simultanément avec la pluralité des mondes (3) – aventure oblige ! –, avant que le lecteur soit emmené avec la mission de la mer (4) pour découvrir l’île au trésor, voire une multitude d’îles où ont échoué les aventuriers chrétiens et autres (5), avant de faire entrevoir au lecteur l’Avent comme ce dont il s’agit depuis toujours en toute aventure (6). Car – et citons encore une formule qui manifeste la « puissance de synthèse » de Forthomme, selon lui caractéristique de la théologie – « l’aventure, c’est l’expérience de la proximité inouïe de la mort et, simultanément, le sentiment qu’il n’y a rien à craindre tant que la parole ne s’éteint pas. Mieux : le récit suppose que le danger de mort violente soit déjà surpassé, et que la vie entière, avec toutes ses fautes, soit déjà pour ainsi dire pardonnée ! Et même accueillie au-delà du pardon comme événement plus que pardonnable, foyer d’un avènement qui prévient et dépasse tout incident de parcours, tout faux pas, comme intimité inouïe au vouloir même de l’Avent, comme union personnelle avec l’Aventure » (15sv).

42Si l’auteur ne cesse de se mouvoir dans l’histoire, surtout du Moyen Âge à nos jours, il instaure cependant une conversation entre les morts et les vivants, particulièrement mais pas exclusivement entre des « saints », moins conçus comme exemplaires que comme « figures singulières, intenses, audacieuses » : « Comme si l’homme du passé conversait par avance avec celui qui va le reprendre, comme si l’homme ancien imitait celui du futur, comme si Jésus imitait François et si le François historique imitait les gens d’aujourd’hui qui répondent à l’appel de l’aventure ! » (361). Sans doute parmi eux, le théologien franciscain donne-t-il une place privilégiée à Duns Scot qui lui livre également l’armature logique de son ouvrage. Les paragraphes sur le nominalisme, l’attribut de « toute-puissance » de Dieu et la pluralité des mondes (153-174) sont d’une exceptionnelle clarté et aident le lecteur, non seulement à sortir de certains malentendus quant à ce type de pensée (réfractaire à toute analogie entre la créature et le Créateur !) mais aussi à en comprendre la postérité jusque dans notre actualité, en particulier les possibilités logiques comme alternatives à notre monde et la coexistence virtuelle de mondes réels. La centralité de l’attribut, voire de l’axiome de la « toute-puissance » divine et de ce qui s’ensuit quant à l’affirmation de la puissance humaine de choix et de la contingence radicale du monde (sans pour autant être exempté d’« ordres » de type légal et donc institués et contingents) s’enracine ultimement dans l’expérience franciscaine, à savoir dans la manifestation corporelle de la force du Ressuscité, déstabilisant et provocateur jusqu’au paradoxe et en même temps d’une douceur qui guérit. Cette expérience de Dieu et du monde maintient jusqu’au bout la dimension relationnelle du réel, unissant tout « dans le lien souverain et fraternel, aussi bien frère soleil avec sœur eau, les herbes les plus modestes, en apparences inutiles » (161sv). Voici encore une formule « synthétique » ou sorte d’anacoluthe conceptuelle qui réussit à englober les répercussions exemplaires dont une existence humaine et divine parfaitement unifiée peut être l’épiphanie : « La souveraineté solaire (dont le soleil est le signe) et fraternelle, qui traduit exemplairement la toute-puissance divine comme la volonté de sa communication manifestée dans le lien fraternel s’affirme simultanément (et non contradictoirement) à une exaltation de la liberté entendue comme pauvreté volontaire, car elle seule permet vraiment la découverte de la souveraineté solaire et fraternelle d’où provient tout bien ! » (162).

43Si la subtilité reconnue au bienheureux Duns Scot se mue ici en capacité d’évocation qui trouve dans la légende et le récit de fiction son épanouissement, la passion du contingent qui anime Bernard Forthomme n’est pas si éloignée de la rigueur conceptuelle dont fait preuve un Armin Kreiner qui semble ignorer le docteur franciscain et le nominalisme, relativement proches pourtant de ses propres réserves par rapport à une exaltation de l’analogie. Son recours à la « volonté de croire » rejoint à sa manière ce que l’auteur de l’aventure de la théologie affirme du courage, du cœur et du vouloir, réfractaire à toute bureaucratisation qui paralyse l’initiative : « Par “vouloir”, nous comprenons ici ce qui traverse de part en part une forme de frisson terrible qui n’est plus provoqué par la mort, mais par une espérance malgré tout qui élargit la raison – produit des concepts nouveaux – et rejoint le sens de la destinée propre à l’enfance. Par “esprit d’enfance”, nous visons l’esprit du commencement, de la conversation qui renouvelle la vie » (361).

V – Théologie trinitaire

54. Reinhard Feldmeier et Hermann Spiekermann, Der Gott der Lebendigen. Eine biblische Gotteslehre, Mohr Siebeck, Tübingen, 2011, 689 p.
55. E. Bons et Th. Legrand (dir.), Le monothéisme biblique. Évolutions, contextes et perspectives, « Lectio divina » 244, Le Cerf, Paris, 2011, 465 p.
56. Larry W. Hurtado, « Dieu » dans la théologie du Nouveau Testament, « Lectio divina » 245, Le Cerf, Paris, 2011, 198 p.
57. Martin Sabathé, La Trinité rédemptrice dans le Commentaire de l’Évangile de Saint Jean par Thomas d’Aquin, J. Vrin, Paris, 2011, 667 p.
58. Thierry-Dominique Humbrecht, Trinité et création au prisme de la voie négative chez Saint Thomas d’Aquin, Parole et silence, Paris, 2011, 788 p.
59. Brannon Ellis, Calvin, Classical Trinitarism, and the Aseity of Son, Oxford University Press, 2012, 250 p.
60. Giancarlo Caronello (éd.), Erik Peterson. Die theologische Präsenz eines Outsiders, Dunker & Humblot, Berlin, 2012, 652 p.
61. Bertrand Dumas, Mystique et théologie d’après Henri de Lubac, « Études lubaciennes » VIII, Le Cerf, Paris, 2013, 543 p.
62. Jean-Claude Larchet, Personne et nature. La Trinité – Le Christ – L’homme, Le Cerf, Paris, 2011, 403 p.
63. Michel Böhnke, Assaad Elias Kattan, Bernd Oberdorfer (éds.), Die Filioque-Kontroverse. Historische, ökumenische und dogmatische Perspektiven 1200 Jahre nach der Aachener Synode, Quaestiones disputatae, 245, Herder, Freiburg/Basel/Wien, 2011, 312 p.
64. Gilles Emery, o.p. et Matthew Levering, The Oxford Handbook of The Trinity, Oxford University Press, 2011, 632 p.
65. Robert M. Doran, The Trinity in History. A Theology of the Divine Missions. Volume 1 : Missions and Processions, University of Toronto Press, 2012, 424 p.
66. Mgr Luis Ladaria s.j., Mystère de Dieu et mystère de l’homme, vol. 1 : Théologie trinitaire, Parole et silence, Paris, 2011, 578 p.
67. Gérard Siegwalt, Dieu est plus grand que Dieu. Réflexion théologique et expérience spirituelle. Entretiens avec Lise d’Amboise et Fritz Westphahl, Le Cerf, Paris, 2012, 292 p.
68. Raimond Panikkar, Œuvres VIII : Vision trinitaire et cosmothéandrique : Dieu-Homme-Cosmos, Le Cerf, Paris, 2013, 452 p.
69. Jürgen Werbick, Gott verbindlich. Eine theologische Gotteslehre, Herder, Freiburg/Basel/Wien, 2007, 670p.
70. Claude Geffré, Le christianisme comme religion de l’Évangile, Le Cerf, Paris, 2012, 352 p.

44Avec ce dernier chapitre, nous passons sur l’autre versant de la crête qui unit et sépare les concepts philosophiques de l’absolu et les désignations religieuses du divin.

4554. Deux exégètes de l’Ancien et du Nouveau Testament, Hermann Spieckermann et Reinhard Feldmeier de l’université de Göttingen, nous proposent une très volumineuse doctrine biblique de Dieu, entreprise unique car réalisée en totale coopération. L’unité chrétienne des deux Testaments est donc prise au sérieux (en référence à Lc 25, 25-32), mais avec une conscience aiguë que la doctrine chrétienne de Dieu (qui s’appuie également sur l’Ancien Testament, mais sous la forme de la Septante) ne peut pas ne pas se faire en dialogue avec l’autre interprétation de la Bible qui est celle des juifs (9-11).

46En respectant d’emblée la priorité logique de « Dieu » en tant que prédicat (cf. Armin Kreiner, n° 52) – « la doctrine biblique est une doctrine des propriétés » ou « attributs » de Dieu (1) –, les deux auteurs choisissent comme point de départ l’unique « définition », quasi axiomatique, qu’on trouve dans la bouche de Jésus : « Il est le Dieu des vivants » (Mc 12, 27//). Proposée sous forme d’une doctrine de Dieu, leur théologie biblique se veut alors, en son centre, science de la vie, de cette vie qui culmine dans l’expérience de l’homme d’« être connu » par Dieu (1 Co 8, 3 ; 13, 12 ; Ga 4, 9), avant de pouvoir entrer lui-même dans sa « connaissance » : partant du Deutéronome (compris comme la plus ancienne doctrine de Dieu de la Bible – située entre pères et fils [Dt 6, 20-25] –), les auteurs mettent en œuvre le passage de la connaissance par Dieu, absolument prioritaire, à la connaissance de Dieu dont la transmission, impliquée dans le fait biblique lui-même, exige un savoir sur Dieu qui ne peut être réduit à la connaissance littéraire et historique de ses représentations anciennes, mais doit avoir pour but l’initiation à sa connaissance (2-8).

47L’alternative qui se dessine ici entre un ordre historico-littéraire et un ordre systématique de l’exposé est décidée en faveur de la seconde possibilité, celle d’une « théologique » (12) ; mais l’approche comparatiste et historique reste présente tout au long du parcours. Celui-ci s’organise alors en deux parties d’égal volume. Une première, appelée « fondement » (Grundlegung), s’intéresse à l’« essence » de Dieu, sans surévaluer l’importance de la distinction classique entre « essence » et « opération », car c’est leur lien – « la volonté de Dieu, concrètement descriptible, d’entrer en relation avec l’homme et le monde », sa « relationalité » (13) – qui s’avère décisive. Les six aspects traités dans cette partie résultent du va-et-vient entre l’Ancien et le Nouveau Testament : (1) le nom et les noms ; (2) du Dieu Seigneur au Dieu Père ; (3) l’Unique qui unit ; (4) Celui qui aime ; (5) le Tout-puissant ; (6) Esprit et présence. Une deuxième partie, intitulée « déploiement » (Entfaltung) s’articule autour de trois noyaux : Dieu qui se tourne vers l’homme (Zu-wendung) ; Dieu qui est exigeant vers de lui (Zu-mutung) ; Dieu qui (se) promet à l’homme (Zu-spruch), chacun de ces ensembles étant formé par quatre chapitres qui montrent comment, selon les Écritures, la volonté de Dieu s’est réalisée et attend toujours de nouvelles actualisations. L’« exigence en-courageante » de Dieu (Zu-mutung) se situe au milieu : en quatre chapitres, particulièrement intéressants en raison de leur « couleur » luthérienne, les auteurs articulent la réaction de Dieu par rapport à la négation de la relation humano-divine de la part de l’homme et par rapport aux conséquences négatives de cette « témérité » (Mut-willen) auto-référencée. C’est ici que se décident non seulement leur manière de traiter des rapports entre sotériologie paulinienne, johannique et celle de l’épître aux Hébreux, mais aussi les rapports entre le silence ou le voilement de Dieu, sa colère, et sa face lumineuse et gracieuse.

48L’avantage de cette approche synchronique est sans doute de révéler de nouvelles harmoniques intra-textuelles, existentielles, peu perçues habituellement, la limite étant que certaines aspérités historiques disparaissent et que la continuité entre la doctrine biblique de Dieu et sa formalisation trinitaire (cf. le registre thématique, remarquablement bien fait) est trop rapidement présupposée.

4955. Avec l’ouvrage collectif sur Le monothéisme biblique, issu de l’équipe de recherche en exégèse biblique de l’université de Strasbourg et dirigé par Eberhard Bons et Thierry Legrand, c’est le versant historique qui prime par rapport aux questions systématiques, abordées cependant dans une partie introductive qui situe l’évolution, les contextes et perspectives de ce monothéisme au sein de nos débats contemporains, en particulier sur la genèse du monothéisme et sur la violence religieuse qu’il est censé véhiculer.

50Les directeurs du volume, ainsi que Frédéric Rognon et Ekkehard W. Stegemann, montrent en effet comment, il y a une vingtaine d’années, la question du « monothéisme » a pu entrer, en Europe et aux États Unis, dans le débat public et comment, révélant un « impensé d’une ampleur insoupçonnée », elle a rendu poreuses les frontières classiques entre disciplines historiques et exégétiques, d’une part, et postures normatives, si ce n’est idéologiques, d’autre part (47). Sans pouvoir ni vouloir clore les débats, ils s’efforcent donc de clarifier les « concepts » (polythéisme, hénothéisme, monolâtrie, monothéisme, cosmothéisme) et leur apparition historique, discutent la question de l’origine du monothéisme et des éventuels passages d’une position religieuse vers telle autre (ou inversement) et s’affrontent surtout aux thèses de Jan Assmann (Moïse l’Égyptien [1997], Le prix du monothéisme [2003]), de Régis Debray (Dieu, un itinéraire [2001]) et de quelques autres qui, souvent sans beaucoup de précautions épistémologiques et sans connaissance des textes et des différences internes aux « monothéismes », les rendent responsables de la violence religieuse, tout en exaltant la soi-disant tolérance du « polythéisme ». L’article de Stegemann mérite lecture car, en référence à des textes anciens (Tacitus, Diodor) et modernes (Horkheimer, Adorno), il réussit à montrer que le « monothéisme » juif et chrétien implique une volonté de « différence » qui ne suscite pas nécessairement de la violence et de la contre-violence, voire de l’antisémitisme, le potentiel autocritique du « monothéisme » étant totalement passé sous silence par ses détracteurs (62-65).

51Le reste du volume (formé d’une vingtaine de contributions) suit l’ordre des corpus textuels : Ancien Testament et société israélite, Nouveau Testament, Qumrân et littérature non canonique, littérature rabbinique, société gréco-romaine et christianisme des premiers siècles. On peut regretter que ces contributions, intéressantes en elles-mêmes, ne soient quasiment pas reliées à la problématique exposée dans la partie introductive. On retrouve, ici et là, une référence au remarquable volume édité par Gilles Emery et Pierre Gisel Le christianisme est-il un monothéisme ? (2001) ; mais aucune allusion n’est faite à l’ouvrage du philosophe Stanislas Breton sur Unicité et monothéisme (1981), pourtant une des rares contributions qui a su démêler les soubassements logiques du concept de « monothéisme » et distinguer, de manière précise, « l’unicité de singularité » et « l’unicité d’excellence ».

5256. Dans deux livraisons antérieures, nous avons déjà rendu compte des travaux majeurs du bibliste Larry W. Hurtado sur la dévotion au Christ Seigneur et sa « quasi-explosion » pendant la brève période des années 30 à 50 qui précèdent l’activité épistolaire de Paul (RSR 96/1 [2008], 123sv et 99/2 [2011], 290sv). Dans son petit ouvrage sur « Dieu » dans la théologie du Nouveau Testament, l’auteur reprend et complète cette vision : il avait déjà appelé « binitaire » le modèle de dévotion qu’on trouve dans le Nouveau Testament ; à la suite des travaux d’Arthur Wainwright (1962), il comprend maintenant le discours sur les actions de Dieu comme « triadique » ou « proto-trinitaire » en insistant avec fermeté sur la nouveauté de cette « reconfiguration » majeure du discours juif sur Dieu et de sa dévotion ; nouveauté qui ne doit pas être dévalorisée par rapport aux développements doctrinaux ultérieurs (149-166). Retenons en particulier la tentative d’expliquer « comment des croyants juifs pieux [par exemple un Paul après sa conversion] pouvaient accepter cette place de Jésus dans la foi et la pratique, et la considérer comme compatible avec leur foi traditionnelle en un “Dieu unique” » (161) ; question apparemment non discutée comme telle dans les épîtres de l’apôtre. En référence à quelques textes pauliniens (Rm 1, 3-4 ; Ph 2, 9-11) et au quatrième évangile (surtout Jn 5, 22-23), l’auteur montre que le statut unique de Jésus repose, d’après les premières communautés, sur les actions mêmes de Dieu et sur son autorité seule, faisant de la dévotion au Christ un véritable acte d’« obéissance » (161-165).

53Dans le premier chapitre, Hurtado propose un status quaestionis en soulignant la relative rareté des travaux exégétiques sur la question de Dieu, et conclut son dernier chapitre par quelques conseils aux spécialistes de la théologie systématique, les trois chapitres intermédiaires étant consacrés à Dieu (chap. 2), à Dieu et Jésus (chap. 3) et à l’Esprit (chap. 4). L’auteur ne semble pas connaître le grand article exégétique de Karl Rahner sur Theos dans le Nouveau Testament, déjà paru en 1950 : ce qui est significatif des cloisons étanches entre les deux disciplines. Même si, à soixante ans d’intervalle, ces deux auteurs parviennent grosso modo au même résultat, une comparaison entre ces deux textes permettrait de mettre en valeur la différence de méthode et surtout leur arrière-plan culturel différent. Notons par ailleurs qu’on trouve aussi dans l’ouvrage de l’équipe de Strasbourg (n° 55, surtout les deux études sur le monothéisme de Marc, 163-197) et dans le volume des deux professeurs de Göttingen (n° 54) de précieuses indications quant à la compréhension de la reconfiguration « monothéiste » du Nouveau Testament.

5457. Après ces approches bibliques, nous présentons à notre lecteur un choix significatif de quelques études historiques. L’ouvrage de Martin Sabathé sur La Trinité rédemptrice dans le Commentaire de l’Évangile de Saint Jean par Thomas d’Aquin, préfacé par Gilles Emery, représente un apport notable à la théologie trinitaire, non seulement à une compréhension plus nuancée de celle du Docteur commun mais aussi à celle qui est en débat aujourd’hui.

55L’auteur défend cette différence d’époque et de fond, tout en constatant « d’importantes problématiques sinon communes aux deux approches, du moins apparentées » (26) ; ce qui justifie à ses yeux des « rapprochements féconds » (28). Son affirmation de la différence tient essentiellement à une brève reconstruction de la modification des conceptions philosophiques et théologiques sous-jacentes au Grundaxiom de Rahner, modification censée provenir du nominalisme, peut-être de M. Luther, en tout cas de F. Schleiermacher (20-25) : « Dans la perspective moderne, qui se retrouve dans le Grundaxiom, la différenciation entre Trinité immanente et Trinité économique est première. L’identité est affirmée entre ces deux entités conçues comme distinctes. L’analyse par laquelle les Pères et les théologiens distinguaient deux aspects dans l’unique mystère est remplacée par une “dialectique” de la différence et de l’identité » (25). Par cette dialectique, Martin Sabathé voudrait expliquer ce qu’il appelle le « paradoxe » du Grundaxiom qui « conduit parfois à l’élimination de toute véritable référence à la Trinité immanente » (23). Restant plutôt marginales, ces positions « extrêmes » ne discréditent pas, pensons-nous, le bien-fondé de l’axiome qui, dans sa pointe ultime, répond précisément à une situation gnoséologique contemporaine (en exégèse biblique aussi) et le fait dans une grande proximité de visée par rapport à saint Thomas, en maintenant l’unité du mystère trinitaire de l’autocommunication d’un Dieu qui, par son propre Fils, nous donne, dans l’Esprit, accès à son intimité (cf. l’interprétation de V. Holzer, page 19, qui malheureusement n’intervient pas dans la suite de l’argumentation). La théologie trinitaire de Rahner et celle de bien d’autres peuvent ainsi être comprises comme des réactions par rapport à l’actuelle difficulté, signalée par Gilles Emery en 2001 (cf. n° 55, 30), de penser l’unité trinitaire alors que la pensée médiévale avait ses problèmes avec la pluralité trinitaire.

56La lecture méticuleuse et en même temps bien centrée du Commentaire de l’Évangile de Saint Jean de Thomas d’Aquin apporte alors une double précision que nous signalons ici parmi bien d’autres points. Le Commentaire montre que le Docteur commun « n’est pas concerné par l’écueil (de l’axiome “opera trinitatis ad extra sunt indivisa”, à savoir la séparation entre Trinité économique et Trinité immanente), car il réserve une place aux modes propres des personnes trinitaires, dans l’unique agir de Dieu » (26). C’est quasi la même formule que celle d’Étienne Vetö (cf. n° 33, RSR 101/4 [2013], 658), forgée précisément pour maintenir l’unité entre « missions » et « processions » en distinguant le « mode d’action » de chaque personne et leur « unique opération divine » (634). L’autre apport consiste à mettre en valeur l’accent mis par Thomas, dans son Commentaire, sur la cause finale et l’attraction d’amour qui, dans le mouvement de « retour » à partir de l’Esprit vers le Père, explicite la manifestation de la « personne-principe » par la « personne envoyée » (Fils, Esprit) ; car c’est toute la vie chrétienne qui peut être située ainsi comme attraction d’amour dans cette « boucle » de retour des « personnes envoyées » vers les « personnes-principes ». Sans doute faut-il maintenir ici quand même, contre l’auteur, un avantage de la théologie trinitaire contemporaine par rapport à la pensée médiévale : avantage qui, quant au premier apport, se signale lorsque l’auteur s’étonne que Thomas réduise le lien entre l’Incarnation et la deuxième personne de la Trinité à une relation de « convenance » (27), voire plus globalement quand il note son absence d’intérêt par rapport aux « relations descendantes » des personnes envoyées (634sv) – Étienne Vetö avait déjà signalé ce point (n° 39) – ; avantage encore quant au deuxième apport, qui se repère dans le bref débat de l’auteur avec Emmanuel Durand sur la finalité (sans causalité) à l’intérieur même de la Trinité (35sv). Indéniablement, la théologie et l’exégèse contemporaines ont un nouveau rapport à l’histoire et donc à la nouveauté de l’Incarnation et à l’eschatologie, rapport qui ne se laisse pas penser dans le cadre du schème thomasien.

5758. L’autre travail sur saint Thomas qu’il faut signaler ici est dû à Thierry-Dominique Humbrecht qui, avec sa thèse de théologie sur Trinité et création au prisme de la voie négative, poursuit sa réflexion sur la théologie négative dont le premier aboutissement fût son travail sur les Noms divins chez le Docteur commun (2006), culminant dans l’exégèse de la question 13 de la Prima de la Somme, en attendant un dernier volume de cette future trilogie qui portera sur l’Incarnation ou la « voie négative incarnée ». La question principale de l’auteur est de savoir si la « voie négative » n’est chez saint Thomas qu’un procédé « régional » qui convient parfaitement au traité des noms divins ou si le Docteur commun continue à s’en servir quand il traite du mystère « positif » de la révélation trinitaire et des autres mystères. Tout en montrant que ce « procédé » relève de la conscience critique du discours, voire de l’écriture théologique de Thomas – écriture « en train de se faire » –, Humbrecht analyse les déplacements qui se produisent à partir du traité de la Trinité et le jeu spécifique entre les voies négatives ascendante et descendante qui se met alors en place. Ce n’est qu’après une traversée intégrale de la théologie chrétienne, que cette « voie négative » peut se trouver elle-même, subissant sa détermination de la révélation qu’elle semblait dans un premier temps tenir à sa merci (66) : elle n’est que « voie » ou « modalité », ce qui expliquerait « la part devenue congrue de Denys dans le traité thomasien de la Trinité, à la différence de celui des noms divins » (727sv).

58Comme Martin Sabathé, Thierry-Dominique Humbrecht se confronte à la théologie contemporaine et n’hésite pas à expliciter le schème dialectique de Hegel et l’installation de la négativité dans la Trinité elle-même, sous-jacente aux thèmes de la mort de Dieu ou en Dieu, de l’anéantissement (kénose) et de la souffrance de Dieu dans des théologies trinitaires comme celles de Moltmann et de Balthasar (46-61). Opposant analogie et dialectique (cette dernière s’appuyant sur la contradiction), il affirme que « pas plus que ces deux métaphysiques ne sont assimilables, un problème né dans l’une ne peut verser en l’autre, ni en philosophie ni en théologie » (58). Cet arrêt net à toute idée de « préfiguration de l’idéalisme allemand » chez saint Thomas (60sv) ne rend que plus aiguës les questions posées depuis. L’auteur se refuse alors à les approcher en changeant de logique (et à imposer ce changement au donné scripturaire), pensant avec le Docteur que l’altérité en Dieu est une relation qui ne supprime pas l’un des termes au profit de l’autre – à moins de toucher à la substance même de Dieu – et que la donation en Dieu – la procession de l’amour – exclut perte et anéantissement (53sv et 732). La kénose de la croix reste alors liée au péché de l’homme et à la rédemption ; elle relève de la miséricorde de Dieu et de son gouvernement du monde quoad nos, sans pouvoir être fondée dans la relationalité trinitaire. On perçoit bien ici la cohérence interne de ce discours et des décisions qui le soutiennent (y compris ce que Thomas dit du « lien de convenance » entre l’Incarnation et la deuxième personne de la Trinité). Quant à savoir si cette interprétation est la seule à correspondre au donné scripturaire, cela peut être discuté, sans aboutir nécessairement à la solution d’un Hegel, d’un Balthasar ou d’un Moltmann.

5959. Nous ne pouvons que mentionner ici l’étude de Brannon Ellis (université d’Aberdeen en Écosse), à la fois historique et systématique, sur un des aspects souvent ignoré, voire mal compris de la théologie trinitaire de Calvin qui, dans ses débats avec les antitrinitariens, surtout italiens, et les tenants de la théologie trinitaire classique, tient à l’idée que le Fils possède avec le Père l’aséité divine, qu’il est donc Dieu en lui-même et par lui-même. Avec beaucoup de précision, l’auteur retrace les controverses autour de cette problématique, en partant des Institutions de 1559, et montre, dans un dernier chapitre, la cohérence et la consistance de cette thèse à partir du théologoumène contemporain bien connu, celui de Dieu qui, à partir de Lui-même, se donne lui-même.

6060. Si nous continuons notre présentation de quelques études historiques avec les actes du dernier colloque sur Erik Peterson, célébré en 2010 à Rome en présence de Benoît XVI à l’occasion du cinquantième anniversaire de sa mort (1890 – 1960) et édité par Giancarlo Caronello (Berlin) avec quelques autres contributions, c’est d’abord pour informer nos lecteurs des recherches petersoniennes en cours, surtout la parution de huit sur douze volumes prévus des « Écrits choisis » (Ausgewählte Schriften) ; la présence théologique de cet outsider doit beaucoup au Cardinal Lehmann et à Madame Barbara Nichtweiss qui dirige cette édition critique et nous a offert une remarquable biographie de l’auteur (1992), restée jusqu’à aujourd’hui sans égal. Nous voudrions aussi et surtout attirer l’attention sur quelques contributions directement en lien avec la thématique de ce Bulletin. Parmi les textes de ce volume qui honorent parfaitement la très large étendue, quelque peu fragmentée, des nombreuses études historico-théologiques et commentaires néotestamentaires de l’auteur (II. Théologie, dogme et Église ; III. Théologie, Écriture et tradition ; IV. Église primitive, judaïsme, gnosticisme ; V. Théologie liturgique et histoire de la liturgie), un dernier ensemble porte en effet sur la question de la théologie politique (VI).

61Retenons d’abord deux articles sur le rapport entre juifs et chrétiens, un texte long et très instructif d’Andrea Nicoletti (Turin), intitulé Perfidia iudaica. La difficile histoire d’une prière liturgique avant et après Erik Peterson (511554), et un texte de Philippe Chenaux (Rome, Latran) sur Erik Peterson et Jacques Maritain - une amitié dans la dispute (597-608). Une contribution de Michele Nicoletti retrace le débat entre Erik Peterson et Carl Schmitt sur la théologie politique et la « légendaire thèse » du premier selon laquelle « la doctrine de la monarchie divine devait se briser sur le dogme trinitaire, et l’interprétation de la Pax Augustana (comme accomplissement des prophéties vétérotestamentaires) sur l’eschatologie chrétienne. De ce fait, le monothéisme n’est pas seulement théologiquement liquidé comme problème politique et la foi chrétienne libérée des chaînes qui l’attachaient à l’Imperium Romanum, mais encore une rupture de principe est consommée avec toute “théologie politique” qui abuse de la proclamation chrétienne pour légitimer une situation politique » (557-580). L’auteur critique certaines présentations caricaturales de l’opposition entre les deux hommes (qui se fréquentaient quasi quotidiennement à Bonn) et montre avec pertinence que Peterson ne semble pas avoir perçu toute la pointe de l’argumentation de Schmitt, à savoir sa compréhension de la modernité et de la structure théologico-politique de cette époque qui ne se laissent réduire ni au « relativisme » promu par l’État libéral, ni au néo-paganisme de l’État national (point que nous-mêmes avons souligné dans Le christianisme comme style, « Cogitatio fidei », 261, Le Cerf, 2007, 731-777). Pris pour cible par Giorgio Agemben dans Le règne et la gloire : pour une généalogique théologique de l’économie et du gouvernement (2008), la thèse de la liquidation de toute théologie politique fait encore l’objet de la contribution de Christoph Schmidt (Jérusalem) qui critique à la fois les contresens faits par Agemben (625-632) et la « désactivation » esthétique de l’eschatologie par le philologue et philosophe italien, désactivation qui conduirait, pour finir, à annuler la différence entre juifs et chrétiens. L’article mérite d’être lu attentivement et replacé dans le débat actuel sur les liens entre monothéisme et violence déjà évoqués plus haut (cf. n° 55).

6261. Nous terminons notre sélection de quelques travaux historiques avec la thèse de Bertrand Dumas sur Mystique et théologie d’après Henri de Lubac. Cette étude intéressante aborde la question de Dieu sous l’angle bien spécifique de l’expérience spirituelle, voire mystique, qui, dès l’époque de la Renaissance, trouve une configuration particulière, bien que cette « spécialisation » par rapport à la théologie soit antérieure aux séparations et oppositions modernes qui se prolongent encore jusqu’à une époque récente (213-219). Henri de Lubac est précisément un de ceux qui militent pour une réunification de ces deux « postures », la fondant ultimement sur sa compréhension du « Mystère », terme qui commence à être réhabilité par la théologie de son temps en sa signification à la fois scripturaire et patristique, désignant l’ensemble du dessein trinitaire de Dieu sur l’humanité et sa réalisation sacramentelle (80-85). L’auteur poursuit en définitive un double dessein. Il défend d’abord une thèse historique inédite (sinon tout à fait nouvelle) qui s’est imposée à lui lors de ses travaux dans les archives, à savoir la distinction de deux périodes dans l’œuvre du P. de Lubac, une première qui s’étend de 1930 à 1960 et une seconde lors de laquelle « la tension entre mystique et théologie n’est pas écartée mais […] se double […] d’une conception selon laquelle la théologie est incluse dans la mystique, et toutes deux dans le Mystère » (365). L’autre thèse porte sur le fond : Bertrand Dumas montre, de manière convaincante, que le facteur d’unification se trouve dans « l’appel à une intelligence non divisée » (222-228) et que la « coïncidence » de deux conceptions différentes de la foi – la foi comme libre remise de soi à Dieu (en réponse à sa Parole) et racine d’une vie renouvelée, la foi comme l’ensemble du mouvement humain déclenché par cette Parole, mouvement qui se prolonge dans l’éternité jusque dans l’inépuisable Mystère de Dieu (228-232) – explique la complexité de la position lubacienne et certaines de ses évolutions, celle surtout d’une conception plus localisée vers une conception plus ordinaire et cheminante de la mystique. Toute la troisième partie de la thèse explicite ce point en montrant que l’unité ne se fait pas directement, mais seulement par la médiation de l’intelligence spirituelle des Écritures.

63L’ouvrage qui ajoute (sur une centaine de pages) une série significative de textes inédits du P. de Lubac sur les rapports entre mystique et théologie éclaire un aspect décisif et relativement peu travaillé de son œuvre. Un seul regret : la contextualisation de l’évolution du théologien, tentée dans le premier chapitre, nous paraît bien trop étriquée et, pour une part, trop limitée à des travaux « mineurs » (il y a quand même Congar, Certeau et Louis Bouyer), sans faire résonner réellement la question de fond, telle qu’elle se présente depuis la crise moderniste, chez Baruzi, Blondel, Henri Bremond (pour ne nommer que ceux-là), dans les travaux en Belgique (Maréchal, etc.), en Allemagne (Hugo Rahner, Karl Rahner, etc.), avec les multiples connexions internationales qui déterminent le débat à cette époque. Est-il possible, par ailleurs, de traiter de mystique et de théologie chez Lubac et de sa lecture spirituelle des Écritures comme facteur décisif d’unification (chez Origène, les médiévaux et dans la suite), sans se référer à la « clé expérimentale » que furent pour lui les Exercices spirituels de saint Ignace ?

6462. Depuis la dernière livraison de ce Bulletin, deux travaux particulièrement importants sur la question œcuménique du Filioque émergent du lot des publications sur ce litige, et d’abord l’ouvrage du théologien orthodoxe Jean-Claude Larchet sur Personne et nature. La Trinité - Le Christ - L’homme. À vrai dire, trois des quatre études rassemblées dans ce volume ont été déjà publiées, les deux premières sur la question du « filioque » (À propos de la « Clarification » proposée par le Conseil pontifical pour la promotion de l’Unité des chrétiens, en 1995) et sur la question christologique (À propos du Projet d’union de l’Église orthodoxe et des Églises non chalcédoniennes, en 2001) dans « presque tous les pays orthodoxes » (selon l’expression un peu surprenante de l’auteur, 7 ; cf. la liste, 8sv), le plus souvent dans des revues officielles. Nous nous centrons sur la première.

65Jean-Claude Larchet analyse ici la « Clarification » de 1995, intitulée « Les traditions grecque et latine concernant la procession du Saint-Esprit », en mettant certes au crédit du texte romain de reconnaître « ce que l’Église orthodoxe considère comme un principe intangible de sa foi : le fait que le Père est dans la Trinité la seule cause du Saint-Esprit » (15), mais en montrant en même temps que cette reconnaissance est « corrigée » (26) par la tentative d’établir la « complète harmonie » du filioque latin (appelée aussi conception « filioquiste ») avec la position du concile de Constantinople. Ce sont essentiellement deux séries d’arguments qui sont avancées pour appuyer cette critique sans concession, une argumentation plutôt historique et une autre de fond. L’auteur s’oppose d’abord à la théorie du malentendu linguistique entre les deux traditions grecque et latine, théorie qui serait fondée sur une distinction « caricaturale » entre l’ekporeusis et la processio (19-21), et déconstruit la valeur probante des citations patristiques de la Déclaration, qui militeraient pour une présence du filioque ou de son « équivalent » per Christum dans les traditions alexandrine et cappadocienne (21-23 et 32-58). Il établit alors un nouveau clivage historique (38 et 52-54) entre, d’un côté, un consensus gréco-latin « orthodoxe » et, de l’autre, la théologie trinitaire d’Augustin et de ses successeurs (y compris celle de saint Thomas), qualifiée, pour ce qui est de la première, d’« eunomienne », et de la seconde, d’« aristotélicienne », toutes les deux étant hérétiques (62). L’argumentation de fond, présupposée dans cette déconstruction, provient des positions du saint patriarche Photius et de saint Grégoire Palamas et de leur manière d’affirmer l’indépendance des deux ordres théologique et économique et la différence radicale entre l’« essence divine » inaccessible à la connaissance humaine et les « énergies divines » incréées (40 et 52-54). Jean-Claude Larchet refuse donc la tentative d’interpréter les conciles du Latran IV, de Lyon et de Florence dans le sens d’une « compatibilité » avec le Symbole de Nicée-Constantinople et de « relativiser ainsi la foi orthodoxe » et la conception « filioquiste » comme des simples théologoumènes, alors qu’il ne peut détecter chez son adversaire qu’une série de « confusions » et d’« erreurs ».

66Par rapport aux positions d’une partie des théologiens orthodoxes qui, à la suite de Vladimir Lossky, tiennent le « filioque » des latins pour hérétique et le considèrent comme la cause du schisme des deux Églises sœurs, l’argumentation de Jean-Claude Larchet n’apporte rien de neuf. Sa manière de personnaliser le débat (dirigé principalement contre J.-M. Garrigues [cf. notre compte rendu dans RSR 99/4 (2011), 624sv], censé avoir rédigé la « Clarification », et contre son « proche », le Cardinal Schönborn, rédacteur du paragraphe correspondant [§ 248] du Catéchisme de l’Église catholique), ses stratégies argumentatives qui conduisent la position adverse à l’extrême et ainsi, pense-t-il, à l’absurde, sans montrer aucun sens pour son contexte ni sa visée, ou encore son utilisation du patrologue et théologien catholique André de Halleux pour sa propre cause (alors qu’il est plutôt un des artisans d’un consensus différencié) ne parviennent pas à cacher sa difficulté à discuter paisiblement et sans dogmatisme la question de fond qui est celle du rapport entre économie et théologie et entre « énergies » et « essence » (cf. par exemple 41). On peut certes le suivre quand, dans les études suivantes, il exige qu’il faille « éviter les non-dits et ambiguïtés qui nuisent au dialogue et empêchent de véritables avancées vers l’unité de foi recherchée » (205). Mais cela est-il possible sans qu’on adopte un nouveau point de vue sur l’histoire de nos divisions et leurs enjeux ? Point de vue qui implique alors nécessairement un autre regard, plus historique, sur la foi de toujours !

6763. Avec les actes du colloque œcuménique, tenu en 2009 à l’occasion du mille deux centième anniversaire du synode d’Aix-la-Chapelle (809) qui a voulu prouver la justesse du « Filioque » et l’imposer au pape Léon III, nous nous trouvons dans un tout autre climat. Parmi les trois positions tenues aujourd’hui – celle qui considère la Controverse du Filioque comme aporétique et marginale par rapport à la problématique contemporaine de la foi, celle qui comme la « Déclaration » romaine tient à la « complémentarité » des théologies latines et orthodoxes et celle qui mise sur une reconstruction historique de la genèse complexe du problème et se montre prête à reformuler la correspondance entre Trinité économique et Trinité interne en lien avec la tension entre tradition et modernité, abordée différemment en Occident et en Orient – les éditeurs et auteurs de Ces perspectives historiques, œcuméniques et dogmatiques 1200 ans après le synode d’Aix-la-Chapelle, optent clairement pour la troisième voie. Les sept premières contributions sont consacrées à la reconstruction historique du contexte politico-religieux du royaume des Francs et de l’argumentation, surtout patristique, du Décret d’Aix. Les quatre textes de la deuxième partie ouvrent des perspectives œcuméniques, proposant d’abord un vaste panorama comparatiste des interprétations modernes et contemporaines du Filioque par les théologiens orthodoxes, vieux-catholiques, anglicans, catholiques et protestants et, ensuite, un état détaillé des dialogues bilatéraux portant sur cette même question. La troisième contribution de cette partie (due à Athanasios Vletsis) réfléchit, de manière nuancée, voire autocritique, à la signification de la théologie trinitaire pour la théologie orthodoxe d’aujourd’hui tandis que Bernd Oberdorfer propose un même type d’examen sur le terrain des Églises occidentales.

68La dernière partie, intitulée perspectives dogmatiques, adopte un point de vue résolument prospectif : les quatre contributions, dues à un catholique, un protestant et deux orthodoxes sont centrées sur l’unité de la trinité économique et immanente, sorte de préalable (selon Jean Zizioulas) à discuter entre l’Orient et l’Occident si l’on veut aboutir à une entente sur le problématique « Filioque » (260sv). À partir du tournant que représente l’interprétation séculariste de l’affirmation « Dieu est amour » par Feuerbach qui fait de l’amour un « prédicat » laissant « derrière lui » un « sujet » ou un « sombre arrière-fond » (241-248), Georg Essen reconduit le lecteur vers la problématique de la « théologie négative » qui, à l’instar d’un leitmotiv, traverse l’ensemble de cette seconde partie de notre Bulletin (cf. nos 41, 42, 51 et surtout 52 et encore 58). Tout en reconnaissant que l’apophatisme représente aussi une manière de résister par rapport à l’image d’un Dieu violent (250sv), Essen s’oppose à la distinction ontologique entre sujet et prédicat (Feuerbach ayant tiré les conséquences ultimes d’un certain apophatisme et d’une distinction ambivalente entre le Deus absconditus et le Deus revelatus), car il veut maintenir la possibilité de penser, à partir de l’histoire même de Jésus, « le lien entre l’essence et l’action de Dieu (dans la création et dans l’histoire) de telle façon que Dieu nous a révélé dans son action historique, son essence » même (253) ; ce qui conduit l’auteur à poursuivre la critique de la tradition latine, amorcée par Rahner, Jüngel et d’autres (253-258), et en particulier de ce qu’il appelle « l’hypothèque » laissée par la scolastique. Les deux contributeurs suivants (d’Assaad Elias Kattan et de Matthias Haudel) réussissent à mettre en relief, chacun dans sa propre tradition, orthodoxe ou latine, les possibilités d’entendre réellement les « intentions » de l’autre tradition: le premier en montrant que, dans l’orthodoxie, la limite entre la cognoscibilité de Dieu et son incognoscibilité ne correspond pas à la distinction entre économie du salut et immanence divine, le mystère étant précisément l’économie elle-même qui ouvre cependant à une certaine connaissance du mystère interne de Dieu (264), allant jusqu’à souhaiter que le « chrétien orthodoxe » voie dans le Filioque et ses fonctions diverses, non pas une hérésie mais « quelque chose de beau » (270sv) ; le second considérant (comme d’ailleurs le précédent, 268) la théologie néo-nicéenne des trois cappadociens comme fondement herméneutique et théologique, à la fois pour faire comprendre telle « réduction » ultérieure et pour aider les Églises, celles d’Occident à trouver un accès à la doctrine des « énergies » et à l’apophatisme des « orthodoxes » et celles de l’Orient à réaliser que la doctrine cappadocienne des « énergies » permet de passer à l’autorévélation du Dieu trinitaire (274-276). Pour cela Matthias Haudel propose de distinguer les « relations d’origines » et les « relations éternelles de vie » (Lebensbeziehungen) entre les trois hypostases (277-281) ; proposition désormais soumise à une discussion et à la réception éventuelle par les théologiens des deux traditions.

69Le volume (qui mériterait une traduction française) représente une véritable avancée herméneutique et théologique, tout en laissant subsister des hésitations réelles (par exemple quant à la pertinence du modèle de « complémentarité », maintenue ici et là [198-200], ou à la nécessité, l’opportunité, voire le risque de retirer, de manière principielle ou dans telle situation liturgique, le Filioque du Symbole de 381). Sans doute la pointe du problème se situe-t-elle entre la double négation d’un Yves Congar (greffée sur l’absence de détermination de la relation intra-trinitaire entre le Fils et l’Esprit dans le Symbole) – « la confession que le Fils n’est pas sans participer à la sortie de l’Esprit du Père » (154) – et des explicitations positives comme celles d’Assaad Elias Kattan et de Matthias Haudel (cf. aussi la remarque herméneutique de Reinhard Flogaus dans une perspective réformée, 177). En définitive, ce volume est un « début », permettant peut-être de sortir du conflit millénaire « par en haut ».

7064. Le Manuel d’Oxford de la Trinité, publié sous la direction de Gilles Emery et de Matthew Levering, peut être considéré comme le pendant anglophone des deux volumes, dirigés par Emmanuel Durand et Vincent Holzer, sur Les sources et sur Les réalisations du renouveau trinitaire au 20e siècle (cf. notre compte rendu dans RSR 99/4 [2011], 612-614) et d’un troisième sur Les effets du renouveau trinitaire dans l’existence et les pratiques chrétiennes. Il s’agit, dans les deux cas, d’un véritable bilan du « renouveau » ; dans le premier, il est proposé de manière plus systématique, ce qui par ailleurs justifie le terme de « manuel ». Quatre longues parties (confiées à vingt-quatre spécialistes) sont consacrées au versant historique de la théologie trinitaire (enracinement dans l’Écriture, développements patristiques, appropriations médiévales et traitement à l’époque moderne entre la Réforme et le XXe siècle). Les trois parties suivantes (élaborées par dix-huit chercheurs) traitent des dogmatiques trinitaires, de la forme trinitaire de la vie chrétienne et des dialogues, au sein de l’œcuménisme, avec d’autres religions et dans un contexte postmoderne de globalisation. L’unité de l’ensemble est garantie par une introduction et surtout par une conclusion où l’on retrouve les insistances heureuses, déjà citées, de Gilles Emery (cf. n° 55) et d’Emmanuel Durand (cf. RSR 99/4 [2011], 614), en particulier sur la nécessité d’une théologie trinitaire spéculative (contemplative), capable de penser l’unité de Dieu, trop négligée dans des « modèles de communion » ou des approches pan-métaphoriques du mystère (cf. aussi plus n° 52).

7165. On trouve une même instance spéculative dans le premier tome de la « nouvelle théologie systématique catholique » de Robert M. Donan, intitulée La Trinité dans l’histoire. Cette Théologie des missions divines se réclame de l’école de Bernard Lonergan dont l’auteur souhaite qu’il reçoive un jour le titre de Docteur de l’Église. Tout en restant en effet proche de saint Thomas, c’est un autre type de scientificité qui est mis en œuvre ici, articulé sous forme de soixante thèses, dûment commentées et réparties en deux grandes sections, une première présentant la construction en cours de cette théologie systématique et une seconde ce que l’auteur lui-même appelle « l’hypothèse en quatre points » (four-point hypothesis). Celle-ci porte à la fois sur les « quatre relations divines » (Missions et Processions, selon le titre du premier volume), traitées dans leur accessibilité universelle (selon une théologie devenue mondiale et située dans un contexte interreligieux), et, à partir de cette réalité « absolument surnaturelle », sur l’organisation interne des quatre mystères fondamentaux que sont la Trinité, le don de l’Esprit Saint (ou la grâce), l’Incarnation et la vision et l’amour béatifiques. Ce « contexte théologico-dogmatique » doit cependant être intégré dans ce que l’auteur appelle « structure d’un champ unifié », fournie chez saint Thomas par la formation d’une conceptualité, reprise à Aristote et transformée en fonction des données surnaturelles, « structure » offerte aujourd’hui, dans la ligne de la théorie de la connaissance, de l’épistémologie, de la métaphysique et de l’éthique existentielle de Lonergan, par la construction d’une théorie de l’histoire. Il faut attendre le volume suivant pour se prononcer sur la « nouveauté » (titre de la première partie) de cette entreprise prometteuse. Mais on peut déjà noter qu’elle est davantage sensible qu’un saint Thomas à la présence « analogue » des processions divines dans la conscience humaine et dans l’histoire (cf. notre question dans n° 57).

7266. La Théologie trinitaire de l’actuel secrétaire de la Congrégation pour la doctrine de la foi, Mgr Luis Ladaria, parue comme premier tome de ce qu’on peut appeler la « dogmatique » du professeur de longue date qu’il fut (aux Universités pontificales Comillas et Grégorienne), intitulée Mystère de Dieu et mystère de l’homme, n’appartient à aucune école particulière. La programmation des Bulletins a fait que l’ordre des comptes-rendus rétablisse l’ordre initial de parution des deux volumes, Jean-Baptiste Lecuit ayant déjà présenté longuement le second, à savoir l’Anthropologie théologique de l’auteur (cf. RSR 101/2 [2013], 260-264). L’ouvrage sur la Trinité suit un parcours d’enseignement, devenu aujourd’hui classique, l’intérêt particulier de celui du P. Ladaria étant son exposé introductif sur les relations entre Trinité économique et Trinité immanente, avec une défense nuancée, inspirée par le travail de la Commission théologique internationale, des deux parties de l’axiome du P. Rahner (45-67 ; cf. aussi notre compte-rendu de l’article décisif du P. Ladaria à ce sujet, dans RSR 99/4 [2011], 613). L’ouvrage adopte ensuite un ordre biblique et historique, marquant une nette césure après la théologie des Pères cappadociens et les conciles anciens (les conciles médiévaux latins, étant justes mentionnés ici, avec leur insistance particulière sur l’unité, reprise ultérieurement). Notons aussi le traitement de la connaissance « naturelle » de Dieu et du langage de l’analogie en toute fin du parcours ; ce qui s’accorde avec une instance propre du P. Ladaria sur la priorité logique donnée à la grâce du Christ (point déjà noté par J.-B. Lecuit). Le grand équilibre de cette proposition trinitaire est évident, jusque dans le traitement du Filioque, certes inspiré par la « Déclaration » de 1995 mais sans ignorer les points qui, entre l’Orient et l’Occident, continuent à rester litigieux (462-469 ; cf. plus haut n° 63, cité par l’auteur). La lecture de ce premier tome confirme donc l’évaluation du second, proposée dans le Bulletin d’anthropologie théologique.

7367. Signalons au lecteur qui voudra entreprendre la lecture de la Dogmatique pour la catholicité évangélique de Gérard Siegwalt (Faculté de théologie protestante de Strasbourg), parue en cinq tomes entre 1986 et 2007 (cf. notre compte rendu dans RSR 90/4 [2002], 590-592), qu’il dispose maintenant d’un volume d’entretiens de l’auteur avec Lise d’Ambroise et Fritz Westphal sous le titre Dieu est plus grand que Dieu. Au fil des questions des deux intervieweurs et des réponses très précises données par Gérard Siegwalt, le lecteur est introduit dans l’ensemble de cette dogmatique qui, en constant dialogue avec les sciences, la philosophie et d’autres spiritualités que chrétiennes, laisse progressivement paraître l’engagement spirituel du théologien.

7468. Relativement proche du théologien strasbourgeois quant à l’ouverture spirituelle, le théologien hispano-indien Raimond Panikkar, mort en août 2010, a laissé une œuvre spirituelle et théologique significative qui est en voie de publication dans la maison Jaca Book de Milan. Le tome VIII de ces Œuvres (regroupées en douze volumes) porte le titre de Vision trinitaire et cosmothéandrique : Dieu-Homme-Cosmos. Comme c’est le cas dans tous les tomes, celui-ci est le résultat d’une recomposition à partir de plusieurs écrits et ouvrages, mis dans un ordre logique : une méditation sur les « aspects du divin » est suivie de la proposition d’une « vision trinitaire » (dont la première partie a déjà été publiée sous le titre La trinité. Une expérience humaine primordiale ; cf. notre compte rendu dans RSR 85/4 [1997], 621-623), avant qu’une troisième section traite de la réalité cosmothéandrique sous la forme d’une pensée de l’intégration et d’une spiritualité.

75Le diagnostic spirituel du monde contemporain que Raimond Panikkar propose nous paraît pertinent. Parlant de trois moments kairologiques dans l’histoire de l’humanité (253-302), il situe le présent au passage hautement critique vers une nouvelle vision du monde, la crise écologique suscitant non seulement une prise de conscience scientifique ou technologique mais nécessitant une véritable conversion en profondeur ; car elle recouvre une triple expérience, celle de la découverte des limites de la terre, réagissant par rapport à la domination humaine, celle de la découverte des limites internes à l’être humain, constatant l’évanouissement de son rêve de construire une société vraiment humaine, et, enfin, son expérience d’avoir été abandonné par le « Dieu de l’histoire » (277-289). Si nous consonnons avec l’idée que cette crise qui « frappe les racines mêmes de la réalité » (280) exige une articulation nouvelle des trois « dimensions » du monde, de Dieu et de l’homme (334-345), signifiée par le terme de « cosmothéandrique » ou (de manière moins euphonique) de « théanthropocosmique » (304), nous doutons fort que cet « holisme » qui mise sur la convertibilité mutuelle de ce qui anime de l’intérieur toutes les religions puisse arriver au bout du statut « babylonien » de la pluralité des langues et cultures.

7669. Parvenu presque à la fin de ce parcours, nous tenons encore à rendre compte d’Une doctrine théologique de Dieu – déjà parue en 2007 – qui nous permet de renouer plus explicitement avec le chapitre précédent de notre Bulletin. Jürgen Werbick, professeur de théologie systématique à Münster, veut se référer, dans son ouvrage, à Dieu, de manière responsable (nous traduisons ainsi le titre Gott verbindlich) ; ce qui veut dire de manière argumentative : une argumentation certes enracinée dans la tradition biblique et chrétienne de prière et de doxologie avec ses réseaux de métaphores (1928 et 63-70), mais en même temps soucieuse de « fondation raisonnable » (Begründung) pour sortir le discours chrétien sur Dieu du domaine de « l’arbitraire » dans lequel une simple référence à la « conviction » personnelle, face à celle d’autrui, risque de le reléguer. On n’est donc pas étonné que l’auteur retrouve les différentes questions, distinguées par Jean Greisch (cf. n° 41) – est Dieu ? Qui est Dieu ? Comment l’est-Il ? (13sv) –, et que nous croisions l’approche critériologique d’Armin Kreiner (n° 52), sans doute plus proche du parcours de Werbick que celui-ci ne veuille le reconnaître (66, note 72). Car l’un et l’autre tiennent à l’enracinement du travail conceptuel dans une tradition religieuse et dans un langage métaphorique donné (cf. n° 52, 255) et défendent la pertinence de la question de la vérité. Mais tandis que le premier suppose la pluralité des religions et entre dans la question de Dieu par celle de la pluralité des « prédicats », « attributs » ou « descriptions » effectivement utilisés, et cela précisément pour donner sens à l’expression « le vrai Dieu », mais en fonction d’une critériologie interne et externe et en suspendant le jugement d’existence jusqu’à la fin de son ouvrage, le second adopte immédiatement une perspective interne et de « participation » à la tradition chrétienne (137), tout en misant jusqu’au bout sur un travail conceptuel.

77Celui-ci exerce en fait une double fonction que Jürgen Werbick explicite à la fin du deuxième chapitre, rendant ainsi compte du plan de son ouvrage (qui comporte sept chapitres, le très bref huitième étant une conclusion). Au concept incombe d’abord la tâche, exercée traditionnellement par la théologie fondamentale, « de fonder en raison que le parler, le penser et l’agir humain peuvent se laisser concerner de manière inconditionnelle par l’expérience de Dieu, telle qu’elle est attestée dans l’Écriture, et se laisser ainsi provoquer à entrer dans l’espace de la vérité, celui du devenir vrai » (134) ; c’est ce que l’auteur fait dans les deux premiers chapitres, surtout en dispute avec F. Nietzsche, sa « naturalisation » de la preuve ontologique d’Anselme et sa critique – « ambiguë » – de « la volonté du vrai » (surtout 113-130). Au même travail conceptuel revient ensuite la tâche dogmatique de clarifier les « attributs » ou « prédicats » de Dieu, tout en restant enraciné dans le réseau des métaphores, à protéger contre des malentendus, à réarticuler autour de leur centre « expérimental » (Widerfahrnis Gottes) et en fonction des conditions fondamentales du réel, tel qu’il est donné ; c’est ce que l’auteur réalise dans les chapitres suivants (répondant ainsi au même problème que Kreiner qui prend, lui aussi, pour point de départ, plus formel (critériologie oblige !), la « définition » d’Anselme) : chap. 3 : L’Un et l’Unique – l’Autre ; 4. Espaces de Dieu, temps de Dieu, présence de Dieu ; 5. Le Tout-puissant et la créativité de son amour ; 6. La volonté bonne de Dieu ; 7 Le Tri-un : L’Un non sans les autres.

78Sans doute la thèse principale de l’auteur, voire le point focal de tout son parcours, exposé après une reprise de la méditation rahnerienne sur le « mystère sans nom » (58-60), se trouve-t-il dans l’« expérience/épreuve » (Widerfahrnis) de Dieu comme « don » (Gabe) ou « cadeau » (60-62). S’opposant à juste titre à une apologétique moderne qui, traînée devant le tribunal d’une raison humaine (lequel refuse d’ailleurs de reconnaître à toute croyance la « présomption d’innocence »), accepte finalement de réduire l’unicité incomparable de Dieu à ce qu’il apporte « de plus » à la vie individuelle et sociale (38-43), Jürgen Werbick mise plutôt, avec la mystique rhénane, sur « l’inutilité » de Dieu. C’est précisément ce qui le conduit à adopter le paradigme du « don », le « don » n’apportant « rien de plus » ni « enrichissement » (Bereicherung) mais rendant tout simplement la « dignité » à l’homme – celle qu’il a perdue ou n’a jamais possédée parce qu’on la lui a enlevée –, suscitant alors en lui, en raison de cette « surabondance », à la fois étonnement et responsabilité (cf. le titre de l’ouvrage), exprimés dans un langage métaphorique de surprise (6370). La visée de l’argument anselmien est ici maintenue : elle éclaire le fait que, tout en comprenant le réel dans une recherche inlassable du « vrai » et en résistant à tout ce qui occulte la dignité humaine, l’homme réalise en même temps que le « fondement » (Grund) de sa compréhension et de son vouloir est « sans fondement » (grundlos) et que, faisant l’expérience de « donation », il peut se fier à l’originaire et ultime adéquation entre la vérité et sa propre recherche du vrai (130-132 et 137-140).

79Le parcours de Jürgen Werbick recentre un certain nombre de débats, retracés dans cette partie de notre Bulletin, et unifie, de manière cohérente, bon nombre d’éléments. La mise en valeur du paradigme du « don » est fondamentale aujourd’hui, pour les raisons indiquées par l’auteur. Mais c’est aussi en ce « lieu » que les esprits risquent de se séparer. Werbick note en passant que « le don oblige – mais justement pas au contre-don adéquat et équivalent » (60sv), sans se référer ici au long débat de l’anthropologie et de la phénoménologie françaises sur cette question. Tout le problème consiste en effet à montrer que l’identification de l’essence de Dieu avec son autocommunication ou son auto-donation laisse la liberté à l’autre, voire à d’autres traditions (précisément sans contre-don), ce qui nous conduit peut-être à mettre en question la notion d’« obligation » (comment un don peut-il « obliger » sans perdre son statut de don ?) et l’entrée par l’argument anselmien, sans pour autant laisser la place à l’arbitraire ; une critériologie comme celle d’Armin Kreiner peut être ici d’un réel secours.

8070. Comme à la fin du chapitre précédent, nous n’hésitons pas à parler, pour terminer, d’un ouvrage qui tient à la fois de la cogitatio fidei et du témoignage personnel de son auteur. Son titre, Le christianisme comme religion de l’Évangile, résonne comme « verbum breviatum », certes de la théologie de Claude Geffré, mais d’abord des étapes franchies par ce théologien dominicain et infatigable enseignant qui, tout au long de sa carrière, s’est laissé guider par les demandes qui lui furent faites, d’abord au Saulchoir et ensuite comme professeur de théologie fondamentale et d’herméneutique théologique et, à partir de 1985, de théologie des religions à l’Institut Catholique de Paris. Le lecteur trouvera dans l’introduction, dans le bel entretien, publié pour la première fois dans Lumière et Vie (2008) et reproduit dans ce volume, ainsi que dans la bibliographie complète, ajoutée à la fin, le moyen de se faire une idée de la composition progressive de l’idée que Claude Geffré se fait de la singularité du christianisme, objet privilégié de sa recherche. « Verbum breviatum », le titre l’est en effet aussi par sa formulation paradoxale. Car « s’il est possible de définir le christianisme comme religion de la sortie de la religion, il ne cesse pas de proposer un religieux autrement face au pluralisme religieux et culturel de notre temps » (9). En raison même du mystère de l’Incarnation, l’Évangile peut devenir, selon l’auteur, le trésor de tout être humain, qu’il soit religieux ou incroyant, exerçant alors un jugement critique au sein de toute religion ou culture en assumant leurs richesses, non sans les transformer. C’est ici que s’exerce la tâche herméneutique du théologien des religions, non seulement à l’égard des Écritures mais aussi à l’endroit des autres religions et cultures.

81Parmi les seize textes, recueillis dans ce volume, nous attirons l’attention du lecteur sur le chapitre, situé au milieu du parcours, qui porte le titre La gratuité de Dieu. Avec bonheur et originalité, il formule ce qui fait le point focal de l’ouvrage de Jürgen Werbick, à savoir l’« émergence de la question de Dieu » dans l’existence humaine sous la forme de la « grâce », non-nécessaire ou plus que nécessaire, au-delà de l’utile et de l’inutile, dans « la gracieuseté » d’un « sans pourquoi » (159-165). Claude Geffré explicite alors cette expérience en s’inscrivant dans la tradition chrétienne et en évoquant les trois traits les plus spécifiques d’un Dieu caché qui n’est étranger ni à l’histoire collective ni à l’histoire personnelle (165-172), à savoir d’un Dieu « ami des hommes » (l’Incarnation et l’uni-trinité de Dieu), d’un Dieu « antidestin » (messianisme biblique) et d’un Dieu « caché, faible et souffrant » (théologies de la croix et théologies de la libération). Ce texte et l’ensemble de ce beau parcours, en quelque sorte testamentaire, nous donnent l’occasion d’exprimer notre gratitude à ce compagnon de route de l’aventure des RSR.

82La sélection relativement représentative d’ouvrages que nous venons de présenter et de discuter confirme l’évaluation globale, proposée à la fin de notre dernier Bulletin (RSR 99/4 [2011], 611 et 627sv). Les discussions sur certains thèmes se poursuivent et conduisent à des clarifications appréciables : concernant (1) les rapports, voire les liens indispensables entre l’approche théologique et l’approche philosophique des « attributs » et du « nom » de Dieu (avec les problèmes de critériologie, etc.) ; (2) la place et la fonction de la théologie négative (question omniprésente dans cette livraison et par ailleurs bien posée par Joseph Stephen O’Leary ; cf. notre précédente livraison dans RSR 99/4 [2011], 605-607), dans un double contexte, interreligieux (rapport au bouddhisme) et intra-chrétien (orthodoxie et christianisme latin) ; (3) le monothéisme biblique et postbiblique et son prétendu potentiel de violence (avec l’ouvrage collectif sur la « nomination de Dieu » d’Ingolf U. Dalferth et de Philippe Stoelger, à maintenir dans le débat, avec les volumes recensés dans cette livraison, cf. RSR 99/4 [2011], 596sv) ; (4) l’évaluation des grandes références de la tradition (concernant surtout la place respective des cappadociens et de la théologie latine médiévale) ; (5) les rapports entre Trinité économique et Trinité immanente, formalisés par l’axiome de Rahner et réévalués à l’heure actuelle à partir du débat, devenu plus ouvert, sur le Filioque latin ; (6) le lien entre le style de vie et la liturgie chrétiennes, d’un côté, et le statut théologal de la foi et de la pensée trinitaire, de l’autre. On ne peut pas dire que l’ensemble de ces éléments soit déjà mis à profit d’une révision œcuménique de l’équilibre global de la théologie systématique et de sa structuration trinitaire au sein de la mutation culturelle que nous traversons (révision désirée à la fin de notre dernière livraison) ; malgré la présence appréciable de plusieurs bilans, synthèses ou manuels, le moment d’une nouvelle maturité ne semble pas encore venu.

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Avec le soutien de

Retrouvez Cairn.info sur

18.97.9.171

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions