Notes
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[1]
Il est évidemment anachronique d’employer le mot « païens » pour des écrits des IIe - IIIe siècles ; nous recourons à ce langage par commodité, désignant ainsi les Grecs et les Romains qui s’opposaient au christianisme.
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[2]
Celse, Discours véritable, cité par Origène dans Contre Celse, III, 55 ; trad. M. Borret, Sources Chrétiennes [= SC] 136, p. 129-131.
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[3]
Cf. ibid., d’après Contre Celse, III, 5 (SC 136, p. 21-23).
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[4]
D’après Contre Celse VIII, 73 (SC 150, p. 345).
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[5]
D’après Contre Celse V, 25 (SC 147, p. 75-77).
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[6]
Minucius Félix, Octavius, VI, 1 ; trad. J. Beaujeu, Les Belles Lettres, Paris, 1964, p. 8 ; cf. aussi X, 2 (p. 14). Ailleurs, les griefs de Cécilius se font aussi mordants que ceux de Celse dans le passage cité plus haut ; voir ibid. VIII, 4 ; loc. cit., p. 11-12.
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[7]
Il faudrait mentionner aussi toutes les calomnies véhiculées à propos des chrétiens : ils adoreraient une tête d’âne, ils voueraient un culte au soleil, ils se livreraient à la luxure en cachette, ils seraient responsables des malheurs publics, etc. ; voir Tertullien, Apologétique, 16 (trad. J.-P. Waltzing, Les Belles Lettres, Paris, 1929, p. 37-39) ; Minucius Félix, Octavius, IX (loc. cit., p. 12-14).
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[8]
Cf. Prédication de Pierre, fragment 5 (Écrits apocryphes chrétiens, I, Gallimard, Paris, 1997, p. 17). Mais comme on le dira plus loin, l’auteur de l’À Diognète prend distance par rapport à cette idée d’un « triton genos ».
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[9]
Justin, Apologie pour les chrétiens, II, 2, 1-7 ; trad. Ch. Munier, SC 507, p. 321-323. Pour ce qui suit, voir l’étude ancienne mais toujours fondamentale de G. Bardy, La conversion au christianisme durant les premiers siècles, Aubier, Paris, 1949, spécialement p. 117 et suiv.
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[10]
Tertullien, Apologétique, III, 5 (loc. cit., p. 9). Voir aussi la description des contraintes subies par une femme chrétienne qui vit avec un mari païen, dans À son épouse, II, 3, 4 à II, 6, 2 (SC 273, p. 135-141).
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[11]
Passion de Perpétue et de Félicité, VI, 2-5 ; trad. J. Amat, SC 417, p. 123-125.
-
[12]
La Tradition apostolique, 16 ; trad. B. Botte, SC 11 bis, p. 71-73 ; le texte évoque aussi le métier des armes : le catéchumène et le fidèle doivent renoncer à verser le sang, et, pour cette raison, ne peuvent pas être soldats (loc. cit., p. 73).
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[13]
Tertullien, Les spectacles ; trad. M. Turcan, SC 332.
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[14]
Tertullien, Le manteau, V, 4 ; trad. M. Turcan, SC 513, p. 203-207.
-
[15]
Voir M. Turcan, loc. cit., p. 54-55.
-
[16]
Cf. Tertullien, Apologétique, 38, 3 : « nulle chose ne nous est plus étrangère que la politique. Nous ne connaissons qu’une seule république, commune à tous : le monde » ; 46, 13 : « Un chrétien ne brigue pas même l’édilité » (loc. cit., p. 81 et 97) ; De idolatria, 17-18, où Tertullien explique pourquoi il ne peut pas être magistrat (Corpus Christianorum series latina, II, 1954, p. 1117-1120).
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[17]
Tertullien, Apologétique, 37, 6-7 (loc. cit., p. 79).
-
[18]
Ils faisaient en outre valoir que, même si les jours de l’Incarnation étaient relativement récents, le Verbe de Dieu « préexistait » dans les siècles antérieurs.
-
[19]
Tertullien, Apologétique, 37, 4 et 10 ; 42, 1-3 (loc. cit., p. 79-80 et 90).
-
[20]
Ibid., 42, 4-5 (loc. cit., p. 90-91).
-
[21]
Cf. Clément d’Alexandrie, Le Pédagogue, I, trad. M. Harl, SC 70.
-
[22]
Cf. Le Pédagogue, II, trad. C. Mondésert, SC 108 ; Le Pédagogue, III, trad. C. Mondésert et C. Matray, SC 158.
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[23]
Le Pédagogue, II, 1, 4 ; SC 108, p. 13.
-
[24]
Ibid., II, 7, 5 ; loc. cit., p. 123.
-
[25]
H.-I. Marrou, dans son introduction au Pédagogue, SC 70, p. 58.
-
[26]
Le Pédagogue, III, 1, 4 ; SC 158, p. 15. La phrase « il est beau, il n’est pas embelli » signifie que l’homme n’a pas à s’embellir extérieurement, la vraie beauté étant intérieure (cf. ibid., III, 2, 1 ; loc. cit., p. 19).
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[27]
H.-I. Marrou a suggéré qu’il pourrait s’agir de Pantène ; voir son introduction à l’À Diognète, SC 33 bis, p. 241-267.
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[28]
À Diognète, V, 1-2, 4-5, 8-9 ; loc. cit., p. 63-65.
-
[29]
Ibid., I, 1 ; loc. cit., p. 53.
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[30]
D’après H.-I. Marrou, on peut aussi comprendre : « …les lois extraordinaires et vraiment paradoxales de leur manière de vivre » ; le mot politeia peut en effet avoir ce dernier sens (ibid., p. 62, n. 3). On se rappelle que Paul avait écrit : « notre cité (politeuma) se trouve dans les cieux » (Ph 3, 20).
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[31]
Ibid., VI, 1-10 ; loc. cit., p. 65-67 (trad. modifiée).
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[32]
Voir H.-I. Marrou, dans SC 33 bis, p. 140-141.
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[33]
Voir ibid., p. 146 et suiv.
-
[34]
Origène, Commentaire sur l’évangile de Jean, VI, 59, 303 ; trad. C. Blanc, SC 157, p. 363.
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[35]
À Diognète, VIII, 10-11 ; IX, 2 ; loc. cit., p. 73 et 75.
-
[36]
Ibid., XII, 1 (p. 81).
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[37]
Clément d’Alexandrie, Stromates III, Die griechischen christlichen Schriftsteller der ersten drei Jahrhunderte [= GCS], 15 (Leipzig, 1906), p. 195-247 ; les huit premiers chapitres de ce livre ont été traduits par H. Delanne et F. Quéré-jaulmes, dans Le mariage dans l’Église ancienne, textes choisis et présentés par F. Quéré-jaulmes, Centurion, Paris, 1969, p. 117-159. En dehors de Stromates III, Clément a aussi traité du mariage dans Le Pédagogue, II, 10 (SC 108, p. 165-193). Sur la question du mariage dans le christianisme des premiers siècles, voir plus largement (outre les introductions d’A. Dumas et F. Quéré-jaulmes dans le volume précédemment cité) l’ouvrage de Ch. Munier, Mariage et virginité dans l’Église ancienne (1er - 3e siècles), Peter Lang, Berne/Francfort-s. Main/New York/Paris, 1987.
-
[38]
Clément d’Alexandrie, Stromates III, 5 (trad. Le mariage dans l’Église ancienne, p. 144).
-
[39]
Ibid., III, 6 ; loc. cit., p. 148 ; cf. 1 Co 7, 14 ; Mt 19, 3-5.
-
[40]
Cf. Stromates, III, 12 (texte grec dans GCS 15, p. 234). Nous ne pouvons évidemment pas présenter en son ensemble la doctrine de Clément sur le mariage ; rappelons seulement que l’auteur admet la séparation des époux (à l’initiative du mari) dans les cas d’adultère de la femme, et qu’il admet aussi, mais seulement comme une mesure d’indulgence, le remariage des veufs et des veuves ; voir Ch. Munier, dans Mariage et virginité…, p. XXXIX.
-
[41]
Tertullien, À son épouse, II, 8, 7-8 ; trad. Ch. Munier (un peu modifiée), SC 273, p. 149-151.
-
[42]
Ch. Munier, dans son introduction à SC 273, p. 12.
-
[43]
Clément d’Alexandrie, Stromates, III, 1 (trad. Le mariage dans l’Église ancienne, p. 119).
-
[44]
Eusèbe de Césarée, dans Migne, Patrologia graeca, 23, 689 B ; trad. A. Guillaumont, dans « Monachisme et éthique judéo-chrétienne », RSR 60 (1972), p. 199-218 ; repris dans A. Guillaumont, Aux origines du monachisme chrétien. Pour une phénoménologie du monachisme, « Spiritualité orientale » no 30, Abbaye de Bellefontaine, 1979, p. 47-66 (ici : p. 47 ; nous citerons toujours d’après ce volume).
-
[45]
Clément d’Alexandrie utilise expressément les mots monèrès bios pour parler du célibat ; cf. Stromates, VII, 12, 70 (SC 428, p. 222).
-
[46]
A. Guillaumont, loc. cit., p. 51.
-
[47]
Ainsi Athénagore écrit-il aux empereurs Marc-Aurèle et Commode : « On peut trouver bien des nôtres, hommes et femmes, qui vieillissent sans se marier dans l’espoir d’être ainsi plus près de Dieu (Supplique pour les chrétiens, 33, 1 ; trad. B. Pouderon, SC 379, p. 197-199).
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[48]
Cf. Platon, Lois, 965 b (Œuvres complètes, XII, 2e partie, Les Belles Lettres, Paris, 1956, p. 82-83) ; voir A. Guillaumont, op. cit., p. 58.
-
[49]
Epictète, Entretiens, III, 22, 69 ; trad. A. Guillaumont, op. cit., p. 60.
-
[50]
Cf. Philon d’Alexandrie, De opificio mundi, 151-153 ; trad. R. Arnaldez, Les œuvres de Philon d’Alexandrie, 1, Cerf, Paris, 1961, p. 243-245.
-
[51]
Clément de Rome, Épître aux Corinthiens, 23, 1-2 ; trad. A. Jaubert, SC 167, p. 141. Clément cite aussi cette phrase d’un auteur inconnu : « malheur à ceux qui ont l’âme partagée, ceux qui doutent en leur âme… » (23, 3 ; loc. cit., p. 141).
-
[52]
Hermas, Le Pasteur, 7, 2 ; trad. R. Joly, SC 53 bis, p. 95. L’importance de ces thèmes – « duplicité » et « simplicité » – dans la littérature patristique la plus ancienne a été particulièrement soulignée par É. Pousset dans Origine et commencements de l’Église. II. Quatre des premiers écrits chrétiens, Médiasèvres, Paris, 1990.
-
[53]
Voir P. Brown, Genèse de l’Antiquité tardive, trad. de l’anglais, Gallimard, Paris, 1983, p. 38-39.
-
[54]
Voir ibid., p. 113 et suiv.
1Diverses voies aident sans nul doute à saisir comment l’identité chrétienne a été comprise dans les premiers siècles de l’ère chrétienne. Les recherches sur le canon des Écritures tiennent à ce point de vue une place majeure, de même que l’étude des symboles de foi et des commentaires qui en sont donnés par tel ou tel auteur. Il est aussi possible de s’appuyer avant tout sur les traditions liturgiques, ou plus largement sur les formes qu’a prises la vie ecclésiale dans les générations suivant celles du Nouveau Testament. On peut encore suivre les évolutions des discussions avec le judaïsme ainsi que les développements de la littérature hérésiologique – de Justin à Tertullien en passant par Irénée et Clément d’Alexandrie –, afin de découvrir comment les conflits doctrinaux ont comme tels contribué à la définition de l’identité chrétienne. Toutes ces voies, qui d’ailleurs se recoupent en bien des cas, sont également légitimes et nécessaires. Mais elles ne sauraient dispenser d’une attention aux manières de vivre qui furent celles des chrétiens, ainsi qu’aux prises de position dont celles-ci firent l’objet durant la période ici considérée.
2La tâche, il est vrai, est fort exigeante. Nous ne pouvons plus nous satisfaire aujourd’hui d’une vision selon laquelle les modes de vie chrétiens se seraient développés de manière en quelque sorte linéaire et progressive, incarnant peu à peu dans l’existence familiale et sociale les enseignements essentiels de Jésus et des apôtres. Pareille vision ne fait pas droit à la pluralité des communautés chrétiennes ni à la diversité de leurs évolutions ; elle ne tient pas assez compte, non plus, des retours en arrière ou des défaillances qui ont marqué l’itinéraire des baptisés ou de leurs groupes ecclésiaux (comme on le voit dès Clément de Rome et Le Pasteur d’Hermas). Il n’en est pas moins capital d’interroger, sous l’angle des modes de vie et des figures de l’existence chrétienne, un certain nombre d’écrits depuis la fin du Ier siècle jusqu’au début du IIIe siècle. Qu’est-ce qui, à l’extérieur, a été perçu de ces manières de vivre ? Surtout, comment les auteurs chrétiens ont-ils eux-mêmes présenté celles-ci, quel sens leur ont-ils donné, et dans quelle mesure ont-ils par cette voie manifesté ce qui – malgré leurs différences de situations, et en dépit des difficultés mentionnées plus haut – contribuait selon eux à définir l’identité chrétienne ?
3Nous rappellerons d’abord comment les auteurs païens [1] se représentaient les comportements des chrétiens, puis nous montrerons comment ceux-ci ont pu affirmer une exigence de radicale conversion et, tout à la fois, revendiquer une authentique présence aux cités de leur temps. Ayant reconnu ce qui, en profondeur, unissait ces deux dimensions de la manière d’être chrétienne, nous montrerons enfin comment s’éclairaient, à partir de là, les deux formes de vie souvent mentionnées par les écrits patristiques : le mariage d’une part, et, de l’autre, le célibat pour le Royaume.
Griefs des païens
4L’un des griefs les plus couramment formulés contre les chrétiens du IIe siècle est que, par leurs modes de vie, ils perturbent les liens familiaux, rompent avec la vie sociale et transgressent les traditions des cités. Nous en avons bien des indices à travers les œuvres des apologistes qui rapportent ces griefs et s’efforcent d’y répondre. Rappelons en particulier la violente diatribe de Celse dans le Discours véritable qu’il composa sans doute vers 176 ; l’auteur accuse entre autres les chrétiens de chercher par tous les moyens à diffuser leur doctrine et de ne pas hésiter, pour ce faire, à retourner les enfants contre leur père ou leurs précepteurs :
« Voici encore, dans les maisons particulières, des cardeurs, des cordonniers, des foulons, les gens les plus incultes et les plus grossiers. Devant les maîtres pleins d’expérience et de jugement, ils n’osent souffler mot. Mais prennent-ils à part leurs enfants accompagnés de sottes bonnes femmes, ils débitent des propos étranges : sans égard au père et aux précepteurs, c’est eux seuls qu’il faut croire ; les autres ne sont que des radoteurs stupides, ignorant le vrai bien, incapables de l’accomplir, préoccupés de viles balivernes ; eux seuls savent comment il faut vivre, que les enfants les croient, ils seront heureux et le bonheur éclairera la maison ! Tout en parlant, voient-ils arriver un des précepteurs de cette jeunesse, des hommes de jugement, ou le père lui-même, les timides s’enfuient en tremblant, les effrontés excitent les enfants à la révolte : ils leur chuchotent qu’en présence du père et des précepteurs, ils ne voudront ni ne pourront rien expliquer de bon aux enfants, tant leur répugnent la sottise et la grossièreté de ces gens tout à fait corrompus et enfoncés dans la voie du vice et qui les feraient châtier. S’ils le désirent, ils n’ont qu’à planter là le père et les précepteurs, venir avec les bonnes femmes et les petits compagnons de jeux dans l’atelier du tisserand, l’échoppe du cordonnier ou la boutique du foulon, pour atteindre la perfection. Voilà par quels propos ils persuadent [2] ! »
6Non seulement Celse accuse les chrétiens de porter atteinte aux liens familiaux, mais il juge qu’ils sont fondamentalement des révoltés : ils doivent leur origine à une rupture avec les Juifs [3], et ils apparaissent comme des opposants au sein de l’Empire, alors qu’ils devraient bien plutôt « secourir l’empereur » de toutes leurs forces et « servir avec ses soldats s’il l’exige [4] ». Surtout, ils ne respectent pas les traditions de chaque cité, les lois et les usages religieux qui, quelles que soient leurs différences selon les peuples, tiennent précisément leur valeur de leur haute antiquité [5]. Cette dernière critique tient sans nul doute une place fondamentale dans l’opposition aux chrétiens ; on la retrouve par exemple sur les lèvres d’un païen du nom de Cécilius, mis en scène par Minucius Félix dans son dialogue Octavius :
« Puisqu’il existe donc soit une Fortune bien connue, soit une Nature pleine d’inconnu, combien il est plus respectueux et combien préférable pour les champions de la vérité d’accueillir l’enseignement des ancêtres, de pratiquer la religion traditionnelle, d’adorer les dieux qu’à l’école de ses parents on a appris à craindre avant de les connaître intimement, et, au lieu de prononcer un jugement sur la divinité, de se fier aux Anciens, qui, dans un âge encore inculte, à la naissance même du monde, méritèrent d’obtenir la faveur des dieux ou de les avoir pour rois ! De là vient même que dans la totalité des empires, des provinces, des villes, nous voyons chaque groupe humain posséder ses rites nationaux et honorer des dieux municipaux [6]… »
8Certes, dans l’écrit de Celse comme dans les propos de Cécilius, il faut faire toute la part de la polémique qui accentue ou caricature un certain nombre de traits pour mieux discréditer le christianisme en son ensemble [7]. Cette polémique n’est pas moins significative, et il est en tout cas révélateur que, dans certains milieux, on ait parfois qualifié les chrétiens de « troisième race » (triton genos ; tertium genus). Il est vrai qu’une telle appellation fut aussi revendiquée par des chrétiens eux-mêmes [8] ; néanmoins, lorsqu’elle était utilisée par des païens, elle pouvait être une manière d’ironiser sur un groupe de croyants en quelque sorte inclassables, qui avaient tout à la fois rompu avec le judaïsme et avec la tradition gréco-romaine.
9Il importe dès lors de se demander ce qui, dans le comportement des chrétiens, manifestait réellement des formes de rupture par rapport aux liens familiaux, à l’ordre social ou aux traditions héritées du monde ancien.
La conversion chrétienne
10Ces formes de rupture existaient en effet, mais (en dehors de comportements sectaires qui se rencontraient aussi) elles n’exprimaient le plus souvent que l’exigence même de la conversion chrétienne.
11Cela valait d’abord sur le plan familial. Justin rapporte par exemple, dans son Apologie, l’histoire d’une femme qui vivait avec un mari débauché et qui, une fois instruite des enseignements du Christ, s’efforça d’exhorter ce mari à une vie plus chaste ; comme celui-ci était parti pour Alexandrie et s’y conduisait encore plus mal, la femme se sépara de lui ; le mari, alors, « intenta contre elle une accusation, en disant qu’elle était chrétienne [9] ». Tertullien écrit quant à lui :
« Une femme devenue chaste est répudiée par le mari qui n’a plus besoin d’être jaloux ; un fils devenu docile est déshérité par le père qui supportait auparavant ses désordres ; un esclave devenu fidèle est chassé loin des yeux du maître qui le traitait naguère avec douceur : dès qu’on s’amende en prenant le nom de chrétien, on devient odieux [10]. »
13C’est à l’occasion du martyre que les incidences de la foi chrétienne sur les liens familiaux se font le plus radicalement sentir. Nous en avons un témoignage avec la Passion de Perpétue et de Félicité : en l’année 203, alors que Perpétue a été arrêtée, son père l’implore de sacrifier aux dieux pour échapper ainsi à la mort ; mais la jeune femme, malgré toute son affection pour ce père et la souffrance qui l’habite devant sa détresse, ne revient pas sur sa décision :
« Mon père se montra sur le champ avec mon fils, me tira au bas des marches, en disant : “Sacrifie, aie pitié de ton jeune enfant.” Et le procurateur Hilarianus (…) me dit : “Épargne les cheveux blancs de ton père, épargne ton enfant en bas âge. Offre le sacrifice pour le salut des empereurs !” Et moi je répondis : “Non, je ne le ferai pas.” “Tu es chrétienne ?” me dit Hilarianus. Et moi je répondis : “Oui, je le suis.” Comme mon père restait debout pour tenter de provoquer ma chute, Hilarianus donna l’ordre de le repousser et il reçut un coup de verge. Le triste sort de mon père me fit mal, comme si c’était moi qui avais été frappée : ainsi je souffrais de voir le malheur de sa vieillesse [11]. »
15Les exigences de la fidélité au Christ conduisent ainsi les chrétiens à accepter (fût-ce douloureusement, comme on le voit par l’émouvant récit de Perpétue) la rupture de certains liens familiaux ; on pense ici à la parole de Jésus : « On se divisera père contre fils et fils contre père… » (Lc 12, 53). Ainsi en va-t-il, plus largement, des liens sociaux ; c’est ce que montre, entre autres, ce passage de la Tradition apostolique sur les conditions requises pour l’admission dans la communauté chrétienne :
« On enquêtera (pour savoir) quels sont les métiers et professions de ceux qu’on amène pour les instruire.
Si quelqu’un est tenancier d’une maison de prostitution, il cessera ou sera renvoyé.
Si quelqu’un est sculpteur ou peintre, on leur enseignera à ne pas fabriquer d’idole ; ils cesseront ou seront renvoyés.
Si quelqu’un est acteur ou donne des représentations au théâtre, il cessera ou sera renvoyé.
Celui qui donne l’enseignement aux enfants, il vaut mieux qu’il cesse ; s’il n’a pas (d’autre) métier, on lui permettra (d’enseigner).
De même le cocher qui concourt ou celui qui prend part aux jeux cessera ou sera renvoyé. Le gladiateur ou celui qui apprend aux gladiateurs à combattre, ou le bestiaire qui prend part à la chasse (dans l’arène), ou le fonctionnaire attaché aux jeux des gladiateurs cessera ou sera renvoyé [12]. »
17Sont ainsi proscrits les métiers qui sont immoraux ou qui, de quelque manière, impliquent une complicité avec l’idolâtrie païenne. Les auteurs chrétiens refusent en outre toutes formes de divertissements ou de loisirs qui attestent cette même complicité ; ainsi Tertullien écrit-il tout un réquisitoire contre les « spectacles » tels que les jeux du cirque avec leur « pompe », leurs statues et leurs cérémonies en l’honneur des dieux [13]. Bien plus, il arrive que le même Tertullien semble préconiser un pur et simple retrait de la société païenne. Ayant un jour abandonné la toge du citoyen romain pour revêtir le manteau des philosophes grecs – le « pallium » –, il écrit un petit traité pour justifier son choix et, au terme de ce traité, prête au manteau lui-même les paroles suivantes :
« Moi, dit-il, je ne dois rien au forum, rien au Champ de Mars, rien à la curie ; je ne suis à l’affût d’aucun poste, je ne m’empare d’aucune tribune, je ne révère aucun prétoire ; je ne rends pas honneur aux barreaux, je ne sens pas l’odeur des canaux ; je ne brise pas les bancs, je respecte le droit des gens, je ne plaide pas en hurlant ; je ne suis ni juge, ni soldat, ni roi : je me suis retiré de la vie publique. Mon unique occupation, c’est moi ; ou plutôt je n’ai pas d’autre souci que de n’en pas avoir. On jouit d’une vie bien meilleure dans la retraite que sur la sellette. – Mais paresseuse, insinueras-tu. – Apparemment, il faut vivre pour la patrie, pour l’Empire et pour l’État : vieille erreur que cette maxime ; personne ne naît pour autrui quand il doit mourir pour soi [14]… »
19Ce début de prosopopée, certes, ne doit pas induire en erreur. Le thème du « manteau » fait allusion aux philosophes cyniques qui, tout en s’abstenant des affaires, voulaient cependant se rendre utiles à la société. D’autres textes de Tertullien montrent en tout cas que celui-ci entendait bien servir ses concitoyens de Carthage (les païens aussi bien que les chrétiens), et que, comme citoyen de l’Empire, il se voulait fidèle à l’empereur romain [15]. Il n’en reste pas moins que, dans le passage ici retenu, Tertullien proclame un idéal de désengagement par rapport aux affaires publiques ; et l’on trouve des déclarations analogues dans d’autres écrits tels que l’Apologétique ou le traité sur l’idolâtrie [16]. Bien plus, dans le premier de ces écrits, il va jusqu’à imaginer que les chrétiens auraient pu se retirer dans un endroit solitaire, abandonnant ainsi le monde à sa fatale destinée :
« Si, formant une si grande multitude d’hommes, nous avions rompu avec vous pour aller nous établir dans quelque coin retiré de la terre, la perte de tant de citoyens, quels qu’ils soient, eût assurément couvert de honte les dominateurs du monde, que dis-je ? Cet abandon eût suffi, à lui seul, à les punir. Sans aucun doute, vous eussiez été épouvantés devant votre solitude, devant le silence du monde et cette sorte d’engourdissement où la terre entière, comme morte, serait tombée [17]. »
21Quoi qu’il en soit de la perspective ainsi envisagée par Tertullien, la conversion chrétienne entraînait bien des formes de distance, de détachement et parfois même de rupture par rapport à la vie sociale – et c’est cela que les païens avaient à leur manière souligné, fût-ce à travers des propos souvent polémiques. Il y allait, pour les chrétiens, de la foi au Dieu de Jésus-Christ, incompatible avec la vénération de multiples divinités ainsi qu’avec les croyances très répandues au Destin ; et si on leur objectait l’antiquité des traditions relatives à telle ou telle cité, ils répondaient que ces traditions devaient être désormais jugées à la lumière de la doctrine évangélique [18].
22Mais ce n’était là qu’un versant de l’attitude chrétienne ; d’un autre point de vue, en effet, la fidélité à l’Évangile suscitait une autre manière d’être présent au monde, sur le plan de l’existence personnelle comme dans le cadre des relations familiales et sociales…
Dans le monde sans être du monde
23En dépit des apparences, il ne serait pas impossible de s’appuyer ici encore sur certains passages de Tertullien. Sa vigoureuse opposition à tant de pratiques héritées du monde ancien ne l’empêche pas de mettre en avant l’apport des chrétiens à la société et, plus largement, au genre humain en son ensemble, comme on le voit par ces quelques lignes de l’Apologétique :
« Nous sommes d’hier, et déjà nous avons rempli la terre et tout ce qui est à vous : les villes, les îles, les postes fortifiés, les municipes, les bourgades, les camps eux-mêmes, les tribus, les décuries, le palais, le sénat, le forum ; nous ne vous avons laissé que les temples ! (…)
Ennemis, nous le sommes assurément, non pas du genre humain pourtant, mais plutôt de l’erreur humaine ! (…)
On dit que nous sommes “des gens inutiles pour les affaires”. Comment pourrions-nous l’être, nous qui vivons avec vous, qui avons même nourriture, même vêtement, même genre de vie que vous, qui sommes soumis aux mêmes nécessités de l’existence ? Car nous ne sommes pas des brahmanes ou des gymnosophistes de l’Inde, habitants des forêts et exilés de la vie ! (…) Sans laisser de fréquenter votre forum, votre marché, vos bains, vos boutiques, vos magasins, vos hôtelleries, vos foires et les autres lieux de commerce, nous habitons ce monde avec vous. Avec vous encore nous naviguons, avec vous nous servons comme soldats, nous travaillons la terre, nous faisons le commerce : de même, nous échangeons avec vous le produit de nos arts et de notre travail. Comment pouvons-nous paraître inutiles à vos affaires, puisque nous vivons avec vous et de vous [19] ? »
25Le mode d’existence qui est ici décrit n’est donc point retrait du monde. Par contre, il est marqué par des choix qui, jusque dans le quotidien, attestent le souci de ne pas se compromettre avec les mœurs païennes, ainsi que Tertullien le précise peu après à l’adresse de son interlocuteur païen :
« Si je ne fréquente pas tes cérémonies, je n’en suis pas moins homme ce jour-là aussi. Je ne vais pas au bain dès l’aube, aux Saturnales, pour ne pas perdre et la nuit et le jour ; je prends un bain pourtant, à l’heure convenable et hygiénique, pour conserver la chaleur et la couleur (…) Je ne m’attable pas aux fêtes de Liber, comme ont coutume de le faire les bestiaires pendant leur repas suprême ; cependant, quelque part que je dîne, on me sert des mets qui viennent de toi (…) Nous n’allons pas aux spectacles, mais si j’ai envie de ce que l’on a l’habitude de vendre à ces réunions, je me le procurerai à mon gré dans les boutiques spéciales [20]. »
27Il s’agit donc – pour faire écho à la parole de Jésus en Jn 17, 16 – d’être « dans le monde » sans être « du monde ». Mais tandis que cette exigence paradoxale se trouve souvent éclipsée, chez Tertullien, par son insistance prédominante sur les erreurs ou impiétés du paganisme, elle est bien davantage développée par Clément d’Alexandrie qui, après avoir exhorté les « Grecs » à fuir le polythéisme et l’idolâtrie (dans Le Protreptique), montre dans Le Pédagogue comment l’idéal évangélique doit imprégner la totalité de l’existence chrétienne au cœur du monde. Le livre I de cet ouvrage propose une réflexion fondamentale sur le Logos de Dieu comme éducateur : ce Logos, par amour, guide les baptisés sur les chemins de leur vie, il est le « pédagogue » qui leur permet de conformer leur pratique aux exigences de l’Évangile [21]. De là, les livres II et III expliquent en détail ce que doit être le comportement des chrétiens dans la vie, y compris dans les situations les plus élémentaires : la façon de manger et de boire, l’usage du sommeil, la manière de se vêtir [22]… Ainsi à propos de la nourriture :
« Si les autres hommes vivent pour manger tout comme les animaux sans raison, pour qui la vie n’est rien d’autre qu’un estomac, à nous le Pédagogue prescrit de manger pour vivre. Car ni la nourriture ne nous est une occupation ni le plaisir un but, mais c’est pour aider notre séjour ici-bas, séjour que la pédagogie du Logos veut faire aboutir à l’immortalité, que la nourriture est permise [23]. »
29Ainsi encore pour la manière de se conduire en société :
« Il faut écarter les inconvenances qui peuvent tomber sous les yeux, aussi bien que les paroles obscènes qui les accompagnent. Que les regards soient posés, que les torsions et les mouvements du cou soient réglés et calmes, tout comme les gestes des mains durant les conversations. En résumé, le chrétien est accoutumé de vivre avec le calme, la tranquillité, la sérénité et la paix [24]. »
31Certes, Clément formule parfois des règles de conduite qui, considérées isolément, nous paraissent aujourd’hui trop détaillées, excessives, ou tout au moins désuètes. On a par ailleurs souligné, à juste titre, ce que ses exhortations doivent à la sagesse hellénique et notamment à la morale stoïcienne. Mais les thèmes ainsi empruntés sont « comme transfigurés par leur insertion dans une perspective chrétienne » ; « suivre le Logos », pour Clément, c’est beaucoup plus que « suivre la Raison » : « c’est aussi suivre le Verbe, le Christ ; de proche en proche, ce principe repris du stoïcisme implique toute l’imitation de Jésus [25] ». Le Pédagogue ne doit pas être d’abord évalué à partir des règles de conduite qu’il pose si minutieusement pour toutes les dimensions de la vie personnelle et sociale, mais à partir de sa visée inséparablement théologique et spirituelle : montrer comment la suite du Christ, sans arracher au monde, est à même de transformer de l’intérieur les modes de vie des chrétiens au point que ceux-ci deviennent à la fois « des hommes et des dieux » :
« L’homme tel que nous l’avons défini plus haut, en qui habite le Logos, ne prend pas toutes sortes d’apparences diverses, il garde la forme du Logos, il prend la ressemblance de Dieu, il est beau, il n’est pas embelli. Il y a une beauté qui est la vraie : c’est Dieu ; et cet homme-là devient Dieu, parce que Dieu le veut. Héraclite a donc eu raison de le dire : “Les dieux sont des hommes et les hommes des dieux. C’est en effet le même Logos.” Mystère manifeste : Dieu est dans l’homme, et l’homme est Dieu, et le médiateur accomplit la volonté du Père ; car le Logos, commun à l’un et à l’autre, est médiateur, à la fois fils de Dieu et sauveur des hommes, serviteur de Dieu et notre pédagogue [26]. »
33Être dans le monde sans être du monde, c’est aussi l’idéal dont témoigne l’écrit À Diognète – un écrit qui, selon H.-I. Marrou, aurait été lui-même composé dans le milieu alexandrin, vers 190-200, par l’un des maîtres de Clément [27]. On se rappelle ce passage célèbre entre tous :
« … les chrétiens ne se distinguent des autres hommes ni par le pays, ni par le langage, ni par les vêtements. Ils n’habitent pas de villes qui leur soient propres, ils ne se servent pas de quelque dialecte extraordinaire, leur genre de vie n’a rien de singulier (…) Ils se répartissent dans les cités grecques et barbares suivant le lot échu à chacun ; ils se conforment aux usages locaux pour les vêtements, la nourriture et la manière de vivre, tout en manifestant les lois extraordinaires et vraiment paradoxales de leur république spirituelle.
Ils résident chacun dans sa propre patrie, mais comme des étrangers domiciliés. Ils s’acquittent de tous leurs devoirs de citoyens, et supportent toutes les charges comme des étrangers. Toute terre étrangère leur est une patrie et toute patrie une terre étrangère…
Ils sont dans la chair, mais ne vivent pas selon la chair. Ils passent leur vie sur la terre, mais sont citoyens du ciel [28]… »
35Le texte est d’autant plus significatif que le destinataire païen de l’écrit, Diognète, avait parlé, à propos des chrétiens, d’un « nouveau peuple ou mode de vie [29] » ; l’auteur répond que les chrétiens, en fait, se conforment simplement aux usages locaux dans leur manière de vivre… mais à condition que les usages locaux ne portent pas atteinte aux exigences de la foi. D’où la formule citée plus haut : alors même que les chrétiens sont présents à telle ou telle cité, ils manifestent « les lois extraordinaires et vraiment paradoxales de leur république spirituelle (politeias) [30] ».
36Un peu plus loin, l’auteur illustre cette situation des chrétiens par la métaphore de l’âme et du corps, qui sont tout à la fois unis et distincts :
« Pour le dire simplement, ce que l’âme est dans le corps, les chrétiens le sont dans le monde. L’âme est répandue dans tous les membres du corps comme les chrétiens dans les cités du monde. L’âme habite dans le corps et pourtant elle n’est pas du corps, comme les chrétiens habitent dans le monde mais ne sont pas du monde. Invisible, l’âme est retenue prisonnière dans un corps visible : ainsi les chrétiens, on voit bien qu’ils sont dans le monde, mais le culte qu’ils rendent à Dieu demeure invisible. La chair déteste l’âme et lui fait la guerre, sans en avoir reçu de tort, parce qu’elle l’empêche de jouir des plaisirs : de même le monde déteste les chrétiens qui ne lui font aucun tort, parce qu’ils s’opposent à ses plaisirs. L’âme aime cette chair qui la déteste, et ses membres, comme les chrétiens aiment ceux qui les détestent. L’âme est enfermée dans le corps : c’est elle pourtant qui maintient le corps ; les chrétiens aussi sont détenus dans le monde comme en une prison, mais ce sont eux pourtant qui maintiennent le monde. Immortelle, l’âme habite une tente mortelle : ainsi les chrétiens campent dans le corruptible, en attendant l’incorruptibilité céleste. L’âme devient meilleure en se mortifiant par la faim et la soif : persécutés, les chrétiens de jour en jour se multiplient toujours plus. Si noble est le poste que Dieu leur a assigné, qu’il ne leur est pas permis de déserter [31]. »
38Ces lignes n’impliquent aucune compromission avec le paganisme : l’auteur ne manque d’ailleurs pas d’évoquer, au centre du passage, la violente hostilité dont les chrétiens sont injustement victimes. Mais le texte n’en est pas moins encadré, au début et à la fin, par l’affirmation de la présence au monde, et les phrases intermédiaires développent le paradoxe qui en résulte : « les chrétiens habitent dans le monde mais ne sont pas du monde » ; « les chrétiens campent dans le corruptible, en attendant l’incorruptibilité céleste ». L’auteur va plus loin encore : tout comme l’âme « maintient le corps », ce sont les chrétiens qui « maintiennent le monde » ! L’expression doit certes s’entendre sur le fond de la tradition stoïcienne (pour qui l’âme cosmique était répandue dans toutes les parties du monde et lui permettait ainsi d’être « maintenu [32] »). Mais, comme l’a bien montré H.-I. Marrou, elle prend ici un sens nouveau à la lumière des paroles de Jésus dans le Sermon sur la montagne : les chrétiens sont « le sel de la terre » et « la lumière du monde » (Mt 5, 13-14) [33]. Origène, plus tard, fera d’ailleurs un lien explicite entre ces images évangéliques et l’idée que les chrétiens « soutiennent » le monde ; ainsi, écrira-t-il, Jésus entend sans doute par le mot « terre » le reste des hommes dont les croyants sont le sel, « eux qui, par leur foi, sont la cause de la conservation du monde. Car la fin du monde aura lieu quand le sel aura perdu sa saveur et qu’il n’y aura plus rien pour saler et conserver la terre [34]. »
39L’importance de l’À Diognète ne tient d’ailleurs pas seulement à sa manière très remarquable de présenter le mode de vie des chrétiens, mais au fait que, dans ses derniers chapitres, il lève le voile sur le fondement de leur condition paradoxale. Celle-ci s’enracine dans le mystère de Dieu qui, par amour, a envoyé son Verbe parmi les hommes pour que ceux-ci aient part à sa vie :
« Tant qu’il maintenait dans le mystère et réservait son sage projet, il paraissait nous négliger et ne pas se soucier de nous. Mais quand il eut dévoilé par son Enfant bien-aimé et manifesté ce qu’il avait préparé dès l’origine, il nous offrit tout à la fois : et de participer à ces bienfaits, et de voir, et de comprendre ; qui de nous s’y serait jamais attendu ? (…)
Nous prenant en pitié, il a assumé lui-même nos propres péchés, il a livré lui-même son propre Fils en rançon pour nous, livrant le saint pour les criminels, l’innocent pour les méchants, le juste pour les injustes, l’incorruptible pour les corrompus, l’immortel pour les mortels [35]. »
41Ainsi le Christ a-t-il été, le premier, dans le monde sans être du monde. Dès lors, ceux qui vivent avec lui participent pleinement de la condition humaine et, dans cette situation même, témoignent d’une autre patrie. S’ils sont en un sens des « étrangers domiciliés », leur exil n’a pas pour effet de les isoler des cités terrestres, mais signifie plutôt que, dans ces cités, ils se laissent d’abord conduire par le Dieu de Jésus-Christ – quitte à endurer, s’il le faut, mépris et hostilité. C’est donc dans le mystère du Verbe fait chair que se fondent leurs modes de vie. Étant dans le monde sans être du monde, les chrétiens deviennent eux-mêmes « un jardin de délices [36] » : par leur manière d’être présents aux cités humaines, ils habitent déjà la terre que Dieu avait jadis promise.
42L’attitude chrétienne, telle qu’elle ressort des écrits de Clément ou de l’À Diognète, semble à première vue contraster avec ce que nous relevions précédemment et qui était si vivement dénoncé par les païens – à savoir les formes de rupture par rapport à des traditions familiales et sociales héritées du monde antique. Cependant, outre que ces écrits n’impliquent aucune compromission avec le paganisme, ils attirent l’attention sur ce qui est en réalité la source fondamentale de la manière d’être préconisée par les chrétiens : il s’agit d’être avec le Christ, de vivre de son Esprit et d’être ainsi ami de Dieu – que cette expérience doive susciter l’opposition à des pratiques idolâtres ou, dans d’autres cas, une participation active aux tâches de la cité.
43Une telle expérience se reflète en particulier, comme nous allons le voir, dans les deux formes de vie que sont le mariage et la virginité.
Le mariage chrétien
44Clément d’Alexandrie est le premier auteur chrétien qui, dans le troisième livre des Stromates surtout, ait proposé une véritable synthèse sur la question du mariage [37]. Or il se bat sur deux fronts : il s’en prend d’une part à ceux pour qui tout est permis en matière d’union conjugale, d’autre part à ceux qui, au contraire, tiennent une position rigoriste.
45D’un côté, en effet, dans des cités comme Alexandrie qui sont souvent affectées par les débordements de l’érotisme, l’inconduite des époux, la pédérastie et d’autres fléaux, des chrétiens peuvent être non seulement menacés par l’environnement païen mais aussi tentés de justifier parfois, sous prétexte de liberté chrétienne, des formes indues de jouissance. Clément rappelle alors les enseignements de Paul : « Tout est permis mais tout n’est pas avantageux » (1 Co 10, 23) ; et s’il est vrai que nous avons été appelés à la liberté, « que cette liberté toutefois ne soit pas un prétexte pour céder à la chair » (Ga 5, 13). Clément écrit :
« Comment peut-on, vaincu par les émois du corps, se rendre semblable au Seigneur ou avoir la connaissance de Dieu ? (…) Mais les préceptes divins nous font entrevoir une fin bienheureuse à laquelle nous devons tous nous attacher ; restons tous dociles à la parole qui nous guide (…) Oui, notre devoir est clair : non point vivre dans l’indifférence, mais de toutes nos forces nous purifier des voluptés et des passions, donner tous nos soins à cette âme qui doit sans cesse s’approcher de Dieu. Pur et libre de toute pesanteur, l’esprit peut déjà posséder un éclat de la divine puissance, portant en lui l’image de Dieu [38]. »
47Ce qui est en cause, on le voit, ce n’est pas simplement une règle morale (telle qu’on la trouvait aussi énoncée, entre autres, par des philosophes stoïciens), c’est la conformité au Christ qui est lui-même l’image de Dieu.
48Mais Clément s’en prend aussi, d’un autre côté, à une tendance rigoriste : celle des encratites qui, au nom d’un idéal de continence, estimaient qu’on ne devait admettre ni le mariage ni la procréation ; Clément leur oppose que l’union conjugale a été pleinement reconnue par Paul et par Jésus lui-même :
« Je pense, moi, que pour ceux qui ont été sanctifiés, saine est la semence. Et l’esprit ne doit pas être seul sanctifié parmi nous, mais encore les mœurs, la vie, le corps. Car enfin, pourquoi l’Apôtre dirait-il que La femme est sanctifiée par le mari et le mari par la femme ? Et que signifie la réponse du Seigneur à ceux qui l’interrogeaient sur le divorce ? A-t-on le droit, disaient-ils, de renvoyer sa femme, comme l’a permis Moïse ? – C’est votre dureté de cœur, répond Jésus, qui obligea Moïse à cette prescription. N’avez-vous pas lu que Dieu a dit au premier homme : “Vous serez deux dans une seule chair” [39] ?… »
50La position de Clément unit donc, à propos du mariage, les deux versants que nous avons distingués plus haut : opposition au paganisme (et plus précisément, ici, à l’esclavage de la chair qui est une forme d’idolâtrie) ; reconnaissance d’une institution sociale (en l’occurrence l’union conjugale de l’homme et de la femme). Et dans un cas comme dans l’autre il laisse bien entendre la source première de son argumentation : refuser d’un côté la servitude des passions charnelles, c’est accueillir en soi l’image de Dieu ; admettre de l’autre la légitimité et la valeur du mariage, c’est être également fidèle à l’enseignement de Jésus qui, lui-même, renvoie au dessein du Créateur. Et Clément souligne la dignité toute particulière qui s’attache à l’union des chrétiens, dans la mesure où celle-ci est – selon le texte fameux d’Eph 5, 31-32 – à l’image de l’union du Christ et de l’Église [40].
51Cette dignité est spécialement mise en valeur par Tertullien dans le passage qui conclut le second livre de son Ad uxorem. Le fait est d’autant plus notable que l’auteur développe par ailleurs des positions rigoristes – ainsi dans le premier livre du même traité, où il recommande à sa femme de ne pas se remarier au cas où elle deviendrait veuve, et plus encore dans certains écrits de sa période montaniste. Ici pourtant, après avoir reconnu que l’Apôtre Paul autorise une veuve à se remarier – mais, souligne-t-il, seulement avec un chrétien –, il exalte en ces termes l’union de l’homme et de la femme dans le Seigneur :
« Quel couple que celui de deux chrétiens, unis par une seule espérance, un seul désir, une seule discipline, le même service ! Tous deux frères, tous deux serviteurs l’un avec l’autre ; rien ne les sépare, ni dans l’esprit ni dans la chair ; au contraire, ils sont vraiment deux en une seule chair. Là où la chair est une, un aussi est l’esprit. Ensemble ils prient, ensemble ils se prosternent, ensemble ils observent les jeûnes ; ils s’instruisent mutuellement, s’exhortent mutuellement, s’encouragent mutuellement.
Ils sont l’un et l’autre à égalité dans l’église de Dieu, à égalité au banquet de Dieu, à égalité dans les épreuves, les persécutions, les consolations. Entre l’un et l’autre aucun secret, entre l’un et l’autre aucun faux-fuyant, entre l’un et l’autre aucun motif de peine. C’est en toute liberté que l’on visite les malades, que l’on assiste les indigents. Pour l’aumône pas de tracasseries, pour le sacrifice pas de contretemps, pour l’observance des devoirs quotidiens pas d’entrave ; pas de signe de croix furtif, de salutation inquiète, de bénédiction muette. Entre eux deux, psaumes et hymnes retentissent ; ils se provoquent mutuellement pour savoir qui chante le meilleur chant à son Seigneur. Le Christ se réjouit à cette vue et à ce concert. Il leur envoie sa paix. Là où deux sont réunis, il est présent lui aussi. Là où il est présent, le Mauvais n’a point de place [41]. »
53Cette description du mariage chrétien – « la plus belle, incontestablement, que nous ait léguée l’Église antique [42] » – exprime au mieux la signification d’une forme de vie qui ne se définit pas seulement, de manière négative, comme refus de l’inconduite et des mœurs païennes, mais, positivement, comme reprise et transformation d’une institution sociale. Le point décisif est dans les dernières phrases du texte. Tertullien fait allusion à la parole de Jésus « là où deux ou trois se trouvent réunis en mon nom, je suis au milieu d’eux » (Mt 18, 20), et n’hésite pas à l’appliquer directement à la situation des époux chrétiens : ils sont deux, unis dans le Seigneur, et le Christ leur est dès lors présent. Une telle formulation ne rend-elle pas compte, à sa manière, de ce qu’on appellera plus tard la sacramentalité du mariage ? Elle est en tout cas un remarquable témoin de la manière dont l’appartenance au Christ a rejailli sur la compréhension de la vie conjugale et sur la manière d’être, dans cette vie même, amis du Seigneur et enfants d’un même Père.
Le célibat pour le Royaume
54Les écrits patristiques de notre période attestent aussi l’importance reconnue à cette autre forme de vie que représente la suite du Christ dans le célibat.
55Certes, une telle forme de vie est avant tout associée, ordinairement, au monachisme qui a pris naissance et s’est développé dans la seconde moitié du IIIe siècle. Pourtant, même si ce mouvement monastique a représenté une immense nouveauté par les figures qu’il a prises comme par sa remarquable expansion tout autour du bassin méditerranéen, il n’en était pas moins préparé par tout ce qui, dans les générations antérieures, orientait vers un idéal de vie marqué par le célibat en vue du Royaume – selon la parole de Jésus en Mt 19, 12. Clément d’Alexandrie, dans ce même livre des Stromates où il traitait du mariage, louait aussi la continence en soulignant d’ailleurs qu’elle ne valait pas seulement par rapport aux plaisirs de la chair mais aussi par rapport à toutes les convoitises – celles de l’argent, des richesses, des spectacles et d’autres encore [43]. Bien plus, à en juger par l’ensemble de son œuvre, il considérait que le célibat permettait d’atteindre une plus grande ressemblance avec Dieu et constituait une voie plus sûre vers la perfection ; encore précisait-il que la vraie continence devait s’accompagner de toutes les autres vertus, et avant tout de la charité.
56Pour comprendre ce qui, dès les premiers siècles de l’ère chrétienne, témoignait d’un idéal de vie marqué par le célibat, il est précieux de faire un petit détour en se référant à un texte plus tardif : un passage d’Eusèbe de Césarée sur le verset « Dieu fait habiter les solitaires dans une maison » (Ps 67, 7, selon la Septante). Le mot ici traduit par « solitaires » se trouve, remarque Eusèbe, sous diverses formes selon les versions grecques de la Bible : monotropoi dans la Septante, monachoi chez Symmaque, monogeneis chez Aquila, monozônoi dans la version de la Quinta. Or ces termes, poursuit-il, s’appliquent tous à une même catégorie d’hommes, les monachoi, qui forment « le premier rang parmi ceux qui progressent dans le Christ » ; et chacun des termes mentionnés ci-dessus attire l’attention sur tel ou tel aspect de leur mode de vie :
« Ceux-ci [= les monachoi] sont rares, c’est pourquoi ils ont été nommés, selon Aquila, monogeneis, c’est-à-dire assimilés au Fils Monogène de Dieu ; selon les Septante, ils sont monotropoi, et non pas “polytropes”, ne se comportant pas tantôt d’une façon tantôt d’une autre, mais se conduisant toujours d’une même façon, celle qui mène au sommet de la vertu ; la Quinta les a nommés monozônoi, parce qu’ils sont solitaires et vivent chacun de son côté, les reins ceints : tels sont ceux qui mènent la vie solitaire et chaste [44]. »
58Ce texte date de 330 environ et il est donc postérieur à la naissance du monachisme, mais il porte la marque d’un temps où le mot monachoi est encore rare (c’est seulement la Vie d’Antoine d’Athanase qui, plus tard, assurera à ce terme une très large diffusion), et, comme l’a bien montré A. Guillaumont, il contribue surtout à nous éclairer sur la période antérieure à l’institution monastique et, plus précisément, sur le sens de la vie alors menée par des « solitaires ».
59Commençons par le dernier terme, monozônoi. Ce terme qualifie des hommes « solitaires » (monereis), vivant « chacun de son côté », et « les reins ceints » (c’est-à-dire pratiquant la continence). Il faut comprendre que le terme « solitaire » désigne ici, non pas un « moine » vivant dans le désert, mais un ascète qui a renoncé au mariage pour vivre seul, selon un idéal qui était fort répandu durant les trois premiers siècles [45]. Mais il faut surtout s’arrêter sur le terme précédent, utilisé par la Septante : monotropoi. Il qualifie, nous dit Eusèbe, les hommes « ne se comportant pas tantôt d’une façon tantôt d’une autre, mais se conduisant toujours d’une même façon » – en d’autres termes, les hommes qui ne sont pas divisés. Le terme renvoie implicitement à ce que disait Paul : « Je voudrais que vous soyez exempts de soucis. Celui qui n’est pas marié a souci des affaires du Seigneur (…) Je vous dis cela…pour que vous soyez attachés au Seigneur, sans partage » (1 Co 7, 32 et 35). C’est là, écrit A. Guillaumont, « le fondement de la virginité chrétienne » ; « cette conception a pu être contaminée, de bonne heure, par des influences dualistes, dépréciant le mariage en tant qu’œuvre de chair et sujétion à la matière, mais on peut bien dire qu’elle n’a jamais été perdue de vue [46]. » Le « solitaire » est donc, idéalement, celui qui ne veut pas être partagé, celui qui veut être entièrement au Seigneur, et s’il renonce au mariage ce n’est point parce que celui-ci serait mauvais mais parce que, à travers le célibat, il trouve une forme de vie qui lui permet plus aisément d’être ainsi « sans partage ». C’est là ce qui explique, en profondeur, l’engagement de vierges et d’ascètes dans la voie du célibat [47].
60Le mot monotropos renvoie ainsi à la source même de ce célibat pour le Royaume : il ne désigne pas seulement le fait de ne pas se marier, mais, plus fondamentalement, l’expérience d’être par cette voie même unifié et totalement absorbé dans une seule pensée – qui n’est autre que la pensée de Dieu. Cet idéal a certes été rapproché, non sans raison, de la doctrine platonicienne sur l’assimilation de l’âme à Dieu [48]. Il a été aussi rapproché des recommandations d’Epictète à propos de la « philosophie » : le « philosophe » doit être « libre de tout ce qui pourrait le distraire, tout entier au service de Dieu, en mesure de se mêler aux hommes, sans être enchaîné par des devoirs privés, sans être engagé dans des relations sociales auxquelles il ne pourra se soustraire [49] ». Mais il faut aussi faire la part des influences juives, et rappeler en particulier les développements de Philon d’Alexandrie sur la création : avant la naissance d’Ève, quand il menait encore la vie solitaire, Adam était « un » et, par son unicité même, semblable à Dieu ; la faute d’Adam fut de préférer la dualité à l’unité, mais lorsque l’intellect est à nouveau empli de Dieu il redevient pareil à la Monade [50]. Plus encore, il importe de rappeler l’insistance majeure de certains écrits chrétiens sur l’exigence de la « simplicité » (haplotès), opposée à la dipsychia qui signifie « l’âme double », c’est-à-dire le fait d’être intérieurement divisé, ou même l’hypocrisie. Ainsi l’épître de Jacques s’oppose-t-elle aux « hommes partagés » (Jc 1, 8 et 4). Le thème est repris dans la lettre de Clément de Rome aux Corinthiens :
« Compatissant en tout et prodigue de bienfaits, le Père a des entrailles envers ceux qui le craignent ; avec douceur et bonté il répand ses grâces sur ceux qui s’approchent de lui avec un cœur simple. Aussi n’ayons pas l’âme partagée [51]… »
62Le thème est surtout récurrent dans Le Pasteur d’Hermas qui pose un lien explicite entre la « simplicité » et la chasteté ; Hermas reçoit en effet cette révélation :
« Ce qui te sauve, c’est de n’avoir pas abandonné le Dieu vivant, et aussi ta simplicité et ta grande continence. Voilà ce qui te sauve, si tu persévères ; voilà ce qui sauve tous ceux qui agissent ainsi et marchent dans la voie de l’innocence et de la simplicité. Ceux-là l’emporteront sur toute méchanceté et tiendront bon jusqu’à la vie éternelle [52]. »
64Ce n’est donc pas le célibat qui est comme tel recherché par les ascètes chrétiens du IIe siècle ; il l’est plutôt comme une voie qui, de manière éminente, permet d’atteindre la « simplicité » et, par là même, d’être semblable au Fils de Dieu entièrement uni à son Père. C’est d’ailleurs ce que confirme la première qualification des monachoi dans le passage d’Eusèbe cité plus haut : « Ceux-ci sont rares, c’est pourquoi ils ont été nommés, selon Aquila, monogeneis, c’est-à-dire assimilés au Fils Monogène de Dieu. » Cette formulation dit au mieux combien la forme de vie incarnée par les « solitaires » s’enracine dans l’expérience d’être avec le Christ et de ne faire qu’un avec lui.
65***
66On comprend certes que les païens aient été surtout frappés par les expressions les plus visibles de l’attitude chrétienne, ou tout au moins par celles qui bousculaient le plus directement les traditions familiales et sociales du monde ancien, en particulier par l’opposition que les chrétiens manifestaient par rapport à tout un ensemble de pratiques et de croyances incompatibles avec leur foi – opposition qui les conduisait même, dans certains cas, à endurer le martyre par fidélité à leurs convictions. Les païens avaient sans doute plus de mal à percevoir que l’adhésion à l’Évangile induisait en fait, non pas une négation des liens familiaux ou sociaux, mais plutôt une transformation de ces liens à partir de ce qui était l’essentiel aux yeux des chrétiens : l’expérience de vivre avec le Christ et d’être, par lui et en lui, amis de Dieu.
67Or c’est cette expérience qui répondait le mieux, en profondeur, à l’attente croissante des individus dans les dernières décennies du IIe siècle et au début du siècle suivant. Comme l’a montré P. Brown [53], d’importantes évolutions se faisaient jour et allaient surtout s’amplifier tout au long du IIIe siècle : alors que, traditionnellement, beaucoup de Grecs et de Romains attendaient des révélations divines à la faveur de cultes publics, à travers des oracles traditionnels, ou encore par la voie des songes qui étaient perçus comme des oracles privés, on en vint de plus en plus à considérer que le « pouvoir divin » se manifestait à travers des hommes ou des femmes dotés d’un lien spécifique avec le surnaturel. Une telle évolution était pour une part perceptible dans le monde païen lui-même, où certaines figures de « sages » ou d’« hommes divins » trouvaient parfois grand écho. Mais elle était surtout suscitée par le témoignage de chrétiens, dans la mesure où ceux-ci semblaient incarner, par leur personne même et leur manière de vivre, une intimité toute particulière avec Dieu. C’est cette « montée des amis de Dieu [54] » qui, dans la seconde moitié du IIIe siècle, allait trouver une expression remarquable avec l’essor du monachisme ; c’est elle aussi qui préparait de loin les grandes évolutions du IVe siècle, et qui (quelle qu’ait été la part de Constantin et de son expérience personnelle) contribuerait puissamment à accréditer le christianisme dans le monde méditerranéen.
68Les griefs de Celse ou d’autres intellectuels païens, tels que nous les avons présentés au début de notre étude, étaient le plus souvent formulés au nom de valeurs héritées des cités antiques, mais (indépendamment même de leur caractère polémique) ils étaient pour une bonne part inactuels : au moment même où ils étaient développés, le monde de l’Antiquité connaissait des mutations fondamentales qui le prédisposaient davantage à l’accueil du message évangélique. De leur côté, les chrétiens ne se tenaient pas dans une attitude de simple opposition au paganisme. Ils entendaient aussi contribuer à la vie des cités terrestres dans toutes leurs dimensions familiales, sociales et culturelles : ils étaient convaincus que, par cette voie, le monde avait un avenir. Surtout, ils avaient conscience d’être ainsi fidèles au Christ lui-même, le Dieu devenu homme qui, par l’Esprit, donnait à ses disciples d’être eux-mêmes ses frères et ses amis. Que cette exigence ait été, pour une part, très tôt contredite par le péché des chrétiens eux-mêmes, cela est certes indéniable (et nous en avons les indices dès les plus anciens écrits de la littérature patristique). L’exigence elle-même, néanmoins, n’a jamais été perdue de vue. Tout au long de la période que nous avons ici considérée, des chrétiens se sont efforcés de dire combien la révélation du Verbe fait chair était à même de retentir sur l’existence des hommes et de transformer leurs modes de vie. Ils ont par cette voie contribué à la définition de l’identité chrétienne – et cela non point de façon abstraite, mais en montrant plutôt que, à travers les manières mêmes de vivre dans le monde, la volonté de Dieu pouvait effectivement s’accomplir « sur la terre comme au ciel ».
Notes
-
[1]
Il est évidemment anachronique d’employer le mot « païens » pour des écrits des IIe - IIIe siècles ; nous recourons à ce langage par commodité, désignant ainsi les Grecs et les Romains qui s’opposaient au christianisme.
-
[2]
Celse, Discours véritable, cité par Origène dans Contre Celse, III, 55 ; trad. M. Borret, Sources Chrétiennes [= SC] 136, p. 129-131.
-
[3]
Cf. ibid., d’après Contre Celse, III, 5 (SC 136, p. 21-23).
-
[4]
D’après Contre Celse VIII, 73 (SC 150, p. 345).
-
[5]
D’après Contre Celse V, 25 (SC 147, p. 75-77).
-
[6]
Minucius Félix, Octavius, VI, 1 ; trad. J. Beaujeu, Les Belles Lettres, Paris, 1964, p. 8 ; cf. aussi X, 2 (p. 14). Ailleurs, les griefs de Cécilius se font aussi mordants que ceux de Celse dans le passage cité plus haut ; voir ibid. VIII, 4 ; loc. cit., p. 11-12.
-
[7]
Il faudrait mentionner aussi toutes les calomnies véhiculées à propos des chrétiens : ils adoreraient une tête d’âne, ils voueraient un culte au soleil, ils se livreraient à la luxure en cachette, ils seraient responsables des malheurs publics, etc. ; voir Tertullien, Apologétique, 16 (trad. J.-P. Waltzing, Les Belles Lettres, Paris, 1929, p. 37-39) ; Minucius Félix, Octavius, IX (loc. cit., p. 12-14).
-
[8]
Cf. Prédication de Pierre, fragment 5 (Écrits apocryphes chrétiens, I, Gallimard, Paris, 1997, p. 17). Mais comme on le dira plus loin, l’auteur de l’À Diognète prend distance par rapport à cette idée d’un « triton genos ».
-
[9]
Justin, Apologie pour les chrétiens, II, 2, 1-7 ; trad. Ch. Munier, SC 507, p. 321-323. Pour ce qui suit, voir l’étude ancienne mais toujours fondamentale de G. Bardy, La conversion au christianisme durant les premiers siècles, Aubier, Paris, 1949, spécialement p. 117 et suiv.
-
[10]
Tertullien, Apologétique, III, 5 (loc. cit., p. 9). Voir aussi la description des contraintes subies par une femme chrétienne qui vit avec un mari païen, dans À son épouse, II, 3, 4 à II, 6, 2 (SC 273, p. 135-141).
-
[11]
Passion de Perpétue et de Félicité, VI, 2-5 ; trad. J. Amat, SC 417, p. 123-125.
-
[12]
La Tradition apostolique, 16 ; trad. B. Botte, SC 11 bis, p. 71-73 ; le texte évoque aussi le métier des armes : le catéchumène et le fidèle doivent renoncer à verser le sang, et, pour cette raison, ne peuvent pas être soldats (loc. cit., p. 73).
-
[13]
Tertullien, Les spectacles ; trad. M. Turcan, SC 332.
-
[14]
Tertullien, Le manteau, V, 4 ; trad. M. Turcan, SC 513, p. 203-207.
-
[15]
Voir M. Turcan, loc. cit., p. 54-55.
-
[16]
Cf. Tertullien, Apologétique, 38, 3 : « nulle chose ne nous est plus étrangère que la politique. Nous ne connaissons qu’une seule république, commune à tous : le monde » ; 46, 13 : « Un chrétien ne brigue pas même l’édilité » (loc. cit., p. 81 et 97) ; De idolatria, 17-18, où Tertullien explique pourquoi il ne peut pas être magistrat (Corpus Christianorum series latina, II, 1954, p. 1117-1120).
-
[17]
Tertullien, Apologétique, 37, 6-7 (loc. cit., p. 79).
-
[18]
Ils faisaient en outre valoir que, même si les jours de l’Incarnation étaient relativement récents, le Verbe de Dieu « préexistait » dans les siècles antérieurs.
-
[19]
Tertullien, Apologétique, 37, 4 et 10 ; 42, 1-3 (loc. cit., p. 79-80 et 90).
-
[20]
Ibid., 42, 4-5 (loc. cit., p. 90-91).
-
[21]
Cf. Clément d’Alexandrie, Le Pédagogue, I, trad. M. Harl, SC 70.
-
[22]
Cf. Le Pédagogue, II, trad. C. Mondésert, SC 108 ; Le Pédagogue, III, trad. C. Mondésert et C. Matray, SC 158.
-
[23]
Le Pédagogue, II, 1, 4 ; SC 108, p. 13.
-
[24]
Ibid., II, 7, 5 ; loc. cit., p. 123.
-
[25]
H.-I. Marrou, dans son introduction au Pédagogue, SC 70, p. 58.
-
[26]
Le Pédagogue, III, 1, 4 ; SC 158, p. 15. La phrase « il est beau, il n’est pas embelli » signifie que l’homme n’a pas à s’embellir extérieurement, la vraie beauté étant intérieure (cf. ibid., III, 2, 1 ; loc. cit., p. 19).
-
[27]
H.-I. Marrou a suggéré qu’il pourrait s’agir de Pantène ; voir son introduction à l’À Diognète, SC 33 bis, p. 241-267.
-
[28]
À Diognète, V, 1-2, 4-5, 8-9 ; loc. cit., p. 63-65.
-
[29]
Ibid., I, 1 ; loc. cit., p. 53.
-
[30]
D’après H.-I. Marrou, on peut aussi comprendre : « …les lois extraordinaires et vraiment paradoxales de leur manière de vivre » ; le mot politeia peut en effet avoir ce dernier sens (ibid., p. 62, n. 3). On se rappelle que Paul avait écrit : « notre cité (politeuma) se trouve dans les cieux » (Ph 3, 20).
-
[31]
Ibid., VI, 1-10 ; loc. cit., p. 65-67 (trad. modifiée).
-
[32]
Voir H.-I. Marrou, dans SC 33 bis, p. 140-141.
-
[33]
Voir ibid., p. 146 et suiv.
-
[34]
Origène, Commentaire sur l’évangile de Jean, VI, 59, 303 ; trad. C. Blanc, SC 157, p. 363.
-
[35]
À Diognète, VIII, 10-11 ; IX, 2 ; loc. cit., p. 73 et 75.
-
[36]
Ibid., XII, 1 (p. 81).
-
[37]
Clément d’Alexandrie, Stromates III, Die griechischen christlichen Schriftsteller der ersten drei Jahrhunderte [= GCS], 15 (Leipzig, 1906), p. 195-247 ; les huit premiers chapitres de ce livre ont été traduits par H. Delanne et F. Quéré-jaulmes, dans Le mariage dans l’Église ancienne, textes choisis et présentés par F. Quéré-jaulmes, Centurion, Paris, 1969, p. 117-159. En dehors de Stromates III, Clément a aussi traité du mariage dans Le Pédagogue, II, 10 (SC 108, p. 165-193). Sur la question du mariage dans le christianisme des premiers siècles, voir plus largement (outre les introductions d’A. Dumas et F. Quéré-jaulmes dans le volume précédemment cité) l’ouvrage de Ch. Munier, Mariage et virginité dans l’Église ancienne (1er - 3e siècles), Peter Lang, Berne/Francfort-s. Main/New York/Paris, 1987.
-
[38]
Clément d’Alexandrie, Stromates III, 5 (trad. Le mariage dans l’Église ancienne, p. 144).
-
[39]
Ibid., III, 6 ; loc. cit., p. 148 ; cf. 1 Co 7, 14 ; Mt 19, 3-5.
-
[40]
Cf. Stromates, III, 12 (texte grec dans GCS 15, p. 234). Nous ne pouvons évidemment pas présenter en son ensemble la doctrine de Clément sur le mariage ; rappelons seulement que l’auteur admet la séparation des époux (à l’initiative du mari) dans les cas d’adultère de la femme, et qu’il admet aussi, mais seulement comme une mesure d’indulgence, le remariage des veufs et des veuves ; voir Ch. Munier, dans Mariage et virginité…, p. XXXIX.
-
[41]
Tertullien, À son épouse, II, 8, 7-8 ; trad. Ch. Munier (un peu modifiée), SC 273, p. 149-151.
-
[42]
Ch. Munier, dans son introduction à SC 273, p. 12.
-
[43]
Clément d’Alexandrie, Stromates, III, 1 (trad. Le mariage dans l’Église ancienne, p. 119).
-
[44]
Eusèbe de Césarée, dans Migne, Patrologia graeca, 23, 689 B ; trad. A. Guillaumont, dans « Monachisme et éthique judéo-chrétienne », RSR 60 (1972), p. 199-218 ; repris dans A. Guillaumont, Aux origines du monachisme chrétien. Pour une phénoménologie du monachisme, « Spiritualité orientale » no 30, Abbaye de Bellefontaine, 1979, p. 47-66 (ici : p. 47 ; nous citerons toujours d’après ce volume).
-
[45]
Clément d’Alexandrie utilise expressément les mots monèrès bios pour parler du célibat ; cf. Stromates, VII, 12, 70 (SC 428, p. 222).
-
[46]
A. Guillaumont, loc. cit., p. 51.
-
[47]
Ainsi Athénagore écrit-il aux empereurs Marc-Aurèle et Commode : « On peut trouver bien des nôtres, hommes et femmes, qui vieillissent sans se marier dans l’espoir d’être ainsi plus près de Dieu (Supplique pour les chrétiens, 33, 1 ; trad. B. Pouderon, SC 379, p. 197-199).
-
[48]
Cf. Platon, Lois, 965 b (Œuvres complètes, XII, 2e partie, Les Belles Lettres, Paris, 1956, p. 82-83) ; voir A. Guillaumont, op. cit., p. 58.
-
[49]
Epictète, Entretiens, III, 22, 69 ; trad. A. Guillaumont, op. cit., p. 60.
-
[50]
Cf. Philon d’Alexandrie, De opificio mundi, 151-153 ; trad. R. Arnaldez, Les œuvres de Philon d’Alexandrie, 1, Cerf, Paris, 1961, p. 243-245.
-
[51]
Clément de Rome, Épître aux Corinthiens, 23, 1-2 ; trad. A. Jaubert, SC 167, p. 141. Clément cite aussi cette phrase d’un auteur inconnu : « malheur à ceux qui ont l’âme partagée, ceux qui doutent en leur âme… » (23, 3 ; loc. cit., p. 141).
-
[52]
Hermas, Le Pasteur, 7, 2 ; trad. R. Joly, SC 53 bis, p. 95. L’importance de ces thèmes – « duplicité » et « simplicité » – dans la littérature patristique la plus ancienne a été particulièrement soulignée par É. Pousset dans Origine et commencements de l’Église. II. Quatre des premiers écrits chrétiens, Médiasèvres, Paris, 1990.
-
[53]
Voir P. Brown, Genèse de l’Antiquité tardive, trad. de l’anglais, Gallimard, Paris, 1983, p. 38-39.
-
[54]
Voir ibid., p. 113 et suiv.