1En guise d’introduction, je propose les brèves remarques suivantes. Tout d’abord, c’est une tâche ardue tant de se tenir au courant de toutes les publications (ce qui explique que certains ouvrages recensés ici datent parfois de 2009) que de se les procurer dans des délais raisonnables ! Il est certain que certaines publications récentes auront échappé à mes recherches. Les ouvrages nés de congrès consacrés à un livre biblique (comme celui de Louvain sur Matthieu, cf. no 27 infra) ou à une question controversée (comme celui d’Oxford sur les Synoptiques, cf. no 9), volumes encyclopédiques, et pour tout dire quasi illisibles, sont pourtant précieux à consulter pour faire le point sur des bibliographies récentes et sentir les orientations qui se dégagent de la recherche. Ils permettent également aux exégètes européens et nord-américains de se rencontrer effectivement car l’ampleur des échanges permet à chacun de prendre la parole.
2D’un point de vue plus fondamental, que dire à l’issue de ces lectures? Les tendances remarquées en 2010 (cf. mon bulletin précédent : RSR 99 (2011) 459-479) se poursuivent : importance de la production nord-américaine, écrivant cependant trop souvent pour ses pairs (et négligeant les recherches européennes non anglophones, anciennes ou contemporaines, qu’il serait pourtant souvent utile de consulter), juxtaposition plus que fécondation mutuelle entre une exégèse historico-critique classique et une exégèse narrative, essor des approches littéraires et féministes (de niveau très inégal) dans le monde européen et latin, avec un certain retard sur le monde anglo-saxon. Les approches les plus fructueuses sont, ce me semble, celles qui concilient un status questionis complet (c’est-à-dire qui n’oublient pas les enquêtes fouillées à la manière de l’exégèse allemande du siècle dernier et ne se contentent pas des reprises américaines, souvent plus rapides, de ces mêmes débats), incluant la critique textuelle, une lecture narrative intelligente et un acte d’interprétation théologique assumé (cf. les no 30 et 40). Par ailleurs, certaines recherches très techniques comme celle sur le fonctionnement de la mémoire humaine en lien avec le problème synoptique (no 9 ci-dessous) sont intéressantes mais très pointues. Le risque de la fragmentation des connaissances atteint le monde exégétique comme les autres domaines de la recherche universitaire. Relevons in fine que des commentaires complets de livre biblique continuent à être publiés, ce qui témoigne de la belle résistance de l’écrit non virtuel à l’ère d’internet et de la rapidité en tout domaine (comme par celui de C. Keener sur les Actes, no 1 ci-dessous, ou celui de J. Marcus sur Marc, no 14). On note cependant que plusieurs universités américaines encouragent leurs professeurs à mettre davantage d’articles en accès libre sur le net. Cela constitue une menace réelle pour les revues spécialisées. Cependant, pour le moment, la relecture par des pairs et le sérieux des revues et collections résistent face à la prolifération de ce qui se trouve directement sur internet et n’est de ce fait pas garanti par un comité éditorial.
I – Actes - Milieu du Nouveau Testament
2. Butticaz Simon David, L’identité de l’Église dans les Actes des Apôtres : de la restauration d’Israël à la conquête universelle, BZNW 174, De Gruyter, Berlin/New York, 2011, 556 p.
3. Dionne Christian, L’Évangile aux juifs et aux païens. Le premier voyage missionnaire de Paul (Actes 13–14), « Lectio divina 247 », Cerf, Paris, 2011, 380 p.
4. Walton Steve, Thomas E. Philips, Lloyd K. Pietersen (éd.), Reading Acts Today. Essays in honour of Loveday C. A. Alexander, T & T Clark, London/New York, 2011 232 p.
5. Kuecker Aaron, The Spirit and the “Other”. Social Identity, Ethnicity and Intergroup Reconciliation in Luke-Acts, LNTS 444, T&T Clark, London/New York, 2011, 277 p.
6. Dunn James D. G., Jesus Remembered II. Beginning from Jerusalem, Eerdmans, Grand Rapids, 2009, 1347 p.
7. Zwiep Arie W., Christ, the Spirit and the community of God, essays on the Acts of the Apostles, WUNT II. 293, Mohr Siebeck, Tübingen, 2010, 237 p.
8. Levine Amy-Jill et Brettler M. Z. (éd.), The Jewish Annotated New Testament, OUP, New York, 2011, 700 p.
31. L’ouvrage de C. Keener, Acts : An Exegetical Commentary, constitue le premier volume d’un commentaire complet sur les Actes en cours de publication. L’auteur est un exégète américain reconnu déjà auteur de nombreux ouvrages. Le premier volume comprend essentiellement une introduction de 638 pages qui représente à elle seule une monographie majeure ! Elle est heureusement découpée en dix-huit têtes de chapitres qui permettent de se faire une idée des choix effectués, le paradoxe, classique, étant que tout est énoncé sans que le commentaire proprement dit ne permette d’en entendre la mise en musique. Deux excursus complètent l’introduction : l’un sur les médecins dans l’Antiquité et l’autre sur l’arrière-plan de la vision lucanienne de l’Esprit Saint. L’auteur francophone de référence sur les Actes est Daniel Marguerat. Il est donc intéressant de l’écouter à ce propos : « Ce premier volume promet d’être la première partie du plus complet commentaire des Actes à ce jour. Keener présente une lecture sociohistorique avec une précision méticuleuse et sa connaissance de la recherche exégétique est impressionnante. Sa documentation sur la littérature juive ancienne en particulier est exceptionnellement riche. À partir de maintenant, toute exégèse des Actes devra prendre en compte ce travail majeur. » (la citation de D. Marguerat provient de la quatrième page de couverture du livre). L’essentiel est dit : l’ouvrage se caractérise par son caractère complet et encyclopédique plus que par l’originalité de ses choix de lecture et a pour ambition première de situer le livre dans son contexte culturel juif et hellénistique. Il fournit à cet effet une quantité massive de références et fait le point sur chaque débat exégétique. Il sera donc à consulter sur toute question relative aux Actes.
42. L’ouvrage de Simon Butticaz, L’identité de l’Église dans les Actes des Apôtres, reprend une thèse effectuée sous la direction de D. Marguerat. Il effectue un parcours de lecture au sein des Actes en vue de mieux cerner le rapport que Luc entretient vis-à-vis d’Israël. Notons d’entrée que cette question du rapport à Israël est une question qui mobilise de nombreux exégètes pour des raisons qu’il est, je crois, inutiles d’exposer longuement. On peut en effet mentionner également, parmi d’autres, les ouvrages récents de C. Schaefer, Die Zukunft Israels bei Lukas. Biblisch-frühjüdische Zukunftsvorstellungen im lukanischen Doppelwerk im Vergleich zu Röm 9-11, BZNW 190 (Berlin/New York, De Gruyter, 2012), 512 p., ou encore de D. P. Moessner et alii (éd.), Paul and the Heritage of Israël : Paul’s Claim upon Israël’s Legacy in Luke and Acts in the Light of the Pauline Letters, LNTS 452 (London/New York, T & T Clark, 2012), 400 p. La lecture est fine, extrêmement détaillée, mais certains chapitres sont étrangement laissés en dehors du champ d’investigation. En effet, comment distinguer les passages qui contribuent à construire l’identité ecclésiale des autres ? L’auteur a sélectionné les épisodes suivants : le remplacement de Judas (Ac 1, 15-26), la Pentecôte (2, 1-47), l’unité des chapitres 3-5, l’ensemble 6, 1-8, 3, l’Église entre Jérusalem et Césarée : l’intégration des marginaux dans le peuple de Dieu (Ac 8, 4-40), la communauté d’Antioche (Ac 11, 19-30), le discours de Paul en Pisidie (Ac 13, 14-52), l’assemblée de Jérusalem (Ac 15, 1-35), l’épisode d’Athènes (Ac 17, 16-34) et enfin la clôture du livre (Ac 28, 16-31). Ce dernier chapitre fait un excellent point sur la question, très débattue ces dernières années, du sens à donner à la forme de conclusion choisie par Luc. Mais, s’il est bien clair que la Pentecôte ou l’assemblée de Jérusalem sont très ecclésiaux, n’est-ce pas également le cas d’autres passages ? Pourquoi retenir l’assemblée de Jérusalem et non la rencontre de Pierre et de Corneille, qui, de l’avis même de D. Marguerat, constitue sinon le sommet du livre du moins un de ses lieux clefs et touche directement la question de l’identité ecclésiale ? Les raisons données au début ne suffisent pas à emporter l’adhésion. Ceci dit, sur chaque péricope traitée, le lecteur sera frappé par l’ampleur de la recherche et l’équilibre des positions prises. Néanmoins, au vu d’un tel travail, les conclusions, qui paraissent fondamentalement mesurées et justes, paraissent presque banales. L’ensemble est cependant riche d’enseignements et chaque chapitre mérite d’être lu pour lui-même.
53. L’ouvrage du professeur de théologie à l’Université St Paul d’Ottawa, C. Dionne, L’Évangile aux juifs et aux païens. Le premier voyage missionnaire de Paul (Actes 13–14), s’inscrit dans une très longue recherche personnelle. Son projet de recherche portait au départ sur l’ensemble des discours missionnaires des Actes et voulait montrer, au moyen des outils de l’analyse narrative, leur portée proprement théo-logique (et non pas seulement christologique). L’ampleur du travail fit que seule la section consacrée au discours de Pierre fit l’objet de la thèse défendue en 2002. Elle fut publiée en 2004 sous le titre : La Bonne Nouvelle de Dieu. Une analyse de la figure narrative de Dieu dans les discours pétriniens des Actes (LD 194), Paris, Cerf, 2004. À l’occasion d’une année sabbatique, C. Dionne a voulu se pencher sur ces chapitres charnières des Actes, 13-14, moins étudiés que le discours d’Athènes. En effet, relève-t-il : « Il n’existe, à ma connaissance, aucune monographie en français sur Ac 13-14 » (9). C’est l’ensemble des deux chapitres qui est couvert par l’étude même si le discours proprement dit est le plus longuement disséqué (p.107-257). L’ouvrage comprend in fine cinq chapitres introduits par une bibliographie détaillée. Sont ainsi traités séparément l’envoi en mission (Ac 13, 1-5), l’épisode d’Elymas (Ac 13, 6-12), le discours d’Antioche de Pisidie (Ac 13, 13-43), l’épisode du sabbat suivant (Ac 13, 44-49) et l’épisode de Lystres (Ac 14, 7-20a). Dans ce dernier chapitre, sont repris deux articles déjà publiés par l’auteur. Le lecteur attentif aura remarqué que C. Dionne exclut de son analyse d’une part Ac 13, 50-52 et le début du chapitre 14, l’épisode d’Iconium (Ac 14, 1-6), et d’autre part la fin du chapitre, Ac 14, 20b-28, où le voyage de Paul se conclut à Antioche d’où il était parti.
6L’analyse est conduite avec grande rigueur et clarté et les références pertinentes. On soulignera en particulier le soin apporté à montrer le caractère théologique des discours du Paul lucanien. C. Dionne souligne que le discours de Lystres qui ne comporte pas de référence au Christ, est qualifié deux fois de “Bonne Nouvelle” (Ac 14, 7.15). Il n’est donc pas « une demie Bonne Nouvelle, une Bonne Nouvelle tronquée ou encore une Bonne Nouvelle bâclée » (379). L’auteur s’inscrit tout à fait dans la recherche actuelle, lorsqu’il relève que Luc consacre beaucoup d’efforts à montrer que l’ouverture de l’annonce aux païens s’inscrit dans le projet même de Dieu inauguré avec Israël : « l’ouverture missionnaire se situe dans le prolongement ou, si l’on préfère, en profonde continuité avec l’histoire du peuple d’Israël… La lecture d’Ac 13-14 ne montre jamais un Paul qui se situerait en rupture radicale avec le monde juif » (378). Avant de soupçonner Luc de se livrer à une présentation déformée et réhabilitatrice de Paul, il est important de souligner que ce souci lucanien de souligner la fidélité de Paul à son peuple rejoint tout à fait les propos de Paul lui-même dans sa lettre quasi testamentaire aux Romains (cf. Rm 9-11). On regrettera l’absence d’un index des noms d’auteurs ainsi que le fait que C. Dionne n’entre pas dans le débat du sens à donner au changement de nom de Saul, qui devient précisément Paul au chapitre 13 des Actes. Il aurait été intéressant de voir sa position au vu de son travail sur Ac 13-14. S’il exclut rapidement le lien à Sergius Paulus, il ne dit pas pourquoi c’est à ce moment-là que Luc nous informe, comme en passant, de l’existence d’un autre nom. Le chapitre sur l’épisode d’Elymas, avec les questions redoutables qu’il pose, est pour le reste très intéressant en rappelant l’importance de la dimension prophétique de Paul dans les Actes.
74. Steve Walton et alii (éd.), Reading Acts Today, a pour vocation d’honorer Loveday Alexander, spécialiste des Actes, connue pour sa thèse pionnière sur les préfaces lucaniennes (The Preface to Luke’s Gospel : Literary Convention and Social Context in Luke 1.1-4 and Acts 1.1, Cambridge, UP, 1993). Un certain nombre de ses collègues se sont donc réunis dans ce volume. Conformément au genre littéraire, les onze essais réunis ici n’intéresseront pas également. Je retiens la première contribution (« The Genre of Acts Revisited », p. 3-28), de R. Burridge (qui a beaucoup travaillé la question du rapport des évangiles aux biographies antiques), qui fait le point sur la question du genre littéraire du livre des Actes. Digne d’intérêt est également l’article de Howard Marshall (« The Place of Acts 20.28 in Luke’s Theology of the Cross », p. 154-170) qui se penche sur un verset particulièrement étrange des Actes, qui semble évoquer le sang de Dieu. Concluons par le dernier article, l’analyse par D. Marguerat du statut des témoins de la résurrection dans les Actes (« The Resurrection and its Witnesses in the Book of Acts », p.171-185). Il part du paradoxe lucanien qui semble dénier à Paul le statut d’apôtre. En effet, le critère donné par Pierre en Ac 1, 21-22 exclut manifestement Paul qui n’a pas connu Jésus selon la chair. Et Luc prend garde de ne pas appeler Paul “apôtre” à l’exception de la brève mention de 14, 4.14. Paul y est apôtre avec Barnabé tout comme Pierre l’avait été avec Jean (Luc ne parle des Apôtres qu’au pluriel dans Lc-Ac, sans doute pour mieux souligner, la dimension du témoignage à deux en lien avec l’envoi par Jésus : « Le Seigneur désigna soixante-douze autres et les envoya deux par deux » Lc 10, 1) Cette exception surprend et a donné lieu à de nombreuses suggestions. Pour D. Marguerat, la plus probable est que le terme n’est pas utilisé ici dans le sens lucanien mais dans le sens paulinien (et antiochien) primitif (alors même qu’il doit reconnaître qu’il est impossible d’identifier une prétendue source antiochienne dans les Actes). Pour ma part, un tel « lapsus calami » me parait littérairement (et théologiquement) improbable au vu de la précision et de la cohérence de Luc. Il me semble plutôt que Luc fait ici allusion au sens paulinien dont il a hérité et qu’il ne veut pas complètement passer sous silence alors même qu’il accepte la théologie “pétrinienne” des Douze comme détenteurs exclusifs de l’appellation Apôtres. Mais la suite de la présentation de Marguerat va indirectement dans le même sens. Car, relève-t-il, s’il fallait avoir vécu tout cela avec Jésus pour être « avec nous témoin de sa résurrection » (cf. Ac 1, 22c), comment Paul (et les autres) pourraient-ils être témoin ? C’est qu’il y a plusieurs manières d’être témoin… D. Marguerat en présente quatre. La première, accomplie par Pierre dans son deuxième discours, consiste à rendre compte théologiquement de l’histoire (l’événement de la Pentecôte), la seconde consiste à annoncer la restauration et la guérison des êtres humains comme le fait Philippe avec l’eunuque (cf. Ac 8), la troisième, réalisée par Pierre dans son expérience avec Corneille, est de déployer l’universalité du salut (cf. Ac 10, 39-43), et la dernière est celle qui consiste à témoigner de la réalité de la résurrection dans sa propre vie comme le fait Paul devant Agrippa (cf. Ac 26,16-18). Marguerat observe que Luc modifie subtilement ce que Jésus avait dit précédemment à Paul, car la formule initiale est modifiée pour devenir : « Car voici pourquoi je te suis apparu : pour t’établir serviteur et témoin de la vision dans laquelle tu viens de me voir et de celles où je me montrerai encore à toi. C’est pour cela que je te délivrerai du peuple et des nations païennes, vers lesquelles je t’envoie » (Ac 26, 16-17). Les expériences de salut vécues par Paul deviennent cela même dont il pourra témoigner. La vertu de cette approche est de tenir ensemble deux dimensions importantes de la foi chrétienne : elle est à la fois apostolique, fondée sur le témoignage de témoins passés, et existentielle, fondée sur l’expérience personnelle que fait chaque croyant témoin de la puissance de salut provenant de la résurrection. De cette façon, le livre des Actes permet de tenir ensemble ces deux dimensions incarnées par Pierre et Paul, sans confusion ni séparation, dans un effacement commun devant la personne de Jésus Christ.
85. Aaron Kuecker, The Spirit and the “Other”, est le fruit d’une thèse défendue à St Andrews et élaborée avec trois directeurs successifs (Philip Esler, Richard Bauckham et Ben Witherington III). Cet ouvrage reprend le dossier, bien connu, du traitement par Luc de l’Esprit Saint. Écrit dans la ligne ouverte par Cadbury fondée sur la forte unité littéraire et théologique de l’ensemble Lc-Ac, il se distingue par le souci de croiser approche sociologique et approche littéraire et exégétique. Après que le premier chapitre a effectué un status questionis complet sur la question de l’Esprit Saint dans Lc-Ac, la thèse est énoncée ainsi : « Pour Luc, l’Esprit Saint est la figure centrale dans la formation d’une nouvelle identité sociale qui affirme certes mais relativise et transcende l’identité ethnique » (18 et repris 216). L’Esprit Saint agit pour incorporer ceux qui sont extérieurs au groupe chrétien, les “autres”, en organisant et agençant des rencontres entre les membres du groupe et ces “autres”. L’auteur s’intéresse tout particulièrement aux premiers chapitres (Lc 1-2 au chapitre 3 et Ac 1-2 au chapitre 5) pour montrer comment l’Esprit Saint agit dans les croyants pour élargir leur horizon ethnique. Les chapitres 6 et 7 montrent comment l’Esprit Saint orchestre en Ac 5-9 la rencontre avec l’autre menaçant et construit l’identité de l’Église. Au chapitre 8, l’auteur s’arrête sur le cas de Corneille. Luc ne nie pas l’élection et les privilèges d’Israël mais ils sont « au service du dessein de Dieu pour toute l’humanité » (217). Bref, « l’Esprit saint organise des rencontres entre les membres (israélites) du mouvement de Jésus et les “autres” (souvent païens). Cela se produit par des visions (cf. Ac 2,17) et également par des prises de parole directes de l’Esprit Saint (Ac 8, 29 ; 9, 10-17 ; 10, 3-7, 10-16, 19-20 ; 13, 2-4) – les critères retenus sont un peu surprenants car, si c’est bien l’Esprit qui parle en Ac 8, 29 ; 10, 19 et 13, 2, c’est le Seigneur ressuscité en 9, 10 et l’ange de Dieu en Ac 10, 3 qui prennent la parole. Par ailleurs Ac 21, 11 n’est pas mentionné dans cette liste…. Quand l’Esprit parle dans le récit, c’est pour ordonner aux Israélites de franchir une barrière significative et d’étendre les bénéfices de l’appartenance au groupe de Jésus à des « autres » (en général païens) » (218). Deux éléments sont particulièrement à souligner : tout d’abord, l’auteur a souci de relever, à juste titre, que l’Esprit ne cherche pas à supprimer les différences. Il insiste sur le fait que « la particularité ethnique est énergiquement affirmée défendue et célébrée par l’Esprit saint » (19). Il prend ici position par rapport au débat contemporain, illustré par la position que prit Daniel Boyarin en 1993, selon laquelle non seulement Paul et Luc mais l’ensemble du mouvement chrétien serait coupable d’être négateur de la différence en étant obsédé par l’unité. L’auteur conclut que « Luc ne suggère nulle part que l’identité ethnique doive être complètement abandonnée » (220) et il note que le Paul de Luc « ne cesse jamais de s’identifier ethniquement comme un Israélite » (221). L’autre point, plus original à mes yeux, est que Luc ne se contente pas de s’appuyer fortement sur le rôle traditionnel de l’Esprit-Saint dans la tradition biblique et juive. Luc modifie subtilement mais de façon décisive le profil de l’Esprit Saint par rapport au judaïsme du second Temple et cette originalité doit être reconnue. Pour Luc, le travail de l’Esprit, comme le montre le jeu de réécriture de la citation de Joël 3 au chapitre 2 des Actes, consiste spécifiquement à ouvrir la communauté des croyants à l’imprévu de Dieu et à bâtir une identité qu’il appelle “allocentrique” permettant à l’amour d’atteindre l’étranger et le différent tout autant que le membre de la communauté. Il conclut en pointant les parallèles entre la vision de Luc et celle de l’auteur de l’Apocalypse en Ap 7, 9-10 : « La vision est de Jean mais elle est partagée par Luc » (231) – les traditions johannique et paulinienne sont théologiquement proches comme j’ai essayé de le montrer dans M. Rastoin, « Pierre réconcilierait-il Luc et Jean ? », NRT 134 (2012) 353-368. Tous sont réunis devant l’Agneau mais chacun l’est en tant que membre de sa tribu et de sa nation…
96. James Dunn, Beginning from Jerusalem, est le deuxième volume d’une trilogie intitulée Christianity in the Making. L’auteur est notamment célèbre pour avoir forgé l’expression “la nouvelle perspective sur Paul” qui, à la suite des travaux de E. P. Sanders, a fait sortir les études pauliniennes de leur cadre luthérien. Sa bibliographie est immense et, outre les études pauliniennes, il a publié sur le christianisme primitif et les évangiles. Dans ce livre, il tente de retracer les premières décennies du christianisme naissant et se confronte nécessairement longuement au livre des Actes (même si l’ouvrage parle beaucoup de Paul en reprenant, comme il le dit lui-même, les analyses développées dans sa somme précédente : The Theology of Paul the Apostle, Grand Rapids, Eerdmans, 1998). Les hypothèses sur lesquelles il s’appuie sont parfois fort anciennes comme lorsqu’il essaie d’identifier les sources possibles “utilisées” par Luc dans le livre des Actes (celle des hellénistes, des missions pétriniennes, etc.) alors que beaucoup d’exégètes soulignent aujourd’hui l’impossibilité de chercher à distinguer les sources auxquelles Luc aurait pu faire appel. Certains choix seront considérés comme “traditionnels”, comme lorsqu’il se rallie à l’idée selon laquelle les sections en “nous” des Actes signifient que Luc a bien été le compagnon de Paul lors de ces voyages (75 et, de façon plus nuancée, 861). Beaucoup de spécialistes des Actes tendent à penser qu’il s’agit plutôt d’un artifice littéraire, commun dans l’Antiquité, destiné à rendre le passage plus vivant. À mon sens, il n’est pas exclu que Luc veuille, en outre, créer un effet de véridiction renforçant sa crédibilité autoriale, un peu à la façon dont l’auteur de l’Évangile de Jean joue sur le personnage du « disciple que Jésus aimait ». De même, il penche pour l’authenticité de la seconde Lettre aux Thessaloniciens (cf. 714), voire de celle aux Colossiens (cf. 1039) pour des raisons qui ne sont pas entièrement convaincantes. Pour cette dernière, l’absence de mention du tremblement de terre de 60/61 dans la vallée de Colosses signifie, selon lui, que la lettre a été écrite avant et donc du vivant de Paul et, pour rendre raison de la différence de style, il suppose qu’elle aurait été en réalité rédigée par Timothée ! Les discussions sont parfois paradoxalement trop brèves dans un livre pourtant si volumineux. Cependant les notes et la bibliographie sont abondantes et bien faites. Les tableaux sont très éclairants (comme les parallèles entre les lettres de Paul et les Actes, 78-79, ou l’analyse de la chronologie paulinienne, 499-512). De ce fait, le livre sera très utile à consulter sur un épisode ou une question particulière. Dunn se laisse parfois emporter trop loin dans ses affirmations mais son raisonnement est toujours suggestif. L’ensemble est bien écrit et présenté de façon très pédagogique.
107. Le recueil d’Arie W. Zwiep, Christ, the Spirit and the community of God, réunit huit articles écrits par l’auteur depuis une vingtaine d’années. Rappelons que A. Zwiep s’était fait connaître par une thèse remarquable sur la question de l’Ascension (The Ascension of the Messiah in Lukan Christology, Leiden, Brill, 1997). Les deux premiers retournent sur le thème de l’Ascension tandis que les deux suivants s’intéressent au personnage de Judas. Deux autres se penchent sur le thème du baptême dans l’Esprit et sur celui de l’ecclésiologie des Actes. Les deux derniers, qui sont les seuls inédits, traitent de la christologie impliquée par Ac 2, 36 (« Jésus fait Seigneur et Christ ») et de la stratégie mise en place par Luc pour défendre l’évangile paulinien. C’est ce dernier article qui est le plus intéressant (mis à part ceux sur l’Ascension). Après avoir rappelé combien Paul avait été un personnage extrêmement controversé de l’Église primitive, Zwiep cherche à montrer comment Luc a bâti une synkrisis, une comparaison méthodique entre Paul et les autres Apôtres, afin de mettre en valeur la continuité fondamentale entre eux. Il souligne par exemple que la dimension thaumaturgique de Paul est conçue pour renvoyer à celle de Pierre qui elle-même fait écho à celle de Jésus (cf. 166-168). L’épisode d’Étienne anticipe sur les accusations qui seront faites contre Paul (en Ac 21, 28) et le baptême de Corneille par Pierre annonce les missions pauliniennes auprès des païens. La théologie de Paul est également subtilement mise dans la bouche de Pierre en Ac 10, 34-36 (on pourrait ajouter 15, 11). Pour lui, si la présentation de Luc a certainement pour but de légitimer Paul, elle le fait au risque (selon lui) de “subordonner” Paul aux Douze.
118. Amy-Jill Levine et M. Z. Brettler (éd.), The Jewish Annotated New Testament, est le fruit du travail d’exégètes contemporains de tradition juive. Il s’inscrit dans la redécouverte de l’enracinement juif non seulement de la personne de Jésus mais aussi des évangiles. L’approche adoptée, en deux parties, est surprenante quoique décevante à l’usage. Dans la première (1-496), fort classique, le texte même de chaque livre du Nouveau Testament est très brièvement introduit par un auteur juif tandis que la traduction de la NRSV est donnée et sobrement annotée. Pas grand-chose à se mettre sous la dent dans ces introductions. Dans la deuxième (501-587), plus originale en théorie, sont reproduits un certain nombre d’essais, extrêmement (trop) courts (3 à 4 pages en moyenne !) sur un grand nombre de questions particulières (réparties en quatre sections : questions introductives, histoire et société, littérature et réponses juives au Nouveau Testament). C’est ainsi, par exemple, que D. Boyarin (cf. infra no 11) condense son analyse du prologue de Jean comme midrash juif (“résumé” du chapitre 4 de son livre : La partition du judéo-christianisme, Paris, Cerf, 2011). De même, David Stern, spécialiste des paraboles rabbiniques (cf. son beau libre : Parables in Midrash : Narrative and Exegesis in Rabbinic Literature, Cambridge, Harvard UP, 1991), se penche sur les paraboles du Nouveau Testament. Dommage que la décision de reproduire le texte lui-même n’ait pas permis de laisser de la place pour de vraies études honorant davantage le titre alléchant.
II – Synoptiques
10. Hurtado Larry W., Owen Paul L. (éd.), Who is this Son of Man ? The latest Scholarship on a Puzzling Expression of the Historical Jesus, LNTS 390, T & T Clark, London/New York, 2011, 208 p.
11. Boyarin Daniel, The Jewish Gospels. The Story of the Jewish Christ, New Press, New York, 2012, 190 p.
12. McIver Robert K., Memory, Jesus, and the Synoptic Gospels, SBL.RBS 59, Society of Biblical Literature, Atlanta, 2011, 241 p.
13. Bird Michael F., Willitts Joël, (éd.), Paul and the Gospels. Christologies, Conflicts and Convergences, LNTS 411, T&T Clark, London/New York, 2011, 290 p.
14. Baltes Guido, Hebräisches Evangelium und synoptische Überlieferung. Untersuchungen zum hebräischen Hintergrund der Evangelien, WUNT.2 312, Mohr Siebeck, Tübingen, 2011, 711 p.
15. Klumbies Paul-Gerhard, Von der Hinrichtung zur Himmelfahrt. Der Schluss der Jesuserzählung nach Markus und Lukas, BThSt 114, Neukirchener Theologie, Neukirchen-Vluyn, 2010, 236 p.
16. Barbaglia Silvio, Il digiuno di Gesù all’ultima cena. Confronto con le tesi di J. Ratzinger e di J. Meier, Cittadella, Assisi, 2011, 111 p.
12Le fameux “problème synoptique” n’a pas fini de faire couler beaucoup d’encre, notamment en raison d’un regain de passion pour cette question dans le monde anglo-saxon. En effet, aux États-Unis comme en Angleterre, des auteurs minoritaires mais bien organisés, comme M. Goodacre, continuent à publier avec énergie. Si tout ne se situe pas au même niveau, ces débats ont au moins l’avantage de rappeler que la “théorie des deux sources”, toujours dominante, n’est justement qu’une “théorie” et que les arguments purement littéraires ou envisagés en termes d’histoire de la rédaction ne suffisent pas à emporter seuls la décision.
139. Le volume New studies in the Synoptic problem, publié sous la direction de P. Foster, A. Gregory, J.S. Kloppenborg et J. Verheyden, a le mérite, ce qui est le cas en général des volumes des publications de Louvain, de présenter un bon tour d’horizon de la question et de fournir en conséquence une bibliographie récente et solide sur le sujet. Que retenir de la nouveauté des contributions des nombreux auteurs réunis en 2008 pour ce congrès d’Oxford en l’honneur de Christopher Tuckett ? Comme il est naturel pour ce genre d’ouvrage, les articles seront lus en fonction des intérêts du chercheur. Composé de trente-trois contributions, l’ouvrage est nécessairement assez éclectique et sera consulté au cas par cas. On notera en particulier la présentation de l’état de la question par C. Tuckett lui-même (« The current state of the synoptic problem », 9-50). Suivent des articles consacrés à chaque évangile et à des questions spécifiques, soit spécialement liées à la question synoptique comme celle des “accords mineurs” (E. Boring), soit plus thématiques comme la question de l’utilisation de l’Ancien Testament (M. Goodacre) ou la question du rapport au Judaïsme (W. Loader). La troisième partie, intéressante, évoque la façon dont travaillaient les auteurs antiques. Après l’article de R. Derrenbacker (« “External and Psychological Conditions under which the Synoptic Gospels were Written” : Ancient Compositional Practices and the Synoptic Problem », 435-457) – voir la recension de l’ouvrage riche d’enseignements de R. Derrenbacker, Ancient compositional practices and the Synoptic problem, dans le bulletin des RSR de 2010 au no 2 –, sont abordées les questions relatives au travail des scribes, à la rhétorique ancienne et à la mimesis littéraire. Plusieurs des plus grands exégètes contemporains ont collaboré au volume : notamment Ulrich Luz (« Looking at Q through the eyes of Matthew », 571-589), Joseph Verheyden (« Proto-Luke, and what can possibly be made of it », 617-657) et Richard Bauckham sur le rapport des Synoptiques à Jean (« The Gospel of John and the synoptic problem », 657-688). L’ouvrage ne consacre aucune avancée majeure et montre plutôt l’état des théories en présence. Mais, comprenant une longue bibliographie de cinquante pages et étant le dernier ouvrage important faisant le point sur le problème synoptique, il est incontournable pour toute question relevant de cette problématique.
1410. Dans Who is This Son of Man ?, Larry Hurtado et Paul Owen font le point sur le débat qui fait de nouveau rage sur le vieux “problème du Fils de l’Homme”. Il s’agit essentiellement d’une réfutation, à mes yeux largement convaincante, de la thèse ancienne selon laquelle l’expression évangélique de “Fils de l’homme” serait la traduction d’une expression araméenne signifiant tout simplement “un homme”. Cette thèse a été en effet vigoureusement défendue dans plusieurs publications récentes par Maurice Casey (notamment sa dernière monographie : The Solution to the “Son of Man” Problem, LNTS 343, London, T&T Clark, 2007). La question du “Fils de l’homme” est en train d’acquérir une nouvelle jeunesse. La synthèse de J. P. Meier sur la question est attendue avec impatience tandis que l’ouvrage de D. Boyarin a présenté un point de vue juif original avec force (cf. no 11 ci-dessous). Dans la petite synthèse éditée par Larry Hurtado, célèbre pour ses ouvrages de fond sur les débuts du mouvement chrétien et de ses pratiques cultuelles (cf. Le Seigneur Jésus Christ. La dévotion envers Jésus aux premiers temps du christianisme, Paris, Cerf, 2009), un état de la question récent est offert. Le livre se présente comme la première collection d’essais sur la question jamais publiée en langue anglaise ! Il a pour objectif de faire le point sur les questions classiques : Quelle est exactement l’expression araméenne qui se cache derrière celle de langue grecque, ? ???? ??? ???????? ? Est-elle un “titre messianique” en lien avec Daniel 7 ou une simple tournure pour évoquer la première personne du singulier ? L’usage attesté dans les Similitudes d’Enoch est-il éclairant pour l’usage néotestamentaire (ce que défend vigoureusement D. Boyarin) ? Après une introduction à la recherche de Paul Owen suivent cinq essais : Le premier et le troisième, d’Albert Lukaszewski et David Shepherd, se penchent sur la rétroversion araméenne de l’expression. Le second, encore de Paul Owen, et le quatrième, de P. J. Williams, discutent la solution proposée par M. Casey. Le cinquième, de Darell Block, porte sur le rapport à Daniel 7 tandis que le neuvième, de Darell Hannah, traite des paraboles d’Enoch. La conclusion est assurée par L. Hurtado lui-même.
1511. Daniel Boyarin, The Jewish Gospels, permet au professeur de Talmud de Berkeley de prendre position sur plusieurs dossiers célèbres de l’exégèse chrétienne avec un enthousiasme rafraîchissant. Dans l’attente de la position que prendra J. P. Meier sur la question des “titres” de Jésus, il est passionnant par exemple de découvrir la position que D. Boyarin prend sur le sujet du “Fils de l’homme”. On sait que, depuis cent ans, les chercheurs se demandent la portée de ce terme qui apparaît presqu’exclusivement dans la bouche de Jésus et n’est pas repris par la dévotion chrétienne ultérieure. Dans cet ouvrage de vulgarisation, basé cependant sur des articles scientifiques antérieurs et bien argumenté, il se penche essentiellement sur deux questions, celle du Fils de l’homme d’une part et la question de l’interprétation du débat de Mc 7 sur la pureté rituelle d’autre part (« c’est ainsi que Jésus déclarait purs tous les aliments » ; Mc 7, 19c). Vis-à-vis de la première, il défend l’idée que la conception daniélique d’un “Fils de l’homme” au statut quasi divin, enraciné dans des représentations religieuses anciennes en Israël, était assez diffusé au temps du Christ et qu’elle explique que Jésus ait pu s’approprier ce “titre”. Elle en dit bien plus sur la conscience qu’il pouvait avoir de son identité que le titre, apparemment plus noble mais en fait plus banal, de “Fils de Dieu”. Sur la seconde, il s’appuie sur un jeune chercheur israélien pour essayer de reconstituer la nature exacte du débat entre Jésus et les pharisiens. Selon lui, elle ne porte absolument pas sur la cacherout mais sur le sens d’une innovation introduite par ces derniers sur le lavage des mains avant le repas. Dans sa lecture, la position de Jésus, loin d’être une position révolutionnaire, est en réalité une position plutôt traditionnaliste ! Il faut reconnaître que le parallèle avec la discussion qui suit sur le qorbân (cf. Mc 7, 11) donne du poids à son argumentation car Jésus semble bien s’opposer à des innovations provenant de « la tradition des hommes » (cf. Mc 7, 8). L’approche de D. Boyarin rejoint bien la façon dont J. P. Meier a décrit l’environnement juif galiléen conservateur de Jésus dans son premier volume, illustrant notamment cela par la manière dont Jésus argumentait à partir de la Création sur la question du divorce et des serments dans le quatrième volume (cf. 182). Si Peter Schäfer (The Jewish Jesus : How Judaism and Christianity Shaped Each Other, Princeton, Princeton UP, 2012) l’a critiqué publiquement de façon peu respectueuse, il n’en demeure pas moins que leurs positions sont en réalité très voisines. Situant clairement et de façon convaincante Jésus dans son environnement juif galiléen et montrant surtout comment une christologie dite “haute” basée sur l’identité divine de Jésus est enracinée dans le cœur du judaïsme palestinien, l’ouvrage de D. Boyarin va marquer une étape importante dans le débat, ancien mais décisif, sur le “Fils de l’homme”.
1612. L’ouvrage de R. McIver, Memory, Jesus, and the Synoptic Gospels, est original. Depuis un siècle le débat fait rage sur la nature initialement orale, ou non, de la mémoire évangélique et sur la fiabilité que l’on peut accorder à cette première transmission. Mais que savons-nous “scientifiquement” des processus de la mémoire humaine ? L’auteur part donc dans la première partie des mécanismes de la mémoire tels qu’ils ont été étudiés par des spécialistes : quel est le taux de perte, au fil des années, de la mémoire personnelle ? Par quels mécanismes les transmetteurs antiques aidaient le processus mémoriel ? Comment distinguer les processus de la mémoire collective et de l’individuelle ? La conclusion est que la mémoire a tendance à oublier les détails assez rapidement mais plus difficilement « le cœur d’une histoire » (p. 160) et que, si beaucoup de choses s’oublient vite, ce qui demeure après 3 à 5 ans en revanche demeure beaucoup plus longtemps de façon stable (183). Cette dernière observation est importante car, pour ce qui est du problème synoptique par exemple, on constate qu’en général le déroulé de l’histoire est le même tandis que les détails diffèrent. La deuxième partie traite notamment (131-142) des chreiai (ces courtes histoires, souvent dialoguées, destinées à mettre en valeur une maxime), et conclut que, de fait, « l’essentiel de tels parallèles narratifs est généralement préservé » (141) et il développe longuement deux exemples précis : Mc 12, 13-17 comparé à Lc 20, 20-26 et Mt 8, 18-22 comparé à Lc 9, 57-62. La conclusion, prudente, est que « les évangiles doivent être considérés comme globalement fiables » (187). Les lecteurs intéressés par la question de la mémoire et de l’oralité liront avec intérêt la première partie et la conclusion tandis que ceux intéressés par l’analyse synoptique liront la deuxième partie.
1713. L’ouvrage dirigé par Michael Bird et Joël Willitts, Paul and the Gospels, représente un projet ambitieux : essayer de faire le point sur les liens éventuels entre chaque évangile et la littérature paulinienne. Cela donne neuf chapitres assez hétérogènes. Celui de J. Crossley étudie le rapport entre Marc et Paul pour conclure, pas très originalement, à une indépendance des deux. M. Bird poursuit et présente Marc comme « contenant une synthèse de la tradition pétrinienne et de la perspective théologique paulinienne » (2 et 61). Il considère qu’il y a de bonnes raisons de penser que Marc a été influencé par Paul et que « Marc a introduit la théologie paulinienne de la Croix dans la tradition venant de Jésus » (43). Les versets les plus pauliniens seraient Mc 7,19 ; 10, 45 et 13,10. Ensuite deux articles mettent en question la conviction répandue que Matthieu serait anti-paulinien. J. Willitts s’appuie sur la “nouvelle perspective” des études pauliniennes selon laquelle Paul n’est pas antijuif. Paul et Matthieu appartiennent au même espace idéologique du « judaïsme apostolique » (66). Deux exemples illustrent cela : le messianisme davidique et le jugement selon les œuvres où la comparaison entre Mt 16, 24-27 et Rm 2, 6-11 montre la commune théologie. Pour Willitts, Matthieu est soit pro-paulinien soit a-paulinien mais, en tout cas, pas anti-paulinien (cf. 85). S. Porter de son côté (« Luke : Companion or Disciple of Paul ? », 146-168) se penche sur le cas, plus délicat, de Luc. Il montre que, sur plusieurs questions théologiques, comme la question dite du retard de la parousie ou du rapport au judaïsme, les interprètes (comme Conzelmann) ont souvent exagéré l’écart entre Luc et Paul : « on n’a pas besoin de considérer Luc comme un disciple ou un serviteur conceptuel de Paul » (168). Des deux contributions qui se penchent sur le rapport entre Jean et Paul, je retiens la seconde, celle de C. Kruse (« Paul and John : Two Witnesses, one Gospel », 197-219), qui conclut que Paul et Jean « ne parlent pas la même langue mais ont des points communs » (7). Il s’agit d’un ouvrage à consulter à l’occasion mais qui fournit davantage un état sérieux de la question qu’une synthèse stimulante.
1814. L’ouvrage volumineux de Guido Baltes, Hebräisches Evangelium und synoptische Überlieferung. Untersuchungen zum hebräischen Hintergrund der Evangelien, reprend la thèse, qui fut si populaire en son temps en France avec un Claude Tresmontant ou un Jean Carmignac (commenté p. 61-64 et 215-217), de l’existence d’un évangile hébraïque antérieur aux évangiles canoniques connus. Cependant le traitement en est scientifique et non idéologique. Il s’agit de voir en quoi l’existence d’un proto-évangile en hébreu pourrait expliquer le problème synoptique. La première partie de l’argumentation consiste à démontrer que l’hébreu demeurait, à côté de l’araméen et du grec une langue vivante à la fin de l’époque du Second Temple. En conséquence, il se penche ensuite, très longuement, sur un certain nombre de péricopes (Mt 3, 1-6 et parallèles au chapitre 3 ; Mt 12, 22-32 au chapitre 4 ; Mt 18, 21-35 et parallèles au chapitre 5, et enfin Mt 26, 17-20 et parallèles au chapitre 6) pour en établir l’éventuelle source hébraïque : c’est ainsi que chaque chapitre se conclut par une rétroprojection supposée de la Vorlage hébraïque (340, 399, 481). Lors de l’analyse de la parabole dite du débiteur impitoyable (Mt 18, 23-35), il commente plusieurs paraboles rabbiniques peu connues et éclairantes (cf. 416-424). Il élabore in fine un modèle relativement (trop ?) complexe des relations entre les Synoptiques dans lequel une version proto-matthéenne serait à la base des trois évangiles synoptiques (voir les schémas, 586 et 597). L’effort déployé est considérable pour des conclusions hypothétiques qui ne vont guère au-delà de ce que supposent beaucoup d’exégètes (en se gardant bien de vouloir le prouver). À noter qu’un spécialiste de la langue comme Jan Joosten juge la reconstruction hébraïque peu vraisemblable tant elle mêle hébreu rabbinique et mishnique – voir la recension de J. Joosten dans RHPR 92 (2012) 523-524. Il est notable qu’un autre tenant de l’existence d’une source hébraïque, l’américain Brad Young (auteur de Jesus the Jewish Theologian, Peabody, Hendrickson, 1996) aboutit quant à lui à la conclusion de l’existence d’une priorité lucanienne dans le cadre du problème synoptique ! Ceci dit, il pourra être consulté à la fois pour son premier chapitre reprenant tous les exégètes ayant travaillé sur l’hypothèse hébraïque ainsi que pour son analyse des quatre passages évangéliques sélectionnés.
1915. Paul-Gerhard Klumbies, Von der Hinrichtung zur Himmelfahrt, rassemble neuf essais, déjà publiés, sur la question des conclusions des évangiles de Luc et Marc, destinés à « observer les moyens littéraires par lesquels les deux narrateurs mettent en mots leur contenu théologique » (1). On peut difficilement en effet imaginer contraste plus grand entre la fin grandiose de Luc et la finale abrupte de Marc. Le premier chapitre se penche sur la différence de rationalité entre Marc et Luc. Selon lui, la rationalité marcienne est de type mythique (écho de sa thèse : Der Mythos bei Markus, BZNW 108, Berlin, de Gruyter, 2001) tandis que celle de Luc est de type helléniste-rationaliste (23). Le deuxième, original, se penche sur la géographie spatiale de Marc. Marc commence par tracer un grand mouvement du nord (Galilée) vers le sud qui se renverse à la toute fin (16, 7) tandis que le récit de la Passion suit un schéma est-ouest (46, 125). Il construit ainsi une géographie cruciforme qui reflète une conception sacrée romaine (decumanus/cardo). Deux chapitres sont consacrés à Mc 16, 1-8. Il se livre à un parallèle serré entre 1 Co 15 et Mc 16. Les quatre éléments de la confession paulinienne (constatation de la mort, mise au tombeau, résurrection, apparition) sont repris en Mc 16 (119), mais Marc y ajoute un ancrage spatial avec le tombeau vide à Jérusalem. Ainsi « le témoignage sur la résurrection est localisé à Jérusalem et mis en relation avec la tradition d’apparition en Galilée » (128) : Mc 15, 39 s’accomplit proleptiquement en Mc 16, 6. Malgré cette concession, « Pâques demeure chez Marc comme dans les formules prépauliniennes une expérience de Dieu » (124). Il souligne l’écart entre le singulier de Mc 15, 46 et le pluriel de Mc 16, 6. Ce pluriel n’est pas historique mais bien plutôt théologique : c’est l’humanité qui a mis Jésus au tombeau plutôt que le seul Joseph d’Arimathie. Les deux chapitres suivants (7 et 8) sont consacrés à Luc. Celui-ci révèle une conception théologique différente. L’interprétation de Klumbies repose fortement sur l’emploi du mot ??????, a en Lc 23, 48 (hapax du NT). C’est un terme technique qui met le texte lucanien en résonance avec le monde du théâtre. Luc s’écarte de la vision mythique de Marc et privilégie une approche en termes de spectacle (Schauspiel ; 157). Une foule observe et le héros Jésus a une mort plus proche de celle de héros antiques au théâtre : l’arrière-plan culturel de Luc est celle du théâtre hellénistique (171), tel que l’expose le Pseudo-Longin. Cette interprétation, souvent suggestive, souffre de deux maux : elle ne rend pas bien compte de la décision de Luc ne pas reprendre le verbe ??????? employé en Mc 15, 40 parce que cela « aurait été inapproprié à cet endroit-là » (165), et surtout néglige d’autres arrière-plans plus visibles et probables. La citation qu’il fait de M. Reiser sur Luc me paraît plus fine : « Formellement, l’évangile de Luc se présente comme une biographie hellénistique revêtue d’un vêtement vétérotestamentaire » (167) – voir M. Reiser, Sprache und literarische Formen des Neuen Testaments, Paderborn, Schöningh, 2001, p. 105. Un chapitre final, plus théologique, aborde les conséquences sur la conception trinitaire de Dieu de la mort de Jésus en croix. L’ouvrage a ses défauts, passages peu lisibles en petits caractères sur l’historique d’une question, bibliographie exclusivement allemande, quelques répétitions dues à la nature composite du recueil, mais il a aussi ses qualités, bonne connaissance du contexte antique, analyse fine des versets étudiés et une capacité d’aller à la théologie qui est louable. Pour ceux que la question de la résurrection et du tombeau vide intéresse, il fournira une bonne entrée dans les débats allemands sur la question.
2016. Le livre de Silvio Barbaglia, Il digiuno di Gesù all’ultima cena, reprend le dossier, devenu à nouveau populaire suite au dernier livre de Joseph Ratzinger (qu’il nomme à juste titre ainsi puisque c’est en tant que théologien et non en tant que pasteur suprême de l’Église qu’il a été écrit), de la dernière Cène de Jésus. Joseph Ratzinger a repris les arguments présentés par J. P. Meier – à la suite de beaucoup d’autres – pour lesquels il y a d’une part incompatibilité entre la chronologie des Synoptiques et celle de Jean et qui, d’autre part, se rallient à cette dernière. S. Barbaglia, jeune professeur de Bible à Novare, reprend largement les arguments développés en son temps par J. Jeremias (dans La Dernière Cène : les paroles de Jésus, Paris, Cerf, 1972, la première édition allemande est de 1935 mais l’ouvrage a connu de nombreuses rééditions corrigées par l’auteur). Pour lui, le témoignage des quatre évangiles souligne fortement le caractère pascal du dernier repas de Jésus et la tradition l’a d’ailleurs toujours compris ainsi. Si la chose est claire pour les Synoptiques, elle est plus délicate pour Jean en raison notamment du problématique verset 18, 28b : « Eux-mêmes n’entrèrent pas dans le prétoire, pour ne pas se souiller, mais pour pouvoir manger la Pâque » (BJ). Il semble impossible à concilier avec le fait que le repas de la Pâque ait pu avoir lieu le soir précédent. L’argumentation que défend à nouveau S. Barbaglia est subtile et repose sur différents passages du Seder Mo’ed du Talmud (qui contient les traités relatifs au shabbat et aux fêtes). Selon lui en effet, dans le cas où Pessah tombe la veille d’un shabbat, il est légitime de conserver les restes de l’agneau pascal (et non de les détruire) puisque l’on ne peut faire la cuisine le jour du shabbat. Jn 18, 28b doit donc alors être compris comme signifiant « pour pouvoir continuer à manger la Pâque ». Analogiquement, l’auteur propose de comprendre l’expression de Jn 19, 14 « la parascève de la Pâque » comme signifiant non pas « le jour de la préparation de la Pâque » mais bien « le jour de la préparation [du shabbat, qui tombait cette année-là le jour] de Pâque ». À ce dossier bien connu, et clairement présenté, l’auteur ajoute une autre thèse plus originale (bien qu’elle ait déjà été avancée) : Jésus, lors de ce repas, aurait jeûné. S’étant mis dans la position de celui qui sert, du serviteur, Jésus aurait donné à manger aux Douze, sans manger lui-même, dans l’espérance de pouvoir à nouveau le faire « dans le Royaume de Dieu » (dans l’esprit de Lc 22, 16.18). Une certaine confusion a résulté de ce choix par Jésus « du geste inédit de s’abstenir des mets » (102). Il n’est pas sûr que l’argumentation emporte l’adhésion, d’une part parce qu’elle ne traite pas vraiment des versets qui impliquent clairement que Jésus a bien mangé ce soir-là et parce que, d’autre part, elle repose sur une lecture de passages rabbiniques tardifs qui sont de datation et de lecture difficiles. Vouloir tenir à tout prix la concordance entre les Synoptiques et Jean risque de se payer d’un prix intellectuel trop élevé. Cependant, il est heureux de constater que l’œuvre de J. P. Meier (ou de J. Ratzinger) ne met pas fin à la discussion exégétique ! Car s’il fut certainement un repas à couleur pascale, le débat continuera sur sa nature exacte (avec des questionnements analogues mais des conclusions diverses, où il rejoint partiellement J. Ratzinger, Florent Urfels, Faculté Notre Dame, a traité de la question dans un article récent de la Revue des Bernardins, « La Cène et la Pâque juive : un enjeu théologique », 2011). Réfléchir sur l’enracinement biblique et liturgique du repas ultime est nécessaire pour penser la part d’originalité décidée par Jésus.
III – Marc
18. Betsworth Sharon, The Reign of God is Such as These : a Socio-Literary Analysis of Daughters in the Gospel of Mark, LNTS 422, T & T Clark, London/New York, 2010, 164 p.
19. Wilkinson Duran Nicole, Okure Teresa, Patte Daniel (éd.), Mark, Fortress Press, Minneapolis, 2011, 237 p.
20. Iverson Kelly R., Skinner Christopher W., (éd.), Mark as Story. Retrospect and Prospect, SBL RBS 65, Society of Biblical Literature, Atlanta, 2011, 322 p.
21. Becker Eve-Marie, Runesson Anders (éd.), Mark and Matthew I. Comparative Readings : Understanding the Earliest Gospels in their First-Century Settings, WUNT.1 271, Mohr Siebeck, Tübingen, 2011, 491 p.
22. Perego Giacomo, Vangelo secondo Marco, Cinisello Balsamo, San Paolo, 2011, 364 p.
23. Rochester Stuart T., Good News at Gerasa : transformative discourse and theological anthropology in Mark’s Gospel, Peter Lang, Oxford, 2011, 349 p.
24. Compiani Maurizio, Fuga, Silenzio e Paura. La Conclusione del Vangelo di Mc : Studio di Mc 16,1-20, TG 182, Ed. Pont. Univ. Greg., Rome, 2011, 246 p.
25. Cazeaux Jacques, Marc. Le lion du désert. Essai, « Lectio divina 252 », Cerf, Paris, 2012, 351 p.
26. Edwards J. Christopher, The Ransom Logion in Mark and Matthew : its Reception and its Significance for the Study of the Gospels, Mohr Siebeck, Tübingen, 2012, 190 p.
2117. J. Marcus, Mark 8-16, était très attendu. Il est regrettable que le précédent bulletin ait omis de mentionner ce second volume du commentaire de Joël Marcus pour la célèbre collection de référence des Anchor Bible Commentary. En effet, le premier volume avait paru en 2002 et avait séduit les lecteurs par la clarté des choix effectués, la vivacité de l’écriture et l’engagement théologique réel avec le texte. Ce commentaire est à prendre en compte dans toute analyse exégétique de Marc et fournit une bibliographie mise à jour précieuse. Pour ce qui est de la fin du livre, on peut noter que J. Marcus privilégie l’hypothèse de lecture selon laquelle l’évangile de Marc finissait bien en 16, 8 sans qu’il “manque une page” (1088-1096 ; cf. la prise de position inverse de Joseph Ratzinger dans son deuxième volume sur Jésus ; cf. infra no 24).
2218. S. Betsworth, The Reign of God is Such as These, est le résultat d’une thèse située dans la ligne de l’exégète Mary-Ann Tolbert, combinant analyse socio-littéraire et féminisme. L’auteur a choisi de privilégier non pas une péricope mais un thème précis, celui de la mention des “filles” dans l’évangile de Marc. Après un 1er chapitre introductif, le deuxième se penche sur le statut des filles dans le monde gréco-latin, le 3ème sur la représentation des filles dans la littérature du temps (l’hymne homérique à Déméter, les romans juifs d’Esther et Tobie, deux pièces de Ménandre et des romans grecs). Enfin le 4ème analyse en détail les trois péricopes où Marc mentionne des “filles” : Mc 5, 21-43 (Jaïre, sa fille et l’hémorroïsse), Mc 6, 14-29 (Hérodiade et sa fille) et Mc 7, 24-32 (la syrophénicienne et sa fille). Elle veut montrer que ces filles sont en lien avec « deux des thèmes centraux de l’évangile de Marc que sont le Royaume de Dieu et la caractérisation de Jésus comme fils de Dieu » (17). L’analyse des péricopes est bien conduite et sobre. Elle observe que « chaque fille guérie par Jésus devient membre de la nouvelle famille que Jésus crée » (142). Une thèse, originale mais peu crédible, est de tenir que « le récit de Mc 6, 14-29 semble être l’antitype du mythe de Déméter et Perséphone » (22). En revanche, elle est plus convaincante lorsqu’elle conclut que le récit de la syrophénicienne et de sa fille est l’antitype du récit d’Hérodiade et de sa fille (129). La bibliographie, consistante (147-158) ne fait même pas l’effort de faire semblant et ne contient rigoureusement aucun titre dans une autre langue que l’anglais ! Le style de l’auteur est par ailleurs agréable à lire. On regrette cependant d’une part qu’elle exclut d’emblée (19, en note) l’arrière-plan biblique du thème de la fille qui aurait évité l’impression que Marc n’est qu’un romancier grec parmi d’autres, et d’autre part qu’elle semble supposer que Marc, « personne éduquée » (21), ait directement connu les textes avec lesquels elle le compare. Il aurait sans doute suffi de dire que Marc avait une certaine connaissance des lieux communs de sa culture. La conclusion principale à savoir que « la vision qu’a Marc du Royaume de Dieu inclut une critique de la situation sociale des filles dans le monde gréco-romain » (19) est sans doute juste mais ne nous stupéfiera pas non plus.
2319. N. Wilkinson Duran et alii (éd.), Mark, est un ouvrage collectif qui s’inscrit dans le champ de plus en plus étendu des études contextuelles. Il s’agit du second volume, après celui sur la Genèse, d’une collection intitulée “Texts and Contexts Series” (aux éditions Fortress) mais plusieurs nouveaux ouvrages sont prévus en 2013. L’objectif est de sortir d’une lecture jugée trop “occidentale” et “masculine” pour donner la parole au “sud” et aux “femmes”. Il s’inscrit dans le cadre de ce que le document de la Commission Biblique Pontificale sur l’interprétation de la Bible dans l’Église (1993) appelait « l’approche libérationniste et féministe » (cf. 1 E). Les essais ici recueillis se concentrent sur certains aspects de l’évangile de Marc mis en relation avec des questions anthropologiques et sociologiques. Le livre comprend trois parties. La première se centre sur Jésus comme guérisseur et exorciste et comprend trois essais. Le premier, écrit par un Zimbabwéen, Israel Kamudzandu, se penche sur Mc 7, 24-37 et le lit sur le fond des guérisseurs traditionnels africains. Dans la même ligne, Sejong Chun, travaille Mc 5, 1-20 en le mettant en parallèle avec l’action des shamans traditionnels coréens. Enfin Nicole Wilkinson Duran (qui supervise également le volume sur Matthieu en préparation) traite également du même passage dans une contribution au titre suggestif « Other People’s Demons : Reading Mark’s Demons in the Disbelieving West » montre comment le texte dérange les interprètes occidentaux en soulignant l’importance de l’activité démoniaque et la place légitime des différents groupes “ethniques”. La deuxième partie, « Teachers, Disciples and Communities » contient un nouvel essai coréen de Jin Young Choi sur l’incompréhension des disciples dans Marc en tant que processus tout autant collectif qu’individuel. Un argentin, Osvaldo D. Vena, traite du même sujet en partant de son cas personnel de sud-américain découvrant le contexte des États-Unis. Une colombienne, Elsa Tamez, met en rapport la façon dont Marc rend compte de la guerre de 66-70 avec le conflit civil en Colombie. Teresa Okure veut souligner la place trop souvent négligée des enfants dans l’évangile de Marc. La partie finale prend les choses sous un autre angle : au lieu de souligner comment certains contextes culturels peuvent aider à mieux comprendre le texte évangélique, elle se penche sur la façon dont ils peuvent également obscurcir également le texte. Ainsi Hisako Kinukawa explique comment le patriarcalisme japonais a affecté la lecture des passages sur les femmes dans Marc. Après l’analyse par un chinois de Malaisie, Menghun Goh, du rôle de Jean Baptiste, Daniel Patte, un exégète américain « classique », cherche à montrer comment l’exégèse occidentale traditionnelle pourrait se montrer plus ouverte à ces approches contextuelles. In fine, c’est sans doute la première partie qui est la plus suggestive et intéressante notamment parce qu’elle se focalise sur les mêmes passages évangéliques (Mc 5 et 7) et se penche sur une thématique, les forces démoniaques, que l’exégèse libérale protestante classique a eu tendance à mettre de côté.
2420. Le volume dirigé par K. R. Iverson et C. W. Skinner, Mark as Story, constitue essentiellement un hommage à l’un des premiers commentaires évangéliques effectué dans une optique d’analyse narrative : D. Rhoads et D. Richie, Mark as Story : An Introduction to the Narrative of a Gospel, publié en 1982 et réédité en 1999 (de fait, c’est le premier ouvrage cité par S. Betsworth supra no 18). Plusieurs contributions sont relativement décevantes. Cependant le premier article de C. Skinner, « Telling the Story » constitue un excellent résumé de trente ans d’analyse narrative avec une bibliographie sélectionnant les publications intournables (malheureusement seulement de langue anglaise). Une contribution de E. Struthers Malbon reprend ses études sur les personnages dans l’évangile de Marc (45-70). L’article de A. Culpepper sur le rôle narratif du récit de la mort de Jean Baptiste est complet, nuancé et suggestif. L’analyse narrative aide à mettre au jour la richesse du texte de façon neuve mais doit prendre au sérieux les apports de l’analyse critique et les discontinuités textuelles. Un essai, informatif mais peu novateur, de H. Hearon (« From Narrative to Performance… » ; 211-232) s’attache à montrer ce que l’analyse en terme de “performance” (assez à la mode aux États-Unis) apporte à l’analyse narrative à partir des derniers travaux de D. Rhoads. Une contribution de K. Iverson sur le secret messianique (181-210) se situe également dans cette approche. Finalement, je ne recommande que la lecture du premier article. Pour le reste, le lecteur jugera s’il peut glaner quelque chose selon la péricope prise comme exemple.
2521. E.-M. Becker et A. Runesson, Mark and Matthew I. Comparative Readings, est le fruit d’une collaboration entre les Universités d’Aarhus (Danemark) et McMaster (Canada) et présente les interventions lors d’un colloque tenu en 2008. De nombreuses contributions portent sur Marc et sur Matthieu mais l’on ne comprend pas bien le pourquoi de la mise en commun des deux évangiles qui ne sont pas spécialement étudiés dans leurs ressemblances et différences. Après une introduction générale, la première partie propose deux status quaestionis, l’un consacré à la recherche sur Marc dans les années 2000-2009 (C. Breytenbach), l’autre aux études sur Matthieu depuis 1985 (D. Sim). La deuxième partie se concentre sur la critique textuelle. La troisième partie traite des questions relatives à la datation et au genre des deux évangiles. D. Aune situe Marc parmi les biographies gréco-romaines, mais sous la forme d’une parodie (cf. p. 145-178). La quatrième partie se penche sur l’enracinement socioreligieux des deux œuvres. S. Freyne considère que Marc et Matthieu ont le même enracinement géographique, à savoir la Galilée et le sud de la Syrie : d’abord conçus pour des Juifs, ils ont été finalement écrits en vue de toucher aussi les païens (cf. p.179-204). L. Youngquist souligne la continuité entre Matthieu et la source Q et considère que Matthieu développe Q plus qu’il ne reprend Marc (p. 233-262). La cinquième partie se penche sur les conflits. J’y relève la contribution de J. Kloppenborg sur la façon dont Matthieu radicalise le conflit dans ses métaphores violentes (notamment dans les paraboles) pour les mettre sous le signe du jugement (cf. p. 323-354). La sixième réfléchit sur le processus de construction communautaire à l’œuvre dans les deux ouvrages tandis que la dernière fait état des discussions survenues lors du colloque.
2622. Giacomo Perego, Vangelo secondo Marco, est un commentaire suivi de l’évangile de Marc. La nouvelle collection italienne dans laquelle s’inscrit cet ouvrage offre le texte (en grec – NA 27 – et en italien), de brèves notes et en dessous le commentaire. Une introduction présente de façon sobre et convaincante (12-20) le plan retenu et insiste sur le caractère très bien construit de Marc. Son plan original est suggestif : après un prologue (1, 1-13), le ministère public (1, 14-14, 50) est divisé en six “actes” (1, 14-3, 6 ; 3, 7-6, 6a ; 6, 6b-8, 26 ; 8, 27-10, 52 ; 11, 1-13, 37 ; 14, 1-50), avant que le mystère pascal (14, 51-16, 8) n’achève la narration. Son auteur s’était fait connaître par un précédent ouvrage, tiré de sa thèse, sur l’une des péricopes les plus énigmatiques de cet évangile, celle du “jeune homme nu” (cf. La nudità necessaria. Il ruolo del giovane di Mc 14, 51-52 nel racconto marciano della passione-morte-risurrezione di Gesù, Cinisello, San Paolo, 2000, où il défendait la thèse que le jeune homme représente le disciple type qui fait l’expérience du dépouillement de soi en suivant Jésus). Il rejoignait B. Standaert (cf. Évangile selon Marc, Pendé, Gabalda, 2010) pour penser que c’est le thème du baptême et l’accompagnement des catéchumènes qui est derrière les choix de l’évangéliste. Il est donc logique qu’il soutienne que la conclusion littéraire voulue de Marc est bien Mc 16, 8. Il est normal que l’évangile finisse avec un jeune homme rappelant celui de 14, 52 : « Le jeune homme demeure… aux deux pôles de l’expérience qui constitue l’épreuve du feu de la sequela chrétienne. Le fait que l’annonce de l’évangile ait atteint le lecteur atteste que quelqu’un à la fin s’en est fait le porte-voix en réussissant à accomplir ce passage, réussissant en d’autres termes à faire l’expérience de la Pâque » (337). Extrêmement lisible, tant pour les notes que pour les commentaires, limitant les citations de la littérature exégétique au minimum mais bien informé, ce commentaire mérite d’être consulté.
2723. Stuart T. Rochester, Good News at Gerasa : Transformative Discourse and Theological Anthropology in Mark’s Gospel, est le fruit d’une thèse défendue à l’Université de Durham en 2009. Ce qui intéresse principalement l’auteur, c’est la façon dont l’évangile de Marc vise à une transformation de la personne qui est à son écoute (il suppose que l’évangile était d’abord proclamé oralement). Quels sont les moyens rhétoriques de persuasion choisis par l’évangéliste pour que s’opère ce processus de transformation ? Pour répondre à cette question, l’auteur a retenu la péricope du démoniaque de Gérasa. En effet ce récit, particulièrement vivant et détaillé, constitue un magnifique exemple de la transformation d’un homme et peut être vu comme une reprise de tous les thèmes amorcés jusque là dans l’évangile. Un homme d’une région païenne, qui passe de la possession à la raison, qui vit une espèce de résurrection pour être restitué à sa pleine stature humaine. Dans les deux derniers chapitres, l’auteur tire les conclusions de son analyse pour ce qui touche à l’anthropologie théologique de Marc. Le travail est solide et comporte une bibliographie très exhaustive.
2824. La thèse de Maurizio Compiani, Fuga, Silenzio e Paura. La Conclusione del Vangelo di Mc : Studio di Mc 16,1-20, se penche à nouveau sur le fameux problème de la finale de Marc. L’Évangile finissait-il sur l’étrange verset 8 et sur le silence des femmes ou a-t-on perdu une finale originelle que la finale actuelle tardive, datée du début du deuxième siècle, serait venue remplacer ? On sait que Joseph Ratzinger a pris position assez fermement sur cette question en rejoignant la position exégétique dominante en Allemagne dans l’immédiat après-guerre sur le caractère manifestement incongru d’une fin en 16, 8. Il écrit : « Il est impossible que l’évangile se soit conclu sur les paroles qui viennent ensuite à propos du silence des femmes : le récit présuppose en effet qu’elles ont fait part de leur rencontre » (295). Dans l’intervalle, plusieurs ouvrages pensés selon les principes de l’analyse narrative, écrits par des catholiques ou des protestants, et dans diverses ères linguistiques ont plutôt conclu à la probabilité de la conclusion en 16, 8 comme voulue par l’évangéliste. M. Compiani fait le point avec honnêteté sur les diverses positions assumées dans l’histoire de l’exégèse. Sa conclusion est cependant quelque peu décevante dans la mesure où il semble défendre les deux possibilités !
2925. Avec Marc. Le lion du désert, Jacques Cazeaux poursuit son travail de lecture du Nouveau Testament, inauguré par son commentaire des Actes (Les Actes des Apôtres, 2008) et de Matthieu (L’évangile selon Matthieu, 2009). La méthode reste la même : mettre en lumière des ensembles de chapitres, en général autour d’un chiasme, et commenter à partir d’une lumière unique : le refus par Jésus de tout messianisme politique ou royal. La lecture s’assume personnelle et ne recourt pas aux apparats critiques habituels, ce qui a un côté indubitablement reposant mais peut devenir agaçant quand l’auteur semble découvrir des choses bien connues. Si l’on en vient au contenu, l’évangile est découpé en 6 sections appelées “cahiers” (Mc 1, 1-3, 19 ; 3, 20-6, 13 ; 6, 14-8, 21 ; 8, 22-10, 52 ; 11-13 ; 14-16). Au fil de la lecture, où la prolixité n’aide pas à voir les arêtes, émergent quelques formules bien tournées. L’originalité de l’approche pourra enrichir une lecture classique et, à l’occasion, lui donner à penser, mais le lecteur devra surmonter une écriture inutilement prétentieuse et des répétitions fastidieuses.
3026. Il est légitime de situer la thèse de J. C. Edwards, The Ransom Logion in Mark and Matthew, dans la partie consacrée à l’évangile de Marc. En effet, il s’intéresse à un verset très précis de Marc qui se trouve être repris par Matthieu : « Aussi bien, le Fils de l’homme lui-même n’est pas venu pour être servi, mais pour servir et donner sa vie en rançon pour une multitude » (Mc 10, 45) : seuls les deux premiers mots diffèrent en Mt 20, 28. L’ouvrage est très clair, méthodique et suggestif. Son originalité est de s’intéresser à la façon dont l’histoire de la réception d’un verset évangélique dans les trois premiers siècles chrétiens peut éclairer le débat exégétique autour de l’interprétation d’un verset évangélique. Ici, il y a trois débats principaux : est-il juste de mettre ce verset en lien avec l’eucharistie comme le fait l’exégèse moderne ? Quel est l’arrière-plan biblique le plus décisif pour le comprendre et en particulier faut-il y lire un renvoi important à Dn 7 ? Et enfin, est-il légitime d’y lire une allusion à la préexistence du Fils ? Les conclusions qu’atteint l’auteur sont prudentes et sa modestie méthodologique doit être louée (cf. 111). Au fil des pages, on prend conscience d’un certain nombre de points d’intérêt. Il est frappant de voir finalement si peu de références à ce logion dans la première tradition chrétienne. Encore plus frappant la séparation entre les deux parties du verset qui est quasi systématiquement opérée par les auteurs chrétiens qui retiennent presque toujours la deuxième. Non seulement la mention du Fils de l’homme est presque toujours omise (cf. 78, 122) mais le parallèle à Daniel est extrêmement minimisé : « Il n’y a pas de références à Dn 7-9 dans l’histoire de la réception du logion du rachat » et « l’omission du Fils de l’Homme […] reflète la tendance générale de mettre de côté ce titre très tôt dans l’histoire chrétienne » (p. 141). Pour ce qui est des trois questions, l’auteur montre que, de fait, les Pères de l’Église ne font pas de lien avec l’eucharistie (« Il apparaît que, pour la plupart des premiers chrétiens, le logion sur le rachat et l’Eucharistie ou les traditions sur la dernière Cène avaient peu à voir l’un avec l’autre », p. 115) mais bien davantage avec les passages johanniques où le Berger donne sa vie pour ses brebis : c’est le motif de l’amour, non explicitement présent en Mc 10, 45, qui est quasi systématiquement ajouté. Par ailleurs, au niveau scripturaire, frappent les continuelles associations avec Is 53 mais également avec d’autres versets du Nouveau Testament (Ph 2, 6-8, 1 P 1, 18-19, Rm 8, 32, etc.). Dans son premier volume de Christology in the Making, l’exégète James Dunn a déployé beaucoup d’efforts pour soutenir l’idée selon laquelle la préexistence serait un concept soudainement apparu à la fin du premier cycle et absent des Synoptiques. J. Edwards critique, avec pertinence, cette proposition (p.127-137). La présence massive de Ph 2 pour lire le verset montre au minimum que les premiers chrétiens n’avaient pas de difficulté à faire le lien. De même, in fine, l’auteur discute les thèses de B. Pitre, Jesus, the Tribulation and the End of the Exile, Tübingen, Mohr Siebeck, 2005, selon lesquelles Dn 7-9 serait l’arrière-plan majeur du logion et non Is 53. L’auteur relève qu’il est tout à fait possible que B. Pitre ait raison en pointant la référence à Dn 7 lu en lien avec Dn 9 pour fonder l’idée des souffrances du Fils de l’Homme et l’assimiler au Messie, mais les Pères de l’Église ne l’ont pas suivi dans cette lecture et surtout Pitre va trop loin en suggérant que la pointe de Daniel vise la suppression de l’exil et que telle est également la pointe de Mc 10, 45 (cf. 150-153). Plusieurs points discutés dans le livre sont au cœur de la recherche actuelle, en particulier la question, abordée par D. Boyarin (cf. no 11) et, nous l’espérons, par le prochain J. P. Meier, de savoir si le lien entre les souffrances du Fils de l’Homme et sa gloire peut être tiré du seul livre de Daniel ou suppose une identification préalable du Fils de l’Homme avec le Serviteur souffrant d’Isaïe.
IV – Matthieu
28. Arnold Matthieu, Dahan Gilbert et Noblesse-Rocher Annie (éd.), La parabole des talents (Matthieu 25,14-30), « Lectio divinia 242 », Cerf, Paris, 2011, 142 p.
29. Walck Leslie W., The Son of Man in the parables of Enoch and in Matthew, T & T Clark, London/New York, 2011, 267 p.
30. Hood Jason B., The Messiah, His Brothers, and the Nations. Matthew 1.1-17, LNTS 441, T&T Clark, London/New York, 2011, 208 p.
31. Bornkamm Günther, Studien zum Matthäus-Evangelium, WMANT 125, Neukirchener Verlag, Neukirchen-Vluyn, 2009, 434 p.
32. Baxter Wayne, Israel’s Only Shepherd, Matthew’s Shepherd Motif and His Social Setting, LNTS 457, T & T Clark, London/New York, 2012, 232 p.
3127. Donald Senior (éd.), The Gospel of Matthew at the Crossroads of Early Christianity, est le fruit du colloque de Louvain consacré à Matthieu en 2008. Il permet de faire un bon état de la recherche matthéenne actuelle et on ne saurait l’ignorer. On relèvera surtout les main papers recueillis dans la première partie (1-420). En particulier la très belle intervention inaugurale de Donald Senior (« Matthew at the Crossroads of Early Christianity : An Introductory Assessment », 3-24) ainsi que la conférence de Christopher Tuckett (« Matthew : The Social and Historical Context – Jewish Christian and/or Gentile ? », 99-130). Les interventions offertes (422-722) sont, comme de juste, plus inégales mais seront éventuellement à consulter lors du travail d’une péricope particulière. À noter par exemple un bon état de la question sur la question des “petits” dans Matthieu par Stefan Koch (« “Die entscheidenden Kleinen” : Beobachtungen zu den ????????? und den µ?????, im Mt-Ev “at the crossroads” » ; 511-524).
3228. L’ouvrage collectif édité par Matthieu Arnold, Gilbert Dahan et Annie Noblesse-Rocher, La parabole des talents (Matthieu 25,14-30), est hétérogène et inégal. On n’y trouvera pas une étude fouillée de la parabole en prélude aux interprétations qui suivront. Il s’agit plutôt de montrer la palette des interprétations au long de la Wirkungsgeschichte du texte. L’une vient du temps des Pères de l’Église, Rémi Gounelle analyse l’interprétation de la parabole dans le “De centesima” du Pseudo-Cyprien de Carthage. Une autre, par Emmanuel Bain, montre l’exégèse du passage au Moyen Âge (sur une longue période du VIIIe au XIIIe siècle). Matthieu Arnold compare les lectures respectives de Martin Luther et de Jean Calvin. L’interprétation d’un grand exégète jésuite de la Contre-Réforme, Cornelius a Lapide, est présentée par Jean-Robert Armogathe. Enfin le bibliste Hugues Cousin montre le renouvellement apporté au XXe siècle par de grands noms de l’exégèse tels Jülicher, Dodd et Jeremias. Une note lexicographique sur le mot “talents”, et une autre sur le rapport entre parabole et “mashal” complètent le volume. C’est sans doute la nature des “Journées bibliques” à l’origine de cet ouvrage qui en explique le caractère composite (organisées par le Laboratoire d’études des monothéismes/Institut d’études augustiniennes (CNRS-EPHE Sciences religieuses-Paris IV) et le GRENEP de la Faculté de théologie protestante de l’université de Strasbourg).
3329. Comme je l’indiquais supra (à propos de D. Boyarin), le débat sur l’importance christologique du “titre” de Fils de l’homme est plus vivant que jamais. L’ouvrage de Leslie W. Walck, The Son of Man in the Parables of Enoch and in Matthew, né d’une thèse soutenue en 1999 à Notre Dame, a une ambition précise : comparer de façon détaillée l’emploi du terme “Fils de l’Homme” dans les paraboles d’Hénoch (une partie de la littérature hénochienne de datation difficile). L’auteur consacre une bonne part de sa première partie à essayer d’établir une datation pour les Paraboles, l’enjeu étant évidemment décisif pour la comparaison envisagée. Sa conclusion, en ligne avec l’embryon de consensus sur la question, conclut à une datation vers le milieu du Ier siècle, ce qui est en fait une source possible de Matthieu. Cependant, je n’irai pas trop vite dans le sens d’une dépendance car le plus plausible demeure selon moi un enracinement herméneutique dans des traditions daniéliques analogues, précisément celles que Jésus aurait pu connaître. Il rejoint bien des conclusions de D. Boyarin, en particulier que le titre “Fils de l’homme” remonte très certainement à Dn 7 et qu’à son tour ce dernier plonge ses racines dans le fond religieux cananéen. “Fils de l’homme” est un titre eschatologique avec une forte dimension judiciaire. Or, dans ses passages propres (10, 23 ; 13, 37. 41 ; 16, 13. 21 (cf. 26, 2); 16, 27. 28 ; 19, 28 ; 24, 30-31; 25, 31), Matthieu met particulièrement en valeur cet élément. Le rôle clef joué par la grande allégorie de Mt 25, 31-46 rejoint la place qui lui est donnée également par J. Hood (cf. recension suivante) qui insiste sur le messianisme royal chez Matthieu : le roi et le Fils de l’Homme sont des juges. Le traitement matthéen du thème est profondément enraciné dans le monde juif du temps.
3430. Jason B. Hood, The Messiah, His Brothers and the Nations. Matthew 1.1-17, est une monographie consacrée au tout début de l’évangile de Matthieu et, si l’on conviendra avec l’auteur que le début d’un texte est toujours un lieu stratégique où des données essentielles sont fournies et où un pacte de lecture se met en place avec le lecteur, il faut reconnaître qu’il est courageux de se pencher sur une généalogie qui nous fait changer d’univers culturel plus sûrement que tout autre passage évangélique ! L’ouvrage est clair, vif et suggestif (un seul défaut de présentation dû à l’édition : les mots hébreux sont écrits à l’envers et souvent fautifs !) Il comprend trois volets. Dans les chapitres 2 et 3, l’auteur analyse ce que signifie une généalogie « annotée » comme celle de Matthieu dans le contexte culturel du temps. Elle devient d’autant plus importante que, dans le cas présent, elle peut également être mise en série avec les sommaires de l’histoire d’Israël qui rythment l’Ancien Testament. Le chapitre 4 centre son regard sur les deux mentions de « et ses frères » (Mt 1, 2.11) pour Juda et Jéchonias. En s’appuyant en partie sur la littérature intertestamentaire (en particulier pour Jéchonias), il défend l’idée selon laquelle ces deux figures royales sont devenues exemplaires en assumant une attitude d’offrande personnelle de leur vie. Si, pour Juda, la base scripturaire est forte, il n’en va pas de même pour Jéchonias qui n’est surtout “réhabilité” que dans la littérature intertestamentaire : « Les deux personnages dans la ligne royale témoignent tous deux d’une volonté de se sacrifier eux-mêmes pour leurs “frères”… Peut-être que dans l’esprit de Matthieu, ils anticipent un autre fils royal qui se mettra lui-même en première ligne pour le bien de ses frères » (86). Dans les chapitres 5 et 6, il revient sur l’énigme des quatre femmes de la généalogie. Il rend d’abord compte des interprétations courantes tout en montrant leurs faiblesses respectives : les quatre femmes sont des pécheresses, ou des non-juives, ou ont conçu “de façon irrégulière”. Cette dernière, défendue par Raymond Brown est peut-être la plus répandue. En fait peu relèvent que la quatrième femme n’est pas mentionnée par son nom contrairement aux trois autres. Il défend l’idée que Matthieu a voulu quatre non-juifs mais que Urie et non Bethsabée est le quatrième. « Avec les trois femmes païennes en Mt 1, 3-5, Matthieu attend que ses lecteurs remarquent le nom d’un 4ème païen exemplaire Urie » (120). Matthieu pointe vers la vocation messianique de Jésus (plutôt que sur les conditions d’union ou de circonstances de naissance). En effet, cela cadre avec le reste de l’évangile où des païens exemplaires (comme les mages ou le centurion) se tournent vers Jésus. L’inclusion de païens justes annonçait l’entrée finale des nations dans l’obéissance au roi messie Jésus. Le chapitre 7 (139-156) montre le lien de la conclusion de Matthieu (Mt 28,16-20) avec la généalogie. Cela permet à l’auteur de mettre en valeur les liens des deux passages avec la “prophétie” de Gn 49, 8-11 : 11 frères vénèrent leur frère le messie royal (cf. Gn 49, 8b) et les nations lui obéiront (Gn 49,10). Ainsi J. Hood nous incite à réévaluer la place du messianisme royal en Matthieu en lien tant avec la Genèse qu’avec les conceptions juives contemporaines du rôle rédempteur joué par Juda et Jéchonias. En conclusion, il s’agit d’une analyse sérieuse, approfondie, prenant en compte les publications antérieures (y compris allemandes et françaises), qui débouche sur des conclusions originales mais qui, bien que fermement exprimées, demeurent modestes (comme l’indique le “peut-être” dans la citation supra). Personnellement, j’ai été plutôt convaincu. Toute étude ultérieure de la généalogie devra en tout cas le prendre en compte.
3531. Günther Bornkamm, Studien zum Matthäus-Evangelium, est le recueil des nombreux articles écrits sur l’évangile de Matthieu par le grand exégète allemand de Heidelberg (1905-1990), auteur par ailleurs d’un remarquable Paul (1969, publié en français en 1988) et spécialiste également du Jésus historique. La première partie comprend sept articles publiés entre 1948 et 1977 (dont deux consacrés au Sermon sur la Montagne, 43-71). La deuxième partie comprend des études destinées à la publication (Handbuch zum Neuen Testament) mais qui étaient restées inédites. On notera en particulier les chapitres portant sur le Notre Père (215-241), sur le discours en paraboles de Mt 13 (339-378) et sur la figure de Pierre dans l’évangile de Matthieu (379-395). Les index sont extrêmement complets. G. Bornkamm est un exégète solide dont la lecture est toujours fructueuse.
3632. La monographie de Wayne Baxter, Israel’s Only Shepherd, Matthew’s Shepherd Motif and His Social Setting, n’est pas consacrée à une péricope mais à un thème, celui du berger. L’originalité de son approche consiste à penser que le traitement de cette métaphore chez Matthieu peut éclairer la façon dont celui-ci conçoit le rapport entre la communauté chrétienne et Israël. Ce thème christologique est lié à celui de Fils de David et à sa capacité de faire des guérisons. La première partie traite en détail de cette image et relève ses grands usages dans la Bible et les écrits intertestamentaires : elle se conclut par des tableaux suggestifs (111-119). La deuxième relit Matthieu et lui permet de conclure qu’il est bien en continuité avec les textes juifs contemporains. Rejoignant Heil (Cf. J. P. Heil, « Ezekiel 34 and the Narrative Strategy of the Shepherd and the Sheep Metaphor in Matthew », CBQ 55 (1993) 698-708), il conclut que « la métaphore pastorale de Mt est guidée et unifiée par Ez 34 » (197) et, surtout, que l’appropriation du thème du Berger Royal en Mt 25 illustre l’importance que le messianisme davidique a chez Matthieu. Ainsi selon lui, de la tonalité royale de l’évangile de l’enfance jusqu’à Mt 25 (en passant par la section centrale et les « brebis perdues de la maison d’Israël ; 10, 6 et 15, 24), Matthieu montre qu’il est en consonance avec les aspirations “nationales” d’Israël si liées au thème du Bon Berger (« a core leadership symbol », 39) : « La mission de Jésus représente pour Matthieu le début de la restauration du peuple d’Israël que Jésus accomplira définitivement à la parousie » (199). La christologie de Matthieu permet ainsi de voir autrement le débat sur son positionnement vis-à-vis d’Israël trop longtemps analysé en ne considérant que les passages polémiques avec les autorités juives : or ce n’est pas Israël qui est “remplacé” comme peuple de Dieu par l’Église mais ses leaders par Jésus. Bref, Matthieu est demeuré conceptuellement au sein du judaïsme du Second Temple et ne représente pas une rupture socioreligieuse d’avec le “Judaïsme”. Sur ce dernier mot, je pense – tout en le rejoignant sur le fond – qu’il aurait été plus juste d’écrire d’avec “Israël” (car comme pour Paul, il convient de faire une différence entre la pratique du système religieux lié au terme “judaïsme” et l’appartenance maintenue à Israël). Mais l’étude est théologiquement éclairante et les conclusions méthodologiquement solides.
V – Luc
34. Holmås Geir Otto, Prayer and vindication in Luke-Acts : the theme of prayer within the context of the legitimating and edifying objective of the Lukan narrative, LNTS 433, T & T Clark, London/New York, 2011, 316 p.
35. Meynet Roland, Prière et filiation. Le témoignage de Luc, Ed. Facultés jésuites de Paris, Paris, 2011, 280 p.
36. Hays Christopher M., Luke’s Wealth Ethics. A Study in Their Coherence and Character, WUNT 2.275, Mohr Siebeck, Tübingen, 2010, 347 p.
37. Neumann Nils, Armut und Reichtum, SBS 220, katholisches Bibelwerk, Stuttgart, 2010, 148 p.
38. Nadella Raj, Dialogue not dogma : many voices in the gospel of Luke, LNTS 431, T & T Clark, London/New York, 2011, 148 p.
39. Bøe Sverre, Cross-bearing in Luke, WUNT II 278, Mohr Siebeck, Tübingen, 2010, 265 p.
3733. L’ouvrage collectif de Andrew Gregory et C. K. Rowe, Rethinking the Unity and Reception of Luke and Acts, réunit quelques contributions des meilleurs spécialistes des Actes (surtout anglo-saxons pour être honnête). S’appuyant sur le travail d’exégètes tels M. Boeckmuehl et C. K. Rowe, il vise à remettre en question l’unité de Lc-Ac qui domine le terrain lucanien depuis que les thèses de Henry Cadbury ont gagné une reconnaissance quasi unanime. L’idée n’est pas tant de nier les liens évidents entre les deux livres ni la commune paternité mais plutôt de souligner que les deux livres peuvent effectivement être lus indépendamment et que la première Wirkungsgeschichte patristique va clairement dans cette direction (A. F. Gregory, « The Reception of Luke and Acts and the Unity of Luke-Acts », 82-93), chose que F. Bovon reconnaît dans l’introduction tout en persistant à tenir un projet unifié pour les deux volumes. Les auteurs soulignent que les manuscrits des premiers siècles ne contiennent jamais Actes à la suite de Luc et que les Pères le voient davantage comme une introduction aux lettres que comme une continuation de l’évangile. Ce qui est curieux dans cet ouvrage, c’est que même si l’on ne se reconnaît pas dans les choix de ses commanditaires, on est extrêmement intéressé par les différentes interventions, souvent très stimulantes.
3834. Que peut-on encore dire sur le motif de la prière dans l’œuvre lucanienne ? L’ambition de Geir Otto Holmås, Prayer and vindication in Luke-Acts, est d’apporter quelque chose de nouveau sur ce thème sur lequel les monographies ne manquent pas depuis une bonne cinquantaine d’années. L’approche est plutôt narrative et il met en valeur le rôle clef de la prière à des moments décisifs du récit (ce qui avait déjà été vu). En fait ce qui est déterminant pour l’auteur c’est de souligner que « Lc-Ac est fondamentalement structuré par un souci de développer l’utilité et le bénéfice du récit pour le lecteur » (262). Il rejoint Forster pour mettre en valeur l’importance de la prière pour la notion hellénistique de bios theoretikos (14) – voir N. Förster, Das gemeinschaftliche Gebet in der Sicht des Lukas (BTS 4), Leuven, Peeters, 2007 – mais se sépare de lui lorsque ce dernier affirme que l’un des buts de l’œuvre est de toucher les non-chrétiens. J’avoue que sa grande insistance à souligner le côté « didactique-parénétique » du thème de la prière chez Lc-Ac (265) rend ce désaccord surprenant. Malgré les prétentions initiales, et un bon état de la question (prenant d’ailleurs en compte les auteurs francophones comme Monloubou), l’auteur peine à apporter du nouveau et ses trois conclusions ne sont pas aussi novatrices qu’il le voudrait. La prière est inhérente au compte rendu « ordonné » voulu par Luc ; Luc reprend la matrice israélite de la prière ; et enfin le but premier de son écriture théologique sur ce thème est de mettre en valeur la dimension apologétique (qui signifie pour lui : autodéfinition et légitimation, (14) et parénétique de la prière.
3935. R. Meynet, Prière et filiation. Le témoignage de Luc, reprend la substance d’un cours donné au Centre Sèvres-Facultés jésuites de Paris. Il lui permet d’affiner les analyses qu’il avait offertes de cet évangile dans son commentaire général, dont la dernière édition a été publiée en 2011 chez Gabalda (la première datant de 1988). Il revient sur un thème bien connu, celui de l’importance que Luc accorde à la prière en général et à celle de Jésus en particulier. L’auteur compare assez longuement (p. 79-94) les différents plans qui ont été donnés à l’évangile de Luc avant de présenter le sien (p. 89) qui choisit une structure spéculaire en deux parties (Lc 1, 1-9, 50 et Lc 9, 51-24, 53), sans qu’il y ait un “centre” à strictement parler, même si bien sûr ce qui s’y trouve a une valence particulière. Ce n’est pas seulement d’ailleurs les passages sur la prière que le livre analyse de près mais aussi bien d’autres péricopes. La lecture théologique fine, appuyée sur le texte, fait découvrir à frais nouveaux la centralité de la prière dans l’œuvre de Luc.
4036. La thèse de Christopher M. Hays, Luke’s Wealth Ethics, reprend elle aussi un grand classique des études lucaniennes : le rapport à l’argent et aux riches comme thème majeur de Lc-Ac. De nombreuses théories ont été proposées que l’auteur analyse longuement et de manière fine. Il consacre ses chapitres 2 et 3 au traitement du thème dans le judaïsme contemporain et dans le monde gréco-latin. Après avoir nettement écarté la solution selon laquelle Luc ne préconiserait un détachement complet des biens que pour Jésus et les premiers disciples, l’auteur combine l’approche personnaliste selon laquelle Luc considère que l’Esprit dictera son chemin à chacun sur ce point selon le charisme reçu et l’approche sociologico-ministérielle selon laquelle Luc distingue les vocations entre les prédicateurs itinérants et les autres. Luc est cohérent mais sensible à la diversité des appels. Même si ce qui a été commandé dans l’Evangile est moins présent à partir de Ac 7, « les Actes sont parsemés de récits de dons généreux, d’avertissements contre la cupidité et de descriptions de l’hospitalité chrétienne » (269). Son traitement de Ac 20, 33-35 (254-261) ne rend pas entièrement justice à l’importance d’Ac 20, 35 en le limitant à la question des biens mais on ne peut que le rejoindre sur le fond : les Actes sont bien en continuité avec l’évangile. On appréciera la clarté du propos et la volonté de clarifier pas à pas un chantier trop longtemps marqué par des thèses excessives.
4137. Jeune spécialiste de l’hellénisme dans l’œuvre lucanienne, Nils Neumann, Armut und Reichtum, se penche dans cet ouvrage accessible sur les parallèles entre la façon dont Luc traite de la richesse et de la pauvreté et la façon dont la philosophie cynique traitait du même thème. Il s’inscrit ainsi dans les recherches portant sur le milieu culturel du Nouveau Testament. L’approche est équilibrée et, quoiqu’il ne s’attache pas à prendre systématiquement en considération les racines vétérotestamentaires, l’auteur est également attentif à ne pas surinvestir les échos cyniques chez Luc. Son souci est plutôt de relever les échos possibles chez les auditeurs hellénistiques de Luc, en d’autres termes comment certains thèmes et certaines façons de les traiter, pouvaient toucher les esprits de personnes familières avec le monde cynique, en particulier celui de la tradition issue de Ménippe de Gadara. L’auteur procède en douze courts chapitres, presque tous centrés sur une péricope particulière.
4238. Raj Nadella, Dialogue not dogma, est le fruit d’une thèse soutenue aux USA en 2009. Avec de la bonne volonté et malgré mon ignorance de Bakhtine, j’ai essayé d’entrer dans le projet de l’auteur. Selon lui, l’évangile de Luc contient des discours plus ou moins contradictoires sur certains sujets et les concepts mis en œuvre par le chercheur russe M. Bakhtine permettraient de concilier des voix perçues comme discordantes : « L’évangile tient ensemble différentes voix divergentes et leur permet d’exprimer des perspectives variées et contradictoires sur ces thèmes, sans en privilégier une seule » (31). Il me semble pourtant que l’œuvre lucanienne est extrêmement cohérente, non seulement littérairement mais aussi théologiquement. Les péricopes étudiées sont Lc 4, 16-30, 10, 25-42 (l’écouter et le faire) et enfin 16,19-31 (où la parabole de Lazare est lue au travers de la catégorie de carnaval chez Bakhtine. Lorsqu’il dit qu’il « y a un contraste entre un Jésus qui accentue le faire en 10, 25-37 et un Jésus qui offre un contrepoids (l’écoute) en 10, 38-42 » (86), je vois plutôt une tension féconde qu’une contradiction. Lorsque l’auteur reconnaît « la nature littéraire sophistiquée du troisième évangile » (5), je le suis volontiers, mais reste perplexe devant l’affirmation que, de façon tout à fait postmoderne, l’évangile de Luc « ne veut rendre aucune voix normative » (130). Il n’est pas sûr que mobiliser une théorie littéraire, fut-elle aussi sophistiquée que celle de M. Bakhtine, enrichisse substantiellement la compréhension de Luc d’autant que le jargon bakhtinien est fastidieux.
4339. Sverre Bøe, Cross-bearing in Luke, est un travail admirable de clarté et de modestie conjointe. Le sujet est bien délimité : que signifie l’expression “porter sa croix” employée en Lc 9, 23 (chap. 4) et en Lc 14, 27 (chap. 5) ? Peut-on la mettre en rapport avec l’action de Simon de Cyrène en Lc 23, 6 (chap. 6) ? L’enjeu théologique du propos n’est pas mince et l’auteur ne le fuit pas. Étonnamment ces passages n’ont pas fait l’objet de thèses et il faut donc se pencher sur une grande variété de commentaires et d’articles pour faire le point sur l’histoire de la recherche. L’auteur travaille en anglais et en allemand mais s’en excuse (10). L’enquête révèle que le débat s’est trop exclusivement focalisé sur la question de l’authenticité et sur le sens à donner au « chaque jour » ajouté par Luc en Lc 9, 23. La méthode suivie est plutôt historique mais se montre sensible à l’environnement littéraire. L’histoire de l’interprétation (chap. 2) révèle trois grandes lignes (sans qu’un consensus ne se dégage) : il s’agirait d’une référence au possible martyr du chrétien, d’un appel à imiter Jésus dans ses souffrances ou d’un radical oubli de soi. C’est plutôt dans cette direction que l’auteur se situe in fine : « Le fait de porter sa croix exprime une disponibilité à consigner sa vie entière à Jésus » (226). En conclusion, l’auteur observe (avec d’autres) les parallèles entre Luc et Paul sur ce point (cf. Ga 2, 20) et note que « pas si différemment de Luc, Paul transforme la honte et le tabou de la croix et de la crucifixion en une caractérisation positive de la vie chrétienne comme une auto-stigmatisation » (225). L’ouvrage se révèle clair et intéressant, présentant et écartant les interprétations avec justesse. Par la forme choisie (rigueur méthodologique ne se contentant pas d’une seule approche) et la prudence des conclusions, cette thèse se distingue de beaucoup. Elle instruit sans ennuyer et suggère sans asséner. Ma seule réserve porte sur le fait qu’elle inclut inutilement l’évangile de Thomas dans sa discussion.