I – Histoire d’Israël
1Dans les publications récentes en histoire d’Israël, la place dévolue à l’archéologie semble de plus en plus importante, jusqu’à la polémique. L’enjeu porte notamment sur l’utilisation du récit biblique en histoire et son rapport à la vérité. La polémique passe alors entre ceux qui soutiennent une chronologie basse (à la suite d’Israël Finkelstein) et les tenants d’une chronologie haute qui maintient l’existence d’un empire israélite unifié au Xe siècle av. J.-C., ce que contestent les premiers à partir des seuls critères archéologiques.
2. Trigano Shmuel (dir.), Controverse sur la Bible, revue Pardès N? 50, Coll. « Études et cultures juives », In Press, Paris, 2011, 184 p.
3. Richelle Matthieu, La Bible et l’archéologie. Préface d’Alan Millard, Coll. Éclairages, Excelsis/Édifac, Charols/Vaux-sur-Seine, 2011, 151p.
4. Hadas-Lebel Mireille, La révolte des Maccabées (167-142 av. J.-C.), Coll. Illustoria, Lemme edit, Clermont-Ferrand, 2012, 101p.
5. Paganini Simone et Claudia, Qumrân, les ruines de la discorde. Complots, hypothèses, invraisemblances au défi de l’archéologie, Bayard, Paris, 2012, 299p.
6.Lebeau Richard, Une histoire des Hébreux. De Moïse à Jésus (collection TEXTO), Tallandier, Paris, 2012, 291p.
21. L’ouvrage de Daniel Bodi, Israël et Juda à l’ombre des Babyloniens et des Perses, est ambitieux dans son projet puisqu’il allie critique historique, critique littéraire et données archéologiques sur une période cruciale dans la formation de l’écriture biblique, de la fin de l’époque royale israélite (VIe siècle av. J.-C.) aux réformes d’Esdras et Néhémie (IVe siècle av. J.-C.). Le chapitre I (pp. 9-33) pose les jalons chronologiques, se risquant même à remonter aux origines de la royauté – ce qui amène forcément à de brefs raccourcis, comme de traiter la conversion de Manassé en 2 Ch 33, 10 - 17 comme un fait d’histoire (p. 16), alors que d’autres auteurs n’y voient qu’une fiction consécutive à la théologie du chroniste en matière de rétribution (nous nous permettons de renvoyer à notre étude « From the Impious Manasseh (2 Kings 21) to the Convert Manasseh (2 Chronicles 33) : Theological Rewriting by the Chronicler », in P.M. Graham, S.L. McKenzie and G.N. Knoppers (Eds), The Chronicler as Theologian. Essays in Honor of Ralph W. Klein, T. & T. Clark International, London (JSOTS 371), 2003, pp. 89-104). De même parler de royauté unie sous David et Salomon (pp. 9-10) ouvre aujourd’hui à débat, comme nous le dirons bientôt. Vient ensuite un état éclairant de la Judée aux temps des perses (pp. 35-52), mais le bibliste s’intéressera surtout aux chapitres qui suivent consacrés à Jérémie (pp. 53-77) et à Ezéchiel (pp. 79-176). Selon D. Bodi, Jérémie est avant tout un témoin de la fin du royaume, mais il prépare aussi l’avenir. Du point de vue critique, la position de l’auteur suit d’assez près certains travaux de Henri Cazelles (voir notamment les pp. 61-62) qui attribue pour une part importante le matériau du livre à Jérémie lui-même (ou à de proches disciples). Or précisément cela est débattu aujourd’hui, la critique voyant moins dans les matériaux des livres prophétiques des ipsissima verba que des développements théologiques nés de conflits internes à la communauté judéenne durant la période perse [1]. Et cela vaut plus encore pour le livre d’Ezéchiel (dans la ligne de K. F. Pohlmann). Même si l’auteur n’ignore pas ces débats (voir par exemple les pp. 83-92), il effectue à nos yeux une lecture trop historiciste, mais cela n’ôte rien à l’intérêt de ces chapitres, notamment les éclairages qu’apportent sur la période les données externes : ostraca de Lakish pour Jérémie comme témoin de l’avance militaire babylonienne dans le pays, et surtout l’iconographie proche-orientale (pp. 95-100) ou le culte babylonien d’Ishtar (pp. 123-147) pour comprendre certaines obscurités du livre d’Ezéchiel. En ce domaine l’auteur excelle et offre des pistes d’interprétation féconde à la lecture biblique. Un bel exemple en est donné encore dans le chapitre VII (pp. 149-161) où une expression biblique obscure (« boules de fumier » gillûlîm, fréquente chez Ezéchiel : voir p. 150) trouve un éclairage dans des textes rituels hittites ou à Mari, sans oublier des éléments scatologiques dans la fête d’Ishtar. On l’aura compris, même si le bibliste pourra contester souvent l’exégèse assez classique de l’auteur, la lecture de l’ouvrage s’avère passionnante par son érudition et les éclairages qu’il offre à des textes d’interprétation délicate. Voilà qui rappelle utilement l’importance de l’histoire dans la lecture des textes, et leur imprégnation culturelle dans une langue sémitique et une culture commune à bien des civilisations proche-orientales. Au demeurant, l’auteur s’en explique fort bien dans un chapitre de synthèse intitulé « L’influence de l’herméneutique babylonienne sur les écrits bibliques » (pp. 177-207) où l’on découvre cet héritage culturel non seulement dans la Bible mais la littérature juive rabbinique – c’est peu dire l’intérêt de ce chapitre. Si tel est donc l’objectif de ce livre, il est parfaitement atteint, quelles que soient les critiques qu’on puisse lui adresser dans le détail. Et cela vaut aussi pour la dernière partie du livre où, plus que la synthèse rapide sur Esdras et Néhémie (pp. 209-230), je retiendrai l’éclairage du texte de Ne 5 (révolte sociale) par des textes akkadiens qui parlent aussi de travailleurs en révolte (comme l’épopée paléo-babylonienne d’Atrahasîs, voire même Gilgamesh). Si les parallèles peuvent d’abord sembler lointains, ils montrent à l’évidence l’importance de l’histoire sociale et culturelle proche-orientale à tout lecteur contemporain de la Bible.
32. Nous avons longtemps hésité à intégrer dans ce Bulletin critique ce numéro de la revue Pardès qui regroupe sous le titre Controverse sur la Bible les actes de deux colloques « Qui a écrit la Torah ? » (7 novembre 2010) et « La Bible a-t-elle dit vrai ? » (6 février 2011), l’un et l’autre organisés par le Collège des études juives de l’Alliance israélite universelle. D’abord parce que le ton généralement polémique du propos aide peu à la distance critique, ensuite parce que le débat ouvert ici en est encore à des balbutiements. Il nous a semblé utile pourtant de l’intégrer, ne fût-ce que pour ouvrir un dialogue sans polémique excessive. Mais il faut bien l’avouer, dès la première communication de Shmuel Trigano : « La Bible révisionniste » (pp. 11-20), le ton est donné qui ferraille contre une exégèse critique sensée vider la Bible de toute substance historique. Mais est-ce bien poser la question ? Et surtout, qu’apporte ici la défense de l’historicité factuelle de la Bible en regard de « la réception en France de La Bible dévoilée » avec comme sous titre péjoratif « La réception journalistico-théologique d’un livre d’archéologie politique » (pp. 21-28) ? À nos yeux, le débat doit être d’abord académique entre tenants de la datation archéologique traditionnelle et la chronologie basse proposée par Israël Finkestein, le premier visé ici. Faire référence à un révisionnisme historique ou à un projet de « démolition » du sionisme politique ne peut que brouiller le débat, à moins qu’il ne révèle l’enjeu trop apologétique de la critique formulée en cet article. On n’est guère loin aussi d’une théorie du complot qui vise « la Bible ré-inventée de Mario Liverani » (pp. 29-44). On peut certes discuter des termes de Liverani (histoire réelle/histoire inventée), mais non sa distinction foncièrement juste entre une histoire produite à partir de données critiques (celle de l’historien et de l’archéologue) et une histoire théologiquement orientée, œuvre de relectures multiples (celle du croyant). Il ne s’agit en rien d’un révisionnisme historique (pour ne pas dire idéologique), mais d’une distinction qui force à appréhender le texte biblique en ses intentionnalités propres : moins une histoire factuelle qu’un texte relisant l’histoire dans la foi d’un peuple. Et on ne peut que regretter qu’au service de leur thèse, les auteurs offrent de bien piètres argumentations sous le titre général « L’archéologie biblique aujourd’hui » (pp. 57-112). Si André Lemaire fait preuve d’une juste prudence quant aux « royaumes (sic !) de David et Salomon », posant avec une certaine clarté le débat en ses enjeux méthodologiques (pp. 79-90), que dire des affirmations hasardeuses de Adam Zertal sur le temps de la conquête (pp. 63-68) ou d’Eilat Mazar sur les fortifications de Jérusalem au Xe siècle (pp. 69-77) ? Mais ne voulant pas céder nous-même à la polémique inutile, nous arrêtons là cette recension en regrettant que l’ouvrage, par son ton et sa ligne trop identitaire, n’ouvre pas vraiment sur un débat plus salutaire.
43. Bien que destiné à un assez large public, le bref ouvrage de Matthieu Richelle, La Bible et l’Archéologie, est fort documenté, parfois même érudit, et, qui plus est, illustré. Ce qui donne une lecture souvent passionnante de ses six chapitres, encadrés comme il se doit d’une introduction et d’une conclusion que prolongent de brèves indications bibliographiques.
5Avouons-le, le projet est ambitieux, à l’intersection entre les découvertes souvent récentes des chercheurs et les enjeux et débats pour l’interprétation du texte biblique. D’où un premier chapitre (pp. 13-48) qui définit le travail des archéologues à partir de sites majeurs (comme Tel-Shéva ou Méguiddo), non de façon générale mais en citant des exemples précis. Au-delà de l’identification de ces sites se dessinent peu à peu les modes de vie dans l’Israël ancien, de la vie quotidienne aux pratiques commerciales et cultuelles. Le chapitre II (pp. 49-69) lui est complémentaire en mettant en lumière diverses inscriptions, des plus célèbres (comme la stèle de Dan où apparaît la mention de « la Maison de David ») aux plus humbles. Y apparaît aussi une grande diversité dans les supports (pierre, tablettes, ostraca, papyri, rouleaux, etc.), et la difficulté du déchiffrement qui conduit parfois à des interprétations différentes selon les auteurs. D’où un chapitre III sur « les limites de l’archéologie » (pp. 71-84) que complète l’interrogation du chapitre IV (pp. 85-108) : « Quels types de rapports entre la Bible et l’archéologie ? ». C’est sans doute là que l’auteur trahit au mieux son idéologie qui le porte souvent – mais non de manière systématique, ou idéologique – à faire grande confiance au texte biblique, ce qui le situe aussi dans le débat contemporain. À titre d’exemple, nous retiendrons sa position sur la conquête dans le livre de Josué qui tend vers un certain historicisme (p. 74ss), tout en reconnaissant la faiblesse des preuves archéologiques. Au demeurant, l’auteur refuse deux positions extrêmes : le « tout archéologique » ou « l’archéologie, preuve pour la Bible », au profit d’une « approche équilibrée » (pp. 93s). Suit un exemple de sa méthode concernant « les débats actuels sur l’époque de David et Salomon » (pp. 109-133). Très critique envers les thèses de La Bible dévoilée (parfois jusqu’à la caricature comme à la p. 113), l’auteur s’y montre proche des positions d’André Lemaire sur ce « Xe siècle disparu » (voir Controverse sur la Bible), et on lira avec intérêt leurs deux démonstrations assez parallèles. Au total pourtant, nous ne sommes pas totalement convaincu sur ces soi-disant grandeurs davidiques, mais nous reconnaissons à l’auteur son souci de maintenir ouvert un débat qui fera longtemps encore polémique. Avec lui, il ne faut donc pas refermer trop vite la lancinante question de l’empire davidico-salomonien. Enfin, un ultime chapitre aborde la question de « l’archéologie et la rédaction de la Bible » (pp. 133-144). À lire ce qui suit on l’aura compris : la position ultime de l’auteur reste assez conservatrice, repérant – avec W. Schniedewind, Comment la Bible est devenue un livre, Bayard, Paris, 2006 [2] – des indices d’écriture biblique dès le Xe siècle av. J.-C. ; on est loin ici des positions de la critique allemande concernant le Pentateuque. Pour autant, ce livre reste intéressant par une certaine rigueur, par les questions qu’il pose et interroge les thèses critiques les plus affirmées. Il convient donc de le lire avec un certain recul critique, comme pièce d’un débat important aujourd’hui concernant les rapports disputés entre texte biblique et archéologie.
64. Assurément les livres des Maccabées sont les grands oubliés de la littérature biblique, d’où l’intérêt de ce bref ouvrage La révolte de Maccabées, 167-142 av. J.-C., écrit d’une plume alerte par l’une des plus grandes spécialistes de la période, Mireille Hadas-Lebel. Ajoutons que son format et l’absence de toute technicité (ainsi il n’y a pas de notes, comme de règle dans cette collection) le destinent à un très large public.
7Après une brève introduction, un premier chapitre (pp. 3-16) présente les sources concernant la période, bibliques (1 et 2 Maccabées ; Daniel) et non bibliques (Flavius Josèphe), avant d’élargir l’horizon aux relations entre la Judée et l’Égypte, puis la Syrie dans un deuxième chapitre (pp. 19-29). La description de la crise ne s’amorce vraiment qu’au chapitre III (pp. 31-46) qui décrit avec finesse certaines compromissions juives avec l’hellénisme. On y voit ainsi le rôle des grands-prêtres et le contexte troublé (campagnes d’Antiochos IV en Égypte) qui expliquent l’interventionnisme grec en Judée. Peut-être aurions-nous aimé plus de nuances dans le propos, Antiochos n’étant en rien un « jacobin » centralisateur (voir pp. 43-44). Mais le format réduit de la collection invite de tels raccourcis. La conséquence immédiate de cette politique est la révolte des Maccabées (ch. 4, pp. 47-57), chapitre en lequel l’auteur suit étroitement les Livres des Maccabées, sans éviter parfois la paraphrase. Là encore s’imposerait plus de recul critique. Nous en prendrons ici deux exemples. Dire que la famille de Mattathias « se rattache à la lignée de Joarib, autrement dit la première des vingt-quatre classes de prêtres recensés dans la Bible » (p. 47) oublie que cette donnée provient d’une reconstruction tardive et légitimatrice (1 Ch 24,7). De même, p. 52 l’auteur opère une lecture historicisante de la disproportion entre l’armée réduite de Judas et l’immensité des troupes grecques (1 Mac 4), quand une autre lecture est possible qui joue davantage sur les références scripturaires (allusion à l’histoire de Gédéon en Jg 7, 1-8) ; pour ne rien dire de l’exhortation de Judas qui reprend le discours tenu par Moïse en Ex 14, 13-14, en le combinant avec la réponse du jeune David à Goliath (une seconde 17, 45). Ces derniers exemples montrent que le récit biblique ne peut être tenu pour une chronique directe, il est avant tout une écriture midrashique sur les événements.
8Le chapitre V (pp. 59-76) tire les conséquences de cette révolte : l’émergence d’une monarchie juive hellénistique (les Hasmonéens) dans une Judée à nouveau indépendante. Au passage, l’auteur met en lumière les mutations religieuses (par exemple, foi en la résurrection des morts) et culturelles d’une période qui introduit directement au monde du Premier siècle qui sera celui de Jésus et des premières communautés chrétiennes. Particulièrement intéressant, le chapitre VI (pp. 77-86) relate les commémorations de ces événements, de la Fête de la Dédicace (connue plus tardivement sous le nom de Hanoukka) au Jour de Nicanor. Un bref lexique (pp. 87-88), une chronologie (pp. 89-91) et une bibliographie (pp. 93-101) complètent utilement un ouvrage qui, sans prétention, ouvre au lecteur des chemins souvent insoupçonnés. En dépit de petites réserves, c’est bien là son plus grand mérite.
95. Pourquoi intégrer cet ouvrage de Simone et Claudia Paganini, Qumrân, les ruines de la discorde dans un Bulletin critique d’histoire d’Israël ? Parce qu’il s’intéresse moins aux Manuscrits de la Mer Morte (ce qui relève d’un Bulletin d’Intertestamentaire) que sur les ruines elles-mêmes de Qumrân, et son sous-titre en dit parfaitement l’objet, Complots, hypothèses, invraisemblances au défi de l’archéologie. Traduit de l’italien (par Viviane Dutaut), l’ouvrage se lit presque comme un roman, tant son écriture est vive et intense. Le souci pédagogique des auteurs, chercheur à l’Université d’Innsbruck pour l’un, écrivain et journaliste pour l’autre, se révèle dans la progression des chapitres et les nombreux encadrés qui éclairent une notation de théologie qumranienne, l’identité d’un chercheur, une hypothèse, etc. Il y a là une mine de renseignements. Sous mode de thriller scientifique, un premier chapitre (pp. 11-64) décrit la découverte des manuscrits, les acteurs de cette découverte et met à mal la légende noire d’un complot du Vatican visant à empêcher la publication des manuscrits. À lui seul ce chapitre vaut la lecture de l’ouvrage, il en donne aussi la tonalité vivante. Vient alors le chapitre II (pp. 65-103) qui brosse l’histoire juive entre la destruction du Premier Temple (587 av. J.-C.) et du Second (70 apr. J.-C.), autrement dit l’horizon qui donnera naissance à la littérature qumranienne. S’y dessine l’importance de deux institutions (le Temple et la Torah), tandis que se mettent en place les dissensions internes au monde juif. Rien de neuf, sans doute, mais le discours est mesuré, voire même assuré. Bref, une belle synthèse avant d’en venir aux ruines elles-mêmes dans le chapitre III (pp. 105-150) en suivant avant tout l’hypothèse du Père de Vaux (bien résumée p. 110). La question essentielle semble double : quels sont les liens entre les ruines et les manuscrits ? Quelle relation y a-t-il avec les Esséniens, « secte » déjà connue par les auteurs anciens : Flavius Josèphe, Pline l’Ancien et Philon d’Alexandrie (pp. 113-118). Pour autant, s’élèvent des voix discordantes : Norman Golb juge que Qumrân n’est qu’un fortin militaire, et les manuscrits, la bibliothèque cachée du Temple (p. 133ss) ; Eléazar Sukenik distingue diverses tendances esséniennes dans les manuscrits (p. 135s) ; et surtout Pauline Donceel-Voûte et Robert Donceel, couple d’archéologues belges, pour qui Qumrân est avant tout une grosse villa rurale sans lien avec les manuscrits (p. 137s). L’israélien Yizhar Hirschfeld y voit aussi un domaine terrien doté d’une ferme et d’une cour (p. 138). Une dernière thèse est évoquée, celle de Rachel Elior, pour qui les Esséniens sont une invention littéraire de Flavius Josèphe (p. 146s). Comment le profane peut-il alors se repérer dans ce maquis d’interprétation ?
10En revenant à la lecture des manuscrits, le chapitre IV (pp. 151-211) tente de donner certains repères. Nous en retiendrons deux : en premier, quelle que soit leur diversité, le substrat de ces écrits est sacerdotal ; en second, tous obéissent à un calendrier solaire (connu des Jubilés), qui se distingue du calendrier lunaire observé dans le Temple. Mais cela suffit-il à y voir une collection rationnelle de textes ? La réponse des auteurs est plus nuancée que celle des premiers déchiffreurs : « Les manuscrits de la mer Morte ne constituent donc pas une bibliothèque rationnelle, ordonnée, organisée par un groupe agissant au cœur de la société juive, mais ils nous offrent un panorama inédit de cette société juive, révélant des traits particuliers qui nous étaient totalement inconnus jusqu’en 1947 » (p. 212). Et cela fait l’objet du chapitre V (pp. 213-258) qui commence par situer le rapport entre les ruines, les grottes et les manuscrits, avant de soulever quelques difficultés majeures de l’hypothèse essénienne et des méthodes de fouilles de Roland de Vaux (dues en partie au contexte politique troublé des années 1950). Au final est retenue la stratigraphie proposée par Jean-Baptiste Humbert (à partir des années 1990), autre chercheur de l’École Biblique et Archéologique Française de Jérusalem : (1) un fortin de l’âge du Fer (630-580 environ av. J.-C.) ; (2) après un long temps d’abandon, un avant-poste militaire hasmonéen (137-37 av. J.-C.) ; (3) élargissement du site sous Hérode (37 av. J-C. à 68 apr. J.-C.) : il s’agit alors d’un centre agricole et industriel ; (4) après sa destruction par la Xe Légion Fretensis, un quartier militaire romain (68-135 apr. J.-C.). L’intérêt d’une telle proposition est de ne pas isoler l’évolution du site du développement général de la région (et cela vaut aussi pour le cimetière, pp. 230-233).Un autre point frappe ici : l’absence matériel de tout rapport direct entre le site et les manuscrits (donc aucun n’a été retrouvé in situ ; demeure cependant la grande proximité avec la Grotte 4, la plus riche en manuscrits). Il reste encore à définir l’identité des habitants du lieu : était-ce des prêtres ? La complexité et le nombre des bains rituels invitent à répondre par l’affirmatif et conduit les auteurs à développer une nouvelle hypothèse (p. 253) : même si la production des manuscrits n’est pas directement liée aux activités économiques de Qumrân, l’identité sacerdotale des habitants du lieu les a portés à aider d’autres membres de la classe sacerdotale à cacher, ou simplement entreposer, leurs écrits sacrés à proximité, dans les grottes environnantes.
11D’un ton un peu différent, l’ultime chapitre (pp. 259-290) intéressera particulièrement le lecteur chrétien en ce qu’il aborde le lien avec le mouvement issu de Jésus de Nazareth, resituant dans son contexte juif l’émergence des premières communautés. Refusant à juste titre l’origine essénienne de Jean-Baptiste (pp. 266-267), les auteurs montrent avec grande nuance liens et divergences avec les écrits chrétiens ou l’organisation communautaire des premiers disciples de Jésus, pour finir sur un beau développement concernant les espérances messianiques (pp. 281-290). L’ouvrage s’achève enfin sur des indications bibliographiques raisonnées (pp. 291-293) et l’indication de sites internet donnant accès direct aux manuscrits (pp. 295-296).
12Cette longue recension dit plus que tout l’intérêt que nous avons pris à lire cet ouvrage destiné à devenir un classique.
136. Édité d’abord en 1998, l’ouvrage de Richard Lebeau, Une histoire des Hébreux. De Moïse à Jésus, tient le pari de présenter toute l’histoire d’Israël en moins de 300 pages, ce qui induit bien sûr des raccourcis – d’autant que l’auteur commence cette histoire dans un premier chapitre (pp. 9-20) dès le Paléolithique (400 000 – 8000 av. J.-C.). Mais le récit débute vraiment au chapitre II (pp. 21-32) avec les origines des Hébreux. À première vue, la méthodologie de l’auteur est assez déconcertante, mêlant à la paraphrase biblique de la Genèse des réflexions plus critiques sans que le lecteur puisse vraiment trancher. Ces remarques valent aussi pour les chapitres suivants, qu’il s’agisse d’« Israël en Égypte » (pp. 33-45) ou de la marche d’Israël « vers la terre promise » (pp. 47-64), où, de manière générale, la lecture reste assez historicisante – y compris en ce qui concerne l’épisode de Jéricho (voir p. 60). Par la suite, l’auteur postule aussi « une période des Juges » antérieure à l’époque royale dont l’émergence coïncide avec l’arrivée dans la région des Peuples de la Mer. La présentation reste donc fort classique, on est très loin du modèle prôné par Finkelstein (ou d’autres) d’une origine autochtone d’Israël par mutations internes de la société cananéenne (installation de groupes tribaux dans la montagne centrale entre 1200 et 1000 av. J.-C.). Sans doute la date originelle de l’ouvrage (1998) explique ce décalage, mais aussi la méthode de l’auteur : à l’évidence son discours se coule – même à distance – dans le modèle biblique qui tient pourtant de la reconstruction tardive. Symptomatique de cet écart est la présentation de la monarchie unifiée (pp. 79-98) qui, tout en maintenant certaines distances avec le récit biblique (épisode de la reine de Saba), reste assez proche de sa lettre. Le discours est plus assuré par la suite, les deux Royaumes (pp. 99-121) puis la fin du Royaume de Juda (pp. 123-136), grâce aux parallèles assyro-babyloniens qui permettent plus de distance critique. Et la documentation s’enrichit encore durant les périodes perse (pp. 151-167) et grecque (pp. 169-205), où le lecteur trouvera riche matière. La longueur du dernier chapitre « Israël face à Rome » (pp. 207-269) ne manquera pas non plus d’attirer l’attention du lecteur, même s’il peut sembler curieux que l’auteur lui rattache la renaissance du royaume hébreu hasmonéen (135-63 av. J.-C.). De manière plus habituelle c’est l’arrivée de Pompée en 63 av. J.-C. qui marque les débuts de la période romaine. Un épilogue sur la rupture entre la Synagogue et l’Église (pp. 271-279) ainsi qu’une chronologie (pp. 281-285) et une bibliographie (pp. 287-291) complètent l’ouvrage.
14Au terme que penser ? Sans doute l’auteur fait montre tout au long des chapitres d’un vaste savoir et il n’est pas dupe de la représentation biblique qui simplifie l’histoire. Mais à nos yeux, sa méthodologie n’a pas la rigueur d’un Mario Liverani qui, dans La Bible et l’invention de l’histoire, distingue sans les confondre « histoire réelle » et « histoire inventée ». Une autre limite vient aussi du fait que l’ouvrage est une reprise d’un original vieux de quatorze années ; de ce fait il ne peut tenir compte d’hypothèses plus récentes qui en relativisent grandement le discours. À lire donc avec un recul nécessaire.
II – Littérature de Sagesse et les Écrits
15Le domaine de la Sagesse étant fort éclectique, puisqu’il intègre aussi dans ce Bulletin le monde des Écrits, il n’est guère aisé d’en faire une synthèse où ressortiraient des lignes de force. Disons qu’au gré de nos lectures, et des parutions récentes, le livre de Qohélet semble attirer l’attention des chercheurs même si, nous le verrons, les regards divergent sur l’interprétation à lui donner ; voilà qui promet quelques débats à venir. S’affinent aussi les liens entre la lecture historico-narrative de la Bible et son approche plus narratologique. Or l’enjeu est de taille puisqu’il s’agit d’interpréter pour l’aujourd’hui du lecteur un texte fondateur sans sacrifier son enracinement historique et culturel.
8. Dany Nocquet, Le livre de Job. Aux prises avec la justice divine, Coll. « Au fil des Écritures », Olivétan, Lyon, 2012, 144 p.
9. Assouline Pierre, Vies de Job. Roman, NRF-Gallimard, Paris, 2011, 491 p.
10. Pinçon Bertrand, Qohélet. Le parti pris de la vie, Coll. « Lire la Bible » N° 169, Cerf, Paris, 2011, 223 p.
11. Asurmendi Jesús, Du non-sens. L’Ecclésiaste, « Lectio Divina » N° 249, Cerf, Paris, 2012, 208 p.
12. La Bible d’Alexandrie, N° 12. Esther [traduction, introduction et notes par Claudine Cavalier], Cerf, Paris, 2011, 288 p.
167. Dans le cadre d’activités liées à l’exposition lilloise « Psaumes, chants de l’humanité » (12 janvier – 3 avril 2010), la faculté de théologie de l’université catholique de Lille a organisé un colloque (25 janvier 2010) dont le présent volume, Psaumes de la Bible, psaumes d’aujourd’hui, rapporte les Actes. L’intérêt de l’ouvrage vient de ce qu’il aborde différentes questions, proposant ainsi un panorama de la recherche récente sur les psaumes et le Psautier. Notons aussi la variété des méthodes au vu de la diversité des auteurs.
17Ainsi Jacques Vermeylen revisite-il la problématique des « genres littéraires » qui s’est imposée depuis les travaux pionniers de Hermann Gunkel, l’un des fondateurs de l’école dite de la Formgeschichte (pp. 11-34). Tout en reconnaissant ses acquis, l’auteur met à jour le côté artificiel des classements qu’elle propose entre hymnes, lamentations collectives (ou individuelles), chants d’action de grâce, psaumes royaux, au profit d’une distinction plus souple entre « prière » (psaumes de supplications ou de louange) et « réflexion » (psaumes sapientiels ou didactiques). Il rejoint ainsi des chercheurs plus récents, comme Claus Westermann, Paul Beauchamp ou Raymond Tournay. Dès lors est mieux respectée à ses yeux la créativité du poème qui exprime la gamme complexe des sentiments humains sans être prisonnière d’une forme fixe. De son côté, Jean-Marie Auwers s’interroge sur l’attribution de nombreux psaumes, voire du Psautier tout entier, à David (pp. 35-49). Son point de vue est cependant moins historique qu’herméneutique, puisque l’auteur voit dans cette attribution une clé de lecture de la figure royale – et davidique – qui se dessine peu à peu dans le recueil, et ouvre à des perspectives messianiques. Les deux contributions d’André Wénin (pp. 51-71) et de Catherine Vialle (pp. 91-107) se répondent, en adoptant une même approche narrative de l’ensemble du Psautier, pour le premier du côté de « l’intrigue » en mettant en lumière quelques signes d’unification du recueil qui en font une forme de « récit » encadré par les Ps 1-2 et 146-150, pour la seconde, du côté du « lecteur implicite » à distinguer bien sûr du « lecteur réel ». Dès lors, dans la ligne des recherches actuelles (voir notamment le commentaire récent des psaumes de Jean-Louis Vesco paru au Cerf), les psaumes n’apparaissent plus comme des « pièces isolées », mais « chaque psaume a deux paroles. L’une dit ce qu’il est en lui-même, l’autre ce qu’il apporte à l’édifice dans son ensemble, à partir de la place qu’il occupe » (p. 71). Enfin, bien que différentes par l’approche et l’objet, les deux dernières contributions ouvrent sur des thématiques plus théologiques : du côté de l’épineux problème de la violence chez Elena Di Pede (pp. 73-90) ; du côté de la reprise des psaumes dans la lecture chrétienne chez Dany Nocquet (pp. 109-128). En parlant de « violence souhaitée, violence racontée, Elena Di Pede se situe résolument aussi dans une approche narrative, déplaçant la lecture du côté de la libération (Ps 136) et du désir de justice (Ps 58) au terme de quoi le Dieu biblique apparaît moins comme une divinité violente que comme un Dieu qui répond au faible ; elle montre alors en quoi « raconter » jusqu’au cri la violence opère un effet cathartique, et cela évoque à nos yeux certains travaux de Paul Beauchamp sur la violence dans les psaumes. Pour sa part, Dany Nocquet fait œuvre de « relecture » à la suite de Thomas d’Aquin, Luther et Calvin (notamment du Ps 6), avant d’ouvrir le regard sur l’herméneutique biblique de Paul Ricœur quand celui-ci s’interroge sur l’actualité du langage psalmique. La conclusion est que, du fait de leur côté atemporel, quasi anhistorique, l’expérience humaine et spirituelle de tout temps peut trouver dans les psaumes écho et reformulation.
18Ce bref résumé dit à l’envi la richesse du volume et l’intérêt de sa lecture. Sans parler d’introduction au Psautier et aux psaumes, il ouvre son lecteur à des problématiques contemporaines, n’éludant aucune des questions en débat – du genre littéraire à l’intégration d’un langage parfois opaque mais ouvert sans cesse à des reformulations nouvelles. On ne peut que reprendre alors le titre même de l’exposition qui a donné lieu au colloque lillois : les psaumes sont bien encore des « chants d’humanité ».
198. Inaugurant une collection dont le but est de « faciliter la lecture, seul ou en groupe, des textes fondateurs de la tradition biblique », ce bref opuscule de Dany Nocquet sur Le livre de Job répond parfaitement à cet objectif. Ni commentaire savant, ni vulgarisation rapide, il suit le texte pas à pas (offert dans une traduction propre à l’auteur), ouvrant ainsi à sa lecture directe après un premier chapitre (pp. 7-13) qui introduit le livre de Job dans son contexte historico-littéraire. Notons au passage le côté didactique de l’ouvrage qui accompagne le texte d’encadrés permettant au lecteur d’ouvrir son horizon. Classiquement l’auteur distingue le conte en prose (Prologue + Épilogue) du dialogue versifié, découpant le texte en huit séquences (ch. 1-2 ; ch. 3 ; ch. 4-27 ; ch. 28 ; ch. 29-31 ; ch. 32-37 ; ch. 38, 1-42, 6 ; ch. 42, 7-17) qui sont reprises en partie dans les chapitres qui suivent.
20Laissons au lecteur le plaisir de la découverte, nous contentant de remarques plus générales. L’intérêt premier de l’ouvrage est donc d’offrir un accès direct au texte, sobrement – mais finement – analysé. La méthode adoptée relève plus de l’approche narrative que d’une critique historico-littéraire ; la lecture n’en est pas pour autant naïve, ouvrant constamment au questionnement théologique, d’abord dans le débat entre Dieu et l’adversaire (le satan en hébreu), puis entre Job et ses amis, et, pour finir, entre Job et son Dieu. Cela donne même au livre sa charpente puisque l’on passe d’« une mise en scène théologique » dans le Prologue (pp. 15-27) à un dialogue critique concernant « la sagesse du monde » (pp. 29-62) pour aboutir enfin à « la rencontre inattendue de Dieu » (pp. 63-92). On ne sera donc pas étonné que, selon l’auteur, le motif essentiel du livre de Job est moins la souffrance elle-même que la question de la justice de Dieu face à cette souffrance. Il s’agit bien alors d’une « œuvre pédagogique qui prend en charge le lecteur pour le conduire à confronter les questions existentielles et celles de la justice de Dieu qui traversent la vie des hommes » (p. 27). Entre l’effondrement de toute espérance qui fait désirer la mort comme seule espérance (Job 3) et la reconnaissance finale que la souffrance de Job est celle de Dieu dans son combat contre les forces du chaos, la lecture met à jour l’itinéraire complexe du héros que traversent colère et doute, mais aussi foi et confiance. Dès lors, le discours des amis qui repose sur le simple savoir religieux fait bien pâle figure – pour ne rien dire du moralisme étroit d’Elihu. Job est un livre subversif parce que croyant.
21Si la richesse de l’interprétation proposée vient de ce corps à corps avec le texte, elle vient aussi de son enracinement dans les modes antiques de représentation, sensible notamment lorsque l’auteur interprète l’étrange discours divin de Jb 38-39 en regard d’une iconographie proche-orientale de Dieu comme « Maître des animaux » (pp. 86-91). On sent ici l’érudition de l’auteur livrée en toute simplicité, et le souci d’ancrer sa lecture dans le réel d’un temps qui n’est plus le nôtre. Dès lors, le questionnement actuel n’est pas déconnecté d’un souci plus historique (qui enrichit la lecture). Mais le plus de l’ouvrage est de dépasser la simple lecture pour tenter à partir de la finale du livre (Job 42) un parallèle fort éclairant entre Job et Moïse qui situe le héros du livre dans la geste des grandes figures bibliques fondatrices (pp. 93-106), avant d’ouvrir sur la réception de Job à travers d’autres figures (le Serviteur Souffrant, Jésus) et même sa reprise en littérature (notons une belle évocation d’Oscar et la Dame rose d’Eric-Emmanuel Schmitt aux pp. 115-117). Une brève bibliographie (pp. 121-123) complète utilement un ouvrage qui se recommande d’autant plus hautement à la lecture qu’il fait lire à son tour.
229. Pourquoi évoquer brièvement dans ce bulletin un livre de Pierre Assouline, Vies de Job qui, explicitement, se présente comme un roman, non comme un commentaire biblique ? Au-delà du coup de cœur pour une écriture brillante, nous y voyons deux raisons. D’abord, parce qu’il s’agit de Job, cette figure essentielle de la sagesse dont les « vies » – notons le pluriel du titre – accompagnent nos devenirs humains faits de « mille vies » et de « souffrance ». À lire ces pages qui tiennent pour une part de l’autobiographie de l’auteur, on sent de fait un corps à corps souvent ironique avec le livre biblique devenu pour Assouline miroir où lui-même se lit. La deuxième raison tient à la « source » du livre qui constitue sa première partie et a pour cadre l’École biblique de Jérusalem. Avec grande tendresse, mais aussi le regard distancié du poète un peu sceptique, Assouliine conte alors une rencontre étrange et solitaire de son parcours – des discussions de table aux interrogations savantes de la bibliothèque. Pour nous, « ancien » de cette illustre maison, il y a dans ce chapitre intitulé « Du génie des lieux » (pp. 141-199) un vrai parfum de nostalgie, une sorte de Madeleine de Proust qui invite au voyage à travers le livre et ces « vies » multiples de Job. Au lecteur à présent de se délecter de ce qui n’est pas à un simple excursus mais une vraie clé d’intelligence du livre biblique de Job.
2310. Après une thèse soutenue sur Qohélet (voir notre précédent Bulletin), Bertrand Pinçon livre à un plus large public sa grande connaissance d’un livre assez énigmatique et que d’aucuns voudraient très pessimiste. Or il n’en est rien car, aussi paradoxalement que cela paraisse, Qohélet offre un « parti pris de la vie ». Telle est la ligne de fond qui traverse ce bel ouvrage, écrit avec maîtrise et clarté.
24Comme il se doit, l’introduction (pp. 7-26) présente l’ensemble du livre (rapport à la sagesse, question d’auteur et de rédaction) et son organisation interne. Aux modèles structurels proposés par Wright, Lohfink ou Schwienhorst-Schönberger qui doivent peu ou prou à la rhétorique classique (qu’elle soit grecque ou sémitique), l’auteur préfère un modèle plus dynamique, repris en partie aux travaux de D’Alario. Ainsi, après le titre (Qo 1,1), un prologue (1, 2-3) et un poème introductif (1, 4-11) s’ouvre une première partie (1,12 à 6,9) qui, subdivisée elle-même en quatre sections, présente une réflexion sur la vie en société (3,16-4,16), la religion (4,17-5,6) et la société (5,7-6,9). Une brève transition (6,10-12) ouvre alors sur une deuxième partie (7,1-12,7), elle-même divisée en deux sections, qui offre divers conseils de vie. Le livre s’achève enfin par un poème final (11,7-12,7) et un épilogue (12,9-14). Cette structure fait ressortir le rôle de Qo 1,2-3 qui donne au livre sa problématique faite d’une affirmation (« Tout est vanité ») et d’une interrogation : comment mesurer la vie de l’homme « sous le soleil » ? Mais plus encore on perçoit l’importance de Qo 6,10-12, à la charnière des deux parties, où « le sage revient sur quelques thèmes majeurs de sa pensée : la vanité, le profit, le bonheur [qui] alimenteront la problématique de la seconde moitié du livre » (p. 103). Au demeurant, l’éclairant tableau de la page 209 fonde au mieux cette structure à partir de certaines récurrences verbales (voir encore en ce sens l’examen lexical des pp. 210s).
25Dès lors l’ouvrage de Bertrand Pinçon s’attache dans les dix chapitres qui suivent (pp. 29-188) à reprendre la problématique mise en place par la structure qu’il propose, l’introduction, afin de synthétiser « le bonheur selon Qohélet » en un dernier chapitre (pp. 189-213), puis de conclure brièvement (pp. 215-217). Quelques compléments bibliographiques (uniquement en français – ce qui n’est pas une limite au vu du public visé) achève l’ensemble (pp. 221-222).
26Au-delà du descriptif formel, que retenir de la lecture proposée et de l’exégèse de son auteur ? Commençons par cette dernière interrogation. Tout au long du parcours, l’auteur livre au lecteur le texte de Qohélet en une traduction qui est d’autant plus une lecture qu’elle est présentée de manière structurée (voir, par ex., les pp. 29 ou 43-45). De plus, des excursus (par ex., pp. 84-89 sur « Le Dieu de Qohélet ») et des tableaux (par ex., pp. 47, 165, et surtout, 209 et 210) trahissent un souci pédagogique. Derrière l’auteur se devine aisément l’enseignant, attentif à relever aussi toutes les finesses du texte. Et que retenir de la thèse proposée ? En premier, qu’elle invite à lire avec plus de hauteur le texte de Qohélet. Certes le sage ne ménage pas ses critiques, qu’il s’agisse de gérer ses biens matériels, de transmettre son patrimoine, d’obéir à ses chefs, de rendre un culte à Dieu, ou même de vivre en relation avec son conjoint. En quoi il s’agit bien d’un moraliste, et la teneur de son discours véhicule d’autant plus un certain pessimisme qu’au final Qohélet met à jour la valeur relative de toute sagesse : qu’y a-t-il à attendre d’une vie qui se limite au monde présent ? Or l’erreur est de ne voir là que fatalisme, voire scepticisme, quand Qohélet offre surtout certains chemins de vie par delà sa réflexion assez désabusée. À scruter son texte, on découvre alors que s’offrent à l’homme des chemins de bonheur qui lui redonnent espoir : manger, boire, prendre du bon temps avec son conjoint, se faire plaisir et, par-dessus tout, faire confiance à Dieu. Dès lors le sage fait brèche dans un discours de sagesse qui ne se contente pas de répéter des propos tout faits – tout est bonheur, ou tout est mal – mais, par son réalisme même, appelle à un dépassement de tout discours. En prolongeant un peu ce qu’écrit de manière fort éclairante Bertrand Pinçon, osons dire que le discours de Qohélet se tient à distance de toute idéologie, il ne propose pas des lendemains qui chantent (ou déchantent), il invite seulement à vivre le présent – voire même l’instant – comme « un parti pris de la vie ». Tout l’intérêt de l’ouvrage de Bertrand Pinçon est de nous faire revisiter ce parcours en dépassant les jugements hâtifs et se collant à la lettre d’un texte beaucoup plus lumineux qu’il ne paraît d’abord.
2711 Par son titre même, Du non-sens, L’Ecclésiaste, l’ouvrage de Jesús Assurmendi s’écarte de la thèse soutenue par Bertrand Pinçon, y compris dans l’exégèse de détail (voir, par ex., p. 20 dans une note reprise p. 54 ; et surtout p. 58). Voilà qui invite à lire ces deux livres en parallèle.
28Classiquement aussi, l’auteur commence par plonger Qohélet dans son environnement historique et culturel. S’il le situe clairement dans la période troublée de la deuxième moitié du IIIe siècle av. J.-C. (sans qu’il y ait cependant affrontement direct avec l’hellénisme), il n’oublie pas que son « pessimisme » plonge ses racines dans une vieille tradition de la littérature sapientielle proche-orientale, à commencer par le Dialogue entre maître et esclave et, plus connu, le Dialogue du désespéré avec son ba – c’est-à-dire son principe vital, qu’on retrouve aussi à l’arrière-fond de Job (pp. 11-16). Pour la structure de Qohélet, l’auteur reprend les travaux de F. Backhaus : 1,1 titre et cadre extérieur de l’œuvre ; 1,2 refrain ; 1,3 – 3, 22 thèse programmatique ; 4,1 – 6,9 réflexions pessimistes par rapport au politique et aux richesses ; 7,1 – 8,17 déploiement thématique autour de trois questions (quel est le profit de l’homme ? qui sait ce qui est mieux pour l’homme ? qui dira à l’homme ce qui sera après lui ?) ; 9,1 – 12,7 destinée mortelle de tous les hommes ; 12,8 refrain ; 12,9-14 épilogue et cadre extérieur de l’œuvre (pp. 16-17). Très vite cependant il s’en détache pour privilégier une approche lexicale, regroupant le livre par thèmes ; et la manière dont il qualifie hébel traduit au mieux sa perspective : à l’habituel « vanité » il substitue « non sens », équivalant à ses yeux de la notion d’absurde chez Camus (notamment Le mythe de Sisyphe). En quoi il s’appuie sur les travaux de M. Fox (pp. 18-19), avant de conclure : « Qohélet est un partisan du carpe diem. Cependant, cette focalisation sur le présent ne présuppose ni hédonisme ni épicurisme. Car c’est la ‘part’de l’homme que Dieu lui donne, et elle n’est jamais le fruit du projet ni du travail de l’homme. C’est un carpe diem car il n’y a rien d’autre. On ne peut donc compter que sur le présent » (p. 21).
29D’une certaine manière tout est dit là, et les six chapitres qui suivent ne font qu’étayer cette thèse à l’aide d’une exégèse toujours précise et rigoureuse. L’auteur, qui donne à son lecteur pour chaque unité une traduction littérale du texte (notons la mise en évidence des principes structurels et des récurrences verbales), déploie son analyse de manière thématique : temps, histoire et mémoire (1,4-12 et 3,1-15) ; travail, sagesse et plaisir : tout est non-sens, sauf si… (1,12 – 2,26) ; les relations (7,23-29 et 9,7-10 ; 4,7-12 et 11,1-6) communication, langage et sagesse (1,8 et 8,16-17) ; argent et fortune (5,6-6,9) ; justice (3,16-22 ; 4,1-3 ; 7,15-20 ; 8,10-15) ; la mort, unique sort (3,19-22 ; 9,1-6 ; 11,7-12,8). Cette énumération n’a rien d’un inventaire, elle met en lumière la richesse thématique de l’ouvrage et la vision propre de Qohélet qui relit la tradition biblique à travers un détonnant « principe d’incertitude ». En voici quelques exemples. Concernant le temps, l’histoire et la mémoire, si Dieu a la possibilité de rechercher ce qui est perdu, de se promener du présent au passé, l’homme ne l’a pas. Dès lors, dans son rapport à l’Écriture (voir la synthèse du chapitre VII : « Qohélet et Dieu, Qohélet et l’Ancien Testament », pp. 127-144), Qohélet ne retient de Dieu que l’image du créateur, mais il ne saurait y avoir d’histoire de salut puisque « l’homme est incapable de ‘monter’une histoire avec tous les éléments de sa vie, dont il ne saisit pas le fil conducteur. Il ne maîtrise ni la totalité ni la cohérence ni le sens » (p. 134). Autre exemple, concernant la mort : « Pour Qohélet, le seul sens de la vie de l’homme est sa mort, et, en attendant, le carpe diem », précise l’auteur (p. 124). On perçoit là sans doute ce qui le distingue du livre de Bertrand Pinçon analysé plus haut : si ce dernier voit dans le carpe diem un chemin de bonheur offert à l’homme, Assurmendi n’y voit qu’une conséquence ultime – quoi que « salutaire » en ce qu’elle écarte des faux idéaux – de la notion d’absurde chez Qohélet. Dès lors l’univers de représentation du divin est toute autre chez Qohélet et dans les Psaumes. Bien que nourris ensemble de l’expérience humaine jusque dans ses limites, les Psaumes proposent un Dieu en dialogue quand le Dieu de Qohélet reste lointain, impénétrable et même, imperméable (pp. 140-142).
30Ces quelques exemples mettent en lumière la portée théologique de l’exégèse d’Assurmendi ; elle ne cède en rien cependant à la rigueur puisque l’auteur distingue toujours le travail lexical et analytique de sa relecture théologique. Mais la richesse de l’ouvrage vient aussi des synthèses où l’auteur cite divers auteurs en finale de certains chapitres (pp. 59-61 « Sagesse », par Pietro Pisarra ; ou pp. 125-126 « La lucidité avant la sagesse », par Elbatrina Clauteaux). Dès lors s’instaure un dialogue interne au livre, que prolongent dans les deux derniers chapitres une brève histoire de la réception de Qohélet dans l’exégèse, de Saint Jérôme à la liturgie juive et chrétienne (pp. 145-159), et dans des résonances littéraires où Montaigne côtoie Voltaire – sans oublier les lieder de Brahms et les arts plastiques (pp. 161-177). Une brève conclusion invitant à une appropriation contemporaine de Qohélet (pp. 179-185), une bibliographie (pp. 189-193) et un index des auteurs cités (pp. 195-196), achèvent de donner à cet ouvrage le gage d’une belle scientificité, qui reste cependant accessible à tous.
3112.Répondant aux règles d’excellence de cette collection, ce volume consacré à l’Esther grec a plus d’un atout plus lui. En premier lieu bien sûr, une bibliographie fournie et classée (pp. 11-21) que suit une longue introduction consacrée pour une part non négligeable à la complexité textuelle du livre d’Esther. De fait, à côté de l’hébreu massorétique, Esther présente trois formes grecques divergentes : la Septante, le texte dit « lucianique » et l’original grec sous-jacent à la « Vieille Latine » (pp. 23 à 37). Au demeurant, l’auteur a l’heureuse idée de traduire en synopse les deux versions grecques (pp. 131-241), et d’ajouter en annexe la « Vieille Latine » (pp. 243-266). À notre connaissance, le public francophone dispose pour la première fois d’une telle richesse textuelle sur ce livre, permettant la comparaison avec la version hébraïque de nos Bibles. Mais l’introduction ne se réduit pas à ce travail textuel, elle décrit aussi avec précision l’Esther grec (pp. 37-115), accompagnant la lecture de nombreux tableaux de synthèse (p. 38 contenu ; p. 45 usage des formules de relances ; pp. 47-49 chiffres ; pp. 53-61 les « plus » et les « moins » ; p. 101 sort des Juifs ; pp. 108-109 datations internes au livre) ou de traductions en synopse qui enrichissent la lecture de l’apport du Targum (pp. 40-41). Dès lors, même les questions les plus techniques deviennent accessibles au lecteur. Nous retiendrons aussi l’intérêt porté au vocabulaire et aux realia qui ancrent le récit dans un monde perse recomposé (pp. 65-72), sans oublier l’histoire des réinterprétations anciennes (de Flavius Josèphe à la Vulgate) non seulement du nom du roi mais des principales figures du livre (pp. 75-114). Au fil de ces pages souvent denses se dessine une véritable exégèse du livre qui ne peut que combler le lecteur pour peu qu’il s’accroche un peu. La dernière partie de l’introduction est consacrée à « la réception du livre » (pp. 115-128), d’abord sa canonicité dans le judaïsme, puis le christianisme, ce qui ne fut guère « un long fleuve tranquille ». Viennent ensuite ses relectures, notamment du côté juif chez Flavius Josèphe en AJ XI, 184-296, et ses rapports formels avec 3 Maccabées, accessible aujourd’hui à tous grâce à la dernière édition de la TOB où le livre est traduit ; à l’inverse, le Nouveau Testament ne cite pas Esther – à l’exception peut-être d’un usage assez surprenant en Mc 6, 23 (contexte de banquet et de mort). Le livre n’a pas non plus inspiré grandement les Pères de l’Église (on ne trouve aucun commentaire complet avant le IXe siècle), si ce n’est comme modèle pour les croyants persécutés (Jean Chrysostome) ou dans quelques lectures moralisantes.
32Après une aussi belle introduction, la traduction annotée des textes de la Septante (page paire) et lucianique (page impaire) constitue la majeure partie de l’ouvrage. Tout au long du commentaire on retrouve une grande richesse informative, tant sur l’exégèse du texte que sur la traduction elle-même. L’érudition de l’auteur déborde ici la simple réception patristique pour s’étendre à tout le monde grec (y compris Homère), et le lecteur trouvera dans ces pages bien des pépites qui accompagneront sa propre interprétation. Une fois encore la collection s’honore d’un beau volume qui, par la maîtrise de l’information et la clarté de l’exposition, n’est pas destiné qu’au seul spécialiste.
33Ajoutons enfin que l’ensemble, complété en annexe par la « Vieille Latine » (pp. 243-266), s’achève sur deux précieux index (pp. 267-272 mots grecs ; pp. 273-286 références scripturaires et rabbiniques) qui en facilitent l’usage tant pour la lecture que pour l’étude.