Couverture de RSR_113

Article de revue

Crise, christianisme et société contemporaine

Pages 333 à 348

Notes

  • [1]
    Fernand Dumont, Récit d’une émigration. Mémoires, Boréal, Montréal, 1997, p. 123.
  • [2]
    « Lineamenta » préparatoires du synode d’octobre 2012 sur « la nouvelle évangélisation pour la transmission de la foi chrétienne », présentés le 4 mars 2011 par Mgr Nikola Eterovic.
  • [3]
  • [4]
    Joseph Moingt, Croire quand même. Libres entretiens sur le présent et le futur du catholicisme, Temps présent, Paris, 2010, 250 p.
  • [5]
    Voir Danièle Hervieu-Léger, « La démocratie providentielle, temps de l’ultra-sécularisation », Revue européenne des sciences sociales, XLIV-35, 2006, p. 111-121. De la même auteure, Catholicisme, la fin d’un monde, Bayard, Paris, 2003, 335 p.
  • [6]
    Michel De Certeau, La culture au pluriel, Union générale d’éditions, coll. « 10/18 » 830, Paris, 1974, p. 7.
  • [7]
    Achiel Peelman, L’inculturation. L’Église et les cultures, Desclée / Novalis, Paris-Ottawa, 1988, 197 p.
  • [8]
    Cette réalité a été signalée très tôt par la psychologie sociale dans le rapport aux mouvements sectaires. Cf. Léon Festinger et al., L’échec d’une prophétie. Psychologie sociale d’un groupe de fidèles qui prédisaient la fin du monde, PUF, Paris, 1993 (1956), 252 p.
  • [9]
    Gérard Leclerc, L’Église catholique, 1962-1986. Crise et renouveau, Denoël, Paris, 1986, p. 174.
  • [10]
    François Nault, Le lavement des pieds. Un asacrement, Médiaspaul, Montréal, 2010, p. 108. On en trouve par ailleurs une remarquable illustration dans le film de Xavier Beauvoix, Des hommes et des dieux, 2010, 118 min.
  • [11]
    Espérer croire, Seuil, Paris, 1998, pp. 42 et 48.
  • [12]
    De la division du travail social, PUF, Paris, 1960 (1893), p. 327.
  • [13]
    L’avenir d’une illusion, PUF, Paris, 1971 (1927), p. 11.
  • [14]
    Eric Stemmelen, La religion des seigneurs. Histoire de l’essor du christianisme entre le Ier et le VIe siècle, Michalon, Paris, 2010, 320 p.
  • [15]
    Peter Berger, La religion dans la conscience moderne, Centurion, Paris, 1971, p. 55.
  • [16]
    Victor W. Turner, Le phénomène rituel?: structure et contre-structure, PUF, Paris, 1990 (1969), 206 p.
  • [17]
    Pendant tout ce qu’on peut appeler le long Moyen Âge. Cf. Jérôme Baschet, La civilisation féodale. De l’an mil à la colonisation de l’Amérique, Aubier, Collection historique, Paris, 2004, 565 p.
  • [18]
    De même que celui de barbare, le terme sauvage n’a à l’origine rien de péjoratif. Étymologiquement, le sauvage est un habitant de la forêt (silva). Il est adopté comme tel sous la plume des missionnaires, notamment, au Canada, dans les Relations des jésuites et les lettres de Marie de l’Incarnation. Mais rapidement il s’opposera à la civilisation en ce que celle-ci suppose une organisation sociale complexe, là où la forêt, précisément, est réputée vierge, impénétrable, pleine de secrets et de dangers. Dès lors l’autre, celui dont on ne contrôle pas les codes, devient-il immanquablement sauvage?: « Chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage » (Montaigne, Les Essais, I, 31).
  • [19]
    Utilisons ce terme au sens que lui donne Spinoza, pour qui il représente le dynamisme fondamental de l’être, son « essence même ». Effort pour persévérer dans l’être, il se résout dans une « béatitude » qui n’est pas la récompense de la vertu mais la vertu même. « Nous n’en éprouvons pas la joie parce que nous réprimons nos désirs sensuels, c’est au contraire parce que nous en éprouvons la joie que nous pouvons réprimer ces désirs » (Éthique, III, proposition 7?; Éthique V, proposition 42).
  • [20]
    Charles Taylor, La diversité de l’expérience religieuse. William James aujourd’hui, Bellarmin, Montréal, 2003, p. 80.
  • [21]
    L’herméneutique du sujet. Cours au Collège de France, 1982-1983, Gallimard-Seuil, collection « Hautes Études », Paris, 2001, 541 p.
  • [22]
    Blaise Pascal, Pensées, fragment 139, Léon Brunschvicg éditeur, Paris, 1897, p. 34. Voir à propos de cette notion, Dominique Weber, « La fuite de soi, le masque du divertissement. Leçons pascaliennes », Études, tome 395/6, décembre 2001, 631-641.
  • [23]
    Cf. Jean Baudrillard, Pour une critique de l’économie politique du signe, Gallimard, Paris, 1972, p. 12.
  • [24]
    Michel De Certeau dans La fable mystique XVIe - XVIIe siècle, Gallimard, Paris, 1982, p. 411.
  • [25]
    Avec Fernand Dumont, donnons au terme valeur de gérondif?: un acte en train d’avoir lieu « quand il [l’humain] avoue sa finitude, quand il consent à la tâche indéfinie de s’en affranchir ». Cf. Le sort de la culture, L’Hexagone, coll. « Positions philosophiques », Montréal, 1987, p. 219.
  • [26]
    Claude Flipo, « Ignace de Loyola?: une mystique de service », Revue d’éthique et de théologie morale « Le Supplément », n° 214, septembre 2000?: Éthique et mystique II, p. 87.
  • [27]
    Georges Bataille, La sociologie sacrée du monde contemporain, Éditions Lignes & Manifestes, Paris, 2004 (1938), p. 35.
  • [28]
    Charles Taylor, L’Âge séculier, Éditions Boréal, Montréal (Éditions du Seuil, Paris), 2011, 1?340 p.
  • [29]
    L’histoire des hommes, récit de Dieu, Cerf, coll. « Cogitatio Fidei » 166, Paris, 1992, 381 p.
  • [30]
    Achiel Peelman, Op. cit., p. 122.
  • [31]
    Marcel Gauchet, Le désenchantement du monde. Une histoire politique de la religion, Gallimard NRF, Paris, 1985, 303 p.?; Gianni Vattimo, Après la chrétienté. Pour un christianisme non religieux, Calmann-Lévy, Paris, 2004, 202 p.?; Slavoj Žižek, La marionnette et le nain. Le christianisme entre perversion et subversion, Seuil, Paris, 2006, 238 p.
  • [32]
    À propos des deux derniers auteurs, voir Pierre Gisel, « Effacement de transcendance en postmodernité contemporaine », Laval théologique et philosophique, volume 67, n° 1, février 2011?: « Kénose », p. 7-23.
  • [33]
    Michel Despland, Le recul du sacrifice. Quatre siècles de polémiques françaises, Presses de l’Université Laval, Québec, 2009, 281 p.
  • [34]
    Michel Cassé, Théories du ciel, Payot, Paris, 1999, 200 p.
  • [35]
    Cf. Rudolf Otto, Le sacré. L’élément non-rationnel dans l’idée du divin et sa relation avec le rationnel, Payot, coll. « Petite bibliothèque Payot » 128, Paris, 1949, 235 p.
  • [36]
    Voir à ce propos les travaux de Luc Ferry, parmi d’autres, dont L’homme-Dieu ou le Sens de la vie, Paris, Grasset, 1996, 250 p. et La tentation du christianisme (avec Lucien Jerphagnon), Paris, Grasset, 2009, 129 p. Écouter aussi, en ligne?: La désacralisation du monde, http://www.dailymotion.com/video/x8v02c_38-luc-ferry-la-desacralisation-du_webcam (consulté le 5 mai 2011).
  • [37]
    Nobel de littérature (2006). Son roman Mon nom est rouge, Gallimard, 2001 (1998), 573 p., évoque ainsi les tribulations des enlumineurs musulmans tentant d’intégrer les influences occidentales dans l’art traditionnel, à Istanbul, au seizième siècle.
  • [38]
    Ainsi Michel Freitag, dans sa typologie des sociétés, propose-t-il à la suite de la « société primitive » et de la « société traditionnelle et moderne », un type dont le « grand schème organisateur » serait non plus la référence à une force extérieure, ni la puissance de la raison instrumentale, mais la capacité opérationnelle et décisionnelle du sujet. Cf. Dialectique et société, 2 tomes, Éditions Saint-Martin, coll. « L’Âge d’homme », Montréal, 1986.
  • [39]
    Edgar Morin, L’Identité humaine (tome V de La Méthode), Éditions du Seuil, Paris, 2002, 288 p.
  • [40]
    Omar Aktouf, La stratégie de l’autruche. Post-mondialisation, management et rationalité économique, Les Éditions Écosociété, Montréal, 2002, 370 pp.
  • [41]
    Voir à ce propos Dominique Bourg, « L’éco-scepticisme et le refus des limites », Études, juillet-août 2010, 29-41.
  • [42]
    Marc Roche, « Lettre de la City?: ici on embauche des présidents étrangers », Le Monde, 23 février 2011 (Sélection hebdomadaire du samedi 26 février 2011, p. 12)
  • [43]
    La cité à travers l’histoire, Éditions du Seuil, Paris, 1964, 783 p.
  • [44]
    Saskia Sassen, La ville globale. New York. Londres. Tokyo, Descartes & Cie, Paris, 1996, 530 p.
  • [45]
    Joan Marshall, A Solitary Pillar. Montreal’s Anglican Church and the Quiet Revolution, McGill-Queen’s University Press, Montreal & Kingston, 1994, 220 p.
  • [46]
    George Herbert Mead, L’esprit, le soi et la société, Presses universitaires de France, Paris, 1963 (1934), p. 118.
  • [47]
    Michel De Certeau, « La misère de la théologie », in La faiblesse de croire, Éditions du Seuil, Paris, 1987, p. 258.
  • [48]
    Texaco, roman, Gallimard, Paris, 1992, p. 95.
  • [49]
    Pierre Goudreault, Chemins d’espérance pour l’avenir de l’Église, Lumen Vitae – Novalis, Bruxelles – Montréal, 2010, 350 p.
  • [50]
    Gilles Deleuze, « Postscriptum sur les sociétés de contrôle », L’autre journal, mai 1990. En ligne?: http://infokiosques.net/spip.php?article214
  • [51]
    Michel Despland, Op. cit., p. 245.
  • [52]
    Raymond Lemieux, L’intelligence et le risque de croire. Théologie et sciences humaines, Fides, Montréal, 1999, 79 p.
  • [53]
    « Lutte des classes et socialisme religieux » (1928), in Christianisme et socialisme. Écrits du premier enseignement 1919-1926, Cerf-Labor et Fides, Paris, 1992, p. 387.
« Il est de la nature même du christianisme de vivre en état de crise et l’originalité de la situation présente réside dans la conscience aiguë de cette crise permanente. » [1]

1Une sourde appréhension hante aujourd’hui les consciences : « Le christianisme survivra-t-il à la modernité ? ». Elle s’appuie sur une double évidence : recul de la chrétienté, flambée des religiosités occupant les espaces vacants. Les autorités romaines elles-mêmes, quand elles convient les communautés croyantes à « retrouver le sens de leur action et de leurs structures » [2] comme elles viennent de le faire en vue du synode d’octobre 2012, ne peuvent éviter le sentiment qu’évangéliser, c’est espérer « contre toute espérance » [3]. Et les théologiens emboîtent le pas : ne faut-il pas désormais « croire quand même » [4] ?

2L’expérience chrétienne doit rendre manifeste le mystère du Christ : Incarnation, Mort, Résurrection. Dans une constante surprise, voire une stupéfaction proche de celle des femmes devant le tombeau vide, elle appelle à inscrire la foi comme un acte au cœur du monde et de l’histoire. Un acte est davantage qu’un discours, une croyance ou la reconnaissance d’une tradition. Rien ne dit qu’il puisse être facile… Il suppose un engagement dans l’actualité, donc un risque. Et le risque engendre l’incertitude, la crise. Comment l’agir chrétien peut-il se déployer dans la pluralité sans cesse mouvante des cultures contemporaines, là où Dieu, désormais, semble s’absenter ? Comment peut-il s’arrimer à un sens commun émancipé des institutions chrétiennes ? Comment peut-il affronter les dénigrements dont ses traditions font désormais l’objet ?

3On ne peut guère être surpris, dès lors, que la communication magistérielle devienne de plus en plus difficile, comme en témoignent les bogues rencontrés au cours des dernières années. L’Église serait-elle vouée à l’exculturation[5], contribuant à sa propre expulsion hors des cultures sécu-lières ? La fin de l’histoire annoncée par les Modernes, de Hegel à Fukuyama, signifierait-elle qu’avec la victoire présumée de la démocratie et du libéralisme le débat sur le sens n’aurait plus de sens ? Et que le tragique de l’existence est périmé ?

4Si le christianisme a été un facteur historique de civilisation, sa pertinence est-elle caduque quand cette civilisation se transforme, comme cela est le cas dans le monde contemporain ? De quelles quêtes, de quelles souffrances, les regards portés sur lui, de l’intérieur comme de l’extérieur, sont-ils symptômes ? Quels en sont les dynamismes fondamentaux ? À quelles conversions l’expérience chrétienne est-elle appelée ?

5Pour baliser des pistes de réponses à ces questions, nous questionnerons ici l’institution culturelle du christianisme, c’est-à-dire les modes selon lesquels, dans son histoire, il a soutenu du sens et se trouve, aujourd’hui, confronté à une conjoncture inédite. Cette institution culturelle comprend davantage que la vie interne et l’action des Églises qui à la fois la débordent et en dépendent. Des actes de foi l’animent, certes, sans s’y confiner non plus. Par christianisme, nous entendons donc saisir les modes variés par lesquels se sont inscrites, historiquement, « des nappes de produit relatives à des systèmes de production » [6] en transactions constantes avec le « monde ». À l’instar de toute formation culturelle, cette réalité visible du christianisme comprend des objets matériels et des valeurs immatérielles, des rapports de force et d’amitié, de l’économie, de la politique, de l’art, etc. Rien ne lui est a priori étranger. Lui est pertinent tout ce qui conditionne les conditions du croyable nécessaire à un vivre ensemble cohérent, dans une société organisée.

Le christianisme dans l’éclatement du monde

6La balance démographique des appartenances chrétiennes, de même que leur dynamisme, penche désormais du côté des populations méridionales : Afrique, Amérique et Asie. Certes, les nouvelles Églises sont souvent dominées économiquement et culturellement, parfois même spirituellement, par les anciennes. Leur personnel d’encadrement est souvent formé dans les schémas intellectuels des Églises riches, quand il n’est pas issu de leurs rangs. Beaucoup sont teintées de syncrétisme, cherchant à assurer l’efficacité symbolique de leurs pratiques par diverses formes de métissage. Mais elles sont également capables de dynamiser l’expérience chrétienne, comme l’a montré, au vingtième siècle, la problématique émergente de l’inculturation, ce « mystère de la rencontre intime de l’Évangile avec les peuples et les groupes humains qui l’accueillent » [7]. Celle-ci, notons-le, est appelée à féconder également les vieilles chrétientés. Si l’expérience chrétienne est ouverte à tous les humains, comment peut-elle y intégrer les sous-cultures des jeunes, des femmes, des autochtones, des itinérants, des réfugiés politiques, économiques (et bientôt climatiques), des personnes âgées, des groupes sociaux balafrés par les fractures sociales, bref de toutes zones sinistrées des vieilles chrétientés ? Compte tenu de son héritage, le christianisme est-il capable d’une posture cohérente (ce qui ne veut pas dire unique) face à la diversité des expériences, visions du monde, constructions de sens éclatées qui caractérisent ces dernières ?

7Entendons bien par ce terme, expérience, une réalité qui s’impose au sujet et le transforme indépendamment de ses choix conscients et de sa volonté. Cette réalité s’inscrit dans la culture, mais cette dernière n’arrive pas à la dissoudre. L’expérience est un mode d’être réfractaire aux raisons qui lui sont étrangères, a fortiori quand leurs arguments sont fondés sur des considérations, traditions ou sagesses dont le sujet se sent exclu. L’impasse est couramment rencontrée, aujourd’hui, quand le discours chrétien parle de féminité, de masculinité, d’orientation sexuelle ou de contraception. Tout couple en âge de procréer et devant payer un loyer mensuel sait, d’expérience, que l’enfant à venir sera pour lui un fardeau financier. Il se trouve dès lors aux prises avec une injonction contradictoire : répondre à l’idéal, d’une part, ou « réussir » sa vie selon les critères communs présidant à la définition de ses « besoins », d’autre part. De même, la diversité des sensibilités religieuses se structure-t-elle davantage par des expériences que par des héritages [8].

8On dira qu’il n’y a là rien de bien nouveau. La conciliation des idéaux chrétiens et du monde a toujours fait problème. Et cela ne signifie certes pas qu’il faille adapter le discours – et ses principes – aux aléas des cultures et sous-cultures. Cela peut signifier, cependant, qu’il est impérieux d’entendre et de comprendre les problèmes, souffrances et aliénations vécues dont on prétend se libérer. Le mot de Paul VI devant la civilisation moderne et laïque est plus que jamais d’actualité : l’Église doit se faire conversation. Or converser, c’est d’abord respecter l’autre dans la singularité de son expérience. Cela suppose une écoute, une hospitalité, logiquement prioritaire à l’énonciation d’une parole. Dans l’écoute, la solidarité peut sembler passive, mais elle n’en est pas moins effective. Converser implique ainsi le risque de l’entre-deux : ni repli sur soi ni esprit de conquête, ni refuge hors des bruits du monde, ni ostentation de ses certitudes [9]. L’écoute est une véritable ascèse, comme en témoignent ceux qui la pratiquent en cabinet professionnel ou dans les centres téléphoniques prêtant oreille aux détresses urbaines. Elle suppose de faire taire en soi-même savoirs et préjugés, c’est-à-dire toute grille (clinique, scientifique, morale, spirituelle) susceptible de provoquer la dilution de la parole de l’autre en culpabilité ou son travestissement en tentatives de séduction.

9Seule une écoute inconditionnelle permet à la vérité intime de s’exposer pour fonder une authentique convivialité. En conséquence, le parti pris de la conversation implique un acte de foi qui est refus de toute volonté de puissance, kénose du sujet, au nom même de l’expérience chrétienne qui l’anime. Cela implique évidemment une image de Dieu différente de celle prévalant quand le christianisme se donne fonction d’encadrement de la vie sociale. Sa souveraineté en est une de service plutôt que de domination, et elle se donne en acte[10] avant d’être discursive (si tant est qu’elle doive le devenir). Manifestation par excellence de la liberté, elle suppose l’évidement du moi, institutionnel tant que subjectif. Elle serait, selon les mots de Gianni Vattimo, « la vocation intime » du christianisme, son « essence » [11].

10La rencontre de l’autre altère. La culture chrétienne, dans le monde contemporain, est déjà profondément métissée. Cette altération vient certes, en partie, de la rencontre sur la place publique de traditions et d’expériences exogènes, rencontre largement médiatisée. Mais plus profondément, elle émerge aussi de la mutation propre au christianisme qui, après avoir mis au monde la modernité, se trouve désormais confronté à une loi dont l’inspiration et la logique lui sont étrangères, celle des régulations techniques et marchandes.

11Nul doute que le christianisme ait été un important facteur de civilisation dans ses aires d’implantation historique. Entendons par ce terme, civilisation, la formation du citoyen, le civis : un être convivial, capable de coexister grâce à une culture partagée. L’édification du monde est une exigence du vivre ensemble. Quand la civilisation change, note Durkheim, c’est « qu’il n’y a pas pour [les citoyens] d’autres manières de vivre dans les conditions nouvelles où ils sont placés » [12]. Elle ne peut cependant se soutenir, ajoute Freud, « sans une certaine dose de contrainte : les hommes n’aiment pas spontanément le travail et les arguments ne peuvent rien sur leurs passions » [13].

12Alors que l’Empire romain se délitait sous la poussée des peuples « barbares », le christianisme antique a rendu possible le développement de précieux outils d’intégration sociale, non seulement politiques et religieux, mais économiques. À mesure que le mode de production esclavagiste a laissé place à la féodalité, il a fourni notamment un système de représentations sublimant l’autorité, le travail bien fait (salvifique plutôt qu’asservissant) [14]. Il a sanctifié la famille. Dans la dramatique de la rencontre souvent violente du monde romain et du monde barbare, il a fait émerger des valeurs (traditions, religiosités, lois, structures politiques et administratives, éthique, arts, etc.) essentielles à la vie sociale, bref un nomos « ornant le chaos des choses d’un cosmos à la fois beau, cosmétique, et ordonné » [15]. De part et d’autre, on a pu alors réapprendre à se sentir en « en harmonie avec soi-même, en harmonie avec le cosmos » [16].

13Jusqu’au triomphe de la modernité, ce travail de civilisation a développé et assuré les encadrements moraux, intellectuels, spirituels, légaux, de populations nouvellement sédentarisées ou en voie de sédentarisation [17]. Il a assuré les symboles matériels de leurs communautés (l’église du village, la cathédrale), leurs rituels (fêtes, aménagement du temps, célébrations des passages de la vie, pèlerinages, etc.), codes moraux et spirituels (croyances, représentations de l’Autre, etc.) et idéaux (sainteté, perfection). Il a contenu leur violence pulsionnelle et leur a procuré les assises d’un commun rapport au sens. Dans cette production de civilisation, la chrétienté se distinguera des autres, barbares, et bientôt, avec l’expansion coloniale de l’Occident qui prétendra en continuer le travail, qualifiés de sauvages[18].

14Lentement, les pratiques civilisatrices de l’Occident se démarqueront de leurs sources chrétiennes. Elles s’émanciperont de l’ordre divin pour promouvoir une organisation du monde, et partant une régulation sociale, fondée sur la maîtrise des savoir-faire et la rigueur du travail : l’ordre bourgeois qui bientôt entrera en conflit avec le christianisme.

15Cet ordre, en effet, proclame que tout est à gagner. Tout bien est accessible à qui le mérite. Il célèbre partout la liberté. Performatif, il est forcément concurrentiel. Il n’est pas plus égalitaire ni vraiment libérateur, remarquons-le, que ne l’était l’ordre féodal. Le loisir (otium) d’être soi trouve peu d’espace dans le négoce (neg otium). Si le citoyen moderne doit se défendre contre tous les autres, c’est aussi dans leurs yeux qu’il cherche la reconnaissance de sa propre valeur. L’idéal du moi (l’idéal formé en réponse au regard présumé des autres) s’y configure au détriment possible du désir [19] dont le sujet est porteur dans l’intimité de son être. L’authenticité par laquelle chacun assume « sa façon personnelle de réaliser sa propre humanité » [20]se trouve ainsi mise en conflit avec la demande sociale.

16Le prendre soin de soi dont Michel Foucault, lecteur de Platon, a montré le caractère source dans le développement du sujet [21], s’efface devant l’injonction de la réalisation de soi. L’ensemble de la culture en devient un divertissement, au sens pascalien du mot : une fuite dans des pratiques où, de plus en plus assujetti, chacun évite d’être confronté à sa « condition faible et mortelle » [22]. Plutôt que de persévérer dans l’être en cultivant la vérité de son désir, le sujet s’abîme alors dans les simulacres fonctionnels [23], faire croire d’autant plus insistants qu’éphémères. Et comme dans la prise d’hallucinogènes, plus vite s’estompent les effets, plus il faut en renouveler et augmenter les doses. Jusqu’à en mourir.

17Cette dynamique assure certes la vitalité des marchés, mais laisse le désir en panne. S’il mise sur le désir, le citoyen moderne devra poursuivre sa route de limites en limites, sur des chemins incertains, au risque de se perdre. On le critiquera, peut-être trop facilement, en disant qu’il « bricole » du sens. Effectivement, il invente : il fait advenir (in venire) au langage, à la culture, les représentations qui lui permettent de continuer de vivre. Privé des certitudes que pourrait lui procurer un ordre sacré du monde, il ne lui reste de guide que du désirable aléatoire.

18Marcheur forcé, peut-être, mais tout de même marcheur, le citoyen de la modernité invente du sens dans le pas à pas de sa progression. Il ne connaît certes pas l’injonction patristique d’aller « de commencements en commencements », mais la pratique lui en devient familière. Il est proche du mystique s’il est vrai qu’est mystique « celui ou celle qui ne peut s’arrêter de marcher et qui, avec la certitude de ce qui lui manque, sait de chaque lieu et de chaque objet que ce n’est pas ça, qu’on ne peut résider ici ni se contenter de cela » [24].

19Nulle contradiction structurelle, donc, entre la dynamique de vie spirituelle en christianisme et la production de civilisation en modernité. Toutes deux visent la transcendance [25]. La première est pourtant objet d’un détournement du sens. Si l’agir chrétien suppose une liberté intérieure dégageant le sujet de tout souci de réussite, puisqu’il met sa confiance en « une puissance qui vient d’en haut et qui va, à travers lui, porter son fruit pour un Royaume qui n’appartient qu’à Dieu » [26], la modernité instrumentalise cette liberté. Elle lui donne des enjeux clos sur eux-mêmes : avoir une meilleure vie, réussir, être reconnu. Le sujet, diagnostique Georges Bataille, se met alors à « confondre sa fonction et son existence », il « s’absorbe dans un mouvement fonctionnel hypertrophié […] qui s’est substitué à l’existence pleine » [27], pour entrer dans une servitude aussi grande que celle dont il croit se libérer. Quand l’instance de l’altérité est close, c’est la fin de l’histoire. Le désir est obturé. Il ne peut plus prendre le risque de l’inconnu.

20Sans doute trouve-t-on là le plus formidable des défis posés au christianisme. Quelle créativité peut-il désormais mettre en acte ? Peut-il à la fois reconnaître les possibilités et limites de cette civilisation et y porter sa propre aspiration au salut ?

Assumer l’âge séculier

21L’émergence de l’âge séculier, dans lequel l’expérience humaine (et chrétienne) est désencastrée[28] d’un pouvoir supérieur, n’est pas le fruit d’un complot diabolique, mais le résultat d’un processus de civilisation, logique et symbolique, qui vise la formation d’un citoyen convivial. Il met cependant profondément en cause les formes culturelles du christianisme. Les objets donnés à l’expérience chrétienne, ces trésors déposés par des générations de croyants, s’en trouvent périmés, comme les mots d’une langue qu’on a désappris à parler. Dès lors, la parole chrétienne devient difficile à entendre. Si elle utilise les anciens mots, elle est incompréhensible aux non initiés. Si elle ose de nouvelles formules, elle est méconnaissable aux anciens. Sa pertinence doit être démontrée, ses locuteurs sont objets de soupçon : quel pouvoir occulte sont-ils en train de servir, quels squelettes cachent-ils dans leurs placards, quels monstres protègent-ils ? La blessure est profonde.

22Pourtant, l’histoire humaine n’est-elle pas récit de Dieu, selon la belle formule d’Edward Schillebeeckx [29] ? Le salut donné aux humains par la mort et la résurrection du Christ n’est-il pas en train de se réaliser aussi dans les quêtes des sociétés sécularisées ? L’acte de foi ne doit-il pas assumer le fait qu’« il n’y [ait] plus de “terre sainte” aux frontières géographiques précises » [30], et que toute terre est faite pour le salut. Souvent latent, ce type de question reste au cœur des débats soulevés par les philosophes préoccupés du sort du christianisme, tels Marcel Gauchet, Gianni Vattimo, Slavoj Žižek [31]. L’effacement de la transcendance [32], que chacun entérine à sa façon, pousse à mettre à jour les fondements anthropologiques de la crise chronique du christianisme.

23Au-delà et au cœur de la sécularisation, celui-ci affronte en effet une désacralisation des structures même de sa vision du monde. Le paradoxe, croire dans un monde désacralisé, devient alors contradiction : ou bien l’humain reçoit le sens et doit s’y conformer – la sacralité des textes garantissant son sacrifice – ou bien il est responsable de sa production, ce qui l’amène à risquer sa vie dans un monde aporétique. L’histoire de la modernité documente ce dilemme [33].

24Galilée en fut un des premiers témoins. Son discours a provoqué un déchirement dans une culture chrétienne portée par une vision anthropocentrique du monde. La crédibilité de cette dernière – et le christianisme qui s’en nourrissait – s’en est vue déstabilisée. L’observation, techniquement contrôlée, venait contredire la lecture du monde consignée dans les textes sacrés. Moins de trois siècles plus tard, l’expérience darwinienne n’a pas été faite pour guérir l’offense. S’il descend d’un long frayage de la vie à travers les aléas de la matière, l’être humain doit rester humble. Et aujourd’hui encore, percevant l’indéfini du temps cosmique, il a de quoi se faire modeste : « Du centre du cosmos ont été chassés, successivement, la Terre, le Soleil et la Voie lactée. Notre matière, enfin, a été déclarée minoritaire. Les quarks, composant les protons et neutrons (baryons), base matérielle de la Terre et des étoiles, ne seraient que l’écume de la matière universelle » [34].

25Il y a là profonde blessure narcissique. La sécularisation déborde ainsi la problématique de l’autonomisation face aux institutions religieuses, dans laquelle elle a d’abord été pensée. Elle instaure la relativité du regard là où il se croyait centre du monde, là où il se déployait dans l’intouchable d’une fondation sacrale, fascinante et redoutable [35].

26Cette rupture avec le sacré a également été actualisée par les réformes protestantes, quand l’affirmation théologico-sociale des nouvelles confessions de foi a remis à l’ordre du jour la question de l’Eucharistie, officiellement réglée depuis le onzième siècle. Refusant avec Luther la présence réelle du corps et du sang du Christ, les pratiques protestantes font de la Sainte Cène un partage dans lequel c’est d’abord l’intention des participants qui est en cause : devenir solidaires dans la condition humaine. Libéré de ses surdéterminations, le rite donne place à une éthique du monde désenchanté. Il devient impérieux pour les chrétiens d’y contribuer [36].

27Cette remise en question entérine, en fait, un déplacement du regard pratiqué dans les arts avant même les Réformes et au-delà même des frontières de l’Occident chrétien. Les peintres, en effet, se sont déjà mis à décrire le monde plutôt qu’à l’idéaliser. L’art ne cherche plus à le saisir « avec les yeux de Dieu », pour reprendre le mot d’Orhan Pamuk [37], mais dans la relativité de la perspective, du point de vue des humains. Ce regard va renforcer la conscience de la singularité et, du coup, les humains vont cesser de se présenter comme un peuple de fourmis qui, vu d’en haut, s’active en occupations futiles. Chacun va vouloir cultiver son apparence, c’est-à-dire ce qu’il entend donner à voir aux autres pour construire sa place dans le monde.

28À peu près personne aujourd’hui (sauf factions marginalisées) n’imputera les catastrophes naturelles à la colère de Dieu. On affirmera plutôt, comme l’a fait l’évêque survivant de Port-au-Prince au lendemain du tremblement de terre, que ce sont là phénomènes naturels et que l’important réside dans la solidarité des humains qui y font face. Quand les catholiques, désormais, participent à des liturgies en langue vernaculaire, ils sont appelés à comprendre et intérioriser la Parole, pour l’actualiser dans leur vie. Or comprendre, c’est d’abord ramener ce qui est entendu à une mesure égocentrique, dictée par l’expérience de celui qui écoute. Pour aller plus loin, une ascèse est nécessaire : un travail d’accueil et d’hospitalité qui ne va pas de soi. L’Église, à Vatican II, a fait le pari que cela était possible. Mais la Parole en a cessé d’être intouchable. Elle a pris des accents humains, dans le risque d’être incomprise, non pas en conséquence d’une manipulation de la part de ses locuteurs, mais parce qu’elle demande à être reçue dans le cœur de chacun et que ce cœur est le plus fondamental des espaces d’interprétation. Chacun y est renvoyé à l’éthique de son écoute.

Humanisation et mondialisation. L’exaspération de la modernité

29Les sociétés contemporaines présentent une dramatique particulière. Par leur opérationnalité, elles s’appuient sur les acquis des générations précédentes, notamment les logiques procédurales de la modernité. Elles en assument les expériences, visions du monde, et savoirs, désormais devenus culture commune. Mais entre-deux, moment éphémère entre deux réels, le passé et l’avenir, qui échappent aux contrôles procéduraux, le contemporain est aussi un espace-temps décisionnel [38]. Individus et collectivités y sont mis en demeure d’envisager leur devenir et d’en prendre la responsabilité. C’est dans le présent qu’un sujet advient, quand il assume son histoire et prend le risque de l’avenir, quand il s’engage envers un idéal devenant alors, pour lui, moteur de dépassement. Entre « l’éveil et le somnambulisme », « attisés par le mystère de l’existence et le gouffre de la mort », il découvre alors qu’il doit penser le monde pour y survivre [39]. Et le premier outil disponible pour effectuer cette opération est sa raison. Faillible, certes, toujours limitée, mais incontournable. L’humain s’applique alors à devenir un être éthique : il est appelé à engager sa responsabilité dans l’interrogation permanente de ce qui fait son humanité.

30Travailler à l’humanisation du monde, dès lors, c’est tenter de garder ouvert cet espace d’interrogation. Beaucoup des défis et malaises rencontrés en christianisme, aujourd’hui, renvoient à cette conjoncture. Si les héritiers de Jésus de Nazareth ont pu encadrer la sédentarisation des peuples et la prise de conscience de leur convivialité – malgré et avec les contradictions que cela a supposé – seront-ils capables d’accompagner leurs risques sur des routes incertaines ? La mission propre du christianisme est-elle vraiment d’encadrer des civilisations ? Ou n’est-elle pas de participer à l’humanisation du monde ? Qu’en est-il aujourd’hui non seulement de l’expérience, mais de l’espérance chrétienne ?

31Considérée à la lumière de ces questions, la mondialisation représente moins une rupture par rapport aux traits de la modernité que leur exacerbation. On peut la caractériser, en effet, comme « la volonté d’agir à l’échelle mondiale des principes et des lois des multinationales » [40], c’est-à-dire de la frange « supérieure » de la bourgeoisie, les 2 % de la population mondiale qui contrôlent plus de la moitié de la richesse planétaire et dont l’appétit, semble-t-il, est sans limite [41]. Celle, aussi, dont les décisions se répercutent sur la multitude des autres, particulièrement les 50 % qui, en tout partage, se contentent de 1 % de cette richesse.

32L’effet le plus immédiatement visible de cette fracture sociale mondialisée est sans contredit l’extrême mobilité, à marche forcée, des capitaux, du travail et des humains, à tel point que les conditions de la production et de l’échange en deviennent localement (et nationalement) incontrôlables. Les élites locales sont impuissantes devant les phénomènes économiques mondialisés. La volatilité de l’économie se traduit par la transhumance des travailleurs. Ceux de la base prennent la route en quête d’un mieux vivre et trouvent refuge là où ils peuvent. Les cadres et gestionnaires poursuivent leur carrière en passant d’entreprises en entreprises. Les oligarchies financières deviennent elles-mêmes transnationales, comme on le note au cœur de la City londonienne : les élus doivent avoir fait preuve « d’une longue expérience diversifiée de la vie internationale des affaires pour offrir une boussole à la compagnie. La nationalité ne rentre jamais en ligne de compte dans le choix du meilleur candidat » [42].

33« Le monde entier est devenu une ville », annonçait Lewis Mumford [43] voilà un demi-siècle. Sur les places de cette ville globale[44] se croisent quotidiennement des personnes de toutes traditions, de toutes croyances, de toutes appartenances, toujours en marche et circulant, moralement comme physiquement, en tous sens. Ils se trouvent ainsi en situation de dérégulation, pour ne pas dire d’anomie, par rapport à ce qui pouvait faire sens dans leur communauté d’origine.

34Affranchis de leurs attaches communautaires, déliés de leur histoire et incertains de leur avenir, les sujets restent pourtant en quête de valeurs et de reconnaissance. L’affichage identitaire offrira alors une compensation, plus ou moins efficace, à la fragilité de l’identité. Ornement de l’apparence, telle une croix portée en sautoir ou un costume « national » revêtu pour souligner un événement, sa fonction reste étrangère à sa signification originelle. Ou bien, plus sérieusement, on s’efforce de reconstituer l’esprit communautaire d’origine en revitalisant rites et culture traditionnels. Ultimes refuges d’une identité perdue [45], menacées de fermeture sur elles-mêmes, ces communautés deviendront la proie des fondamentalismes et fanatismes. Ou encore, privées d’apports de la culture d’origine, elles se déliteront petit à petit dans la culture dominante.

35Plus communément, la quête des sujets dérégulés se portera vers ce qu’ils peuvent trouver dans l’immédiat et que leur suggère le sens commun présentant des solutions de survie à court terme, selon la logique des coûts/bénéfices. Ils continueront de chercher reconnaissance dans le regard des autres. Pour contrer l’anomie, ils s’accrocheront simplement au « point de vue généralisé » [46], au commun dénominateur le plus apte à l’apaiser. S’installe, en conséquence, un conformisme possiblement bien plus fort que celui dénoncé dans les communautés traditionnelles tombées en désuétude. Et s’il est vrai que la soumission des peuples à la logique du profit provoque de terribles ravages en termes d’inégalités sociales (tout comme leur soumission aux princes), ses effets les plus profonds se trouvent sans doute au niveau de ce conformisme. Concomitante à l’éclatement des systèmes de représentation et de leurs idéaux mobilisateurs, cette soumission pousse notamment les individus à des performances soi-disant libérées mais de plus en plus aliénées. Une formidable propension fabulatrice les pousse alors à imaginer sans cesse de nouveaux idéaux, de nouveaux moyens de transcender les limites, de s’éclater dans le divertissement en croyant s’y recréer.

36On appelle volontiers progrès cette résilience dont les manifestations sont régulièrement qualifiées de prodigieuses, inédites, incroyables. Il est difficile de saisir jusqu’à quel point, dans chaque cas particulier, elle est porteuse de dépassement ou banale adaptation à un monde imposé. Incitant chacun à polir sa représentation personnelle dans le miroir des semblables, par exemple, les réseaux sociaux sur Internet aménagent des espaces complexes de pratiques identitaires, chacun cherchant à se faire reconnaître à la fois dans une commune humanité et dans le culte de la différence. On s’y offre mutuellement des traits singuliers. On y « vit » des relations à la fois « ouvertes » et « protégées » : ouvertes à tous par l’affichage en façade, sur un « mur », protégées par des codes d’accès prophylactiques séparant les « amis » des prédateurs potentiels. S’y poursuit alors un jeu à la fois symbiotique et différentiel requérant un subtil mélange de conformisme et de transgression. Chacun peut y référer à du sens « commun », puisque partagé, tout en maintenant le polissage de sa singularité.

37Trois constructions dogmatiques majeures soutiennent idéologiquement la mondialisation : celle du progrès, celle de la toute-puissance technique et celle de l’équilibre, à terme, des processus dérégulés. Il est impossible d’en détailler ici l’analyse. Notons, élémentairement, que chacun de ces dogmes appuie des processus indéfiniment révisables. Le progrès, la toute-puissance technique et l’équilibre « libéral », n’existent – puisqu’on les poursuit – que parce qu’on y croit. Le réel résiste sans cesse à leurs prétentions et leurs résultats s’avèrent toujours, concrètement, en deçà des espérances soulevées. Ils continuent néanmoins de représenter des espaces de dépassement pour l’humain en survie. Quoi qu’il arrive, le progrès sera un jour victorieux, la science résoudra tout problème – pourvu qu’on investisse suffisamment dans ses procédures –, les marchés réaliseront le bonheur de tous. Ils traduisent donc, sur une conception déterministe du monde, un ordre des choses qui autorise à faire l’économie des risques propres au désir et à la responsabilité. S’y développe une religiosité commune, capable d’offrir à la consommation du pain et des jeux, peaufinant de plus en plus ses simulations sacrales, ses rituels et son discours.

38Religiosité séculière ? Cette désignation fait toujours débat parmi les sociologues et les philosophes. Miroir, en tous cas, du sens commun. Bien plus efficace que les religiosités traditionnelles déclassées, elle se donne comme la première institution médiatrice de sens. Elle « se substitue au système des institutions religieuses d’antan. Elle porte dans l’opacité de son organisation le sens dont peut être affectée la vie de chaque citoyen – mais un sens encore à générer, un sens qui se produit et se cache dans l’activité commune » [47]. Qu’on ne s’y trompe donc pas. Il y a toujours là, malgré tout, manifestation d’une foi anthropologique qui précède et déborde les formulations théologiques du christianisme. À la manière de ces déplacés par l’éruption volcanique du mont Pelée, en 1902, joliment décrits par Patrick Chamoiseau : « de colliers en bijoux, de rubans en chapeaux, ils élevaient dans leur âme de ces petites chapelles qui, le moment venu, exaltaient les ferveurs de leurs révoltes d’un jour » [48].

39Peut-être représente-t-elle les modes par lesquels le salut donné s’actualise dans le monde contemporain. C’est le défi de la foi, dans l’expérience chrétienne, que de le reconnaître, le comprendre, en dire le bien, en partager les risques.

40* *

41*

42À mesure que la logique bourgeoise s’est faite de moins en moins chrétienne, à mesure que la violence a affiné ses procédures dans la froideur du machinisme, à mesure que l’individu est devenu de plus en plus insignifiant face au productivisme, s’est développé en modernité un christianisme social de plus en plus attentif à la fragilité des sujets. La sensibilité sacrale s’est certes atténuée, mais une éthique de l’équilibre humain et de la responsabilité a commencé à se développer. Il est remarquable que les grands témoins du christianisme ayant émergé dans la conscience populaire au tournant du millénaire – l’abbé Pierre, mère Teresa, sœur Emmanuelle, les moines de Tibhirine – paraissent avoir pratiqué cette éthique. Aujourd’hui, les créativités anonymes engendrées par l’approfondissement de l’expérience chrétienne sont sans doute aussi importantes que celles des temps de chrétienté [49]. Souvent fleur de macadam, subissant vents et gels, piétinée par les foules, la foi exilée survit en formes très diversifiées qui peuvent sembler insolites au vu de ses institutions d’antan. Agissant sans drapeaux ni bannières, indubitablement colonisée par un imaginaire non chrétien, elle hésite souvent à avouer ses liens avec les institutions chrétiennes. S’y pose alors une question théologique inédite : la foi peut-elle être réduite à l’imaginaire porté par un encadrement institutionnel ? N’est-elle pas, plus profondément, risque de vivre alors même que rien, ni raison ni sacré, n’en garantit les chemins ? S’y pose aussi, pour le christianisme, un défi original : recréer son alliance avec les hommes et les femmes qui cherchent à avancer sur des chemins mal tracés, toujours sinueux.

43Le sacré pouvait garantir des certitudes. L’éthique se pratique dans l’incertitude de savoirs qui se savent provisoires. Les enjeux de la civilisation et ceux de l’humanisation sont bien différents. Les premiers supposaient un encadrement assurant le contrôle des pulsions et les sociétés contemporaines exercent bien ce contrôle en les instrumentalisant au service du marché, moins par interdits que par impératifs de performance [50]. Les seconds appellent une participation, une prise de risque dans la solidarité.

44Il est légitime de se demander, dans ce contexte, si l’expérience chrétienne est faite pour garantir des processus de civilisation ou pour participer à l’humanisation du monde. Quoi qu’il en soit, l’être humain reste « une finitude attachée au langage », à la fois faiblesse avouée et puissance potentielle, « capable d’être poète » [51]. Il est dès lors mis en demeure d’engager sa responsabilité, individuelle autant que collective, dans une pratique de l’intelligence qui, loin d’être antinomique à l’acte de foi, en est une exigence éthique [52]. La foi ne peut qu’être en quête d’intelligence (fides quaerens intellectum) sauf à accepter de s’abîmer dans l’illusion.

45Le christianisme survivra-t-il ? Sans doute. Il pourra s’épanouir dans la mesure où il est capable d’une critique radicale du monde et d’une conversion de sa pensée. Paul Tillich qualifiait cette posture de réalisme croyant. Réalisme parce qu’elle s’efforce d’éviter toute illusion, y compris celles de sa propre pensée. Croyant parce qu’il s’efforce « d’obéir à la nécessité interne de ce qui est, mais en même temps, il cherche cette nécessité interne dans la couche ultime de l’être, qu’il ne peut désigner que d’un seul nom : l’au-delà de l’être » [53].


Date de mise en ligne : 06/01/2012

https://doi.org/10.3917/rsr.113.0333

Notes

  • [1]
    Fernand Dumont, Récit d’une émigration. Mémoires, Boréal, Montréal, 1997, p. 123.
  • [2]
    « Lineamenta » préparatoires du synode d’octobre 2012 sur « la nouvelle évangélisation pour la transmission de la foi chrétienne », présentés le 4 mars 2011 par Mgr Nikola Eterovic.
  • [3]
  • [4]
    Joseph Moingt, Croire quand même. Libres entretiens sur le présent et le futur du catholicisme, Temps présent, Paris, 2010, 250 p.
  • [5]
    Voir Danièle Hervieu-Léger, « La démocratie providentielle, temps de l’ultra-sécularisation », Revue européenne des sciences sociales, XLIV-35, 2006, p. 111-121. De la même auteure, Catholicisme, la fin d’un monde, Bayard, Paris, 2003, 335 p.
  • [6]
    Michel De Certeau, La culture au pluriel, Union générale d’éditions, coll. « 10/18 » 830, Paris, 1974, p. 7.
  • [7]
    Achiel Peelman, L’inculturation. L’Église et les cultures, Desclée / Novalis, Paris-Ottawa, 1988, 197 p.
  • [8]
    Cette réalité a été signalée très tôt par la psychologie sociale dans le rapport aux mouvements sectaires. Cf. Léon Festinger et al., L’échec d’une prophétie. Psychologie sociale d’un groupe de fidèles qui prédisaient la fin du monde, PUF, Paris, 1993 (1956), 252 p.
  • [9]
    Gérard Leclerc, L’Église catholique, 1962-1986. Crise et renouveau, Denoël, Paris, 1986, p. 174.
  • [10]
    François Nault, Le lavement des pieds. Un asacrement, Médiaspaul, Montréal, 2010, p. 108. On en trouve par ailleurs une remarquable illustration dans le film de Xavier Beauvoix, Des hommes et des dieux, 2010, 118 min.
  • [11]
    Espérer croire, Seuil, Paris, 1998, pp. 42 et 48.
  • [12]
    De la division du travail social, PUF, Paris, 1960 (1893), p. 327.
  • [13]
    L’avenir d’une illusion, PUF, Paris, 1971 (1927), p. 11.
  • [14]
    Eric Stemmelen, La religion des seigneurs. Histoire de l’essor du christianisme entre le Ier et le VIe siècle, Michalon, Paris, 2010, 320 p.
  • [15]
    Peter Berger, La religion dans la conscience moderne, Centurion, Paris, 1971, p. 55.
  • [16]
    Victor W. Turner, Le phénomène rituel?: structure et contre-structure, PUF, Paris, 1990 (1969), 206 p.
  • [17]
    Pendant tout ce qu’on peut appeler le long Moyen Âge. Cf. Jérôme Baschet, La civilisation féodale. De l’an mil à la colonisation de l’Amérique, Aubier, Collection historique, Paris, 2004, 565 p.
  • [18]
    De même que celui de barbare, le terme sauvage n’a à l’origine rien de péjoratif. Étymologiquement, le sauvage est un habitant de la forêt (silva). Il est adopté comme tel sous la plume des missionnaires, notamment, au Canada, dans les Relations des jésuites et les lettres de Marie de l’Incarnation. Mais rapidement il s’opposera à la civilisation en ce que celle-ci suppose une organisation sociale complexe, là où la forêt, précisément, est réputée vierge, impénétrable, pleine de secrets et de dangers. Dès lors l’autre, celui dont on ne contrôle pas les codes, devient-il immanquablement sauvage?: « Chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage » (Montaigne, Les Essais, I, 31).
  • [19]
    Utilisons ce terme au sens que lui donne Spinoza, pour qui il représente le dynamisme fondamental de l’être, son « essence même ». Effort pour persévérer dans l’être, il se résout dans une « béatitude » qui n’est pas la récompense de la vertu mais la vertu même. « Nous n’en éprouvons pas la joie parce que nous réprimons nos désirs sensuels, c’est au contraire parce que nous en éprouvons la joie que nous pouvons réprimer ces désirs » (Éthique, III, proposition 7?; Éthique V, proposition 42).
  • [20]
    Charles Taylor, La diversité de l’expérience religieuse. William James aujourd’hui, Bellarmin, Montréal, 2003, p. 80.
  • [21]
    L’herméneutique du sujet. Cours au Collège de France, 1982-1983, Gallimard-Seuil, collection « Hautes Études », Paris, 2001, 541 p.
  • [22]
    Blaise Pascal, Pensées, fragment 139, Léon Brunschvicg éditeur, Paris, 1897, p. 34. Voir à propos de cette notion, Dominique Weber, « La fuite de soi, le masque du divertissement. Leçons pascaliennes », Études, tome 395/6, décembre 2001, 631-641.
  • [23]
    Cf. Jean Baudrillard, Pour une critique de l’économie politique du signe, Gallimard, Paris, 1972, p. 12.
  • [24]
    Michel De Certeau dans La fable mystique XVIe - XVIIe siècle, Gallimard, Paris, 1982, p. 411.
  • [25]
    Avec Fernand Dumont, donnons au terme valeur de gérondif?: un acte en train d’avoir lieu « quand il [l’humain] avoue sa finitude, quand il consent à la tâche indéfinie de s’en affranchir ». Cf. Le sort de la culture, L’Hexagone, coll. « Positions philosophiques », Montréal, 1987, p. 219.
  • [26]
    Claude Flipo, « Ignace de Loyola?: une mystique de service », Revue d’éthique et de théologie morale « Le Supplément », n° 214, septembre 2000?: Éthique et mystique II, p. 87.
  • [27]
    Georges Bataille, La sociologie sacrée du monde contemporain, Éditions Lignes & Manifestes, Paris, 2004 (1938), p. 35.
  • [28]
    Charles Taylor, L’Âge séculier, Éditions Boréal, Montréal (Éditions du Seuil, Paris), 2011, 1?340 p.
  • [29]
    L’histoire des hommes, récit de Dieu, Cerf, coll. « Cogitatio Fidei » 166, Paris, 1992, 381 p.
  • [30]
    Achiel Peelman, Op. cit., p. 122.
  • [31]
    Marcel Gauchet, Le désenchantement du monde. Une histoire politique de la religion, Gallimard NRF, Paris, 1985, 303 p.?; Gianni Vattimo, Après la chrétienté. Pour un christianisme non religieux, Calmann-Lévy, Paris, 2004, 202 p.?; Slavoj Žižek, La marionnette et le nain. Le christianisme entre perversion et subversion, Seuil, Paris, 2006, 238 p.
  • [32]
    À propos des deux derniers auteurs, voir Pierre Gisel, « Effacement de transcendance en postmodernité contemporaine », Laval théologique et philosophique, volume 67, n° 1, février 2011?: « Kénose », p. 7-23.
  • [33]
    Michel Despland, Le recul du sacrifice. Quatre siècles de polémiques françaises, Presses de l’Université Laval, Québec, 2009, 281 p.
  • [34]
    Michel Cassé, Théories du ciel, Payot, Paris, 1999, 200 p.
  • [35]
    Cf. Rudolf Otto, Le sacré. L’élément non-rationnel dans l’idée du divin et sa relation avec le rationnel, Payot, coll. « Petite bibliothèque Payot » 128, Paris, 1949, 235 p.
  • [36]
    Voir à ce propos les travaux de Luc Ferry, parmi d’autres, dont L’homme-Dieu ou le Sens de la vie, Paris, Grasset, 1996, 250 p. et La tentation du christianisme (avec Lucien Jerphagnon), Paris, Grasset, 2009, 129 p. Écouter aussi, en ligne?: La désacralisation du monde, http://www.dailymotion.com/video/x8v02c_38-luc-ferry-la-desacralisation-du_webcam (consulté le 5 mai 2011).
  • [37]
    Nobel de littérature (2006). Son roman Mon nom est rouge, Gallimard, 2001 (1998), 573 p., évoque ainsi les tribulations des enlumineurs musulmans tentant d’intégrer les influences occidentales dans l’art traditionnel, à Istanbul, au seizième siècle.
  • [38]
    Ainsi Michel Freitag, dans sa typologie des sociétés, propose-t-il à la suite de la « société primitive » et de la « société traditionnelle et moderne », un type dont le « grand schème organisateur » serait non plus la référence à une force extérieure, ni la puissance de la raison instrumentale, mais la capacité opérationnelle et décisionnelle du sujet. Cf. Dialectique et société, 2 tomes, Éditions Saint-Martin, coll. « L’Âge d’homme », Montréal, 1986.
  • [39]
    Edgar Morin, L’Identité humaine (tome V de La Méthode), Éditions du Seuil, Paris, 2002, 288 p.
  • [40]
    Omar Aktouf, La stratégie de l’autruche. Post-mondialisation, management et rationalité économique, Les Éditions Écosociété, Montréal, 2002, 370 pp.
  • [41]
    Voir à ce propos Dominique Bourg, « L’éco-scepticisme et le refus des limites », Études, juillet-août 2010, 29-41.
  • [42]
    Marc Roche, « Lettre de la City?: ici on embauche des présidents étrangers », Le Monde, 23 février 2011 (Sélection hebdomadaire du samedi 26 février 2011, p. 12)
  • [43]
    La cité à travers l’histoire, Éditions du Seuil, Paris, 1964, 783 p.
  • [44]
    Saskia Sassen, La ville globale. New York. Londres. Tokyo, Descartes & Cie, Paris, 1996, 530 p.
  • [45]
    Joan Marshall, A Solitary Pillar. Montreal’s Anglican Church and the Quiet Revolution, McGill-Queen’s University Press, Montreal & Kingston, 1994, 220 p.
  • [46]
    George Herbert Mead, L’esprit, le soi et la société, Presses universitaires de France, Paris, 1963 (1934), p. 118.
  • [47]
    Michel De Certeau, « La misère de la théologie », in La faiblesse de croire, Éditions du Seuil, Paris, 1987, p. 258.
  • [48]
    Texaco, roman, Gallimard, Paris, 1992, p. 95.
  • [49]
    Pierre Goudreault, Chemins d’espérance pour l’avenir de l’Église, Lumen Vitae – Novalis, Bruxelles – Montréal, 2010, 350 p.
  • [50]
    Gilles Deleuze, « Postscriptum sur les sociétés de contrôle », L’autre journal, mai 1990. En ligne?: http://infokiosques.net/spip.php?article214
  • [51]
    Michel Despland, Op. cit., p. 245.
  • [52]
    Raymond Lemieux, L’intelligence et le risque de croire. Théologie et sciences humaines, Fides, Montréal, 1999, 79 p.
  • [53]
    « Lutte des classes et socialisme religieux » (1928), in Christianisme et socialisme. Écrits du premier enseignement 1919-1926, Cerf-Labor et Fides, Paris, 1992, p. 387.

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