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Article de revue

L'étape critique de la réception biblique

Pages 171 à 183

Notes

  • [1]
    Histoire critique du Vieux Testament [HCVT], Préface, édition P. Gibert, Bayard, Paris 2008, p. 86.
  • [2]
    Ibid., p. 86.
  • [3]
    Ibid., p. 80.
  • [4]
    Sans parler de la tardive expression « méthode critique » ou « méthode historico-critique », dont on ne peut qu’espérer une disparition prochaine… (cf. P. Gibert, « Critique méthodologique dans l’approche de Jésus », RSR, avril-juin 2008, T. 96/2, pp. 219-240).
  • [5]
    Ga 4,21-31.
  • [6]
    Cf. Paul Veyne, Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes?? Essai sur l’imagination constituante, Le Seuil, Paris, 1983 : « Le mythe est véridique, mais au sens figuré?; il n’est pas vérité historique mêlée de mensonges?: il est un haut enseignement philosophique entièrement vrai, à condition qu’au lieu de le prendre à la lettre on y voie une allégorie. Deux écoles, donc?: la critique des légendes par les historiens et l’interprétation allégorique des légendes par la plupart des philosophes, dont les Stoïciens?; l’exégèse allégorique de la Bible en sortira, promise à quinze siècles de triomphe. La raison de l’allégorisme stoïcien était la même que celle de l’allégorisme biblique?: le texte considéré était tenu pour une véritable autorité. » (ibid., coll. « Points-Essai », 1992, p. 72). Voir aussi?: Suzanne Saïd, Approches de la mythologie grecque. Lectures anciennes et modernes, Les Belles Lettres, Paris, 2008, « Les lectures allégoriques » pp. 98-102.
  • [7]
    Où, rappelons-le, Levita pose la question de la valeur et de la légitimité des points-voyelles dans le lointain héritage d’Ibn-Ezra à la fin du XIIe siècle.
  • [8]
    Cf. Introduction à Jean Astruc, Conjectures sur la Genèse, Éditions Noêsis, Paris, 1999, notamment pp. 19-26.
  • [9]
    Comme l’avait fait Witter en 1711 reconnaissant une hymne dans le premier chapitre de la Genèse et, ce faisant, distinguant les « deux récits de création » dans son Jura Israelitarum in Palaestinam Terram Chananaeam Commentatione in Genesin.
« Origène et saint Jérôme, qui ont reconnu une infinité de fautes dans les anciens exemplaires grecs de la version des Septante, ne l’ont pas pour cela rejetée ; ils ont tâché seulement de la rétablir selon les règles ordinaires de la critique. J’ai suivi l’exemple de ces deux grands hommes... » [1].

1La modestie, non feinte, de Richard Simon au terme de la Préface à son Histoire critique du Vieux Testament, affirme, dans un premier temps tout au moins, son intention de se situer dans une tradition à laquelle il n’apporterait rien de fondamentalement original. Son souci, comme il le dit ensuite, relève de l’intention de s’adapter à son époque au seul risque de se servir « de certaines expressions qui ne sont pas tout à fait du bel usage » [2]. Ainsi n’a-t-il fait qu’utiliser « des termes particuliers » propres à « l’art » qu’il veut honorer, celui de la « critique » dont le terme, rappelle-t-il, est déjà vulgarisé à son époque par Cappel et Walton, et dans lequel il reconnaît les modèles d’Origène et de saint Jérôme.

2Si nous oublions pour l’instant l’indignation de Bossuet, dont on sait les effets sur le destin de cette œuvre, Richard Simon n’aurait fait que suivre « l’opinion de saint Jérôme et de plusieurs autres Pères », notamment en ce qu’ils « n’ont pas cru que Moïse fût l’auteur de tout le Pentateuque de la manière qu’il est écrit présentement » [3].

3Mais quand on sait ce qu’il advint de son ouvrage avant même sa sortie en librairie – sa destruction quasi intégrale –, puis dans les années et les deux ou trois siècles qui allaient suivre, on est évidemment en droit de se demander s’il n’y avait vraiment là que continuité d’une tradition qui remontait à Origène et à saint Jérôme. Autrement dit, les avanies que Richard Simon allait subir à partir de cette année 1678 n’étaient-elles que les effets d’un esprit borné à la culture aveuglée?? Ou bien, et quels qu’aient pu être les véritables attendus de la réaction de Bossuet, de telles avanies n’étaient-elles pas davantage le symptôme négatif et irritant d’une véritable révolution du penser biblique dont Simon lui-même n’aurait pas exactement mesuré les données ni les implications??

4Au terme de ce premier siècle des RSR qui, à mon sens, assumèrent honnêtement l’héritage de près de quatre siècles de critique biblique, il me paraît possible d’estimer ce que cette « critique » a marqué de notre réception et de notre intelligence des Écritures. Plus précisément, je voudrais apprécier ce qu’elle a marqué d’originalité par rapport à tout ce qui l’a précédée en matière de réception et d’intelligence de ces Écritures, et ce, quel qu’ait été cet héritage des Pères dans le sillage desquels Richard Simon ne semblait pas hésiter à se placer et à placer l’art de la critique.

5Pour cela, et pour honorer au mieux l’événement qui nous rassemble aujourd’hui dans la cité de saint Irénée, je voudrais aborder avec vous à ces rives de près d’un siècle de courant qui, entre 1678, année de la première impression de l’Histoire critique du Vieux Testament, et 1753, année de l’édition des Conjectures sur la Genèse de Jean Astruc, semblent marquer un impossible retour dans l’amont du fleuve plus que millénaire des lectures traditionnelles des Écritures.

6Ainsi, et quels que soient leurs intentions profondes et leur attachement à l’Église catholique comme à son intelligence de la Bible, Richard Simon puis bientôt Jean Astruc nous inviteraient à prendre acte d’une autre époque, de l’au-delà d’une histoire, et ce, quoi qu’il en soit de leurs références aux Pères ou de leur inscription dans la tradition de cette réception.

Une démarche originale sur fond de rupture

7Dans ces perspectives, la question première qui se pose à nous est celle de l’originalité et du degré d’originalité de ce qu’on peut désigner ici soit comme exigence critique soit comme approche critique du texte biblique avant que ne s’officialise et se vulgarise l’expression d’« exégèse critique » [4]. En effet, ainsi que nous l’avons rappelé, et si l’on en croit d’abord Richard Simon, lui-même n’aurait fait que pratiquer un « art » déjà connu et pratiqué par Origène et saint Jérôme, quitte à laisser à son époque l’adaptation à sa culture ou à son expression.

8En fait, l’histoire avait depuis plus d’un siècle déjà répondu à cette question. Entre la fin du XIVe siècle et le milieu du XVIe, une rupture s’était instaurée qui avait plus ou moins brutalement fait s’effacer la pratique dominante de l’allégorie dans la réception et l’intelligence des Écritures, et bientôt, jusques et y compris dans l’expression iconographique. Sans doute, cette pratique dominante jusque là n’avait-elle jamais laissé totalement ignorer ce qui relevait de la critique textuelle, voire d’une certaine critique littéraire, quoique sans atteindre vraiment à une critique historique. Mais il ne s’agissait plus seulement de cela au moment où devait paraître l’Histoire critique du Vieux Testament, et où avaient déjà été publiés le Traité théologico-politique de Spinoza (en 1670) et Le philosophe interprète de l’Écriture de Meyer (en 1666). À ce moment-là, il y avait plus d’un siècle que la chrétienté occidentale avait à peu près totalement renoncé à s’en tenir exclusivement au commentaire allégorique, voire à s’en souvenir. Et même si un Erasme au début du XVIe siècle l’évoquait encore, même si Luther, après avoir violemment daubé sur elle et sur la distinction des quatre sens dans lesquels l’allégorie se fondait, était revenu au sens tropologique, il n’en restait pas moins que, depuis plus d’un siècle déjà, on tenait le sens littéral avec l’historia biblique pour tout uniment christique, spirituel et mystique, excluant de ce fait la domination du sens allégorique. En bref, le sens littéral n’était plus seulement fondamental ou premier, il devenait (ou redevenait??) le sens par excellence qu’il fallait recevoir, comprendre et donc utiliser dans le cadre de la foi comme dans celui de la reconnaissance ecclésiale des Écritures.

9On aurait pu cependant penser que chassée par la porte, la pratique allégorisante rentrerait par la fenêtre?; et c’est bien ainsi qu’on l’entendrait parfois à l’époque de Simon. À ce moment-là, les références aux Pères et en particulier à saint Augustin dans l’Église d’Occident jouissaient et jouaient d’une autorité à laquelle, parmi les théologiens et les dogmaticiens notamment, on ne pensait guère pouvoir se soustraire, ce qui, soit dit en passant, se perpétuerait plus ou moins jusqu’à nos jours. Mais de façon générale, à la fin du XVIIe siècle, dès qu’il s’agissait d’approcher les Écritures dans leur immédiateté, la théorie médiévale des quatre sens et la dominante de l’allégorisme avaient depuis longtemps fait long feu. Et si ce constat nous oblige à voir pourquoi s’était effectué cet effacement, je ne pense pas qu’il soit nécessaire de remonter ici à la crise de la scolastique à partir de la fin du XIVe siècle ni à la critique de l’allégorisme tout au long du XVe et jusqu’au premier tiers du XVIe?: on en connaît les causes et les raisons dont les moindres n’étaient évidemment pas la répétitivité et le « délire » au terme d’une quinzaine de siècles d’invention et de pratique.

10Plus objectivement sans doute, en ce moment de la fin du XVIIe siècle, s’impose une autre donnée dont les effets avaient d’abord été pour une part imprévisibles, celle d’une approche nouvelle du texte biblique et de sa lettre, renforcée au siècle précédent par une invention, l’imprimerie, qui allait en même temps inspirer un nouvel état d’esprit dans la réception des Écritures à l’intérieur même de l’Église.

11On ne saurait, en effet, sous-estimer cette invention dont on n’a pas toujours marqué l’importance pour la lecture de ces Écritures et même pour leur réception en état ou condition de chrétienté. Autrement dit, avec l’imprimerie, et sans ignorer les exigences ecclésiales nouvelles auxquelles je viens de faire allusion, c’est une autre approche, voire une nouvelle conscience de ces Écritures qui allaient provoquer et même créer une autre réception que celle qui avait eu cours jusqu’ici. En bref, dans le cadre à la fois théologique et intellectuel de la chrétienté, on ne recevrait plus le volume unique de « la Bible » (ou de « la Sainte Bible ») ainsi désignée et reçue désormais, comme on avait désigné et reçu les plurielles « Saintes Écritures ». Pour la première fois depuis ses premières rédactions jusqu’aux limites officialisées de sa mise en canon, la Bible se proposait à n’importe quel chrétien sachant lire et s’en procurer pour quelques sols une édition de poche, et ce dès la fin du XVe siècle. Ainsi, la lecture de la Bible s’offrait seule au lecteur seul qui échappait désormais à la limitation matérielle des manuscrits comme il échappait à l’autorité quasi exclusive et toute-puissante de l’Église « enseignante » et des clercs tant de simple obédience intellectuelle que d’une très officielle obédience religieuse.

12Je pense qu’il est encore nécessaire aujourd’hui de réaliser l’importance de cette révolution technique, aux enjeux doctrinaux d’abord insoupçonnés, et que la Réforme luthérienne allait bientôt exposer au grand jour. Le recours et la référence à la Bible résonneraient pour ainsi dire comme ils ne l’avaient jamais fait jusqu’ici dans l’histoire de la chrétienté, au point de vulgariser l’idée d’une sorte d’appropriation exclusive de sa lecture par ceux qu’on ne tarderait pas à appeler les « Protestants », tandis qu’on ferait des « Catholiques » ceux qui ne la connaissaient pas, voire la refusaient… à l’encontre pourtant de la réalité historique jusqu’au seuil du XIXe siècle?!

13Mais pas plus qu’une hirondelle ne fait le printemps, une Bible lue, méditée et vulgarisée par l’imprimerie et les traductions, ne suffirait à faire une époque nouvelle. Ainsi se pose ici la question?: en quoi l’accès vulgarisé à la Bible et bientôt l’exigence critique de son approche ont-ils – ou non – marqué un autre chapitre de l’histoire de sa réception dans l’Église, et donc un autre chapitre de l’histoire de cette Église, voire de sa théologie??

Un changement de paradigme

14Répondre maintenant à cette question suppose qu’on ne se trompe pas sur la véritable nature de la rupture qui a pu alors s’instaurer, d’autant plus qu’une certaine vulgarisation historique s’est souvent ou longtemps trompée d’époque quant à l’établissement de cette rupture et quant à ses implications.

15En effet, il n’y a pas si longtemps encore s’affirmait tranquillement, que ce soit par admiration ou par regret, l’évidence de l’apport des Lumières du XVIIIe siècle dans la réception et l’étude rationalisantes et donc critiques de la Bible. Inutile de s’attarder ici sur les raisons d’une telle erreur à la fois historique et de perspective, non dénuée de quelque a priori plus ou moins idéologique. Les données même de l’histoire suffisent à passer outre de telles « évidences ».

16Par contre, il est plus difficile de marquer ce qu’il faut bien appeler un changement de paradigme dans l’approche des Écritures, en quoi la vulgarisation de l’étude par l’imprimerie a joué un grand rôle, même si cette invention ne fut pas seule à l’initiative de nouvelles démarches ou approches. Car ici, il faut bien parler d’un paradigme du texte comme il n’en avait jamais été jusqu’à la fin du Moyen Âge, même si, comme je voudrais le rappeler, la question de la pertinence du texte biblique, c’est-à-dire de l’Ancien Testament par rapport au Christ, avait été posée dès les premières décennies du christianisme.

17Soit donc ce retour au texte et à sa lettre à partir de la fin du XIVe siècle au nom d’un rejet, qui irait s’accentuant tout au long du XVe, de l’allégorie et plus généralement de la théorie des quatre sens. L’exigence d’une prise en compte nouvelle du sens littéral comme étant tout uniment christique, spirituel et mystique, comme je l’ai rappelé, voulait en finir avec des débordements de commentaires qui étaient perçus soit comme répétitifs soit comme délirants, parasitant le texte de façon « buissonnante ». Mais ce retour au texte et à sa lettre n’était pas que d’exigence de lecture et d’intelligence?; il entrait en même temps dans une stratégie de réformes des mœurs du clergé, de l’institution ecclésiale et de la scolastique. Autrement dit, ce retour au texte était avant tout d’ordre doctrinal et moral, loin de quelque exigence purement « grammaticienne » quant à sa lettre ou à son sens.

18Certes, la Renaissance et la curiosité humaniste allaient bientôt se charger d’un respect nouveau de la lettre objective du texte, en commençant par la revendication d’une vérité qui était d’abord d’ordre linguistique. Se détacher de la version latine de la Vulgate de saint Jérôme, alors assez injustement contestée dans sa qualité de traduction, pour revenir à la veritas graeca du texte du Nouveau Testament et de l’Ancien Testament des Pères, et aboutir bientôt à la veritas hebraica, ne disait pas seulement un souci d’authenticité des Saintes Écritures?; cela signifiait aussi la prise en compte d’un texte qu’à la limite on ne pouvait plus atteindre dans sa vérité par le truchement d’une seule traduction aussi officialisée soit-elle dans le cadre de l’Église d’Occident. Mais quelle était au juste cette vérité?? Dans quelle mesure y avait-il dans ce retour nouveauté d’exigence?? Et qu’exigeait-on précisément en prônant ce retour à la veritas du texte?? Corrélativement, qu’est-ce qu’on rejetait en rejetant l’allégorie??

19Un tel rejet n’allait pas sans une certaine perte de mémoire des raisons qui avaient fait recourir à elle aux premiers siècles du christianisme?: notamment la nécessité de parer aux difficultés que le texte même des Écritures et en particulier de son historia, opposait à sa réception chrétienne. Saint Paul, au chapitre 4 de l’épître aux Galates, y avait déjà eu recours à propos de l’histoire de Sarah et d’Agar et de la vérité de l’alliance [5]. Mais ce faisant, il se situait dans un processus entamé par les Grecs eux-mêmes dès l’époque platonicienne dans la gestion de leurs « mythes » [6].

20En effet, la difficulté qui se présentait à eux, au moment où triomphaient la philosophie et bientôt la tragédie, avait déjà exigé la pratique allégorique pour donner sens à de vieux récits tombés en obsolescence de rationalité et de créance, et nourrir en signification une nouvelle perception de la condition humaine comme de la sphère du theiôn. A fortiori, lorsqu’ils entrèrent en Christianisme, les païens de culture gréco-latine ne pouvaient qu’être heurtés par des récits et des considérations qui leur semblaient les faire régresser dans leur intelligence de l’histoire, des origines et de la signification des textes. Le recours à l’allégorisme, dans la mouvance de la critique des mythes, à Alexandrie en particulier, dans l’héritage de Philon et sous l’influence notamment d’Origène, servirait à nouveau pour l’intelligence et la fonctionnalité de textes vétérotestamentaires trop immédiatement assimilables aux vieux mythes païens et à l’histoire des conquêtes. Pour être mis au service de la prédication évangélique et de l’intelligence critique de ces premières générations chrétiennes, la pratique allégorique s’était à nouveau imposée avec naturellement la clé christique de ses procédés et de ses principes d’intelligibilité de textes qui, sans cela, étaient menacés d’obsolescence et d’insignifiance.

21Du coup, une distance se prenait par rapport à une lettre conçue comme plus ou moins irrecevable, en même temps que se fondait une signification nouvelle des Écritures?: quelle qu’ait été leur signification originelle et littérale, leurs figures et leurs récits annonçaient le Christ en le préfigurant, lui-même accomplissant de ce fait ces Écritures auxquelles il donnait un sens nouveau en les rendant recevables et nécessaires.

22Certes, cela pouvait parfois faire négliger le sens pertinent de la lettre de tel ou tel texte, ainsi que le dénonceraient au Ve siècle certains représentants de l’école dite d’Antioche. Mais de façon générale, un consensus ne pouvait que s’établir, en Occident comme en Orient, en faveur de cette réception allégorisante, facteur d’intelligibilité doctrinale aussi bien que symbolique.

23Le retour humaniste à la veritas du texte ne s’entendait pas d’abord et seulement comme un retour « grammaticien » au texte, ainsi qu’il en allait alors avec les textes de l’Antiquité gréco-latine, ce en quoi et pour quoi on parlait de « critique », même si cet effort était déjà fait en faveur des « Saintes Lettres » comme des « Saints Pères » au seuil du XVIe siècle. Mais cette approche bientôt qualifiée ainsi dans l’approche des textes bibliques, serait d’abord liée à une exigence de vérité qui se voulait avant tout doctrinale et réformatrice dans le rejet du parasitage allégorique. Ce qui serait bientôt critique textuelle, puis littéraire avant d’être plus tard historique, relevait initialement d’une exigence de croyants et de théologiens, loin d’une quelconque rationalité plus ou moins mâtinée de rationalisme. La vérité chrétienne du texte, pour un Erasme notamment, était à ce prix, dans la soumission à ce « roi de l’homme » qu’était selon lui la raison. Or, ici, l’image filée par l’auteur de l’Enchiridion, était rien moins que poétique, tant l’évocation du roi, fût-ce comme imagerie analogisante, impliquait respect et soumission.

24En effet, tout roi l’étant de droit divin, et à ce titre, de par la grâce quasi sacramentelle du couronnement, celui-ci appelait et méritait confiance et soumission de la part de sujets auxquels il garantissait justice et protection. En ce sens, la médiocrité humaine du souverain n’attentait nullement à son essence royale qui relevait de la providence divine. Ainsi en allait-il de la raison dans l’anthropologie hiérarchisée d’Erasme?: filant l’image de l’homme selon la représentation de la société de son temps, il ne pouvait que prôner la dénonciation et l’écrasement de ses mauvaises inclinations évoquant une tourbe à mâter?; quant à la part de son aristocratie intérieure, il y avait comme un discernement et une promotion à effectuer par rapport à l’ambiguïté de passions caractéristiques de toute aristocratie, susceptibles de se porter aussi bien du côté du vice que de la vertu.

25Ainsi le chrétien, dans sa pratique des Saintes Écritures, devait se soumettre à son roi intérieur, la raison, comme couronnée par Dieu, exigeant de sa part une lecture impliquant la sagacité de l’attention, du questionnement et donc de la réflexion. Que des obscurités surgissent du texte sacré, et la raison devait entrer en action pour tenter d’y porter la lumière de sa loi et donc le rendre recevable par une intelligence claire de son sens littéral qui était, nous l’avons vu, tout uniment christique, spirituel, mystique.

26De cette conjonction de confiance et d’exigence ne cesserait de se développer, tout au long du XVIe siècle, une approche du texte biblique dans son immédiateté, approche de plus en plus éloignée et oublieuse de l’allégorisme, et de plus en plus attentionnée au sens littéral et donc à l’historia qu’il portait. La multiplication des traductions en langues vernaculaires autant que la multiplication des éditions de tous formats rendrait de plus en plus ces Écritures Saintes à l’unicité d’un texte désormais accessible, maniable et en quelque sorte singularisé dans sa reliure de « Sainte Bible ». Sans tomber dans une théorie plus ou moins matérialiste du « livre », on ne saurait négliger ce nouvel aspect des apparences qui totalisaient, pour ainsi dire, des réalités principalement sinon exclusivement reçues jusque là dans la particularité et l’émiettement de l’oralité de la prédication et de l’enseignement, comme de la sélection esthétique des mises en images, en musique ou en poésie hymnique.

27Car c’est la Bible en sa singularité de désignation qui allait désormais être de plus en plus prise en compte. Et il n’est que de voir ce qui se publiera tout au long du XVIe siècle en matière de traductions d’abord, mais aussi d’études et de commentaires, pour saisir l’ampleur du phénomène?: on lit et étudie désormais la Bible en un ou deux volumes, a fortiori la Sainte Bible prise dans son ensemble et entendue dans son unité, quoiqu’il en soit de la différence entre Ancien (ou Vieux) Testament, et Nouveau Testament, voire des disputes à propos de son canon.

28À mon sens, c’est par là qu’on peut parler d’un nouveau paradigme d’intelligence, celui du texte pris dans sa matérialité et son unité qui empêchera qu’on ne revienne à une sélection qu’induisait pluriellement l’expression des « Saintes Écritures », même si chacun de ses différents livres pouvait être ressaisi dans son unité et bénéficier de multiples commentaires l’isolant plus ou moins. Du même coup, une nouvelle valorisation se trouvait vulgarisée que renforceraient notamment les principes luthériens de la Sola Scriptura et de sa Divina claritas. Mais ne nous y trompons pas?: même si ces formulations n’appartenaient pas en principe à l’Église romaine, un certain esprit de « privilégisation » marquerait nombre de ceux qui, en elle, se consacreraient à son étude. Et au risque de devoir corriger des habitudes de penser opposant à ce propos catholiques et protestants, il n’est que de voir comment se firent les études et les échanges tout au long du XVIIe siècle et plus particulièrement dans sa seconde moitié?: entre les deux côtés ou partis, se constituerait une unanimité d’attention jusqu’à se réunir dans ce qu’on a alors justement désigné comme la « république des lettres ».

29Ainsi, l’étude qui allait être dominée par ce qu’on distinguera à partir de la fin du XVIe siècle comme exégèse explicitement « critique » supposait ce nouveau paradigme du texte. Et Richard Simon aurait beau, dès sa Préface, invoquer la tradition et l’autorité d’un Origène et d’un saint Jérôme, en intitulant le Livre Ier de son Histoire critique du Vieux Testament « Du texte hébreu de la Bible depuis Moïse jusqu’à notre temps », il se fixait autrement sur ce texte que ne l’avaient fait les quinze siècles d’allégorisme qui le précédaient.

30Naturellement, il ne se tiendrait pas à une seule approche philologique ou sémantique. Mais à la façon dont il privilégierait l’attention à l’intelligibilité du texte dans ses langues originelles, l’hébreu, l’araméen et le grec, dans l’art de la traduction et dans sa réception, il exigeait de tous, Juifs, Catholiques et Protestants, un même respect et une même pratique « critique », constituant une approche spécifique du texte jusqu’à l’exclusivisme. Les principes et règles qu’il établit soit dans sa Préface, soit dans telle et telle formulation précise tout au long de ses différents chapitres, disent suffisamment cette approche et cette exigence dans leur dimension d’universalité épistémologique et, dans une certaine mesure, exclusive, du moins pour un temps suffisant d’acquisition de résultats.

Une nouvelle réception

31Curieusement, et non sans paradoxe, Bossuet, dans sa malhonnêteté intellectuelle, ne s’y était pas totalement trompé. Lorsqu’il bondit au risque de l’apoplexie en lisant la quinzième ligne de la table des matières, il sentait bien qu’il y avait là une prise en compte du texte qui ne pouvait que le menacer d’éclatement comme texte, en deçà de tout commentaire. En effet, que Moïse ait pu utiliser des « mémoires », autrement dit des archives, pour rédiger le Pentateuque, allait désormais conduire à une analyse du texte qui concentrerait l’attention sur ce qu’il n’était « pas encore » ou n’avait pas toujours été, sur ce qui, au cours du temps, lui serait survenu d’extérieur ou de plus ou moins étranger, sur ce qui aurait impliqué une réflexion, un travail, des choix et une délibération de la part de l’auteur sacré, en bref une relativisation du sens d’une rédaction finale manifestement composite. Et tout cela, Bossuet ne pouvait l’admettre sinon à corriger quelques broutilles de second ordre.

32Parallèlement, celui qui étudierait désormais la Bible serait amené à une attention au texte qui risquerait de le détacher de son Inspiration divine, de la portée immédiate de ses enseignements doctrinaux et édifiants, en bref d’une sainteté ou sacralité qu’il faudrait ultérieurement rétablir et justifier, à moins qu’on ne les exclût ou, pire, qu’on ne les concède à une croyance plus ou moins infirme.

33Sans doute, au moment de cette réaction première de celui qui n’était pas encore l’Aigle de Meaux, on était loin d’en être là, et, comme nous allons le voir, Astruc, dans le concret de son travail, n’en pourrait être soupçonnable. Il n’empêche qu’une approche spécifique du texte se distinguait depuis plus d’un siècle désormais, c’est-à-dire depuis l’ouvrage d’Elias Levita édité à Venise en 1538, Massoreth ha-Massoreth[7], et qui irait sans cesse s’affirmant et se confirmant jusqu’à nos jours.

34C’est précisément et justement en quoi désormais on peut, à mon sens, parler d’une époque nouvelle de la réception de la Bible. Car une telle réception marque sans aucun doute une rupture par rapport à une quinzaine de siècles de tradition, sans qu’à notre avis, on ne puisse parler honnêtement ni justement d’une rupture de foi ni d’intelligence théologique quant à ceux qui se mettraient de façon critique au service de la Bible. Rappelons-le?: cette exigence critique avait été dès l’origine, et serait longtemps dans sa continuité, une exigence de croyants œuvrant au service de la communauté ecclésiale, et non point, selon une sorte de vulgate trop longtemps honorée, le produit d’un rationalisme caractéristique des « Lumières » du XVIIIe siècle?!

35Ainsi, dans cette dernière partie de mon propos, je voudrais rappeler, dans cette double perspective de démarche de croyants et de rupture de tradition, les implications des Conjectures sur la Genèse de Jean Astruc, ouvrage paru anonymement en 1753.

36Du point de vue du contexte immédiat, l’ouvrage d’Astruc peut être considéré comme une sorte d’hapax. L’heure étant à ce que Renan au siècle suivant dénoncerait comme l’« exégèse de la polissonnerie » sous les noms de Voltaire et d’Holbach notamment, il semblait que peu de place ne restât à un ouvrage qui ne voilait nullement le catholicisme de son auteur. Il fut pourtant publié anonymement dans la crainte d’une censure d’Église qui, même au XVIIIe siècle, n’était pas que de l’ordre du fantasme.

37Véritable croyant, Astruc l’était sans conteste ainsi que le prouvera son ultime ouvrage, apologétique, intitulé Dissertation sur l’immatérialité et l’immortalité de l’âme. Dissertation sur la liberté, et publié en 1755. Et si ses Conjectures relevaient d’un intérêt quasi héréditaire et donc familial pour la Bible, elles relevaient aussi de cet esprit de type scientifique dont témoignent, malgré les limites de la médecine du temps, sa carrière de praticien et de professeur et surtout nombre de ses ouvrages médicaux aux caractéristiques et qualités incontestables.

38Fils d’un ancien pasteur calviniste passé au Catholicisme plusieurs mois avant la révocation de l’Édit de Nantes et, semble-t-il, pour des raisons de conviction alors qu’il avait mené pendant sept ans une vie de paria [8], il reçut de ce père une solide formation scolaire dans laquelle l’apprentissage du grec et de l’hébreu au service de la pratique du texte biblique lui fournit toutes les bases et raisons à une sorte de nostalgie exégétique qu’il devait réduire avec ses Conjectures.

39Ainsi, après plus de deux siècles de préparation et de prolégomènes, l’exigence et la théorisation critiques allaient trouver en lui un chercheur qu’on pourrait dire de terrain. En effet, dépassant la simple approche théorique ou celle d’une quête particulière et extérieure, Astruc se confrontait directement à la réalité du texte en se tenant au livre de la Genèse et aux deux premiers chapitres de l’Exode. Une telle délimitation lui permettait de concrétiser en quelque sorte ce qui était resté jusqu’ici intuition ou affirmation générale, ou seulement objet d’une quête particulière et extérieure [9], pour faire ressortir d’un texte délimité et donc précis les complexités et par conséquent le caractère composite. En s’appuyant sur le vocabulaire, notamment sur les dénominations divines, il découvrait différentes cohérences de séquences de récits. De là, il déduisait une génétique et des intentionnalités révélatrices d’une textualité productrice et conservatrice de différentes significations à évaluer. Ayant ainsi analysé le terrain qu’il avait délimité entre le premier chapitre de la Genèse et le deuxième de l’Exode, il pouvait présenter et en quelque sorte concrétiser ses résultats en disposant le texte en colonnes manifestant des cohérences de sens liées à des unités repérables.

40Ainsi aboutissait-il à cet ouvrage qui, entre des « remarques » et « réflexions préliminaires », et d’importantes « Remarques sur la distribution du livre de la Genèse », présentait et quasi recomposait selon ses quatre colonnes des autonomies aux significations propres. On rencontrait là la première concrétisation de ce qu’on appellerait plus d’un siècle plus tard, la « théorie documentaire », explicitée et comme étalée de façon lisiblement manifeste, dans l’héritage avoué d’un Richard Simon et d’un Jean Le Clerc.

41Quoi qu’il devait en être par la suite de cette théorie et jusqu’à sa mise en question radicale à partir de 1975, notamment par Rendtorff, le principe « documentaire » trouvait là pour la première fois des fondements objectifs révélant une élaboration composite qu’on ne saurait plus remettre en question. Mais ce qui, à mon sens, reste le plus impressionnant dans la thèse d’Astruc est ce que je considère ici comme son ouverture. En effet, les remises en question de la théorie documentaire wellhausénienne dans les années 1970 n’ont pas fondamentalement atteint les « conjectures » d’Astruc. Explicitant à la fois sa pensée et sa méthode, il en marque les limites et les ouvertures. Il a, en effet, conscience du caractère hypothétique de sa thèse et de son découpage du texte, et affirme qu’elle peut non seulement être reprise en découpages différents, mais selon des principes autres, acceptant de ne marquer en son temps que la première étape d’une recherche. C’est pourquoi, même après Wellhausen, même après l’article « Pentateuque » du DBS en 1962, même après les remises en question de Rendtorff et consorts pour ces dernières décennies, l’intuition fondamentale d’Astruc et le premier essai qu’il nous en a laissé et qu’il a appelé à être dépassé selon sa propre conscience, garde sa pertinence, je dirais même?: son sens.

42En même temps, il me semble qu’il continue à nous faire reconnaître et atteindre une sorte de point de non retour dans l’approche du texte biblique. Avec Astruc, nous quittons à mon sens l’époque d’une critique sans doute nécessaire mais au service plus ou moins second ou marginal du texte biblique, pour entrer dans le seul terrain du texte isolé méthodologiquement de toute inférence ou interférence. Les différentes corrélations entre son élaboration littéraire, la complexité de son histoire et les exigences successives de signification qu’il a subies le font désormais apparaître à notre regard et à nos études comme un résultat complexe auquel l’intelligence que nous devons en avoir reste soumise. Et de la redaktionsgeschichte d’un Gunkel aux différentes théories « narrativistes » contemporaines recherchant, exigeant même une ultime cohérence et donc unité de sens, nous ne pourrons jamais plus être dispensés de cette remontée en des amonts de courant. Et ceux-ci, bien loin de nous contraindre à l’insignifiance d’éclatements littéraires plus ou moins indéfinis, devraient nous éviter de confondre un fleuve torrentueux et un étang stagnant, confusion qui ferait préférer à la troublante mais puissante signification de celui-là la paresse intellectuelle et spirituelle de celui-ci.

43L’histoire ne s’achève évidemment pas avec Astruc. D’une certaine façon, elle ne fait que commencer. Mais au terme de deux siècles d’exégèse qui ont osé afficher leur sens critique, son ouvrage ouvre sans retour une voie sur laquelle tous ceux qui s’engageront seront contraints de dresser un état des lieux avant d’aller plus avant. Simon, certes, s’était déjà fait héritier d’une lignée critique. Mais dans la mesure où avant la fin du siècle Ilgen et Eichhorn allaient explicitement se fonder sur ses résultats tout en comptant les dépasser, on peut reconnaître à Astruc une initiative qui le dépassait sans doute, mais qui lui faisait marquer un premier bornage.

44Certes, la route resterait encore à tracer, mais elle ne pourrait plus être abandonnée, quels que soient les contestataires de tous ordres qui, de Bossuet à certains contemporains, ne cesseraient de tenter de faire rebrousser chemin en effet et conséquence de leurs imaginaires inquiets ou angoissés. Mais quand on sait depuis vingt siècles que la plénitude de la vérité est en avant de nous…


Date de mise en ligne : 20/06/2011

https://doi.org/10.3917/rsr.112.0171

Notes

  • [1]
    Histoire critique du Vieux Testament [HCVT], Préface, édition P. Gibert, Bayard, Paris 2008, p. 86.
  • [2]
    Ibid., p. 86.
  • [3]
    Ibid., p. 80.
  • [4]
    Sans parler de la tardive expression « méthode critique » ou « méthode historico-critique », dont on ne peut qu’espérer une disparition prochaine… (cf. P. Gibert, « Critique méthodologique dans l’approche de Jésus », RSR, avril-juin 2008, T. 96/2, pp. 219-240).
  • [5]
    Ga 4,21-31.
  • [6]
    Cf. Paul Veyne, Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes?? Essai sur l’imagination constituante, Le Seuil, Paris, 1983 : « Le mythe est véridique, mais au sens figuré?; il n’est pas vérité historique mêlée de mensonges?: il est un haut enseignement philosophique entièrement vrai, à condition qu’au lieu de le prendre à la lettre on y voie une allégorie. Deux écoles, donc?: la critique des légendes par les historiens et l’interprétation allégorique des légendes par la plupart des philosophes, dont les Stoïciens?; l’exégèse allégorique de la Bible en sortira, promise à quinze siècles de triomphe. La raison de l’allégorisme stoïcien était la même que celle de l’allégorisme biblique?: le texte considéré était tenu pour une véritable autorité. » (ibid., coll. « Points-Essai », 1992, p. 72). Voir aussi?: Suzanne Saïd, Approches de la mythologie grecque. Lectures anciennes et modernes, Les Belles Lettres, Paris, 2008, « Les lectures allégoriques » pp. 98-102.
  • [7]
    Où, rappelons-le, Levita pose la question de la valeur et de la légitimité des points-voyelles dans le lointain héritage d’Ibn-Ezra à la fin du XIIe siècle.
  • [8]
    Cf. Introduction à Jean Astruc, Conjectures sur la Genèse, Éditions Noêsis, Paris, 1999, notamment pp. 19-26.
  • [9]
    Comme l’avait fait Witter en 1711 reconnaissant une hymne dans le premier chapitre de la Genèse et, ce faisant, distinguant les « deux récits de création » dans son Jura Israelitarum in Palaestinam Terram Chananaeam Commentatione in Genesin.

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