1Les productions autour de « science et foi » restent toujours aussi nombreuses dans le monde anglo-saxon. La question de l’évolution est très présente, ainsi que l’écologie. Des réflexions plus fondamentales ne sont pas absentes. Ce bulletin présente une sélection d’ouvrages significatifs dans ces trois champs.
I – Réflexions générales
2. Alex Bentley, ed., The Edge of Reason ? Science and Religion in Modern Society, Continuum, Londres, 2008, 222 p.
3. John Haught, God and the New Atheism, John Knox, Westminster, 2007, 124 p.
4. Alexei Nesteruk, The Universe as Communion. Towards a Neo-Patristic Synthesis of Theology and Science, T & T Clark, Londres, 2008, 286 p.
5. Lydia Jaeger, Ce que les cieux racontent. La science à la lumière de la création, Excelsis, Charols, 2008, 246 p.
6. LeRon Shults, Reforming Theological Anthropology, Eerdmans, Grand Rapids, 2003, 264 p.
7. LeRon Shults, ed., The Evolution of Rationality : Interdisciplinary Essays in Honor of J. Wentzel Van Huyssteen, Eerdmans, Grand Rapids, 2007, 426 p.
8. Wentzel Van Huyssteen, Alone in the World ? Human Uniqueness in Science and Theology, Eerdmans, Grand Rapids, 2006, 346 p.
2La première série de travaux présentés est constituée par des ouvrages abordant largement la problématique des rapports entre science et théologie chrétienne.
31. Design and Disorder. Perspectives from Science and Theology est un ouvrage collectif issu du colloque de l’European Society for the Study of Science and Theology (ESSSAT) qui s’est tenu à Lyon en 2000. Il en rassemble les huit interventions principales. Le thème est choisi en rapport avec les débats suscités par la vision actuelle du monde, tant dans le champ cosmologique que dans celui, plus ancien, de la théorie de l’évolution dans sa version darwinienne (rôle du hasard) et dans celui, plus récent, des nouvelles théories générales (chaos, auto-organisation, etc.). La question centrale est celle du « design » (conception, dessein) qui recouvre aussi bien le thème de l’ordre que celui de la finalité. Dans la suite, je m’arrêterai sur les contributions théologiques.
4Dans son article, Nils Henrik Gregersen, théologien danois, revisite la théologie naturelle exemplifiée dans le monde anglo-saxon par l’œuvre de William Paley : l’ordre global du monde, que manifeste la remarquable adaptation des organismes à leur environnement, renvoie à un concepteur qui ne peut être que le Dieu de la Révélation chrétienne. Gregersen constate que cette démarche trouve une nouvelle vigueur en cosmologie dans le « principe anthropique » qui souligne lui aussi une organisation d’ensemble de l’univers supposant un « réglage fin » initial, un ajustement des conditions initiales permettant ultérieurement l’émergence de formes de vie complexes. Par contraste, il relève l’écart avec ce que l’on constate dans le monde vivant dont l’évolution est soumise au hasard des mutations et à la contingence des événements. Il se tourne alors vers les théories de l’auto-organisation (Per Bak, Murray Gell-Mann et Francisco Varela) pour percevoir des systèmes qui parviennent à l’ordre sans nécessiter de « réglage fin » extérieur au système. La conséquence théologique est l’idée que « Dieu peut être vu comme soutenant l’auto-créativité de la nature et peut-être même stimulant le processus global (overall process) de l’évolution dans certaines directions » (p. 78).
5Christoph Theobald s’interroge, dans sa contribution, sur le concept de finalité, incontournable dans une théologie chrétienne de la création. Il mentionne aussi le principe anthropique, mais en soulignant la nécessaire marge d’interprétation. L’une des thèses de l’article est en effet : « la liberté de l’homme d’interpréter son existence au sein d’un univers dont les dimensions défient toute imagination » (p. 146). Les théories scientifiques, lorsqu’elles se veulent globales (cosmiques), ne peuvent échapper à la dimension métaphorique qui les rapproche (dangereusement) du mythe. La philosophie kantienne vient opportunément nous rappeler que « l’idée de l’univers ou de totalité ne peut jamais devenir objet de connaissance face à un sujet » (p. 154). Le théologien plaide pour un modèle d’« articulation critique » entre des discours pluriels. Une ouverture est alors possible : la bonne nouvelle évangélique situant la finalité non dans la structure du cosmos mais dans le don créateur permettant « un accès libre, autonome et sans garantie, des sujets à leur propre unicité » (p. 165).
6Le théologien orthodoxe Alexei Nesteruk, que nous retrouverons plus loin, critique aussi les cosmologies « monistes ». Il part de l’apport kantien qui montre l’impossibilité de trouver un fondement du monde dans le monde lui-même (p. 173). Il est proposé alors de se tourner vers la pensée des Pères grecs, confrontés à une autre cosmologie moniste, celle de la culture grecque. Leur apport consiste à remplacer la catégorie ontologique d’ousia (substance) par l’hypostasis qui, chez les Cappadociens, acquerra une dimension personnelle : « C’est la personne, par sa capacité d’être en communion avec Dieu, via son intellect spirituel (accordé comme un don de connaître Dieu de l’intérieur du monde créé), qui établit la signification et les critères de la vérité » (p. 177). La personne humaine assure la médiation entre sensible et intelligible. Un rapprochement est fait avec la cosmologie de Penrose, de tournure aussi platonicienne.
7La contribution de Willem Drees critique l’approche habituelle des débats science/théologie placés essentiellement sous le signe de l’« ordre », de l’« harmonie » ou de l’« adaptation » (par exemple, le principe anthropique) au profit d’une visée transformatrice dans laquelle le salut n’est pas d’abord la restauration d’une « nature » perdue. Il convient de marquer plus nettement « la discontinuité entre le naturel (ce qui “est”) et ce qui doit être » (p. 210). Dieu n’est donc pas tant l’auteur des lois de la nature que celui qui appelle l’humanité à la responsabilité d’un projet créateur.
82. L’ouvrage collectif The Edge of Reason ? Science and Religion in Modern Society rassemble des contributions visant à répondre à ce qui semble une « nouvelle guerre froide » (p. xvii), le conflit entre le créationnisme d’un côté et l’athéisme militant d’un Richard Dawkins de l’autre. Les auteurs sont de sensibilités variées, évangéliques aussi bien qu’agnostiques. La taille limitée des articles ne permet pas le développement d’un argumentaire détaillé, mais les notes permettront au lecteur d’aller plus loin.
9Plusieurs paramètres occasionnent une effervescence du débat public sur science et religion : éducation, recherche sur les cellules souches, débats politiques, terrorisme fondamentaliste (Michael Shermer, p. 47). Le débat académique doit prendre en compte ces facteurs sociaux, dans la mesure où, comme le rappelle John Brooke, les religions ne sont pas seulement des croyances mais aussi (avant tout ?) des pratiques (p. 156).
10L’originalité de la démarche est de donner une place substantielle à des anthropologistes, sensibles aux cultures et aux croyances. C’est typique d’une fluidité de la frontière traditionnelle entre sciences naturelles (« dures ») et sciences humaines, ainsi que du spectaculaire développement des champs de recherche qui en résulte : anthropologie culturelle, archéologie, paléoanthropologie, biologie de l’évolution, neurosciences, etc. Cela profile de nouveaux paramètres – certes encore nébuleux – pour des « sciences religieuses » qui se limitent plus à la psychologie ou à la sociologie. L’évolution darwinienne est vue comme « cadre » (frame- work) de l’étude de la culture. « À mes yeux – ajoute Michael O’Brien –, les caractères humains non directement contrôlés par les gènes sont autant soumis aux processus évolutifs comme la sélection naturelle et la dérive que le sont les caractères corporels » (p. 193).
11Une place est aussi donnée à des pensées orientales, grâce à l’intervention d’un bouddhiste, Hiroko Kawanami, qui relève que « le poids mis sur la rationalité et la science [occidentale] n’a pas amélioré la condition humaine, mais a seulement augmenté la croyance dans la toute-puissance du raisonnement de l’homme » (p. 152). L’individualisme de la raison occidentale est critiqué au profit d’une relation au monde plus collective.
123. L’ouvrage du théologien de Georgetown, John Haught, est aussi circonstanciel que le précédent. L’explosion de publications d’un athéisme militant fondé sur la « science » amène à s’interroger sur la signification de ce phénomène social. Bien qu’émanant parfois d’universitaires reconnus, le biologiste Richard Dawkins, le philosophe et neuroscientifique Sam Harris, auxquels on peut ajouter le philosophe Daniel Dennett (mais aussi le journaliste provocateur Christopher Hitchens), l’argumentaire philosophique de ces « nouveaux athées » est très faible. Mais Haught pense que cela invite le théologien à prendre la parole d’une manière audible sur le « forum » de la société.
13Ces « nouveaux athées » empruntent en effet leurs arguments essentiellement aux créationnistes, considérés comme les représentants les plus authentiques de la « religion », car les plus « cohérents » dans leur démarche. L’enjeu est donc de montrer qu’une théologie ouverte et plurielle n’est pas un compromis bancal avec la culture moderne mais qu’elle s’inscrit bien dans la tradition chrétienne la plus authentique.
14De fait, ces « athées » partagent avec les créationnistes ou les partisans de l’Intelligent design le préjugé scientiste qui réclame un univers compréhensible, sans contingence. Le principal motif du scientisme est « la peur de perdre le contrôle » (p. 38). C’est vrai sur le plan de la connaissance aussi bien que dans le champ moral. Une « obsession puritaine » (p. 96) voudrait que tout dans l’univers (et dans la Bible !) soit clair, dépourvu d’ambiguïté, « intelligemment conçu ». À l’encontre, il convient de rappeler que la foi n’est pas une proposition intellectuelle mais un « état de remise de soi dans lequel son être total, pas seulement l’intellect, est éprouvé comme transporté dans une dimension de la réalité plus profonde et plus réelle que tout ce qui peut être appréhendé par la science et la raison » (p. 13).
15L’apport de John Haught ne suffira pas à convaincre les « puritains » des deux bords mais il pourra conforter ceux qui ont conscience de la complexité du monde.
164. Le livre du théologien orthodoxe Alexei Nesteruk, The Universe as Communion, développe le propos déjà rencontré dans le colloque de l’ESSSAT (cf. n° 1). Il faut noter l’intérêt d’un apport orthodoxe dans un champ disciplinaire largement nourri par des théologies de tradition protestante. Les sources sont résolument patristiques, mais aussi phénoménologiques (Husserl et Heidegger). Ce que l’auteur met en question est la pensée de la modernité classique (le pouvoir de la raison discursive) puisqu’il veut effectuer une synthèse de convictions théologiques prémodernes avec une méthodologie philosophique postmoderne (p. 2).
17Dans la pensée patristique, remise au centre de la réflexion théologique orthodoxe par Georges Florovsky, s’affirme un refus de l’attitude naturaliste au profit de l’affirmation du caractère existentiel de la démarche. L’approche du cosmos est résolument personnaliste : « L’établissement d’une relation entre théologie et science ne peut se fonder que dans les profondeurs du sujet humain » (p. 50). Ce dernier ne se laisse pas enfermer dans la nécessité naturelle.
18Dans cette ligne, l’univers est vu comme communion. La création est démarquée d’une fabrication (de choses) au profit du don d’une présence. L’univers ne peut être appréhendé que par participation, ce qui donne toute sa place au corps. La présence du Créateur peut se faire discrète si la visée est une communion de libres partenaires : « La transcendance est le désir réciproque pour une relation d’amour où l’amour amplifie l’identité de l’un et de l’autre et les fait se montrer mutuellement sans que l’un soit absorbé par l’autre » (p. 264).
19On trouve dans cet ouvrage bien des thèmes fréquemment présents dans les théologies actuelles de la création. On peut relever que l’accent est mis davantage sur la communion (à venir bien qu’anticipée au présent) que sur la liberté des partenaires.
205. L’ouvrage de Lydia Jaeger, Ce que les cieux racontent. La science à la lumière de la création, est la partie théologique d’une thèse de philosophie, dont le versant épistémologique avait été publié séparément (Lois de la nature et raisons du cœur. Les convictions religieuses dans le débat épistémologique contemporain, Peter Lang, Berne, 2007). L’auteur s’inscrit très nettement dans la tradition calviniste, plus précisément dans le renouveau néo-calviniste. Deux traits sont soulignés d’emblée : une « compréhension particulièrement radicale » de la distinction entre Créateur et créatures (p. 23) et le rôle fondamental de la foi dans toute entreprise cognitive (p. 24).
21Un premier chapitre expose l’idée de création qui relève de la volonté divine, mais sans arbitraire (place de la sagesse). La création n’est pas un choix entre plusieurs possibles, mais « elle pose le réseau des possibles par rapport auquel elle se comprend » (p. 44). Cela conduit à souligner la contingence de l’ordre naturel, distinguant entre nécessité logique et nécessité physique. De ce fait, la connaissance du monde ne peut être qu’expérimentale. C’est bien ce que sera la science moderne par différence avec la science antique. Le deuxième chapitre poursuit cette perspective en critiquant l’analogie de l’être, dans une ligne inspirée par Duns Scot : « La transcendance divine interdit de faire de l’être un concept général sous lequel subsumer Dieu et le monde » (p. 58).
22Cela dit, la liberté du Créateur ne s’oppose pas à celle de ses créatures mais la fonde. Une alliance est possible qui ouvre l’histoire. Le troisième chapitre s’efforce de tirer les sciences de la nature vers les sciences historiques, à rebours de la tendance « naturaliste » : « l’idée de création intègre facilement, voire demande, l’historicité de l’ordre naturel » (p. 99).
23L’épistémologie de l’auteur est présentée au quatrième chapitre comme plaidoyer pour une « connaissance relationnelle » : « Comme le théisme croit que la réalité dernière est personnelle, il nous incite à trouver le paradigme de la connaissance dans la relation empathique entre deux personnes » (p. 143). Cela rejoint la conception biblique de la connaissance. Cette relation respecte pourtant la consistance des personnes impliquées. La connaissance n’est pas réception passive mais mise en œuvre d’une liberté. Il y a à la fois confrontation à une réalité extérieure (réalisme) et démarche intérieure (idéalisme). « L’homme fait face au monde à connaître, tout en entretenant des relations dynamiques avec lui » (p. 159).
24Le dernier chapitre revient à la théologie par le biais d’un examen critique de la théologie naturelle. On comprendra aisément que l’auteur est réservée à l’égard d’une démarche qui voudrait parvenir à la connaissance de Dieu à partir des seules réalités naturelles. Pourtant, une issue est possible si l’on réalise qu’il n’existe pas de réalité purement immanente. La confrontation à l’altérité du monde (« Le savoir naît de la rencontre avec la réalité qui nous transcende : l’altérité est décisive pour l’acte de connaître », p. 208) peut conduire à une autre rencontre.
25Cet ouvrage, bien documenté et clairement écrit, montre la fécondité d’une approche de la création que l’on peut dire calvinienne mais qui s’enracine en fait dans l’héritage « franciscain » (Duns Scot et le nominalisme), sensible à la liberté créatrice (on peut regretter que l’auteur qualifie de « créationniste » ce qui est plus simplement la doctrine chrétienne de la création). Cette perspective aide à déjouer les pièges d’une théologie naturelle qui identifie Dieu avec l’ordre du monde.
266. LeRon Shults, théologien qui enseigne actuellement en Norvège, s’inscrit dans la mouvance « postfondationaliste » de Wentzel van Huyssteen, sur lequel nous reviendrons bientôt. La visée de son ouvrage Reforming Theological Anthropology est de faire ressortir le moment anthropologique de la relationalité, à l’encontre du réductionnisme scientiste, mais sans pour autant sortir du dialogue avec la démarche scientifique.
27Le début du livre retrace l’itinéraire de pensée qui fait aller du primat aristotélicien de la substance vers la prise en compte du thème de la relation. Ceci est cohérent avec une attitude de foi comprise comme confiance faite à autrui, remise de soi, à l’encontre de la maîtrise de la connaissance objectivante. Il est observé qu’une telle évolution a lieu aussi dans le champ des sciences si l’on prend l’exemple de la proposition d’un Prigogine.
28Les références théologiques sont prises chez Schleiermacher (ch. 5), Barth et Pannenberg (ch. 6). Pour le premier, l’auteur postule que la relationalité n’est pas seulement le résultat de sa démarche mais aussi « le point de départ de sa méthode dogmatique et qu’elle fonctionne comme un principe régulateur fondamental » (p. 99). Les deux théologiens du xxe siècle estiment que le thème de l’image de Dieu implique l’idée de relation interpersonnelle, mais avec des accents différents.
29Dans le champ anthropologique, l’intellectualisme a longtemps dominé jusqu’à la redécouverte du corps et des émotions, ce qui amène à revenir vers une anthropologie biblique. Les travaux récents montrent en quoi elle est holistique, voyant la personne comme un tout.
30La vision de l’homme qui en résulte est ouverte sur l’avenir. Des exemples de ce « tournant eschatologique » sont pris chez Pannenberg et Moltmann qui intègrent tous deux une dimension cosmique. « Au lieu de regarder vers le passé pour y trouver la relation entre Dieu et l’humanité, le chrétien peut tourner les yeux vers une communion à venir avec Dieu, une koinonia dans et par l’Esprit de Jésus-Christ dont la parousia apporte déjà le royaume de la paix divine plus proche de nous que nous ne le sommes à nous-mêmes » (p. 242).
317. Les contributions qui composent l’ouvrage The Evolution of Rationality, rassemblées par le jeune théologien dont il vient d’être question, sont un hommage à Wentzel van Huyssteen, professeur de science et religion au Séminaire universitaire de Princeton. L’ouvrage est divisé en trois grandes parties : philosophique, scientifique et théologique. Les vingt-trois contributions de ce volume n’ont pas toujours un rapport explicite à la théologie de van Huyssteen. On s’arrêtera essentiellement à celles qui composent un paysage cohérent.
32Un premier chapitre (Kenneth Reynhout) retrace l’itinéraire intellectuel de van Huyssteen depuis ses premiers enseignements dans l’Afrique du Sud de l’apartheid. Cet élément contextuel est important car il souligne une dimension d’engagement qui marque sa théologie : « L’engagement personnel des théologiens systématiciens gouverne ultimement leur formulation des propositions au sujet de Dieu » (van Huyssteen cité par Philip Clayton, p. 88). C’est ainsi que première démarche de van Huyssteen sera de dénoncer une doctrine sociale qui veut trouver sa justification dans un positivisme biblique. Il sera donc amené à rejeter tout positivisme par une théorie de l’interprétation qui ne lui fait pas perdre pour autant tout contact avec une « réalité » du monde. Le souci d’un dialogue avec les sciences de la nature est présent dès sa thèse (sur Pannenberg). Une deuxième phase dans l’évolution de sa pensée est la prise en compte du contexte postmoderne à son arrivée aux États-Unis. Le « non-fondationalisme » (ou « déconstructionnisme ») est dépassable par une entrée en conversation pluridisciplinaire. C’est là qu’il forge la notion de « postfondationalisme » comme une démarche contextuelle et intersubjective, engagée et faillible, provisoire et exploratoire (p. 9). La rationalité humaine est abordée dans sa dimension pratique : elle vise à préparer des jugements responsables. La connaissance est mise en quelque sorte au service de la décision. Dans une troisième phase du développement de sa réflexion, van Huyssteen s’intéresse aux origines évolutives de la rationalité et de la singularité humaine. Mettre l’accent sur la capacité à porter des jugements, comme une caractéristique de l’humain, amène à s’interroger sur la provenance historique de cette caractéristique, à la lumière des connaissances que nous avons des « origines » de l’humanité.
33La réflexion sur la rationalité est honorée par plusieurs contributions philosophiques. Calvin Shrag, un philosophe de référence pour van Huyssteen, reprend la critique par ce dernier du « fondationalisme » de la pensée antique et moderne à travers la notion de « reconnaissance ». De l’idée de reconnaître ce qui est déjà connu dans la certitude, qu’elle soit empirique ou idéaliste, on passe à la constitution du soi dans la reconnaissance d’autrui (la référence hégélienne est explicite). Ceci introduit la dimension du temps : « la compréhension de soi en relation avec d’autres soi est une compréhension de part en part temporalisée » (p. 25-26). Ce n’est pas seulement la « rétention » du passé mais, à la suite de Kierkegaard, l’idée d’une « protention » vers l’avenir.
34L’apport scientifique est essentiellement dans le champ, désormais élargi par la théorie de l’évolution, des sciences de l’homme. On relèvera l’importance accordée à la paléoanthropologie qui apporte de nouveaux éléments à une histoire de la religion (Jean Clottes). Ainsi Ian Tattersall, avec qui Wentzel van Huyssteen poursuit une conversation transdisciplinaire, s’interroge-t-il sur « les origines de la cognition humaine et l’évolution de la rationalité ».
35Parmi les diverses contributions théologiques, on retiendra celle de Richard Osmer dans le champ de la théologie pratique. Il propose de dépasser la méthode tillichienne de corrélation, trop « moderne », sans pour autant se contenter de la méthode « transformative » (transformational) de Loder et van Deusen Hunsinger, estimée au contraire trop « postmoderne » (p. 331). L’auteur se réfère à la démarche de Bhaskar qui propose un triple fondement : réalisme ontologique, relativisme épistémologique, rationalité du jugement (judgmental rationality, p. 344).
368. Alone in the World ? Human Uniqueness in Science and Theology reprend les Gifford Lectures de 2004. Il appartient à la troisième période de l’évolution du théologien Wentzel van Huyssteen, mentionnée ci-dessus. L’intérêt s’est déplacé sur le plan anthropologique. Comment rendre compte de la singularité de l’humanité (telle qu’exprimée par la notion d’« image de Dieu ») au regard des connaissances scientifiques actuelles qui la place en étroite connexion avec le monde animal ? Ce n’est pas à la science seule de se prononcer sur cette question mais une réflexion théologique qui ne prendrait pas en compte l’apport des sciences serait déficiente.
37Le premier chapitre propose des considérations méthodologiques qui font écho à ce qui était dit à propos du livre précédent. La théologie ne peut pas élaborer sa rationalité indépendamment des autres (p. 12). En outre, l’important n’est pas une théorie abstraite de la raison, mais la prise en compte des jugements de la vie quotidienne : « c’est seulement comme individus, vivant avec d’autres êtres humains dans des situations, des contextes et des traditions concrètes, que nous pouvons parler de rationalité » (p. 11).
38La conversation, essentiellement synchronique, amène à intégrer la dimension du temps. Plus qu’il ne le faisait dans ses ouvrages précédents, plus formels, le théologien de Princeton s’intéresse aux traditions, à ce qui nous précède dans le temps. Nous ne sommes pas déterminés par un héritage traditionnel, comme dans une perspective strictement naturaliste, mais nous ne pouvons pas l’ignorer : « nous ne pouvons pas être séparés de notre passé » (p. 115). La notion de tradition est étendue au-delà de l’histoire au sens habituel, vers la protohistoire, ce qui amène à rencontrer la paléoanthropologie.
39Avant d’aborder ce nouveau champ interdisciplinaire, un chapitre est consacré à la notion d’image de Dieu. L’analyse est menée à partir de l’Écriture, enrichie par la réflexion des Pères chez qui cette notion est davantage présente. Parmi les théologiens récents, van Huyssteen examine les apports de von Rad (approche fonctionnelle), Barth (approche relationnelle ou existentielle), se sentant plus proche de la démarche de Pannenberg (dimension eschatologique, p. 139).
40La science actuelle nous donne de plus en plus de connaissances sur les origines biologiques de l’humanité. Mais, plus que l’évolution biologique au sens large, c’est la discipline relativement neuve de l’épistémologie évolutive qui intéresse le théologien. Il s’agit de repérer la divergence qui s’opère entre nature et culture. Si le langage n’est pas fossilisable, des formes artistiques manifestant la capacité humaine de symbolisation sont de mieux en mieux connues. C’est sur ce terrain que la conversation interdisciplinaire est conduite, ce qui constitue l’apport le plus original de l’ouvrage.
41Le dernier chapitre revient à la théologie, tirant les conséquences du parcours précédent autour du thème de la corporéité de l’homme. La notion d’image de Dieu émerge du processus naturel sans s’y réduire. L’apport de la science est de « nous aider à mieux comprendre comment nos corps, issus de l’évolution, sont les porteurs de l’unicité humaine » (p. 325). Si l’on revient finalement à des thèmes classiques, ils ont acquis, grâce à l’approche transversale, une pertinence que leur seul enracinement traditionnel ne pouvait leur donner.
II – La théologie et la vision évolutive
10. Louis Caruana (ed.), Darwin and Catholicism. The Past and Present Dynamics of a Cultural Encounter, T & T Clark, Londres, 2009, 230 p.
11. Mariano Artigas, Thomas Glick & Rafael Martinez, Negociating Darwin. The Vatican confronts evolution. 1877-1902, John Hopkins, Baltimore, 2006.
12. Henry de Dorlodot, L’origine de l’homme. Le Darwinisme du point de vue de l’orthodoxie catholique. 2 (texte édité par Marie-Claire Groessens-Van Dyck et Dominique Lambert), Mardaga, Wavre, 2009, 206 p.
13. Michael Ruse, The Evolution-Creation Struggle, Harvard University Press, Havard, 2005, 328 p.
14. Ted Peters & Martinez Hewlett, Evolution from Creation to New Creation, Abingdon Press, Nashville, 2003.
42L’actualité récente a remis en valeur le vieux conflit entre évolution et religion. Le monde américain reste toujours le siège des courants créationnistes qui gagnent de l’influence ailleurs dans le monde. Cela ne pourrait être qu’un débat de socio-psychologie religieuse si cela ne donnait occasion à publier des travaux de qualité visant à préciser l’impact d’une vision évolutive – plus précisément darwinienne – sur l’expression de la théologie de la création et de l’anthropologie théologique. Les travaux présentés ci-dessous relèvent pour la plupart des études historiques. Mais celles-ci font émerger des problématiques susceptibles d’intéresser le théologien.
439. Il existe relativement peu d’études historiques sur l’Église catholique et la science, sur l’ensemble de son histoire, au moins depuis l’affaire Galilée. Le projecteur s’est braqué sur cette affaire, devenue emblématique des rapports entre Église et science (et utilisée comme argument anticatholique à partir du XIXe siècle), au détriment d’autres dossiers, comme celui de l’évolution. Les études du darwinisme ont surtout été le fait d’historiens de sensibilité protestante ou plus intéressés par les réactions dans les milieux protestants, libéraux ou évangéliques (outre les ouvrages de John Brooke, on se réfère à James Moore, The Post-Darwinian Controversies, Cambridge University Press, 1978n et David Livingstone, Darwin’s Forgotten Defenders : The Encounter Between Evanglical Theology and Evolutionary Thought, Grand Rapids, Eerdmans, 1987). La présente étude, Roman Catholicism and Modern Science. A History, que l’on doit à Don O’Leary, complète ces travaux.
44Si le premier chapitre revient sur l’affaire Galilée et ses suites, c’est surtout la réception de l’évolution qui occupe l’ensemble de l’ouvrage. Celle-ci est située dans le contexte culturel d’une société en pleine transformation. La documentation apportée relève surtout du monde britannique, y compris l’Irlande, dont l’auteur est originaire, et dont le poids symbolique est important dans le catholicisme anglophone de la deuxième moitié du XIXe siècle. Le discours prononcé à Belfast par le naturaliste évolutionniste John Tyndall le 19 août 1874 et la réaction vigoureuse des évêques irlandais sont des repères symboliques.
45Parmi les diverses figures en débat, l’auteur s’attache surtout à celle de St George Mivart, biologiste ami de Thomas Huxley, converti au catholicisme et habituellement considéré comme « le « seul scientifique catholique éminent en Angleterre » (p. 80). Sa critique de la sélection naturelle, considérée comme pertinente par Darwin, ne l’empêche pas de juger que la vision darwinienne du vivant est compatible avec le catholicisme. Néanmoins, il finit par se brouiller avec ses amis évolutionnistes. Il provoque des réactions critiques parmi la hiérarchie catholique par sa défense vigoureuse de la liberté du chercheur : « Les scientifiques catholiques sont fortement invités à ne pas permettre aux déclarations des autorités ecclésiastiques d’interférer avec leur poursuite de la vérité » (p. 86).
46Après la crise moderniste, les positions s’assouplissent progressivement. L’auteur s’intéresse aussi à la figure du Père Ernest Messenger dont les ouvrages ont contribué dans le monde anglophone à la réconciliation de l’Église catholique avec la théorie de l’évolution. Néanmoins, aux yeux de l’auteur, « l’obstacle principal » au dialogue réside dans le fonctionnement autoritaire de l’Église et « la nature dogmatique de la théologie » (p. 201). Il est souhaitable de nuancer cette thèse par l’exemple du pluralisme que manifestent les recherches théologiques récentes avec lesquelles l’historien paraît moins familier. L’apport documentaire de l’ouvrage, bien que portant essentiellement sur le monde anglophone, est substantiel. Toutefois la tendance à n’aborder l’Église catholique qu’à travers son expression « magistérielle » a pour effet de polariser les débats plus qu’il ne faudrait.
4710. Réalisé à l’initiative de Louis Caruana, professeur à Heythrop College de Londres, Darwin and Catholicism. The Past and Present Dynamics of a Cultural Encounter est un ouvrage collectif qui complète le précédent. Il se divise en trois parties : études historiques, thèmes philosophiques et thèmes théologiques.
48La partie historique propose d’abord des panoramas d’ensemble, Don O’Leary présentant la situation irlandaise comme « cas d’école » et Pawel Kapusta la situation dans l’Église après Humani generis. Puis viennent des études plus spécifiques. Fainche Ryan propose une articulation possible entre pensée thomiste et vision darwinienne. J’étudie pour ma part le rapport de Teilhard de Chardin à l’évolution. Patrick Byrne et Frank Budenholzer s’intéressent à la réception de Darwin dans l’œuvre de Bernard Lonergan.
49Les contributions théologiques présentent un certain nombre de convergences. Dans sa critique de la théorie du « dessein intelligent », Louis Dupré recourt à Maître Eckhart et Nicolas de Cuse pour souligner l’immanence de Dieu dans sa création. Cela résonne avec l’idée d’un dynamisme interne à la matière, reprise de Bergson. Joseph Zycinski rejette le modèle artisanal appliqué à la théologie de la création au profit d’un modèle esthétique. Stephen Pope étudie l’impact dans le champ de la théologie morale. Enfin John Haught critique les notions « gouvernance » ou de « guidance », encore fréquemment présentes dans les discours sur la Providence, estimant qu’« après Darwin, l’idée d’un Dieu personnel qui “gouverne” et “guide” le cosmos est moins croyable que jamais » (p. 209). La vision évolutive invite plutôt à un retour à « la compréhension biblique plus fondamentale de la providence comme promesse » (p. 217).
5011. L’ouverture des archives du Saint-Office en 1998 a permis aux historiens d’en savoir plus sur les différentes affaires où s’étaient illustrés des penseurs catholiques favorable à l’évolution. Le livre Negociating Darwin. The Vatican confronts evolution. 1877-1902 est le résultat des investigations des trois auteurs, Mariano Artigas, philosophe à l’Université de Navarre, Thomas Glick, historien de Boston, et Rafael Martinez, philosophe à l’Université de la Sainte-Croix (Rome). Il porte sur les six principaux cas de la deuxième moitié du XIXe siècle (au XXe siècle, la situation s’est assouplie, malgré quelques autres affaires comme la mise à l’écart de Teilhard de Chardin) : le Père Raffaello Caverni, le Père Dalmace Leroy, le Père John Zahm, Mgr Geremia Bonomelli, Mgr John Hedley et St George Mivart, dont on a déjà parlé.
51L’étude montre que les dossiers ne relèvent que de la Congrégation de l’Index, aucun n’ayant été déféré au Saint-Office. La position du magistère a donc été modérée, sans doute par crainte de déclencher une deuxième affaire Galilée (dont les documents sont publiés justement à cette époque). Il n’y aurait pas de politique d’ensemble, tout au plus une tentative de « ralentir l’évolutionnisme » (p. 278). Les attaques publiques contre ces personnes sont surtout le fait de la Civilta Cattolica (p. 26-30), dont il convient de rappeler quand même la proximité avec le Saint-Siège. Les auteurs rappellent qu’à l’époque, presque tous les théologiens catholiques (dont Scheeben, Mazzella, p. 19) étaient opposés à la provenance du corps humain par évolution. L’évolutionnisme était vu comme « une idéologie matérialiste et agnostique fondée sur une théorie scientifique qui n’avait pas de base solide » (p. 279).
52Les auteurs s’efforcent de montrer la modération des instances romaines face à la question de l’évolution, et l’existence de débats au sein des commissions. Il faut reconnaître que les matériaux apportés montrent aussi la fermeture du monde théologique de l’époque à l’égard d’une transformation de la vision du monde dont les conséquences vont bien au-delà de ce qu’on pensait alors.
5312. Cette réédition d’un texte ancien, L’origine de l’homme. Le Darwinisme du point de vue de l’orthodoxie catholique, enrichit les dossiers précédents. Le chanoine Henry de Dorlodot, professeur de sciences à l’Université de Louvain, mais aussi docteur en théologie de l’Université grégorienne, est une figure originale mais significative des essais de rencontre entre évolutionnisme et catholicisme au début du XXe siècle. On connaissait ses conférences sur « Le darwinisme au point de vue de l’orthodoxie catholique » prononcées en 1915 et publiées en 1921, mais la suite, portant sur l’évolution humaine, était restée non seulement inédite mais introuvable jusqu’en 2006. C’est l’édition de ce texte, « l’une des pièces importantes de l’histoire de la réception du darwinisme dans l’Église catholique du début du vingtième siècle » (p. 13), que proposent Marie-Claire Groessens-Van Dyck et Dominique Lambert.
54La présentation rappelle la vie du chanoine, et d’abord sa prise de conscience, lors de sa formation à Rome, de la faiblesse des arguments antiévolutionnistes de Mazzella. Il faut y ajouter, positivement, sa découverte des Pères de l’Église et de leur approche sinon « pré-évolutionniste », au moins plus souple que la scolastique de son temps (p. 15). Profitant de l’ouverture de l’Université de Louvain aux thèses évolutionnistes, il s’efforça de montrer qu’elles n’étaient en rien incompatibles avec le dogme.
55Le texte de Dorlodot s’intéresse à l’origine de l’homme. En bonne tradition aristotélico-thomiste, il en affirme l’unité, physique et métaphysique, écartant d’emblée la thèse d’une âme humaine pouvant survenir sur un corps non-humain. La « vertu de l’espèce humaine » (p. 119) est déjà présente dans les organismes animaux qui précèdent l’émergence de l’humanité. On a donc affaire à un processus « naturel », le « surnaturel » n’intervenant que dans l’élévation d’Adam à l’état de perfection, d’où le péché le fit déchoir.
56L’auteur s’efforce de faire une lecture rigoureuse du texte de la Genèse, bien informé par l’exégèse de son temps. Il l’enrichit par une riche connaissance de la tradition patristique et scolastique. L’étonnant est la coexistence, quasi « concordiste », d’arguments théologiques et d’arguments scientifiques sans que la distinction soit particulièrement marquée. À certains égards le texte apparaît comme une curiosité historique témoin d’une époque révolue (on pourra lire avec étonnement ses développements sur les « préadamites » et les « coadamites »). Mais il montre aussi l’effort d’un théologien qui veut penser ensemble les acquis de la science de son temps et l’héritage chrétien. Par contraste, cela souligne l’importance de se donner un cadre de pensée « permettant de penser l’origine de l’homme comme moment d’une évolution biologique mais aussi comme être transcendant dont la réalité ne peut se réduire seulement à une description physico-chimique » (p. 89).
5713. L’auteur, Michael Ruse, est un philosophe agnostique, intrigué par la résistance du créationnisme et réservé devant certaines dérives « religieuses » de l’évolutionnisme (cf. p. 201). Son ouvrage The Evolution-Creation Struggle est un parcours historique, dont de nombreux éléments sont connus par ailleurs. Il montre bien la mutation qui s’opère en un siècle dans la représentation de l’évolution, d’une conception progressiste (de Herbert Spencer à Julian Huxley) vers la science « dure » qu’elle est devenue aujourd’hui. Ces ambivalences se retrouvent dans la réception chrétienne de l’œuvre darwinienne, dont la complexité est bien soulignée par l’auteur.
58À ses yeux, le principal clivage n’est pas entre « science » (évolutive) et « religion » (fixiste, dogmatique) qu’entre deux manières de se rapporter à l’histoire, qu’il qualifie de « post-millénariste » et « pré-millénariste », et que l’on trouve aussi bien sous une version religieuse que sous une version sécularisée. Pour la première, l’événement salutaire (la venue du Christ) appartient au passé : il convient maintenant de poursuivre son œuvre. Cela débouche sur une vision volontiers progressiste. Pour la seconde, nous sommes encore en attente d’une « seconde venue » qui va tout renouveler (p. 26). La théologie libérale, dominante dans le monde protestant anglo-saxon à l’époque de Darwin, se rapproche de la première attitude. L’évolution est acceptée comme une expression d’un progrès global de la société auquel l’Église peut collaborer. En revanche, les poussées « évangéliques », en Angleterre et surtout aux États-Unis, s’accompagnent d’un rejet du progrès immanent au monde et donc, de l’idée d’évolution. Une intervention extérieure à l’ordre du monde est nécessaire pour en rétablir l’harmonie détruite par le péché de l’homme.
59La thèse de l’auteur mériterait d’être poussée théologiquement : si on n’adhère pas à une vision linéairement progressiste, on n’est pas contraint d’adopter une posture « apocalyptique », rejetant finalement toute connaissance au profit d’un salut extra-mondain.
6014. Evolution from Creation to New Creation, ouvrage à deux voix, un théologien (luthérien) et un biologiste, pourrait constituer une réponse à l’ouvrage précédent. Sa thèse est en effet que « le but divin pour la longue histoire du cosmos et de la vie sur terre sera révélé rétroactivement lorsqu’adviendra eschatologiquement la nouvelle création » (p. 28). Le fait, largement reconnu aujourd’hui, que la science ne voit pas nécessairement de direction interne à la nature, n’empêche pas de croire à un dessein divin concernant la création.
61Une partie importante de l’ouvrage est un exposé de la théorie darwinienne à l’origine et dans son état actuel, un parcours des divers usages qui en ont été fait (darwinisme social, sociobiologie, psychologie évolutive), ainsi que des réactions critiques dans le créationnisme et la théorie de l’Intelligent design.
62Les deux derniers chapitres apportent une proposition théologique, à partir de l’examen de divers auteurs (Teilhard, Peacocke, Haught, Russell, etc.). La thèse initiale est reprise. Comprendre le dessein divin consiste à tourner le regard vers l’avenir, le Dieu « qui vient ». Ce dessein a une valence eschatologique : « Dieu crée à partir du futur, non du passé » (p. 160). Ainsi le don de la liberté à la créature humaine n’est pas une autolimitation de Dieu. Il libère la créature du déterminisme du passé.
63Cela dit, nous pouvons goûter une « anticipation proleptique » de l’accomplissement eschatologique, même si c’est de manière fragmentaire (p. 166). La connaissance (scientifique) du monde a sa pertinence, à condition de prendre en compte son caractère nécessairement provisoire, correspondant à une création « en procès ». De plus, l’homme n’est pas seulement celui qui connaît mais aussi celui qui participe comme « créé co-créateur » (p. 173, un qualificatif repris de Philip Hefner et qu’on l’on trouve aussi chez Adolphe Gesché) à une création continue. Le naturalisme est une impasse, car l’état présent de la nature ne peut être une référence pour l’agir humain.
64Cette dernière proposition invite à se tourner vers une vision qui s’intéresse précisément à la notion de nature, la vision écologique.
III – La théologie et la vision écologique
16. Rosemary Radford Ruether, Integrating Ecofeminism, Globalization and World Religions, Rowman & Littlefield, Londres/Boulder/New York/Toronto/Oxford, 2005, 194 p.
17. Celia Deane-Drummond, Eco-Theology, Longman & Todd, Darton, Londres, 2008, 240 p.
65L’émergence du paradigme écologique est un des phénomènes les plus significatifs du dernier demi-siècle. Au-delà des mouvements d’opinion et des courants politiques, il s’agit d’une vision du monde qui accorde une place centrale aux ensembles (« holisme »), à l’encontre de l’habituelle approche analytique.
6615. Dans le monde francophone, la théologie québécoise est certainement la plus sensible à ces questions. L’intendance de la création. La vocation écologique de l’humain dans la théologie de Douglas J. Hall, travail d’un jeune théologien de Sheerbrooke, Louis Vaillancourt, est issu d’une thèse sur l’œuvre de Douglas John Hall qui a promu la notion d’« intendance » (stewardship) pour qualifier le rapport de l’humanité à la nature (cf. D. J. Hall, Être image de Dieu. Le stewardship de l’humain dans la Création, Cerf, « Cogitatio fidei », Paris, 1999).
67La problématique part du constat qu’aborder la crise écologique dans toute son ampleur « entraîne une réflexion sur les présupposés anthropo-cosmologiques qui lui sont sous-jacents » (p. 263). Puisque le christianisme a été mis en cause en ce qu’il défend une vision trop « anthropocentrique » (Lynn White), il convient, avant de se tourner trop vite vers des spiritualités « chamaniques » ou orientales, de réexaminer la vision de l’humain dans la tradition chrétienne. L’auteur plaide pour un « anthropocentrisme modéré » caractérisé par la notion d’« intendance » (p. 31).
68Cette notion, dont l’emploi est d’abord ecclésiologique, cherche à tenir ensemble le service et la responsabilité, excluant l’abus et la négligence (p. 66). Elle précise la « domination » de l’humanité sur la nature (cf. Gn 1,28), d’une manière qui répond aux critiques fréquemment adressées par les écologistes à ce mandat divin.
69Le souci de Vaillancourt est d’enrichir le dossier biblique dans l’Ancien comme dans le Nouveau Testament. Une étude de la parabole de Lc 16,1-8 est en particulier proposée. L’ensemble des occurrences permet de tracer un portrait des qualités du bon intendant (oikonomos est rapproché d’epitropos et d’episkopos) : autorité, autonomie, représentativité et responsabilité (p. 168-169). La tradition juive rabbinique est prise en compte pour enrichir le dossier, Hall invitant à un retour aux « sources juives » pour contrebalancer le « platonisme » qui a marqué la théologie chrétienne. Le sabbat vient opportunément limiter un usage intempérant de l’intendance (p. 176).
70Si l’accent est mis très nettement sur l’Écriture, la tradition n’est pas ignorée. L’auteur s’arrête en particulier sur l’apport orthodoxe (Zizioulas) qui, par la liturgie, souligne que l’humain découvre son identité « dans l’association avec la création plutôt que dans la confrontation » (p. 202). Se décentrant vers la nature, l’humain peut s’ouvrir à plus grand que lui.
71La dimension christologique est valorisée plus que chez Hall. Or elle est centrale dans un débat dont le pivot est anthropologique. L’auteur compare l’approche du « Christ intendant » avec la notion de « Christ cosmique » réhabilitée par Sittler et Teilhard de Chardin. La première figure paraît plus pertinente dans le contexte d’un cosmos « dont la vie est menacée » (p. 237), dont on ne peut se contenter de contempler l’harmonie.
7216. L’idée d’un fondement religieux de la crise écologique se rencontre aussi dans Integrating Ecofeminism, Globalization and World Religions, ouvrage de la théologienne féministe de Berkeley Rosemary Radford Ruether, très active dans le champ de ces nouvelles questions. Elle fut l’éditrice avec Dieter T. Hessel d’une « somme » sur le rapport entre christianisme et écologie, Christianity and Ecology (Harvard University Press, 2000), issue de l’une des « conférences Harvard » sur le rapport des grandes religions à l’écologie.
73La démarche procède d’un examen global de la situation présente où l’accent est mis particulièrement sur la dénonciation du système social nord-américain, devenu hégémonique depuis la disparition du bloc soviétique. L’auteur en souligne la dimension messianique particulièrement accentuée sous la présidence de George W. Bush. Le danger d’une telle réduction scientifico-religieuse (alliance d’économisme libéral et de moralisme « chrétien ») invite à intégrer la pluralité d’autres traditions de pensée. C’est pourquoi le deuxième chapitre est consacré à passer en revue les grandes religions qui doivent contribuer ensemble, à « égalité » (p. 78), à tracer une issue de sortie.
74Une autre originalité de l’ouvrage est la dimension féministe, dont on souligne d’ailleurs la présence en divers continents. Cela permet, en s’appuyant sur les travaux de Carolyn Merchant, de remettre en cause l’épistémologie occidentale, « fondée sur un sujet connaissant isolé, en dehors de son objet de connaissance et sans relation avec lui, et dont la connaissance est un moyen de contrôle sur les autres » (p. 123).
75Enfin, le dernier chapitre passe en revue diverses actions entreprises, montrant que la pertinence de la réflexion théologique doit se manifester dans le concret des transformations. Le langage théologique est jugé par un critère pratique.
76Une forte critique d’un certain christianisme « patriarcal » fait que le dossier proprement théologique est assez court. Cela contraste avec l’abondance de la documentation écologique. La référence est prise surtout chez Catherine Keller qui propose une anthropologie du « soi en relation » élargie à toutes les composantes du cosmos, le divin apparaissant comme « une matrice d’énergie vivifiante » (p. 125). L’auteur se défend de tout panthéisme ou de toute « religion naturelle » mais on a du mal à saisir quel peut être l’apport propre de la tradition chrétienne.
7717. Le dossier théologique est sensiblement plus copieux dans l’ouvrage de la théologienne (catholique) de Chester Celia Deane-Drummond. Ce livre, sobrement intitulé Eco-Theology, se veut une synthèse des principaux dossiers et des propositions théologiques. Une documentation très riche, intégrant des auteurs « continentaux » (Moltmann, Rahner, Balthasar), ce qui n’est pas si fréquent, s’accompagne de jugements très équilibrés. Une organisation pédagogique du propos, accompagnée de questions de reprise, ainsi qu’une copieuse bibliographie, en font un précieux instrument de travail.
78Une première partie passe en revue les principales questions écologiques, en lien avec les problèmes économiques. On remarquera à ce propos que, comme c’est le cas dans l’ouvrage précédent, le théologien ne peut faire entendre sa proposition qu’après avoir pris au sérieux les apports des diverses sciences, naturelles et humaines.
79Une deuxième partie propose un « tour du monde » de diverses théologies à résonance écologique, commençant par le « nord » (Pierre Teilhard de Chardin, Matthew Fox, Thomas Berry), poursuivant par le « sud » (le « tournant écologique » des théologies de la libération), l’« est » (les théologies orthodoxes de Zizioulas, Nesteruk, Ware et Boulgakov) et l’« ouest » (examinant plutôt des situations sociopolitiques).
80La dernière partie, plus développée, représente la proposition de l’auteur, s’appuyant d’abord sur un dossier biblique, et passant ensuite en revue les différents champs impliqués, christologie, théodicée, pneumatologie, féminisme, eschatologie. L’auteur se démarque explicitement de la tendance de certaines théologies écologiques, en particulier féministes, qui invitent à contempler la beauté ou la « créativité » de la « nature », négligeant la part de souffrance, de gaspillage, de mal qui règne dans le monde (une théologie de la création qui minimiserait la rédemption). La théodicée n’est pas écartée, à condition qu’elle conduise à une action contre le mal. Mais la pointe est eschatologique, le thème de la résurrection étant étendu aux dimensions du cosmos.
81L’auteur reconnaît en conclusion qu’un modèle théologique doit se confronter avec une pratique pour montrer sa pertinence. C’est ce qui la conduit à valoriser la figure de la Sagesse qui fait le lien entre toutes ces dimensions.
82* * *
83À de rares exceptions près, les productions dans le champ du dialogue entre théologie et sciences de la nature sont influencées par un contexte culturel dont deux composantes sont très présentes, surtout dans le monde anglo-saxon : le regain de débat autour de l’évolution (le créationnisme sous ses diverses formes et son avatar symétrique : l’athéisme scientifique de Richard Dawkins) et l’impact de la crise environnementale. À côté des ouvrages qui abordent directement ces questions, il y a place pour des réflexions plus fondamentales qui posent les questions épistémologiques qui font souvent défaut dans les ouvrages plus grand public. La nécessité d’une réflexion philosophique solide est à rappeler ici.
84La connaissance de l’histoire est aussi précieuse afin de lutter contre la tendance à la réduction polarisante. Au modèle conflictuel, toujours récurrent, on pourrait répondre par une invitation à l’harmonie. Ce serait ne pas honorer ce que l’histoire nous apprend : la distinction croissante des niveaux de discours qui peut nous aider à sortir d’une « naturalisation » qu’elle soit religieuse, comme dans les temps prémodernes, ou profane, comme aujourd’hui. En revanche, la prise en compte de cette pluralité irréductible est une invitation à la conversation interdisciplinaire, dans laquelle s’illustre par exemple un Wentzel van Huyssteen.
85Parmi les thèmes récurrents, on notera – sans surprise – celui de la relation. On s’intéresse davantage à ce qui se passe « entre » qu’à la substance dans son individualité close. De même, une vision dynamique valorise la créativité, par exemple sous la forme de l’auto-organisation, ce qui rend problématique la diction d’une création vue comme opération extérieure. La figure divine qui apparaît relève plus de l’immanence, de la présence au sein du créé, que d’une transcendance d’extériorité. Les accents peuvent être différents : la tradition orientale s’intéressera aux logoi reliés au Logos, tandis que l’héritage calviniste insistera sur la différence irréductible entre le Créateur et la créature, mais toujours au sein d’une relation.
86Une dernière remarque porte sur la place souvent modeste de l’Écriture, ce qui peut paraître surprenant dans un champ théologique très marqué par la tradition protestante. Si elle est très présente chez un Christoph Theobald ou un Louis Vaillancourt, elle l’est sensiblement moins chez un Wentzel van Huyssteen. On peut se défier de tout littéralisme ou positivisme bibliciste ou craindre un risque de concordisme (cf. Henry de Dorlodot) mais il y a là aussi un appel à entendre.