Notes
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[1]
Cerf, Paris, 2009, p 215.
-
[2]
Bertrand Saint-Sernin, « Légitimité et existence de la philosophie de la nature », in Revue de Métaphysique et de morale, PUF, Juil.-Sept. 2004 ; « Y a-t-il place, aujourd’hui, pour une philosophie de la nature ? », Bulletin de la Société française de philosophie, Vrin, Janv.-Mars 1999 ; « Les philosophies de la nature », in D. Andler, A. Fagot-Largeault, B. Saint-Sernin, Philosophie des sciences I, Folio Essais, Gallimard, Paris, 2002.
-
[3]
Cette présentation de la cosmologie et de ses moments est de D. Dubarle, « Épistémologie et cosmologie », in Recherches de philosophie, VII, Idée de monde et philosophie de la nature, Desclée de Brouwer, Paris, 1966.
-
[4]
À ce sujet voir S. Breton, « Monde et Nature », in Idée de monde et philosophie de la nature, Recherches de Philosophie VII, Desclée de Brouwer, Paris, 1966 ; J. Ladrière, « Une philosophie de la nature aujourd’hui », in P. Colin (Dir.), De la nature. De la physique classique au souci écologique, Coll. Philosophie 14, Beauchesne, Paris, 1992.
-
[5]
G.W.F. Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques II, Philosophie de la nature, Introd., Trad. et Notes de B. Bourgeois, Vrin, Paris, 2004.
-
[6]
E. Morin, La méthode. 1. La nature de la nature, 2. La vie de la vie, 3. La connaissance de la connaissance, Seuil, Paris, 1977, 1981 ; I. Prigogine, I. Stengers, La nouvelle alliance, Gallimard, Paris, 1979 ; R. Thom, Modèles mathématiques de la morphogenèse, Christian Bourgois, Paris, 1980.
-
[7]
T. von Uexküll, Der Mensch und die Natur. Grundzüge einer Naturphilosophie, 1953 ; A. Portmann, La forme animale, Payot, Paris, 1961. Voir également des textes de ces deux auteurs dans Phénoménologie et philosophie de la nature. Études phénoménologiques N° 23-24, Ousia, Louvain-la-neuve, 2006 ; J.-C. Gens, Éléments pour une herméneutique de la nature. L’indice, l’expression, l’adresse, Cerf, Coll. Passages, Paris, 2009.
-
[8]
M. Serres, Le contrat naturel, François Bourdin, Paris, 1990.
-
[9]
L. Ferry, Le nouvel ordre écologique, Grasset, Paris, 1992.
-
[10]
J. Patocka, Le monde naturel comme problème philosophique, M. Nijhoff, La Haye, 1976 ; Le monde naturel et le mouvement de l’existence humaine, Kluwer, Dordrecht, 1988.
-
[11]
M. Merleau-Ponty, La nature. Notes, Cours du Collège de France, Seuil, Paris, 1994.
-
[12]
A. N. Whitehead, Le concept de nature, Vrin, Paris, p. 39. Conformément à la suggestion d’I. Stengers, Penser avec Whitehead. Une libre et sauvage création de concepts, Seuil, Paris, 2002, nous modifions la traduction de la phrase citée. Voir son commentaire p. 45ss. La nature est ce dont nous avons l’expérience dans la perception et non ce que nous observons dans celle-ci.
-
[13]
Ibid., p. 39.
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[14]
Le terme se trouve dans un cours polycopié intitulé : L’être et la logique mathématique, cours donné à l’Institut Catholique de Paris en 1968-9. Dans un autre cours polycopié, on trouve une de ces sorties fulgurantes qu’il lui arrivait de faire : « La science n’a pas de ‘fondement’ et n’en a pas besoin : l’entendement scientifique opère ‘in medias res’, d’où il se trouve et comme il peut ; le fait est qu’il peut quelque chose et avec une puissance croissante, mais en restant toujours ouvert sur l’imprévu du réel, sur l’horizon indéfini d’éventualités aussi bien idéales (mathématiques) qu’empiriques, que nul a priori ne peut se flatter d’exclure à l’avance. L’acte de la science n’est pas un acte qui serait comme posé une fois pour toutes sur le sol d’une substance des choses et fixé à des adhérences inébranlables : c’est un acte pour ainsi dire aérien, en vol, acte de l’esprit se soutenant lui-même au sein de l’élément aérien de la cognoscibilité scientifique », Épistémologie des sciences humaines, p 223. Cours professé en 1972-73.
-
[15]
M. Heidegger, Être et temps, Gallimard, Paris, 1986. § 11. Il revient à l’analytique existentiale de réaliser la tâche « qui travaille depuis longtemps la philosophie bien qu’elle essuie échec sur échec dans sa réalisation : l’élaboration de l’idée d’un ‘concept de monde naturel’ ». Au § 14, Heidegger explique qu’on ne peut comprendre la nature qu’à partir du phénomène de la mondéité au lieu d’interpréter le monde en partant de la nature.
-
[16]
Dans l’ouvrage cité au début de cet article. Cf. note 3.
-
[17]
Premiers principes métaphysiques d’une science de la nature, Vrin, Paris, 1971, p. 7.
-
[18]
Pocket Agora, Paris, 1ère éd. Calmann-Lévy 1961, Chapitre 6.
-
[19]
Seuil, Paris, 1999.
-
[20]
Ceci a été bien montré dès 1873 dans une conférence du mathématicien Clifford. Texte traduit et cité par L. Boi, Le problème mathématique de l’espace. Une quête de l’intelligible, Springer Verlag, p. 420-421.
-
[21]
Les considérations qui suivent s’appuient sur Whitehead, La science et le monde moderne, Ontos Verlag, Frankfurt, 2006, Chapitres 4 et 7. Voir aussi Bernard D’Espagnat, Traité de physique et de philosophie, Fayard, Paris, 2002, Chapitre 2, à propos du « dépassement du cadre des concepts familiers ».
-
[22]
Voir « Étude introductive » et « Géométrie et philosophie de la nature : remarques sur l’espace, le continu et la forme », in Science et philosophie de la nature. Un nouveau dialogue, Peter Lang, 2000.
-
[23]
Ibid., p 25.
-
[24]
Ibid., p 4.
-
[25]
Ibid., p 50.
-
[26]
Ibid., p 51.
-
[27]
Ibid., p 34.
-
[28]
Ibid., p 35.
-
[29]
Voir les textes d’origine anglo-saxonne traduits dans : H.S. Afeissa (ed.), Éthique de l’environnement. Nature, valeur, respect, Vrin, Paris, 2007.
-
[30]
Pensée formelle et sciences de l’homme, Aubier, Paris, 1967 ; « Sur le traitement comme objets des faits humains », in Formes, opérations, objets, Vrin, Paris, 1994.
-
[31]
Gilles-Gaston Granger, Pour la connaissance philosophique, Éd. O. Jacob, Paris, 1988, p 125. Voir également Formes, opérations, objets, Vrin, Paris, 1994, Chapitre 16.
-
[32]
Pour la connaissance philosophique, p 13.
-
[33]
Ibid., p. 131.
1À lire le dernier essai de Pierre Kerzberg, L’ombre de la nature, ce que nous appelons la nature n’est plus que l’ombre d’elle-même. « Aujourd’hui, écrit-il, la nature ne sera plus jamais présente que comme souvenir d’une présence qui n’a jamais été présente » [1]. Il tire cette conclusion en considérant ce que la nature est devenue pour nous au terme de quelques siècles de progrès scientifique. Pourtant nous avons aussi désormais le sens d’une nature très concrète, qui est encore là, à laquelle notre existence est attachée et dont nous nous soucions écologiquement de plus en plus. Avons-nous donc vraiment perdu la nature ? Ne sommes-nous pas en train de redécouvrir ce qu’elle est et ce qu’elle vaut ?
2Une certaine effervescence existe de fait aujourd’hui à propos de la nature qui rend probable un intérêt nouveau pour une philosophie de la nature. Mais discerner ce qu’il en est exactement exige une certaine attention à une longue histoire.
3La philosophie de la nature que l’on a perdue depuis longtemps et qui éveille toujours la nostalgie est celle des Anciens. Il s’agissait d’une cosmologie dans laquelle était articulée une conception de la nature (l’être en devenir) à une conception du divin (l’être qui ne change pas). Une telle cosmologie s’est effondrée quand la science moderne a fait découvrir que l’intellection de l’être même du cosmos était illusoire et s’est mise à élaborer pratiquement une connaissance des phénomènes de la nature.
4L’idée d’un retour de la philosophie de la nature existe depuis ce temps-là et l’on peut inventorier, à l’époque moderne, nombre d’essais qui répondent toujours à un programme cosmologique d’intellection de l’univers et de l’homme, c’est-à-dire de la totalité de ce qui existe. À la suite de Cournot, M. B. de Saint-Sernin distingue dans l’Europe moderne trois traditions différentes tendant à réaliser ce programme [2].
5Il faut cependant remarquer que les philosophies modernes de la nature ne répondent plus en réalité au programme des cosmologies antiques et médiévales dont le propos est clairement ontologique. Alors que celles-ci articulent essentiellement la nature et le divin, les philosophies modernes soit tentent de rendre compte de la totalité cosmique par la seule nature soit s’intéressent au cosmos comme rapport de l’homme à la nature [3]. Le moment théologique n’a pas toujours disparu mais il n’est pas au premier plan. D’autre part d’un point de vue méthodologique, dans une perspective ouverte par la critique kantienne, ces philosophies se veulent critiques, phénoménologiques, herméneutiques et réflexives et non directement ontologiques [4].
6Au vu donc des possibilités qu’atteste l’histoire des philosophies de la nature, on ne peut envisager la situation actuelle à partir de la simple alternative du retour ou du non retour d’une philosophie de la nature que l’on situe en fait dans l’optique de la cosmologie ancienne. La situation est nettement plus complexe et les options plus nombreuses.
7- La crise actuelle peut conduire à envisager le retour d’une philosophie à l’ancienne. Encore faudrait-il préciser si l’on vise la seule philosophie de la nature antique ou si l’on pense à cette cosmologie qui donne au divin un rôle déterminant dans le cosmos lui-même.
8- Mais il peut s’agir seulement de constituer une nouvelle philosophie moderne de la nature qui, sans doute, dans la compréhension du cosmos, donnerait une place plus importante à celle-ci par rapport au moment anthropologique.
9- Enfin il ne faut pas exclure qu’un bouleversement plus profond soit en cours et qu’il faille parler d’un nouveau paradigme pour la philosophie de la nature.
10Un état des lieux actuel relatif à la philosophie de la nature, s’il veut être lui-même philosophique, ne peut se contenter de décrire les propositions actuellement faites, il doit s’efforcer de comprendre la situation et de faire apparaître la problématique philosophique qui détermine les propositions et contre-propositions. Il devrait permettre d’éclairer un choix entre les options ci-dessus définies. Mais avant d’entrer véritablement dans la réflexion à ce propos un premier repérage s’impose concernant les manifestations récentes d’un intérêt pour la philosophie de la nature.
11On peut distinguer cinq voies différentes de retour à une philosophie de la nature qui n’ont pas toutes la même importance.
121. Des historiens de la philosophie et parfois des commentateurs renouvellent la traduction et la lecture d’œuvres antérieures en essayant de montrer qu’elles restent éclairantes et fécondes aujourd’hui. Ainsi de la nouvelle traduction et du commentaire de La philosophie de la nature de Hegel par Bernard Bourgeois [5].
132. Des scientifiques voient dans une avancée récente de la science une raison d’inverser l’a priori négatif des sciences à l’égard de la philosophie de la nature et tendent à ériger un nouveau modèle scientifique en principe d’interprétation globale, démarche très courante durant toute l’époque moderne. Les propositions de E. Morin, de I. Prigogine ou de R. Thom sont de cet ordre [6].
143. Des spécialistes de disciplines qui ne répondent pas au modèle rationnel de la science et sont plutôt des « sciences naturelles » ou historiques trouvent dans leurs pratiques et leurs observations des raisons de promouvoir une philosophie de la nature. Cf. les travaux de Thure von Uexküll et de A. Portmann et l’ouvrage récent de J. C. Gens, Éléments pour une herméneutique de la nature. L’indice, l’expression, l’adresse, qui repart de pratiques d’interprétation très anciennes en médecine [7].
154. La crise écologique et les préoccupations qu’elle entraîne pour les relations des hommes avec la nature suscitent des réflexions qui s’engagent parfois sur le terrain de la philosophie de la nature (M. Serres [8], L. Ferry [9]). Cette voie de renouvellement de la philosophie de la nature n’est pas totalement indépendante des sciences, d’une part parce que celles-ci avec leurs retombées technologiques sont évidemment pour quelque chose dans le problème pratique qu’est aujourd’hui la nature et d’autre part parce que l’écologie est l’une de ces sciences naturelles dont les modèles d’explication sont élevés par certains au rang de principe global de compréhension pour une philosophie de la nature.
165. Enfin, s’il paraît plus rare que les philosophes eux-mêmes prennent des initiatives, il existe tout de même des tentatives d’origine proprement philosophique, indépendantes des études nombreuses d’épistémologie et de philosophie des sciences. Les plus connues sont d’ordre phénoménologique, celles de Patocka [10] et de Merleau-Ponty [11].
17Un tel inventaire ne permet pas de choisir entre les options distinguées plus haut et de se prononcer sur ce qui est en train de se passer concernant la philosophie de la nature. L’effervescence autour de la nature s’explique aussi sans doute par l’épuisement des philosophies de l’histoire ou par la fin des grands récits. Ne devrait-on pas retrouver du côté de la nature ce qu’on a perdu du côté de l’histoire ? Rien en tout cas de bien dessiné dans un sens déterminé n’apparaît dans la première vue d’ensemble. Il convient donc d’examiner comment le problème d’une philosophie de la nature se pose aujourd’hui.
Le statut d’une philosophie de la nature aujourd’hui
18Comme partie de la philosophie, une philosophie de la nature suppose une compréhension de la philosophie et de son organisation. Dans la tradition occidentale de la philosophie, une ontologie commande la définition des différentes parties de la philosophie. Il n’est plus évident aujourd’hui qu’une ontologie puisse déterminer notre compréhension de la place de la philosophie de la nature dans la philosophie.
La détermination ontologique du statut de la philosophie de la nature
19Dans la compréhension antique de la philosophie qui s’est standardisée à l’époque hellénistique avec la triade physique, logique, éthique, la physique fait figure de science première conformément au sens même de la notion de nature. Devenant « science moderne », la physique n’a pas perdu ce statut mais l’a vu renforcé. La physique ancienne est une science du mouvement et de la vie, c’est-à-dire en fait d’une région particulière de l’être. Elle n’est première qu’arrimée à une ontologie. La physique moderne plus abstraite, focalisée sur le mouvement local traité mathématiquement est plus fondamentale et générale, au moins en direction d’un fondement matériel. Elle atteint le plus constant et le plus général dans le changement même. Mais en même temps, au plan ontologique, elle induit un partage dualiste de l’être. Les dualismes antiques sont en général hiérarchiques et opposent ce qui a moins d’être à ce qui en a plus. Dans le dualisme moderne, nature et esprit sont aussi déterminés l’un que l’autre. Même quand la réflexion se fait plus épistémologique et critique qu’ontologique, l’ontologie dualiste est déterminante pour définir le statut et la répartition des disciplines.
20Le dualisme implique naturellement une bipartition en connaissance de la nature et connaissance de l’esprit, ce qui signifie la fin de la cosmologie antique et de son articulation d’un moment physique et d’un moment théologique. Au début de l’époque moderne, la différence entre science et philosophie n’étant pas encore bien faite, on en reste à cette simple bipartition. Mais à mesure que la démarche critique imposera une distinction nette entre science et philosophie, la situation deviendra plus complexe. On aurait pu s’en tenir encore à un schéma simple : la science s’occupe de la nature et la philosophie de l’esprit. Mais la délimitation de la connaissance scientifique permet de distinguer une science de la nature et une philosophie de la nature de même que les sciences humaines et la philosophie de l’esprit. Cette situation explique que des essais de philosophie de la nature n’ont cessé d’être proposés même si, concernant la nature, l’autorité était du côté des sciences plutôt que de la philosophie.
21Le dispositif ontologique dualiste reste déterminant tout au long de l’époque moderne dans la compréhension des disciplines même s’il ne se manifeste pas toujours directement. Dans la réflexion épistémologique, le dualisme oppose le sujet et l’objet, et dans les représentations courantes, il oppose l’homme et la nature. La représentation de l’homme faisant face à la nature caractérise l’humanisme moderne en général. Il résulte d’une évolution qui suppose le christianisme et, au Moyen-Âge, l’affirmation de plus en plus nette de deux consistances et de deux autonomies, celle de l’homme et celle de la nature, que la Révolution scientifique est venue confirmer. Mais on ne peut prétendre que ce dualisme et ce qu’il rend possible à savoir l’anthropocentrisme, sont chrétiens d’origine. Au terme de cette évolution, l’homme n’est plus regardé comme inclus dans le cosmos, au sommet de l’échelle des êtres naturels, mais comme faisant face à la nature. Il n’est plus une espèce vivante parmi d’autres, mais genre humain opposé au genre animal. La raison n’est plus simple différence spécifique mais le genre même de l’être humain (le sujet en lui).
22Cette relation homme/nature caractérise tout un ensemble de fantasmes, un mythe moderne de l’homme, qui ne sont pas de l’ordre de la connaissance mais de la signification. Alors que la nature passe pour n’être qu’un objet de connaissance et d’utilisation, elle reçoit en réalité un sens dans ce qui n’est pas une philosophie de la nature au sens technique, mais ce que l’on peut appeler le sens commun de l’époque moderne. Le sens écologique de la nature qui se cherche aujourd’hui marque sans doute la fin de ce sens de la relation homme/nature fondé sur un dualisme ontologique aujourd’hui dépassé.
Au-delà du dualisme, le statut contemporain de la philosophie de la nature
23Il est assez remarquable que la critique du dualisme sujet/objet, homme/nature est une sorte de lieu commun de différents discours actuels concernant la nature, de ceux en particulier qui envisagent une nouvelle philosophie de la nature. La réflexion sur les acquis récents de la mécanique quantique et des théories de la relativité remet en question le dualisme. La réflexion écologiste ne se contente pas d’opposer anthropocentrisme et biocentrisme en conservant le dualisme ; elle reconnaît que les relations de l’homme comme être vivant au sein de l’écosystème excluent la vision dualiste homme/nature. Enfin en philosophie, certains développements de la phénoménologie remettent en question le subjectivisme des premières formes de la phénoménologie et le dualisme homme/monde.
24Mais au-delà de la remise en cause du dualisme, c’est la présupposition d’une ontologie qui est aussi en cause. On doit reconnaître ici une certaine valeur à l’affirmation que notre époque est celle de la fin de la métaphysique, en précisant qu’il s’agit d’une manière de penser l’ontologie comme première ou présupposée, non de la fin de toute recherche ontologique.
25L’expérience faite de la recherche de la connaissance par les méthodes de la science moderne induit ce changement, même en philosophie. Les sciences entendent étudier la nature sans présupposés d’aucune sorte, en particulier sans présupposés ontologiques, mais il faut du temps pour débusquer ces présupposés et pour apprendre à ne pas absolutiser tel ou tel des modèles définis par la science elle-même. Elles étudient la nature sans présupposer la nature ou sans présupposer qu’il y a une nature de la nature. Autrement dit elles étudient la nature donnée mais non une nature qui serait au principe de la nature donnée. Elles supposent certes un ordre de la nature sinon elles ne chercheraient pas à le connaître. Mais elles supposent cet ordre dans la nature donnée et non comme principe de celle-ci. Whitehead donne cette définition : « La nature est ce dont nous avons l’expérience dans la perception par les sens » [12]. La nature que nous étudions scientifiquement nous apparaît comme indépendante de la pensée. L’affirmation de cette indépendance « n’est l’expression d’aucune intention métaphysique » [13]. Le développement des sciences modernes nous oblige à bien discerner deux sens du verbe « être », le sens proprement ontologique selon lequel « être » dit l’être en soi, l’être dans sa substance ou son essence et le sens factuel ou ontique selon lequel « être » dit l’être de fait. Les sciences s’en tiennent à la positivité de l’être sans rien dire d’ontologique (que ce soit pour affirmer ou nier une réalité de l’être en soi ou pour affirmer la possibilité ou non de la connaître). Elles constituent une « phénoméno-nomie » [14], terme qu’utilisait parfois D. Dubarle et qu’il faisait contraster avec « phénoménologie ». Notre époque ayant donné une place considérable à ces sciences est l’âge de la positivité, pas nécessairement celui du positivisme.
26Pour se garder des présuppositions ontologiques la connaissance se fait méthodique. La philosophie elle-même, dont l’ontologie est remise en question, s’inspire de cette méthode pour se renouveler déjà au temps de Descartes et à nouveau au temps de la phénoménologie. Mais la philosophie est alors très ambiguë car elle a en vue de refonder une ontologie.
27La méthode phénoménologique est utilisée pour retrouver un sens de la nature correspondant à l’expérience première qu’un homme peut avoir de la nature avant toute transformation ou complication de ce rapport liées aux développements de la culture et de la science. La philosophie qui procède de cette manière vise à restaurer les présupposés ontologiques que le développement des sciences a remis en cause. Heidegger a déjà souligné l’échec de la recherche phénoménologique relative au monde naturel dans Sein und Zeit [15]. Il est tout à fait possible de tenter une analyse phénoménologique des expériences élémentaires que les hommes peuvent avoir de la nature. L’illusion est de croire qu’on atteint dans ces expériences-là plutôt que dans d’autres, celles des sciences de la nature en particulier, la réalité en soi ou la réalité première de la nature. Elle est de croire que la philosophie aurait accès à une expérience privilégiée qui pourrait avoir valeur de norme pour juger du sens de toutes les expériences et de toutes les entreprises relatives à la nature.
28Pour définir le statut actuel d’une philosophie de la nature, par delà la question de méthode, il importe de se faire une juste idée des rapports du sens commun, de la faculté de connaissance et de la faculté de penser. La science rompt avec les représentations communes à une époque donnée, mais elle ne s’affranchit pas du sens commun comme tel, ce qu’aurait tendance à prétendre une vision excessivement rationaliste de la science. Whitehead a bien montré et H. Arendt semble retenir sa leçon sur ce point, que les sciences restent liées au sens commun (en tant que sens des sens et en tant que sens pratique) et qu’elles sont dans un rapport dialectique avec lui puisque les connaissances nouvelles qu’elles apportent l’obligent périodiquement à réélaborer sa vision du monde sensible. Si tel est le rapport des sciences au sens commun, il n’y a pas d’expérience originaire ou naturelle de la nature. Le sens commun lui-même est historique. D’autre part une philosophie de la nature ne peut pas se contenter d’être une philosophie des sciences comme si la seule voie d’accès pertinente à la nature était la connaissance élaborée scientifiquement de celle-ci. Une interaction existe en permanence entre la science et le sens commun ; la philosophie de la nature doit prendre en compte non seulement la connaissance mais l’expérience commune de la nature non pas comme expérience pure et originelle qui demeurerait indemne à travers l’histoire, mais comme expérience effective, changeant historiquement, incluant une mémoire.
29D’autre part, l’approche critique de la connaissance fait la différence entre faculté de connaître et faculté de penser. Au-delà de la connaissance, il y a lieu non seulement de croire mais de penser. Une philosophie de la nature ne prend pas le relais de la science pour développer une connaissance spéculative supérieure à celle des sciences : elle est une considération pensante de la nature parce que celle-ci donne non seulement à connaître mais à penser. La pensée est très liée et même inhérente au sens commun. Dès qu’il y a quelque expérience, quelques connaissances immédiates et sensibles, l’homme pense ; il a des jugements sur le sens de ce qu’il vit et de ce qui lui apparaît. Ensuite, plus la connaissance et la science se développent, plus des connaissances viennent s’immiscer entre le rapport sensible au monde et la pensée qui révisent ses jugements. Une philosophie de la nature considère l’ensemble des connaissances acquises à propos de la nature dans leur rapport à l’expérience sensible que les hommes en commun ne cessent de faire de la nature et qui est elle-même informée dans une certaine mesure par ces connaissances et par les techniques qui en ont découlé.
30Dans cette perspective la nature n’est pas simple objet de connaissance, elle est d’abord le lieu même d’expérience. Cette expérience n’est pas originaire précisément parce qu’elle a lieu quelque part et en un temps donné. Lorsque l’on pense ce que l’on connaît en considérant le lieu et l’expérience où on le connaît, on dépasse le dualisme qui résulte d’une considération limitée au rapport de connaissance entre sujet et objet. Indépendamment de l’étude épistémologique et philosophique des sciences en tant que sciences, la philosophie de la nature ne peut être aujourd’hui qu’une considération réflexive de ce que les sciences nous font connaître de la nature comme connaissance de ce qui se trouve donné de fait dans la nature dont nous avons l’expérience. Cette considération s’efforce de comprendre cet ensemble de connaissances en le resituant par rapport à l’expérience que les hommes eux-mêmes font et ont fait de cette nature dans la nature. Le face à face de l’homme et de la nature est dépassé parce que les sciences de la nature nous font connaître en fin de compte la condition humaine dans l’univers. La nature n’est pas ce que les hommes ont en face d’eux mais elle est la condition dans laquelle ils existent (pas seulement un ensemble de conditions de leur existence). Dire que la nature est la condition humaine ou qu’elle en relève, ce n’est pas dire qu’elle est centrée sur l’homme ou qu’elle a l’homme pour fin, mais que l’humanité de l’homme tient à sa condition, autrement dit qu’elle a un lieu et un milieu d’existence. Mettre l’accent sur la condition humaine renverse le modèle humaniste classique d’une nature au service de l’homme, non pas pour subordonner l’homme à la nature, ce qui reviendrait à demeurer dans la problématique dualiste, mais pour reconnaître dans la nature la condition dans laquelle les hommes existent. La nature n’est plus pensée comme puissance déterminante dans l’ordre de la causalité ou de la finalité. Elle est pensée comme étant de l’ordre de la condition.
31Partant donc de ce que les sciences nous font connaître de la nature telle qu’elle est factuellement donnée, sans rien présupposer ontologiquement, et en se rapportant à l’expérience commune faite historiquement de la nature, une philosophie de la nature peut proposer une compréhension de la nature au titre de la condition humaine. Une telle approche correspond bien à l’idée de cosmologie anthropologique de D. Dubarle tout en la précisant notablement. La présentation que faisait D. Dubarle de cette cosmologie [16] incluant un moment de philosophie de la nature et un moment d’anthropologie ne prend pas suffisamment de distance avec le dualisme homme/nature. L’homme ne peut prendre en vue le cosmos entier que depuis sa condition, laquelle implique qu’il existe lui-même dans la nature, plus précisément, dans la nature qui est sur terre. C’est ce fait qui aujourd’hui nous oblige à remettre en cause le dualisme et qui modifie les perspectives tant de la cosmologie que de l’anthropologie.
Ce qu’on peut entendre par « nature » aujourd’hui
32Ce que peut être une philosophie de la nature dépend de la nature elle-même, autrement dit de ce que nous saisissons d’elle. Le terme « nature » désigne soit le donné qui existe naturellement, soit le principe qui détermine ce donné en tant que tel donné. Kant distinguait un sens formel : « le premier principe intérieur de tout ce qui fait partie de l’existence d’une chose », et un sens matériel : « l’ensemble de toutes les choses en tant qu’elles peuvent être l’objet de nos sens » [17]. D’après la tradition de la philosophie, on ne peut avoir un donné sans principe ni un principe sans donné. C’est ensemble qu’ils constituent ce qui est dit être. Sous la détermination de la nature comme principe, la nature est constituée en totalité au sens fort. Selon ce qui a été montré dans la partie précédente, les sciences modernes nous ont initié à une façon de considérer la nature qui ne présuppose pas l’articulation principe/donné. Ce qu’il y a, c’est la nature comme donné et telle qu’elle se donne. À elle on se tient. Une philosophie de la nature aujourd’hui ne peut donc se poser simplement en héritière de la physique ancienne, de la philosophie naturelle ou de la philosophie de la nature qui à l’époque moderne se situaient encore dans une perspective ontologique. Elle doit commencer par recevoir cette connaissance que l’on a aujourd’hui de la nature comme donné et considérer comment se présente la nature ainsi appréhendée.
33D’autre part, le sens de la nature que nous donne l’écologie aujourd’hui se situe lui-même dans la perspective ouverte par les sciences sur la nature comme donné. La nature dont l’existence même préoccupe l’écologisme n’est pas le système physique, c’est tel ou tel écosystème, en particulier la biosphère terrestre. Ce sens écologique de la nature arrive bien au terme des progrès accomplis jusqu’ici par les sciences modernes. Il en résulte non seulement parce qu’il s’appuie sur l’une des disciplines de la biologie moderne qu’est l’écologie, mais parce qu’il est le résultat de ce qu’engageait dès le XVIIe siècle la Révolution scientifique. Nous essaierons de mettre en évidence quelques éléments significatifs de ce changement du sens de la nature ; ils concernent l’univers, la condition des choses qui existent dans l’univers, la mathématisation de la nature, l’écosystème et la place de l’homme dans la nature. Nous nous demanderons ensuite ce que devient le problème de l’unité et de la totalité de la nature dans cette nouvelle perspective.
Éléments significatifs d’un sens nouveau de la nature
Nature et univers
34Dans Condition de l’homme moderne [18], en se référant à Whitehead et Koyré, H. Arendt soutient que l’événement de la Révolution scientifique ne réside pas dans la construction d’une représentation héliocentrique du système solaire ni dans le traitement mathématique de certaines expériences de physique (l’étude de la chute des graves par Galilée), mais dans les observations que Galilée a faites à la lunette astronomique dont il rend compte dans Le messager des étoiles [19]. C’est cette observation au niveau de la perception même du monde qui est déterminante pour l’effondrement du cosmos ; elle fait passer l’héliocentrisme du statut d’hypothèse à celui d’expression du réel et du monde clos à l’univers infini ; elle montre qu’au-delà du monde sublunaire, il y a des lieux qui ne sont pas qualitativement différents de ceux de l’environnement terrestre. Pour Arendt, est ainsi découvert le point d’Archimède, le point d’appui situé hors de la terre dont Archimède avait besoin pour mettre la terre en mouvement à l’aide d’un levier mais qui, d’après sa conviction et les connaissances de l’époque, n’existait pas. La découverte philosophique du cogito n’est pas selon Arendt la découverte du point d’Archimède mais son transfert dans l’esprit.
35Quel est l’enjeu d’une telle discussion pour une conception de la nature ? La révolution scientifique fait reconnaître que l’univers est homogène et infini et qu’il y a dans cet univers des lieux éloignés semblables au lieu terrestre d’où nous pourrions observer la terre comme on observe ces lieux depuis celle-ci. Le point d’Archimède est pour Arendt non seulement un point d’appui qui permet d’agir, d’exercer une force, mais un point de vue, un lieu d’observation. La Révolution scientifique est le moment où les hommes ont accédé au point de vue de la science moderne, au « regard éloigné » comme dit Lévi-Strauss, mais toujours situé quelque part. À ce point de vue, la nature dont nous sommes familiers, au sein de laquelle nous existons, apparaît comme la nature qui est sur terre, l’écosystème terrestre. Arendt l’a compris avant même que les préoccupations écologiques deviennent centrales dans nos sociétés. Elle oppose dans cette perspective les lois de la nature qui est sur terre et les lois cosmiques universelles. Ce qui se donne concrètement comme nature et naturel se donne en certains lieux de l’univers et se trouve toujours débordé par le processus universel.
36Or ce qui est ainsi accompli dès le départ dans la Révolution scientifique restera longtemps ignoré en raison du transfert du point d’Archimède dans l’esprit qui caractérise la révolution cartésienne. À l’école de Descartes, les savants et les philosophes ont considéré que le point d’Archimède était non pas un point de vue éloigné situé dans l’univers infini, mais le point de vue de l’esprit considéré comme le point de vue absolu, un point de vue libéré de toute situation particulière dans l’univers, le point de vue de l’univers et non un point de vue dans l’univers. Perdant de vue la signification précise de l’événement réel en quoi consistait la révolution, savants et philosophes ont considéré la mathématisation comme accès à la connaissance absolue de la totalité de l’univers physique comme telle et partagé le subjectivisme moderne d’après lequel le point de vue de la connaissance est le point de vue du sujet souverain qui n’est pas dans l’univers mais qui le domine. La critique arendtienne du subjectivisme fait écho à celle de Whitehead et rejoint celle qu’on trouve chez Merleau-Ponty.
37Aujourd’hui, ce qui a été longtemps masqué est devenu évident. La nature comme donné n’est pas connue dans son principe ni comme totalité. Elle est connue depuis un point de vue situé dans la nature elle-même. Elle n’est donnée concrètement que localement, comprise dans un ensemble que nous appelons l’univers qui est, certes, lui aussi présent, mais seulement entrevu en quelque sorte du point où l’on se trouve. Ayant perdu le cosmos antique, l’époque moderne a espéré connaître la nature comme coïncidant avec l’univers infini lui-même, mais c’était une prétention inadéquate à ce que la science pouvait effectivement donner.
La condition des choses données dans la nature
38La non-coïncidence de la nature et de l’univers était un fait dès que l’univers nous est apparu comme infini. Mais la conception classique de l’espace et du temps permettait de considérer la partie connue de l’univers comme partie d’un tout dont les autres parties sont accessibles et qui pourrait donc être connu en totalité. L’homogénéité de l’espace et du temps est le succédané et la garantie d’une unité et d’une totalité de l’univers qui n’est plus un cosmos, c’est-à-dire une totalité vivante et présente en tant que telle. Avec les révolutions des XIXe et XXe siècles en mathématiques et en physique, le succédané lui-même a été perdu [20].
39A changé le sens de la condition spatio-temporelle des réalités du monde naturel. Dans la vision classique des objets matériels, l’espace et le temps sont considérés séparément l’un de l’autre [21]. On peut localiser dans l’espace en faisant abstraction du temps et l’inverse. Cela revient à tenir le point et l’instant pour réels et accessibles et la simultanéité pour absolument décidable. Cette approche de l’espace et du temps n’est plus tenable dès qu’on travaille sur des phénomènes impliquant de grandes distances. Ni la présence totale du cosmos en son centre ni la coprésence de tous les points de l’espace infini ne sont plus possibles. Dans la vision contemporaine de l’Espace-Temps, il n’y a pas de point de vue auquel la coexistence de tout ce qu’il y a pourrait être donnée. L’observateur n’aperçoit l’univers que selon une perspective. La totalité en tant que telle (expression dont on ne sait si elle réfère à quelque chose) n’est pas susceptible d’avoir une présence sauf à faire abstraction des conditions de l’observation qui ne peuvent être données que dans l’univers même. L’univers lui-même est paradoxalement un événement qui a lieu quelque part à un certain moment. Il y a pour l’observateur une condition d’existence et d’observation dans l’univers lui-même, mais il y a aussi pour l’univers une condition de son existence et de son observation dans la condition de l’observateur.
40Plus nous élargissons le champ de l’observation, plus nous prenons la mesure de ce que cela peut impliquer. Nous devons prendre en compte les changements d’échelle, la différence du microscopique et du macroscopique et d’autres distinctions analogues. L’espace-temps n’est pas homogène, le changement d’échelle ne changeant rien aux conditions des phénomènes. Nous devons prendre en considération la complexité. L’univers n’est pas bien représenté par un espace dans lequel on pourrait aller vers l’infiniment grand ou l’infiniment petit comme par un simple éloignement ou par un rapprochement. À tenir compte du point de vue de l’observateur, c’est toujours en un lieu donné et à un moment donné que nous changeons d’échelle. Nous entrons alors, pourrait-on dire, dans la profondeur des choses et nous rencontrons la complexité. Dans ce que nous observons actuellement, nous avons une intrication de phénomènes se produisant selon des lois spécifiques à des échelles différentes, avec à l’horizon aussi bien l’ensemble de l’univers en expansion (big bang inclus) que l’activité des particules élémentaires. Se détachent en nous et hors de nous sur ce fond là les êtres complexes avec lesquels nous sommes en relation dans notre existence quotidienne.
41Le complexe dans lequel nous sommes est un entre-deux. C’est en lui et à partir de lui que nous visons une totalité de l’univers et l’entr’apercevons, sans qu’elle puisse être donnée comme telle. Ce que nous démentons en écrivant cela, ce n’est pas la perception. Certes, la perception courante tend à ne faire attention qu’à ce que nous percevons et à considérer que nous percevons en fin de compte la nature elle-même, voire l’univers lui-même. Mais avec la phénoménologie nous savons mieux la façon dont les choses sont présentes. Elles ne sont données que selon une perspective et sur un horizon, la totalité d’un objet et à plus forte raison la totalité de la nature n’étant jamais données comme telles. Ce qui est donc démenti, ce n’est pas la perception mais des représentations simplifiées et abstraites que nous nous donnons de ce que nous percevons et de ce que nous connaissons par les démarches scientifiques.
42Aucune totalité de la nature ou de l’univers n’est davantage donnée à travers une évolution ou dans une histoire qui suivraient une unique trajectoire. C’est la séparation abstraite de l’espace et du temps qui permet d’envisager le temps comme une succession unilinéaire se produisant dans un même espace. La représentation évolutionniste de l’univers qui suppose une totalité donnée moyennant le temps et qui fait de la complexité la fin de l’évolution (conjoignant le but et le terme) est inadéquate. Elle ne s’accorde d’ailleurs pas avec l’idée d’un univers en expansion qui suggère des évolutions dans de multiples directions. La représentation abstraite du temps linéaire implique un éventuel commencement de l’univers, point de départ d’une évolution qui implique une présomption d’unité et de totalité. Un tel commencement n’est pas de l’ordre de l’accessible vu les conditions dans lesquelles une observation peut être faite. Son idée implique celle de point et d’instant qui n’ont pas de sens dans l’espace-temps tel qu’on le pense aujourd’hui. Il est plus sage de parler d’une histoire de l’univers que de son évolution, en voyant qu’une histoire peut comporter des suites contingentes et intriquées d’événements.
43Les scientifiques construisent des modèles cosmologiques ; ils tentent de se représenter l’univers comme un objet et étudient sa formation. On peut s’en donner un modèle tel qu’il serait une totalité dans laquelle tout serait déterminé par des lois sans avoir à faire intervenir des conditions qui ne dépendraient pas de ces lois, des conditions aux frontières. Einstein a élaboré le premier modèle cosmologique appelé modèle Sphère S3. Dans ce modèle l’univers est un tout fini et sans bord. Mais ce tout est statique. Il reste très proche du modèle classique de l’univers dans lequel tout est déterminé par les lois. Les modèles qui prévalent actuellement sont dynamiques. L’univers y dépend de conditions qui ne sont pas déterminées par les lois du modèle lui-même. L’univers que donne le modèle, qui aura un caractère factuel, dépend de ce que l’on peut observer dans l’univers réel, différentes possibilités étant a priori envisageables et demeurant ouvertes. Dans cette perspective, il pourrait être impossible de déterminer la facture de l’univers, celui-ci étant en cours. Ce fait indique la limite d’une représentation de l’univers dans sa totalité comme objet.
44Tout indique au niveau de la perception comme de la construction scientifique de modèles des objets, que la prétention à traiter la nature ou l’univers comme totalité donnée en tant que totalité est excessive. Dès que l’on prête attention à la condition spatio-temporelle concrète de l’existence et de l’observation des choses et de l’univers lui-même, il apparaît que la nature ne nous est pas donnée sans réserve ni sans complexité, donc tout autrement que sur le mode de la simple présence et de l’intuition immédiate.
La mathématisation
45La Révolution scientifique n’aurait pas eu lieu sans la mathématisation c’est-à-dire sans l’application des mathématiques aux phénomènes à la fois pour les exprimer et pour orienter la manipulation expérimentale des conditions dans lesquelles ils se produisent. Les mathématiques ne se limitent plus aux aspects quantitatifs et mesurables ou en tout cas le sens du quantitatif s’est considérablement élargi. Elles l’appréhendent en termes de variété, d’ensemble, de groupe ; elles traitent des multiplicités. Elles sont dites à ce niveau sciences des structures. Elles paraissent capables de rendre compte de la forme des choses, voire de ce que les Anciens appelaient forme essentielle ou substantielle.
46Leur développement semble pourtant aller dans le sens de l’abstraction et du formalisme qui éloignent du réel et des formes concrètes. L’extrême est atteint avec la tentative logiciste qui tend à organiser et à déduire l’ensemble des mathématiques à partir de la logique. Ce projet n’a pas abouti ; un théorème de limitation du formalisme a été démontré. Les mathématiques ne sont pas réductibles à la logique, mais elles sont à leur manière une science du réel, elles engendrent des objets contribuant à l’intelligibilité du monde réel. Le sens reconnu de la mathématisation depuis la révolution scientifique pourrait donc être inversé : au lieu de s’opposer à la philosophie naturelle antique en récusant les formes substantielles, la science actuelle retrouverait et conforterait les idées de l’ancienne philosophie naturelle ; les mathématiques contribueraient à une nouvelle philosophie de la nature qui reprendrait le projet de l’ancienne.
47La façon dont L. Boi présente cette nouvelle orientation [22] repose sur deux affirmations principales. Premièrement, les mathématiques et plus particulièrement la géométrie jouent un rôle décisif dans l’explication des phénomènes physiques, biologiques et psychiques concrets. La géométrie ne doit pas être comprise selon l’idée classique euclidienne-newtonienne d’une structure rationnelle reflétant l’ordre réel des choses ou selon l’idée formaliste et logiciste (Russel, Hilbert) d’une construction purement symbolique, car dans les deux cas ces idées ont opéré « une césure complète entre l’univers des formes mathématiques idéales et l’univers des phénomènes réels » [23]. Il faudrait au contraire reconnaître que les formes et objets géométriques ne sont pas de simples produits de notre activité mentale ou langagière mais donnent l’intelligence de « l’ontogenèse géométrique des formes naturelles », autrement dit que la puissance constructrice des mathématiques va bien au-delà de ce qui est déductible dans les axiomes explicites de n’importe quel système formel de géométrie.
48Dans cette approche, il ne s’agit pas de tout ramener à un modèle mathématique unique capable de tout expliquer. Les mathématiques contemporaines produisent des modèles qui ne sont pas des instruments de calcul ou des machines mais qui permettent de créer des objets qui idéalisent et éventuellement expliquent les phénomènes. Il y a en fait une genèse des structures mathématiques qui est inséparable de l’évolution des phénomènes [24]. Cette genèse suppose une intuition de l’espace physique qui permet de relier les propriétés idéales et abstraites des objets mathématiques aux propriétés phénoménologiques du monde physique. Cette possibilité repose en fin de compte sur un accord des processus psychiques inhérents à la nature humaine et dont dépend l’activité des mathématiques, et des processus physiques et biologiques inhérents à la nature.
49En second lieu est affirmée la nécessité d’une philosophie de la nature. Tout en reconnaissant le rôle décisif des mathématiques, L. Boi affirme : « S’il paraît impossible de s’imaginer n’importe quelle théorie de la nature et du monde réel qui aspire à être intelligible indépendamment du rôle qu’y jouent les mathématiques, il serait par ailleurs entièrement réducteur de penser que ces dernières sont la seule forme d’expression permettant de comprendre les phénomènes et leurs relations » [25]. Les entités mathématiques s’inscrivent dans « une réalité beaucoup plus large et profonde ». Il est impossible de séparer la connaissance de la réalité mathématique d’une quête visant à « découvrir un sens profond aux objets qui existent dans l’espace et le temps, à leurs relations et aux actes intentionnels qui nécessairement l’accompagnent » [26]. Pour cela une philosophie de la nature est requise. Celle-ci devrait être « une nouvelle théorie de l’intelligibilité qui réponde aux problèmes fondamentaux auxquels se trouvent confrontées les sciences » [27]. Elle devrait faire revenir des concepts tombés en désuétude (acte, puissance, cause formelle, cause finale, principe de raison suffisante etc.) [28].
50L’intérêt de cette proposition est que tout en revendiquant un rôle déterminant des mathématiques dans l’explication de tous les phénomènes naturels, l’auteur reconnaisse que les mathématiques ne déterminent pas toute l’intelligibilité de ces phénomènes et que ce rôle même appelle l’interprétation d’une philosophie de la nature. On peut douter cependant que cette philosophie de la nature puisse retrouver et prolonger sans plus les intentions de la philosophie naturelle traditionnelle et sa manière de se rapporter à l’être même des choses. On peut reconnaître aujourd’hui une puissance nouvelle des mathématiques qui leur permet de traiter des formes naturelles et de leur genèse, mais non qu’elles retrouvent ainsi la notion de forme substantielle de jadis. L’approche mathématique modifie le statut des formes naturelles. Elles étaient comprises comme essentielles c’est-à-dire comme présupposées dans l’être même. Cela voulait dire qu’elles n’étaient pas susceptibles d’être générées mais qu’elles étaient au principe de toute génération. Aujourd’hui elles sont appréhendées comme se donnant dans le phénomène, comme structure immanente au phénomène, éventuellement générée au niveau même du phénomène. Une philosophie de la nature venant interpréter le sens de ces formes et de leur genèse telles qu’expliquées par les mathématiques ne pourrait pas leur donner immédiatement et directement une interprétation ontologique. Elle devrait commencer par en ressaisir le sens au niveau même du phénomène et dans l’ensemble phénoménal en vue de parvenir par la réflexion à une éventuelle interprétation ontologique. Il est juste de reconnaître que les mathématiques ne déterminent pas toute l’intelligibilité des phénomènes ; il faut ajouter qu’aujourd’hui une philosophie de la nature ne peut pas être immédiatement ontologique, qu’elle est nécessairement médiatisée par les sciences, en particulier par la mathématisation de la connaissance de la nature.
L’écosystème
51La notion d’écosystème est l’une des notions nouvelles les plus significatives d’un sens nouveau et actuel de la nature. Elle est introduite par l’écologie, c’est-à-dire par la science qui porte ce nom et non par l’écologisme, autrement dit le courant d’opinion ou l’idéologie favorables à des pratiques écologiques. La biosphère, l’écosystème terrestre, est la nature que l’homme habite.
52L’écologisme est un courant de pensée dont l’orientation n’est pas stabilisée. La tendance dominante a plusieurs fois changé au cours des quarante dernières années. Actuellement, l’approche éthique a le vent en poupe. La question majeure dans cette perspective est celle de la valeur de la nature. La nature est-elle une valeur telle qu’elle mérite d’être respectée en tant que telle, de se voir reconnaître des droits et d’être considérée moralement ? On envisage de restituer à la nature sa personnalité, de la soustraire à l’utilisation ou à l’appropriation humaine [29]. Dans cette démarche, on ne précise pas ce qu’on entend par nature ; on néglige en fait ce que l’écologie scientifique nous a fait découvrir à savoir la condition dans laquelle existent les êtres vivants, laquelle est la véritable raison du souci écologique.
53La vision ancienne du cosmos tendait à le considérer comme étant lui-même en tant que tout un être vivant, à considérer la nature entière comme une totalité organique. Dans cette perspective, ce qui était déterminant, c’était la nature ou la vie comme principes de la totalité. Après la révolution scientifique moderne, l’univers est apparu comme étant dans son ensemble matériel et non vivant. Les êtres vivants sont alors toujours particuliers et localisés dans un milieu d’existence non vivant. Le problème de comprendre les relations de ces êtres vivants avec ce milieu et dans ce milieu devait se poser. La question de la nature ou de la vie comme principe expliquant la vie dans l’être vivant ne pouvait plus être la seule question. L’écologie est apparue dans le développement de la biologie. Elle a progressivement dépassé l’idée que les êtres vivants étaient simplement plongés dans un milieu d’existence non vivant et purement extérieur. Elle a développé l’idée d’une réalité en quelque sorte intermédiaire, celle d’un réseau complexe de relations comme condition de l’existence de chaque vivant, réseau saisi sous divers aspects et à divers niveaux et portant divers noms : niche écologique, écosystème etc. La nature dont on se soucie désormais, ce ne sont pas les vivants considérés en eux-mêmes, que l’on devrait traiter comme des personnes, que l’on devrait considérer dans l’absolu, abstraction faite de leur condition. Nous avons appris au contraire que nous ne pouvons considérer sérieusement un être vivant sans le considérer avec les conditions d’existence, donc comme partie prenante d’un écosystème ; nous avons découvert la fragilité et la contingence du vivant, son caractère historique. Les espèces ne sont plus éternelles ; les mécanismes de la génération ne sont plus cycliques ni propres à manifester ce qui est éternel dans le monde sensible. La réponse pratique et éthique à cette découverte ne peut pas être de faire des êtres vivants des valeurs absolues, elle doit orienter l’action par rapport à la réalité de la vie biologique dans la condition qui est la sienne. Pour cela une philosophie de la nature, en deçà de l’éthique, doit nous aider à comprendre et à interpréter ce que les sciences nous ont fait découvrir, à savoir non pas le principe ou l’essence des choses naturelles et vivantes, mais la condition qui est la leur dans la nature.
54L’idée fondamentale de l’écologie, déterminante aujourd’hui pour la manière de se représenter la nature en général, est que l’être naturel a en quelque sorte son être dans son milieu d’existence ou dans la condition qui est la sienne. La question se pose de savoir s’il faut entendre cela immédiatement dans un sens ontologique. Dire que l’essence ou la nature d’un être est sa condition est évidemment problématique. Il faut d’abord l’entendre au niveau de l’être factuel. L’être naturel est d’abord un fait et un événement dont la réalité tient de fait à des relations qui le constituent dans un milieu d’existence. Ceci implique que tout être naturel est nécessairement local : il existe quelque part, au milieu d’autres, dans un environnement. Dans ce réseau de relations, l’être considéré n’est pas simplement l’effet d’un déterminisme de ses conditions d’existence. Ces relations sont des interactions dans lesquelles il est influent et actif. L’ensemble des relations dont il est partie prenante et où il trouve sa propre réalité est donc un système dans lequel il existe un équilibre dans les interactions entre les parties prenantes. Cet équilibre n’est pas statique mais dynamique ; il fluctue et évolue avec le temps et avec les circonstances extérieures. Dans son ouvrage, Le contrat naturel, M. Serres avait particulièrement mis en avant la nécessité de prendre en compte l’équilibre dans les relations des hommes et de la nature. L’écologie des êtres naturels fait donc voir la nature non pas comme une réalité constituée une fois pour toute et en totalité, au moins en principe, mais comme une configuration de conditions d’existence toujours donnée en un temps et en un lieu.
55Cette façon de considérer la nature comme étant la condition naturelle dans laquelle existent les êtres naturels est celle que les sciences modernes, à travers leurs développements depuis quatre siècles, nous conduisent à avoir de la nature. Elle concerne bien évidemment les hommes eux-mêmes qui existent d’abord dans la même condition naturelle que tous les êtres vivants dont ils sont issus. Ils s’insèrent dans la biosphère de la même façon. Le reconnaître implique un sens nouveau des rapports de l’homme et de la nature, au-delà du dualisme de l’âge classique dont nous parlions plus haut.
La place de l’homme dans la nature
56La découverte du point d’Archimède, la manière dont l’univers est connu aujourd’hui et dont la nature se présente en lui comme écosystème implique une autre vision de la place de l’homme dans la nature. L’analyse phénoménologique de la perception humaine et du mode d’être de l’homme également.
57Il ne s’agit plus tant de la différence de l’homme et des autres êtres vivants, de la dualité des essences que manifesterait cette différence, que du fait que les hommes existent dans la nature qu’ils perçoivent, dans un écosystème lui-même localisé dans cet univers. Classiquement, l’homme apparaissait à la fois comme une partie, infime d’ailleurs, de la totalité matérielle et comme étranger à celle-ci en tant que liberté. Le sens nouveau que nous avons aujourd’hui de la dynamique de l’univers et les connaissances que la biologie, la théorie de l’évolution et l’écologie nous ont apportées nous en disent beaucoup plus sur la façon dont l’homme fait partie d’un univers que nous ne pouvons plus penser comme soumis à un strict déterminisme.
58Nous avons déjà dit pourquoi la vision évolutionniste du processus universel supposant la permanence et la continuité d’un être dans un même espace n’était plus soutenable même dans sa version épigénétiste et de fait a été remise en question dans les sciences humaines d’abord, puis dans la cosmologie et finalement aussi même en biologie. On préfère parler d’histoire de l’univers que d’évolution. Est en cause le degré d’unité de l’univers, la possibilité de le voir comme un seul être ou objet persistant. Il semble bien que l’unité de l’univers dont témoignent les connaissances scientifiques aujourd’hui n’est pas une unité forte, celle d’une totalité organique.
59Dans cette perspective, la question de la place de l’homme dans la nature ne peut recevoir de réponse assurée. Elle préjuge que l’univers est un tout dans lequel chaque être a sa place, ce qui n’a pas grand sens dans l’état actuel de nos connaissances. Une autre approche de ce genre de question est offerte par ce qu’on appelle le principe anthropique dont il a fallu significativement distinguer un sens fort et un sens faible. Ce principe vise à déterminer les contraintes qui s’imposaient dès le départ à la constitution de l’univers pour que l’espèce humaine soit possible et y apparaisse effectivement un jour. Poser la question en ces termes revient à envisager l’univers comme un seul tout, des contraintes pouvant être définies comme pesant sur le tout lui-même, et à le voir comme organisé « en vue de », ce qui implique l’idée d’une finalité. Le principe a une certaine légitimité si on ne parle que de la possibilité que l’espèce humaine advienne au sein de cet univers. Il ne paraît pas défendable s’il signifie que l’espèce humaine devait nécessairement advenir comme réalisation finale de l’univers. La vision évolutionniste de l’univers et de la vie a longtemps impliqué qu’il n’y avait dans l’univers qu’une seule ligne d’évolution au point culminant de laquelle se trouve l’espèce humaine. La théorie darwinienne implique pourtant déjà que l’évolution se déploie sur des lignes divergentes, dans la mesure même où les vivants pour survivre s’adaptent à des milieux différents. Bergson avait retenu quelque chose de cette leçon dans l’Évolution créatrice. Si la théorie darwinienne s’est imposée, elle n’a jamais vraiment contrarié l’idée d’une évolution aboutissant à l’homme comme espèce supérieure à toutes les autres. En cela, c’est l’évolutionnisme qui triomphait et non le darwinisme.
60Aujourd’hui, il est remis en question. Les sciences modernes nous ont appris non que l’homme est d’une quelconque manière la fin d’un univers organisé en vue de lui et pour lui, mais qu’il est effectivement inséré en lui, tributaire d’un écosystème, d’un lieu d’existence écologiquement approprié. En ce lieu il apparaît comme une fin naturelle à l’instar de tout être vivant. Mais toutes les fins réalisées dans l’univers sont localisées dans l’espace-temps. Il est devenu impossible de se prononcer, à partir de ces fins, sur une fin de la totalité de l’univers comme telle. Ce que les sciences nous apprennent à propos de l’homme dans l’univers concerne sa condition et non la finalité. Nous avons aujourd’hui par les sciences une connaissance de ce qu’est la condition humaine en ce monde, en tant qu’elle est d’abord une condition naturelle dans l’univers, qui est sans commune mesure avec tout ce que pouvait nous dire de cette condition les mythes anciens, les religions ou les sagesses. Il est sans doute remarquable que nos progrès dans la connaissance de cette condition vont de pair avec le recul dans une sorte d’arrière-plan de plus en plus inaccessible de la possibilité de se prononcer sur une organisation ou une finalité de l’univers comme telles.
61Nous ne parlons donc pas d’une place de l’homme dans la nature et nous connaissons mieux ce qu’il en est de sa condition dans la nature. Et ce que nous avons pu dire à ce sujet nous renvoie encore à la question de l’unité et de la totalité de la nature comme étant sans doute la question déterminante pour une philosophie de la nature.
Le problème de l’unité et de la totalité de la nature
62Les différents éléments significatifs que nous venons d’évoquer impliquent tous le problème de l’unité et de la totalité de la nature. Dans quelle mesure pouvons-nous considérer la nature telle que nous la connaissons aujourd’hui comme étant une et comme formant une totalité ? L’étude scientifique de la nature qui s’en tient à la positivité ne nous éloigne-t-elle pas de la possibilité de parler de l’être un et de l’être total de la nature ? Dans ces conditions, une philosophie de la nature est-elle possible ? A-t-elle les moyens, elle, de nous le donner ?
63Déjà Kant montrait que nous visons l’unité de tous les objets par les idées de monde et de nature, mais que nous ne pouvons connaître objectivement la nature dans son unité. Après lui, Hegel et Cournot reconnaissaient le déficit d’unité de la nature. Dans leur état actuel, les sciences ne conduisent pas davantage à l’affirmation de l’unité et à la connaissance d’une totalité de l’univers, le travail scientifique, reposant sur l’abstraction, ne parvient à constituer ses objets qu’en fragmentant la réalité. Si l’unité de la raison est postulée du côté subjectif, dans l’objectivité, la raison découvre et/ou met en œuvre des rationalités. Elle recourt à des modèles différents d’explication et met les modèles en concurrence dans l’explication des phénomènes. Gilles-Gaston Granger classe les types de modèle utilisés dans les sciences en modèles « énergétiques, cybernétiques et sémiotiques » [30]. En discutant l’ouvrage de Carnap, Der logische Aufbau der Welt, il récuse l’idée d’une unité de la science fondée sur l’unité de l’objet et sur l’unicité de l’instrument logique [31]. Il montre que la construction carnapienne d’une théorie unitaire de la science échoue. L’unité de la science est une unité de projet, elle ne tient pas à l’unicité de l’objet. Ce projet implique la pluralité des méthodes, des modèles utilisés pour connaître les objets, la pluralité des objets, la pluralité des sciences elles-mêmes. « La connaissance scientifique de par sa nature, écrit-il, repose sur une détermination spécifique et pour ainsi dire régionale du fait, et en évolution constante, car à chacun des moments de son histoire, chacune des branches de la pensée scientifique délimite avec les moyens matériels et conceptuels dont elle peut disposer la classe des faits qu’elle veut expliquer » [32]. Rien n’est donc définitivement fixé. Un type d’objet est certes spécifié par le type de modèle auquel on a recours pour le déterminer, mais cela peut changer, et on pourra toujours lui appliquer un nouveau modèle. Certains objets ne peuvent être déterminés par un seul type de modèle. La pluralité des espèces de modèles apparaît « comme la marque d’une division interne, ontologique des espèces d’objets » [33]. Dès lors que la science s’applique à connaître l’univers comme tel, elle le fait selon sa démarche par construction de modèles. Les modèles cosmologiques sont actuellement nombreux. Mais la façon dont la science construit la connaissance de cet objet-univers signifie que l’univers est alors connu comme un objet parmi d’autres possibles et non comme l’unique objet contenant tous les objets. Même si elle construit des modèles cosmologiques, la science ne nous donne pas la connaissance de l’univers ou de la nature comme unique totalité.
64Tout se passe comme si, par sa manière de connaître et dans son progrès, la science nous éloignait de la connaissance de l’univers comme un et tout. Dans ces conditions, quelle philosophie de la nature est possible aujourd’hui ? Que l’unité et la totalité de la nature ne soient pas donnée dans la connaissance, que la nature ne soit plus pour nous que cette nature là où nous sommes n’implique pas qu’une philosophie de la nature soit impossible ; cela la rend au contraire d’autant plus nécessaire. La situation dans laquelle nous sommes aujourd’hui par rapport à la nature, et en ce qui concerne le problème de la connaître en particulier, pose question et donne à penser. Mais seule une nouvelle philosophie de la nature peut répondre à la situation.
65Cette philosophie ne peut plus se constituer comme cosmologie ou comme moment d’une cosmologie. Aujourd’hui, il y a place pour une philosophie de la nature distincte de la cosmologie. Whitehead a bien distingué le projet d’une philosophie de la nature et celui d’une cosmologie qui est métaphysique ; il a montré aussi qu’une philosophie de la nature n’était pas une philosophie de la connaissance de la nature ou une philosophie des sciences. L’état actuel de la connaissance scientifique de la nature appelle en philosophie un moment de réflexion préalable à toute approche ontologique et métaphysique de la question de la nature et de l’univers. Il s’agit de s’orienter dans la compréhension de la nature par rapport à l’expérience que nous en avons en tant qu’hommes, d’interpréter les connaissances acquises dans le contexte humain général. Sans préjuger de son rapport avec l’esprit ou avec un Dieu créateur, il y a lieu de réfléchir à la nature telle qu’elle se donne à la perception et telle qu’elle est analysée par les sciences. Dans la perception elle se présente avec une certaine unité, mais celle-ci n’est que de perspective, elle est à l’horizon de la perception. La nature est ce dans quoi les sciences ne cessent de distinguer et d’analyser des objets et leurs relations, sans être en mesure, du fait même de la méthode, de déterminer la nature en totalité. La pensée est porteuse d’une exigence d’unité. La philosophie est l’effort de la pensée pour prendre ensemble et interpréter à la fois ce que la perception présente et ce que fait connaître la science. Le progrès de la connaissance rend de plus en plus nécessaire l’élaboration d’une vision sensée de la nature qui n’est plus immédiatement ni naturellement donnée.
66Ce travail de pensée concerne la nature considérée comme donnée dans une certaine indépendance et extériorité par rapport à l’homme, sa conscience sensible, sa pensée, son action. Mais cette indépendance n’empêche pas que les hommes sont inclus dans la nature. Les hommes apparaissent eux-mêmes dans ce qu’ils perçoivent et connaissent comme étant la nature. La nature est ce qu’ils perçoivent comme ce dans quoi ils sont donnés à eux-mêmes, ce dans quoi leur existence leur est donnée. Dans cette perspective le terme global permettant de ressaisir l’ensemble de ce qui relève de la nature dans une certaine unité est le terme de « condition ». L’unité et la totalité de la nature et de l’univers appréhendées du dedans sont celles de la condition des êtres qui en font partie. Elles ne sont pas l’unité et la totalité pour Celui qui les a créées ni pour un sujet qui les dominerait mais au point de vue d’un être qui a dans la nature non pas une place privilégiée mais la condition de son existence. Le concept de condition permet de respecter le caractère factuel du donné naturel, de l’appréhender comme tel sans le déterminer immédiatement au niveau de l’essence, mais il est propre aussi à préparer la pensée à des questions métaphysiques à propos du donné naturel.
67* * *
68En conclusion faisons ressortir sous forme brève quelques points essentiels dans l’examen que nous venons de faire du rapport actuel des hommes et de la nature, et de la possibilité aujourd’hui d’une philosophie de la nature.
691. Parmi les options définies en introduction, celle d’un changement de paradigme en matière de philosophie de la nature paraît s’imposer. Une nouvelle philosophie de la nature est à constituer qui ne peut consister simplement à retrouver le style des philosophies antiques et médiévales de la nature et qui ne peut correspondre à cette philosophie de la nature que, sans cesse, la modernité a remise sur le métier sans parvenir à l’affirmer dans le rapport avec les sciences ni à surmonter la divergence des principes choisis pour la constituer.
702. La seule réalité que la nouvelle philosophie de la nature peut et doit présupposer pour se constituer est la condition humaine. C’est en présupposant la condition humaine dans la nature et dans l’univers qu’une philosophie de la nature peut tenter de proposer une compréhension de la nature. La nature est alors elle-même comprise dans la condition humaine. La philosophie ne peut plus présupposer simplement l’être, la nature ou le sujet sans prendre en compte qu’il n’y a d’être, de nature ou de sujet que dans la condition où ils existent pour nous.
713. La philosophie de la nature ne présuppose aucun dualisme. Elle ne présuppose pas l’accès à un point de vue de surplomb, absolu ou transcendantal sur la nature. Elle implique un rapport du local au global qui se distingue du rapport partie/tout en ce qu’il n’y a pas de localisation simple et qu’il n’y a de globalité que d’un point de vue local, interne pourrait-on dire à la globalité.
724. Présupposant la condition, tout en se distinguant de la science, la philosophie de la nature ne peut traiter de la nature dans une perspective directement ontologique. Son approche vise l’être factuel et consiste à en interroger le sens. C’est en s’efforçant de prendre ensemble les connaissances que nous avons des faits et de dégager des significations que la philosophie de la nature propose, au-delà de la connaissance de la nature, une compréhension et une interprétation. La démarche est synthétique, interprétative et réflexive. Elle implique une méthodologie bien distincte de celle des sciences.
735. L’essai de compréhension de la nature déborde la seule exigence de la connaissance objective. Il implique ce qui s’élabore au niveau de l’expérience commune et du sens commun et ce qui relève non seulement de la connaissance mais de la pensée.
746. Étant donné l’extraordinaire étendue et variété des connaissances humaines acquises aujourd’hui à propos de la nature, l’élaboration d’une philosophie est un travail énorme. L’unité de la compréhension, ne présupposant pas son principe, doit être trouvée en reliant les connaissances pour faire jaillir les significations qu’il faut réunir peu à peu.
757. La philosophie de la nature peut se constituer en philosophie distincte se donnant pour objet propre la nature. Sans présupposer l’être en soi de la nature ni le dualisme homme/nature, elle reconnaît une indépendance de la nature par rapport à celui qui, en elle, la perçoit et agit sur elle, sur le témoignage de la perception corroboré par autrui, en même temps qu’elle reconnaît l’inclusion des êtres humains dans un réseau de relations entre êtres naturels. Cette reconnaissance de l’indépendance de la nature peut d’ailleurs très bien porter sur la nature humaine elle-même, au sens de l’être naturel de l’homme (être de naissance) et pas seulement sur la réalité extérieure. L’indépendance de la nature ne se confond pas avec son extériorité.
768. La nouvelle philosophie de la nature n’est pas d’emblée partie prenante d’une cosmologie philosophique, c’est-à-dire d’une cosmologie rendant compte d’une totalité de l’être incluant les hommes et Dieu ou les dieux. C’est pour la philosophie une question de savoir comment on peut, à partir d’une compréhension de la nature élaborée de la manière qu’on a dite, envisager de passer à la connaissance d’autres êtres que ceux de la nature, à des affirmations ontologiques concernant la nature et à des rapports possibles ou même nécessaires entre nature, hommes et Dieu. Le changement est compréhensible et peut être assumé par la philosophie ; il est peut-être plus difficile à assumer dans le cadre d’une théologie confessante pour laquelle la réception de la vérité révélée semble impliquer naturellement une présupposition ontologique de Dieu. Là, très certainement, pour la réflexion théologique la tournure que semble devoir prendre une philosophie de la nature aujourd’hui représente un problème.
Notes
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[1]
Cerf, Paris, 2009, p 215.
-
[2]
Bertrand Saint-Sernin, « Légitimité et existence de la philosophie de la nature », in Revue de Métaphysique et de morale, PUF, Juil.-Sept. 2004 ; « Y a-t-il place, aujourd’hui, pour une philosophie de la nature ? », Bulletin de la Société française de philosophie, Vrin, Janv.-Mars 1999 ; « Les philosophies de la nature », in D. Andler, A. Fagot-Largeault, B. Saint-Sernin, Philosophie des sciences I, Folio Essais, Gallimard, Paris, 2002.
-
[3]
Cette présentation de la cosmologie et de ses moments est de D. Dubarle, « Épistémologie et cosmologie », in Recherches de philosophie, VII, Idée de monde et philosophie de la nature, Desclée de Brouwer, Paris, 1966.
-
[4]
À ce sujet voir S. Breton, « Monde et Nature », in Idée de monde et philosophie de la nature, Recherches de Philosophie VII, Desclée de Brouwer, Paris, 1966 ; J. Ladrière, « Une philosophie de la nature aujourd’hui », in P. Colin (Dir.), De la nature. De la physique classique au souci écologique, Coll. Philosophie 14, Beauchesne, Paris, 1992.
-
[5]
G.W.F. Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques II, Philosophie de la nature, Introd., Trad. et Notes de B. Bourgeois, Vrin, Paris, 2004.
-
[6]
E. Morin, La méthode. 1. La nature de la nature, 2. La vie de la vie, 3. La connaissance de la connaissance, Seuil, Paris, 1977, 1981 ; I. Prigogine, I. Stengers, La nouvelle alliance, Gallimard, Paris, 1979 ; R. Thom, Modèles mathématiques de la morphogenèse, Christian Bourgois, Paris, 1980.
-
[7]
T. von Uexküll, Der Mensch und die Natur. Grundzüge einer Naturphilosophie, 1953 ; A. Portmann, La forme animale, Payot, Paris, 1961. Voir également des textes de ces deux auteurs dans Phénoménologie et philosophie de la nature. Études phénoménologiques N° 23-24, Ousia, Louvain-la-neuve, 2006 ; J.-C. Gens, Éléments pour une herméneutique de la nature. L’indice, l’expression, l’adresse, Cerf, Coll. Passages, Paris, 2009.
-
[8]
M. Serres, Le contrat naturel, François Bourdin, Paris, 1990.
-
[9]
L. Ferry, Le nouvel ordre écologique, Grasset, Paris, 1992.
-
[10]
J. Patocka, Le monde naturel comme problème philosophique, M. Nijhoff, La Haye, 1976 ; Le monde naturel et le mouvement de l’existence humaine, Kluwer, Dordrecht, 1988.
-
[11]
M. Merleau-Ponty, La nature. Notes, Cours du Collège de France, Seuil, Paris, 1994.
-
[12]
A. N. Whitehead, Le concept de nature, Vrin, Paris, p. 39. Conformément à la suggestion d’I. Stengers, Penser avec Whitehead. Une libre et sauvage création de concepts, Seuil, Paris, 2002, nous modifions la traduction de la phrase citée. Voir son commentaire p. 45ss. La nature est ce dont nous avons l’expérience dans la perception et non ce que nous observons dans celle-ci.
-
[13]
Ibid., p. 39.
-
[14]
Le terme se trouve dans un cours polycopié intitulé : L’être et la logique mathématique, cours donné à l’Institut Catholique de Paris en 1968-9. Dans un autre cours polycopié, on trouve une de ces sorties fulgurantes qu’il lui arrivait de faire : « La science n’a pas de ‘fondement’ et n’en a pas besoin : l’entendement scientifique opère ‘in medias res’, d’où il se trouve et comme il peut ; le fait est qu’il peut quelque chose et avec une puissance croissante, mais en restant toujours ouvert sur l’imprévu du réel, sur l’horizon indéfini d’éventualités aussi bien idéales (mathématiques) qu’empiriques, que nul a priori ne peut se flatter d’exclure à l’avance. L’acte de la science n’est pas un acte qui serait comme posé une fois pour toutes sur le sol d’une substance des choses et fixé à des adhérences inébranlables : c’est un acte pour ainsi dire aérien, en vol, acte de l’esprit se soutenant lui-même au sein de l’élément aérien de la cognoscibilité scientifique », Épistémologie des sciences humaines, p 223. Cours professé en 1972-73.
-
[15]
M. Heidegger, Être et temps, Gallimard, Paris, 1986. § 11. Il revient à l’analytique existentiale de réaliser la tâche « qui travaille depuis longtemps la philosophie bien qu’elle essuie échec sur échec dans sa réalisation : l’élaboration de l’idée d’un ‘concept de monde naturel’ ». Au § 14, Heidegger explique qu’on ne peut comprendre la nature qu’à partir du phénomène de la mondéité au lieu d’interpréter le monde en partant de la nature.
-
[16]
Dans l’ouvrage cité au début de cet article. Cf. note 3.
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[17]
Premiers principes métaphysiques d’une science de la nature, Vrin, Paris, 1971, p. 7.
-
[18]
Pocket Agora, Paris, 1ère éd. Calmann-Lévy 1961, Chapitre 6.
-
[19]
Seuil, Paris, 1999.
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[20]
Ceci a été bien montré dès 1873 dans une conférence du mathématicien Clifford. Texte traduit et cité par L. Boi, Le problème mathématique de l’espace. Une quête de l’intelligible, Springer Verlag, p. 420-421.
-
[21]
Les considérations qui suivent s’appuient sur Whitehead, La science et le monde moderne, Ontos Verlag, Frankfurt, 2006, Chapitres 4 et 7. Voir aussi Bernard D’Espagnat, Traité de physique et de philosophie, Fayard, Paris, 2002, Chapitre 2, à propos du « dépassement du cadre des concepts familiers ».
-
[22]
Voir « Étude introductive » et « Géométrie et philosophie de la nature : remarques sur l’espace, le continu et la forme », in Science et philosophie de la nature. Un nouveau dialogue, Peter Lang, 2000.
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[23]
Ibid., p 25.
-
[24]
Ibid., p 4.
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[25]
Ibid., p 50.
-
[26]
Ibid., p 51.
-
[27]
Ibid., p 34.
-
[28]
Ibid., p 35.
-
[29]
Voir les textes d’origine anglo-saxonne traduits dans : H.S. Afeissa (ed.), Éthique de l’environnement. Nature, valeur, respect, Vrin, Paris, 2007.
-
[30]
Pensée formelle et sciences de l’homme, Aubier, Paris, 1967 ; « Sur le traitement comme objets des faits humains », in Formes, opérations, objets, Vrin, Paris, 1994.
-
[31]
Gilles-Gaston Granger, Pour la connaissance philosophique, Éd. O. Jacob, Paris, 1988, p 125. Voir également Formes, opérations, objets, Vrin, Paris, 1994, Chapitre 16.
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[32]
Pour la connaissance philosophique, p 13.
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[33]
Ibid., p. 131.