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Article de revue

Bulletin de théologie patristique grecque

Pages 107 à 134

English version

1En hommage à Jean Daniélou

2I. Le IIe siècle : Pères apostoliques et apologètes. La Gnose

3II. Le IIIe siècle : Clément et Origène

4III. Le IVe siècle : Athanase, Basile, les deux Grégoire

5IV. Du Ve au IXe siècle

6V. Histoire et Théologie des Pères

En hommage à Jean Daniélou

1. Jacques Fontaine dir., Actualité de Jean Daniélou, Cerf, Paris, 2006, 240 pages.

71. A l’occasion du centenaire de la naissance de Jean Daniélou un colloque s’est tenu à l’Institut de France, pour accomplir un « devoir de mémoire » à son égard et souligner, en ce début du XXIe siècle, l’actualité du message d’un homme qui a largement contribué au renouveau de la théologie et de l’étude des Pères au cours du XXe. Jacques Fontaine publie les contributions de ce colloque, sous le titre Actualité de Jean Daniélou, en soulignant que la carrière du jésuite devenu cardinal a illustré la double nécessité de l’« aggiornamento » et de la fidélité. Les intervenants de ce colloque appartiennent pour beaucoup à la génération des témoins de Jean Daniélou : ce sont des collègues et confrères, des élèves ou des disciples. D’autres, plus jeunes, expriment l’intérêt des générations actuelles pour son œuvre.

8L’ouvrage retrace d’abord les trois lieux majeurs de l’œuvre du patristicien : son livre précurseur sur le judéo-christianisme, dont Michel Fédou fait le bilan, la théologie prénicéenne (J. Wolinski) et enfin ses études majeures sur Grégoire de Nysse (B. Pottier). On ne peut oublier non plus son rôle dans la fondation de la collection des « Sources chrétiennes ». Puis vient la présentation de sa personnalité, enthousiaste, bouillante et parfois polémiste, de ses distractions légendaires, mais surtout de l’homme de culture, du spirituel et de l’éducateur, de l’orateur qui s’est engagé dans nombre de combats et enfin du pasteur, aumônier dévoué de l’École normale supérieure féminine. Bref, il était l’homme « des travers voyants et des vertus profondes ». Son activité de théologien, très polyvalente, cherchait à renouveler la théologie, quitte à employer un peu naïvement l’expression qui se révélera dangereuse de « théologie nouvelle ». Trois témoignages achèvent l’ouvrage qui se trouve honoré d’un message personnel de Benoît XVI.

9Les Recherches de Science religieuse, dont il fut un collaborateur assidu en tant que titulaire du « Bulletin de littérature patristique et d’histoire des origines chrétiennes » qu’il a su rendre célèbre, sont heureuses de s’associer à cet hommage mérité.

I – Le IIe siècle : Pères apostoliques et apologètes. La Gnose

2. Clayton N. Jefford, The apostolic Fathers and the New Testament, Hendrickson Publishers, Peabody, Massachusetts, 2006, 268 pages.
3. Allen Brent, Ignatius of Antioch and the Second Sophistic. A Study of an Early Christian Transformation of Pagan Culture, Mohr Siebeck, Tübingen, 2006, 378 pages.
4. Justin, Apologie pour les chrétiens, Intr., texte critique, trad. et notes par Ch. Munier, « Sources chrétiennes 507 », Cerf, Paris, 2006, 392 pages.
5. Bart Benats, Il ritmo trinitario della verità. La teologia di Ireneo di Lione, Città Nuova, Roma, 2006, 532 pages.

102. L’ouvrage d’initiation de C.N. Jefford, Les Pères apostoliques et le Nouveau Testament, n’a pas pour but de revenir sur le dossier de la connaissance que les Pères apostoliques pouvaient avoir du corpus des évangiles (cf. les travaux de H. Koester), mais de situer dans la continuité d’un même développement les œuvres de ces tout premiers Pères. Sept brefs chapitres abordent les questions d’histoire et de géographie concernant l’écriture de ces textes, la continuité des genres littéraires, les codes de la conduite et de la pensée chrétienne dont ils témoignent, une synopse aussi des images, des idées et des motifs de la foi hérités du NT, l’identité religieuse des chrétiens dans leur séparation progressive du monde juif et leur qualité de citoyens dans l’Empire romain, les figures et les villes enfin qui ont exercé le plus important rayonnement. A travers ces différents thèmes l’auteur, très préoccupé par la méthode et la scientificité de son discours, entend faire rejaillir une lumière neuve sur le NT lui-même. Le livre constitue un parcours synthétique bien informé et attentif à la situation religieuse du temps.

113. Dans son ouvrage Ignace d’Antioche et la seconde sophistique, A. Brent reprend la question de l’authenticité des Lettres d’Ignace à l’aide d’une méthode linguistique inspirée de Wittgenstein et de Chomsky. L’auteur reste mal satisfait par l’hypothèse que les Lettres soient le fait d’un « faussaire » de la fin du IIe siècle, soutenue avec insistance par R.-M. Hübner et Th. Lechner (cf. RSR, 90 [2002], p. 250-255) et sur laquelle nous avions exprimé naguère de grandes réserves. Il les situe tout au contraire dans le contexte culturel de la Seconde Sophistique, telle qu’elle s’exprime en Asie mineure à la fin du Ie et au début du IIe siècle. Il y découvre une parenté culturelle difficilement contestable dans l’emploi du vocabulaire, les jeux de langage et la référence à nombre de pratiques et de thèmes transposés des religions à mystères et de la société civile au gouvernement des Églises. La conception du triple ministère - qui ne comporte aucune doctrine de la succession apostolique, telle qu’on la verra chez Irénée – a pour background l’horizon culturel, politique et théologique du discours païen de la Seconde Sophistique des villes d’Asie mineure, transposé dans une vision du monde christianisée, en particulier avec les concepts de « présidence de l’évêque à l’image de Dieu » (prokathèménos eis typon theou, Magn 6,1, et non eis topon, « à la place de Dieu ») et de concorde (homonoia). Le terme de typos est employé par la Seconde Sophistique pour désigner la représentation symbolique du divin ou du sacré par le prêtre président, icône de la divinité qui garde la ville. La mimesis visible renvoie au sacré invisible. Le voyage d’Ignace à travers les villes d’Asie Mineure est une véritable procession du héros divin qui va à la mort. Le complément est l’homonoia, la concorde qui engendre la paix : elle exprime une vue christianisée du monde, à l’image des villes-Etats de l’Asie mineure dont chacune jouit d’une autonomie et vit en harmonie avec les autres dans le cadre de la Pax Augusta. La concorde est le principe de l’unité de l’« Église catholique » - terme inventé par Ignace - comme elle l’est de l’unité hellénique. Ce système n’est ni monarchique, ni aristocratique, ni démocratique, mais une forme constitutionnelle originale qui associe ces traits complémentaires. Les actes des ministres sont posés par des « personnalités corporatives » symbolisant la communauté. La typologie de la structure ecclésiale (Church Order) chez Ignace reprend ces concepts culturels et religieux. Tel est le contexte païen de la description de l’évêque, mais Ignace est un rebelle linguistique : il inscrit des pensées nouvelles dans une forme de langage qu’il partage avec le monde de l’hellénisme et oppose un « christianisme universel » à l’Hellènikè. C’est pourquoi l’auteur - compte tenu de la réfutation d’autres arguments invoqués à tort par le groupe Hübner-Lechner - situe les Lettres d’Ignace au tout début du II° siècle. La Didascalie et les Constitutions apostoliques altéreront plus tard cette signification du typos, pour la ramener à la typologie du rapport entre AT et NT et le développement doctrinal ultérieur de la trilogie évêque, prêtre, diacre intégrera des éléments bien différents de cette vue originale.

12La démonstration de l’auteur, réduite ici à une épure, fondée sur de multiples citations des auteurs de la Seconde Sophistique et complétée par des illustrations d’images cultuelles et de médailles impériales, apparaît convaincante. Elle apporte un argument de poids à la datation traditionnelle des Lettres d’Ignace. On regrette pourtant que Brent ait investi toute sa recherche dans cette unique méthode et n’ait pas cherché à en situer les résultats dans le concert des données dont nous disposons sur Ignace. Sa comparaison avec la Seconde Sophistique, sans doute relativisée, en aurait reçu une confirmation.

134. Les « Sources chrétiennes », qui n’avaient jusqu’ici rien publié de Justin, nous donnent l’Apologie pour les chrétiens, édition réalisée par Ch. Munier. Le texte est longuement introduit d’abord par l’itinéraire du « philosophe » dont la chronologie reste loin d’être assurée (sauf sa mort en 165), et la présentation de ses œuvres. Munier prend ensuite position en faveur de l’unité de composition de ce qui nous parvient sous deux apologies distinctes et l’analyse comme un libellus, appartenant au genre judiciaire (genus iudicialis) et rédigé selon les règles de la rhétorique antique, comportant cinq parties : exorde, narration, preuve, réfutation et péroraison. La construction de l’ouvrage ne peut en effet être comprise à partir d’une analyse purement thématique : elle a besoin de prendre en compte les transitions et même ce que nous appelons trop vite des « digressions », qui appartiennent aussi à la dynamique d’un ouvrage dont la composition est assez recherchée. Cette analyse rhétorique fonde un plan d’ensemble très élaboré de l’argumentation de Justin, qui emprunte à l’Apologie de Socrate de Platon. La rédaction est postérieure à 150 ; le texte dut sans doute être présenté au scrinium a rescriptis impérial en 153.

14Munier contribue à une meilleure connaissance des rapports entre l’hellénisme et le christianisme sous le règne des antonins et fait progresser l’établissement du texte. Il a travaillé dans un esprit assez voisin de celui de Ph. Bobichon, le récent éditeur du Dialogue avec Tryphon. Justin présente le christianisme aux empereurs et au sénat romain comme une « philosophie divine ». Sa démarche apologétique est située dans le cadre de la situation légale faite aux chrétiens et de la politique religieuse d’Antonin le Pieux ; elle passe en revue les grands griefs faits aux chrétiens et s’arrête sur le rapport entre christianisme et philosophie, car Justin aime les comparaisons, en particulier autour du thème du logos. S’il développe la théorie des emprunts, il engage aussi le dialogue avec la culture antique. Son argumentation scripturaire, plus discrète par hypothèse que dans le Dialogue, donne lieu à bien des remarques philologiques. Pour l’établissement du texte, Munier n’a pas estimé possible de reprendre celui de la nouvelle édition des PTS et s’en explique : malgré ses grandes qualités celle-ci donne une centaine de conjectures nouvelles et discutables ; elle harmonise les citations bibliques avec la Septante ; elle transpose de manière difficilement défendable Apol II,8 à la suite d’Apol II,2. Il a donc préféré pour cette nouvelle édition suivre le texte de la tradition, le plus fidèlement possible à partir du manuscrit A. La traduction, précise et très travaillée, reconnaît sa dette à l’égard de celles de ses prédécesseurs (L. Pautigny, A. Wartelle, L.W. Banrard). L’éditeur annonce la parution prochaine d’un commentaire continu et plus étoffé de l’Apologie, qui compensera la réduction des notes à l’essentiel.

15La comparaison s’impose avec l’édition encore récente de la même œuvre par A. Wartelle (Études augustiniennes, 1987) à laquelle l’éditeur se réfère. Car les deux éditions ont même projet et même contenu. Les options sur l’unité de l’œuvre, sa datation et l’établissement du texte sont convergentes. C’est dans l’interprétation du plan que la différence est la plus notable : Wartelle en reste à un plan thématique, trop conditionné par le jugement sévère d’A. Puech sur la manière dont Justin compose. Il va même jusqu’à regretter que celui-ci n’ait pas lu le Discours de la méthode ! Exemple typique de l’anachronisme encore trop souvent régnant dans l’analyse des œuvres anciennes par les modernes. Sur ce point Munier marque un progrès décisif. Par contre, chez Wartelle l’annotation prend la forme d’un véritable commentaire, mais son successeur nous annonce prochainement le sien. On ne peut que se réjouir de l’intérêt porté actuellement à l’œuvre de Justin qui a encore beaucoup de choses à nous dire.

165. Le but de B. Benats dans sa thèse consacrée à Irénée, Le rythme Trinitaire de la vérité, est de mettre en évidence la Denkform décidément trinitaire de la théologie de l’évêque de Lyon, tant dans sa présentation de l’économie du salut que dans sa conception de Dieu lui-même et de la divinisation de l’homme. L’auteur part de la provocation culturelle qu’a constituée la pensée gnostique à l’égard du christianisme, avec son monde de thèmes et de questions, pour étudier l’épistémologie théologique d’Irénée, c’est-à-dire les conditions de la vraie connaissance (gnose) de Dieu, dont la transcendance ne peut être approchée que par la révélation, l’Église constituant le lieu de la transmission de la vérité. Suit alors un grand diptyque, dont chaque panneau est trinitaire et renvoie à l’autre. Le premier expose la révélation trinitaire de Dieu dans l’horizon de la création et de l’histoire du salut. Mais Benats n’en reste pas à la Trinité de l’Economie. Il entend remonter à l’être trinitaire de Dieu, tel qu’Irénée le conçoit dans une conceptualité bien antérieure à celle qui s’établira au IVe siècle. Il reprend en particulier le débat sur l’éternité du Fils, mise en cause par A. Orbe, pour conclure, avec beaucoup d’autres auteurs, à cette éternité en raison du semper (C.H. II,25,3 et III,8,3) et de la différence radicale posée par Irénée entre le créé et l’incréé. Le second panneau expose le rythme trinitaire de la divinisation de l’homme depuis sa création et dans sa croissance à travers les étapes qui le conduisent de l’Esprit au Fils et du Fils au Père et propose une esquisse d’« anthropologie trinitaire ». L’expérience chrétienne de l’homme est trinitaire, comme l’initiative divine de révélation et de salut.

17Il est vrai que la pensée d’Irénée est habitée par le rythme ternaire des trois noms divins et l’on sait gré à l’auteur de l’avoir mis en lumière dans une étude sérieuse, qui témoigne d’une familiarité avec les textes de l’évêque de Lyon et s’appuie sur la connaissance de la bibliographie du XXe siècle, en particulier des travaux de A. Rousseau. Bien que sachant que le terme et donc le concept formel de Trinité est absent de l’œuvre irénéenne, Benats l’emploie très et sans doute trop souvent, comme s’il correspondait à une cristallisation acquise chez l’évêque de Lyon, ce qui n’est pas le cas. Il nous dit même qu’Irénée « peut parler de la ‘trinitisation’ de l’Un » (p. 292) et évoque chez lui une « ontologie trinitaire ». Il y a là l’exagération d’un auteur qui, ayant mis en relief une perspective juste, est tenté de tout lui rapporter.

II – Le IIIe siècle : Clément et Origène

6. Alain Le Boulluec, Alexandrie antique et chrétienne. Clément et Origène, « Collection des Etudes Augustiniennes, série Antiquité, 178 » (diffusion Brepols), Paris, 2006, 478 pages.
7. Antonio Grappone, Omelie origeniane nella traduzione di Rufino. Un confronto con i testi greci, « Studia Ephemeridis Augustininanum, 103 », Inst. Patrist. Augustinanum, Roma, 2007, 414 pages.

186. Sous le titre Alexandrie antique et chrétienne. Clément et Origène, Alain Le Boulluec publie 25 articles, scripta minora, écrit-il, qui témoignent des centres d’intérêt de sa recherche au cours d’une carrière déjà féconde. Alexandrie, « près de l’Egypte », est par excellence le lieu de rencontre entre hellénisme et judaïsme (Moïse et Platon convergeant chez Philon), en raison de l’événement fondateur que fut la traduction de la Torah dans le grec de la Septante, puis entre hellénisme et christianisme. Le centre de gravité de ces études est constitué autour de Clément et Origène, que l’auteur a inlassablement étudiés. Dans une introduction biographique il situe l’enchaînement de ses travaux en fonction des rencontres faites avec ses aînés, comme Claude Mondésert qui lui avait confié l’édition aux « Sources chrétiennes » du livre V des Stromates ; M. Harl, qui l’a agrégé à l’équipe de traduction du Traité des principes d’Origène ; M. Tardieu, qui l’a fait entrer en 1983 à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes ; puis nombre de collègues et collaborateurs, ses contemporains, comme J.-C. Fredouille. L’ouvrage est distribué en 6 sections : un retour sur l’histoire de la naissance de l’« école » chrétienne d’Alexandrie ; une série d’analyses littéraires consacrées à Clément ; l’élaboration doctrinale de la pensée d’Origène ; la polémique hérésiologique chez les deux auteurs ; les recherches philologiques et thématiques, anciennes et récentes, les concernant, en particulier le Contre Celse ; enfin l’interprétation des Ecritures. La contribution finale, « De Paul à Origène », montre comment, à partir de deux textes pauliniens (Ga 4,21-31 et 1 Co 10,1-11), l’Alexandrin transforme un usage typologique de l’AT en un principe herméneutique étendu à toutes les Ecritures. Chaque article donne lieu en fin de volume à des mises à jour bibliographiques, voire à des prises de position sur des débats postérieurs à la parution originale de la contribution. L’édition, réalisée par C.-C. Conticello, comprend la bibliographie complète d’A. Le Boulluec. Ce recueil sera précieux, avec et après plusieurs autres qui témoignent de la vigueur de la recherche contemporaine autour d’Alexandrie.

197. La fiabilité des traductions latines d’Origène par Rufin est l’objet d’une interrogation constante, étant donné les libertés littéraires prises par le traducteur. A. Grappone veut faire avancer méthodiquement le dossier avec son ouvrage Les homélies origéniennes dans la traduction de Rufin. Une confrontation avec les textes grecs. L’auteur considère Rufin en lui-même, dans son siècle, qui n’est plus celui d’Origène, et son activité personnelle d’auteur-traducteur, qui entend à la fois restituer la pensée de l’Alexandrin et faire une œuvre destinée à un public nouveau. Puis il aborde le dossier privilégié des Homélies sur Jérémie dont nous avons gardé le texte grec intégral (ainsi qu’une traduction due à Jérôme), dossier déjà étudié par P. Nautin dans l’édition de ces Homélies aux « Sources chrétiennes ». La comparaison est donc indirecte, puisque le texte grec d’Origène est mis en correspondance avec la traduction rufinienne d’autres homélies. Grappone suit la manière dont Rufin rend la structure de l’homélie selon ses trois parties : le prologue, appuyé sur un autre texte biblique, le corps du discours, fait du commentaire verset par verset du texte considéré, et la conclusion. L’analyse faite sur les textes grec et latin permet de repérer le type des interventions de Rufin. Le même travail de comparaison se poursuit entre les traductions et les fragments grecs connus, soit par la Philocalie, soit par les chaînes. Ces analyses s’appuient sur un long appendice (près de la moitié du volume) fait de tableaux mettant en parallèle des passages latins relativement importants avec les quelques fragments grecs qui leur correspondent. Cet elenchus est un instrument de travail très précieux, même si l’auteur met modestement en cause sa valeur scientifique.

20Quelles conclusions peut-on tirer ? Rufin est fidèle à la conception de la traduction selon la tradition latine, qui voulait produire un texte littérairement autosuffisant, valable en soi et disposant d’un profil stylistique comparable à l’original, d’où une reformulation des phrases presque continuelle qui constituent une sorte de barrière infranchissable. Ces traductions, habitées par un souci d’édification, constituent une opération de transposition culturelle, ce qui explique de fréquentes amplifications parénétiques, des répétitions et des récapitulations, mais aussi des coupes tenant compte de ses lecteurs, les moines du Pinetum dont il cherchait à nourrir la lectio divina et des amis de l’aristocratie. Là où Origène s’adressait à toute la communauté chrétienne, Rufin vise des groupes monastiques circonscrits. Pour les homélies les traductions de Rufin respectent fidèlement le modèle origénien, compte tenu de certains ajouts consistant en reprises, anticipations, insertions parénétiques et répétitions. Celles-ci sont déjà présentes chez l’Alexandrin, mais Rufin se montre plus prolixe. Pour autant, Rufin n’est pas intervenu de manière systématique pour substituer sa propre pensée à celle de son modèle, car il nourrissait une trop grande admiration envers lui. C’est surtout son intention « pastorale » qui motive les variations et reformulations du texte. L’usage de la Bible latine, à laquelle ses lecteurs étaient habitués, ne lui facilitait pas le travail. L’exégèse origénienne est chez lui plutôt simplifiée et certaines hypothèses proposées disparaissent. En matière doctrinale, Rufin intervient sur certains points sensibles (la Trinité, la préexistence des âmes, l’apocatastase), il n’élimine pas, mais réutilise à sa manière le système origénien. En matière morale et ascétique il est rigoriste, car issu du même milieu que Pélage, qu’il a peut-être connu personnellement. - L’ouvrage de A. Grappone ne visait pas tant à une évaluation de la qualité des traductions de Rufin que d’en fournir une clé de lecture. On ne peut oublier que ce dernier nous a conservé 118 homélies autrement perdues et joué ainsi un rôle de « passeur » capital à l’égard de l’Occident médiéval qui s’en nourrira pour élaborer la doctrine des quatre sens.

III – Le IVe siècle : Athanase, Basile, les deux Grégoire

8. Athanasius, Zweischriften gegen die Arianer. Verteidigungsschrift gegen die Arianer (Apologia contra Arianos). Geschichte der Arianer (Historia Arianorum), eingeleitet, übersetzt und kommentiert von W. Portmann, A. Hiersemann, Stuttgart, 2006, 400 pages.
9. Xavier Morales, La théologie trinitaire d’Athanase d’Alexandrie, Inst. d’Études Augustiniennes, Paris, 2006, 610 pages.
10. Mgr Hilarios Alfeyev, Le chantre de la Lumière. Introduction à la spiritualité de saint Grégoire de Nazianze, trad. du russe par A. Siniakov, Cerf, Paris, 2008, 416 pages.
11. Philippe Molac, Douleur et transfiguration. Une lecture du cheminement spirituel de saint Grégoire de Nazianze, Cerf, Paris, 2006, 468 pages.
12. Gregory of Nyssa, The Letters, Intr., translation and commentary by A. M. Silvas, Brill, Leiden-Boston, 2007, 284 pages.
13. Lexicon Gregorianum. Wörterbuch zu den Schriften Gregors von Nyssa, hrggb von der Forschungsstelle Gregor von Nyssa an der Westfälischen Wilhelms-Universität. Leitung Wolf-Dieter Hauschild. Band VI, labè-opsophoros, bearbeitet von Friedhelm Mann, unter Mitarbeit von Volker Henning Drecoll, Brill, Leiden-Boston, 2007, 972 pages.
14. Morwenna Ludlow, Gregory of Nyssa, Ancient and (Post)modern, University Press, Oxford, 2007, 314 pages.
15. Ephrem de Nisibe, Hymnes pascales, intr., trad. du syriaque et notes de Fr.-X. Cassingena-Trévedy, « Sources chrétiennes 502 », Cerf, Paris, 2006, 334 pages.
16. Ephrem le Syrien, Le combat chrétien. Hymnes de Ecclesia, intr., trad, notes et index par D. Cerbelaud, « Spiritualité orientale n° 83 », Abbaye de Bellefontaine, 2004, 244 pages.
17. Ephrem le Syrien, Le Christ en ses symboles. Hymnes de Virginitate, intr., trad, notes et index par D. Cerbelaud, « Spiritualité orientale n° 86 », Abbaye de Bellefontaine, 2006, 258 pages.
18. [Evagre le Pontique], Chapitres des disciples d’Evagre, édition princeps du texte grec, intr., trad., notes et index, par Paul Géhin, « Sources Chrétiennes 514 », Paris, Cerf, 2007, 350 pages.
19. Antony D. Riche, Discernment in the Desert Fathers. Diakrisis in the Life and thought of Early Egyptian Monasticism, “Studies in Christian History and Thought”, Milton Keynes, Paternoster, 332 pages.

218. La Bibliothèque allemande de Littérature grecque publie la traduction par W. Portmann de deux œuvres d’Athanase, L’Apologie contre les ariens, et L’histoire des ariens. Une longue introduction donne le récit de la vie mouvementée d’Athanase, en s’appuyant sur les deux œuvres ici présentées. L’auteur prolonge en quelque sorte le douci documentaire d’Athanase. L’elenchus détaillé des œuvres dogmatiques, apologétiques, exégétiques, ascétiques, ainsi que des fragments et des Lettres festales de l’Alexandrin fait ensuite le point actuel de leurs éditions, traductions et datations (éventuellement plurielles, quand celles-ci sont controversées). L’auteur souligne la difficulté de l’interprétation de ces deux écrits apologétiques et polémiques, du fait que les œuvres des adversaires ne nous sont pas parvenues. L’Apologie contre les ariens est surtout une collection de documents insérés dans un tissu conjonctif qui leur sert de fil conducteur, pour laquelle les chercheurs proposent diverses hypothèses quant à son « montage ». La transmission de L’histoire des ariens donne un texte assez largement amputé. Le traducteur confirme pour ces deux œuvres la date de 357. L’édition est accompagnée d’une abondante annotation et plus encore suivie de nombreuses annexes complétant la documentation historique, avec divers tableaux chronologiques, des index et une très importante bibliographie. Il nous est difficile de porter un jugement sur la qualité de la traduction, qui nous semble claire, mais le sérieux philologique de cet instrument de travail inspire la plus grande confiance et nous fait regretter qu’il n’existe pas encore de traduction française de ces écrits d’Athanase.

229. La théologie trinitaire d’Athanase d’Alexandrie de X. Morales est une somme de recherches philologiques sur les concepts clés de la théologie trinitaire en Orient jusqu’en 362-364. Si la christologie de l’Alexandrin et sa pneumatologie ont fait l’objet de nombreuses études, la dimension proprement trinitaire de son œuvre a été laissée de côté. Cette enquête systématique et pratiquement exhaustive des concepts traite d’abord la distinction trinitaire : hupostasis (peu habituel chez Athanase et employé dans le sens scripturaire de He 1,3) et le verbe huphistamai (plus fréquent) ; le langage des processions du Verbe (homoousios, employé de manière asymétrique pour exprimer la génération du Fils selon la visée nicéenne) et de l’Esprit ; les opérations propres à chacune des personnes (à partir de l’interprétation trinitaire d’Ep 4,6) ; les relations enfin (présentes pour la définition des personnes à partir des expressions corrélatives ou exclusives, même si le terme de skhesis est absent du vocabulaire athanasien). Suivent les concepts appliqués à l’unité divine : l’ousia qui est « l’être même » de Dieu (l’ek tès ousias tou theou de Nicée est interprété à partir d’Ex 3,14) ; Athanase maintient la synonymie pratique d’ousia et d’hypostatis à travers toute son œuvre, malgré l’un ou l’autre « dérapage » et l’ouverture que traduit son dialogue avec les homéousiens dans le Tome aux antiochiens. Quelles qu’aient été les modalités de la tenue du synode d’Alexandrie de 362, Athanase voulait obtenir la réconciliation des deux partis orthodoxes d’Antioche, en ménageant ses alliés eustathiens, au moment où il tentait un effort d’alliance avorté avec Mélèce. Il proposa donc aux deux partis un accord de bonne foi, chacun gardant son propre langage (une seule hypostase en Dieu pour les uns, trois hypostases pour les autres), mais exprimant aussi une clarification doctrinale aboutissant à la même visée de sens. Quant à l’adjectif idios, il est employé par Athanase selon des expressions typiques (le Fils est le propre du Père, l’Esprit est le propre du Fils) et non à la manière des Cappadociens pour lesquels les propriétés désignent les caractéristiques incommunicables de chaque personne. Les deux derniers chapitres reviennent sur l’articulation de l’unité et de la trinité à partir des termes Theos et theotès, ainsi que sur deux illustrations de l’unité. Finalement le « slogan » trinitaire d’Athanase (« l’unité indivisible de la divinité de la ‘Trinité’ ») équilibre la distinction réelle des personnes par l’unicité de la nature (ce qui l’amène à déroger parfois à sa conviction monarchique au profit du « monothéisme » de la Trinité tout entière).

23L’auteur fait aussi l’histoire de chacun de ces concepts chez les prédécesseurs d’Athanase (Eustathe d’Antioche, Marcel d’Ancyre, Arius, Astérius et Eusèbe de Césarée). Il remonte même au IIIe siècle (Origène, l’affaire des deux Denys, Paul de Samosate) et aux philosophes, Aristote, les néoplatoniciens et les stoïciens. Ce dossier très riche rassemble nombre de textes et donne le panorama des courants théologiques au cours de la première moitié du IVe siècle. Morales discute avec précision les opinions des chercheurs contemporains, L. Abramovski, M. Simonetti, M. Tetz, A. Camplani, J. Zachhuber.

24Le propre d’Athanase est de s’être refusé tant à la théologie orientale dominante des trois hypostases, venue d’Origène mais ambiguë à ses yeux par l’exploitation qu’en faisait l’arianisme, que la théologie de l’unique hypostase, dont les excès modalistes avaient été reprochés à Marcel d’Ancyre. Cependant son langage préférentiel est plus proche de cette dernière. Comme pour la divinité du Fils sa méthode consiste dans le recours à l’Ecriture. Il ne cherche pas à articuler le rapport entre ousia et hupostasis. Dans le Tome aux Antiochiens son ouverture va jusqu’à admettre la double légitimité de formules qui s’opposent, à la condition que des considérants garantissent que les trois hypostases soient bien celles d’une seule et même divinité et que la réalité de la subsistence (nous préférons ce néologisme à l’ambiguïté du terme français de subsistance) des trois personnes soit maintenue. Mais Athanase ne propose aucune initiative sémantique sur le langage : les déclarations d’intention restaient encore extérieures au langage employé.

25Ce gros travail éclaire la situation du langage trinitaire juste avant que les Cappadociens ne cherchent à l’organiser, pour arriver à une formule conceptuelle équilibrée, capable de faire l’unité de l’Orient et d’être justement comprise par l’Occident : une seule ousia en trois hypostases consubstantielles. Cette articulation suppose que l’espace sémantique en cause connaisse une modification réciproque des concepts, hypostase perdant son sens de substance pour s’orienter vers celui de subsistence, ousia devenant l’équivalent de phusis. L’accord sur le sens proposé par Athanase ne pouvait tenir sans devenir aussi un accord sur le langage. Tel est le point sur lequel Basile et les Cappadociens prendront son relais, dans la conscience de la nécessité de traduire la foi chrétienne dans des catégories grecques retravaillées à la lumière des Ecritures. Athanase et Basile partageaient la même orthodoxie ; ils n’avaient pas la même attitude sur les problèmes de langage. Le premier essayait d’en rester au plus près de celui de l’Ecriture et a manifesté une forte réticence devant tout vocabulaire technique, mais sans jamais le condamner. Le second estimait que dans le monde intellectuel grec le christianisme devait forger ses propres catégories capables de faire entendre aux grecs le paradoxe trinitaire.

26On peut regretter que l’auteur ait utilisé certaines catégories scolastiques pour l’étude des concepts du IVe siècle. Cette initiative, dont il savait l’anachronisme, lui faisait courir le risque d’introduire dans ses analyses des distinctions très postérieures (par exemple les activités de la Trinité ad extra, propriétés ou appropriations ; selon l’axiome rahnérien invoqué, s’il y a distinction réelle dans la Trinité immanente, celle-ci doit demeurer dans la Trinité économique). Mais il faut savoir gré à Morales d’avoir clarifié exactement les jeux complexes du vocabulaire encore conflictuel de tous les auteurs de cette période. Nous ne dirions cependant pas que le vrai tournant de la théologie trinitaire fut le fait d’Athanase. Malgré ses grands mérites, il n’a pas senti la nécessité de parvenir à un vocabulaire commun. Le passage d’Athanase aux Cappadociens n’est pas une perte conduisant à une formulation dogmatique figée, mais le progrès d’un langage permettant une expression unanime de la foi.

2710-11. Deux livres contemporains, l’un venu de l’Orient orthodoxe, l’autre de l’Occident catholique, sont parus en 2006 aux éditions du Cerf sur le cheminement spirituel de saint Grégoire de Nazianze. Cette coïncidence étonnante invite à une comparaison à laquelle nous nous livrerons, après avoir présenté brièvement les ouvrages.

28Mgr Hilarion Alfeyev, d’origine russe et actuellement évêque orthodoxe de Vienne et d’Autriche, intitule le sien Le chantre de la lumière. Introduction à la spiritualité de saint Grégoire de Nazianze. La méthode choisie donne le plus possible la parole à Grégoire, à travers ses œuvres autobiographiques, dogmatiques et spirituelles et suit l’interprétation que donne l’évêque des incidents majeurs de sa vie, comme la démission de sa charge d’archevêque de Constantinople. L’ouvrage pourrait s’intituler Grégoire de Nazianze par lui-même, tellement les citations sont abondantes. L’auteur raconte la vie de son héros, le situe dans l’histoire de l’Église et la société de son temps, aborde sa théologie dogmatique, c’est-à-dire sa doctrine trinitaire, sa théologie mystique et termine par d’utiles données prosopographiques sur des personnages importants de l’époque.

29Ce livre rassemble une large documentation qui en fait la valeur. Mais le parti pris choisi se paie d’une prise de distance historique insuffisante entre le biographe ou l’hagiographe et son héros. Le premier se fait le porte-parole du second, sans avancer dans une compréhension plus critique de la personnalité de l’archevêque de Constantinople, des limites de son tempérament et de la fragilité manifestée par son comportement. Les textes cités illustrent pourtant à loisir ces petits côtés qui ont empêché Grégoire d’être un homme d’action comme son ami Basile. Cette prise en compte de son caractère n’enlèverait rien à la qualité de sa théologie et de son expérience mystique, bien au contraire. L’exposé de sa relation avec Basile est exclusivement vu du point de vue de Grégoire et reprend à son compte des accusations injustes (par exemple sur les hésitations prétendues de Basile sur la divinité du Saint-Esprit). Il est étonnant de voir reprocher aujourd’hui à l’auteur du célèbre Traité sur le Saint-Esprit de ne pas confesser formellement la consubstantialité de l’Esprit avec le Père et le Fils, quand on sait que son attitude est le fait d’une intention pastorale permettant de rallier des dissidents à la grande Église. Ce point fut l’objet d’un malentendu douloureux entre Grégoire et Basile et ce dernier a vertement répondu à son ami. On attend de l’historien qu’il analyse le différent en montrant sa signification. D’autre part, l’auteur ne rend pas compte de ce que Grégoire apporte de nouveau à la théologie trinitaire de Basile, concernant la procession du Saint-Esprit. Si le Père et le Fils sont des noms relatifs exprimant la propriété des deux personnes, l’Esprit doit recevoir aussi un terme relatif pour exprimer sa relation originale au Père et au Fils. Basile avait indiqué la sainteté comme propriété de l’Esprit. A juste titre Grégoire montre la nécessité d’un terme de relation pour exprimer celle-ci et choisit pour cela celui de procession à partir de Jn 15,26.

30L’auteur consacre un chapitre à la théologie mystique de Grégoire, celui qui correspond le plus au titre et au sous-titre de l’ouvrage. Dieu est lumière et la spiritualité de Grégoire est celle de la rencontre de la lumière divine. La vie du chrétien dans l’Esprit est une illumination progressive et purificatrice qui conduit le croyant vers la contemplation et lui donne « la lumière de la connaissance », en lui permettant de tout discerner selon Dieu. La prière s’adresse avant tout au Père en passant par le Christ, mais Grégoire sait aussi s’adresser directement au Christ. Le but de la prière est la vision de Dieu. Le thème de la divinisation est une dominante de cette théologie spirituelle selon une tradition qui remonte à Irénée. - Certaines erreurs de l’édition française tiennent sans doute à la traduction d’un texte russe, qui comporte lui-même une si grande proportion de traductions du grec que l’on aurait aimé une confidence sur la manière dont le traducteur a procédé. Il nous renvoie bien en note aux pages des éditions de Grégoire aux Sources chrétiennes et au recueil des Oeuvres poétiques I de Grégoire par A. Tuilier et G. Bady (Les Belles Lettres, 2004). En fait, il emprunte ces traductions de façon littérale : on aurait aimé que ce fut explicitement dit. Quant aux textes poétiques ou en prose dont la traduction française n’existe pas, nous sommes renvoyés à la PG, mais nous ne savons pas si ces traductions sont passées par la médiation du russe. Le traducteur appelle les nicéens stricts (partisans du consubstantiel) des homoiousiens au lieu d’homoousiens. Depuis l’antiquité on sait que la différence est subtile, puisqu’elle tient à un seul iota, mais combien importante.

31C’est par une voie diamétralement opposée que Ph. Molac analyse le même Grégoire de Nazianze dans son ouvrage Douleur et transfiguration, malgré une référence semblable à la lumière. La méthode est ici philologique, analytique et quantitative. Une première partie repère et comptabilise, tableaux comparatifs à l’appui, les emplois des termes clés de l’anthropologie de Grégoire : l’homme, image de l’image (mais rien n’est dit sur le rapport entre image et ressemblance), sa phusis dans son rapport à la nature divine, son nous, la tension en lui du pneuma et de la sarx, lieu du combat de l’homme intérieur, et de la psuchè et du sôma. La seconde partie applique la même méthode aux figures bibliques récurrentes chez Grégoire : Moïse, Isaïe et Jérémie, le Christ transfiguré chez Matthieu et Luc, l’influence de Paul et de Jean. Ces deux parties nous fournissent une série de dossiers érudits et argumentés, on pourrait dire une grammaire de l’œuvre grégorienne, mais plus au sens d’une morphologie que d’une syntaxe. La troisième partie, différente de ton, étudie la personne de Grégoire, son tempérament angoissé à partir de la caractérologie moderne, sa situation familiale, son rapport à la richesse, son goût de l’art et se termine par deux monographies sur les thèmes de la vérité et de la philosophie. Dans cet ouvrage les pierres sont très bonnes, mais l’édifice manque d’unité. Les conclusions brèves ne relèvent d’ailleurs que des données générales et acquises, mais les chercheurs pourront y trouver une documentation de base.

32Il ne s’agit pas de donner un prix à l’un de ces livres, encore moins d’opposer l’Orient à l’Occident, même si la différence culturelle est ici illustrée presque jusqu’à la caricature. L’Orient nous immerge spirituellement dans l’œuvre et nous la fait sentir plus qu’il ne l’analyse; l’Occident n’arrête pas de recompter et de décomposer sans construire. La sagesse spirituelle de l’un ne pourrait-elle enrichir la technique philologique de l’autre ?

3312. A. M. Silvas donne la première traduction anglaise complète des Lettres de Grégoire de Nysse, en s’appuyant largement sur l’édition publiée en 1990 aux « Sources chrétiennes » par P. Maraval (cf. RSR 80 [1992], p. 124-125, où nous avons donné quelques appréciations de c-e corpus littéraire). Mais le travail de la traductrice comporte plusieurs intéressantes particularités. Dans la biographie de Grégoire, élaborée comme celle de son prédécesseur à la lumière de cette correspondance, elle conclut bien au mariage du futur évêque, mariage bref de 364 à 365-366, son épouse, dont le nom nous est inconnu, étant morte en couches. Mais cette épouse ne fut pas Theosebia (comme le pensait J. Daniélou), qui fut pour lui bien plus tard une « sœur » dans la vie ascétique. Avec J.-R. Pouchet, A.-M Silvas date la mort de Basile du 20 septembre 378 et non de 377, comme le proposait auparavant Maraval.

34D’autre part, la traductrice a entendu rassembler un certain nombre de documents concernant Grégoire, qui encadrent heureusement le corpus de base et donnent son originalité à la publication. Celui-ci est introduit par des extraits de 13 lettres de son frère Basile et de 8 de Grégoire de Nazianze à son jeune homonyme. Après la traduction des 30 lettres de la collection éditée par Pasquali et traduite par Maraval, A.-M. Silvas ajoute celle de 7 autres lettres attribuées à Grégoire (numérotées de 31 à 37). La lettre 31 est une lettre « canonique » adressée à Letoius de Mélitène (dont l’authenticité a toujours été reconnue, mais qui fut rejetée par Pasquali en raison de son genre littéraire qui relève des canons de l’Église d’Orient). La lettre 32, adressée au moine Philippe, était connue par un fragment cité par Léonce de Jérusalem. Son texte intégral fut redécouvert à travers une recherche bicentenaire publiée dans cette revue par G. Bardy (RSR 11, [1921], p. 220-222), à partir d’une traduction de la version syriaque due à M. Nau. La lettre 33 est la lettre 189 du corpus basilien. La lettre 34, qui contient six définitions du terme energeia, fut identifiée par F. Diekamp et publiée en 1938. La lettre 35, bien connue comme exposé classique de la distinction entre ousia et hypostasis est la lettre 38 du corpus basilien, unanimement réattribuée à Grégoire depuis A. Cavallin. La lettre 36 est la lettre 124 du corpus basilien, rendue à Grégoire par J.-R. Pouchet en 1988. Enfin la lettre 37 adressée au « grand empereur » Théodose est la lettre 365 du corpus basilien. Chaque document est soigneusement introduit et annoté. Nous disposons maintenant à travers cette traduction anglaise d’une petite somme de la correspondance de et autour de Grégoire de Nysse.

3513. Le Lexicon Gregorianum. Dictionnaire des œuvres de Grégoire de Nysse continue sa progression à un rythme remarquable. En voici le tome VI qui mérite les mêmes éloges que ses prédécesseurs (cf. RSR 90 [2002], p. 268-269 ; 93 [2005], p. 136-137) et donne la longue série des 1531 articles correspondant aux lettres lamda, mu, nu, xi et omikron, qui occupent 972 pages. Deux tomes nous séparent encore de l’achèvement de cette œuvre magistrale, désormais indispensable à toute étude de l’œuvre de Grégoire.

36Signalons les termes les plus importants de ce tome. L’étude de Logos est un traité de 68 pages, donnant une classification raisonnée des différents sens et usages du concept. Il est bien sûr entouré de tout le vocabulaire de la même racine (legô, logismos, logizomai). La lettre Mu honore martureo et marturia, puis les termes importants pour la pensée du Cappadocien que sont monogénès et mystèrion. La lettre Nu traite abondamment du terme Nous et de son vocabulaire (noeô, noèma, noètos). Dans la lettre Omikron retenons oikonomia, oraô, et surtout ousia. Ce volume est donc particulièrement riche du point de vue théologique et rendra de grands services sur des points clés de la pensée de Grégoire.

3714. Sous le titre quelque peu sibyllin Grégoire de Nysse, ancien et [post] moderne, Morwenna Ludlow a écrit un livre original qui nous présente une série contemporaine d’interprétations de la pensée du plus jeune des Cappadociens. Grégoire est en effet un homme « insaisissable », qui a exercé une certaine fascination sur nos contemporains, mais a été compris en des sens très divers. Il fut un homme de son temps et il ne s’agit pas de faire de lui un post-moderne. Cependant les problèmes auxquels il s’est intéressé dépassent son temps. La complexité de sa théologie et l’ambiguïté de sa personne (intentionnelle ?) en font un objet de recherche passionnant. Il est un gardien de l’orthodoxie nicéenne, mais se fait l’apôtre de l’apocatastase et présente un côté « libéral ». L’auteur n’entend pas moins interroger les présupposés des auteurs qui se sont penchés sur Grégoire, en particulier leur usage de la tradition et leur conception du développement du dogme.

38Le plan de l’ouvrage passe en revue quatre domaines clés de la pensée de Grégoire : Trinité, christologie, anthropologie et théologie (l’approche du mystère de Dieu et les problèmes de langage). Mais dans chaque chapitre se trouvent analysées des interprétations « post-modernes » de théologiens pris dans les trois dernières décennies de la zone anglophone, à l’originalité culturelle de laquelle l’auteur est sensible : - T. F. Torrance (qui soupçonne Grégoire de subordinatianisme) et R. W. Jenson pour la philosophie et l’Evangile ; - J. Zizioulas et D. Brown pour la doctrine « communautaire » de la Trinité ; - B. Daley, J. Zachhuber et R. Greer pour la christologie (antérieure à Chacédoine et porteuse de quelques ambiguïtés, comme l’idée de « mélange » entre la divinité et l’humanité) ; - d’autres auteurs sont interrogés sur la sotériologie (les droits du démon et l’apocatastase), la théologie spirituelle (la doctrine de l’epektasis) et la théologie morale (le monachisme) ; - pour l’anthropologie les femmes sont mises à contribution, K. E. Borresen, R. R. Ruether, S. Coakley et d’autres, car le problème soulevé est celui du « féminisme » de Grégoire ; - S. Douglass et J. Milbank interviennent pour la théologie apophatique, avec des excursus chez Heidegger, Derrida et J.L. Marion (la critique de l’onto-théologie). Nous avons à faire ainsi à des variations multiples dans l’interprétation des ambiguïtés de Grégoire, portées par une classification de la théologie en trois modèles, statique, « réformateur » et « d’adaptation », qui a la faveur de l’auteur.

39Une partie entière est consacrée au problème du « patriarchalisme » et/ou du féminisme de Grégoire. Ce dernier a en effet écrit trois livres évoquant le rapport homme-femme. Il exprime une réelle défiance devant l’exercice de la sexualité, dont il voit l’origine dans une seconde création réalisée en prévision du péché (mais la « première création » de l’homme comporte-t-elle un statut incarné ?) ; il fait l’éloge de la virginité (en quoi consiste-t-elle, absence de toute activité sexuelle, séparation du monde, retraite et méditation ?), mais il avoue qu’il a été marié et il tient l’égalité de l’homme et de la femme ; enfin il fait de sa sœur Macrine le portrait d’une fondatrice et supérieure de monastère, (femme émancipée, réalité ou fiction, ou encore « pierre d’achoppement » ?). Finalement, Grégoire n’était pas misogyne.

40L’ouvrage, rapide dans sa manière de classer les opinions, a l’intérêt d’instaurer un dialogue à travers le temps entre un Père de l’Église dont l’autorité est grande, mais non incontestée, et les préoccupations de la pensée contemporaine. A ce titre il témoigne en faveur d’une patristique toujours vivante. Il est préoccupé par le degré de « normativité » de l’enseignement d’un Père de l’Église, dont la pensée mérite parfois correction. Il est bien informé, mais à vrai dire, il est tout aussi instructif sur les préoccupations de la théologie d’aujourd’hui que sur Grégoire lui-même.

4115. Après la parution des Hymnes sur la nativité d’Ephrem de Nisibe (cf. R.S.R. 93 [2005], p. 140), les « Sources chrétiennes » publient les 35 Hymnes pascales du même auteur avec la traduction du syriaque par F. Cassingena-Trévedy, qui a pris la succession du P. Graffin. Ces hymnes sont divisées en trois sections : sur les azymes, c’est-à-dire sur la célébration de la Cène, les plus nombreuses ; sur la crucifixion et sur la résurrection. Le poète circule toujours librement d’un thème à l’autre du triduum pascal. La théologie est post-nicéenne, mais elle véhicule de nombreux éléments archaïques de la tradition quartodécimane. Le rapprochement avec la pensée d’Aphraate le Syrien est justifié et éclairant. L’éditeur montre la fonction, dans la liturgie de la grande vigile pascale, de ces hymnes dont l’exécution revient aux vierges après les lectures et les explications des textes bibliques. L’anti-judaïsme d’Ephrem, dont les expressions violentes attribuent aux Juifs toute la responsabilité de la passion et nous choquent par cet exclusivisme injuste (car en perspective chrétienne tous les hommes sont responsables de la mort du Christ), mérite cependant une mise en situation, car l’auteur vise d’abord et avant tout la fraction judaïsante de sa propre communauté. Les méditations des hymnes d’Ephrem sont des dramaturgies qui rappellent parfois les Impropères du vendredi saint. Elles attestent une véritable christologie d’en haut. Ephrem reste fidèle à son genre littéraire, fait de lyrisme et de foi. Sa longue méditation poétique transpose avec subtilité des rapprochements et allusions bibliques innombrables, jouant à travers les deux Testaments (la typologie de l’Exode et de l’Agneau pascal, le thème de l’alliance entre l’Époux divin et la fille de Sion, etc.), pour célébrer sans fin la passion et la résurrection du printemps pascal.

4216-17. Nous restons avec Ephrem le Syrien pour deux autres séries d’hymnes traduites du texte syriaque et présentées par D. Cerbelaud, 52 Hymnes de Ecclesia, auxquelles le traducteur accole le titre de Combat chrétien, plus adapté au contenu des poésies, et 52 Hymnes de Virginitate, alias Le Christ en ses symboles. Le premier recueil est une continuation logique des hymnes sur le jeûne. Le poète y évolue toujours à l’aise entre les deux Testaments, se servant de la Peshittâ pour le premier et du Dia Tessaron pour les évangiles. Il reste proche de la tradition juive, mais sa lecture est chrétienne. Il insiste sur la transcendance de Dieu (« hauteur », « majesté », « grandeur »), mais d’un Dieu qui s’abaisse en son Fils. Au plan théologique Ephrem reste tributaire de la problématique anti-arienne de Nicée et présente une christologie « haute ». Mais il n’a pas encore intégré les débats concernant le Saint-Esprit que ses hymnes mentionnent peu. Son lecteur est invité à entrer par la prière et par le jeûne, entouré des Veilleurs que sont les anges, dans le combat de Jésus contre Satan. - Le second recueil, intitulé La Virginité, situé dans les dernières années de la vie d’Ephrem (363-373), ne correspond pas davantage à son titre. Il s’agit plutôt d’élévations sur les mystères bibliques. On y retrouve malheureusement son antijudaïsme qui semble s’être renforcé à la fin de son existence. Ephrem présente une théologie de la « substitution » de l’Église au peuple d’Israël : ce dernier n’existe plus à partir de l’avènement du Messie. On trouve également dans ce recueil l’un des premiers témoignages de l’usage de l’huile dans le rite de la consécration de l’autel. - Cerbelaud indique les principes qui ont présidé à sa traduction très exacte, mais rendant le lyrisme poétique de son auteur dont il admire l’écriture moderne. Agréable à lire, cette traduction nous fait goûter la richesse de ces images et de ces allégories.

4318. La découverte des Chapitres des disciples d’Evagre, par E. Lappa-Zizica parmi les manuscrits anciens du Musée Bénaki d’Athènes, a été annoncée en 1978 par J. Paramelle qui établissait que ces chapitres étaient une des sources des IV Centuries sur la charité de Maxime le Confesseur. P. Géhin donne l’édition princeps du texte grec (des fragments existent en syriaque), avec une longue introduction sur la tradition manuscrite, la doctrine, la composition et la langue de ces chapitres. Il ajoute à la traduction de la collection athénienne celle de chapitres attestés en dehors de celle-ci. L’ouvrage est complété par divers appendices, tables de concordances entre témoins et index.

44L’œuvre n’est donc pas d’Evagre lui-même, elle est faite de notes rédigées par des disciples. D’autre part, l’unique témoin manuscrit de l’ensemble ne donne pas la collection complète. La composition est décousue, chaque chapitre, c’est-à-dire une pensée exprimée en quelques lignes, constituant une unité autonome. Le genre littéraire est assez impersonnel et pauvre en notations concrètes ; le vocabulaire de la vie monastique est vague et les liens restent lâches avec les autres littératures ascétiques. Mais le lien à l’enseignement d’Evagre est bien établi, les disciples rapportant plusieurs propos du maître et reprenant ses thèmes. La vie spirituelle prend l’homme dans la situation de chute qui fait de lui un intermédiaire entre les bêtes, les démons et les anges, à la frontière entre mondes intelligible et sensible. Mais la nature, même corporelle, est foncièrement bonne. L’origine du mal ne vient pas d’elle mais de la passion et de l’inclinaison mauvaise du libre arbitre. Le progrès spirituel consiste à associer vertu et science, liberté et grâce. La fonction de l’intellect, une fois purifié de ses états et de ses pensées, est de monter vers la contemplation et la prière (au-delà des noèmata, « dans l’informe »). La vie pratique comporte la doctrine des huit logismoi, thème très évagrien des tentations intérieures qui sont à l’origine de la liste des sept péchés capitaux, en particulier l’acédie, l’égoïsme et l’orgueil. Le but de cette pratique est l’acquisition de l’impassibilité. La contemplation de Dieu est la science essentielle.

4519. A.-D. Riche, dans son ouvrage Discernement chez les Pères du Désert, fournit une mine de renseignements précis sur la diakrisis dans la vie et la pensée du monachisme ancien en Egypte. Il s’agit du développement du charisme biblique du discernement, en particulier des esprits, présent dans l’AT et ses apocryphes comme dans le NT. L’École catéchétique d’Alexandrie (Origène et aussi le néo-platonisme) constitue un relais médiateur, étant donné sa proximité géographique avec le désert égyptien. Evagre et Cassien sont en quelque sorte les théoriciens du discernement, tandis que les apophtegmes des Pères du désert l’illustrent dans la pratique. Pour Evagre, qui se préoccupe surtout du discernement des pensées (logismoi), à partir de sa table des huit tentations majeures, il est au centre de la spiritualité monastique. La discretio (« discrétion » au sens ancien) chez Jean Cassien, un des très rares Pères d’Occident à être traduit en grec, est à la fois une grâce et une vertu. Elle est le guide de la vie spirituelle à la recherche de la volonté de Dieu et du salut, permettant la connaissance de soi, l’interprétation de l’Écriture et l’expérience de la vérité dégagée de ses contrefaçons démoniaques. La série des apophtegmes montre le discernement en acte dans la vie personnelle du moine (union à Dieu, vertu, vigilance, usage des vêtements et de la cellule), et celui que l’on exerce à l’égard des autres (relation entre maître et disciple et relations fraternelles). Le discernement est mis si haut qu’il est parfois confondu avec le Saint-Esprit lui-même. Deux longs tableaux recensent l’état du vocabulaire de la diakrisis dans l’Ecriture et dans les Apophtegmes. Cet ouvrage est une excellente grammaire de l’ensemble des thèmes qui s’y rapportent. Il donne tous les matériaux qui pourront servir à une nouvelle élaboration doctrinale de la diakrisis.

IV – Du Ve au IXe siècle

20. Wendy Mayer, The Homilies of St John Chrysostom-provenance. Reshaping the Foundations, “Orientalia Christiana Analecta 273”, Pont. Istituto Orientale, Roma, 2005, 572 p.
21-22. Socrate de Constantinople, Histoire ecclésiastique, Livre IV-VI, texte de l’éd. Hansen, trad. par P. Périchon et P. Maraval, Intr. et notes par P. Maraval, « Sources chrétiennes 505 », Cerf, Paris, 2006, 362 p. ; Livres VII, « S. Ch. 506 », 2007, 222 p.
23. Sozomene, Histoire ecclésiastique, Livres V-VI, texte grec de l’éd. J. Bidez - G.C. Hansen (GCS), intr. et annotation par G. Sabbah, trad. par A.J. Festugière et B. Grillet, « Sources chrétiennes 495 », Cerf, Paris, 2005, 494 p.
24. Théodoret de Cyr, Histoire ecclésiastique, T. I (Livres I-II), texte grec de L. Parmentier et G.C. Hansen (GCS), intr. A. Martin, trad. P. Canivet, revue et annoté par J. Bouffartigue, A. Martin, L. Piétri, F. Thelamen, « Sources chrétiennes 501 », Cerf, 2006, 530 p.
25. Pierre Chrysologue, Le signe des signes. Sermons sur la Passion et la Résurrection, Intr., trad., notes et index par Marie Steffann, « Les Pères dans la foi 96 », Migne, Paris, 2007, 174 pages.
26. Leontius of Jerusalem, Against the Monopthysites : Testimonies of the Saints and Aporiae, ed. and transl. by Patrick T.R. Gray, “Oxford Early Christian Texts”, University Press, Oxford, 2006, 246 p.
27. Brouria Bitton-Ashkelony & Aryeh Kofsky, The Monastic school of Gaza, “Supplements to Vigiliae Christianae. Formerly Philosophia Patrum 78”, Brill, Leiden-Boston, 2006, 250 p.
28. Maxime le Confesseur, La Mystagogie, intr. trad., notes et glossaires de Marie-Lucie Charpin-Ploix « Les Pères dans la foi 92 », Migne, Paris, 2005, 204 p.
29. Jean Moschos, Le pré spirituel, Fioretti des moines d’Orient, « Les Pères dans la foi 94-95 », Migne, Paris, 2006, 310 p.
30. Commentaire sur la Paraphrase chrétienne du Manuel d’Epictète, intr., texte (partiellement) inédit, apparat, trad., notes et index, par M. Spanneut, « Sources chrétiennes 503 », Cerf, Paris, 2007, 270 p.

4620. W. Mayer reconsidère la question de la chronologie des homélies de Jean Chrysostome. Ce dernier a connu deux périodes d’activité, l’une à Antioche comme prêtre (386-397), l’autre à Constantinople (398-403) comme évêque. Les critères de lieu et de dates sont donc solidaires. Ils ont été étudiés par les chercheurs distribués ici en trois phases : les XVIIe et XVIIIe siècles (Baronius, Tillemont, etc.), de la seconde moitié du XIXe à 1930 (Rauschen, Schwartz, etc.) et de 1930 à 1970, (Quasten et les Sources chrétiennes, etc.). Ce long « status quaestionis », chargé de nombreux tableaux comparatifs, aboutit au constat que la distribution des homélies entre Antioche et Constantinople a été faite en fonction du souci dominant de la chronologie. Les principaux critères utilisés ont été les titres des manuscrits, la séquence d’un groupe d’homélies, le statut personnel de l’orateur, les pratiques monastiques, les références à la ville, le public, la géographie, le calendrier olympique et liturgique et les événements marquants. Mais ces critères méritent une analyse critique. Le résultat est exprimé dans des tableaux jugeant du caractère valide, incertain ou invalide des critères employés. L’auteur propose une approche plus prudente, reprenant les 5 principes de base à respecter (en particulier l’évidence interne et la priorité à donner aux indications de provenance) et leur ajoute 9 principes nouveaux plus affinés. Une étude de cas est alors donnée sur le groupe des 15 novae homiliae généralement à assignées à Constantinople. Le résultat obtenu n’a rien de révolutionnaire.

47Nous sommes ici devant la concurrence entre l’esprit de géométrie et l’esprit de finesse. Nous croyons à la pertinence d’une recherche méthodologique sur les précautions dont doit s’entourer tout effort de localisation d’une œuvre oratoire - et sur ce point les homélies de Chrysostome constituent un excellent cas d’école. Les résultats obtenus sont cependant maigres au regard de l’acribie déployée et ne demandent pas une révision substantielle de la datation des homélies de Jean. Mais l’auteur a raison dans ses appels à la prudence et quant aux nuances apportées aux résultats anciens.

4821-22. Après avoir longtemps piétiné, la publication de l’Histoire ecclésiastique de Socrate aux « Sources chrétiennes » arrive à son terme en un temps record sous la responsabilité de P. Maraval. Nous avons rendu compte ici (RSR, 94 [2006], p. 615-616) de la sortie des deux premiers volumes correspondant aux livres I (2004), puis II et III (2005), et voici l’édition achevée avec la sortie des livres IV-VI (2006) et enfin VII (2007). Le texte grec est toujours celui de l’édition de G.C. Hansen (GCS), la traduction est celle engagée par P. Périchon et reprise par P. Maraval qui a rédigé aussi les introductions et les notes. La présentation de Socrate le skholastikos ayant été faite au départ, les introductions de ces derniers livres se contentent d’indiquer les contenus des livres IV-VII. Le récit est scandé par les règnes des empereurs, car Socrate situe l’histoire de l’Église dans son rapport à l’histoire profane. – Le livre IV traite des règnes de Valentinien Ier et de Valens, ainsi que de Gratien et Valentinien II. Il est encore occupé par les suites de la crise arienne, accorde un important chapitre aux moines, traite des Cappadociens, mais peu de l’Occident. - Le livre V couvre la fin du règne de Gratien et celui de Théodose Ier qui convoqua le concile de Constantinople I en 381 et suit l’évolution des divers groupes ariens. – Le livre VI aborde le règne d’Arcadios, mais est surtout consacré à l’histoire de Jean Chrysostome, de ses dépositions et de ses exils. Témoin d’une tradition indépendante et refusant le panégyrique, Socrate formule à l’endroit de Jean des critiques mesurées. – Le livre VII couvre le règne de Théodose II mais s’arrête en 438. L’auteur relate alors des événements dont il a été le contemporain, tout en gardant sa distance d’historien. Il est attentif aux relations qui se dégradent entre Juifs et chrétiens et critique Cyrille d’Alexandrie pour son attitude envers les Juifs. Socrate, le novatien qui risque d’être en difficulté à ce titre, est toujours le partisan de la tolérance, nous dirions aujourd’hui de la liberté religieuse. - Ce dernier volume est complété par plusieurs index, de l’Ecriture, des auteurs patristiques, des « choses chrétiennes » et enfin des personnes et des lieux : ces index rendront un grand service aux recherches prosopographiques. On ne peut que remercier P. Maraval de l’achèvement rapide de ce bel ouvrage. Mais après Socrate, en qui certains voient le Tillemont de l’Antiquité, voici Sozomène et Théodoret.

4923. La publication de l’Histoire ecclésiastique de Sozomène se poursuit à un rythme plus patient : après les livres I-II en 1983 (cf. RSR 74 [1986], p. 593-594) et les livres III-IV en 1996 (cf. RSR 86 [1998], p. 225-226), voici le troisième tome en 2005, comportant les livres V-VI, réalisé par la même équipe, sur la base de l’édition J. Bidez et G.C. Hansen (GCS). Une pertinente introduction est de G. Sabbah ; la traduction, engagée par le P. Festugière, a été revue par B. Grillet. Ne manquent plus désormais que les livres VII-IX pour que l’œuvre soit complète. Ces deux livres V et VI vont de la mort de l’empereur arien Constance II à celle de l’empereur persécuteur Valens. - Le livre V est consacré au règne de Julien, dit l’apostat, et à sa politique religieuse (361-363) qui constitua une parenthèse dangereuse pour l’Empire chrétien et le livre VI à ceux de Valentinien Ier (364-375) en Occident et de son frère Valens (364-378) en Orient. Entre eux s’intercale le court règne de Jovien (363-364). Le portrait de Julien est sévère, même si Sozomène reconnaît que « l’apostat » fut un persécuteur plus modéré que ses prédécesseurs païens. Sozomène, avocat et homme de lettres, reconnaît aussi à Julien sa culture et son talent d’écrivain. Son souci est de comprendre comment un homme baptisé dès son enfance et élevé dans la foi chrétienne, neveu du pieux Constantin, a pu en venir à devenir un persécuteur. Ce problème métaphysique et religieux est traité selon une conception providentialiste de l’histoire, avec visions et signes. Le livre V est une plaque tournante dans l’ouvrage où l’inflexion rationaliste, souvent reconnue chez Sozomène, s’efface au profit d’une conception religieuse. – Dans le livre VI, exceptionnellement long, le règne de Valentinien Ier n’occupe qu’une place mineure. L’Orient permet au contraire de continuer l’histoire de l’arianisme avec ses péripéties parfois atroces. L’opposition est un peu forcée dans la présentation de la politique religieuse des deux empereurs frères, l’auteur tenant Valens pour un persécuteur. Il fait une place admirative à l’action des moines, dont le modèle semble remplacer celui de l’évêque. G. Sabbah apprécie la méthode historique de Sozomène, ainsi que son art de conter : si l’historien reste un homme de son temps, son historiographie est plus politique et laïque que celle de ses prédécesseurs. Ses jugements sont pondérés et le rapprochent de l’idéal de l’objectivité selon Thucydide. S’il reste libre devant la chronologie, il a le goût de l’enquête et sait accumuler les éléments d’une information personnelle. – La parution simultanée des deux Histoire ecclésiastique de Socrate et de Sozomène, qui traitent de la même période et prennent leur départ là où Eusèbe s’était arrêté, invite à revenir sur la dépendance unanimement reconnue du second par rapport au premier. Le point de la question est donné par G. Sabbah. Sozomène connaît et utilise largement Socrate qu’il ne nomme jamais. La déontologie moderne pourrait dire qu’il le plagie souvent, si l’on fait fi du faible sens de la propriété littéraire à l’époque. L’œuvre de Sozomène reste originale sur bien des points : non seulement il a enrichi sa documentation en puisant à d’autres sources, mais il réécrit l’Histoire de Socrate dans une œuvre littéraire et maîtrisée. Sans s’attarder à la chronologie, il évite de citer les textes. Bref, il s’écarte de la tradition ecclésiastique remontant à Eusèbe, pour revenir à une historiographie du type de Thucydide.

5024. Voici maintenant le premier tome de l’Histoire ecclésiastique de Théodoret de Cyr. Ces trois historiens, qui partent tous du point où Eusèbe s’est arrêté et traitent de la même époque, sont à leur manière les trois « synoptiques » de l’histoire ecclésiastique du IVe siècle. C’est pourquoi l’analyse comparative de ce qui les rassemble et les différencie s’impose. Comme pour les ouvrages précédents le texte grec est repris sur le GCS (L. Parmentier, et leçons proposées par G.C. Hansen) ; l’annotation est de J. Bouffartigue et l’introduction de A. Martin ; la traduction - la première en français depuis celle de Louis Cousin en 1676 - revient à P. Canivet (†), spécialiste de Théodoret et initiateur de l’édition ; elle été revue et annotée par l’équipe de Bouffartigue. Ce premier tome donne les livres I et II et un second est annoncé pour le reste de l’œuvre (III-IV-V). – L’introduction d’A. Martin rend bien compte de l’originalité de Théodoret par rapport à Socrate qu’il connaît et utilise, mais avec beaucoup plus de retenue que Sozomène. Théodoret, qui a rédigé son histoire entre 444 et 449, est d’abord un théologien, fervent défenseur de l’école d’Antioche mise en avant au détriment d’Alexandrie, à l’exception d’un hommage à Athanase. L’Église d’Antioche est à l’Orient ce que l’Église de Rome est à l’Occident. Personnellement engagé dans les controverses dogmatiques de son temps, Théodoret a eu la retenue d’arrêter son histoire en 428, avant la crise nestorienne. Il se veut le continuateur fidèle d’Eusèbe, dont il reprend la méthode des citations longues et entend adopter le « style fleuri », petit coup de patte donné à la langue « ordinaire » de Socrate. Il est aussi l’évêque, qui défend l’orthodoxie nicéenne et ceux qui en furent les « colonnes ». Son histoire est tour à tour apologétique et polémique, hagiographique et homilétique. Il n’a pas peur de plier la chronologie à ses vues personnelles et de mettre l’histoire politique au service de l’histoire religieuse. A. Martin, qui s’y connaît en hérésiologie, lit sa sévérité envers l’hérésie dans ses antithèses appuyées pour les besoins de son apologétique. Son œuvre est aussi une justification de l’orthodoxie de l’Église d’Antioche, dans les années douloureuse du schisme qui a affecté cette ville pendant une bonne part du IVe siècle. L’histoire est reconstruite au service de l’Église de Mélèce. Théodoret est finalement plus théologien de l’histoire qu’historien et moins objectif que Socrate qui raconte sans argumenter. La parution simultanée de ces trois histoires invite les chercheurs d’aujourd’hui à scruter avec plus d’acribie cette période mouvementée.

5125. Sous le titre, Le signe des signes, M. Steffann a introduit et traduit de Pierre Chrysologue, archevêque de Ravenne dans la première moitié du Ve siècle, un choix de 21 Sermons sur la Passion et la Résurrection, sur la base du texte latin établi dans le Corpus Christianorum par A. Olivar. Grand prédicateur et orateur formé à la rhétorique, ce qui lui valut le surnom tardif de Chrysologue, Pierre est l’auteur de 178 sermons dont l’intérêt est à la fois historique, liturgique et théologique, car ils sont contemporains de la période qui va d’Ephèse à Chalcédoine. Ces homélies, auxquelles la traductrice a joint trois sermons sur la résurrection de Lazare, sont des commentaires familiers des péricopes évangéliques sur la résurrection et les apparitions du Christ, typiques de la tradition latine. La traduction est excellente, mais ne peut cacher que l’on a affaire à un auteur plus pasteur que docteur.

5226. P. T. R. Gray a édité et traduit en anglais les écrits Contre les monophysites de Léonce de Jérusalem, c’est-à-dire Les témoignages des saints et les Apories, qu’il date de 536-538. Cet auteur peu connu, redécouvert naguère par M. Richard qui l’a nettement distingué de Léonce de Byzance (sous le nom duquel la PG a publié ces œuvres au tome 86/2), vise un public populaire et n’entend pas faire progresser l’élaboration du langage christologique ; mais il montre pourquoi cette controverse a causé une séparation des Églises en Orient. Ce qui se prépare dans ces débats, c’est l’interprétation de Chalcédoine par Constantinople II, tournée vers les monophysites, en particulier le en theoria monè et l’élaboration du concept d’« hypostase composée ». Son intérêt consiste dans la formalisation de l’argument patristique, mis en œuvre depuis bien longtemps, mais devenu un lieu théologique autonome et majeur. Léonce cite les Pères du IVe siècle depuis Athanase et il donne une grande place à Cyrille. Le débat tourne autour de « l’unique nature incarnée du Dieu Verbe » et/ou « des deux natures » dans le Christ. L’accusation des anti-chalcédoniens portait sur la « nouveauté » de la dernière formule. Léonce répond que les chalcédoniens acceptent les deux formules comme signifiant la même chose, puisque les deux natures sont unies en une seule hypostase. Ces deux modes d’expression sont nécessaires. Cyrille lui-même reconnaissait l’équivalence des deux vocabulaires. De plus, derrière les mots, c’est l’intention et la pensée qu’il faut rechercher. Trois florilèges de textes patristiques sont ainsi cités en témoignage de la légitimité des deux natures. Il s’agit des auteurs du IVe siècle depuis Athanase, avec une place assez grande donnée aux écrits de Cyrille. Une deuxième section répond à l’accusation de mensonge faite à l’Église chalcédonienne. Léonce répond à une série d’accusations (le concile voulait sauvegarder un nestorianisme larvé, etc.). Les Apories sont d’un genre littéraire plus logique, mais très utilisé à l’époque. Léonce formule 63 contradictions tirées des écrits sévériens.

53L’objectif de Léonce dans la réconciliation des monophysites sévériens est à la fois religieux et politique, étant donné les conséquences du conflit pour l’empire. Le moine entend montrer à ces derniers qu’ils n’ont pas de raisons de rester dans le schisme, en raison du dossier patristique qu’il leur oppose. Il entend également laver les chalcédoniens de l’accusation de malhonnêteté et cherche à séparer les sévériens de Sévère d’Antioche, la figure de proue du parti anti-chalcédonien. Ses arguments patristiques ne sont pas très élaborés, car il n’est pas un « scholar ». Le malheur a voulu que la redécouverte de Léonce se soit focalisée sur son apport conceptuel qui n’entrait pas dans ses intentions. Heureusement les études de A. Grillmeier sur l’histoire de la christologie ont remis les choses au point sur la question du « néo-chalcédonisme ».

5427. Une histoire de L’École monastique de Gaza, du IVe à la seconde moitié du VIe siècle, nous vient de deux chercheurs de l’Université hébraïque de Jérusalem, B. Bitton-Ashkelony et A. Kofsky. Elle est la première du genre, car ni l’antiquité ni l’époque moderne ne se sont attachées à la retracer. La communauté monastique de Gaza a laissé de nombreux monuments littéraires et ascétiques, peu connus sinon de quelques chercheurs en raison du manque d’éditions critiques, situation qui a changé depuis la publication par les « Sources chrétiennes » de cinq volumes de Correspondance entre Barsanuphe et Jean de Gaza relatant leurs questions et réponses (vol. 426-427, 450-451 et 468, cf. RSR 88 [2000], p. 297-298 ; 90 [2002], p. 275-276 ; 93 [2005], p. 143-144). Cette histoire retrace le développement de la communauté et dépeint son contexte spirituel et intellectuel depuis sa naissance dans une phase anachorétique sous l’Abbé Hilarion au début du IV° siècle et sa transformation en communauté cénobitique aux V° et VI° siècles, avec des leaders charismatiques, Zénon, Pierre l’Ibérien, l’Abbé Isaïe, Sévère, Barsanuphe, Jean et Dorothée, jusqu’à sa disparition avec la loi musulmane. Cette école, qui se livra à une résistance anti-chalcédonienne obstinée, essaya de combiner vie érémitique et vie cénobitique. Elle pratiquait l’enseignement par énigmes, insistait sur la nécessité de la pénitence et invitait l’âme à l’exercice de la constante conversation avec Dieu.

5528. M.-L. Charpin-Ploix a traduit, sur la base de l’édition du texte actuellement préparé par C. Boudignon, La Mystagogie de Maxime le Confesseur. La traduction est aisée, à la différence de certaines traductions récentes du même Maxime. La traductrice, qui date l’œuvre de 633-634 dans les premières années du séjour de Maxime en Afrique du Nord, reconnaît le caractère déconcertant de cette œuvre. On se tromperait à y voir un simple commentaire liturgique de la synaxe eucharistique. La description en reste très elliptique et n’est qu’un prétexte à d’autres développements. Il s’agit en fait d’une illustration symbolique multiforme de la définition de Chalcédoine et de son complément nécessaire dans les deux activités et volontés du Christ. L’œuvre de Maxime est une « contemplation », nous dirions aujourd’hui plutôt une spéculation, qui lit dans le monde, dans l’homme et dans les rites de l’Église, les correspondances entre le visible et l’invisible et les symboles de la rencontre de la dualité dans l’unité. La Mystagogie est un acte d’interprétation ecclésiale de Chalcédoine et une initiation au mystère du Christ, « puissance de relation de Dieu », c’est-à-dire le Médiateur qui assume dans l’unité de sa personne le visible et l’invisible.

5629. Le pré spirituel du moine Jean Moschos (550/570–634 au plus tard), écrit du début du VIIe siècle, est une séquence pittoresque de 244 anecdotes édifiantes rassemblées depuis la tradition des Pères du désert et offertes à son disciple Sophronios. La lutte contre le monophysisme en est la préoccupation théologique dominante. L’introducteur, V. Déroche, ne prétend pas s’appuyer sur un texte définitif, parce que nous ne disposons pas encore d’une édition critique fiable dans l’attente de celle Ph. Pattenden. La traduction, due à Ch. Bouchet, repose sur l’édition Migne amendée. La mise en situation historique et littéraire de l’œuvre reste très brève. Son genre littéraire est assez codé : chaque histoire met en scène un personnage édifiant, souvent énigmatique, parfois susceptible du meilleur comme du pire, qui traverse une épreuve intrigante et finit par la surmonter pour la plus grande édification du lecteur. Il s’en dégage toute une sagesse concrète. Sous la naïveté apparente du propos se cache un humour réel et le narrateur n’est pas dupe de l’historicité de ce qu’il raconte. Les « violences édifiantes » et l’usage du merveilleux ne sont évidemment pas à prendre pour argent comptant. Le recueil comporte beaucoup d’histoires et peu de paroles. Il témoigne d’une solidarité de vie très grande entre les moines et les « anciens » avec la société rurale qui les environne. Ces fleurs d’une prairie printanière restent charmantes, mais demandent que l’on accommode son regard.

5730. C’est un dossier très complexe que le spécialiste du stoïcisme, M. Spanneut, a patiemment débrouillé en éditant pour la première fois le Commentaire sur la Paraphrase chrétienne du Manuel d’Epictète. L’ introduction aide à comprendre cette œuvre originale qui entend marier christianisme et stoïcisme : rôle d’Arrien dans la transmission des œuvres d’Epictète ; adaptations chrétiennes du Manuel d’Epictète, dont la Paraphrase chrétienne, attribuée par la tradition slavonne à Maxime le Confesseur, est un signe de sa diffusion ; tradition manuscrite et contenu doctrinal du Commentaire ; une morale qui se présente comme « la philosophie chrétienne », mais qui ne fait jamais appel à la grâce ; ses sources, cachées par l’auteur ; et enfin la référence chrétienne, puisque des exempla bibliques viennent illustrer des thèses philosophiques. M. Spanneut renonce à identifier l’auteur et préfère parler d’Anonyme. Il donne deux datations l’une haute (VIIe siècle) et l’autre basse, au temps de Photius et d’Aréthas, vers laquelle il incline.

58Cette œuvre édifiante se présente comme un traité à la fois philosophique et chrétien de la bonne conduite humaine, en mettant en œuvre des catégories formellement stoïciennes, en particulier la distinction entre les choses qui sont en notre pouvoir et celles qui ne le sont pas, et que chacun doit pouvoir arriver à traiter comme indifférentes. Elle propose une méthode de discernement. La référence chrétienne n’intervient pratiquement pas, si ce n’est à partir des exemples bibliques choisis par l’auteur, à titre d’illustration extérieure. Les martyrs chrétiens sont ainsi enrôlés pour illustrer la morale de l’apatheia jusque devant la mort. Les paroles de Paul sont elles aussi ramenées au niveau d’un discours stoïcien dénué de toute mystique. Ce livret a la noblesse de la morale stoïcienne et même son côté « inhumain », puisque l’affectivité humaine est niée au profit d’une rationalité pure. Si la dernière image du commentaire entend rejoindre les appels évangéliques à la vigilance (« Si tu es vieux, ne t’éloigne jamais du navire, de peur qu’un jour tu arrives en retard à l’appel »), elle rend un son bien différent du christianisme. Ce texte atteste la profondeur de l’influence stoïcienne dans le christianisme ancien. Mais le mystère du Christ reste étranger à sa morale. Ce stoïcisme-là est-il vraiment converti ?

V – Histoire et Théologie des Pères

31. Basil Studer, Durch Geschichte zum Glauben. Zur Exegese und zur Trinitätslehre der Kirchenväter, « Studia anselmiana » 141, Pont. Ateneo S. Anselmo, Roma, 2006, 480 p.
32. Bernard Meunier dir., La personne et le christianisme ancien, Cerf, Paris, 2006, 366 p.
33. Prosopographie chrétienne du Bas Empire. 3. Sylvain DESTEPHEN, Prosopographie du diocèse d’Asie (325-641), Association des amis du Centre d’histoire et civilisation de Byzance, Paris, 2008, 1056 p.
34. Julien Leroy, Etudes sur le monachisme byzantin, textes rassemblés et présentés par O. Delouis, « Spiritualité orientale, n° 85 », Abbaye de Bellefontaine, 2007, 478 p.
35. Rodney A. Whitacre, A Patristic Greek Reader, Hendrickson Publishers, Oeabody, Massachussets, 2007, 280 pages.
36. Fernando Rivas, Desterradas hijas de Eva. Protagonismo y marginacion de la mujer en el cristanismo primitivo, San Pablo, Universidad Pontificia Comillas, 2008, 264 pages.

5931. Le grand patristicien Basil Studer, longtemps professeur à l’Anselmianum de Rome, vient de nous quitter, après avoir publié en 2006 un troisième recueil d’articles sur la théologie des Pères, Par l’histoire vers la foi. Sur l’exégèse et la doctrine trinitaire des Pères de l’Église. La mort donne valeur testamentaire à ce recueil qui nous livre, avec la liberté venue d’une longue familiarité des textes, certains jugements de valeur sur les tournants pris par la théologie depuis le concile de Nicée. Une première section traite de l’histoire de l’exégèse patristique, d’Origène à Augustin, avec une insistance sur ce dernier (la distinction entre fides historica et fides spiritualis), sans oublier Grégoire de Nysse (la doctrine des epinoiai). Dans la seconde section consacrée à la doctrine trinitaire, Studer se montre très attentif à l’actualisation de cette doctrine en fonction des requêtes contemporaines et entend dégager des points de départ pour une doctrine renouvelée. Un jugement traverse toutes ces pages : le concile de Nicée (dont l’enseignement dogmatique n’est pas remis en cause) et plus encore le Symbole dit athanasien Quicumque ont eu pour conséquence néfaste de niveler et d’effacer, au nom de l’unité de la substance divine et de l’égalité des personnes, les rôles respectifs de celles-ci dans l’histoire du salut, selon le principe qui se développera de siècle en siècle, des opérations communes ad extra. Plus encore, l’accentuation de l’unité divine est remontée jusque dans la considération de la Trinité immanente, au point d’y provoquer un effacement des personnes. C’est une réduction de la foi baptismale qui invite à respecter les propriétés personnelles du Père source de l’amour, du Fils unique dans l’obéissance de son incarnation et de la communion dans l’Esprit Saint. L’économie ouvre la porte de la théologie, tandis que l’usage unilatéral du principe des opérations ad extra contribue à la refermer. On a trop oublié le rôle propre du Père comme origine de la Trinité et donc la « patrologie », en ce sens très particulier. Studer plaide pour un usage du terme Deus au sens strict à réserver au Père, selon l’exemple du NT. Il regrette l’exégèse scripturaire unilatéralement tournée vers la défense de la profession de foi nicéenne et va jusqu’à dire qu’« on est même tenté de voir dans cette orientation dogmatique de l’exégèse un obstacle à la compréhension de l’Évangile » (p. 307). Le Père, le Fils et le Saint-Esprit agissent, chacun à leur manière, dans l’histoire pour révéler ainsi ce qu’ils sont pour nous et entre eux : une communio caritatis.

6032. B. Meunier a animé dans le cadre de la Faculté de théologie de Lyon un groupe de travail sur La personne et le christianisme ancien. Il publie aujourd’hui sous ce titre un ensemble d’études aux auteurs divers dont il a tenu à faire un livre articulé. Quelle part revient au christianisme dans la paternité du concept de personne et la considération de l’être humain comme individu singulier et inaliénable ? Dans quelle mesure le christianisme a-t-il fait passer l’humanité du collectif au personnel ? Le corpus étudié se répartit en quatre dossiers, dont les trois premiers sont consacrés à un terme clé du vocabulaire en cause : la persona, de Tertullien à Hilaire et à Augustin (dans les domaines anthropologique, christologique et trinitaire); le prosôpon, en grec classique et dans la période impériale, puis de la Septante aux débats trinitaires et christologiques ; l’hypostasis selon les mêmes repères (d’Origène et d’Athanase au rôle joué par les Cappadociens), et l’enhypostaton ; un retour enfin sur persona chez Boèce, l’auteur de la célèbre définition, et sur hypostasis chez les grecs tardifs. Le parcours s’arrête au seuil du second Moyen-Âge. La méthode choisie est très philologique et s’appuie sur nombre de dictionnaires et outils informatiques. L’argumentation est toujours soutenue par une séquence d’emplois repérés dans les divers auteurs. - Cet ouvrage apporte des compléments précieux au livre de A. Milano sur la personne en théologie (cf. RSR 75 [1987], p. 452-458). Nous avons pu vérifier la qualité de l’information, ancienne et moderne, sur plusieurs dossiers étudiés, en particulier le rôle des Cappadociens pour le travail sémantique accompli sur hypostasis dans le cadre de l’élaboration d’une formule trinitaire commune en Orient. Ces études nous donnent un petit traité de la linguistique des dogmes trinitaire et christologique.

61Nous proposons quelques remarques latérales. La distinction sémantique faite entre la persona latine, d’abord masque, et le prosôpon grec, visage est juste. Mais ces deux sens communiquent : le masque de théâtre est un visage, qui permet au spectateur lointain d’identifier aussitôt le personnage et le rôle de l’acteur, en même temps que de l’entendre, le masque étant aussi un porte-voix. Ce sens de personnage plus ou moins fictif engendrera la grande méfiance d’un Basile de Césarée devant sa capacité à affirmer le nombre en Dieu de manière non sabellienne. Une remarque matérielle aussi : l’orthographe de la traduction d’hypostasis évolue dans le volume entre subsistance et subsistence. La graphie subsistance, la seule régulière en français, correspond mal à la subsistentia latine et à la Subsistenz allemande. Dans notre édition du Contre Eunome de Basile de Césarée nous avons opté pour le néologisme subsistence, d’autres auteurs ont également pris ce parti. Le français a besoin de ce terme. La réflexion sur la position d’Athanase en ce qui concerne le langage trinitaire croise celle du livre de X. Morales ci-dessus recensé. En réponse à la question de départ, B. Meunier intervient avec prudence. Il est bien vrai que l’élaboration du concept de personne/hypostase vient de la préoccupation trinitaire. Hypostasis a reflué de la Trinité vers l’humanité, comme pour le concept d’hypostase « synthétique » en christologie. Mais le vocabulaire païen ne s’est pas greffé sur ce développement. Ce qui a passionné les chrétiens n’a que peu intéressé les païens de l’antiquité tardive. C’est en Occident et dès le premier Moyen Age que l’élargissement culturel de ces débats se fera sentir et marquera de plus en plus la culture de l’Occident dans son élaboration du caractère inaliénable de la personne humaine.

6233. Sylvain Destephen a assuré la préparation du 3e tome de la Prosopographie chrétienne du Bas Empire traitant des noms de personnes du Diocèse d’Asie (325-641), c’est-à-dire de la conversion de l’empire au temps de Nicée jusqu’à la mort de l’empereur Héraclius. Le diocèse civil d’Asie comportait les douze provinces situées au sud-ouest de la péninsule d’Asie mineure, selon le découpage administratif décidé sous Dioclétien à la fin du IIIe siècle. Le premier tome concernait l’Afrique de 303 à 533, le second l’Italie de 313 à 604. La Gaule et l’Espagne sont en préparation. Resteront à traiter l’Orient et l’Egypte. Ce gros ouvrage de 1050 pages fournit une séquence d’innombrables notices rassemblant tous les renseignements connus sur les clercs et les moines de la région, dont beaucoup portent le même nom (il y a 22 Alexandros !). Certaines notices sont de petites sommes (27 pages sur Amphiloque d’Iconium, ami de Basile de Césarée, 47 sur Eunome de Cyzique ; 25 sur Memnon d’Ephèse). Les sources sont multiples : conciliaires, synodales, littéraires, histoire ecclésiastique, correspondances, hagiographie juridique. Chaque notice en donne l’indication et une longue introduction en fait le point. On ne peut qu’être reconnaissant à l’auteur de nous fournir un instrument de travail d’une telle qualité.

6334. Julien Leroy (1916-1987), moine d’En Calcat et professeur au Collège saint Anselme de Rome, a consacré sa vie à l’histoire monastique et à la codicologie. Ces Études sur le monachisme byzantin rassemblent 17 articles jusque là disséminés dans des revues spécialisées. J. Leroy préparait une édition critique des Grandes catéchèses de Théodore Studite, dont il a pu achever l’introduction. Son éditeur introduit le volume en présentant sa biographie et sa bibliographie. – J. Leroy a des vues originales sur le monachisme et juge sévèrement les conceptions modernes issues de la spiritualité médiévale. Il entend revenir aux Pères grecs, à Basile de Césarée et à Pacôme. La vie cénobitique n’est pas d’abord une vie contemplative : « Vouloir faire du cénobitisme une institution contemplative est un préjugé mortel pour l’institution cénobitique elle-même », qui ne conduirait qu’à une « société de solitaires ». Il défend un monachisme pragmatique où le travail manuel doit garder toute sa place, mais sans oubli du travail intellectuel. Le monastère est un village chrétien type, « ce qui n’est déjà pas si mal ». Il n’y a pas de théologie de la vie monastique, mais une attitude pratique qui cherche à trouver Dieu et à lui plaire en respectant ses commandements. La vie monastique vise à épanouir chacun dans le sens propre où le pousse l’Esprit. Théodore Studite est au centre de cette recherche. L’auteur nous fait ainsi suivre le fil de la vie quotidienne du moine studite de son lever à son coucher avec la détermination des heures canoniales auxquelles il participe et les plages de travail qui occupent sa journée. La notion d’horaire reste approximative, parce que les heures sont comptées d’après le système solaire et leur durée change tous les jours en fonction des saisons. Le temps de sommeil peut ainsi varier de 8 heures quotidiennes l’hiver à 4 heures l’été. L’office de nuit comporte le mesonuktikon, (matines) et l’orthros (laudes). Après Prime le moine se met en tenue de travail et se rend à son emploi. Chacun a son métier et participe en plus aux corvées communautaires. Le travail intellectuel avait une place limitée. Pendant le travail, qui durait sept heures solaires, la prière continue, en particulier la récitation des psaumes. La liturgie eucharistique avait lieu tous les jours (sauf les jours aliturgiques du carême) après sexte. Pendant le carême il n’y a qu’un seul repas par jour qui se prend après vêpres. Le rythme quotidien était serré, parce que le moine ajoute au travail normal de ses compatriotes villageois tout le poids des heures canoniales. C’est ainsi qu’a vécu toute une population de moines byzantins pendant plusieurs siècles.

6435. R. A. Whitacre, professeur passionné de grec ancien, offre, avec A Patristic Greek Reader, un manuel destiné à faciliter aux étudiants l’accès au grec patristique. L’ouvrage donne le texte grec de morceaux choisis, depuis la Didachè jusqu’à Syméon le Nouveau Théologien, introduits et accompagnés de leur analyse grammaticale détaillée, et ensuite la traduction américaine de chacun des extraits. Cette méthode, déjà pratiquée pour le grec Biblique, rendra service à tous ceux qui tiennent à lire les Pères grecs dans le texte.

6536. Nous ne faisons que signaler l’intéressant parcours sur le statut de la femme dans l’Église ancienne de F. Rivas, Filles exilées d’Ève. Promotion et marginalisation de la femme dans le christianisme primitif. Prenant son départ dans le NT, l’auteur fait le tour de la Méditerranée (Asie mineure, de l’Egypte à l’Afrique latine, Rome) du Ier au Ve siècle en recueillant ce qui est dit de la personne et du rôle des femmes dans le cadre du ministère (en particulier les diaconesses), du martyre, du monachisme et de l’ascétisme. L’analyse des alternances et variations entre promotion de la femme en certains domaines et processus de marginalisation est menée avec discernement et constitue une juste appréciation du témoignage de la tradition ancienne sur la femme.

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