1Un nouveau découpage des Bulletins critiques de théologie systématique fait que l’auteur recense désormais les travaux de christologie et de théologie trinitaire dans un même ensemble, laissant les ouvrages de théologie de la création, en nombre grandissant, à un traitement à part ; ce remaniement explique pour une part le temps plus long écoulé depuis la dernière livraison de ce Bulletin (RSR 90/4 (2002), 573-623). La théologie de la deuxième moitié du xxe siècle a confirmé le lien intime, en christianisme, entre la question de Dieu et celle du Christ. Elle a encore appris qu’elle ne peut se référer au Nazaréen qu’en assumant de l’intérieur d’elle-même et librement le fait qu’il appartient aussi à l’histoire culturelle qui, dès le début des temps modernes, s’est progressivement émancipée de sa propre juridiction. Dans le même sens, la théologie trinitaire tente de penser aujourd’hui que, loin de se réduire à sa figure chrétienne, la question de Dieu travaille l’humanité tout entière en son indépassable constitution plurielle. Sur ces deux versants, ce Bulletin touche donc à des domaines limites dont il tente de dessiner une carte relativement fidèle, sans pouvoir prétendre à l’exhaustivité.
I – Jésus (1-8)
2. John P. Meier, Un certain juif Jésus. Les données de l’histoire. II. La parole et les gestes, « Lectio divina », Le Cerf, Paris, 2005, 1 330 p.
3. John P. Meier, Un certain juif Jésus. Les données de l’histoire. III. Attachements, affrontements, ruptures, « Lectio divina », Le Cerf, Paris, 2005, 739 p.
4. Raymond E. Brown, La mort du Messie. Encyclopédie de la Passion du Christ, de Gethsémani au tombeau. Un commentaire des récits de la Passion dans les quatre évangiles. Préf. de Daniel Marguerat, trad. franç. : Jacques Mignon, Bayard, Paris, 2005, 1 695 p.
5. Francisco Martínez Fresneda, Jesús de Nazareth, Editorial Espigas, Murcia, 2005, 829 p.
6. Christoph Riedo-Emmenegger, Prophetisch-messianische Provokateure der Pax Romana. Jesus von Nazareth und andere Störenfriede im Konflikt mit dem römischen Reich, Academic Press – Vandenhoeck & Ruprecht, Fribourg – Göttingen, 2005, 381 p.
7. Carlos J. Gil Arbiol, Los Valores Negados. Ensayo de exégesis socio-científica sobre la autoestigmatización en el movimiento de Jesús, Verbo divino, Estella, 2003, 481 p.
8. Larry W. Hurtado, How on earth did Jesus become a God ? Historical questions about earliest devotion to Jesus, Eerdmans Publishing Co., Grand Rapids, 2005, 234 p.
21.2.3. La monumentale étude de John P. Meier, Un certain juif Jésus, dont trois des cinq volumes prévus sont achevés et accessibles au public francophone fait date dans la recherche critique trois fois séculaire du Jésus historique et est une invitation forte adressée aux théologiens à y « trouver et s’approprier des éléments susceptibles de contribuer au chantier plus vaste qui consiste à élaborer une christologie pour notre temps » (I, 23). Étant donné l’importance de cet événement éditorial, le colloque des RSR de 2009 tentera d’honorer ce programme. Dès sa prochaine livraison, la Revue publiera une présentation globale des volumes déjà parus (Christoph Theobald) et une réflexion sur la méthodologie de Meier (Jacques Schlosser). Il suffit donc de retracer ici les grandes lignes de l’ouvrage, d’en recueillir quelques acquis et d’indiquer les problèmes qu’il pose à la christologie.
3La question du Jésus historique est ancienne, mais le premier tome, volume programme, la reprend avantageusement en clarifiant « les concepts de base » (chap. I), en visitant l’ensemble des sources (chap. III à V) et en établissant un système de critères d’authenticité répartis en deux groupes de cinq critères principaux et de cinq critères secondaires ou douteux (chap. VI). Dans la deuxième partie de ce tome, Meier plante en quelque sorte le décor en triant nos informations sur les origines de Jésus et son environnement et en donnant une chronologie rudimentaire de sa vie. Aussi passe-t-il en revue (chap. VIII) les questions de la signification de son nom, du lieu de sa naissance (Nazareth), de sa descendance davidique, de la conception virginale et, problème parfois posé aujourd’hui, d’une naissance illégitime, avant d’engager un long développement (chap. IX et X) sur les influences « externes » (langue, formation, activité professionnelle, conditions socio-économiques) et « internes » (liens familiaux, état de vie et statut de « laïc ») qui contribuèrent à façonner la personnalité de Jésus. Une chronologie élémentaire de la vie de Jésus (chap. XI) termine ce premier tome. Par une série d’approches successives, Meier parvient à déterminer l’an 28 comme « l’an quinze du principat de Tibère » (Lc 3, 1sv) et donc comme l’année où Jean commença son ministère et baptisa Jésus. Pour ce qui est de la date de la mort de Jésus, il démonte les tentatives de concilier les deux chronologies synoptique et johannique et opte finalement pour celle de Jean ; ce qui donne comme date la plus vraisemblable le vendredi 7 avril 30. La durée probable du ministère de Jésus se laisse donc évaluer à deux ans et un ou deux mois !
4Le deuxième tome aborde successivement les rapports entre Jean Baptiste et Jésus, le message de ce dernier et, surtout, ses miracles, trop ignorés dans le passé, bien qu’ils aient contribué le plus à rendre le Nazaréen populaire sur la scène publique et à susciter l’inimitié en haut lieu. Pour contrecarrer la tendance à minimiser le rôle du Baptiste, l’historien lui consacre son chapitre initial comme prophète indépendant, ayant sa propre signification antérieurement à toute relation avec Jésus (chap. XII). Le chapitre XIII montre ensuite en quoi l’itinéraire du Nazaréen « avec et sans Jean » se déploie entièrement à partir de la « matrice religieuse qu’est le Baptiste » (II, 178) et comment Jésus s’explique lui-même sur son rapport avec lui « après être sorti du cercle de Jean avec quelques-uns des disciples de celui-ci » (II, 179). Dans les trois chapitres de la deuxième partie de ce volume, Meier poursuit son enquête sur la spécificité du ministère de Jésus en analysant son « message » à partir de la thématique importante du « Royaume de Dieu ». Ayant établi dans le chapitre XIV l’historicité sans conteste de ce « symbole à haute potentialité » (II, 194), associé de plus en plus étroitement à l’espérance que Dieu allait mettre une fin à l’état actuel du monde – ce qui est aussi la vision du Baptiste –, toute hypothèse d’un Jésus non eschatologique s’avère de prime abord suspecte. Ce point décisif et très controversé est abordé dans le chap. XV. De l’analyse minutieuse de trois logia ressort que c’est le Jésus historique – et non pas l’Église primitive – qui est à l’origine de l’eschatologie future imminente à laquelle le Nazaréen donne un ton d’urgence sans pour autant fixer un calendrier, contrairement à de nombreux textes apocalyptiques et à l’instar de son maître, Jean (II, 292-306). Aussi le chapitre XVI étudie-t-il d’autres logia qui semblent impliquer une présence du royaume dans le ministère de Jésus : ce qui soulève la question de la relation entre le royaume qui vient et le royaume déjà présent et celle de la perception que Jésus avait de lui-même, de sa place et de sa fonction dans le drame eschatologique. Les paroles de Jésus les plus significatives sur la présence du royaume contiennent des références à ses actions significatives ; c’est donc de ce côté-là que l’historien cherche la réponse à ses deux questions ; ce qui fait l’objet de la très longue troisième partie sur les miracles.
5Comme pour les autres sujets lourds d’implications théologiques, Meier prend ici beaucoup de précautions méthodologiques pour rester fidèle à sa stratégie de consensus historique. Aussi commence-t-il, dans les chap. XVII et XVIII, à situer la question des miracles au sein des mentalités modernes et à aborder les problèmes posés par la vision ancienne du monde. Ces bases étant posées, il traite au chap. XIX le problème de l’historicité des miracles de Jésus, d’abord de manière globale : « vue dans son ensemble, la tradition des miracles de Jésus est soutenue plus fermement par les critères d’historicité que ne le sont beaucoup d’autres traditions bien connues et acceptées sans problèmes… » (II, 474) ; résultat qui reste cependant à tester en détail, en analysant les différents types de miracles : exorcismes (chap. XX), guérisons (chap. XXI), récits de résurrection (chap. XXII) et miracles dits de la nature (chap. XXIII).
6La conclusion reprend d’abord l’ensemble du long parcours accompli dans les deux premiers tomes. Cette relecture conduit ensuite vers une première esquisse de synthèse. Les éléments du puzzle permettent de percevoir Jésus à la fois comme prophète et thaumaturge, à l’image du « proto-prophète » Moïse, d’Elie et d’Elisée. Mais les différents traits rassemblés dans le deuxième volume le font davantage percevoir comme le prophète eschatologique Elie.
7La première des deux parties du troisième tome traite des relations du juif Jésus avec les personnes juives qui le suivent. Meier distingue trois grandes catégories, les foules, les disciples et les Douze, tout en montrant que les frontières entre ces différents groupes restent relativement mouvantes. Son exploration part du cercle le plus extérieur et progresse vers le centre. Le chap. XXIV sur les foules établit leur historicité à partir du critère d’attestation multiple et du critère de l’exécution de Jésus. L’historien réagit surtout par rapport au schéma qui suppose que le « printemps galiléen » du ministère de Jésus aurait pris brusquement fin ; ce qui rendrait encore plus difficilement compréhensible l’exécution du prophète et guérisseur galiléen. Or, conjecturer que l’influence de Jésus a continué à croître jusqu’à ce qu’il entreprenne son dernier voyage à Jérusalem permettrait de comprendre que Caïphe et Pilate auraient décidé une exécution préventive, comme Antipas l’avait fait dans le cas du Baptiste. Quant au cercle médian des disciples dont il est question au chap. XXV, l’historien commence par en établir l’existence historique, le plus proche parallèle étant un passage des Antiquités de Josèphe où celui-ci applique le terme « disciple » à la relation qui existait entre Elisée et le prophète Elie. C’est en effet le seul prophète de l’Ancien Testament, présenté comme prophète thaumaturge itinérant, menant son activité dans le nord d’Israël, qui adresse un appel impérieux à un autre individu, Elisée, pour qu’il laisse maison, famille et travail ordinaire afin de le suivre. Le cercle intérieur enfin des gens qui suivent Jésus (chap. XXVI) est formé par le groupe des « Douze », expression utilisée par Marc et Jean, l’identification complète entre ces « Douze » et les « apôtres » étant plus tardive et due principalement à la théologie de Luc. Dans le chapitre suivant, Meier passe en revue chacun des Douze, réduisant à presque rien les innombrables légendes ou fantaisies gnostiques d’une période plus tardive. Pour ce qui est de Judas, un certain développement midrashique des deux faits essentiels – il est « l’un des Douze » et il a livré Jésus aux autorités – commence déjà dans le Nouveau Testament. Restent les trois membres du groupe des Douze qui dans les synoptiques sont présentés comme le cercle le plus intime de Jésus, les fils de Zébédée, Jacques et Jean, ainsi que Pierre auquel l’historien consacre un très long développement. Dans la conclusion de cette première partie, Meier souligne la présence d’un certain nombre d’éléments structurants mis en place par Jésus, tout en distinguant soigneusement ces considérations historiques de la question plus compliquée, « dans laquelle se mélangent des perspectives historiques et théologiques », à savoir si Jésus a fondé ou avait l’intention de fonder l’Église. Cette question hautement sensible n’est pas traitée par l’historien qui, tout en notant des éléments de continuité, déjà évoqués, invite cependant la théologie à prendre très au sérieux la discontinuité entre la préoccupation du Nazaréen de rassembler l’ensemble d’Israël, condition pour l’entrée des « gens des nations » dans le royaume, et la naissance de l’Église.
8Dans la deuxième partie de ce troisième volume, Meier aborde les « concurrents » de Jésus. Étant donné le caractère partisan et fragile des sources, il se contente de dessiner, dans le chap. XXVIII, un portrait-robot des pharisiens. Les informations fiables concernant les sadducéens, abordées au chap. XXIX, sont encore plus réduites que celles que nous avons sur les pharisiens. La surprise de ce chapitre vient cependant du seul texte néo-testamentaire montrant Jésus en controverse avec les sadducéens à propos de la résurrection des morts (III, 277-312). Le dernier chapitre du troisième tome, traite des autres groupes juifs de l’époque de Jésus, des esséniens et de la communauté de Qumrân, des samaritains, des scribes, des hérodiens et des zélotes.
9Une longue conclusion achève ce tome (III, 403-437), dans laquelle l’historien tente de tracer le portrait de Jésus, tel qu’il se dégage des trois tomes. Partant des racines de Jésus le juif dans le judaïsme et dans la Galilée du ier siècle, il dessine les contours de son ministère prophétique à la manière d’Elie et montre comment Jésus a su donner des structures embryonnaires à son mouvement, avant de revenir une dernière fois à ses relations avec ses concurrents juifs sur le marché religieux et politique de Palestine. Au lieu de reprendre, à la fin de ce long compte-rendu, tous les traits du portrait, je voudrais souligner l’ajustement très fin des données, à la fois tout proche de l’analyse historique et se prêtant à une interrogation théologique. Meier termine ce long parcours par quatre énigmes qui feront l’objet des deux derniers volumes désormais très attendus : le rapport de Jésus à la loi mosaïque, ses paraboles, ses manières de se désigner lui-même et, enfin, les raisons précises pour lesquelles la vie de Jésus s’est terminée comme on sait.
10En rassemblant quelques acquis de cet impressionnant parcours, il faut signaler, outre l’immense richesse des informations sur quasi toutes les questions concernées (1 000 pages de notes), la manière rigoureuse de définir le concept de « Jésus historique » qui, distingué du « Jésus réel », désigne celui « que l’on peut retrouver et reconstruire en utilisant les outils scientifiques de la recherche historique moderne » (définition proposée dès les années soixante par Biehl, Hahn et Ebeling) ; ce qui implique bien évidemment l’intérêt « œcuménique » de l’historien pour son héros, un intérêt cependant qu’il faut soigneusement distinguer de tout engagement explicitement chrétien ou ecclésial. Dans la ligne des réflexions épistémologiques sur l’écriture de l’histoire (M. de Certeau, P. Veyne, etc.), cette perspective remplace avantageusement les distinctions classiques de la recherche allemande entre « historisch » et « geschichtlich », souvent utilisées comme stratégie d’immunisation contre les effets de la recherche historique sur la théologie.
11D’une certaine manière, l’ouvrage se situe au sein de la troisième quête du Jésus historique ; mais ses dimensions sinon son ambition dépassent ce cadre trop étroit et donnent au lecteur la conviction qu’il se trouve désormais devant un bilan, et peut-être le bilan d’une recherche de trois cents ans. Avec la troisième quête, Jésus est clairement abordé comme juif – marginal jew – de son époque, même si l’insistance sur le caractère eschatologique de son ministère tranche avec bien d’autres travaux de la même troisième quête qui, eux, veulent voir en lui un philosophe cynique itinérant, ou un sage populaire et rural. Un autre aspect, à soumettre ultérieurement à discussion, met Meier à distance de la troisième quête : même s’il accorde une grande importance au contexte politique, social et économique de l’époque, il ne s’engage pas dans une véritable analyse sociologique qui, comme par exemple chez Gerd Theissen, suppose un débat sur des modèles d’analyse et la tentative d’expliquer les données dans le cadre d’une théorie globale et transculturelle (cf. I, 20). Par moment, l’intuition de la deuxième quête, fondée sur le repérage d’une « christologie implicite » chez Jésus, semble revenir sur le devant de la scène (cf. par exemple II, 151) ; mais, dans l’esprit de la troisième quête, elle n’est pas seulement intégrée dans la recherche d’une « cohérence » historique, elle paraît désormais au sein d’une critériologie d’authenticité, remarquablement bien exposée et pratiquée, qui, tout en relevant de l’histoire, peut appuyer une interprétation théologique de l’itinéraire du Nazaréen.
12C’est évidemment l’appel adressé par Meier au théologien que le lecteur recueille avec grand profit. L’historien est parfaitement conscient que « l’objet de la foi chrétienne n’est pas et ne peut pas être une idée ou une reconstruction intellectuelle, aussi fiable soit-elle. Pour le croyant, l’objet de la foi chrétienne est une personne vivante, Jésus Christ » (I, 121). Mais cela étant dit, il faut tenir en même temps (contre Bultmann et ses successeurs) qu’en tant qu’intelligence de la foi, toujours historiquement située, la théologie doit intégrer positivement l’approche historico-critique qui, depuis les Lumières, imprègne notre culture occidentale. Plusieurs zones de questionnement se dégagent du parcours qu’il suffit ici de localiser : 1. Les questions d’origine de Jésus (père et mère, frères et sœurs) ; 2. Son rapport au Baptiste ainsi que son annonce du royaume, la « configuration » à la fois eschatologique et présente de ce royaume, ses miracles ainsi que la limitation de son horizon temporel et spatial à tout Israël ; 3. La fondation de l’Église, de sa mission en direction des « gens des nations », de sa configuration et de son lien au mouvement « laïc » du juif célibataire de Nazareth, « charismatique » qui a su créer en même temps des marqueurs d’identité et donner une structure embryonnaire à son groupe ; 4. Pour ce qui est de l’interprétation de la mort de Jésus, il faut attendre le dernier volume, même si, entre autres, l’étonnante analyse de son débat avec les sadducéens sur la Résurrection donne déjà un indice intéressant.
13Notons, pour finir, que ce travail très détaillé d’exégèse critique qui sonde toutes les sources et en particulier les écrits du Nouveau Testament révèle, en quelque sorte comme l’envers du portrait du Jésus historique, l’étonnante créativité sociale et théologique des communautés primitives. On le savait en catholicisme depuis la crise moderniste, tout en se protégeant contre cette perspective en raison de la sclérose de structures ecclésiales mises sous la protection d’un droit divin. Mais l’approche absolument sereine de Meier, par moments non exempte d’humour, est susceptible de relancer notre propre créativité apostolique.
144. Faute de disposer du cinquième tome de J.-P. Meier, on peut se rapporter pour l’ultime énigme de la vie de Jésus à l’immense Encyclopédie de la Passion du Christ, publiée en 1994 par Raymond E. Brown sous le titre La mort du Messie, et traduite en 2005 en français avec une introduction de Daniel Marguerat. L’esprit historien de Brown est de la même trempe que celui de Meier : un même sérieux dans le traitement des sources, avec d’ailleurs une réserve analogue par rapport à la littérature extra-canonique (appendice I, 1445-1484), et l’utilisation des mêmes critères d’historicité (44-47) relient ces deux auteurs. Comme l’indique le deuxième sous-titre, Brown propose un commentaire des récits de la Passion dans les quatre évangiles, pris ensemble. C’est le premier du genre qui adopte une démarche « horizontale » des textes plutôt que « verticale » (selon l’expression de l’exégète) qui l’aurait conduit à suivre la logique narrative et théologique propre à chaque évangile. Mais loin de s’engager sur le chemin d’une harmonisation à la manière de Tatien, Brown s’intéresse à l’histoire de la tradition pré-évangélique, tout en affichant un certain scepticisme par rapport à la possibilité de pouvoir la reconstruire. Ainsi se différencie-t-il à la fois de ceux qui imaginent plusieurs récits pré-évangéliques (l’un à la source de Marc et l’autre à la source de Jean) et de ceux qui pensent que le récit de Marc est la matrice de toutes les versions ultérieures (Matthieu, Luc, Jean). Sa solution, vérifiable dans le seul cadre précis des récits de la Passion, valorise donc le rôle de l’oralité qui, comme on sait, ne s’est pas éteint après la fixation littéraire des récits (66-130).
15Contre ceux qui comme Koester et Crossan font appel à l’apôtre Paul pour nier l’historicité des récits, les considérant comme une création de la communauté primitive en fonction de leur référence aux Écritures, Brown défend la présence d’une succession de données de base dans la mémoire chrétienne primitive. Tout en maintenant fermement l’irrécusable diversité des lectures de la croix par les premiers chrétiens – il n’y a pas de signification de cet événement en dehors du regard qu’on porte sur lui –, il s’appuie sur un schéma en quatre actes qui se dégage des récits à notre disposition : prière/arrestation ; procès juif ; procès romain ; crucifixion/ensevelissement. Nous ne pouvons pas redonner ici les résultats historiques de son immense enquête dont il dit par ailleurs de se méfier parce que l’obsession historique est un obstacle aussi grand pour l’intelligence des événements que l’hypothèse absurde que les chrétiens ignoraient tout de ce qui s’était passé (52). Retenons au moins qu’il se réfère au droit romain, au droit juif (en grand débat parmi les spécialistes de l’époque) et à la scène politique et sociale, en insistant sur la différence fondamentale entre les deux préfectures romaines de 6 à 41 et de 44 à 66.
16Pour ce qui est de la théologie de la Passion, l’exégète a le mérite de reprendre la question, amplement discutée dans la littérature, de la manière dont Jésus perçut sa propre mort (54 et appendice VIII, 1616-1642, surtout à partir de 1635) : interpréta-t-il sa mort comme un pas décisif vers l’avènement du royaume de Dieu ? Si oui, l’expression du Nouveau Testament « il est mort pour nous » peut représenter une reformulation de sa propre intuition, puisque la venue du règne de Dieu sur toute chose apportera le salut. Sur le versant néo-testamentaire précisément paraît toute la série des interprétations chrétiennes de la mort de Jésus au premier siècle auquel l’auteur fait amplement droit.
17Disons que l’ouvrage de Brown dont l’indication du genre Encyclopédie désigne parfaitement l’ambition d’une reprise et d’une évaluation de toute la rechercher historique d’un siècle et plus a quelque chose de décevant pour le lecteur. Contrairement à la pédagogie de Meier, aucune reprise systématique ne lui est proposée qui lui donnerait la possibilité de se faire une image globale de tout ce qui peut être considéré désormais comme acquis.
185. Signalons au passage l’ouvrage de Francisco Martínez Fresneda, professeur à l’institut théologique des franciscains de Murcia, sur Jésus de Nazareth qui est une reprise globale de la question du Jésus historique ; sorte de manuel qui suit grosso modo le plan de J.-P. Meier, tout en « ajoutant » un chapitre sur la Résurrection. La démarche peu réflexive de l’auteur ne laisse guère place à une interrogation christologique.
196. La thèse de Christoph Riedo-Emmenegger sur Les provocateurs prophétiques et messianiques de la Pax romana mérite d’être mentionnée dans le contexte de ce bulletin bien que ses implications théologiques soient relativement peu visibles. Deux questions préoccupent l’auteur. (1) Comment mesurer le degré de perturbation de l’ordre public décrété et garanti par Rome dans un pays occupé comme la Palestine ? La question se pose à partir du constat d’une réaction très différente du pouvoir par rapport à Jean le Baptiste et Jésus, d’un côté, et par rapport aux « prophètes du signe » (Action prophets), de l’autre côté. Dans le premier cas, le pouvoir se contente d’une exécution plus ou moins préventive de la tête, tandis qu’il procède, dans le deuxième cas, à une action militaire contre l’ensemble du mouvement. (2) Les critères qui ont présidé à l’intervention du pouvoir, et parmi eux, celui de la proportionnalité des moyens, permettent aussi de tirer des conclusions quant à la survie d’un mouvement après sa confrontation avec le pouvoir. Ces deux questions exigent d’abord une analyse minutieuse (et proportionnellement bien trop longue) des stratégies romaines de sécurisation de ses territoires et ensuite une exploration comparative des différents mouvements (67 sur 314 pages).
20Il semble que plusieurs motifs ont joué dans la condamnation et l’exécution de Jésus : la raison officielle est donnée par le titre « roi des juifs », sans doute appuyée sur l’entrée de Jésus à Jérusalem et le geste prophétique de la purification du temple ; centre de tous les intérêts des élites locales qui ont également avancé comme chefs d’accusation le soulèvement du peuple et le refus de payer l’impôt. Le motif théologique du blasphème, par contre, semble appartenir plutôt à la tradition chrétienne ultérieure. Sans doute est-ce en dernier ressort l’ensemble de l’activité de Jésus et sa fascination exercée sur les foules qui ont provoqué l’inquiétude à son sujet et déclenché l’action préventive (cf. Jn 11,49-51) contre lui. L’auteur s’oppose à la thèse qui considère Jésus comme un « prophète du signe » en raison des différences fondamentales du mouvement de Jésus (et de celui du Baptiste) par rapport aux figures messianiques de la deuxième préfecture romaine : si son mouvement n’est pas directement atteint mais lui seul et en raison de son pouvoir d’attraction, c’est que son « programme » ne s’opposait pas directement aux intérêts de sécurité et aux structures de l’empire romain.
21A la suite des travaux de G. Theissen, Riedo-Emmenegger indique non seulement une série de raisons qui peuvent expliquer la survie et l’expansion post-pascale du mouvement de Jésus (comme par exemple la constitution du groupe des Douze, appelé avec Theissen « messianisme de groupe », ou encore le renoncement de Jésus à son propre statut au profit du royaume de Dieu) mais il donne encore des éléments pour faire comprendre son caractère inoffensif d’un point de vue politique et militaire (comme le message de non-violence et la petitesse des groupes ; cf. 206-309). Mais quand il argumente à partir de la proclamation du Ressuscité, qui après Pâque aurait relativisé celle plus dangereuse de la venue du royaume, il ne convainc guère et révèle les limites d’une analyse bien trop générale (307 sv).
227. L’intérêt de la thèse de Carlos J. Gil Arbiol, soutenue en 2001 à l’université de Deusto, est de poursuivre la recherche sur la continuité historique entre Jésus de Nazareth, d’un côté, et son mouvement, les communautés post-pascales et la tradition synoptique, de l’autre ; recherche, engagée par Theissen et d’autres, qui fait abstraction de l’expérience de la Résurrection. Son Essai d’exégèse socio-scientifique sur l’auto-stigmatisation dans le mouvement de Jésus est en effet une analyse historico-critique de quatre extraits de la source Q, portant tous sur le style de vie du Nazaréen et des siens (les exigences de la suite du Nazaréen : rupture des normes ; les renoncements de la suite : une vie radicale ; le sermon sur la montagne : une inversion symbolique ; la mission : une vie significative à partir des marges), et la tentative de la croiser avec un modèle (à trois phases) issu de la sociologie de la connaissance et de la « déviation » et développé dans la nouvelle école de Chicago. Cette dernière considère les comportements déviants d’une société comme des effets du mécanisme de contrôle que monte un système dominant pour stigmatiser les tentatives de non-conformisme culturel. Dans cette perspective, l’œuvre de Jésus consiste à découvrir l’énorme potentiel créateur et transformateur que cachent certains comportements et des valeurs, exclus ou déniés par son entourage socio-religieux, et à s’efforcer de les assumer et d’en vivre de manière significative. Ce style, voire le processus d’inversion et de transformation des valeurs qu’il implique se poursuit, en d’autres conditions, dans le mouvement de Jésus et jusque dans les évangiles synoptiques.
23Le lecteur qui voudrait voir plus clair sur les rapports entre ce type d’approche socio-historique et les questions de christologie qu’il pose reste sur sa faim ; il ne peut pas ne pas se demander comment comprendre les « apparitions » du Ressuscité dans le cadre de ce que l’auteur dit du comportement déviant du mouvement de Jésus, et de la manière de son groupe de mettre en relief les potentialités transformatrices de ce style.
248. Sur ce point, les Questions historiques sur l’adoration de Jésus de Larry W. Hurtado, professeur du Nouveau Testament à l’université d’Edinburgh, complètent de manière heureuse le tableau de la recherche contemporaine sur la naissance de la christologie néotestamentaire. Sous le titre provocateur Comment sur terre Jésus est-il devenu Dieu ? l’auteur rassemble, dans une première partie, ses quatre leçons à l’université Ben Gourion du Néguev (mars 2004) et, dans une deuxième partie, quatre études pour fonder davantage son hypothèse, déjà exposée dans deux ouvrages de 1988 (One God, One Lord : Early Christian Devotion and Ancient Jewish Monotheism, T & T Clark) et de 2003 (Lord Jesus Christ : Devotion to Jesus in Earliest Christianity, Eerdmans).
25Son analyse historique part de l’étonnant phénomène de l’adoration de Jésus par les premiers cercles chrétiens, d’autant plus remarquable que celle-ci est née au sein même du judaïsme du second temple attaché au culte monothéiste. Hurtado s’oppose ici à toute une partie de la recherche qui, dès le célèbre ouvrage de Wilhelm Bousset Kyrios Christos (1913) avait adopté une position clairement évolutionniste et situé la naissance du culte du Christ dans les communautés hellénistiques de Syrie ; position qui sous différentes formes continue à hanter certains chercheurs. Or, l’auteur déplace l’intérêt classique pour les titres christologiques vers la pratique cultuelle ou « dévotionnelle », telle qu’on peut la saisir dans le Nouveau Testament dès les premières lettres pauliniennes, et il en détermine six éléments : (1) les hymnes adressés à Jésus, faisant partie du premier culte chrétien ; (2) les prières adressées à Dieu « par » Jésus et « en son nom », incluant les invocations directes de Jésus ; (3) l’invocation du nom de Jésus, en particulier dans le baptême et dans les pratiques de guérison et d’exorcisme ; (4) le repas sacré présidé par Jésus ressuscité en tant que « Seigneur » ; (5) la pratique rituelle de la « confession » de Jésus dans la liturgie chrétienne et (6) la prophétie chrétienne par des oracles du Jésus ressuscité, l’Esprit de prophétie étant compris comme Esprit de Jésus.
26L’essentiel de l’argumentation de l’auteur consiste à montrer (1) l’ancienneté de cette pratique, devant être pensée non pas comme le résultat d’une lente évolution mais plutôt comme relevant d’une émergence, voire d’une irruption subite, (2) sa nouveauté au sein même du judaïsme du second temple suscitant son opposition rapide, (3) le coût social et politique qu’impliquait cette nouveauté pour les adeptes du christianisme primitif, ayant besoin de compensations communautaires pour le porter, et (4) l’impossibilité de faire remonter ce trait ultime et distinctif à l’époque du Jésus historique. Le dernier chapitre de l’ouvrage défend alors (avec J.D.G. Dunn) la thèse que des « mutations » de ce type ne sont compréhensibles qu’à partir d’une expérience religieuse ou de révélation, en occurrence les apparitions du Ressuscité et la référence à la volonté de Dieu de faire asseoir Jésus à sa droite (Ps 109) ; expérience qui ne se laisse pas réduire à une simple réponse au contexte.
27L’ouvrage met évidemment en jeu l’histoire du christianisme primitif et questionne des interprétations plus progressives de sa naissance et de sa séparation du judaïsme majoritaire. On peut simplement regretter que l’insistance parfaitement justifiée sur la nouveauté du culte chrétien ne soit pas reliée aux deux autres pôles fortement visités par la recherche contemporaine et mis en relief dans la première partie de ce Bulletin : la destinée du Jésus historique, au sein du contexte du judaïsme du second temple, et la continuité pré- et postpascale de son mouvement.
II – La christologie dans l’histoire (9-25)
10. Cardinal Aloys Grillmeier, Le Christ dans la tradition chrétienne. De l’âge apostolique au concile de Chalcédoine (451). Nouvelle édition revue et corrigée, « Cogitatio fidei » N° 230, Le Cerf, Paris, 2003, 1 118 p.
11. Bernard Sesboüé, Jésus-Christ. L’Unique Médiateur. Édition revue et mise à jour, « Jésus et Jésus Christ » N° 33, Desclée, Paris, 400 p.
12. Jérôme Alexandre, Le Christ de Tertullien, « Jésus et Jésus Christ » N° 88, Desclée, Paris, 2003, 297 p.
13. Sebastian Schurig, Die Theologie des Kreuzes beim frühen Cyrill von Alexandria. Dargestellt an seiner Schrift „De adoratione et cultu in spiritu et veritate «, Mohr Siebeck, Tübingen, 2005, 361 p.
14. Antoine Guggenheim, Jésus Christ, Grand prêtre de l’Ancienne et de la Nouvelle Alliance. Etude du Commentaire de saint Thomas d’Aquin sur l’Épître aux Hébreux, Parole et Silence, Paris, 2004, 800 p.
15. Theophil Tschipke op, L’humanité du Christ comme instrument de salut de la divinité, Academic Press, Fribourg, 2003, 185 p.
16. Jérôme Rousse-Lacordaire, Jésus dans la tradition maçonnique. Rituels et symbolismes du Christ dans la franc-maçonnerie française, « Jésus et Jésus Christ » N° 87, Desclée, Paris, 2003, 250 p.
17. Gérard Bessière, Jésus selon Proudhon. La « messianose » et la naissance du christianisme, coll. « Cerf-Histoire », Le Cerf, Paris, 2007, 484 p.
18. Paul Valadier, Jésus-Christ ou Dionysos. La foi chrétienne en confrontation avec Nietzsche. Édition revue et mise à jour, « Jésus et Jésus Christ » N° 10, Desclée, Paris, 2004, 200 p.
19. René Virgoulay (dir.), Le Christ de Maurice Blondel, « Jésus et Jésus Christ » N° 86, Desclée, Paris, 2003, 229 p.
20. Gustave Martelet s.j., Teilhard de Chardin, prophète d’un Christ toujours plus grand. Primauté du Christ et transcendance de l’homme, Lessius, Bruxelles, 2005, 280 p.
21. Maurice Bouvier, Le Christ de Charles de Foucauld, « Jésus et Jésus Christ » N° 89, Desclée, Paris, 2004, 345 p.
22. Jean Lecuit, « Jésus misérable ». La christologie du Père Joseph Wresinski, « Jésus et Jésus Christ » N° 92, Desclée, Paris, 2006, 139 p.
23. Astérios Argyriou (textes réunis par), Chemins de la christologie orthodoxe, « Jésus et Jésus Christ » N° 91, Desclée, Paris, 2005, 395 p.
24. Coll., Marie et la Sainte Famille. Les récits apocryphes chrétiens. 2 tomes, Études mariales, Médiaspaul, Paris, 2004 et 2006, 286 et 175 p.
25. Dominique Cerbelaud, Marie. Un parcours dogmatique, « Cogitatio fidei » N° 232, Desclée, Paris, 2003, 364 p.
28Si la recherche critique trois fois séculaire du Jésus historique est une invitation adressée aux théologiens à la recevoir et à l’intégrer dans leur élaboration d’une christologie pour notre temps, une interrogation analogue leur parvient de l’histoire de la théologie du Christ des Pères jusqu’à nos jours.
299. C’est dans cet esprit et sous le titre précis et suggestif La voie du Christ que Michel Fédou retrace magistralement les Genèses de la christologie dans le contexte religieux de l’Antiquité du iie siècle au début du ive siècle. Le parcours qu’il propose est d’une belle originalité ; ce qui ressort dès l’introduction où Michel Fédou situe son questionnement propre par rapport à d’autres œuvres du xxe siècle (Louis Capéran, Jean Daniélou, Aloys Grillmeier) : la recherche patristique a en effet beaucoup évolué tout au long du xxe siècle, non seulement en raison d’un travail éditorial très impressionnant mais aussi grâce au changement des questions qui sous-tendent et stimulent bon nombre d’études depuis plus d’un siècle. La perspective propre de Fédou, authentiquement historienne, porte sur la relation constitutive entre le développement des christologies et le contexte des traditions culturelles et religieuses du monde ancien ; questionnement qui est tributaire des débats actuels sur le rapport du christianisme avec les religions du monde, du soupçon d’antijudaïsme porté à son égard et de la difficulté à dire l’unicité du Christ dans un temps où nous sommes devenus si sensible à la diversité et la pluralité des traditions. Le patrologue et théologien est bien évidemment conscient de l’écart entre la problématique contemporaine et celle des auteurs anciens ; il définit les notions de « culture » et de « religion », tout en précisant ce qu’elles peuvent recouvrir quand on parle de manière anachronique de « religion grecque » ou de « religion romaine » et en rendant le lecteur attentif au fait que la dimension religieuse n’épuise pas à elle seule la réalité culturelle d’une tradition donnée. La brève présentation de ce que vise la désignation de « paganisme », du « judaïsme », du « judéo-christianisme » et du « gnosticisme » laisse parfaitement paraître la grande complexité de ces traditions et leurs interférences. On perçoit ainsi d’entrée de jeu que ceux qui, minoritaires au sein de l’empire, empruntent la « voie du Christ » doivent justifier leur manière de vivre et leurs doctrines, dans un rapport constant avec d’autres et pour eux-mêmes.
30Les sept chapitres de l’ouvrage parcourent une bonne partie de la littérature chrétienne entre l’époque du Nouveau Testament et le début du ive siècle, marqué par un changement décisif de la situation des chrétiens dans l’empire. Après une relecture des œuvres des « Pères apostoliques », de certains livres apocryphes et d’autres écrits, tels les récits de martyres ou la poésie chrétienne (I), un chapitre entier est consacré à la littérature apologétique qui, pour une large part, s’est constituée dans le cadre des controverses avec les traditions déjà mentionnées (II). Irénée de Lyon qui s’est affronté à la « gnose au nom menteur » n’est pas seulement présent avec son Adversus haereses mais encore dans son exposé christologique de nature catéchétique, la Démonstration apostolique (III). L’œuvre de Clément d’Alexandrie apporte une contribution exemplaire à l’élaboration d’une théologie chrétienne en débat avec les traditions culturelles et religieuses du monde ancien (IV) ; ce qui est davantage encore le cas d’Origène dont Michel Fédou, grand connaisseur de son œuvre (cf. entre autres son ouvrage La sagesse et le monde. Essai sur la christologie d’Origène, 1995), retrace ici à nouveaux frais l’itinéraire christologique dans la trame même de sa lecture des Écritures (VI), après un long passage par Carthage et Rome où furent composés, souvent dans l’épreuve, les écrits de Tertullien, d’Hippolyte, de Novatien et de Cyprien (V). Le chap. VII enfin aborde la seconde moitié du iiie siècle et le début du ive siècle, avec des écrivains de langue latine (Arnobe et surtout Lactance) et grecque (Méthode d’Olympe), avant de réfléchir sur la portée christologique de l’expérience monastique, en particulier celle d’Antoine le Grand.
31Ce parcours qui témoigne d’une connaissance exceptionnelle de la littérature patristique donne réellement à lire et goûter au lecteur les œuvres. Il fait date en raison de la vision synthétique qu’il propose, après une époque d’intenses recherches plutôt partielles, s’inscrivant ainsi dans la ligne des quelques grandes synthèses du xxe siècle évoquées au début. Il interroge enfin la christologie contemporaine ; point que Michel Fédou développe dans une longue conclusion. Dans un premier temps il recueille trois résultats de sa recherche : (1) l’étonnante diversité des genres littéraires à travers lesquels les chrétiens des premiers siècles énoncent leur foi au Christ est un des legs de l’Antiquité à notre théologie, appelée à varier elle-même les formes de son langage ; (2) la prise en compte des situations concrètes dans lesquelles les auteurs ont vécu et composé leurs œuvres fait comprendre (sans toujours les excuser) certaines violences de langage, par exemple contre les juifs ; (3) l’exigence de prendre acte des moments historiques qui ont marqué autant d’étapes dans les relations des communautés chrétiennes avec les adeptes d’autres traditions.
32Cette attention aux différents aspects historiques de la question conduit l’auteur à mettre au jour une « structure » fondamentale (528-540) qui s’avère encore pertinente pour aujourd’hui : « dans le contexte des débats avec les traditions culturelles et religieuses de l’Antiquité, les langages sur le Christ se développent selon trois axes majeurs que nous résumerons ainsi : une apologétique, une dogmatique, une spiritualité ». L’apologétique a un versant « négatif » ou « critique » (conversions) et un versant « positif » ou « constructif » ; sur ce dernier il s’agit d’accréditer le christianisme parmi les traditions en présence (réflexion sur le Logos « préexistant »). Cet axe « apologétique » est étroitement lié à un axe « dogmatique » où les auteurs font droit à l’universalité du dessein de Dieu en même temps qu’à l’unicité de la « voie du Christ » ; thème paradoxal diversement développé mais de plus en plus dans le cadre d’une exégèse des Écritures des deux Testaments et d’une théologie du Logos tributaire de la philosophie grecque, sans se laisser enfermer dans la catégorie du « subordinatianisme ». Cette orientation « dogmatique » est à son tour inséparable d’une troisième dimension, appelée spirituelle, et qui actualise la portée de la « voie du Christ » dans une manière d’être des chrétiens, qu’il s’agisse de situations exceptionnelles dont témoignent les récits de martyres ou tout simplement du quotidien pensé dans des textes comme l’A Diognète. Ce sont des œuvres comme celles d’Irénée, de Clément ou d’Origène qui ouvrent les perspectives les plus larges sur la « spiritualité » inhérente à la « voie » qui fait des chrétiens des « christs ».
33Sans être également développée dans tous les écrits, cette structure fondamentale qui connaît de nombreuses variantes historiques peut encore inspirer des formes nouvelles de christologie contemporaine ; c’est ce que Michel Fédou suggère pour finir. Sans doute une réflexion systématique devra-t-elle (re)prendre le relais, penser l’articulation des trois axes ici énoncés et montrer en quoi le processus d’apprentissage dans lequel les autres traditions entraînent le chrétien fait partie de sa propre identité « christologique ».
3410. Plus ancienne que celle de Michel Fédou et – pour le moment – plus complète, la monumentale synthèse du Cardinal Aloys Grillmeier, Le Christ dans la tradition chrétienne, reste malheureusement inachevée. Des trois tomes prévus initialement qui devraient aller jusqu’à la fin de l’ère des conciles christologiques, l’époque de Charlemagne et du concile de Francfort (794), seuls deux sont parus : le deuxième qui couvre la période de 451 à 604, l’année de la mort de Grégoire le Grand, avec trois sur quatre volumes sur la réception de Chalcédoine, sur l’Église de Constantinople au ive siècle et sur l’Église d’Alexandrie, la Nubie et l’Éthiopie après 451. Le premier tome qui va de l’âge apostolique au concile de Chalcédoine (451) a paru en traduction française dès 1973. C’est de la version définitive de 1990, très largement augmentée et réélaborée, que nous disposons aujourd’hui grâce à la collection « Cogitatio fidei », à l’infatigable engagement de Theresia Hainthaler qui a revu et préfacé cette nouvelle édition, et au travail compétent de la traductrice Sr. Pascale-Dominique o.p. Ce n’est pas le lieu de discuter les grands choix d’interprétation du Cardinal historien du dogme, sinon pour souligner son engagement œcuménique dans les dialogues et débats avec les Églises orthodoxes orientales qui ont pris naissance dans les dissensions autour du concile de Chalcédoine. Trois insistances de ce remarquable parcours méritent cependant mention.
35(1) Dans un tout premier chapitre, intitulé De la Bible aux Pères, le Cardinal Grillmeier fait état de la préhistoire de la problématique actuelle, introduisant des clarifications, proches de celles de J.-P. Meier, qui précisément prennent beaucoup de relief, au moment où la question du « Jésus historique » est de nouveau en plein débat (cf. première partie du Bulletin). S’inspirant des catégories de F. Hahn (« Methodologische Rückfrage nach Jesus », dans QD 63, 1974) pour analyser le passage du Jésus prépascal à la communauté post-pascale, il analyse le processus de tradition du point de vue patristique en termes de sélection, de création ou de transformation et de nouvelle interprétation. (2) Les deux schèmes déjà mis en valeur dans la première édition, le schéma Logos/sarx (Alexandrie) et le schéma Logos/anthropos (Antioche) ont résisté aux trente-cinq ans de recherche ; ils restent déterminants dans la deuxième partie du volume qui va de la mort d’Origène (254) par Nicée jusqu’à la veille du concile d’Éphèse (431). (3) Retenons encore la remarquable troisième section de la troisième partie, consacrée au concile de Chalcédoine. Grillmeier reprend le titre du célèbre article de Karl Rahner Chalcédoine – fin ou commencement ? en introduisant deux accents proprement théologiques : la différence, due à l’évêque Euippus dans le Codex encyclius de l’empereur Léon I, entre deux manières de lire le document de 451, « à la manière des pêcheurs » ou « à la manière d’Aristote », la première, en soi suffisante, étant « kérygmatique » ou simplement « protectrice » du « symbole » fondateur de la catéchèse baptismale ; le travail conceptuel du concile, nécessaire pour exercer sa mission kérygmatique.
36En s’opposant, en effet, à ceux qui pensent que le « vrai homme » Jésus de Nazareth peut être redécouvert seulement s’il est affranchi de la structure chalcédonienne de la divino-humanité, Grillmeier pense que « c’est peut-être justement dans cette structure qu’il recouvre sa véritable signification » (1027). L’enjeu est de penser, avec toujours plus de netteté, l’Incarnation comme un « acte créateur » : « Appliquée à l’homme Jésus, cette notion indique que Dieu crée pour son Fils une existence limitée intramondaine, avec le dessein de l’y laisser et de ne pas l’en retirer par une « Mazeration » divinisante, comme le dirait L. Feuerbach. Plus cette finitude dans le christ demeure véritable, plus aussi se réalise le plan de Dieu : être en son Fils, vrai homme pour nous » (1030). Cette interprétation très nuancée de Chalcédoine, développée en six étapes (création – disposition continuelle de Dieu – l’ek-stasis du divin – « être homme » avec nous en pure finitude – « sans confusion et sans division » – le mode suprême et indépassable d’union entre Dieu et l’homme et entre Dieu et le monde), est une proposition qui devra être prise en compte dans le débat contemporain sur la possibilité de garder le concept d’union hypostatique pour dire le mystère du Christ.
3711. Signalons, dans ce contexte, la magistrale histoire de la sotériologie chrétienne de Bernard Sesboüé. Réédité et mis à jour en 2003, le premier volume de son Essai sur la rédemption et le salut explore l’œuvre de Jésus-Christ, l’unique Médiateur dans la mémoire doctrinale de l’Église, versant de la christologie trop souvent passé sous silence.
3812. Parmi les monographies que nous devons à la collection « Jésus et Jésus-Christ », celle sur le Christ de Tertullien de Jérôme Alexandre mérite une mention particulière. Depuis les grandes études de R. Brown et de J. Moingt des années 1960, cet auteur n’a plus trouvé l’intérêt qu’il mérite (cf. cependant l’étude de B.-J. Hilberath sur le concept de personne que l’auteur semble ignorer ; RSR 78 [1990], 259-262). Jérôme Alexandre qui avait déjà étudié son anthropologie (Une chair pour la gloire, 2001), propose ici une lecture de la quasi-totalité de l’œuvre de ce « premier théologien de langue latine », quelque peu méconnu parce que caché derrière Augustin et considéré comme moins illustre qu’Irénée et Origène. L’originalité de cette lecture vient d’abord de son entrée qui, à partir de la situation même des combats du jeune converti, offre un large aperçu des données très concrètes de l’identité chrétienne : être disciple du Christ dans une certaine proximité des païens, sans nier le statut paradoxale de la vie chrétienne, entrant dans la vertu la plus grande qu’est la patience. Après ce chapitre sur le Christ et le chrétien (I), proche du principe de lecture de Michel Fédou (cf. plus haut, N° 9), les deux étapes suivantes du parcours élargissent la perspective à la totalité de l’économie qui va de la création (II. Le Christ de la création) au salut, le Christ (III. Fils de Dieu et Fils de l’homme) étant l’auteur, l’acteur et la fin de cette économie. La quatrième étape récapitule et précise le sens des précédentes en établissant sa place au sein de La Trinité (Le Christ de La Trinité).
39La force de cette étude est de reconstruire et de faire comprendre la cohérence théologique de la pensée de Tertullien, sans doute liée à sa formation stoïcienne et à son sens de la continuité de toutes choses et de la prééminence de l’unité du réel, rendues par le concept générique de « disposition ». La proximité des perspectives économiques d’un Irénée est signalée, mais pour faire ressortir davantage encore la radicalité théologique du théologien africain : « Le traité de La Chair du Christ demeure un cas unique dans toute l’histoire chrétienne, où un théologien entreprend de descendre au plus loin dans la choséité de la chair du Sauveur, pour en soutenir l’absolue vérité. Ce fait n’est surprenant que si l’on oublie l’antériorité de la théologie de la création sans laquelle l’Incarnation n’est plus qu’un miracle » (287). La radicalité de l’approche tertullienne du Christ se montre, en effet, dans son insistance sur la passion et la crucifixion, la question de la souffrance étant celle où s’exprime le plus fortement la distance voulue ou subie de la créature par rapport à son Créateur, assumée précisément dans la patience. Et là où Irénée semble préférer la discrétion, Tertullien pénètre sans réserve dans les difficultés soulevées par l’hérésie, en particulier en ce qui concerne la question de la « personne » du Christ et les apories d’une théologie trinitaires.
40Cette belle monographie réussit à honorer la puissance dialectique de Tertullien, tout en faisant comprendre au lecteur que la pensée de ce chrétien ne porte pas sur le Christ mais se déploie dans le Christ et son « économie ».
4113. La thèse de Sebastian Schurig sur la théologie de la croix chez le jeune Cyril d’Alexandrie, reçue en 2001 par la Faculté de théologie de Jena, est plus limitée et plus centrée que le travail précédent. Il s’agit d’une étude du « De adoratione et cultu in spiritu veritate » que l’auteur situe entre 412 et 418. L’intérêt de ce texte est de compléter notre vision sur le travail exégétique de l’évêque d’Alexandrie, après celui de Jean Chrysostome l’ensemble le plus important de l’Antiquité grecque. Sous forme de dialogue, le De adoratione propose en effet une lecture thématique du Pentateuque dont le but est le débat avec le judaïsme et la loi mosaïque ; Schurig prend soin de préciser la méthode exégétique de Cyril (chap. II), avant de dégager du commentaire sa pointe christologique, à savoir la position de la mort du Christ dans l’économie du salut (chap. III). En introduisant le vocabulaire luthérien de la « théologie de la croix », il est bien conscient du risque de faire un anachronisme ; mais une analyse détaillée de la terminologie christologique de Cyril, entièrement portée par le langage de l’Écriture (chap. IV), permet de l’éviter. Les quatre derniers chapitres de l’ouvrage abordent alors la thématique de la croix sous l’angle de la kénose du Fils de Dieu (Ph 2,6-8), dans le contexte de la réconciliation (Ep 2,14 sv), comme lieu de l’élévation du Christ (Jn) et dans la vie chrétienne sous la forme de la « suite » jusqu’à la croix (Mt 10,37 sv ; He 13,12 sv), l’ensemble formant les aspects d’un seul « événement ». Certes, Cyril interprète la doctrine de Dieu à partir de la croix, mais « avec mesure », ajoute Schurig puisqu’en dépit d’une certaine audace en ce qui concerne la passibilité de Dieu il ne quitte pas complètement les axiomes partagés par d’autres théologiens et philosophes païens de son époque (149-159). L’intérêt historique du travail de l’auteur est certain, encore qu’on peut regretter que le De adoratione ne soit pas davantage situé dans l’ensemble du corpus cyrillien et par rapport aux débats ultérieurs avec le nestorianisme dans le contexte du concile d’Éphèse (cf. cependant l’intéressant excursus sur l’interprétation de Ep 2, 14sv chez Théodore de Mopsueste, Apollinaire et Jean Chrysostome, 159-168) ; l’intérêt de ce texte pour la théologie contemporaine n’apparaît qu’en filigrane.
4214. Avec le travail d’Antoine Guggenheim sur Jésus Christ, grand prêtre de l’ancienne et de la nouvelle alliance, nous changeons certes d’époque mais non de style d’approche puisque l’auteur nous propose une Etude exhaustive et approfondie du Commentaire de saint Thomas d’Aquin sur l’Épître aux Hébreux, texte particulièrement décisif parce qu’il enchâsse le sacerdoce unique du Christ en une vaste méditation sur l’harmonie de l’Ancienne et de la Nouvelle Alliance. Les quatre parties de cette relecture présentent successivement l’ensemble du commentaire (avec les problèmes de critique textuel qu’il pose ; cf. aussi l’annexe III), le traversent sous le double aspect de la conditio ou de l’enracinement « historique et ontologique » de l’économie divine et de la perfectio de la personne du Christ, telle qu’elle se « consomme » en son acte sacerdotal, et le récapitulent dans une réflexion herméneutique qui confronte la théorie et la pratique exégétique de l’Aquinate. L’ensemble du commentaire de saint Thomas s’éclaire en effet remarquablement à la lumière de sa théologie trinitaire et quand on fonde l’acte d’interprétation de l’auteur de l’épître – « l’apôtre » – sur la théorie thomasienne de la prophétie. Il est normal qu’une étude d’une telle ampleur n’introduise pas subrepticement des critères d’interprétation inspirés d’une herméneutique moderne ; mais il faudrait montrer maintenant comment la forme imposée au texte des Hébreux, en particulier la manière d’en dégager une doctrine (sententia), risque de définir « l’excellence du Christ » de manière à minimiser la « même origine » qu’il partage avec « nous » (cf. He 2,11).
4315. Il est heureux que le fr. Benoît-Dominique de La Soujeole, o.p., ait rendu accessible en français la thèse du fr. Theophil Tschipke (1910-1981) sur L’humanité du Christ comme instrument de salut de la divinité (1940), souvent citée comme ouvrage de référence. Malgré le caractère très daté de la première partie biblique, l’exposé patristique et médiéval ainsi que la traversée ample et rigoureuse des textes de saint Thomas gardent un grand intérêt, en particulier pour penser le lien entre la christologie et la sacramentalité du salut, perspective mise en honneur par le concile Vatican II.
4416. C’est avec la collection « Jésus et Jésus-Christ » à laquelle nous devons bon nombre des contributions de cette partie historique de notre Bulletin, que nous entrons dans le xviiie siècle. L’époque est à la diversification des approches de la figure de Jésus : à côté du « Jésus historique », on trouve celui des philosophes mais aussi le Christ des Loges. L’étude magistrale de Jérôme Rousse-Lacordaire sur Jésus dans la tradition maçonnique porte sur la maçonnerie française qui a sa physionomie propre, l’entrée par les rituels et symboles, étant la seule à honorer pleinement la spécificité de ce type de « société » ou de « confrérie ». Après une introduction historique, l’auteur consacre trois chapitres à la légende d’Hiram, au Temple et aux Rose-croix. Une remarquable conclusion reprend l’enracinement biblique de ces symboliques (le rite « écossais rectifié » étant le plus explicitement christique) et propose une typologie des conceptions différentes du rapport de la franc-maçonnerie au christianisme : une franc-maçonnerie inscrite dans un christianisme « classique » (au début du xviiie siècle), une franc-maçonnerie théosophique qui insère une dramaturgie cosmique du Christ réintégrateur dans son rituel dont elle fait un usage cultuel et théurgique (dans le dernier tiers du xviiie siècle), et une franc-maçonnerie qui réduit la symbolique christique à un enseignement moral et, du déisme au positivisme, en vient à occulter toute transcendance. Depuis le début, les Églises se sont interrogées sur la franc-maçonnerie ; de 1738 à 1983 et sur une base plutôt doctrinale, l’autorité romaine considère que les francs-maçons étaient ipso facto excommuniés. Tandis que l’Église méthodiste anglaise et l’Église d’Angleterre déclarent, en 1985 et 1987, l’incompatibilité entre christianisme et franc-maçonnerie, considérée comme une sorte de religion, la conférence épiscopale allemande, note dès 1980 le caractère similaire des actions rituelles à celui des sacrements et refuse toute double appartenance en raison des « divergences portant sur les fondements de l’existence chrétienne ». La rigueur mais aussi l’honnêteté et l’ouverture de cette étude aideront à dépasser certains préjugés de part et d’autre.
4517. Avec l’ouvrage de Gérard Bessière sur Jésus selon Proudhon (1809-1865), nous retrouvons – un siècle plus tard – la quête du Jésus historique, sous un aspect trop peu connu, à distance par rapport aux Vies de Jésus de Strauss et de Renan. Dans une synthèse très suggestive (471-477), l’auteur met en relief l’originalité de l’approche proudhonienne parmi les penseurs du xviiie et du xixe siècle qui se sont intéressés à la figure de Jésus. Déjà dans ses annotations à la Bible et dans tous ses autres textes, en particulier dans Césarisme et christianisme, Proudhon établit l’antériorité du politique par rapport au domaine du religieux. Il forge un néologisme, celui de la « messianose », créé par analogie avec « apothéose ». En pionnier de la sociologie des religions, il montre comment la production rétrospective d’un personnage-origine donne une légitimation sacrée aux orientations et aux nécessités du présent. Selon lui, Jésus refusait d’être le messie politique, attendu par beaucoup, et invitait son peuple à faire lui-même sa régénération religieuse, morale, sociale et politique, sans compter sur l’intervention d’un personnage providentiel. C’est parce qu’il était l’Anti-Messie et que le désastre national avait montré la justesse de son refus qu’il fut fait Messie, non plus sur un registre temporel mais sur un registre spirituel. Certes, Proudhon considère Jésus comme un « socialiste », mais les multiples variations de la position de celui qui s’est voulu exégète et sa tentative de chercher des traces de l’évolution de Jésus et de distinguer sa « vie effective » et sa « messianose », montrent qu’il ne s’est pas contenté de faire de lui son porte-parole. Cette toute première étude exhaustive des textes permet d’apporter quelques nuances à la galerie des vies de Jésus proposée par Albert Schweitzer.
4618. Réédité vingt-cinq ans après sa parution, l’ouvrage de Paul Valadier sur Jésus-Christ ou Dionysos n’a pas pris une ride. Voici ce que, dans son Bulletin, Bernard Sesboüé écrivit naguère de l’auteur : « Vis-à-vis de Nietzsche et de sa postérité contemporaine, il est porté par une pugnacité chrétienne qui est finalement un signe de santé. Ce volume est une excellente illustration du projet de la collection « Jésus et Jésus-Christ » (RSR 68/1 (1980), 66-70).
4719. Existe-t-il un Christ de Maurice Blondel ? C’est à cette question que répond un autre volume de la collection susmentionnée, résultat d’une collaboration de l’Association des Amis de Maurice Blondel et de la Faculté de philosophie de l’Université catholique de Lyon sous la direction de René Virgoulay. L’ouvrage donne un bel aperçu de l’actuelle recherche blondélienne, toujours bien vivante, en parcourant les trois étapes de son existence intellectuelle : L’Action (1893) et la petite thèse sur le Vinculum substantiale, les écrits et correspondances de la crise moderniste, en particulier Histoire et dogme (1904), et l’époque des reprises et grandes synthèses – la nouvelle version du Vinculum (1930, la Trilogie (1934-37) et La philosophie et l’Esprit chrétien (1944-1946).
48René Virgoulay avait jadis souligné, et Emmanuel Gabellieri le rappelle, que le thème christologique est « non pas une question, mais la question qui sous-tend toute la philosophie blondélienne », tout en s’étonnant qu’« une disproportion se manifeste entre la place relativement restreinte qu’occupe le thème […] et le rôle qu’il joue dans l’œuvre » (188). Par rapport à ceux qui se montrent « déconcertés » ou « réticents » vis-à-vis de la thèse blondélienne qui trouve dans l’Incarnation du Verbe éternel le lien substantiel des choses – le célèbre « Panchristisme » – l’ouvrage, en particulier la contribution rigoureuse de Gabellieri, montre de manière convaincante la centralité de ce thème dans l’ensemble de l’œuvre de Blondel et la fidélité profonde du philosophe par rapport à sa « christologie maximale » ; même s’il y apporte plus d’une nuance grâce à ces débats avec Wehrlé, Laberthonnière et Teilhard de Chardin. Il rejoint par là la préoccupation de l’idéalisme allemand et de tout un courant philosophique, de Maine de Biran jusqu’à J-L. Marion et M. Henry, dont la figure du Christ n’est pas absente. Or, si Blondel se situe effectivement au-delà de l’alternative entre phénoménologie et métaphysique caractéristique du débat actuel (201), cette position n’est pas sans poser problème quand un autre partenaire, l’historien, entre dans la discussion ; la crise moderniste le montre à l’excès (cf. la contribution de R. Virgoulay) et la christologie contemporaine doit sur ce point repenser l’approche de Blondel, non sans référence à son « apologétique philosophique ».
4920. Il y a eu un échange de lettres indirect entre M. Blondel et P. Teilhard de Chardin sur le Christus in quo omnia constant (Col 1, 17), analysé par Marie-Jeanne Coutagne dans Le Christ de Maurice Blondel (92-114). Nous devons au Père Gustave Martelet une belle et ample présentation de cette thématique, qui fait du Père Teilhard le prophète d’un Christ toujours plus grand. Après avoir initié le lecteur à la vie, la foi et l’œuvre de Teilhard, l’auteur le conduit au cœur de sa christologie, à savoir l’expérience du Christ universel et de la création comme union créatrice, non sans développer longuement les modes de manifestation pour nous et en nous de ce Christ universel que sont nos activités et nos passivités (1), l’Eucharistie en ses « extensions » (2) et la présence glorieuse du Christ attendue pour sa Parousie (3). Deux chapitres sur l’Eternel féminin et sur le rapport de Teilhard à l’Église complètent ce versant existentiel de sa christologie. La troisième partie est sans doute la plus décisive parce qu’elle aborde le point souvent contesté de la christologie du scientifique et visionnaire : la relation prioritaire de la Création comme telle au mystère du Christ qui comporte une conséquence pour la doctrine courante du péché originel, à savoir que la mort physique de l’homme ne dépend pas originairement du péché originel, mais d’abord comme telle de la condition naturelle de l’homme en tant que créature. De cela résulte une double conséquence anthropologique et théologique : la nécessité de repenser la transcendance de l’homme et de laisser muter la vision de Dieu sous le signe du Christ universel : « On ne m’enlèvera pas de la tête et du cœur que, « de mon point de vue », Christ et Monde grandissent simultanément », écrit Teilhard en 1950 à Auguste Valensin. « Les théologiens nous présentent un Dieu pour Monde fini (ou finissant), alors que nous ne saurions plus adorer qu’un Dieu pour Monde « commençant ». J’en suis de plus en plus sûr : toute la difficulté et la grandeur du problème religieux moderne sont là » (220). Le lecteur attentif de cet ouvrage qui donne très largement la parole au Père Teilhard, y découvre en même temps les convictions et la pensée d’un de ses plus fins connaisseurs.
5021. Le Christ de Charles de Foucauld, publié par Maurice Bouvier, confirme l’intérêt grandissant de la christologie contemporaine pour les manières de vivre qu’à telle époque l’itinéraire du Nazaréen leur inspire. Pour ce qui est du Père de Foucauld, sa spiritualité de l’imitation s’appuie essentiellement sur la « vie cachée » de Jésus qui n’est pas considérée comme un simple prologue à son ministère public, suivi très rapidement par sa Passion, mais comme ce long temps d’enfouissement dans le quotidien et sa pauvreté où commence à se réaliser la révélation et la rédemption. La conclusion de cet ouvrage très riche qui situe le parcours de Charles de Foucauld parmi les grands mystiques reconnaît que « sa théologie n’est pas celle d’un mystique au sens premier et fort du terme » (329), mais n’en tire pas vraiment les conséquences quant à la nouveauté de sa spiritualité et de ce qu’on peut appeler « christologie » (à condition de préciser ce terme qui a tendance à s’élargir de plus en plus).
5122. Faisons mention, dans le même ordre de travaux, de l’ouvrage de Jean Lecuit sur la christologie du Père Joseph Wresinski, fondateur du mouvement ATD Quart Monde, qui a initié ceux qu’il fréquentait à lire l’Évangile « à partir des plus pauvres ». Si ceux-ci ne sont pas seulement les bénéficiaires de l’Évangile mais les premiers à l’annoncer (!), l’identification entre ceux qui l’annoncent et ceux qui en bénéficient s’accomplit dans la personne même du Christ : c’est parce qu’il s’est fait misérable – Jésus misérable identifié aux pauvres – qu’il a pu bénéficier du salut qu’il leur annonçait.
5223. Les textes réunis par Astérios Argyriou sous le titre de Chemins de la christologie orthodoxe nous ramènent sur le terrain de la christologie « classique » qui s’appuie principalement sur les affirmations dogmatiques des grands conciles christologiques et trinitaires du premier millénaire et sur les commentaires que les Pères de l’Église leur ont apportés, encore que la vie liturgique paraît comme le lieu par excellence de l’intelligence de la foi. Les études émanent d’auteurs appartenant aux divers grands centres orthodoxes de théologie, tant des pays de tradition orthodoxe que de l’« orthodoxie de la diaspora ». Quelques grandes signatures honorent cet ensemble comme celle de Vladimir Lossky (+) avec un texte très instructif sur la vision de Dieu en lien avec le mystère de la transfiguration (« Voir Dieu « face à face » selon la tradition patristique de Byzance ») ou celle de Nicolas Berdiaev (+) sur « Christ de l’Orient, Christ de l’Occident », tous les deux écrits dans un esprit œcuménique qui veut dépasser les préjugés mutuels. Des évolutions intéressantes se manifestent, en effet, dans ce volume, par exemple dans l’article de Jean Karavidopoulos de l’université de Thessalonique sur le « Jésus de l’histoire » dans la perspective orthodoxe, ou encore dans l’étude lucide et courageuse de Grégoire Papathomas de l’Institut Saint-Serge qui, dans la trace du Canon 28 de Chalcédoine, s’interroge sur la multiplication des juridictions « ethno-ecclésiales », considérée comme dérive symétrique de ce qu’il appelle la « coterritorialité confessionnelle ritualiste des chrétiens d’Occident. En dépit de quelques coups de griffe portés ici ou là, l’ouvrage servira la connaissance mutuelle et la cause de l’œcuménisme, telle qu’elle a été fixée dans Unitatis redintegratio, Nos 14-18.
5324. La mariologie étant sans signification en dehors de la christologie, nous terminons cette partie du Bulletin avec deux contributions historiques dans ce domaine. Les deux volumes des études mariales, Bulletin de la Société Française d’Études Mariales, analysent la postérité liturgique, spirituelle, littéraire, iconographique des Écrits apocryphes chrétiens.
5425. Tout autant historique dans sa méthode, l’ouvrage de Dominique Cerbelaud sur Marie situe l’élaboration du dogme marial sur l’horizon de la piété chrétienne en s’interrogeant sur le « non-dit », voire « l’impensé » du discours dogmatique (10). Après avoir balayé rapidement les textes du Nouveau Testament, avec un premier excursus sur l’affirmation de la conception virginale de Marie, l’auteur retrace en détail l’évolution doctrinale vers l’affirmation de la triple virginité de Marie (ante, post partum et in partu), acquise à partir du ve siècle. Cerbelaud est particulièrement attentif au processus midrashique qui se met en place et ce qu’il appelle l’« l’orthodoxisation » d’éléments adventices ou dissidents. Il développe ensuite sa thèse qui consiste à « abandonner l’idée d’un “dogme d’Éphèse” » (9) : « Lors de la séance du 11 juillet, au cours de laquelle les légats romains entérinent rétrospectivement les décisions du 22 juin, on ne trouve pas la moindre trace d’un débat de ce genre… et moins encore de quelque “définition dogmatique” que ce soit ! Il faut donc en finir avec la mention récurrente d’un “dogme d’Éphèse” : au cours de l’assemblée de 431, Marie n’a en aucune façon été définie comme théotokos… » (93 sv). L’important chapitre qui suit, sur « l’entrelacs de la doctrine et de la piété », couvre la longue période entre Éphèse et l’époque moderne avec, en particulier, un excursus significatif sur « le transfert sur Marie de traits propres aux hypostases trinitaires » (128-132). Les dogmes de l’Immaculée conception (1854) et de l’Assomption (1950) sont ensuite situés dans « le système dogmatique » catholique, sur la base du dogme tridentin du péché originel et en lien avec le dogme de l’infaillibilité pontificale. L’auteur les évalue au sein du jeu d’opposition entre minimalisme et maximalisme, le concile Vatican II ayant marqué, « de l’avis général des théologiens catholiques, un sérieux coup d’arrêt au développement maximaliste de la mariologie » (215). Puisque Cerbelaud est particulièrement sensible à « l’aspect passionnel » du développement dogmatique, il se demande dès le début si l’inflation mariale dans le catholicisme ne joue pas pour une part le rôle d’une « défense antiprotestante » ; « et plus profondément encore, si le développement de la mariologie durant les premiers siècles de l’Église ne constitue pas une pièce maîtresse du vaste dispositif de l’antijudaïsme chrétien… » (10). Aussi termine-t-il son parcours par trois chapitres sur Marie dans le dialogue œcuménique, dans le dialogue interreligieux et, en lien avec des tendances féministes et la psychologie des profondeurs, sur Marie et le « féminin divin ». La conclusion reprend l’ensemble du parcours sous la forme de quelques thèses qui établissent une sorte de logique du développement mariologique.
55Savoir gré à Dominique Cerbelaud de s’être attaqué à un thème si complexe, vaste et hautement sensible, et de nous fournir un dossier historique relativement complet et bien synthétisé, ne nous empêche pas d’émettre quelques réserves sur des points de méthode et de fond. L’auteur s’interroge à juste titre sur les interactions entre le développement doctrinal de la mariologie et les motifs autres que doctrinaux qui ont joué un rôle moteur dans cette évolution. Avouons cependant notre gêne devant sa manière de relier l’histoire doctrinale de l’antiquité à ce qu’il appelle « le vaste dispositif de l’antijudaïsme chrétien ». Les recherches dont il a été question dans cette partie du Bulletin (et bien d’autres) montrent que le phénomène complexe de l’anti-judaïsme exige une approche beaucoup plus nuancée. Sous le prétexte qu’il s’agit de deux néologismes apparus au même moment, l’excursus 4 tente d’établir un lien entre l’affirmation de la vierge « déipare » et l’accusation des juifs « déicides » : « cantonner Marie au moment de l’enfantement, et les juifs à celui du meurtre, cela ne contribue pas peu… à déjudaïser la génitrice du Christ ! » (84). Cette affirmation qui parasite le développement sur le « dogme d’Éphèse » ne peut qu’étonner ; elle ne s’appuie pas sur une analyse historique digne de ce nom mais relève du préjugé « politiquement correct ». Par ailleurs, l’auteur ne définit à aucun moment le concept de « dogme », l’utilisant d’emblée dans son acception moderne qui remonte au xviiie siècle ; ce n’est donc pas étonnant qu’il n’en retrouve pas les éléments au « concile » d’Éphèse. N’aurait-il pas fallu analyser la naissance conflictuelle d’une normativité conciliaire, achevée grosso modo à Constantinople II (553), et aborder le fond du problème qui porte sur le lien entre le débat christologique de cette époque et l’affirmation de Marie théotokos ?
56Derrière ces difficultés d’ordre historique se profile la question de la méthode de l’auteur. « La théologie des profondeurs », appelée de ses vœux, aurait nécessité une réflexion épistémologique et philosophique. On ne voit pas quel rôle précis il fait jouer, dans sa reconstruction de l’histoire du « dogme », à ses considérations de type sociologique, psychologique ou autres du même genre. Redisons-le : il est normal qu’un certain nombre de facteurs comme la situation dans laquelle se trouve la chrétienté à tel moment de son histoire, sa manière de vivre et de s’identifier aux figures proposées par l’Écriture et à Marie, telle pratique, monacale par exemple, etc., jouent un rôle décisif dans l’élaboration et la réception du discours doctrinal (lex orandi – lex credendi) et qu’élaboration et réception « révèlent » en même temps des motivations plus ou moins éloignées du centre de la foi. Mais ce genre d’évaluation historique exige qu’on s’explique sur les critères de discernement.
57Or, l’affirmation de l’auteur selon laquelle « la conception virginale constitue l’articulus marologiae stantis et cadentis » (293) est un présupposé lourd de conséquence qu’il ne discute jamais. Il partage la logique du tout ou rien qui anime ce qu’il appelle « système » ou « réseau dogmatique » du catholicisme (297, thèse 9), quand il traite la question de la virginité ante, post partum et in partu avec le même esprit de système : « L’abandon de cet élément [il s’agit de la virginité in partu], écrit-il, risque fort d’affecter l’affirmation de la virginité ante partum » (68 ; de même 297 sv, thèse 10). Si, par contre, l’articulus stantis et cadentis est Jésus le Christ reçu comme Verbe fait chair, le « dogme marial » devient le signe, comme dit Karl Rahner, que le dogme christologique est pris réellement au sérieux. Quoi qu’il en soit de sa compréhension, c’est lui qui détermine l’interprétation et l’évaluation de tous les motifs du développement mariologique. De ce point de vue, la formule finale de l’auteur pour qui « la mariologie représente l’un des lieux de la dogmatique catholique où la « frontière » entre le créé et l’incréé, sur laquelle elle-même repose, tend continuellement à s’estomper, voire à s’effacer… » (299) est pour le moins ambiguë.
58Retenons, à la fin de cette partie (non exhaustive) sur la christologie dans l’histoire, quelques accents majeurs : un souci de plus en plus marqué de mettre en valeur le rapport des auteurs étudiés aux Écritures et de penser davantage l’enracinement spirituel de leur christologie (y compris de leur mariologie) dans la praxis chrétienne. Notons encore que la vision trop unilatéralement magistérielle de la christologie se trouve considérablement nuancée et surtout différenciée et pluralisée par l’intérêt grandissant pour les grandes figures de la tradition chrétienne. S’intéresser au Christ d’un tel ou d’une telle, c’est découvrir la fécondité des Écritures et la créativité des communautés et individus, sans oublier que notre rapport à ces figures est marqué par une perspective rigoureusement contemporaine : des thèmes comme la théologie de la croix, le retour du vocabulaire de la chair (Écriture et phénoménologie) ou encore l’attention à tel aspect de l’itinéraire de Jésus de Nazareth marquent cet intérêt qui sera davantage explicité dans ce qui suit.
III – Christologie systématique (26-51)
27. Helmut Hoping, Einführung in die Christologie, Darmstadt, Wissenschaft-liche Buchgesellschaft, 2004, 182 p.
28. Joseph Doré, Bernard Lauret, Joseph Schmitt, Christologie, « Initiations », Le Cerf, Paris, 2004, 321 p.
29. Paolo Gamberini, Questo Gesù (AT 2, 32). Pensare la singolarità de Gesù Cristo, Centro editoriale dehoniano, Bologna, 2005, 272 p.
30. Edmund Mulcahy, The cause of our Salvation. Soteriological Causality according to some Modern British Theologians – 1988-1998, Editrice Pontificia Università Gregoriana, Rome, 2007, 523 p.
31. Linus Ebekwe, The universality of Salvation in Jesus Christ in Thought of Karl Rahner. A Chronological and Systematic Investigation, Echter, Würzburg, 2006, 451 p.
32. Alyssa Lyra Pitstick, Light in Darkness. Hanz Urs von Balthasar and the Catholic Doctrine of Christ’s Descent into Hell, Wm. B. Eerdmans Publishing Co., Grand Rapids,2007, 458 p.
33. Peter Lüning, Der Mensch im Angesicht des Gekreuzigten. Untersuchungen zum Kreuzesverständnis von Erich Przywara, Karl Rahner, Jon Sobrino und Hans Urs von Balthasar, Aschendorff, Münster, 2007, 414. p.
34. Paul Tillich, Théologie systématique. III : L’existence et le Christ, Le Cerf – Labor et fides – Presses de l’Université Laval, Paris – Genève – Laval 2006, 288 p.
35. Adolphe Gesché, Dieu pour penser. VI. Le Christ, Le Cerf, Paris, 2001, 257 p.
36. Olegario González de Cardedal, Fundamentos de Cristología. I. El camino, Biblioteca de Autores Cristianos, Madrid, 2005, 761 p.
37. Olegario González de Cardedal, Fundamentos de Cristología. IL. El camino, Biblioteca de Autores Cristianos, Madrid, 2006, 1 002 p.
38. Christian Duquoc, L’unique Christ. La symphonie différée, Le Cerf, Paris, 2002, 262 p.
39. Christian Duquoc, Jésus, homme libre. Esquisse d’une christologie. Édition revue et augmentée, Le Cerf, Paris, 2003, p.
40. Fernando Susaeta Montoya, Las metáforas del don. La teología de Chr. Duquoc como presupuesto para una espiritualidad actual, Impresa Santos, Burgos, 2002, 375 p.
41. Vincenzo Battaglia – Carmelo Dotolo (dir.), Gesù Cristo, Figlio di Dio e Signore, Edizione Dehoniane, Bologna, 2004, 243 p.
42. Giuseppe Angelini et alii, Fede, ragione, narrazione. La figura di Gesù e la forma del racconto, Glossa, Milano, 2006, 254 p.
43. Alain Gignac et Anne Fortin (dir.), « Christ est mort pour nous ». Études sémiotiques, féministes et sotériologiques en l’honneur d’Olivette Genest, Médiaspaul, Montréal, 2005, 549 p.
44. Francine Bigaouette, Le cri de déréliction de Jésus en croix. Densité existentielle et salvifique, « Cogitatio fidei » n° 236, Le Cerf, Paris, 2004, 496 p.
45. François-Xavier Durrwell, La mort du Fils, Le Cerf, Paris, 2006, 190 p.
46. Andrés Torres Queiruga, Repensar la resurrección. La differencia cristiana en la continuidad de las religiones y de la cultura, Madrid, Editorial Trotta, 2005, 374 p. (trad. italienne, EDB, Bologna, 2007, 366 p.).
47. François Durand, La chair ressuscitée. Dire aujourd’hui la résurrection de la chair, Profac, Lyon, 2004, 141 p.
48. Jean-Bertrand Madragule Badi, Inkarnation in der Perspektive des jüdisch-christlichen Dialogs, Ferdinand Schöningh, Paderborn, 2006, 306 p.
49. Maurice Borrmans, Jésus et les musulmans d’aujourd’hui. Édition revue et mise à jour, « Jésus et Jésus Christ » N° 69, Desclée, Paris, 2005, 315 p.
50. Mariasusai Dhavamony s.j., Jesus Christ in the understanding of world religions, Editrice Pontificia Università Gregoriana, Rome, 2004, 332 p.
51. Michael Stickelbroeck, Christologie im Horizon der Seinsfrage. Über die epistemologischen und metaphysischen Voraussetzungen des Bekenntnisses zur universalen Heilsmittlerschaft Jesu Christi, « Münchener Theologische Studien » II/59, St. Ottilien, Eosverlag, 2002, 713 p.
59Nous commencerons par passer en revue quelques bilans ou ouvrages d’initiation à la christologie, avant de nous arrêter à des thèses sur les « classiques » du xxe siècle, en particulier dans le domaine de la sotériologie, et à quelques grandes synthèses systématiques dues à des théologiens contemporains. Nous présenterons ensuite quelques études de méthodologie, des travaux sur le mystère de la mort et de la résurrection et, pour finir, des approches du Christ dans une perspective comparatiste ou interreligieuse qui mettent la christologie devant des options ultimes.
6026. Le 90e volume de la collection « Jésus et Jésus Christ » offre au lecteur un remarquable état de la christologie contemporaine. Jean-Louis Souletie en explore les grands chantiers en proposant une vision à la fois complète et organisée selon un point de vue qui fait voir en même temps des chantiers encore inexplorés. La première partie commence par dresser un bilan des styles de christologies contemporaines qui accentuent plus ou moins l’un ou l’autre aspect du discours sur le Christ (historique, sotériologique, narratif et systématique) ; elle aborde ensuite la difficile question du point de départ : au-delà des paradigmes de la théologie dialectique et de la théologie rahnérienne, Souletie opte ici pour une théologie politique qui tente de « penser les ressources propres que procure la foi pour contribuer à l’invention d’un nouvel art de vivre » (71). Sur la base de cet intérêt fondamental, la deuxième partie propose un bilan des christologies de la Résurrection autour du problème central qu’est le rapport entre histoire et vérité et la place à donner à la vie de Jésus. Derrière l’âpreté des débats sur la question du Jésus historique se profile en fait une autre grande problématique qu’est le tournant anthropologique qui dépasse le cadre de la christologie pour toucher toute la théologie chrétienne ; Souletie en traite dans la troisième partie. L’impensé dans le dialogue interreligieux et les impasses de l’alternative inclusivisme/exclusivisme sont à la base d’une christologie systématique du salut qui occupe la quatrième partie, la plus originale du parcours. C’est ici qu’on retrouve le « devenir sujet devant Dieu » comme principe d’une christologie qui, au-delà des intuitions et travaux fragmentaires de Metz, tente d’intégrer, de manière critique, tout l’acquis de la christologie contemporaine : « Altérité, temporalité et universalité sont, selon Souletie, les grandes composantes de la construction du sujet que les théologies fondamentales pratiques ont à éclairer pour exprimer la foi chrétienne dans les conditions de la crise actuelle des cultures. Ce travail reste à faire » (247).
61Que l’auteur soit remercié pour ce parcours très informatif et bien problématisé qui donne réellement à penser et y invite le lecteur avec beaucoup de finesse pédagogique ; qualité nullement négligeable à une époque où il est devenu difficile d’initier, en peu de temps, des étudiants de niveaux et de cultures si divers à une discipline aussi complexe que la christologie.
6227. Honorons en passant la nouvelle édition de la partie christologique de la célèbre Initiation à la pratique de la théologie (3 éd. 1988), avec les trois contributions majeures et toujours inspirantes de Joseph Schmitt sur la genèse de la christologie apostolique, de Joseph Doré sur les christologies patristiques et conciliaires et de Bernard Lauret sur la christologie dogmatique.
6328. L’introduction à la christologie de Helmut Hopping, cours donné à Lucerne et à Fribourg/Brisgau peut être comparé aux « chantiers » de Jean-Louis Souletie. L’auteur commence par dresser un bilan des christologies contemporaines, en partant du débat sur le statut mythologique du message chrétien ; il distingue ici des « programmes » qui consistent à exiger explicitement une révision de la christologie traditionnelle (christologie de l’Incarnation comme mythe, reproche de l’antijudaïsme, désabsolutisation pluraliste de la christologie, critique féministe de la christologie du Fils, christologie comme fonction de la sotériologie, refus d’une christologie centrée sur la croix) et des conceptions qui tentent de réinterpréter la christologie ancienne, tout en critiquant tel ou tel point précis (on y retrouve grosso modo les paradigmes repris par Souletie dans les « chantiers »). Le deuxième chapitre développe les fondements bibliques de la confession du Christ, le troisième la confession christologique de l’Église ancienne ainsi que certains aspects de sa sotériologie. Le quatrième chapitre poursuit ce parcours historique en rendant compte des grandes évolutions christologiques de l’Occident, allant du Moyen Age par Luther jusqu’aux débats de l’époque des Lumières et aux christologies de Lessing, Kant et Hegel. Le dernier chapitre enfin propose une herméneutique de la christologie dans une relation positive par rapport à Israël. Hopping discute ici les différents modèles de rapport entre Israël et l’Église (modèle de substitution, modèle de participation ou théologie de l’unique alliance, modèle d’appartenance mutuelle dans une perspective christologique et eschatologique), avant d’ouvrir quelques pistes de réflexions systématiques en lien avec la tradition ancienne (Incarnation et Trinité), tout en tenant compte des possibles malentendus et ambiguïtés christologiques au sein d’une solidarité judéo-chrétienne maintenue.
64L’ouvrage est bien enraciné dans le débat allemand (même si Lévinas et Lyotard sont cités) : il fait davantage de place à des christologies en rupture avec la tradition, tout en les discutant de manière équilibrée (par exemple en s’opposant à la fois à l’exclusivisme et au pluralisme radical) ; la tentative de penser le Christ en relation avec une théologie d’Israël respectueuse de son auto-interprétation comme peuple de Dieu est des plus stimulantes. Puisqu’il s’agit d’une introduction, le parcours reste à un niveau informatif, sans s’avancer aussi loin que l’ouvrage de Souletie sur le terrain d’une argumentation controversée et spéculative.
6529. Le manuel de christologie de Paolog Gamberini adopte un tout un autre style d’initiation que les ouvrages analogues de culture française et allemande. Sous le titre suggestif Ce Jésus (Ac 2, 32), le professeur de théologie dogmatique à la Faculté de théologie de l’Italie méridionale (Naples, Saint-Louis) propose vingt thèses pour penser la singularité de Jésus-Christ. Très bien documenté (l’Italie n’a cessé de traduire les grands auteurs allemand, français et anglophones) et accompagné d’une série de questions récapitulatives, ce parcours peut très bien servir à l’étude personnelle. Les thèses ou chapitres sont regroupés en trois parties dont les proportions sont significatives. Un premier groupe de thèses (I-XI) porte sur la recherche du Jésus historique, considérée (à la suite du document de la Commission biblique pontificale sur Bible et christologie de 1984) comme présupposé de la christologie, le fondement étant fourni par la Résurrection (la thèse IX, les thèses X et XI abordant les thèmes classiques des « titres », de la conscience divine et messianique, de la signification que Jésus donnait à sa mort, de sa foi). Un deuxième groupe (thèses XII-XIV) relit le développement conciliaire et dogmatique de la christologie, tandis qu’un dernier ensemble (thèses XV-XX) explicite en particulier la dimension sotériologique de la communicatio idiomatum dans la théologie occidentale jusqu’à Hegel et Barth, la dimension ontologique de l’union hypostatique et le fondement trinitaire de l’Incarnation.
66Enracinée dans l’histoire et le texte du Nouveau Testament, cette christologie s’unifie aisément à partir d’une ontologie de la relation, fondée dans une phénoménologie des rencontres évangéliques de Jésus (thèse VI, 99-112). Il s’agit d’un parcours d’initiation qui passe par le commentaire détaillé des thèses, sans que certaines articulations (histoire et vérité, phénoménologie et ontologie, etc.) soient toujours problématisées.
6730. Après avoir traversé ces quelques « chantiers » ou introductions à la christologie, nous nous arrêtons à une sélection de quatre travaux sur des auteurs contemporains, autour d’un point de doctrine apparemment en difficulté aujourd’hui : la sotériologie. L’excellente thèse du Spiritain Eamonn Mulcahy sur la cause de notre rédemption, soutenue en 2004 à la Grégorienne, semble à première vue restreindre beaucoup le terrain d’enquête quand elle analyse la causalité sotériologique chez quelques théologiens britanniques entre 1988 et 1998. Mais avant de présenter de manière très détaillée et précise quatre théologiens (chap. I à IV), issus de traditions ecclésiales différentes, et leur sotériologie – The actualité of Atonement (1988) de Collin Gunton, Past Event and Present Salvation (1989) de Paul Fiddes, Incarnation and Atonement (1991) de Vernon White et The Shape of Soteriology (1992) de John McIntyre –, l’auteur situe cette recherche trop peu connue en Europe et aux États-Unis par rapport à l’intérêt majeur de la théologie britannique pour le thème sotériologique de « l’expiation » (atonement) tout au long du xixe et du xxe siècle, excepté l’étonnant silence des années soixante-dix et quatre-vingt. Les chapitres V et VI procèdent à une évaluation critique de ces contributions autour de trois métaphores clé, sacrifice, justice et victoire, avant de mettre ce résultat en dialogue avec les œuvres de trois théologiens catholiques, Karl Rahner, Jon Sobrino et Bernard Sesboüé. L’ouvrage représente donc un intérêt œcuménique certain : les auteurs étudiés auraient gagné à s’enraciner davantage dans leur propre tradition théologique, tout en discutant plus intensément avec la théologie catholique contemporaine. Par ailleurs l’acquis de la thèse au plan sotériologique n’est pas du tout négligeable. Gunton et Fiddes militent pour une sotériologie plus pneumatologique et Fiddes et McIntyre pour une prise en compte de l’extrême variété des modèles bibliques ; tous sont sensibles à la limite essentielle de la théologie classique qui consiste à concentrer le salut sur le « point mathématique » de la souffrance et de la mort du Christ, au lieu de considérer l’ensemble de sa vie, de son ministère et de son « passage » par la mort comme salvifique. La résurrection et la visée du Règne de Dieu devraient jouer un rôle plus important ainsi que le rapport du salut à la création, pour établir une sotériologie plus relationnelle qui déplace l’idée de « causalité salvifique » du cadre classique de l’efficience vers le symbolique et le sacramentel.
6831. Présentée à la Faculté de théologie de l’Université de Bonn, la thèse de Linus Ibekwe sur l’universalité de la rédemption en Jésus Christ dans la pensée de Karl Rahner (re)présente plusieurs particularités. L’ouvrage se veut à la fois chronologique et systématique. Les trois premiers chapitres adoptent la périodisation déjà mise en œuvre par Évelyne Maurice dans La christologie de Karl Rahner (« Jésus et Jésus-Christ » 65) mais procèdent pour chacune des trois périodes (1933-1953, 1954-1968 et 1969-1984) plutôt de manière thématique ; ce qui n’évite pas toujours des répétitions, et cela d’autant plus que les cinq chapitres systématiques reprennent nécessairement les thèmes de la première partie : le Christ comme réponse à la question sur le sens de l’existence humaine, toute grâce est grâce de Jésus-Christ, la relation entre le Christ et l’Église, la relation entre l’Église et les non-chrétiens et, enfin, la relation entre le christianisme et les religions non-chrétiennes. L’évaluation finale énumère les avancées décisives de la christologie rahnérienne et reprend quelques critiques déjà émises par d’autres. Mais l’auteur a raison d’insister, pour finir, sur la grande cohérence de la pensée de son auteur, difficile à prendre en défaut, et sur l’équilibre interne de sa position qui réconcilie des oppositions apparemment irréconciliables entre le visible et l’invisible, le sensible et le supra-sensible, le concret et le transcendantal, la nature et la grâce, la vue et l’ouïe, l’homme et Dieu. Outre la lecture détaillée de l’ensemble de l’œuvre de Rahner, c’est sans doute le processus de réception de sa pensée par un théologien africain qui est l’intérêt majeur de cette thèse (cf. surtout 256 sv et 427 sv) : partant des polarisations entre christianisme catholique (avec son insistance sur les sacrements) et christianisme protestant (avec son accentuation de la Parole), entre « l’Église synoptique et paulinienne » de l’Occident et « l’Église johannique » de l’Orient, l’auteur se demande comment l’Église d’Afrique peut se situer ; il suggère alors que la théologie « œcuménique » et « universaliste » de Rahner lui permettrait d’entrer dans un processus d’apprentissage, capable de gérer ses propres déséquilibres et unilatéralismes.
6932. Soutenue à l’Angelicum, la thèse d’Alyssa Lyra Pitstick sur Hans Urs von Balthasar et la doctrine catholique de la descente aux enfers se concentre sur un point très particulier de la théologie de la rédemption. L’auteure montre dans une première partie, l’attestation constante de cette doctrine jusqu’au milieu du xxe siècle et sa signification, à savoir (1) qu’uni en son âme à sa personne divine, Christ descend uniquement dans les limbes des pères, (2) que son pouvoir et son autorité ont été fait connaître dans l’enfer, (3) qu’il a accompli ainsi le double but de sa descente qui est de libérer les justes et de proclamer son pouvoir, et enfin (4) que sa descente a été glorieuse, qu’il n’a donc pas été touché par les souffrances de l’enfer. Depuis le troisième quart du xxe siècle, cette doctrine est soit ignorée, soit réinterprétée à partir de la mort du Christ, dans le sens du tournant anthropologique de la théologie moderne. Or, Hans Urs von Balthasar fait ici exception. Dans la deuxième partie de son ouvrage, Pitstick analyse sa position (qui n’a quasiment pas varié), en montrant comment le théologien bâlois relie la doctrine de la Descente non seulement à la mort du Christ mais à sa kénose en changeant le principe patristique « ce qui n’est pas assumé n’est pas sauvé » en « ce qui n’est pas enduré n’est pas sauvé » et en abandonnant explicitement le premier et le quatrième point de la doctrine traditionnelle. Elle situe ensuite l’interprétation balthasarienne de la Descente dans sa théologie trinitaire (3 chapitres !) et montre en quoi cette doctrine est absolument centrale dans sa pensée. D’où l’énigme abordée dans la dernière partie de l’ouvrage : comment quelqu’un qui se veut théologien catholique, qui en indique lui-même les conditions (345 sv) et qui connaît la tradition, peut-il abandonner celle-ci sur un point qu’il juge lui-même essentiel ? Et comment se fait-il que ce point n’ait pas encore été abordé de front par la recherche ? Outre un certain nombre de critiques substantielles concernant la christologie et la théologie trinitaire de Balthasar, Alyssa Lyra Pitstick avance, peut-être un peu brutalement, des arguments contre l’orthodoxie de son interprétation « tragique » de la Descente, d’après elle contraire au message de vie du Nouveau Testament (Mt 10,39 et Jn 10,10). Son jugement peut être discuté ; mais il faut lui savoir gré d’avoir instruit le dossier ; seul moyen de libérer la théologie de Balthasar de la fascination qu’elle continue à exercer.
7033. Dans un même ordre d’idées, la thèse d’habilitation de Peter Lüning, présentée en 2006, devant la Faculté de théologie de Münster en Westphalie, sur l’homme face au Crucifié conduit à dépasser le face-à-face souvent passionnel entre Balthasar et Rahner. Ses recherches sur la compréhension de la croix chez Erich Przywara, Karl Rahner, Jon Sobrino et Hans Urs von Balthasar établissent un lien intime entre la matrice théologique que sont les Exercices spirituels d’Ignace de Loyola et la place que la croix occupe chez lui et chez ces quatre théologiens jésuites (ou anciennement jésuite, pour ce qui est de Balthasar) du xxe siècle. L’idée est d’expliquer à la fois la fécondité du livret d’Ignace (cf. surtout 10-26 et 358-361) et de donner du profil à chacune de ces théologies, tout en dégageant une forme commune qui permet de les caractériser comme ignatiennes. Avant de proposer une vision synoptique et critique de la pensée des quatre auteurs, chacun est traité pour lui-même : l’universelle signification théologico-sotériologique de la croix chez Ignace trouve dans l’analogie de Przywara (chap. I), dans la conception transcendantale et existentiale de Rahner (chp. 2), dans la martyrologie de Sobrino (chap. III) et dans la vision trinitaire de Balthasar (chap. 4) une expression plurielle et inculturée. Dans le dernier chapitre, Lüning n’hésite pas à comparer les auteurs et à les critiquer en relevant chez tel ou tel (notamment chez Przywara et Balthasar) des incohérences. Sa critique s’appuie sur une distinction opérante : la « théologie de la croix » peut avoir un sens matériel ou particulier (Theologie des Kreuzes) ; elle peut aussi, comme chez Luther, devenir principe formel de toute la théologie (Kreuzestheologie). Puisqu’en dernière instance, les Exercices ne proposent pas la croix elle-même à l’élection (selon la thèse de Stefan Kiechle, 1996) mais plutôt la volonté toujours plus grande du Dieu qui s’est manifestée dans le Crucifié, la théologie qui se déploie dans leurs traces n’est pas sommée d’être une théologie matérielle de la croix au sens étroit du terme. Mais toute théologie doit se laisser mesurer, selon Rahner, à l’aune d’une théologie critique de la croix (au sens formel du terme) : ce qui veut dire que tout discours sur Dieu et sur le monde doit pouvoir être reconduit vers une perspective auto-critique qui reste ouvert au Dieu toujours plus grand en recherche de sa figure économique et salvifique (382).
71Très exigeante dans sa forme spéculative, cette étude synoptique de toute une tradition théologique a l’énorme mérite d’introduire une critériologie proprement théologique qui tient compte de paramètres à la fois spirituels, philosophiques et contextuels. Elle n’évite pas toujours l’abstraction ; le rapport entre spiritualité et théologie est verbalisé mais le caractère proprement processuel de l’itinéraire ignatien dans les Exercices n’est pas vraiment pris en compte. Il aurait permis d’affiner la critériologie et de profiler certaines critiques.
7234. Signalons, en passant, la parution en 2006 de la traduction française de la partie centrale de la théologie systématique de Paul Tillich sur l’existence et le Christ (1951), approche rigoureusement sotériologique menée selon la célèbre « corrélation » qui trouve ici, dans la relation entre l’aliénation humaine et la révélation du pardon en Christ, son ultime fondement.
7335. Avec le sixième volume de la « petite dogmatique » d’Adolphe Gesché (pour ce qui est des volumes I à V., cf. notre compte rendu dans RSR 85 (1997), 486-493), nous entrons dans la série des synthèses contemporaines. Comme les volumes précédents, Dieu pour penser le Christ s’inscrit dans une conception culturelle de la théologie : « La théologie, prise ici simplement comme science humaine parmi d’autres, propose de penser avec Dieu, dans la conviction qu’une pensée en excès peut être bénéfique. […] Or, incontestablement, la christologie a représenté et constitué une immense aventure intellectuelle et spirituelle qui a marqué l’Occident » (12). Comme il est impossible de comprendre l’Occident et son anthropologie sans prendre en compte la « folle idée de l’Incarnation » aussi peut-on avancer que « la figure théologique du Christ est de taille à affronter à égalité d’autres théories sur l’homme » (13) ; à condition cependant de rejoindre un « degré minimal » qui consiste à mettre entre parenthèse ce que nous croyons savoir pour permettre une indispensable refondation. Pour ce faire, Gesché s’interroge dans un premier chapitre sur la place du Christ dans la foi chrétienne : s’il est au centre du message chrétien, il n’en est pas le centre » (21). Ce qui ressort avec davantage de force encore dans le deuxième chapitre sur le Jésus de l’histoire et le Christ de la foi où, s’appuyant sur les nouvelles théories littéraires du récit, l’auteur distingue « l’identité historique » (la question du Jésus historique), son « identité dogmatique » et son « identité narrative », cette dernière étant le « lieu » où s’établit, à partir du croyant, le lien entre les deux premières figures, entre ce qui est vu et ce qui est cru. C’est dans ce cadre « expérimental » que sont abordées les deux questions clés de la Résurrection (chap. 3) et de la filiation divine de Jésus (chap. 4). Dans le dernier chapitre, le lecteur est reconduit vers la question de Dieu (un « penser avec Dieu ») qui oriente l’ensemble de cette dogmatique : une fois de plus, Gesché renverse les perspectives habituelles à la manière d’un Karl Barth et d’un Eberhard Jüngel et se demande, en partant d’une tradition théologique qui dit l’homme capable de Dieu (homo capax Dei), s’il ne faut pas aussi parler (et ce « aussi » est catholique) d’un Dieu capable de l’homme (Deus capax hominis).
74Cette approche qui reprend de manière originale et dans un style très accessible les grands acquis de la christologie contemporaine est suivie d’un septième volume qui porte le titre inattendu Dieu pour penser le sens, paru en 2003, l’année de la mort du professeur de Louvain, laissant malheureusement sa dogmatique inachevée (le septième volume annonce un huitième sur la foi). Le dernier volume sur le sens (ainsi que le début d’une nouvelle série : Pensées pour penser) permet de mieux saisir l’unité épistémologique de la théologie de Gesché et son rapport à la constellation contemporaine du pensable (cf. notre question dans RSR 85 [1997], 493). On peut regretter quelque peu que, dans une dogmatique où le concept de création joue un rôle structurant, le lien entre ce thème et Jésus Christ – au centre sans être le centre – ne soit pas davantage pensé.
7536. 37. Olegario Gonzáles de Cardedal, professeur à l’Université pontificale de Salamanque, nous offre, en 2005 et 2006, deux volumes monumentaux sur les fondements de la christologie, après avoir déjà publié en 1993 un Jésus de Nazareth et une christologie en 2001. Comme l’indique son sous-titre Le chemin, le premier des deux volumes recensés ici représente essentiellement une méthodologie qui reprend à nouveaux frais les questions classiques de la théologie fondamentale concernant le Christ : de l’exposé des principes et présupposés (I), le lecteur est rapidement conduit vers l’événement de Jésus de Nazareth (II) et vers la contestation de la synthèse classique par la question du Jésus historique (III) ; la tentative de refondation passe alors par le concept de Révélation et l’établissement de la crédibilité du Christ révélateur de Dieu (IV), qui conduit à son tour vers l’intelligence de la foi en Christ (V), une réflexion sur la structure du traité de christologie (VI), une présentation de la christologie contemporaine (VII) et son rapport au contexte du pluralisme culturel (VIII). Les deux derniers chapitres traitent respectivement du Christ dans l’expérience chrétienne qui conjugue l’histoire et le(s) mystère(s) de la vie de Jésus (IX) et de la « logique de la foi en Christ » (X). Le deuxième volume qui porte le titre Limite et mystère aborde plus directement le contenu de la foi en montrant comment l’Église a répondu de sa foi en Christ ; la construction est originale : après une reprise des acquis du premier volume (I et II), une première partie (III à VII), intitulée Histoire du salut, situe l’existence du Christ dans un jeu de relations (son Père, les hommes, l’être, l’univers et l’histoire, l’Église et l’individu, le mal). Dès lors une deuxième partie peut se concentrer sur le Christ comme personne du salut (VIII à XIV avec une reprise de toute l’histoire de la christologie), avant qu’une dernière partie, Présence du salut (XV à XVI), aborde brièvement l’œuvre du salut du Christ, étant suivie par un chapitre récapitulatif sur l’histoire de Jésus et l’être de Dieu (XVII).
76La christologie de ce théologien espagnol malheureusement trop peu connu en France suscite admiration en raison de la très vaste culture philosophique et théologique dont elle témoigne et de la puissante architecture qui la porte. Comme l’indique l’auteur à la fin du Prologue de son deuxième volume, le style de son parcours est plutôt circulaire, « mémoratif » et réflexif (comme celui de Saint Jean et de Saint Jean de la Croix) ; ce qui n’évite pas toujours la répétition ou, au contraire, des raccourcis, notamment au plan argumentatif. Mais le lecteur en sort enrichi d’une quantité d’intuitions et d’une belle vision globale du mystère du Christ.
7738. 39. 40. A l’opposé de la synthèse de Gonzáles de Cardedal, la symphonie différée de Christian Duquoc part d’un diagnostic du moment présent qui met en difficulté la conviction fondamentale de l’Église, à savoir qu’un unique dessein de Dieu, signifié dans l’unique Christ, définit l’avenir du monde. Le christianisme actuel prend en effet acte de ses propres divisions, révise sa relation à Israël, accentue le dialogue interreligieux et s’interroge sur son lien à un univers démesuré et son rapport à une histoire dont le sens se révèle obscur. Ces politiques ecclésiales nouvelles d’ouverture interrogent l’unicité médiatrice et salvatrice du Christ. Dans les trois premières parties de son ouvrage, Duquoc visite donc ces champs que sont la déchirure entre le judaïsme et le christianisme (I), le pluralisme religieux (II) et le cosmos et l’histoire sans finalité (III) et il montre chaque fois comment ces « divisions » refluent sur l’interprétation de l’unicité du Christ.
78C’est la notion de « fragment » qui l’oriente, mais non pas au sens où un Balthasar contemple le « tout dans le fragment » (Das Ganze im Fragment). « Une autre voie s’ouvre, écrit l’auteur dans la quatrième partie qui argumente en faveur de son hypothèse : l’Esprit, d’une part, travaille à la maturation de chaque fragment en respectant son identité propre ; le Ressuscité, d’autre part, par son absence, évite l’intégration prématurée à l’institution qui le confesse ; par son retrait il laisse faire l’Esprit. Ainsi pourrait être envisagé le couple Babel-Pentecôte, non comme une opposition entre une dispersion et un rassemblement, mais comme la complémentarité entre la division permettant à l’histoire d’être humaine et la reconnaissance diversifiée, à l’intérieur même de ses frontières, d’une transcendance dont pour le Nouveau Testament le Ressuscité est le symbole réalisé ; il se retire pour ne pas détruire hâtivement les fruits positifs de Babel. La maîtrise du Christ consisterait non à réduire la distance signifiante entre Babel et Pentecôte, mais à la maintenir pour que l’histoire puisse se continuer sans buter sur une fin qu’elle n’aurait pas d’une certaine manière enfantée dans les divisions négatives et positives qui la constituent. Il faut que les compositions multiples et fragmentaires soient construites pour que la symphonie exécute avec équilibre et beauté l’unique partition finale » (240). Longuement commentée dans ce dernier chapitre, la métaphore de la « symphonie différée » (à distinguer d’une « symphonie inachevée ») implique la conscience ferme d’une ignorance, celle de Jésus même (Mc 13,32) : « l’Église n’institue pas la totalité espérée, elle est par vocation vouée à l’ignorer. L’agnosticisme sur l’avenir appartient à sa structure » (242). Une seule règle formelle peut garantir cette ouverture universelle sans contenu précis (agnosticisme sur l’avenir) : « que la recherche ou la défense de l’identité de leur propre identité ne portent pas atteinte au même mouvement dans les autres fragments » (240 sv).
79Duquoc prend ici nettement distance par rapport à la position d’un Rahner et de tous ceux qui comme ce grand théologien de Vatican II élaborent une théorie de l’appartenance anonyme à l’Église en raison du don de l’Esprit qui opère en chaque tradition, estimant « atténuer (ainsi) la force provocatrice de la question (cf. chap. I à III) en imaginant que chaque fragment tend structurellement vers cette unité et que la composition qu’il joue est intérieurement et mystérieusement accordée à la symphonie qui éclatera au dernier jour » (238 sv). C’est ce que l’auteur refuse parce cette interprétation n’honore pas la singularité ou l’originalité des différentes traditions, parce qu’elle désapproprie le fragment de la séparation qu’il entretient pour assurer son identité. Duquoc pense donc que l’examen de la distance entre la confession de la Seigneurie du Ressuscité et les divisions historiques conduit soit vers un déni de cette réalité, soit vers une réévaluation de la conviction chrétienne. Il tient par ailleurs à préciser que sa réévaluation n’annule pas la mission de l’Église mais souligne son caractère original : elle doit articuler concrètement la singularité de son expérience christique (dont elle a à rendre témoignage) à un renoncement à ne pas avoir le dernier mot sur l’harmonie pourtant espérée des fragments divisés (247 sv).
80La radicalité du diagnostic que Christian Duquoc introduit dans le champ de la christologie clarifie grandement le questionnement ; c’est un bénéfice non négligeable à enregistrer. Étant d’accord avec lui quand il attire l’attention sur notre ignorance au sujet de la fin et de sa figure – absence où se loge la métaphorique (celle par exemple de la « symphonie différée », mais celle aussi de l’Apocalypse de Jean dont Duquoc ne parle guère) –, nous restons gênés par ce que nous éprouvons comme une certaine abstraction ou par la globalité du propos. Certes, « l’environnement des fragments […] engendre interdépendance et échange » (247) ; mais toute la question est de savoir si le témoignage de Jésus le Christ n’induit pas une manière unique – messianique – de s’inscrire dans cette interdépendance et dans cet échange. Certes, « l’Esprit travaille à la maturation de chaque fragment » (240) ; mais cette maturation n’implique-t-elle pas une conversion qui est sans doute plus radicale encore que la capacité de « ne pas porter atteinte au même mouvement dans les autres fragments » (240). Peut-on ignorer la présence de forces mortifères et aliénantes dans tous les fragments, à discerner et à dénoncer en fonction d’une éthique qui, au gré de toutes sortes de crimes contre « l’humanité », commence à s’universaliser ?
81Dans une note à la fin de l’introduction, Duquoc établit la différence de son propos avec les deux volumes de sa toute première christologie de 1968 et de 1972. Les défis pris alors en compte provenaient soit de la lecture critique de la Bible, soit de la déconstruction philosophique ; désormais les christologies se heurtent à une question plus radicale parce que plus historique : le caractère central du Christ (25). Aussi est-il heureux que l’auteur ait réédité, une fois de plus, son Esquisse d’une christologie de 1974, Jésus homme libre, sous une forme revue et augmentée. Dans une construction désormais classique (on va de l’événement de Pâques par un retour au Jésus de l’histoire vers l’expérience pascale et vers la question de la révélation de Dieu en Jésus Christ, homme libre qui rend libre), on trouve la même insistance critique et le refus d’enlever au Jésus historique sa pertinence théologique : « S’il est donc un résultat de ma recherche, conclut l’auteur, c’est que le titre de Christ (Messie) et les autres titres de majesté, qui risquent toujours d’être détournés de leur sens originel dans un but de conservatisme social et culturel, ne prennent une signification qu’en vertu de l’histoire concrète de Celui qui les a portés : Jésus de Nazareth, le condamné, vivant désormais de l’Esprit, en raison de sa lutte terrestre » (118).
82Nous reviendrons plus amplement à la théologie de Christian Duquoc dans la quatrième partie de notre Bulletin quand nous traiterons de son ouvrage sur Dieu partagé (2006). On l’aura compris, une nouvelle synthèse s’est dessinée ces dernières années, qui mérite d’être discutée et comparée avec celle d’un autre aîné, Joseph Moingt, dont les deuxième et troisième volumes de Dieu qui vient à l’homme (2005 et 2007) feront l’objet d’un prochain article. La fécondité de ces deux auteurs de renommée internationale se manifeste aussi dans les thèses qui leur sont déjà consacrées. Le travail de Fernando Susaeta Montoya, soutenu en 2001 à la Faculté de théologie de Burgos, est consacré à la théologie de Christian Duquoc comme présupposé d’une spiritualité contemporaine. Il retrace les évolutions de l’auteur, tout en mettant en lumière l’unité d’un chemin spirituel qui sous-tend toute la recherche théologique de celui qui, pendant de longues années, a été responsable de la rubrique « spiritualité » de la Revue internationale Concilium. Nous conseillons au lecteur la belle présentation de cette thèse écrite par Christian Duquoc lui-même ; elle résume en quelques paragraphes tout son itinéraire de théologien, marquée par l’expérience d’ouverture de Vatican II et, ensuite, par la marginalisation sociale du christianisme en Europe : « Assumer cette situation dans laquelle le doute habite la foi est l’une des tâches de la théologie : elle engendre une spiritualité moins innocente et moins naïve, plus proche de celle de Jésus affronté aux résistances de ses contemporains à ses paroles énigmatiques. »
8341. 42. Avant de présenter quelques études plus restreintes sur différents aspects du mystère pascal, signalons au lecteur deux collectifs, témoins de la recherche théologique en Italie. Dirigé par V. Battaglia de l’Antonianum et C. Dotolo de l’Urbaniana, le premier, Jésus Christ Fils de Dieu et Seigneur, est la reprise d’un des colloques de la Société italienne pour la recherche théologique (SIRT). Fondé en 1989, ce groupe interdisciplinaire « désire créer, à travers la présence conjointe de compétences plurielles, un style et un système de travail théologique » ; il publie une revue (Ricerche teologiche, Dehoniane) et une collection (Biblioteca di ricerche teologiche) dans laquelle paraît cet ensemble christologique. Sous le titre Foi, raison, narration, la Faculté de théologie de l’Italie du Nord nous offre les actes d’un colloque, tenu en 2006 à Milan, sur la figure de Jésus et la forme du récit. Parmi les innombrables travaux de théologie narrative (cf. aussi la christologie de A. Gesché, plus haut N° 35), ces quelques contributions (introduites par Pierangelo Sequeri) excellent par leur attention nouvelle au lien entre l’identité de Jésus et la forme de sa transmission, la narration exprimant bien l’intérêt « post-moderne » pour la modalité concrète (8) de la présence christique et chrétienne.
8443. Les Études sémiotiques, féministes et sotériologiques en l’honneur d’Olivette Genest peuvent trouver place à cet endroit de notre Bulletin parce que les travaux de cette grande chercheuse québécoise et les contributions réunies dans ce volume portent pour une bonne part sur l’affirmation de l’effet salvifique de la mort de Jésus : « Christ est mort pour nous ». Sans pouvoir entrer dans le débat sur la sémiotique et sur son rapport à l’exégèse critique, retenons l’apport propre d’Olivette Genest. Le corpus qu’elle a étudié révèle en effet huit acceptions parallèles pour interpréter la figure de la mort de Jésus, ce qui pose la question de la capacité de l’imaginaire de vivre dans une abondance de « références ». La « production de sens » autour de l’événement historique de la mort de Jésus constitue une entreprise de « théologisation », comme l’écrit Genest, mais notre christianisme pèche encore par simplification théologique devant la richesse des figurativisations de cette mort par les textes bibliques. D’autres études, comme celle de François Vouga, de François Bovon, etc. complètent de manière heureuse ce tableau dont la théologie aurait tort d’ignorer la richesse.
8544. La thèse de Francine Bigaouette, soutenue en 2000 à l’Université (de) Laval et publiée en 2004 dans « Cogitatio fidei » se situe sur le même terrain de la signification sotériologique de la mort de Jésus ; elle porte sur le cri de déréliction de Jésus en croix. L’originalité de ce travail consiste à s’affronter à la fois à l’histoire de l’interprétation de l’expérience de l’abandon et au texte biblique lui-même. Sur la base de l’histoire de la théologie de la rédemption depuis le xvie siècle et en référence au renouveau de la sotériologie autour des années 1960-1970, l’auteure analyse dans la première partie trois théologies de la croix, celle de Moltmann, de Jüngel et de Balthasar, qui interprètent l’abandon dans le sens d’une assomption par le Christ de la colère divine sur le péché de l’humanité, et trois autres, Jean Galot, François-Xavier Durrwell et Ghislain Lafon, qui s’opposent à ce type de lecture (chap. 1). Un examen critique de chacune des positions en fonction d’une critériologie précise (chap. 2) conduit vers une deuxième partie où l’auteure entre dans le récit de Marc et relit (s’appuyant beaucoup sur Lorraine Caza, Mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ?, Montréal 1989) les deux épisodes clé (chap. III et IV) que sont l’agonie de Jésus à Gethsémani (Mc 14,32-42) et le cri de déréliction de Jésus en croix (Mc 15,29-39 ; cf. les pages décisives 249-266), y ajoutant deux études complémentaires (chap. V et VI) : une sur le sens biblique de l’expiation et une autre sur quatre textes dont les deux premiers ont joué un rôle primordial dans la sotériologie depuis la Réforme et la Contre-Réforme, à savoir Ga 3,13 (« Le Christ devenu lui-même malédiction pour nous »), 2 Co 5,21 (« Celui qui n’a pas connu le péché, Dieu l’a fait péché »), 1 P 2,24 et Mc 10,45. A la suite de cet examen très minutieux, l’auteure est en mesure de « constater les sérieuses fragilités que comporte le recours à ces textes pour soutenir une interprétation de la déréliction de Jésus considérant celle-ci comme l’expression de son assomption substitutive du jugement de la colère divine ou encore pour concevoir sa mort comme la rançon payée à Dieu à notre place » (321).
86A l’instar de la confession du Centurion (Mc 15,39) et en maintenant avec l’ensemble de l’Évangile de Marc le critère fondamental de l’accès au cœur du Père, une troisième partie proprement réflexive aborde alors les deux aspects complémentaires que sont la densité existentielle et la densité salvifique du cri de déréliction de Jésus en croix. Pour ce qui est du premier versant (chap. VII), Francine Bigaouette distingue de manière heureuse les trois niveaux de la mort du Christ : comme tout être humain, il connaît l’impuissance et le vide angoissant de la mort (1) ; son expérience de la mort est toutefois hors du commun du fait qu’il meurt crucifié, injustement condamné (2), et surtout parce que sa mort, en laquelle s’accomplit son rejet par les humains, constitue l’apparente défaite définitive du Royaume de Dieu qu’il était venu instaurer en tant que Fils bien-aimé envoyé par le Père (3). Pour ce qui est de la densité salvifique du cri de Jésus, l’auteure s’appuie sur le lien intime entre le « Pourquoi » de Jésus en croix et le « il faut » de la première annonce de la Passion (Mc 8,31) : « En marchant vers la croix […], Jésus a suivi ses frères et sœurs jusqu’au fond de l’abîme ténébreux de leur incrédulité : celui de leur propre mise à mort eschatologique dans la mise à mort de Celui-là même qui est leur salut. Ainsi a-t-il pu conduire à son ultime manifestation la vérité de l’amour inconditionnel, absolu que son Père et lui portent à l’humanité, cette vérité étant celle-là même du Royaume. Ainsi a-t-il pu, dans l’événement même où les humains semblaient se séparer définitivement du Père en mettant à mort son Fils ainsi s’engager dans la mort eschatologique, retourner de l’intérieur le sens de cette mort en en faisant l’ultime actualisation de la reddition filiale de tout son être au Père et de son indéfectible solidarité avec les siens » (462).
87Saluons la rigueur méthodologique de cette approche qui (comme le travail de Lüning, (cf. N° 33) ose non seulement comparer de manière rigoureuse plusieurs sotériologies (les sortant ainsi de la fascination que certaines comme celle de Moltmann et de Balthasar risquent d’exercer aujourd’hui) mais les confronte aussi avec la matrice biblique, prise en toute sa complexité (tandis que Lüning avait choisi la référence des Exercices de saint Ignace). A ce respect méthodologique s’ajoute, dans l’ouvrage que nous venons de présenter, une grande force d’argumentation qui conduit l’auteure à établir une critériologie en accord avec le texte biblique, à l’appliquer avec respect et finesse aux sotériologies comparées dans la première partie et à élaborer, pour finir, une théologie de la croix dont il faut saluer l’équilibre doctrinal et l’enracinement existentiel. Ce qui ressort aussi de la conclusion qui reprend la question de la colère de Dieu dans le rayonnement de la Croix du Christ, qui réfléchit (à la suite de l’ouvrage de Bernard Sesboüé ; cf. N° 11) à la pertinence et à la non-pertinence du concept de substitution et qui médite sur le cri de Jésus en croix comme réponse du Père à nos cris.
8845. L’ouvrage posthume de François-Xavier Durrwell (décédé en 2005) sur la mort du Christ confirme en quelque sorte l’analyse que Francine Bigaouette consacre à cet auteur qui a joué un grand rôle dans le renouveau de la sotériologie catholique à partir de la théologie de la Résurrection. Ayant déjà consacré plusieurs recensions à son œuvre (cf. RSR 78 (1990), 265sv et 87 (1999), 594 sv), nous pouvons nous concentrer ici sur l’essentiel. Résumant l’ensemble de son parcours dans quatorze thèses, Durrwell écrit dans la thèse 4 : « Dans son infinie filialité, la mort de Jésus est sainte, comme Dieu lui-même est saint. Nul péché, soit personnel soit imputé par substitution, nulle dette de péché ou autre trace de péché ne ternit l’éclat de la divine mort filiale. Jésus n’était redevable de rien à l’égard d’une exigeante justice divine. Il m’a dit : « Un roi ne lève pas d’impôt sur ses propres enfants » (voir Mt 17,25 sv). L’unique devoir de Jésus est d’être lui-même, le Fils qui, en son obéissance, se laisse engendrer par le Père. « Tout est accompli » dans l’obéissance jusqu’à la mort. Les théologies qui de quelque manière entachent de péché la mort de Jésus sont des théologies de pénombre : elles mélangent la lumière et des ténèbres qui pourtant sont incompatibles (voir 1 Jn 1,5) » (181).
89Francine Bigaouette qui voit en Frarnçois-Xavier Durrwell un des principaux témoins du renouveau sotériologique du xxe siècle (30), reprend cependant, dans les deux pages critiques qu’elle lui consacre, le point central évoqué (en 2006) dans la thèse 4 : « En lien étroit avec l’accomplissement du mystère filial de Jésus advenant dans sa mort, n’y a-t-il pas une autre réalité advenant elle aussi à son accomplissement, celle de l’hostilité et du rejet qu’a rencontrés Jésus tout au long de son ministère ? Et dans cette perspective, le récit de la Croix ne nous inviterait-il pas à tenir compte de cette réalité en tant même qu’elle aurait affecté Jésus et sa manière de vivre la mort ? […] Mais alors, si la souffrance de Jésus qui s’exprime dans (son cri de déréliction) s’avère étroitement lié au rejet dont il a été victime, pourra-t-elle être entendue dans sa vérité sans que nous tenions compte de la présence active du péché s’exprimant dans ce rejet ? […] Est-il légitime que (Durrwell) écarte tout contact de Jésus avec le péché dans le mystère de sa passion ? […] Dès lors, le principe à partir duquel il interprète le cri de déréliction de Jésus, à savoir que « tout s’accomplit dans la relation du Fils à son Père », suffit-il pour rendre compte de la manière dont Jésus a vécu sa mort ? Ne doit-on pas accorder plus d’attention qu’il ne le fait à cet élément du récit évangélique que constitue l’hostilité qu’a rencontré le prédicateur galiléen pendant son ministère, hostilité ayant atteint son ultime expression dans sa crucifixion ? » (138sv). Ces question adressées à une pensée qui reste par ailleurs une référence sont pertinentes. Mais il faut bien se rendre compte qu’elles n’impliquent pas seulement une interprétation de l’ensemble du récit de la vie et de l’histoire de Jésus mais encore une prise de position par rapport à la « déchirure » entre le judaïsme et le christianisme, fermement soulignée par Christian Duquoc (cf. Nos 38-40). Sans doute une des difficultés de la sotériologie contemporaine est-elle de relier ces différentes perspectives à la fois historiques et théologiques.
9046. Après la grande synthèse de Hans Kessler sur la Résurrection de Jésus Christ dans une perspective biblique et de théologie fondamentale et systématique (Suchet den Lebenden nicht bei den Toten, 1995), celle d’Andrés Torres Queiruga, professeur de philosophie de la religion à l’Université de Santiago, remplit une fonction analogue dans la culture espagnole. L’ouvrage qui a été rapidement traduit en italien a pour objectif de repenser la Résurrection en pensant la différence chrétienne entre les religions et la culture. Le « nouvel équilibre » dont il rend compte relève d’une herméneutique rigoureusement théologique, globale et cohérente, se voulant à la frontière mobile entre soupçon et vigilance, foi et interprétation (chap. I). Après avoir retracé la genèse de la foi en la Résurrection en son contexte original (chap. II), l’auteur rend compte des débats contemporains, en particulier entre Kessler et Verweyen (cf. Hansjürgen Verweyen, Botschaft eines Toten ? Pustet 1997) sur la notion d’« agir eschatologique » de Dieu, tout en déplaçant la question vers le problème de la révélation de Dieu dans la Résurrection de Jésus (chap. III). Au cœur de l’ouvrage (chap. IV), il développe sa propre conception, fondée sur une « expérience non miraculeuse mais neuve et réelle » qui permet à la communauté naissante de continuer à s’engager avec Jésus (« la Résurrection de Jésus en personne ») en faveur de sa cause, dans une rupture par rapport au mythe, intervenue avec la crucifixion. La dernière partie du livre se situe du côté des récepteurs : elle aborde d’abord la résurrection avec le Christ (chap. V : question de la vérifiabilité, de l’interprétation et du rapport au mal) et ensuite le problème de la mort (chap. 6, avec quelques beaux passages sur la communion des saints et la célébration chrétienne des funérailles). Le chapitre conclusif témoigne à nouveau du bel équilibre de l’ensemble du parcours en « défendant » la « foi commune » dans la différence légitime des interprétations.
9147. Signalons le travail de François Durand sur la chair du Ressuscité. Répondant avec une belle rigueur au désir apostolique de dire aujourd’hui la résurrection de la chair, ce prêtre marqué par une formation scientifique s’inspire dans sa réflexion, de manière critique, d’ailleurs, de la phénoménologie de Michel Henry, complétée par celle de Jean-Luc Marion. Son approche est bien caractéristique d’une perspective théologique fréquemment adoptée aujourd’hui en France. On peut se demander si celle-ci ne gagnerait pas à s’affronter davantage à un horizon plus international, plus large et plus historique en tout cas, tel qu’il apparaît par exemple dans les travaux d’un Hans Kessler ou d’un Andrés Torres Queiruga.
9248. Une dernière sélection de travaux systématiques recensés ici porte sur la destinée de la christologie au sein du débat avec le judaïsme et avec les religions non chrétiennes ; auto-interrogation mise en avant par Christian Duquoc (cf. Nos 38-40). Présentée à l’Université de Bonn sous la direction du Prof. Josef Wohlmuth, la thèse du dominicain congolais Jean-Bertrand Madragule Badi sur l’Incarnation dans la perspective du dialogue judéo-chrétien se situe dans un cadre méthodologique bien précisé et juste : il ne s’agit pas de nier le point névralgique de la séparation entre juifs et chrétiens qui est la foi en l’Incarnation du Verbe en Jésus de Nazareth mais d’entrer dans un processus d’intercompréhension où la compréhension de la position d’autrui permet d’approfondir la sienne propre. Cette posture est entièrement partagée par le Prof. Michael Wyschogrod du Baruch College de Newyork qui, dans sa belle préface se réfère sur ce point à Maimonide. Après une introduction consacrée aux conditions et à l’histoire du dialogue et au concept d’incarnation, Madragule Badi analyse, dans la première partie, les conceptions de quatre penseurs juifs contemporains (Stéphane Mosès, Michael Wyschogrod, Martin Buber et Emmanuel Levinas) qui ont reçu ce concept chrétien de manière positive. Vient ensuite, dans une deuxième partie, une reprise du concept dans la perspective chrétienne, abordée à partir d’un survol exégétique qui conduit vers quelques indications sur l’histoire du dogme chalcédonien, notamment dans son interprétation par Vatican II, et vers la présentation de quelques théologiens (Rahner, Balthasar, Pannenberg et Kasper).
93Dans la partie conclusive, il paraît avec netteté que « la spéculation juive concernant la possibilité d’une Incarnation et la théologie chrétienne de l’Incarnation reposent toutes deux sur une même conviction fondamentale, à savoir qu’en tant qu’image de Dieu l’homme est le lieu de la manifestation de Dieu dans sa création » (279 sv) ; en même temps surgit une différence qualitative insurmontable qui porte ultimement sur l’interprétation christologique et sotériologique du messianisme juif. L’auteur montre alors qu’une définition du christianisme comme « religion de l’Incarnation » risque d’obturer la matrice biblique et son théocentrisme, également adopté par le Nouveau Testament ; à la suite du horos de Chalcédoine, il faut donc veiller à éviter toute confusion entre Dieu et l’homme. Ce n’est qu’à cette condition que la confession néotestamentaire n’apparaît pas comme anti-juive ou contradictoire par rapport au judaïsme. Si celui-ci insiste cependant sur l’inaliénable responsabilité de chaque être humain face à la rédemption du monde, le christianisme de son côté ne peut se laisser enfermer dans la simple catégorie de substitution : « La christologie qui reconnaît en Jésus de Nazareth l’indépassable proximité de Dieu et le comprend comme sommet de la Révélation divine, ne la limite pas nécessairement à cet homme unique. Le mystère du Dieu-homme ne peut être réel pour tous comme mystère du salut que s’il rejoint tous ; ce qui veut dire que tous doivent pouvoir être intégrés dans ce mystère comme « fils et filles dans le fils » » (282). Cette formule, juste en soi, pose plus de problèmes qu’elle ne semble en résoudre. Se elle ne peut enlever au judaïsme contemporain son « inquiétude » (282) par rapport à la foi chrétienne – est-ce d’ailleurs possible ? –, c’est qu’elle exige un débat de fond sur l’interprétation chrétienne des « temps messianiques » et sur la place de l’autre dans cette « économie », débat que l’auteur ne pouvait pas mener.
9449. Saluons dans le même contexte, la réédition (augmentée d’un chapitre qui complète l’enquête) du Jésus et les musulmans d’aujourd’hui de Maurice Borrmans, ancien professeur à l’Institut Pontifical des Études Arabes et Islamiques de Rome. Publiée dans la collection « Jésus et Jésus-Christ », cette remarquable synthèse de ce que les musulmans du xxe et du début du xxie siècle disent de Jésus de Nazareth dans leurs manuels et catéchismes, dans leurs grands commentaires coraniques, dans les œuvres de leurs théologiens et les écrits de leurs essayistes, romanciers et poètes, fait suite à deux études de la même collection dues à Roger Arnaldez (Jésus, fils de Marie, prophète de l’islam et Jésus dans la pensée musulmane). Sur la base d’une mise en perspective des textes coraniques, le lecteur est ainsi conduit, par certains auteurs musulmans, des versets « clairs » (muhkamât) vers les versets « ambigus (mutashâbihât) du Coran : ceux-ci laissent paraître l’énigme de Jésus qui dépasse en quelque sorte le « consensus constant » des musulmans à son sujet. Les désignations alternatives d’« énigme » et de « mystère » que l’auteur introduit à cet endroit peuvent fournir le point de départ d’un dialogue bien que chrétiens et musulmans diffèrent profondément quant à l’identité ultime qu’ils attribuent et reconnaissent à Jésus. Le secret espoir, exprimé à la fin de l’ouvrage, qu’ils puissent échanger sur le refus des commentateurs et théologiens de l’islam qui, au nom d’une raison humaine, déclarent impossible et inconcevable toute forme d’union de la créature avec son Dieu (ittihâd) ou d’inhabitation du Créateur en sa créature (hulûl), dépend de la visée qu’on donne au dialogue.
9550. C’est de celle-ci qu’il s’agit dans l’ouvrage de Mariasusai Dhavamony, professeur à la Grégorienne, sur Jésus Christ dans la compréhension des grandes religions. La méthode rigoureusement comparatiste et phénoménologique est explicitée dans l’introduction et mise en œuvre dans les trois parties qui analysent successivement la place que le Christ occupe dans les autres religions (y compris le judaïsme mis sur un même plan), la place qu’une comparaison entre « fondateurs » peut lui accorder et l’absoluité que lui donne la tradition biblique et chrétienne, relue dans une perspective actuelle. Le concept clé, mis en œuvre par l’auteur dans le dernier chapitre est celui de la « convergence des religions du monde ». Relisant les approches de Newman, de Teilhard de Chardin, de R.C. Zaehner et de J.A. Cuttat, il tente de combiner l’idée de convergence et celle du christocentrisme. Avouons notre perplexité par rapport à cette proposition qui nous semble sous-estimer la difficulté épistémologique d’une articulation critique de l’approche phénoménologique et de l’approche théologique de la place du Christ et qui risque de minimiser les violences interreligieuses qu’une affirmation de convergence de la part du christianisme risque de produire (cf. la critique de Christian Duquoc, Nos 38-40).
9651. Terminons cette partie de notre bulletin avec une étude sur les présupposés épistémologiques et métaphysiques de la confession de l’universelle médiation salvifique de Jésus Christ. Proposé en 2001 par Michael Stickelbroeck comme thèse d’habilitation à la Faculté de théologie de l’Université de Munich, cet ouvrage sur la christologie devant l’horizon de la question de l’être est une tentative de s’opposer, avec une culture certaine, aux tendances majeures de la christologie contemporaine, fixées dans les œuvres de Schillebeeckx, Jüngel et Hick. La thèse, qualifiée par l’auteur lui-même comme « destructive » (1), est relativement simple : « sans un fondement métaphysique (qui inclut une épistémologie réaliste), il est impossible de recevoir aujourd’hui les énoncés dogmatiques de l’Église ancienne, basés sur la foi confessante du Nouveau Testament (Paul, synoptiques et Jean) et formulés par les premiers conciles de Nicée jusqu’à Chalcédoine » (1). Déployé dans la matrice d’une herméneutique christologique de l’Écriture, l’argument est développé dans une première partie à partir d’une relecture ontologique de la christologie patristique jusqu’au concile de Chalcédoine ; ce qui conduit l’auteur à s’interroger, dans une deuxième partie, sur l’unicité du Christ chez les trois théologiens nommés à l’instant et à aborder « l’oubli métaphysique » qui marque leurs œuvres à partir de ce qu’il appelle « dualisme cartésien », conduit jusqu’au bout dans le sensualisme de Kant. Seule une reprise de la métaphysique de Thomas (au-delà de son interprétation par Rahner et Honecker) permet de sortir des apories de la modernité ; ce que Stickelbroeck tente dans la troisième partie de son parcours monumental, avant d’aborder dans une très brève dernière partie le lien entre l’être et l’autorévélation trinitaire de Dieu.
97Outre (de) l’extrême caricature d’une lecture de Kant, basée quasiment exclusivement sur la Critique de la raison pure, on ne peut qu’être surpris par l’ignorance des grands travaux de plusieurs théologiens catholiques qui se sont affrontés au même problème des présupposés de la christologie conciliaire avec infiniment plus de nuances. Le fait que l’auteur ne connaît et ne cite de Joseph Moingt qu’un article dans la Revue « Concilium » pour le situer parmi ceux qui s’appuient sur un Kant mal compris (2 et 151) est symptomatique. In fine, son ouvrage révèle les risques d’un christianisme devenu insulaire et incapable de se saisir de manière positive des défis réels de notre époque ; il manifeste aussi l’extrême difficulté qui consiste à reprendre à nouveaux frais la question des fondements christologique et trinitaire de la foi dans le contexte qui est le nôtre.
98***
99Retenons cependant de notre parcours, non exhaustif, rappelons-le, plusieurs acquis et avancées. Outre la grande qualité des ouvrages d’initiation présentés plus haut, il faut signaler des avancées méthodologiques substantielles quant à l’articulation d’une lecture complexe des Écritures et d’un traitement comparatif des grandes œuvres de la tradition théologique surtout contemporaine, sans oublier leur référence indispensable à l’expérience spirituelle (cf. surtout Nos 33 et 44). L’élément narratif des Écritures reflue désormais sur les christologies systématiques (cf. Nos 35 et 42), non sans reposer à nouveaux frais la question de leur rapport au Jésus historique (N° 39) et faire appel à la capacité argumentative du théologien (souvent sous-estimée par des théologies dites « narratives »). D’un point de vue thématique, la théologie de la croix et la sotériologie semblent reprendre de l’importance, sans doute pour des raisons « climatiques ». Mais sur ce terrain, on peut observer aussi un nouveau rapport aux maîtres du xxe siècle : un tri semble se faire qui annonce de « nouveaux équilibres ». Sans aucun doute, la question décisive reste celle qui est posée avec beaucoup de réalisme par Christian Duquoc, à savoir comment comprendre l’unité du dessein de Dieu, signifiée par l’unicité du Christ, étant donné les déchirures historiques et religieuses de l’humanité et les dimensions abyssales de notre Univers, telles que nous les connaissons et éprouvons désormais. C’est la question qui sous-tend les débats sur la christologie dans les religions ou encore l’interrogation sur l’être comme condition de la foi en Christ. Nous reprendrons ces thématiques dans les quatrième et cinquième parties de notre Bulletin sur la question de Dieu et sur la théologie trinitaire.
100(À suivre)