Notes
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[1]
Je dois cette recension à l’amitié de Jacques Trublet.
I – Le IIe siècle : Pères apostoliques et apologètes. La Gnose (1-8)
2. Charles E. Hill, From the Lost Teaching of Polycarp. Identifying Irenaeus’Apostolic Presbyter and the Author of Ad Diognetum, “Wissenschaftliche Untersuchungen zum N.T.,” 186, Mohr Siebeck, Tübingen, 2006, 208 p.
3. Philippe Bobichon, Justin Martyr, Dialogue avec Tryphon, Édition critique, Vol. I : Introduction, Texte grec, Traduction ; Vol. II : Notes de la traduction, Appendices, Indices, « Paradosis » 47 /1 et 2, Academic Press, Fribourg, 2003, 1124 p.
4. A Companion to Second-Century Christian « Heretics », éd. by Antti Marjanen & Petri Luomanen, “Supplements to Vig. Ch.” 76, Brill, Leiden-Boston, 2005, 386 p.
5. Bernhard Mutschler, Irenäus als johanneischer Theologe. Studien zur Schriftauslegung bei Irenaüs von Lyon, “Studien und Texte zu Antike und Christentum” 21, Mohr Siebeck, Tübingen, 2004, 332 p.
6. Bernhard Mutschler, Das Corpus Johanneum bei Irenäus von Lyon. Studien und Kommentar zum dritten Buch von Adversus Haereses, “Wissenschaftliche Untersuchungen zum N.T.”, 189, Mohr Siebeck, Tübingen, 2006, 630 p.
7. Manuel Aròztegui Esnaola, La amistad del Verbo con Abraham segùn san Ireneo de Lyon, “Analecta Gregoriana” 294, Pont. Univ. Gregor., Roma, 2005, 296 p.
8. Carl B. Smith II, No longer Jews. The Search for Gnostic Origins, Hendrickson Publishers, Peabody, Massachusets, 2004, 318 p.
11. Sous ce titre prudent, Etudes sur Clément de Rome, Ph. Luisier rassemble les interventions d’un colloque tenu à Rome sur le quatrième évêque de la ville. Les contributions s’attachent surtout à sa postérité, car la tradition pseudoclémentine d’œuvres littéraires et canonico-liturgiques mises sous son nom, en particulier dans la littérature éthiopienne, souligne le prestige de ce disciple présumé de l’apôtre Pierre dans l’Église ancienne. Quatre contributions clarifient l’identité et le profil de Clément, à partir d’une littérature où voisinent la réalité et la fiction. Le problème le plus important est celui de son rapport avec Flavius Clemens, cousin de l’empereur Domitien et prosélyte du judaïsme. L’identification est aujourd’hui exclue, bien qu’elle fût à l’origine d’un nouveau personnage qui serait parent de l’empereur, homme de grande culture et martyr de la foi. De Clément les auteurs soulignent le côté stoïcien et le caractère romain. Pour intéressantes que soient ces recherches, le lecteur est ramené par D.-A. Mignot au constat de « Clément, cet inconnu ». Une étude fait également état de fouilles réalisées à Chersonèse de Crimée où la tradition a fait mourir Clément.
2Deux contributions importantes, dues à E. Cattaneo, étudient la « grande admonition » (58.2-59.2) de la Lettre aux Corinthiens. Sa structure littéraire, généralement passée inaperçue, mérite l’attention : invitation initiale ; formule solennelle de serment ; clausules positive et négative, suivant que les Corinthiens obtempéreront ou non à la monition, avec la menace d’être exclus du nombre des sauvés ; proclamation d’innocence de la part de l’auteur, désormais libre de toute complicité avec ce péché ; et enfin un engagement dans la prière, qui se trouve longuement mis en œuvre à la fin de la Lettre. Ce modèle a des antécédents bibliques qui lui donnent sa solennité et soulignent le caractère hébraïsant de la Lettre. Il éclaire la question de l’autorité qui permet à Clément d’intervenir aussi sévèrement dans l’Église de Corinthe. L’auteur a conscience de son devoir de parler au nom de la volonté de Dieu, même s’il le fait avec modestie. Il n’éprouve nullement le besoin de justifier une autorité qui pour lui va de soi de la part de l’Église de Pierre et de Paul. La Lettre est aussi un exercice caractéristique de la « correction fraternelle », qui donne lieu à une analyse du même passage à partir de la pratique de Qumran et des exemples donnés dans Mt. Cette correction n’est pas seulement une exhortation fraternelle, elle est aussi un procédé juridique qui peut aller jusqu’à l’exclusion de la communauté.
32. Comme son titre l’indique, l’étude de Ch. E. Hill, consacrée à L’enseignement perdu de Polycarpe de Smyrne, développe la double thèse de l’identité entre le martyr et le « presbytre » auquel Irénée se réfère dans le Contre les hérésies, et aussi l’auteur de la lettre A Diognète. Cette thèse peu conventionnelle a été déjà soutenue par P. F. Beatrice dans une contribution au livre d’hommages offert à A. Orbe en 1990. L’auteur croise tout d’abord les données de la lettre de Polycarpe Aux Philippiens et du Martyre de Polycarpe avec celles de la Lettre à Florus et du livre IV du CH. Il dégage ensuite les implications historiques et doctrinales de cette identification pour notre connaissance des origines chrétiennes et du rôle de Polycarpe dans la réaction de l’Église ancienne face à Marcion. Sur la base de la première identification, Hill en tente une seconde, concernant l’auteur inconnu de la lettre A Diognète, après avoir recensé les identifications déjà proposées (Hippolyte de Rome, Méliton de Sardes, Quadratus, Pantène). L’A Diognète serait la transcription du discours oral de type « protreptique », faite après coup par un auditeur, que Polycarpe aurait tenu devant son juge Statius Quadratus avant son martyre. L’auteur collationne donc les affinités d’idées comme de forme avec la lettre de ce dernier et les interventions du vieil homme rapportées dans Le martyre de Polycarpe. Il souligne également les rapprochements avec l’enseignement du presbytre irénéen. Si l’hypothèse est juste, l’A Diognète serait à placer en Asie mineure, à Smyrne au milieu du IIe siècle.
4Que penser de ces deux attributions? Dans ces cas il ne peut y avoir de preuve apodictique, mais seulement une plus ou moins forte vraisemblance. Disons, à la suite de l’auteur d’ailleurs, que la première identification a plus de force que la seconde. En effet, les indices de critique externe et interne sont nombreux et assez convaincants. On peut même se demander pourquoi on n’y a pas pensé plus tôt. Le presbytre invoqué par Irénée se situe bien dans le créneau chronologique de Polycarpe. Regrettons seulement que l’auteur n’ait pas suffisamment étudié les arguments opposés à sa thèse, afin de les réfuter. Il évoque bien l’objection de la mémoire d’un très jeune enfant, mais il ne dit pas pourquoi Irénée ne donne pas le nom de Polycarpe quand il invoque son mystérieux presbytre, alors que dans la Lettre à Florus il revendique avec fierté d’avoir connu tout entant le disciple des apôtres. La seconde identification apparaît plus problématique. Sans doute les arguments de convergence sont-ils ici encore impressionnants. Mais l’auteur ne répond pas suffisamment à l’objection venant de deux situations totalement différentes : le climat de l’A Diognète, pacifique et bienveillant, correspond mal avec le cas d’un homme entouré de la malveillance générale et au bord du martyre. Les dialogues du Martyre sont provocants et arcastiques. Rien de tel dans la rédaction de la Lettre. Mais la question reste ouverte.
53. Ph. Bobichon donne une édition et une traduction nouvelles du Dialogue avec Tryphon de Justin. Ce travail représente une véritable somme de recherches sur l’œuvre de l’apologiste. Un premier volume aborde dans une longue introduction (180 p.) les problèmes classiques posés depuis toujours par cette œuvre originale ; puis il donne l’édition du texte, faite sur la base des deux manuscrits existants et qui apporte un discernement rigoureux des conjectures proposées par les éditeurs antérieurs, avec le respect de la lectio difficilior ; en face du texte on trouve une traduction vraiment nouvelle qui se distingue par la belle fluidité de son français en même temps que par le souci de la plus grande fidélité. L’éditeur a respecté la division en chapitres instaurée par Maran, mais il a donné à chacun d’entre eux un titre plus représentatif de son contenu. Un second volume fournit les notes de la traduction (philologiques, historiques et exégétiques, rapprochements divers et discussion des interprétations modernes, 350 p.), plusieurs annexes qui sont autant de monographies sur certaines argumentations justiniennes, un grand nombre d’indices et enfin une bonne bibliographie. L’ensemble est impressionnant (1100 pages). Une grande probité scientifique habite cette entreprise considérable qui manquait jusqu’alors à l’œuvre de Justin, surtout en français, où nous en étions restés à l’édition de G. Archambault (1909), dont la traduction avait été légèrement retouchée dans la publication faite par A. Hamman en 1994 (cf. RSR 85, [1997] p. 628-629). Regrettons seulement un encrage trop pâle du texte qui en rend la lecture difficile.
6Justin a découragé quelque peu la critique par la longueur de son œuvre et la réputation solidement acquise qu’elle était mal composée et pleine de digressions. Nous avons entendu dire un jour au P. de Lubac : « Justin, c’est un brave type ». Nous croyons avec le dernier éditeur qu’il est beaucoup plus. Les critiques classiques concernant son mode de composition sont surtout un aveu que les chercheurs modernes n’ont pas fait l’effort de se mettre au point de vue de l’auteur, à l’intérieur de ses cadres rhétoriques et de la visée propre de ses « preuves ». Car Justin argumente avec continuité et entend prouver. Il en va pour les Pères comme pour les lettres pauliniennes : leurs écrits n’obéissent pas à la logique cartésienne. L’éditeur envisage avec justesse « l’hypothèse d’une composition délibérément choisie » et adopte, pour tenter d’en appréhender l’unité, « la même démarche que son auteur, et en se montrant attentif à ce que lui-même nous en dit » (p.23). Les indications explicites et implicites relevées mettent sur le bon chemin, même si elles n’aboutissent pas encore à honorer la continuité du discours. La question de la lacune supposée au ch. 74 est longuement étudiée. Les renvois qui lui correspondent dans le dialogue actuel sont suffisamment nombreux pour permettre d’envisager une lacune importante, un quart de l’œuvre environ. La connaissance du judaïsme chez Justin est plus de l’ordre de l’exégèse textuelle et de l’argumentation théologique que des données historiques. Quant aux aspects polémiques, ils appartiennent à une tradition littéraire. Malgré quelques injures de Justin à Tryphon, le ton général du dialogue reste cordial. Dans le domaine de l’exégèse, Justin est en deçà de la distinction entre exégèse littérale et exégèse spirituelle. Il entend bien donner le sens « littéral » des textes vétéro-testamentaires, tout en prétendant que ces textes sont prophétiques de l’événement de Jésus. De ce fait, il ouvre à l’exégèse typologique et spirituelle. La section consacrée à l’exégèse justinienne, pleine de bonnes remarques méthodologiques, ne cerne sans doute pas suffisamment le centre de gravité des argumentations : prouver à partir des Écritures juives, presque « déduire » des prophéties l’événement de Jésus. Ceci, dans la parfaite conscience que la prophétie ne peut être reconnue pour telle qu’à la lumière de l’événement. Ce dernier discerne la prophétie, et c’est en cela que consiste la « preuve » : l’événement est arraché à sa contingence opaque pour se révéler comme l’objet d’un dessein divin. Il n’y a donc pas contradiction entre le statut reconnu à l’Ancien Testament par les deux partenaires du dialogue, et l’usage qui en est fait. La critique de l’éditeur est ici anachronique. La question des destinataires de l’œuvre a donné lieu à toutes les hypothèses : chrétiens, judéo-chrétiens, juifs et même païens. L’éditeur revient à celle du bon sens « le public auquel elle s’adresse prioritairement est bien celui que Justin désigne à travers l’interlocuteur qu’il s’est choisi » (p.164). Remercions-le de cette œuvre de longue haleine et de la justesse de son diagnostic : « La ‘vérité’ du dialogue est religieuse et littéraire autant qu’historique » (p.75).
74. A. Marjanen et P. Luomanen nous disent que l’idée de leur Manuel des « hérétiques » du IIe siècle a vu le jour au cours d’une pause-café de deux groupes de recherche à Helsinki ! Leur but était de considérer la théologie du IIe siècle « de l’autre côté » par rapport à ce qui est devenu l’orthodoxie doctrinale de l’Église, c’est-à-dire les doctrines chrétiennes « alternatives ». L’ouvrage traite successivement des gnostiques (Basilide, le Séthianisme ou secte de Seth, l’école de Valentin), les maîtres qui ont enseigné en Orient et en Occident (Marcion, Tatien, Bardésane, le Montanisme, Cérinthe), et enfin les judéochrétiens (Ebionites, Nazaréniens, le christianisme juif des Pseudo-Clémentines, les Elchasaïtes). Nous sommes en présence d’une série de monographies de grande valeur, bien informées et très à jour, munies d’abondantes bibliographies, qui nous restituent à partir des témoignages des Pères de l’Église — qui restent incontournables malgré leur caractère polémique —, des autres sources disponibles et quelquefois, mais rarement, des textes originaux des auteurs, tout ce que l’on peut savoir de l’histoire et des doctrines des penseurs étudiés. Il répond donc bien à son titre de « manuel » et rendra de grands services. Malheureusement la série ne comporte pas de conclusion.
8Claudel disait qu’il faut toujours juger un auteur à la lumière de « ce qu’il a songé de faire ». L’ouvrage, en annonçant une ouverture sur « l’autre côté » de la théologie chrétienne du IIe siècle, posait du même coup la question de la relation entre les deux côtés de cette théologie. La mise entre guillemets du terme « hérétique » dans toutes les contributions, sortes de pincettes qui ne veulent pas se brûler avec le mot, montre bien la difficulté. Ces auteurs sont-ils plus chrétiens qu’hérétiques ou plus hérétiques que chrétiens? Sans doute les rédacteurs précisent-ils ce qui est à retenir des jugements doctrinaux des Pères et ce qui est le fruit chez eux de la polémique, de l’amalgame ou de l’ignorance. On comprend le préjugé favorable systématique envers les auteurs étudiés, et le souci de réhabiliter ces doctrines en compensant le jugement délibérément négatif des Pères en conflit avec eux. Mais l’ouvrage ne comporte pas de réflexion de fond sur la naissance, la motivation et le développement de la catégorie d’« hérésie », à l’époque même où ce terme se met en place et où se joue la prise de conscience, dans la fermentation des pensées, de ce qui est authentiquement chrétien et de ce qui ne l’est pas. Pourquoi ces auteurs, importants sans aucun doute, n’ont-ils pas représenté « une forme légitime de christianisme » au moment même où l’identité chrétienne était encore en devenir? Il est encore anachronique de parler d’orthodoxie et d’hérésie en cette période, et plusieurs contributions font allusion à ce problème. Le cas de Tatien est intéressant, car il semble « à cheval » entre les deux côtés. C’est là qu’une conclusion eût été très utile pour reprendre ce problème comme un événement d’histoire. On ne peut passer « de l’autre côté » de la théologie du IIe siècle sans se confronter à la relation entre les deux côtés. Cette question semble être restée quelque peu absente des réflexions de la pause-café.
95. B. Mutschler a publié coup sur coup deux ouvrages d’inspiration semblable, concernant le rapport d’Irénée au corpus johannique. Sous le titre Irénée, théologien johannique, il se livre à une analyse quantitative des citations de l’Écriture chez l’évêque de Lyon, avant de concentrer sa recherche sur Jean dans une analyse dite « qualitative », et d’opter pour savoir si Irénée est un théologien johannique ou « johannisant ». L’ensemble donne lieu à un grand nombre de comptages des textes bibliques cités, de l’A.T. comme du N.T.. L’ouvrage, chef d’œuvre de philologie, parsemé d’un nombre incroyable de tableaux, de listes et de statistiques, est un triomphe de l’informatique. Il rendra service à ceux qui cherchent à tracer l’évolution de la réception des livres bibliques dans la littérature chrétienne primitive.
10Mais philologie n’est pas interprétation. Cet ouvrage laisse celui qui est intéressé aux argumentations scripturaires d’Irénée, à leur méthode et à leur signification, terriblement sur sa faim. La course à l’analyse interdit toute synthèse et appauvrit les résultats. La manière même d’étudier les citations, insatiable sur leurs divers conditionnements, reste extérieure au mouvement du texte et à l’articulation des citations entre elles. L’A.T. est étudié à part du Nouveau, ce qui casse a priori des argumentations toujours bâties sur le rapport entre les deux. Le point de vue quantitatif reste omniprésent. Les limites théologiques de cette méthode sont confirmées par leurs maigres résultats. Les récapitulations, très méthodiquement données, confirment cette limite : ou bien elles n’ont qu’un intérêt philologique, ou bien elles en restent à des généralités qui pourraient être tirées d’une première lecture du texte irénéen. Les réponses à la question dominante — Irénée est-il un théologien johannique? — sont pour une part négatives. Il est clair que si les écrits d’Irénée ont un ton volontiers johannique, leur dépendance à l’égard de saint Paul est beaucoup plus décisive dans la structuration de sa théologie.
116. Le second ouvrage est un développement du premier. B. Mutschler y commente, sous le titre Le corpus johannique chez Irénée de Lyon, les citations, allusions et références à Jean dans le livre III du CH. Toujours très érudit, il rend d’abord compte de l’organisation des thèmes du livre III, avant de se livrer au commentaire de tous les paragraphes d’Irénée comportant une référence au corpus johannique. La qualité philologique du travail est une fois encore excellente. L’auteur se sert abondamment de l’édition Rousseau-Doutreleau et en discute quelquefois le texte établi. Cet ouvrage fait incontestablement avancer la recherche par l’analyse. C’est plutôt la conception même d’un tel travail que nous voudrions interroger. Le livre III d’Irénée n’est nullement un commentaire des écrits johanniques. Le rapport à l’Écriture de l’évêque de Lyon y est multiforme. Irénée cite non seulement saint Jean, mais aussi les autres grands livres du N.T. Placer le point focal de la recherche sur le corpus johannique permet sans doute des analyses démultipliées, mais tombe aussi dans une abstraction typique de certaines recherches modernes. Le souci de répondre à nos questions nous éloigne des questions que se posait Irénée. Un signe ne trompe pas : les résultats engrangés après chaque analyse et l’énoncé final des « points capitaux » sont plus modestes encore que dans le livre précédent. La première partie, qui donne le plan du livre III, mentionne bien le souci d’Irénée de montrer l’accord des évangélistes et des apôtres avec la loi et les prophètes, et en dégage les plus grandes articulations. Mais il reste le plan reconstitué par un moderne cherchant la suite logique des idées. Il ne rend pas compte de l’intention avouée de l’auteur et de la suite des argumentations engagées avec des adversaires différents en fonction de la diversité des objections. Le traitement des écrits johanniques s’inscrit dans ce mouvement. L’exégèse biblique a redécouvert l’intérêt de l’attention à la rhétorique ancienne. Pourquoi la recherche patristique ne s’engagerait-elle pas dans cette voie?
127. La thèse de M. Aròztegui Esnaola consacrée à L’amitié du Verbe avec Abraham selon saint Irénée de Lyon, est un modèle d’enquête historico-critique, dans la tradition des études du regretté A. Orbe. L’auteur analyse les textes irénéens sur Abraham et le Christ avec la plus grande acribie en comparant les exégèses irénéennes aux parallèles de la littérature contemporaine, gnostique, rabbinique et chrétienne (en particulier Justin et Tertullien). Il établit le centre de gravité de son étude dans cette comparaison qui permet de préciser le sens de bien des expressions irénéennes. Il part de l’analyse de l’utilisation de Gn 12,1 et des théophanies, ou plutôt des « logophanies », puisque les apparitions à Abraham sont pour Irénée celles du Verbe, et rend compte de la foi d’Abraham qui a mystérieusement rencontré le Verbe bien avant l’incarnation, et a suivi le Verbe à venir comme les apôtres suivront le Verbe présent. Il aborde le thème de la descendance d’Abraham et de la « recirculation » des fils vers les pères, la circoncision et la promesse de la terre. Il n’y a pas à critiquer le choix historico-critique de l’auteur, qui n’oublie pas d’honorer les textes du N.T., ni le rapport d’Abraham à la croix du Christ. On regrettera cependant que l’étude de ce thème si riche dans l’argumentation prophétique d’Irénée ne soit pas davantage intégrée à sa visée d’ensemble et à son intention de mettre en rapport systématique les deux Testaments. Le traitement du ch. 8 de saint Jean, rapportant les grandes affirmations de Jésus sur sa relation avec Abraham, est très rapide, alors qu’Irénée fonde sur lui sa « théologie d’Abraham ». L’ouvrage, très riche en informations historiques et en exégèses précises et clarifiantes, reste discret quant à la structuration personnelle de la théologie d’Irénée. La conclusion est de ce point de vue un peu décevante : si elle lave celui-ci de l’accusation d’arianisme ante litteram, proférée par Petau, et apporte quelques précisions sur l’interprétation corporelle des visions du Verbe par Abraham, l’annonce de ce très beau thème faisait espérer une plus riche moisson théologique.
138. Sous un titre repris au gnostique Basilide, Ils ne sont plus des Juifs, C.B. Smith II reprend la question controversée de l’origine du gnosticisme. Les découvertes de Nag Hammadi n’ont pas réussi à créer un consensus, comme l’a montré le colloque de Messine en 1966. Dans cette question, la définition que l’on donne du gnosticisme est importante, suivant que l’on met en avant comme trait caractéristique le salut par la connaissance ou le dualisme entre matière et esprit. Le rapport du gnosticisme au Judaïsme est étonnant, parce que l’on ne voit pas bien par quel processus des Juifs ont pu abaisser le Dieu de leur Testament au statut de démiurge inférieur. D’autre part, il ne faut pas penser le gnosticisme à son départ comme une hérésie chrétienne, malgré l’impression donnée par les anciens hérésiologues chrétiens. On estime aujourd’hui qu’il y eut soit un gnosticisme pré-chrétien, soit un développement parallèle et indépendant du christianisme et du gnosticisme. Mais la thèse de l’origine chrétienne du gnosticisme a encore des partisans, à côté de plusieurs autres possibilités.
14Le contexte social et politique des révoltes périodiques des Juifs dans l’Empire a été analysé par nombre de chercheurs : D. Parrot voit l’origine de la Gnose à la période asmonéenne ; K. Rudolph la place au Ie siècle en Palestine et en Syrie ; R.M. Grant lors de la révolte juive de 66-74 ; N. Dahl entre les révoltes juives de 70 et 135 ; E. Yamauchi, S.G. Wilson et A. Segal au moment de la révolte de Bar Kokhba (132-135) ; B.A. Pearson et H.A. Green en mettent le centre en Egypte. Trop de crises entraînent trop de théories ! L’auteur retient pour sa part la révolte des Juifs sous Trajan (115-117) en Afrique du Nord comme point focal de l’émergence de la religion gnostique. Sans prétendre en donner une preuve absolue, il justifie sa thèse en faisant le lien entre le contexte historique, économique, politique et religieux de cette crise, et les sources dont nous disposons. Il en confronte les résultats avec les différents systèmes théologiques des maîtres gnostiques, leurs tendances dualistes et leurs attitudes à l’égard du judaïsme, en vue de situer géographiquement et chronologiquement l’origine du gnosticisme. Il se sert aussi des témoignages des Pères de l’Église sur l’origine des premiers gnostiques, Basilide, Carpocrate, Epiphane et Valentin, et de l’analyse du plus ancien système gnostique, le gnosticisme de Seth. C’est vers120 que nous avons l’évidence de premiers systèmes gnostiques. Les traités de Nag Hammadi ne peuvent pas être antérieurs au IIe siècle. Le dualisme gnostique se serait donc manifesté dans le contexte de la déception « messianique » vécue lors des révoltes juives en Judée et dans la diaspora ; mais son expression complète ne s’est développée qu’après la révolte en Cyrénaïque et en Egypte en 115-117. Les interactions entre judaïsme, christianisme et religion gnostique naissante confirment cette origine. Car une polémique antichrétienne, une « hérésiologie » gnostique, existe dans les textes de Nag Hammadi, polémique due au lien du christianisme au judaïsme, et entend proposer une interprétation « révisionniste » du christianisme.
15Comment l’émergence du gnosticisme « a-t-elle pu se produire »? L’auteur en propose le scénario suivant. La population juive d’Egypte, intellectuellement active et religieusement diverse, a dû voir certains de ses groupes prendre le tournant gnostique. Les premiers candidats furent des intellectuels juifs, des judéo-chrétiens et des platoniciens convertis au judaïsme ou au judéochristianisme. Ces intellectuels du judaïsme hellénistique que l’on peut placer à Alexandrie, mais seulement au début du IIe siècle, développaient leurs spéculations sur le problème du mal, sur Dieu et la possibilité d’un salut, dans le contexte socio-politique dramatique d’un monde jugé radicalement mauvais. Ils combinèrent leurs réinterprétations des Écritures avec certaines traditions mythologiques grecques et créèrent un mouvement religieux nouveau qui fut le départ du gnosticisme. Le salut ne pouvait venir que par le retour dans le monde d’où ils étaient venus à travers la connaissance spéciale de leur origine, de leur identité et de leur destinée. Ces juifs, habités par une forte désaffection à l’égard de leur religion, l’avaient abandonnée et n’étaient plus des Juifs, selon le mot de Basilide. Le judaïsme est donc fondamental dans l’origine du gnosticisme, en lien avec les deux courants du christianisme — encore identifié au judaïsme — et du platonisme. Ce livre, très informé du status quaestionis antérieur, précise une piste qui a l’avantage de rassembler l’ensemble des éléments en cause.
II – Le IIIe siècle : Origène (9-14)
10. Philippe Henne, Introduction à Origène, suivie d’une Anthologie, « Initiations aux Pères de l’Église », Cerf, Paris, 2004, 304 p.
11. Il commento a Giovanni di Origene : il testo e i suoi contesti. Atti dell’VIII Convegno di Studi del Gruppo Italiano di Ricerca su Origene e la Tradizione Alessandrina (Roma, 28-30 settembre 2004), « Biblioteca di Adamantius » 3, a cura di Emanuela Prinzivalli, P. G. Pazzini, Villa Verucchio, 2005, 616 p.
12. Frederick Field’s Prolegomena to Origenis hexaplorum quae supersunt, sive veterum interpretum graecorum in totum vetus Testamentum fragmenta, translated and annoted by G.J. Norton with the coll. of Carmen Hardin, « Cahiers de la Revue biblique » 62, Gabalda, Paris, 2005, 208 p.
13. J. Christopher King, Origen on the Song of Songs as the Spirit of Scripture. The Bridegroom’s Perfect Marriage-Song, « Oxford theological Monographs », Oxford, University Press, 2005, 292 p.
14. P. Tzamalikos, Origen : Cosmology and Ontology of Time, « Supplements to Vigiliae Christianae. Formerly Philosophia Patrum », vol. LXXVII, Brill, Leiden Boston, 2006, 418 p.
169. Il revenait à L. Perrone de rassembler sous le titre Origeniana octava les multiples contributions données lors de ces assises origéniennes, désormais régulières, qui rassemblent tous les quatre ans une centaine de spécialistes de l’Alexandrin autour d’un thème particulier (cf. RSR 76 [1988], p. 111-113 ; 82 [1994] p. 434-436 ; 85 [1997], p. 634-635 ; 90 [2002], p. 259-161). Chaque fois la moisson se fait plus abondante. Le thème choisi pour le congrès de Pise était particulièrement vaste : « Origène et la tradition alexandrine ». Il nous vaut quelques 102 monographies réparties en 11 sections, additionnant 1400 pages en 2 volumes. C’est une véritable somme qui parcourt l’avant, le pendant et l’après Origène. Le premier tome nous présente la culture d’Alexandrie à son époque ; son rapport à Philon ; le gnosticisme alexandrin avant lui ; son lien à Clément d’Alexandrie ; ses références philosophiques (Platon, Plotin, le Pythagorisme) ; plusieurs aspects de sa doctrine, de son herméneutique et de son exégèse. Le second tome est consacré à l’influence d’Origène dans l’histoire : l’Ecole d’Alexandrie après lui ; l’Origénisme dans l’Egypte ancienne tardive ; sa présence chez les Cappadociens (Basile, les deux Grégoire) et Maxime le confesseur ; l’Origénisme en Palestine, en Syrie et dans l’Orient chrétien ; enfin l’héritage origénien en Occident.
17Dans l’impossibilité de recenser de manière cohérente cet ensemble très varié qui embrasse à la fois l’histoire, la géographie, la philologie, l’exégèse, la philosophie et la théologie, nous nous contentons de souligner l’apport du volume pour l’approfondissement de notre connaissance du grand Alexandrin dont la vraie pensée et l’influence émergent de représentations trop simples ou de jugements péremptoires encore véhiculés à la première époque de la recherche scientifique. Pour ne prendre qu’un exemple, l’étude proposée du concept d’hypostase chez Origène admet clairement que le terme n’a pas chez lui le sens technique qu’il prendra au IVe siècle et qu’il entre dans l’espace sémantique d’un vocabulaire très différent de celui qui sera pratiquement canonisé au temps d’Athanase et des Cappadociens. Pierre après pierre, et sur le fond des œuvres maîtresses des grands origéniens du XXe siècle (H. de Lubac, K. Rahner, U. von Balthasar, H. Crouzel, P. Nautin), une figure plus précise, plus concrète, émerge de celui que l’on peut reconnaître comme l’un des grands génies de l’humanité. Dans un autre domaine, il est heureux qu’un luthérien se penche sur le commentaire de l’épître aux Romains fait par Origène, pour analyser chez lui le thème de la justification par la foi dans son rapport aux œuvres. Ici encore, l’auteur rend compte du pour et du contre avec compétence, et montre pourquoi, après un jugement sévère des premiers Réformateurs sur l’Alexandrin en ce domaine capital, la tradition protestante en a fait plutôt un témoin de la vraie doctrine.
1810 Pourquoi fallait-il que la très bonne Introduction à Origène de Ph. Henne s’ouvre par une exagération qui confine à la contrevérité? A-t-on le droit de dire que « sans Origène, il n’y aurait pas de théologie. Tout commence avec lui. »? Outre qu’une telle affirmation est théoriquement erronée, ce raccourci oublie l’œuvre immense d’un Irénée : si Justin est pour nous le premier témoin d’une argumentation scripturaire proprement chrétienne et systématique, Irénée est le premier à avoir construit de manière vraiment théologique une structuration globale de l’histoire du salut. Le mérite d’Origène est d’avoir été le premier à donner une théologie « scientifique ». C’est certainement beaucoup, mais l’enthousiasme pour un auteur ne doit pas faire oublier les autres.
19Cela dit, le petit ouvrage honore bien le cahier des charges d’une introduction. L’auteur passe en revue la vie active et mouvementée de l’Adamantius depuis Alexandrie jusqu’à Césarée, la nomenclature de ses œuvres selon leur genre littéraire, sa méthode exégétique, située par rapport à l’exégèse rabbinique et celle de Philon, sa théologie trinitaire et christologique, ainsi que sa pensée sur la création, le mal et l’anthropologie, et enfin les trois origénismes, celui d’Origène lui-même, et les deux crises origénistes du IVe et du VIe siècle. Ces chapitres sont ensuite complétés par une anthologie judicieuse de textes anciens distribués en fonction du contenu de ces chapitres. La bibliographie, riche en ouvrages anciens qui entourent l’œuvre d’Origène, reste très sélective pour les auteurs modernes. L’on s’étonne de n’y pas voir Origène, sa vie, son œuvre par P. Nautin, ni Christianisme et religions païennes, l’ouvrage important de M. Fédou sur le Contre Celse. Le livre ne comporte aucune note, ce qui est gênant quand l’auteur se fonde sur les études précédentes. L’exposé de l’exégèse d’Origène est juste, mais un peu rapide. Sa prise de position sur le prétendu « subordinatianisme » d’Origène est bien fondée. L’ensemble rendra service à tous ceux qui désirent entrer dans l’œuvre d’Origène.
2011. Le Groupe italien de recherche sur Origène — qui a largement contribué aux Origeniana octava — propose à son tour une recherche pluridisciplinaire consacrée au Commentaire sur l’évangile de Jean rédigé par l’Alexandrin. Une première section concerne la structure, le genre littéraire et la genèse de la composition de cette œuvre de longue haleine. Une seconde aborde quelques grands thèmes : le dépassement du gnosticisme (des éons aux epinoiai ), la place du Saint-Esprit, beaucoup plus importante qu’on ne l’a dit, la prophétie, l’Église et le destin de l’homme. La troisième section s’élargit au contexte de l’œuvre (le rapport à Philon), et donne des prélections sur quelques points (la nature du « simple peuple », le désaccord entre les évangiles) et quelques textes (comme l’épisode de la Samaritaine, la place de Judas Iscariote, l’Apocalypse).
21La nouveauté la plus significative de l’ensemble réside dans le souci de voir en Origène un écrivain et de considérer comme tel le profil littéraire du commentaire. L. Perrone étudie la progression de celui-ci et se heurte au problème littéraire des digressions. A. Bastit analyse en détail la construction du célèbre prologue, « morceau choisi » pourrait-on dire, à la lumière de la rhétorique ancienne et des parallèles. D. Pazzini se penche sur la langue du commentaire. G. Bendinelli rapporte l’ouvrage à sa « matrice scolastique », c’est-à-dire à la tradition de l’enseignement oral, puisque Origène a appartenu longtemps à un didaskaleion et inscrit sa rédaction dans le cadre de la communication orale de la leçon, où le maître fait appel à la réaction de l’auditeur en développant une suite de questions auxquelles il propose souvent plusieurs solutions.
2212. Frederick Field, prêtre anglican né en 1801, fut un chercheur original et passionné par les Hexaples d’Origène à l’étude et à l’édition desquels il consacra les dernières années de sa vie. G.-J. Norton et C. Hardin donnent la traduction anglaise annotée de la longue introduction latine que Field avait écrite pour son édition en 1875 sous le titre de Prolegomena. Cette publication devrait préparer une nouvelle et plus complète collection des Hexaples. L’intérêt de l’œuvre de Field vient de ce que sa collection des fragments de l’ouvrage est plus riche que celles de ses prédécesseurs, en particulier celle de Montfaucon, à partir de laquelle il a travaillé, et de la confrontation opérée entre le texte grec, la version syriaque et parfois les versions arabes. Ces Prolegomena analysent successivement les diverses éditions de la Bible grecque (Aquila, Symmaque et Theodotion), la composition des Hexaples, la version des Septante telle qu’on la trouve dans le travail d’Origène avec les signes diacritiques, les traductions de l’hébreu, du syriaque et du samaritain, et enfin l’édition de Lucien. Il est très heureux que ce document philologique important pour l’histoire du texte biblique, avec ses innombrables notes, soit désormais accessible en anglais dans une édition bien présentée. Les découvertes de Qumran, dont déjà André Paul nous donne une synthèse, et les travaux de Dominique Barthélemy sur les devanciers d’Aquila, sont aujourd’hui à verser au dossier pour éclairer davantage l’histoire du texte biblique.
2313. Avec le titre Origène sur le Cantique des Cantiques : l’esprit de l’Écriture, J. Ch. King propose une interprétation très engagée du Commentaire et des Homélies d’Origène sur le Cantique. Après avoir situé les Homélies avant (vers 241-242) et non après le Commentaire, l’auteur pose la grande question qui traverse toute l’histoire de l’interprétation : le Cantique des Cantiques est-il un poème d’amour humain transposé à la relation entre Dieu et son peuple, ou n’est-il dès son origine qu’une allégorie? Autrement dit, a-t-il un sens « corporel » porteur de son sens spirituel, ou bien son sens spirituel est-il son sens immédiat? Origène a opté pour la seconde solution. Pour lui le Cantique est un texte totalement spirituel, le cantique parfait qui n’inclut rien de corporel ni de charnel. C’est un épithalame qui n’exprime que la déclaration céleste de l’amour de l’époux, et qui conduit le lecteur vers la perfection à travers une pédagogie mystique. Cette instruction purement spirituelle au service de la chasteté la plus stricte conduit à la contemplation divine. Ce cas pose un problème herméneutique, puisqu’il s’agit de l’exception d’un texte « sans corps ». Le sens littéral, selon l’acception donnée aujourd’hui à cette expression, est immédiatement le sens spirituel. Parmi les scholars qui partagent cette interprétation, certains la prennent en mauvaise part et y voient l’expression du mépris d’Origène pour les réalités de l’amour physique, s’opposant à tout éros. L’auteur ne partage pas cette opinion, en montrant, textes à l’appui, l’opinion positive d’Origène sur le mariage et son refus d’allégoriser bien des passages bibliques qui racontent des scènes d’amour, ou d’en volatiliser le sens « corporel ». Il juge qu’Origène a partagé une estimation positive du mariage chrétien et de la sexualité, et ne suit pas les concessions faites par H. Crouzel aux représentants de la tendance opposée, sur la base d’un poids trop grand donné à un passage de l’Homélie 6 sur les Nombres. Origène n’a aucune aversion ou suspicion vis-à-vis de la vie conjugale et de l’amour sexuel, et en accepte les aspects érotiques. Le mariage est une option licite pour un chrétien, il est même une réalité théologique puisqu’il actualise le parfait mystère nuptial du Christ et de l’Église.
24Une seconde étape de la réflexion entend montrer que la procédure exégétique d’Origène dans le Commentaire est enracinée dans des requêtes herméneutiques et non dans des préoccupations ascétiques. Origène argumente sur le titre même du livre, l’expression en superlatif de Cantique des Cantiques exprimant le sommet et la perfection de tous les cantiques de l’Écriture et l’éminente excellence du texte. C’est au nom des principes herméneutiques employés dans les autres cas qu’il juge que la caractéristique propre du Cantique est d’être sans corps. Les « pierres d’achoppement », c’est-à-dire les ruptures d’akolouthia inscrites dans le drame raconté, confirment cette vue. La pédagogie du Cantique conduit à l’eros salvifique qui est le sommet de la vie spirituelle. Le Cantique représente donc l’aboutissement de la pédagogie inscrite dans les différents sens de l’Écriture : il est au-delà des limites de l’histoire et du corps. Le corps du texte va au bout de lui-même pour nous faire passer de Salomon au Logos lui-même. En ce sens, le livre est unique dans toute la Bible par sa portée eschatologique. Le lieu du Cantique est finalement la chambre de l’époux. Son corps textuel nous fait passer au « corps spirituel », c’est-à-dire à « l’esprit » parfait qui anime toutes les Écritures. Le Cantique est asomatique parce qu’il est totalement pneumatique. Le caractère spirituel — « sans corps » — du Cantique caractérise non seulement le registre narratif amoureux, mais encore le registre supérieur où l’unité du Logos prophétique et du Logos divin est portée à la limite extrême du concevable. Le texte du Cantique des Cantiques récapitule l’esprit eschatologique de l’Écriture. Aujourd’hui où le pape Benoît XVI vient de rappeler la part d’eros présente au cœur de l’amour divin, cette interprétation apparaît très judicieuse et profondément fondée dans la dimension nuptiale du mystère chrétien.
2514. P. Tzamalikos étudie dans son ouvrage, Origène, Cosmologie et Ontologie du temps, la transformation de la conception du temps entre le paganisme culturel et la visée chrétienne. Car la considération du temps constitue une clé de la pensée d’Origène. L’Alexandrin entend défendre la cohérence intellectuelle de la foi chrétienne et montrer, même aux païens, que quelque chose se construit à travers le temps. Bien qu’il n’ignore pas les données de la science et de laphilosophie de l’époque, il se réfère avant tout à l’Écriture — qui enseigne qu’il y a un commencement, un milieu et une fin des temps —, à la tradition et à l’enseignement de l’Église comme autorités principales. Il élabore un nouveau concept de temps, déterminé par l’attitude chrétienne devant la vie et l’histoire.
26La cosmologie aborde le rapport de Dieu au monde et au temps. Dieu est au-dessus du temps, et son éternité n’est pas de l’ordre d’une durée perpétuelle.C’est pourquoi les verbes de notre langage sont simplement conventionnels pour parler de lui. Dieu est, en effet, le seul à être totalement incorporel. Le monde est venu à l’existence par la volonté de Dieu, lorsque se produisit la chute. A ce moment la création providentielle, élaborée par le Verbe selon la « sagesse » de Dieu, vint à notre monde à partir du non-être. Le monde est donc associé au temps de manière innée en ce sens que toutes les créatures rationnelles sont situées dans le temps. Mais comme il n’y a pas de temps avant le monde, il n’y a pas de sens à parler d’un avant de la création. Seul Dieu peut être dit avoir existé avant le monde.
27En ce qui concerne l’ontologie du temps, Origène est en rupture avec la pensée platonicienne, et reprend la conception stoïcienne du temps comme extension (diastèma ). Le temps est une créature qui vient à l’être de la même manière que le monde. La relation de l’extension temporelle à l’espace est exprimée par le terme de sumparekteinon, qui correspond à l’espace-temps. L’un et l’autre sont finis. Ce couple est une notion centrale dans la conception du monde, car toute chose, même invisible, qui est dans le monde est aussi dans le temps. Celui-ci ne ouge pas, il est le continuum au long duquel le monde bouge. Origène applique le temps au processus de l’action morale et libre de la créature, sans oublier pour autant la notion de mouvement naturel. Le temps exprime le gouffre existant entre la vie divine et le monde. Ce qui arrive dans le monde est le résultat d’une relation dialectique entre Dieu et les créatures rationnelles. L’Alexandrin fait aussi servir à son propos la prolongation du temps, en y introduisant les notions de jugement et de causalité. Pour lui le mouvement dans l’espace et le temps est un acte moral, libre et intentionnel. Aussi le temps est-il source de consolation et d’espoir dans un monde conçu comme une chute, puisque sa raison d’être est de permettre au monde de retourner à Dieu. La venue du Christ, toute l’économie de la Loi et des prophètes, et les travaux des apôtres pour établir l’Église, conduisent au jugement dernier de Dieu. Si le jugement et la résurrection ne se réalisent pas dans le temps, alors les événements de l’histoire ont été vains et la foi est inutile. C’est pourquoi le temps a un caractère dramatique et une implication proprement métaphysique. Le temps permet à la liberté de faire du sens. Ces notions sont totalement absentes des conceptions païennes. — L’apport d’Origène sera repris plus tard par les Cappadociens et nombre d’écrivains chrétiens. Augustin s’est aussi inspiré de lui pour constituer sa théorie du temps, mais il ne répète pas ses perceptions originales, car il reste un héritier du concept plotinien de temps. Bien conscient que la conception que l’Alexandrin se fait du temps est solidaire d’un monde qui nous est devenu très étranger, l’auteur termine en évoquant quelques paradoxales correspondances entre ses idées et certaines perspectives de la science moderne sur la matière. Il est heureux qu’un grand ouvrage ait traité systématiquement de la première théologie spéculative élaborée avant Augustin sur le mystère du temps.
III – Le IVe siècle : Athanase, Cyrille de Jérusalem, Basile (15-22)
16. Le Mystère du Christ. Contre Apollinaire (IVe siècle), le défi d’un Dieu fait homme (Athanase, Pseudo-Athanase, Grégoire de Nysse), « Les Pères dans la foi » 89-90, Migne, Paris, 2004, 320 p.
17. Les apophtegmes des Pères. Coll. systématique. Ch. XVII-XXI, texte critique, trad. et notes par Jean-Claude Guy, « Sources chrétiennes » 498, Cerf, Paris, 2005, 472 p.
18. Evagrio Pontico, Contro i pensieri malvagi antirrhetikos, Trad. e note a cura di Valerio Lazzari, Ed. Qiqajon, Communità di Bose, 2005, 186 p.
19. Thomas C. Ferguson, The Past is Prologue. The Revolution of Nicene Historiography, « Supplements to Vig. Chr. » 75, Brill, Leiden-Boston, 2005, 226 p.
20. Jan Willem Drijvers, Cyril of Jerusalem : Bishop and City, « Supplements to Vig. Chr. » 72, Brill, Leiden-Boston, 2004, 216 p.
21. Jean-François Racine, The Text of Matthew in the Writings of Basil of Caesarea, « The N.T. in the Greek Fathers » 5, Soc. of Bibl. Lit., Atlanta, 2004, 424 p.
22. Joseph G. Mueller, L’Ancien Testament dans l’ecclésiologie des Pères. Une lecture des Constitutions apostoliques, « Inst. patr. et med. » 41, Brepols, Turnhout, 2004, 634 p.
2815. Dom A. Rousseau, l’infatigable traducteur d’Irénée, signe une traduction des Trois discours contre les ariens d’Athanase. La publication de cette traduction, engagée depuis longtemps, devait attendre l’édition scientifique du texte grec dans la grande publication des Œuvres d’Athanase. C’est désormais chose faite (cf. RSR 88 [2000], p. 285-286 ; et 90 [2002], p. 263-264). A. Rousseau a donc suivi le texte donné par cette nouvelle édition, établie sur la base de deux familles de manuscrits, mais il se réfère continûment à l’édition de Montfaucon, très au fait de la tradition manuscrite, en regrettant que les éditeurs modernes se soient trop écartés des options de celui-ci. Les notes, brèves et peu nombreuses, ne contiennent que des remarques philologiques ou des rapprochements de textes. On retrouve dans la traduction la maîtrise du traducteur d’Irénée.
29R. Lafontaine introduit l’ouvrage par une captatio benevolentiae adressée au lecteur d’aujourd’hui facilement déconcerté par la vigueur de la polémique athanasienne, et le complète par un abondant « guide de lecture », en fait un véritable commentaire (un tiers du volume) qui suit pas à pas les argumentations de l’œuvre. Le centre de gravité de celle-ci est une longue lecture des Écritures prouvant la pleine divinité du Fils et comportant la réfutation du dossier scripturaire de la théologie arienne. Ce texte est le grand classique de l’interprétation nicéenne des Écritures concernant le Christ. Mais le défenseur du consubstantiel n’emploie ce terme qu’une seule fois dans cet ouvrage, lui préférant la formule le propre de la substance du Père. R. Lafontaine opte pour l’authenticité du IIIe livre, contre la thèse de Ch. Kannengiesser, mais avec l’ensemble de la critique, tout en admettant un délai plus long entre la rédaction des IIe et IIIe livres. Son commentaire propose un plan de l’œuvre en six sections, qui enjambent la division en trois livres, plan introduit dans la présentation elle-même du texte. Ce plan met bien en relief la série des argumentations scripturaires successives. Il nous apparaît cependant quelque peu problématique, car il procède à partir des contenus plus qu’à partir du mouvement des argumentations. Nous ferions aussi instance sur une structuration qui ne tient pas compte de la division des trois livres, surtout si la rédaction du livre III doit être située nettement après les deux autres. Le commentateur ne semble pas avoir tenu compte d’une très juste remarque qu’il adresse à H.-J. Sieben, en faisant appel à l’utilisation par Athanase de la rhétorique aristotélicienne : « Il faudrait encore mettre en évidence la stratégie proprement rationnelle de cette théologie polémique » (p. 13). Mais nous reconnaissons la valeur des analyses, des interprétations et des « reprises » proposées, au cours desquelles le commentateur fait référence aux travaux athanasiens de Ch. Kannengiesser. Les deux réalisateurs de ce volume ont accompli un excellent travail, et il faut nous réjouir de disposer désormais d’une bonne traduction d’un texte primordial du discours patristique et de l’histoire de la pensée chrétienne.
3016. Sous le titre Le Mystère du Christ. Contre Apollinaire (IVe siècle), le défi d’un Dieu fait homme, la collection « Les Pères dans la foi » rassemble un dossier de quatre documents anti-apollinaristes du IVe siècle : la Lettre d’Athanase à Epictète, qui réfute diverses opinions grossières de disciples d’Apollinaire mais non la thèse centrale de celui-ci, deux traités pseudo-athanasiens De l’incarnation contre Apollinaire, et enfin la réfutation par Grégoire de Nysse de l’Apodeixis, traité important de l’hérétique qu’il est possible de reconstituer en partie à travers les fragments cités par Grégoire. Ce dossier, traduit sur la PG 26 pour les textes athanasiens, et sur l’édition de Jaeger pour Grégoire, et annoté par R. Winling, est l’objet d’une longue introduction qui fait état des interprétations diverses de la pensée d’Apollinaire aux XIXe et XXe siècles, et retrace l’évolution de l’apollinarisme depuis sa phase d’incubation (352-362) jusqu’à sa manifestation, sa réfutation par Grégoire de Nysse, la politique schismatique d’installation d’évêques, et enfin la division du mouvement après la mort d’Apollinaire. L’anthropologie est au cœur de cette doctrine qui s’est affinée au cours des débats : d’une anthropologie à deux termes (corps, intelligence), celui-ci est passé à une anthropologie à trois termes (corps, âme et intelligence, noûs, venu d’en-haut), ce qui lui permet d’appeler le Christ « nous ensarkos », et donne son sens à la fameuse formule « Une seule nature du Dieu Logos incarnée ». Apollinaire est le premier à s’être confronté à la difficulté proprement christologique du mode d’union du Verbe à son humanité, et il est déjà en conflit avec la perspective antiochienne qu’il estimait séparatiste. Il est persuadé que deux entités parfaites ne peuvent constituer un seul être, et que la disposition d’une liberté proprement humaine n’aurait pu exempter le Christ du péché, car le noûs humain est autokinèton. Sont déjà en cause tous les problèmes qui conduiront d’Ephèse à la crise monothélite. Ce petit dossier et la réflexion qui l’accompagne constituent une bonne synthèse de la doctrine d’Apollinaire.
3117. Ce troisième volume achève la publication des Apophtegmes des Pères avec les ch. XVII-XXI de la collection systématique (cf. RSR 82 [1994], p. 619, et 93 [2005], p. 141). Ce gros travail qui avait été engagé par J.-C. Guy, a été mené à son terme par B. Flusin, B. Meunier et l’Institut des « Sources chrétiennes ». Outre ces chapitres, le volume comporte une série importante d’index qui fait de l’ensemble de l’édition un parfait instrument de travail : concordance entre la collection alphabétique et la collection systématique, index scripturaire, noms de lieux et de personnes, mots grecs. Saluons la mémoire d’un chercheur obstiné dont le nom restera lié à la tradition des Pères du désert.
3218. Sous le titre, Contre les pensées mauvaises, V. Lazzeri a traduit, pour la première fois dans une langue moderne, l’Antirrheticos ou Discours contre les huit péchés principaux d’Evagre le Pontique, avec une bonne introduction de G. Bunge. Ce grand classique de la tradition monastique, parvenu jusqu’à nous seulement en version syriaque — la traduction italienne est faite sur le texte syriaque édité par W. Frankenberg — et arménienne, part de la pratique de Jésus répondant aux tentations de Satan par des paroles d’Écriture. Héritier de la « sagesse des Pères », Evagre collationne ainsi des citations bibliques selon huit chapitres en raison des huit domaines génériques de la tentation par la pensée : gourmandise, fornication, avarice, tristesse, colère, acédie, vaine gloire et orgueil. Après un prologue traitant du nécessaire combat contre les pensées mauvaises, ces chapitres proposent une série de citations bibliques (498 en tout), capables d’opposer une fin de non recevoir aux « suggestions » tentatrices. Chacune est appropriée à telle ou telle tentation typique affectant la vie monastique. Par exemple, « contre la pensée de gourmandise qui me pousse à manger à l’heure de la sieste », est proposée cette parole : « Que Dieu me fasse tel mal et y ajoute tel autre si je goûte du pain ou à quoi que ce soit avant le coucher du soleil » (2 S 3,35). Nous sommes ici à l’origine de la liste des sept péchés dits « capitaux », au sens des sept ou huit têtes de chapitres dans le domaine du péché, qui marquera pour des siècles l’examen de conscience et passera en Occident. Remercions les éditeurs de contribuer à remettre en circulation ce texte plein de finesse psychologique en même temps que de profond sens théologal et biblique.
3319. Dans The Past is Prologue, Th. C. Ferguson entend nous exposer La révolution de l’historiographie de Nicée, par opposition à celle qui était reçue du IVe siècle jusqu’à la deuxième partie du XXe. Le discours historique « standard » tient en effet que le concile de Nicée a été le champion de l’orthodoxie contre Arius. Aujourd’hui cette image doit être remise en cause. Les concepts d’hérésie et d’orthodoxie ne sont plus tenables, alors que la science « universitaire » a démontré la diversité des opinions théologiques avant le concile de Nicée. controverse dite arienne n’a rien d’arienne et il convient de rejeter ce label pour approfondir le développement de la doctrine chrétienne en raison de la croissance de l’autorité épiscopale et du développement du monachisme. C’est Athanase qui a inventé Arius comme l’archétype de l’hérétique. L’ouvrage entend montrer que les premiers historiens de l’Église, d’Eusèbe de Césarée à Philostorge, en passant par Athanase, Epiphane de Salamine et Rufin, ont reconstruit le passé du conflit dans un récit apologétique, en fonction de la position doctrinale de leur propre communauté ou école. L’Histoire ecclésiastique d’Eusèbe de Césarée, avec son livre X comportant le panégyrique de Constantin, ainsi que la Vie de Constantin, donnent le paradigme qui sera suivi par tous les autres, chacun prêchant pour son saint. Eusèbe veut justifier avant tout l’école d’Origène, et Rufin se fait le fondateur de l’historiographie nicéenne. Avec Philostorge le paradigme eusébien est versé dans les outres eunomiennes. A cette lumière l’auteur estime qu’il faut rejeter tant la dichotomie entre histoire et théologie qu’entre hérésie et orthodoxie. Le christianisme nicéen n’était pas forcément le plus fidèle aux Écritures et à la tradition chrétienne. Son hégémonie tient à un certain nombre de facteurs politiques, sociaux, culturels, linguistiques et bibliques.
34Beaucoup de justes analyses de détail sont ici mises au service d’une thèse aussi réductrice que fracassante. Il est vrai que la bipolarisation de la crise du IVe siècle entre Arius et Athanase est une simplification, comme le savent depuis longtemps les historiens. La ligne de démarcation entre foi authentique et hérésie manifeste ne passait pas toujours par la confession formelle de Nicée. Que le rôle des évêques comme docteurs de la foi ait grandi au cours du IVe siècle est aussi une certitude. Grâce à Dieu, l’auteur n’est pas le premier à s’en apercevoir et depuis longtemps les historiens font la part des choses. Aussi l’ouvrage nous semble-t-il enfoncer bien souvent des portes ouvertes et cette appréciation caricaturale de l’historiographie classique n’est pas permise. S’il est vrai que tous les récits de ce qu’il nous permettra d’appeler toujours la crise arienne sont habités par un présupposé doctrinal, l’auteur ferait bien de s’interroger sur les siens propres. Sous l’apparence d’une objectivité historique et de la référence au scholarship, il nous sert une réflexion très engagée au service d’un plat relativisme. Le refus de la distinction entre hérésie et orthodoxie n’est pas seulement anti-dogmatique, il est aussi anti-historique. Car tous les partenaires entendaient bien défendre chacun l’orthodoxie. Cette longue lutte représente une recherche passionnée de la signification du rapport du Fils de Dieu à son Père.
3520. La biographie de Cyrille de Jérusalem est encore à écrire, a-t-on dit. La monographie de J. W. Drijvers va bien au-delà de cette lacune, en élargissant la recherche à l’activité historique de l’évêque dans le cadre de sa ville. Si Cyrille ne fut qu’une figure mineure au plan de la théologie, il fut cependant une figure de proue et controversée, en raison de son ambition politique qui cherchait à établir la primauté de son siège apostolique en Palestine. Car Jérusalem a fait l’objet d’un intérêt grandissant au IVe siècle, en raison de l’attention nouvelle donnée aux lieux saints de la passion du Christ après la conversion de Constantin. L’ouvrage présente l’histoire de Jérusalem depuis Bar Kokhba et la refondation de la ville par Hadrien en 135 jusqu’au temps de Constantin, dont la politique de christianisation a eu de grandes conséquences pour la ville en raison de son programme de construction. Une basilique de grande beauté était déjà construite en 333 sur le Golgotha. Il est hautement improbable que Hélène, la mère de l’empereur, soit historiquement liée à la légende de la découverte de la croix. Quelques dates permettent de jalonner la biographie de l’évêque de Jérusalem : né vers 315, diacre dans les années 330, prêtre vers 343, élu évêque vers 350 dans un climat d’intrigues, avec l’appui d’Acace de Césarée, Cyrille revient à une adhésion stricte à l’orthodoxie — bien qu’il n’emploie jamais le terme de consubstantiel dans ses catéchèses — et se brouille avec son protecteur Acace, devenu son rival et qui le fait déposer par deux fois, mais il meurt sur son siège. L’authenticité des Catéchèses baptismales (prêchées selon l’auteur dès 351) et de sa Lettre à Constance est assurée. On sait que celle des Catéchèses mystagogiques a été depuis longtemps mise en doute pour être attribuée à son successeur Jean. Récemment, plusieurs chercheurs (E.J. Yarnold, A. Doval)reviennent à l’authenticité cyrillienne, thèse à laquelle se rallie l’auteur. Les responsabilités pastorales de l’évêque étaient nombreuses, souci des pauvres, des veuves et des orphelins, accueil des pèlerins, organisation du clergé, audiences judiciaires, gestion de finances importantes, et surtout grande activité liturgique qui se développa considérablement autour des lieux saints. Les Catéchèses nous renseignent, par leurs avertissements, sur la composition religieuse très diversifiée de la Palestine au temps de Cyrille qui parle dans une visée de compétition religieuse sévère avec les païens et les juifs, qui n’étaient nullement en déclin dans la région, et des divers hérétiques, gnostiques et manichéens. Certains auditeurs de Cyrille venaient sans doute de ces divers groupes. Une tentative de reconstruction du Temple de Jérusalem eut même lieu au temps de l’empereur Julien, dit l’Apostat, dans le cadre de sa politique de déchristianisation. A Jérusalem, il voulut faire des juifs des alliés contre le christianisme en leur permettant de rétablir leur culte sacrificiel (il voulait faire mentir les prophéties de Dn 9,26-27 et de Mt 24,1-2). Il semble que les travaux aient commencé en 363, mais qu’ils aient été interrompus par des orages, des tremblements de terre et des incendies. A ce sujet une lettre écrite en syriaque se présente comme écrite par Cyrille et porte sur les nombreux miracles accomplis à cette occasion. Son authenticité soulève le doute. L’intérêt du livre se situe dans la mise en situation historique de l’homme et de son œuvre pastorale.
3621. J.-F. Racine s’est livré à une enquête systématique sur le Texte de Matthieu dans les écrits de Basile de Césarée. Son but est d’éclairer le puzzle de la transmission du texte du N.T. selon les trois traditions dominantes (Alexandrine, Occidentale et Byzantine), qu’il est impossible de dater et de localiser, mais les Pères qui les utilisent sont faciles à situer dans le temps et la géographie. Basile de Césarée est un témoin privilégié pour une étude de ce genre. Car ses œuvres nombreuses citent parfois longuement des passages soigneusement copiés sur un texte écrit. De plus, une étude analogue a été faite sur Grégoire de Nysse, ce qui permet de rendre l’enquête plus pertinente sur l’usage du texte du N.T. en Cappadoce au IVe siècle. L’auteur fournit donc un long apparat critique des citations de Mt chez Basile, en suivant l’ordre des versets de l’évangile et en distinguant ce qui appartient aux œuvres certaines et aux livres contestés, ainsi que les citations mixtes (autres évangiles et autres livres bibliques), et se livre à deux analyses, l’une quantitative et l’autre qualitative ou « de profil », en vue d’évaluer les liens de ces citations aux diverses traditions manuscrites. Le résultat montre que le texte de Mt chez Basile est en accord très majoritaire avec la tradition byzantine (78,6 %). L’accord avec la tradition césaréenne et alexandrine est légèrement inférieur et sensiblement moindre avec la tradition occidentale. L’analyse de profil confirme cette donnée. Comme aucun manuscrit de cet évangile datant du début du IVe siècle ou avant, et relevant de la tradition byzantine, n’est venu jusqu’à nous, Basile représente le témoin le plus ancien de cette tradition. — Quelles conclusions tirer de cette enquête mathématique qui multiplie les tableaux et les statistiques? Le texte byzantin circulait en Cappadoce au milieu du IVe siècle. La recherche a permis une investigation de son type ancien tel qu’il est intégré dans les œuvres de Basile. D’autres analyses permettent certaines reclassifications entre les familles des manuscrits. L’analyse quantitative pourrait donner d’autres enseignements par un affinement de la méthode, dont l’auteur reconnaît les limites. L’étude des citations basiliennes de Lc et de Jn, ainsi que du corpus paulinien, pourrait causer des surprises, si leur texte change de caractère de document en document. De même l’édition critique des œuvres ascétiques et homilétiques de Basile aiderait à élargir l’enquête.
3722. L’excellente thèse française du jésuite américain J. G. Mueller, L’Ancien Testament dans l’ecclésiologie des Pères. Une lecture des Constitutions apostoliques, intéressera les ecclésiologues des institutions, les patristiciens et les spécialistes de l’histoire de l’exégèse biblique : « Nous proposons une étude critique d’un moment de l’histoire de l’exégèse vétérotestamentaire que nous dirons ecclésiologique ». Après un « déblayage » critique des nombreuses questions posées par cette compilation rédigée vers 380 en Syrie, son genre littéraire, ses grandes sources, ses orientations théologiques, ses procédés pseudoapostoliques et son hétérodoxie trinitaire, l’auteur analyse l’utilisation de l’A.T. par le compilateur des CA : le canon auquel il renvoie, les procédés exégétiques employés, la typologie, son lien à l’exégèse antiochienne, sa théologie de l’histoire du salut. Cette démarche le conduit à évaluer la place de l’A.T. et de l’interprétation mutuelle de la loi et des prophètes et des évangiles dans une théologie globale de l’Église, et la justification par les CA de la fondation divine de ses institutions. Cette lecture de l’Écriture exerce une influence sur le remaniement opéré par le complilateur de l’ecclésiologie des institutions contenues dans ses sources. L’auteur fait prélection sur deux cas majeurs et typiques, le recours à l’A.T. pour la thématique du presbytérat et de la pénitence. Constatation intéressante : la reprise des catégories sacerdotales à propos des ministères du N.T. n’est pas motivée par la seule analogie entre le culte sacrificiel du Temple de Jérusalem et le culte sacramentel chrétien. Elle englobe les deux autres fonctions de l’annonce de la Parole et du gouvernement de la communauté. Autrement dit, ce sont les trois fonctions majeures du ministère épiscopal que le rédacteur enracine dans la fonction sacerdotale ancienne. Une synthèse sur le rapport entre le témoignage apostolique et l’A.T. répond alors aux analyses, le paradoxe du rédacteur étant de prétendre à une apostolicité sans tradition, et de présenter son ouvrage comme un écrit deutérocanonique du N.T.
38Nous avons là le tableau précis du secteur ecclésiologique et institutionnel de l’exégèse patristique. L’ouvrage est porté par une thèse, fruit d’une interrogation personnelle sur le fait que la fondation des ministères de l’Église dans les années post-conciliaires était exclusivement traitée à partir du N.T. Or « l’autorisation » plénière de la fondation divine d’une institution ecclésiale doit tenir compte du rapport fondateur entre les deux Testaments. Il en va pour l’ecclésiologie comme pour la christologie : de même que l’exégèse patristique a développé largement la typologie prophétique en christologie, de même l’exégèse institutionnelle la met en œuvre au plan de l’Église. Le compilateur des CA exerce constamment la vérification de ce rapport à propos de chaque institution. Cette exégèse ecclésiologique et institutionnelle est différente des exégèses spirituelle, dogmatique et monastique. — Ce travail se recommande par l’ampleur de l’enquête menée au croisement de plusieurs disciplines. L’auteur est attentif au risque de régression que cet appel à l’A.T. comporte, et remarque certaines failles qui sont la conséquence du subordinatianisme du compilateur. Il donne nombre de dossiers réussis sur des questions précises (par exemple le genre littéraire original des CA ). Le rapport entre A.T. et N.T. méritait vraiment cette étude concernant le Church Order.
IV – Du Ve au VIIe siècle (23-32)
24. Laurence Brottier, L’appel des « demi-chrétiens » à la « vie angélique ». Jean Chrysostome prédicateur entre idéal monastique et réalité mondaine, « Patrimoines, Christianisme », Cerf, Paris, 2005, 422 p.
25-26. Socrate de Constantinople, Histoire ecclésiastique, Livre I, texte de l’éd. Hansen, trad. par Pierre Périchon et Pierre Maraval, Intr. et notes par P. Maraval, « Sources chrétiennes » 477, Cerf, Paris, 2004, 268 p. ; Livres II-III, « S. Ch. » 493, 2005, 366 p.
27. Jean Philopon, La création du monde, trad. par Marie-Claude Rosset et Marie-Hélène Congourdeau, intr., notes et guide thém. par M.-H. Congourdeau, « Les Pères dans la foi » 87-88, Migne, Paris, 2004, 320 p.
28. Jacques de Saroug, La fin du monde. Homélies eschatologiques, Intr. trad., guide thém. par Isabelle Isebaert-Cauuet, « Les Pères dans la foi » 91, Migne, Paris, 2005, 228 p.
29. Patrologia Orientalis, T. 49, Fasc. 4, No 220. The arabic Life of Severus of Antioch attributed to Athanasius of Antioch, Ed. and transl. by Youhanna Nessim Youssef, Pont. Ist. Or., Roma, Diffusion Brepols, Turnhout, 2004, p. 370-516.
30. Giovanni Climaco, La Scala, Traduzione e note a cura di Luigi d’Ayala Valva. Introduzione di John Chryssavgis, Edizioni Qiqajon, Bose, 2005, 546 p.
31. Livre d’heures du Sinaï, Intr., texte critique, trad., notes et index par Soeur Maxime (Leila) Ajjour, avec la coll. de Joseph Paramelle, « Sources chrétiennes » 486, Cerf, Paris, 2004, 492 p.
32. Jean Cassien entre l’Orient et l’Occident. Actes du colloque international organisé par le New Europe College et la Ludwig Boltzmann Gesellschaft (Bucarest, sept. 2001), ed. Cristian Badilita et Attila Jakab, Beauchesne, Polirom, Paris, 2003, 264 p.
3923. L. Brottier traduit et commente deux courts panégyriques qu’elle met en série, celui de Mélèce d’Antioche par Jean Chrysosotome, et celui du même Jean par Jean Damascène, afin de souligner les analogies de situation entre les trois héros. Des notices, annexes et notes abondantes complètent le livre. Le texte de Jean Chrysostome est repris de l’édition Montfaucon, celui de Jean Damascène de B. Kotter (Abbaye de Scheyern en 1988) et traduit pour la première fois. Les œuvres font l’éloge de l’évêque idéal. Les analyses portent surtout sur la technique rhétorique des deux auteurs, en raison de l’héritage du genre littéraire hellénistique du panégyrique (Ménandre). Ce travail d’orfèvre a bien sa place dans une collection des Belles lettres. Mais nous ne partageons pas tout à fait l’enthousiasme de la traductrice pour ses auteurs. Ces deux homélies sombrent dans la surenchère des superlatifs et comportent trop de silences. Submergées par les topoi de la rhétorique, elles nous informent bien peu sur leurs héros. Ces figures de l’idéal de l’évêque ne sont plus réelles. — Notons une annexe intéressante sur l’orthodoxie de Mélèce d’Antioche qui fut l’un des quatre évêques de la ville en conflit au cours du grand schisme raconté naguère par F. Cavallera. Mélèce semble avoir suivi la trajectoire de Cyrille de Jérusalem, tous deux ordonnés par les milieux ariens avant de se convertir « en substance » au consubstantiel. Il a été soutenu invariablement par Basile de Césarée, alors qu’Athanase penchait pour le nicéen Paulin. Cette histoire de la lente réconciliation de communautés à un épiscopat unique a ses parallèles avec la situation des évêques jureurs et non-jureurs au moment de concordat de 1801. Elle en a aujourd’hui encore avec la situation chinoise. Elle mériterait à ce titre une étude proprement théologique.
4024. C’est un livre rigoureux et chaleureux, que Laurence Brottier vient de publier sur Jean Chrysostome avec L’appel des « demi-chrétiens » à la « vie évangélique ». On pourrait aussi intituler ce portrait du grand pasteur « Jean Chrysostome par lui-même », tellement les citations de l’orateur s’enchaînent de manière continue dans cette « mise en perspective ». L’auteur retrace l’itinéraire de Jean, fait « de ruptures et de continuité », et son projet pastoral qui ne pouvait accepter la séparation entre deux types de chrétiens. Il aurait voulu que toutes les villes vivent les exigences d’une vie monastique. L’idéal chrétien du prédicateur s’exprime avec les termes sportifs qu’il affectionne pour parler du combat ascétique, véritable compétition entre athlètes dont le Christ est l’agonothète. Il souligne que la première mission du prêtre, c’est l’enseignement, un enseignement divin absolument urgent, et dont le contenu échappe à l’enseignant. Une certaine exaltation le porte à se voir « au miroir de saint Paul », l’apôtre de sa prédilection. Jean le prédicateur sait s’adapter à la diversité de ses auditoires, des plus hellénisés aux plus barbares.
41L’auteur aborde franchement les ambivalences du caractère de l’homme, colérique, impérieux, autoritaire et intransigeant, supportant mal la contradiction, réformateur intempestif, redresseur de torts, interventionniste même pour ce qui n’est pas de son ressort. Pour toutes ces raisons, Jean s’attira de fortes inimitiés qui ne furent sans doute pas pour rien dans sa déposition. Il faisait même une lecture « violente » de la figure de Jésus en soulignant ses justes colères. Dans sa pastorale il évolua vers la coercition au point d’épouser avant l’heure les traits d’un inquisiteur, au moins au plan du discours. Son vocabulaire est celui de la chasse, des embuscades et de la capture. Son zèle nous apparaît comme très indiscret et il se livre à des exhortations et des décisions inacceptables, mais pas pour autant « compréhensibles ». C’est dans cette attitude globale qu’il faut comprendre les homélies anti-juives de Jean. Des pages fort intéressantes concernent l’appropriation des mystères bibliques à travers la méthode qui consiste à croiser le récit entendu avec celui de sa propre existence. De même que les donateurs de tableaux se faisaient représenter présents à la scène, de même Jean conseille d’inviter le Christ chez soi ou de s’inviter à la scène par la représentation mentale, afin d’y participer spirituellement. Il annonce ici les Exercices spirituels d’Ignace de Loyola. Jean exprime aussi son lien à sa communauté à travers une triple référence amoureuse, le père, l’amant et la mère. Il est particulièrement sensible à l’image de l’amour maternel, à l’exemple de saint Paul. La vie chrétienne est la « vie évangélique », c’est-à-dire à peu de chose près la vie monastique qui doit être celle de tout chrétien. — Cet excellent ouvrage serait plus aisé à lire, s’il était un peu plus aéré : nous avons noté qu’un seul alinéa fait 13 pages continues (p. 71 à p. 84) ! Dans sa présentation de certains thèmes l’auteur nous semble un peu victime des exagérations oratoires de ce maître de l’éloquence. Y. Congar avait noté naguère le topos littéraire du refus de l’épiscopat, particulièrement mis en relief dans l’œuvre de Jean. Car il était de bon ton de protester que l’on était ordonné malgré soi : le contraire aurait été le signe de son ambition. Ce ne sont que choses mineures dans une étude par ailleurs remarquable.
4225-26. Les « Sources chrétiennes » commencent la publication de l’Histoire ecclésiastique de Socrate de Constantinople. Ce travail était en chantier depuis longtemps aux soins du P. Pierre Périchon (?) qui avait laissé une première traduction et tenté l’élaboration d’un texte critique. P. Maraval a repris l’ensemble du projet et réécrit la traduction. Il a préféré reprendre l’édition du texte grec établi par G. C. Hansen (GCS ) publiée entre temps. Les deux premiers volumes parus comportent le livre I, qui traite de l’Église sous le règne de Constantin, les livres II (le plus long de l’Histoire ecclésiastique ) et III, traitant respectivement des règnes des fils de Constantin (surtout de Constance), c’est-à-dire principalement de la crise arienne et des règnes de Julien (sa politique religieuse) et de Jovien. Espérons que les quatre autres livres ne tarderont plus.
43Dans une introduction serrée, P. Maraval présente Socrate de Constantinople, le « skolastikos », le nicéen convaincu et même l’athanasien, mais aussi le novatien discret. Il serait un clerc, alors que J. Quasten l’estimait plutôt laïc. Son récit est de ceux qui ont fixé l’historiographie « orthodoxe » de la crise arienne. Socrate se met sous le patronage d’Eusèbe qu’il surpasse sans doute en objectivité. Il entend continuer son œuvre en traitant de l’époque allant de 305 à 439. Chaque livre couvre le règne d’un empereur, mais il entend faire une histoire ecclésiastique, c’est-à-dire raconter ce qui s’est passé dans les Églises, en particulier leurs conflits. Sa première source fut Rufin. Mais il a réécrit les livres I et II de son œuvre, après avoir constaté les erreurs de Rufin à la lumière d’une documentation plus large. Maraval est très réticent à l’égard de l’opinion dominante selon laquelle Socrate aurait eu recours à une hypothétique Histoire ecclésiastique de Gélase, un successeur d’Eusèbe. Car l’origine des éléments supposés empruntés à Gélase peut se trouver dans les sources déclarées par Socrate lui-même. Pourquoi d’ailleurs aurait-il caché cette source, alors qu’il reconnaît formellement les autres? Socrate fait aussi appel à la Vie de Constantin d’Eusèbe, ainsi qu’aux écrits et aux lettres d’Athanase. Il a eu le souci de chercher la vérité des faits, et dit avoir enquêté parmi les survivants. Il aime donner des dates et des listes épiscopales, et citer des actes conciliaires et des lettres. — La traduction est excellente malgré la lourdeur des transitions qui sont le fait de Socrate (On nous pardonnera de relever cette maladresse : Hélène « invitait aussi à manger les vierges inscrites sur les registres des Églises » (I,17,12 ; p. 181). Une légère inversion des mots serait opportune). L’annotation historique est précise, mais sobre au plan théologique. Socrate est sans doute plus un chroniqueur attentif, voire un documentaliste, qu’un véritable historien. Il ne faut pas chercher chez lui de philosophie ni de théologie de l’histoire. Il se contente de la « simple narration des faits ». Le grand intérêt de son récit vient de l’abondance de sa documentation, des textes cités et d’un récit écrit « sine ira et studio ».
4427. Jean Philopon (+ ou - 490-575), philosophe et théologien d’Alexandrie, a écrit un traité sur La création du monde traduit pour la première fois en français par M.-Cl. Rosset, et introduit et commenté par M.-H. Congourdeau. Cette dernière suit l’opinion de W. Wolska et date l’ouvrage un peu avant 553, plutôt qu’en 556. La traduction est faite sur le texte édité par G. Reichhardt en 1897. Le traité comprend sept livres, traitant des six jours et du sabbat. Son intérêt est de se pencher sur la question, déjà difficile à l’époque, de l’articulation entre données scientifiques et données bibliques. Il s’attache principalement à deux problèmes. Philopon justifie l’enseignement biblique d’une création dans le temps contre les philosophes grecs, sujet controversé pour lequel il a déjà été critiqué. Avec l’école d’Alexandrie il tient pour un monde sphérique et non une arche à deux étages comme les antiochiens. Son enseignement s’inscrit dans la suite des homélies de Basile de Césarée sur l’Hexaemeron. L’autre problème est celui de la création des anges. Basile situait cette création avant celle du monde à la différence des antiochiens. Philopon prend le parti de son maître. Le commentaire des premiers jours spécule sur le en archè à la suite de Basile, et aborde les questions astronomiques. Philopon affirme la dépendance des philosophes et des savants grecs, Hipparque et Ptolémée, par rapport à Moïse. Il est sensible au fait que pour les vivants « la création a progressé à partir des êtres moins parfaits vers les plus parfaits, en passant par des intermédiaires ». Pour la création de l’homme, il s’attarde à la délibération que Dieu fait avec lui-même, parce que « l’homme est une grande chose par rapport aux autres êtres intramondains ». Le pluriel « Faisons » est une annonce de la foi trinitaire. Philopon fait une différence entre la création « à l’image », reçue d’emblée, et la création « à la ressemblance », reçue seulement en puissance. Le débat de Philopon avec la pensée et la science de son temps est certainement instructif. Mais peut-être les éditrices ont-elles projeté exagérément sur lui le débat moderne entre science et foi. Le bref survol du défi entre science et foi à travers les siècles est lui aussi trop schématique pour être vraiment utile. Mais ce n’est qu’un détail au regard du service rendu par cette excellente traduction.
4528. Après la création, voici La fin du monde avec Huit homélies de Jacques de Saroug, traduites pour la première fois en français par I. Isebaert-Cauuet sur la base du texte syriaque édité en 1905 par P. Bedjan. Jacques (mort en 521), prêtre puis évêque, est un héritier d’Ephrem et un représentant de l’Ecole d’Edesse. Dans le climat des luttes christologiques consécutives à Chalcédoine, il est un monophysite discret. Son œuvre importante est faite d’homélies (mimre ), d’hymnes et de cantiques, et aussi de lettres, pour lesquelles il fut surnommé « Harpe de l’Église » et « Flûte de l’Esprit Saint ». Ces huit homélies sont l’exemple d’un genre littéraire original, narratif et méditatif, inscrit dans une métrique destinée à la récitation rythmée et qui pouvait prendre place à l’office. Les homélies passent en revue les divers événements de la fin des temps : le second avènement du Christ, le jugement dernier, les bouleversements cosmiques, la résurrection, l’accomplissement des signes de temps, la vanité du monde, la fuite du temps, l’imminence et l’appel à la conversion. La traduction est belle, mais la traductrice n’a pas cru devoir traduire le terme remzâ, « personnification de la pensée de Dieu, prononcée sous forme de commandement et réalisée grâce à sa puissance ». Nous le regrettons, car la première tâche d’un traducteur est de traduire, même s’il ne trouve pas du premier coup le mot juste.
4629. La Patrologia Orientalis publie l’édition et la traduction anglaise de la version arabe de La vie de Sévère d’Antioche attribuée à Athanase, patriarche anti-chalcédonien d’Antioche de 594 à 631. L’une et l’autre ont été réalisées par Youhanna Nessim Youssef qui présente la tradition manuscrite d’un texte dont nous possédons des fragments coptes, une version éthiopienne et quatre témoins de la version arabe. L’attribution ancienne à Athanase est loin d’être certaine, parce que certains traits du texte démontrent que l’auteur est certainement égyptien. La date doit être située entre le VIIe et le VIIIe siècle.
47Sévère fut une figure de proue en Orient au cours des conflits qui ont suivi le concile de Chalcédoine. Cette biographie, faite de petites scènes édifiantes, s’inscrit dans les canons de l’hagiographie ancienne. Sévère, baptisé à trente ans selon la coutume en Syrie, et qui vécut d’abord dans la vie monastique, fut un ascète et un spirituel, un héros et un saint, favorisé par des apparitions et des visions, et enfin un auteur de miracles. Il est comparé à David, Elie, Moïse et Daniel. La controverse avec Macédonius est longuement racontée. Sévère eut à souffrir des nestoriens, et après sa déposition termina sa vie en Egypte. La biographie s’achève dans un climat de louange inconditionnelle. Ce texte quelque peu monolithique est important comme expression de la christologie monophysite modérée qui refuse avant tout le vocabulaire des deux natures. J. Lebon s’était naguère employé à la réhabiliter en raison de ses similitudes avec celle de Cyrille d’Alexandrie.
4830. La Communauté de Bose publie une nouvelle traduction italienne de l’Echelle du Paradis de Jean Climaque. La traduction de ses trente degrés de sainteté est due à L. d’Ayala Valva. En l’absence d’une édition critique, qu’on ne peut encore espérer dans des délais prévisibles, le texte est repris du moine athonite Sophronios (Constantinople, 1883). Une bonne introduction est donnée par J. Chryssavgis, qui, avec les chercheurs récents, retarde les dates de Jean, de 579/599 pour la naissance, à 659/679 pour la mort, ce qui fait de l’ermite un auteur du VIIe siècle. Il le situe dans la tradition orientale d’Origène et d’Evagre, et souligne l’influence de l’ouvrage en Orient. L’analyse du contenu spirituel de l’Echelle insiste sur le thème spirituel de l’éros divin.
4931. Le Livre d’heures du Sïnaï, manuscrit d’un horologion du IXe siècle, est publié aux « Sources chrétiennes » par Soeur M. Ajjoub. Le P. J. Paramelle a révisé l’établissement du texte ainsi que la traduction. Une longue introduction présente le site et l’histoire du monastère du Sinaï, puis le codex unique du document (Sinaiticus 864). Il s’agit sans doute d’un recueil factice de pièces liturgiques, élaboré pour l’usage personnel d’un moine. L’analyse des écritures permet de le dater de la seconde moitié du IXe siècle. Son origine est difficile à déterminer : une hypothèse oriente vers l’Italie byzantine. Le contenu du recueil est fait des offices de sexte et de none et surtout de l’office de nuit. Il comprend des psaumes, des tropaires, des canons, des macarismes et autres prières L’ensemble est analysé avec grande technicité, par la comparaison avec d’autres horologia. L’éditrice cherche à en manifester la structure originale, avec sa métrique et les données philologiques qui le caractérisent. Un chapitre écrit par Mgr Pierre Kholodiline en dégage le genre littéraire et la théologie. Le ton du recueil est celui de la supplication du pécheur, mais aussi et surtout de la louange de Dieu, de la Trinité, du Christ et de ses mystères de la passion et de la résurrection, des saints, en particulier la Vierge Marie et Jean Baptiste. Les formules sont poétiques, souvent répétitives et hyperboliques. La christologie est fidèle au vocabulaire de Chalcédoine et même de Constantinople III. La louange de la Vierge Theotokos est particulièrement chaleureuse. Les spécialistes de la tradition liturgique trouveront certainement dans ce document rare et exceptionnel de quoi approfondir notre connaissance de la grande liturgie des heures.
5032. Jean Cassien entre l’Orient et l’Occident est un ouvrage collectif, fruit d’un colloque tenu à Bucarest et publié par C. Badilita et A. Jakab. C’est la première fois qu’un groupe de chercheurs et de spécialistes se penche sur cet homme qui fut un pont entre l’Orient et l’Occident : né sur le territoire actuel de la Roumanie, moine en Syrie et en Egypte, réfugié à Constantinople et ordonné diacre par Jean Chrysostome, il passe la seconde partie de sa vie à Rome puis à Marseille où il fonde deux monastères et rédige ses écrits ascétiques et théologiques. Le volume constitue une petite somme sur son environnement monastique et les divers aspects de sa pensée. Cassien tient la doctrine de la theotokos, terme que n’emploie pas son maître antiochien Chrysostome. Une contribution importante de S. Taranto le lave de tout soupçon de « semi-pélagianisme ». M. Alexandre consacre une longue étude à la « prière de feu » chez Cassien, thème qui résume son expérience de Dieu et sa pédagogie spirituelle.
V – Histoire et Théologie des Pères (33-40)
34. Michael Fiedrowicz, Christen und Heiden. Quellentexte zu ihrer Auseinandersetzung in der Antike, Wissensch. Buchgesellschaft, Darmstast, 2004, 800 p.
35. The Apostolic Age in Patristic Thought, édited by A. Hilhorst, “Supplements to Vig. Chr. » LXX, Brill, Leiden-Boston, 2004, 258 p..
36. Wolf-Dieter Hauschild/Volker Henning Drecoll, Le Saint-Esprit dans l’Église ancienne, « Traditio christiana » XII Version française par Gérard Poupon, Peter Lang, Bern-Berlin-Bruxelles, 2004, 372 p.
37. Norman Russell, The Doctrine of Deification in the Greek Patristic Tradition, “Oxford early christian Studies”, Univ. Press, Oxford, 2004, 418 p.
38. Paul L. Gavrilyuk, The Suffering of the Impassible God. The Dialectics of Patristic Thought, “Oxford Early Christian Studies”, Univ. Press, Oxford, 2004, 210 p.
39. Poteri religiosi e istituzioni : il culto di San Costantino imperatore tra Oriente e Occidente, a cura di Francesco Sini et Pietro-Paolo Onida, G. Giappichelli — Isprom Torino, 2003, 496 p.
40. Michelina Tenace, L’homme transfiguré par l’Esprit, Lumière de l’Orient sur la vie consacrée, Éditions Lessius, Bruxelles, 2005, 190 p.
5133. Mission et expansion du christianisme aux trois premiers siècles, voici la troisième œuvre de Harnack publiée par la maison du Cerf (dans sa dernière édition de 1924), après Histoire des dogmes et Marcion (cf. RSR 93 [2005], p. 112-115). L’ouvrage, qui se lit sans effort, est parfaitement traduit par J. Hoffmann, présenté par Michel Tardieu qui le situe à son époque et dans l’œuvre de Harnack, et accompagné d’une brève postface de P. Maraval. Il est distribué en quatre livres. — I. les origines : la diffusion du christianisme a été favorisée par le réseau des synagogues et l’implantation des juifs dans les diverses régions de l’Empire ; elle l’a été aussi en raison de l’unité politique et de l’homogénéité culturelle du bassin méditerranéen. Le christianisme a profité enfin de ses similitudes avec l’hellénisme philosophique qu’il a su intégrer dans un syncrétisme original, thèse particulièrement chère à Harnack. Le récit part de l’envoi des disciples par Jésus, et souligne que la mission chrétienne s’adresse d’abord aux juifs avant de passer aux païens. Les Actes et l’analyse des missions de Paul (pour lequel Harnack ne ménage pas son admiration) permettent une première histoire de la mission. — II. la prédication missionnaire en paroles et en actes. C’est la partie la plus convaincante dans sa description méthodique et la présentation de la vie des communautés avec toute leur force d’attraction : le sens de la guérison, la lutte contre les démons, la prédication en acte de l’Évangile de l’amour et de la bienfaisance et sa dimension sociale reconnue par les païens eux-mêmes, l’aumône, l’aide aux veuves et aux orphelins, aux pauvres et aux malades, aux prisonniers et à la sépulture des indigents, la sollicitude pour les esclaves et les victimes de calamités, le droit au travail et à l’hospitalité. Harnack multiplie dans ces pages les citations des Pères. On y sent son admiration, alors qu’il parle avec plus de réticence de la religion de l’esprit (phénomènes charismatiques et prophétiques), de l’autorité et de la raison, conformément aux options de l’Essence du Christianisme. Harnack est mal à l’aise devant les références du christianisme naissant à la transcendance. Même réticence et dépréciation à l’égard des sacrements et des « mystères », évoqués u bénéfice de la complexio oppositorum. Mais il affirme très justement : « Le christianisme n’a jamais été une religion du livre au sens propre du terme, comme l’est l’Islam, et il ne l’est jamais devenu ». Il est plutôt une religion syncrétique : « il s’agit du syncrétisme de la religion universelle ». C’est ainsi qu’il a pu attirer les peuples les plus divers. III. les missionnaires chrétiens : l’auteur traite de l’évolution du vocabulaire des ministres et du développement des ministères. Mais l’origine de la trilogie évêque, prêtre, diacre, n’est connotée que par allusion. La grande méthode de la mission est évidemment celle de la catéchèse qui aboutit à la réception du baptême et de l’eucharistie. Un chapitre consacré à l’onomastique des fidèles du Christ et à l’extension progressive des prénoms chrétiens manifeste l’intelligente curiosité de l’auteur. C’est à propos de la formation des communautés que Harnack s’intéresse à l’importance de l’épiscopat « monarchique ». Ce troisième livre s’achève par l’étude des « réactions » païennes au christianisme : réactions politiques dues au fait que les chrétiens refusaient le culte de l’empereur, ce qui conduit à l’histoire des persécutions ; réactions de l’intelligentsia de la société (Lucien, Porphyre). La conclusion de l’auteur est double : l’Église est missionnaire par sa simple existence ; elle a réussi son projet de devenir la religion universelle dans un empire universel.—Le livre IV change de méthode en faisant l’inventaire des implantations chrétiennes depuis l’époque apostolique jusqu’à la fin du IIIe siècle, et en donnant les dates principales de l’histoire de la mission. L’étude s’intéresse à la pénétration du christianisme dans les milieux cultivés, dans la haute société, chez les fonctionnaires, à la cour impériale, dans l’armée et chez les femmes qui ont joué un rôle important dans cette propagation et dans la vie des communautés en raison de la proclamation chrétienne de l’égalité de l’homme et de la femme.
52Le grand théologien protestant allemand suscite toujours intérêt et parfois fascination. Quatre-vingts ans après sa dernière parution, cet ouvrage garde une valeur scientifique et provoque aussi l’admiration pour la qualité de l’information mise en œuvre. Il est mené avec une attention intelligente et curieuse exploitant les données les plus ténues. L’auteur est comme obnubilé par son sujet. Certains chapitres constituent de petites synthèses qui n’ont rien perdu de leur intérêt. Sans doute le livre reste-t-il daté. Mais en son ordre, l’ouvrage n’a pas été remplacé et reste régulièrement mentionné. Harnack voulait faire une œuvre historique et scientifique et sortir de l’apologétique qui marquait peu ou prou les histoires antérieures. Mais il a tort de prétendre que son ouvrage ne contient aucune hypothèse, « et qu’il ne fait que rassembler des faits ». Sa propre conception de la foi chrétienne constitue l’hypothèse interprétative des faits qu’il rassemble, et l’on y sent l’affleurement de ses convictions doctrinales. Certains jugements péremptoires sur Jésus et les évangiles apparaissent dépassés à la lumière de l’exégèse postérieure. Mais Harnack a aussi rendu compte de la greffe chrétienne sur l’Empire romain et de son entrée dans la constitution de la culture européennes. La religion chrétienne a conquis un État mondial en cherchant à devenir une religion mondiale.
5334. L’ouvrage de M. Fiedrowicz, Chrétiens et païens dans le monde antique, fournit une sorte de somme textuelle des sources concernant la controverse qui opposa les uns et les autres pendant les cinq premiers siècles. Il donne une vue d’ensemble du débat et recense ses grands partenaires : d’un côté les apologètes des IIe et IIIe siècles, et les grands auteurs des IVe et Ve, bref l’essentiel de la littérature chrétienne ; de l’autre, Lucien, Apulée, Aristide le rhéteur, Marc Aurèle, Celse, Porphyre, Hiéroklès, Julien, dit l’Apostat, et Symmaque. Chaque partenaire est présenté dans une brève notice illustrée par la citation de quelques textes. Une seconde section classe de nouveaux textes en mettant dans un ordre systématique les grands arguments employés des deux côtés de ce conflit. Les grands topoi du débat sont la rationalité de la foi, la moralité et la loyauté politique des chrétiens, leur antériorité historique et la théorie du plagiat, l’expansion du christianisme comme preuve de sa vérité, la critique chrétienne des religions antiques, la dispute avec la philosophie (le conflit sur le Christ, sa naissance, ses miracles, la croix et la résurrection), la controverse sur la Bible (crédibilité des auteurs bibliques, l’argument prophétique, l’allégorie), le christianisme comme « vraie philosophie », enfin la prétention du christianisme à une vérité universelle. Le thème est chaque fois présenté et illustré par une série de textes. Une dernière partie, appelée Commentaire, est constituée par les notes explicatives jugées nécessaires, doublées de précieuses indications bibliographiques.
54L’ouvrage se présente donc comme un énorme dossier de travail : l’auteur fournit les sources mais ne traite pas le sujet et ne donne aucune conclusion, tout en renvoyant à une monographie antérieure sur l’Apologie dans le premier christianisme. Il se contente d’instruire le procès. Cet instrument met entre les mains des chercheurs une riche documentation. Sa nouveauté tient dans la mise en miroir des textes chrétiens et païens, malgré la disproportion qui demeure entre les uns et les autres. Car c’est la quasi totalité de la littérature patristique qui est appelée à comparaître, tandis que le dossier des auteurs païens se réduit à une quinzaine de noms, et reste latéral. Néanmoins, l’hypothèse même d’un travail de ce genre pose quelques questions. Car le découpage thématique des textes, avec l’émiettement qu’il entraîne, est inévitablement artificiel. Si l’auteur a su éviter la répétition des mêmes citations (7 fois sur 526 numéros), il a réparti le même passage en diverses rubriques. La mise en relief de l’objectivité d’un thème se fait alors au détriment de l’intention d’une œuvre qui touche souvent à plusieurs arguments. Heureusement l’auteur a su corriger ce danger en citant très largement les textes.
5535. L’Age apostolique dans la pensée patristique est un ouvrage collectif, édité par A. Hilhorst qui se donne pour tâche de représenter l’image, souvent idéalisée, que l’époque patristique se faisait des origines chrétiennes. Les débats portèrent sur le concept d’apostolicité, ses origines et sa spécification chrétienne : la notion d’apostolicos ; la tradition apostolique (chez Irénée et Origène) ; les miracles du temps des apôtres ; l’origine de la charge apostolique et la succession apostolique ; la liturgie ; les limites de l’ère des apôtres ; le mouvement ascétique comme retour à l’ère apostolique ; sa représentation dans l’iconographie et la normativité reconnue à cette époque. Tout n’est pas nouveau dans ce recueil, mais il constitue un ensemble riche et suggestif.
5636. W.-D. Hauschild et V. Henning Drecoll ont rassemblé sous le titre Le Saint-Esprit dans l’Église ancienne, un abondant florilège de textes patristiques portant sur la doctrine du Saint-Esprit depuis la Didachè jusqu’à saint Augustin. L’ensemble est divisé en trois sections thématiques : « L’Esprit dans l’histoire : Église et Écriture », portant sur le rôle de l’Esprit dans l’Église ; « L’Esprit et l’homme », centré sur l’illumination et la sanctification du croyant ; « L’Esprit et Dieu : Esprit Saint, Jésus Christ, Dieu » sur le développement du dogme trinitaire. Les textes sont donnés dans leur langue originale (grec, latin, voire syriaque) selon les éditions scientifiques, et les traductions françaises sont empruntées le plus souvent à la collection des Sources chrétiennes. Une longue introduction récapitule les données les plus importantes du corpus. L’Esprit est d’abord considéré comme la communication même de Dieu à l’homme, et étudié dans ses manifestations ecclésiales, sans que l’on s’interroge explicitement sur son identité personnelle. Une place importante est donnée à « la crise des fondements chrétiens au IIe siècle » qui se manifesta par différentes formes de prophétie charismatique, de révélation extatique et d’illumination mystique (montanisme, gnose valentinienne), qui conduiront à la fixation de normes et d’institutions ecclésiales. C’est aussi l’époque de la Geistchristologie. D’Irénée à Origène se constitue dans la grande Église une pneumatologie qui rattache l’Esprit à la Bible et à l’Église : « Là où est l’Église, là est l’Esprit de Dieu », proclame Irénée. Le IVe siècle sera celui de la constitution formelle du dogme pneumatologique, qui aboutira en 381 à la proclamation conciliaire de la doctrine de Basile de Césarée dans le Credo de Nicée-Constantinople. Après quoi, l’Occident prendra un certain relais avec la doctrine augustinienne. Ce livre, certainement utile, pose la difficile question du choix des textes et de leur découpage. La place donnée aux écrits « hétérodoxes » est parfaitement justifiée. On s’étonnera cependant de l’absence des nombreux textes anciens de confessions de foi, porteurs de la trilogie Père, Fils, Esprit, et qui inscrivent ce dernier dans une première perception du mystère trinitaire, que les auteurs semblent sous-estimer aux IIe et IIIe siècles.
5737. Norman Russell donne une nouvelle synthèse de La doctrine de la déification dans la tradition patristique grecque. Sa référence est le livre de J. Gross sur le même thème, qui date de 1938, La divinisation du chrétien d’après les Pères grecs. Contribution historique à la doctrine de la grâce, recensée en son temps par le P. J. Lebreton (cf. RSR 30 [1940], p. 243-247). Le thème, dont l’importance a été mieux reconnue dans la deuxième moitié du XXe siècle, méritait cette reprise. Après les jugements négatifs de Harnack qui voyait dans la déification une dérive hellénistique du christianisme, des auteurs orthodoxes comme M. Lot-Borodine, V. Lossky et Ph. Sherrard, et des catholiques comme J. Daniélou, L. Bouyer et H. Urs von Balthasar en ont montré l’enracinement paulinien. En 1954, H.-I. Dalmais écrivait le célèbre article « Divinisation » du Dictionnaire de spiritualité. Le livre de Gross comportait certaines faiblesses : resté très descriptif, il n’étudiait pas le vocabulaire du thème et ne remontait pas aux questions auxquelles les discussions sur la divinisation essayaient de répondre ; enfin son attention était exagérément centrée sur les notions d’incorruptibilité et d’immortalité, au détriment de la communion avec Dieu. Russell reprend le même parcours que son prédécesseur, mais en remontant plus haut et en prolongeant plus avant : il étudie les analogies de la déification dans le monde gréco-romain, des origines du thème aux cultes des mystères helléniques et à la religion philosophique ; les apports bibliques et juifs, de l’A.T. à la tradition rabbinique ; le modèle chrétien le plus ancien (Paul et Jean, Ignace d’Antioche, Justin, Irénée) ; la tradition alexandrine, avec Pantène et Origène, puis avec les évêques Athanase et Cyrille ; l’approche des Cappadociens ; la synthèse monastique de Maxime le Confesseur ; l’épilogue du parcours ancien de Jean Damascène à Grégoire Palamas ; enfin ses prolongements modernes et contemporains, pour lesquels la divinisation devient une « christification ». L’auteur distingue quatre approches tuilant les unes sur les autres, tandis que le thème passe de la métaphore au concept. Les deux premières, nominale et analogique, sont celles de la tradition la plus ancienne ; les deux dernières, éthique et réaliste, se manifestent déjà chez Justin et Irénée, puis sous une forme originale chez Clément d’Alexandrie et Hippolyte. Au IVe siècle, on trouve les quatre approches, les deux dernières étant plus manifestes : l’approche réaliste est exprimée dans le langage de la participation et du lien aux sacrements, en particulier à Alexandrie ; l’approche plus éthique des Cappadociens fait référence à l’imitation et à la vie contemplative. Il y a donc deux lignes : la transformation de l’humanité accomplie en principe par l’incarnation et la montée de l’âme vers Dieu par la pratique de la vertu. Les deux convergent vers la fin du IVe siècle. Pour les Antiochiens la déification n’est qu’une analogie, où l’on voit que leurs conceptions christologiques se traduisent dans celle de la déification. — L’auteur est allé beaucoup plus loin que son prédécesseur, dont il confirme la thèse principale, dans l’analyse d’un thème capital dont les racines bibliques sont évidentes mais qui s’est exprimé à partir des IIe et IIIe siècles dans le langage de l’hellénisme.
5838. Le livre de P.-L. Gavrilyuk, La souffrance du Dieu impassible reprend l’histoire de la doctrine de l’incarnation avec pour fil d’Ariane l’impassibilité divine. L’auteur conteste la dichotomie classique faite entre des divinités grecques impassibles, et un Dieu biblique passible. Il récuse ainsi les trois points de la thèse de la « tombée » du christianisme dans la philosophie grecque (Harnack) : en attribuant à Dieu des émotions, les Pères ne s’inspirent pas de celle-ci, mais de la conception biblique du Dieu créateur. Le concept d’impassibilité révisé les empêche de prêter à Dieu les émotions que les Grecs attribuaient à leurs divinités. C’est au nom de sa passion pour l’homme que Dieu accepte de souffrir. Le concept d’impassibilité est compatible avec les données bibliques d’un Dieu provident qui s’engage dans l’histoire humaine par amour et par compassion. L’impassibilité divine fonctionne comme un qualificatif « apophatique » de toutes les émotions divines. Elle est parfaitement compatible avec certaines émotions comme la colère. Dans l’incarnation, Jésus assume notre nature humaine dans une tension entre sa transcendance impassible et sa participation à notre condition passible. Les Pères ont articulé la tension entre divinité et humanité dans le Christ en maintenant le paradoxe que l’impassible pouvait connaître la souffrance. C’est une mauvaise compréhension de l’impassibilité qui amena au contraire les docètes à nier l’humanité du Christ, les ariens à renoncer à sa divinité, et les nestoriens à poser deux sujets en Christ : ces trois hérésies s’accordent sur le fait d’exclure l’implication directe de la divinité dans l’histoire et la souffrance humaines. Contre les docètes, les Pères s’appuient sur les hymnes christologiques du N.T. La question de la souffrance en Dieu le Père (Patripassiens) est plus délicate : si le Père ne souffre pas, le Fils ne souffre pas, et inversement. Pour les ariens les souffrances du Christ sont une objection à sa divinité : il leur faut donc durcir la distinction entre le Grand Dieu impassible et le Logos passible. Face aux ariens, les théologiens orthodoxes maintiennent qu’en Christ c’est Dieu le Créateur qui entre dans sa création pour la racheter, et que la logique de notre salut implique la divinité du Christ. Cette nouvelle précision pousse jusqu’à un point non encore atteint la tension entre l’identité divine du Christ et ses expériences humaines. Nestorius prétendait qu’il ne convenait pas au Logos impassible d’être en quelque façon associé au changement et à la souffrance. C’est pourquoi il tient que les expériences humaines de l’incarnation se réfèrent à l’homme assumé, et non au Logos divin. Le livre se conclut par un développement sur la Theopatheia chez Cyrille d’Alexandrie qui apportait une solution heureuse et équilibrée aux débats antérieurs : si l’on impute la souffrance à la nature divine, cela rend superflu l’incarnation, tandis que l’inverse compromet l’implication divine dans l’incarnation. Nestorius opta pour la seconde solution, alors que de nombreux auteurs modernes (J. Moltmann, E. Jüngel ou R. Bauckham) optent pour la première et voient dans la crucifixion la révélation décisive de l’identité divine de Jésus. Mais alors la véritable nature de Dieu serait de souffrir de manière humaine, et on ne perçoit pas la nécessité pour Dieu de redoubler dans la chair sa propre souffrance. C’est pourquoi il est crucial d’établir une différence entre ce que le Verbe éprouve dans sa nature et les expériences qui ne peuvent être attribuée au Verbe qu’en vertu de son appropriation de la nature humaine. Selon Cyrille, le Verbe se vide de lui-même, c’est-à-dire accepte les limitations de l’incarnation et restreint son pouvoir divin. Le Verbe, qui est au-dessus de la souffrance dans sa propre nature, souffrît en s’appropriant la nature humaine. Cyrille réalisa à un degré non dépassé que c’est dans ce paradoxe que réside le véritable centre nerveux de l’Évangile. — Accompagné d’une solide bibliographie sur le sujet, ce livre apporte à un vieux débat de notables clarifications qui manquaient à certains ouvrages antérieurs avec lesquels l’auteur dialogue. Il rejoint les racines de débats très actuels. Un livre très informé et très dense [1].
5939. Nous signalons l’ouvrage collectif intitulé Pouvoirs religieux et institutions : le culte de saint Constantin empereur entre Orient et Occident, sous la direction de F. Sini et P.P. Onida. Les contributions étudient le personnage public de Constantin sous deux points de vue, l’empereur et le saint. Le premier fut l’auteur d’une œuvre législative et le responsable d’une politique religieuse et sociale. Son attitude dans la crise arienne, certainement contradictoire selon l’optique chrétienne, trouve sa cohérence dans la logique politique qui voulait avant tout maintenir la paix religieuse dans la partie orientale de l’empire. Le « saint » fut l’objet d’un culte populaire très répandu dans l’Église d’Orient ; car il était l’empereur « pieux », serviteur de Dieu et bienfaiteur de l’Église, selon le portrait qu’en laissait Eusèbe de Césarée. Cette canonisation populaire est significative du nouveau rapport entre Église et société qui s’instaure au IVe siècle.
6040. M. Tenace, dans L’homme transfiguré par l’Esprit, regroupe autour de la personne du moine « icône du chrétien », c’est-à-dire du baptisé, les thèmes fondamentaux de la spiritualité orientale. Si l’Occident se retrouve volontiers dans la formule ignatienne du « contemplatif dans l’action », l’auteur propose pour l’idéal chrétien de l’Orient « la contemplation active ». L’Orient part de la foi en la résurrection du Christ et donc en la résurrection de la chair, qui confère toute sa valeur à l’anthropologie du corps, de l’âme et de l’esprit/Esprit. Car l’Esprit de Dieu donne la vie à l’esprit de l’homme, créé à l’image de Dieu, c’est-à-dire à l’image du Fils. Le Fils de Dieu s’est fait homme, afin de conduire l’homme à la divinisation (théôsis ). Depuis le monachisme d’Antoine, l’auteur descend les siècles du côté de l’Orthodoxie, présente la spiritualité de communion et de solitude du mont Athos, et développe la théologie de Grégoire Palamas et de la Philocalie. Son enthousiasme discret et contenu est contagieux. Il s’agit là d’une figure essentielle et authentique du christianisme à laquelle l’Occident doit se rendre plus sensible.
Notes
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[1]
Je dois cette recension à l’amitié de Jacques Trublet.