1(Voir la 1ère partie du Bulletin du Judaïsme ancien, Histoire du Judaïsme, par Katell Berthelot, dans RSR 93/4, oct-déc. 2005, pp. 597-618)
Qumrân et les manuscrits de la mer Morte, par André Paul
2. Jodi Magness, The Archæology of Qumran and the Dead Sea Scrolls, Eerdmans, Grand Rapids MI, 2002, 238 p. (et 36 d’illustrations).
3. Yizhar Hirschfeld, Qumran in Context. Reassessing the Archæological Evidence, Hendrickson, Peabody MA, 2004, XVII-270 p.
4. Stéphane Ruspoli, Le Christianisme essénien. L’origine essénienne du christianisme et du Messie de Nazareth, Arfuyen, Orbey, 2005, 148 p.
5. Justin Taylor, Pythagoreans and Essenes. Structural Parallels (Collection de la Revue des Études juives 32), Peeters, Paris-Louvain, 2004, X-128 p.
6. The Dead Sea Scrolls Reader, Edited by Donald W. Parry and Emanuel Tov, Part 1 : Texts concerned with religious Law, Brill, Leiden-Boston, 2004, XXII-344-XIII p.
7. The Dead Sea Scrolls Reader…, Part 2 : Exegetical Texts, Brill, Leiden-Boston, 2004, XIX-148-XIII p.
8. The Dead Sea Scrolls Reader…, Part 3 : Parabiblical Texts, Brill, Leiden-Boston, 2004, XXIV-650-XII p.
9. The Dead Sea Scrolls Reader…, Part 4 : Calendrical and Sapiential Texts, Brill, Leiden-Boston, 2004, XXI-300-XII p.
10. The Dead Sea Scrolls Reader…, Part 5 : Poetic and Liturgical Texts, Brill, Leiden-Boston, 2005, XXIV-516-XII p.
11. The Dead Sea Scrolls Reader…, Part 6 : Additional Genres and Unclassified Texts, Brill, Leiden-Boston, 2005, XXIV-348-XXII.
12. Jonathan G. Campbell, The Exegetical Texts (Companion to the Qumran Scrolls 4), T & T Clark International, London-New York, 2004, XII-132 p.
13. Hannah K. Harrington, The Purity Texts (Companion to the Qumran Scrolls 5), T & T Clark International, London-New York, 2004, X-162 p.
14. Jean Duhaime, The War Texts. 1QM and Related Manuscripts (Companion to the Qumran Scrolls 6), T & T Clark International, London-New York, 2004, XIV-140 p.
15. Emanuel Tov, Scribal Pratices and Approaches Reflected in the Texts Found in the Judean Desert (Studies on the Texts of the Desert of Judah 54), Brill, Leiden-Boston, 2004, XXXII-424 p.
16. Martin G. Abegg, JR, with James E. Bowley and Edward M. Cook and in Consultation with Emanuel Tov, The Dead Sea Scrolls Concordance, Volume One : The Non-Biblical Texts from Qumran, Part One and Part Two, Brill, Leiden-Boston, 2003, XVII-998 p.
17. David L. Washburn, A Catalog of Biblical Passages in the Dead Sea Scrolls, Brill, Leiden-Boston, 2003, 162 p.
18. The Wisdom Texts from Qumran and the development of sapiential thought Edited by C. Hempel, A. Lange and H. Lichtenberger (Bibliotheca Ephemeridum Theologicarum Lovaniensium CLIX), Peeters, Leuven-Paris, 2002, XII- 502 p.
19. Matthew J. Goff, The Worldly and Heavenly Wisdom of 4QInstruction, Brill, Leiden-Boston, 2003, XII-276 p.
20. Sapiential Perspectives : Wisdom Literature in Light of the Dead Sea Scrolls. Proceedings of the sixth internatinal symposium of the Orion Center, 20-22 May, 2001, Edited by John J. Collins, Gregory E. Sterling and Ruth A. Clements (Studies on the Texts of the Desert of Judah LI), Brill, Leiden-Boston, 2004, X-210 p.
21. Crispin H.T. Fletcher-Louis, All the Glory of Adam. Liturgical Anthropology in the Dead Sea Scrolls (Studies on the Texts of the Desert of Judah XLII), Brill, Leiden-Boston-Köln, 2004 XII-546 p.
22. Henryk Drawnel, An Aramaic Wisdom Text from Qumran. A New Interpretation of the Levi Document, Brill, Leiden-Boston, 2004, XVIII-498 p. (et 16 reproductions hors texte).
23. Judaism in Late Antiquity, Edited by Alan J. Avery-Peck, Jacob Neusner and Bruce D. Chilton, Part Five : The Judaism of Qumran : A Systemic Reading of the Dead Sea Scrolls, Volume One : Theory of Israel, Brill, Leiden-Boston-Köln, 2001, XII-196 p. Volume Two : World View, Comparing Judaisms, Brill, Leiden- Boston-Köln, 2001, XII-272 p.
24. Lawrence H. Schiffman, Les manuscrits de la mer Morte et le judaïsme. L’apport de l’ancienne bibliothèque de Qumrân à l’histoire du judaïsme, traduit, révisé et mis à jour par Jean Duhaime, Fides, Montréal, 2003, XVIII-450 p.
25. James H. Charlesworth, The Pesharim and Qumran History. Chaos or Consensus?, With appendixes by Lidija Novakovic, Eerdmans, Grand Rapids MI, 2002, XIV-172 p.
26. The Bible as Book. The Hebrew Bible and the Judæan Desert Discoveries Edited by Edwards D. Herbert and Emanuel Tov, The British Library and Oak Knoll Press in association with The Scriptorium : Center for Christian Antiquities, 2002, X-360 p.
27. Andrew Fincke, The Samuel Scroll from Qumran. 4QSama restored and compared to the Septuagint and 4QSamc (Studies on the Texts of the Desert of Judah), Brill, Leiden-Boston-Köln, 2001, 330 p.
28. C.D. Elledge, The Statutes of the King : The Temple Scroll’s Legislation on Kingship (11Q19 LVI 12-LIX 21) (Cahiers de la Revue Biblique 56), Paris, Gabalda, 2004, XVI-270 p.
29. Biblical Interpretation at Qumran, Edited by Matthias Henze (Studies in the Dead Sea Scrolls and Related Literature), Eerdmans, Grand Rapids MI, 2005, XIV-214 p.
30. Michaël N. van der Meer, Formation and Reformulation. The Redaction of the Book of Joshua in the Light of the Oldest Textual Witnesses (Supplements to Vetus Testamentum CII), Brill, Leiden-Boston, 2004, XXIV, 572 p.
31. David Shepherd, Targum and Translation. A Reconstitution of the Qumran Aramaic Version of Job (Studia Semitica Neerlandica 45), Royal Van Gorcum, Assen, 2004, VIII-318 p.
32. Klaus Beyer, Die aramäischen Texte vom Toten Meer samt den Inschriften aus Palästina, dem Testament Levis aus der Kairoer Genisa, der Fastenrolle un den alten talmudischen Zitaten, Band 2, Vandenhoeck & Ruprecht, Göttingen, 2004, 532 p.
33. Emanuel. Studies in Hebrew Bible, Septuagint and Dead Sea Scrolls in honor of Emanuel Tov, Edited by Shalom M. Paul, Robert A. Kraft, Lawrence H. Schiffman and Weston W. Fields With the assistance of Eva Ben-David, Brill, Leiden-Boston, 2003, XXXVI-850 p. Index Volume, 90 p.
21.2.3.4. Bruno Brioul (1) a eu la judicieuse idée d’organiser et d’éditer un long débat, réel ou fictif, entre dix spécialistes des manuscrits de la mer Morte aux positions volontiers contraires. À la lecture, son exercice s’avère d’abord vivant puis fastidieux, trop souvent redondant ; parfois on reste sur sa faim. On lui saura gré d’avoir pris lui-même la parole pour décanter et clarifier des propos virant au dialogue de sourds. Deux thèses majeures s’affrontent. D’une part, la théorie essénienne de l’origine des rouleaux, hâtivement proposée par Sukénik en1948 (sur la mince base de sept rouleaux, alors que huit cent cinquante allaient venir), assise par de Vaux et brillamment promue par Dupont-Sommer vers 1950. Elle établit le lien entre les Esséniens, attestés surtout par Pline l’Ancien, Philon d’Alexandrie et Flavius Josèphe, les textes retrouvés dans les onze grottes dites de Qumrân et les ruines du même nom, considérées comme les restes d’un « établissement communautaire » à but ascétique et cultuel. On tint un temps l’ensemble des manuscrits pour « la » bibliothèque « essénienne » ou « sectaire », censée rédigée sur place par des mystiques lettrés. Au fur ou à mesure de la publication des centaines puis des milliers de fragments, venus majoritairement de la grotte n° 4, on découvrit l’éventail des genres et des sujets, des doctrines et des formules que représente la masse des rouleaux. On perçut même les indices précurseurs de la production rabbinique. Progressivement, on prit conscience qu’on était en présence d’un conservatoire littéraire représentant (les) différents courants de la pensée et des pratiques de la société judaïque pré-chrétienne. Restait une minorité d’écrits spécifiques, quant au fond, la doctrine, et quant à la forme, le vocabulaire et les tournures : ils reflètent, pensait-on, un groupe auteur aux caractéristiques particulières et à l’idéologie propre. On considéra ces textes comme les produits directs de la « communauté » locale, « sectaire » voire « essénienne » dit-on encore souvent. La bibliothèque de Qumrân aurait été constituée à la longue par les Esséniens qui, vivant sur le site, y ajoutèrent leurs écrits propres. Les archéologues continuèrent d’étayer cette thèse ainsi assouplie voire aménagée. Fidèles à R. de Vaux, ils s’efforcent de montrer que l’établissement de Qumrân abritait une « communauté » d’ascètes qui s’adonnaient à des bains rituels fréquents, à la prière et aux repas en commun, à l’étude continue des livres saints et à l’écriture. Une communauté composée de gens, hommes exclusivement, vivant à l’écart de tout cadre économique et de tous réseaux de communication. L’œuvre très estimable de l’archéologue américaine Jodi Magness (2) se présente comme l’adjuvant résolu de cette thèse. Dans le débat orchestré par B. Brioul, Émile Puech, virtuose et théoricien réputé de la reconstitution des textes, défend envers et contre tout celle-ci. L’éminent savant américain James VanderKam le suit, mais avec nuance.
3Or, depuis la fin des années quatre-vingt ou le début des années quatre-vingtdix, davantage depuis, d’autres archéologues s’emploient à désenclaver et à désacraliser le site de Qumrân, et dès lors à mettre à mal la thèse essénienne, si assouplie fût-elle. Leur argumentaire vient à l’opposé de celui qui sert d’appui à cette dernière. Et voici l’œuvre décapante, à prendre au sérieux, de l’Israélien Yizhar Hirschfeld (3). Qumrân est resitué dans le contexte stratégique et économique de l’antiquité. À la croisée des routes menant de Jérusalem ou de Jéricho à Engaddi, vers le sud sur les bords de la mer Morte. Sous les Hasmonéens, c’était une place fortifiée dont il reste la tour ; sous Hérode, le centre d’un domaine agricole appartenant à de riches et pieux citadins. Il y avait une annexe proche, l’oasis de Aïn Feshkha. À cette époque, les environs de la mer Morte étaient fertiles. On cultivait le palmier-datier pour les fruits et le bois, le baumier pour les produits de luxe. La mer Morte était exploitée pour ses ressources de goudrons et de sel. Qumrân n’avait rien d’une communauté retirée d’ascètes ou de moines. On y trouve des infrastructures et des équipements de type industriel destinés au stockage et au traitement des produits récoltés : magasins, fours, bassins de trempage des denrées et des objets (et non de purification rituelle des personnes). D’où les liens avec l’économie régionale. Les jarres circulaires dans lesquelles étaient placés des manuscrits furent retrouvées dans le site. Leur finalité première était la conservation des denrées alimentaires. On les utilisa pour abriter des rouleaux dans un second temps seulement, d’une façon opportuniste (contre les démonstrations de Jodi Magness et d’autres, fervents tenants d’exclusives « jarres à manuscrits »). Quant aux rouleaux, ils auraient été apportés de Jérusalem ou de Jéricho dans le but d’être mis en lieu sûr avant l’arrivée des troupes romaines en 68.
4Pour cette thèse dont Y. Hirschfeld est le chantre, qu’en est-il des Esséniens, si bien attestés par les auteurs antiques? Il ne pouvait y en avoir à Qumrân. Pline est le seul qui atteste leur implantation aux abords de la mer Morte. Josèphe les mentionne à Jérusalem dans un quartier réservé. Ils vivent au-dessus d’Engaddi comme l’affirme Pline, suffisamment à distance des eaux malsaines pour en éviter les nuisances. Or, à proximité de cette oasis, prospère en ces temps comme toute la bordure de la mer Morte, les archéologues ont retrouvé quelque vingt-huit cellules individuelles, chacune dotée d’une entrée séparée. Ce seraient les cellules des Esséniens connus de Pline ou de ses informateurs. En allant d’Engaddi vers le nord, en suivant le littoral à distance de la mer, on peut identifier seize autres sites de la période romaine, avec eux-mêmes des groupes de cellules. À raison de six en moyenne par lieu, ces dernières ressemblent fort à celles des environs d’Engaddi. Ces moines esséniens auraient assuré leur subsistance en travaillant dans les domaines agricoles voisins. Ils étaient totalement étrangers à l’établissement de Qumrân, trop bien construit et équipé pour leur genre de vie. Ce sont de vrais ascètes dont les auteurs antiques décrivent à leur façon les mœurs rigoureuses. Ils n’ont rien à voir non plus avec les manuscrits retrouvés plus au nord, dans les grottes des environs plus ou moins proches du site de Qumrân.
5Voilà donc deux thèses qui s’opposent. L’une isole et sacralise Qumrân, l’autre désenclave et sécularise le lieu. Le livre édité par Bruno Bioul (1) rend bien compte de l’enjeu. Il donne aussi la parole à des personnalités aux positions moins tranchées, acceptant par exemple la thèse essénienne mais pour une dernière période seulement. Parmi les dix qui interviennent, la voix du regretté André Caquot, jusqu’au scepticisme qu’elle affiche parfois, est fort précieuse. Elle est celle d’un savant et d’un sage qui sait allier la modestie au moins apparente de la mesure à l’audace du bon sens. On regrettera d’autant plus que sa part dans l’ouvrage soit si réduite. Car il ne s’agit pas de choisir entre les deux positions extrêmes. L’une comme l’autre laissent des questions sans réponses. Relativement à la première, un problème se pose pour le lien des manuscrits avec les ruines de Qumrân : aucun écrit n’a été retrouvé dans les ruines. Certes, plus des deux tiers se trouvaient à proximité, dans les grottes artificielles, des annexes en quelque sorte. Mais les grottes éloignées, quatre en tout, sont situées jusqu’à plus de deux kilomètres, et elles sont naturelles. Il faut ajouter celles des environs de Jéricho, non loin, signalées par Origène vers 215 et ensuite par le Patriarche nestorien Timothée Ier, en 800. Peut-on attribuer tout ce lot littéraire à la seule communauté dite de Qumrân? Le problème est réel. Et tournons-nous vers la seconde thèse. Elle présente une difficulté quant à l’origine des manuscrits. On peut concevoir le choix stratégique de cachettes éloignées des surfaces bâties, naturelles de surcroît, ce qui se limite à quatre grottes naturelles, bien au nord des ruines. Mais on a du mal à imaginer la chose pour les excavations artificielles apprêtées à quelques dizaines de mètres des bâtiments, avec les deux tiers de l’ensemble des textes. N’était-ce pas déplacer le lieu du danger? Qumrân allait être pris et pillé, nul ne pouvait espérer le contraire. Quelle attitude adopter alors? Une seule nous semble s’imposer. Accepter que se poursuive l’évolution voire la transformation de la théorie dite essénienne, au risque de la voir un jour devenir caduque. Ceci, grâce à l’exploration globale et transversale des textes, aujourd’hui tous disponibles ; et plus encore à l’élargissement des données archéologiques, loin d’être acquises et plus encore publiées. Résolument engagé, qu’on le veuille ou non le désenclavement de Qumrân est un fait irréversible. Il nous réserve encore bien des surprises. Et le désenclavement du site implique aussi sa dé-communautarisation. Il convient d’être circonspect dans l’emploi du mot Qumrân, objet familier de métonymies trop peu contrôlées. Un discernement s’impose donc. Et même, à titre d’option méthodique, il serait sage de suspendre l’emploi du vocable « essénien », substantif ou adjectif, du moins à propos des manuscrits de la mer Morte. Il est affligeant pour la science et pour l’esprit qu’en 2005 ait pu paraître l’ouvrage de Stéphane Ruspoli (4), écho partisan et attardé des toutes premières propositions du distingué Dupont Sommer, en 1949 et 1950. Depuis longtemps déjà, il n’est plus possible d’imputer les rouleaux venus des fameuses grottes, au nombre de presque neuf cents, aux agents d’une déviance judaïque, une secte (essénienne) dit-on, désignée comme la source d’une autre déviance, le christianisme par exemple. Compte-tenu de ce que nous ont laborieusement révélé les rouleaux de la mer Morte, il s’avère de plus en plus difficile de voir dans le christianisme une secte prolongeant une autre secte, fût-ce avec succès. On évitera même d’attribuer nommément aux Esséniens la part singulière des manuscrits que l’on dit couramment « sectaires » ou pudiquement « communautaires », deux adjectifs à n’utiliser qu’avec réserves. Quant au site de Qumrân, avec ses environs élargis, il semble que, pour l’instant du moins, on dût le considérer comme l’espace culturel voire socio-économique où, progressivement, des représentants d’une élite judaïque aux fortes tendances ascétiques, portés par l’idéal du désert mais probablement mêlés à d’autres aux motivations différentes sinon simplement séculières, rassemblèrent, copièrent et peut-être, pour une faible part seulement, composèrent les fameux rouleaux. Y avait-il des Esséniens parmi ces gens? Rien ne l’atteste, rien ne le nie. Ajoutons une dernière question. Dans les Règles et autres documents que l’on considère comme propres à un groupe donné, celui que d’aucuns, encore en nombre, disent « essénien », jusqu’où va la part d’utopie pure et simple due aux théoriciens ou idéologues du temps? Fraternités d’ascètes il y eut probablement, mais elles étaient loin sans doute des idéaux et des règles, des préceptes et des rites sortis de la réflexion théorique de quelques penseurs démesurément rigoristes. Bref, telle règle ou telle prière ne renverrait pas forcément à la réalité d’un groupe concret. N’y a-t-il pas une bonne part de fiction dans cette « communauté littéraire »? À l’instar d’ailleurs de celle qui nous est proposée dans la Loi de Moïse. Voilà quelques principes critiques que nous investirons, parfois sans le dire, dans la présentation des livres qui suivent.
65. En 2004, la thèse essénienne trouve encore chez J. Taylor un écho net et ferme. Son étude se situe dans le prolongement de l’ouvrage qu’il publia en 1998 en collaboration avec E. Nodet, Essai sur les origines du christianisme (Paris, Le Cerf). Ces deux auteurs ne font pas secret des parentés proches dont ils sont convaincus entre l’essénisme et le premier christianisme. Les manuscrits de la mer Morte sont compris par eux dans ce sens. Or, par le truchement des Esséniens, les mœurs chrétiennes seraient elles-mêmes empreintes de pratiques et de doctrines pythagoriciennes. Dans ses Antiquités judaïques, Josèphe écrit des Esséniens qu’ils sont « une gent (génos) menant une vie conforme aux préceptes qu’enseigna Pythagore chez les Grecs » (XV, 371). L’ouvrage de J. Taylor est appréciable par la masse de documents littéraires antiques, les Vies de Pythagore entre autres, qu’il présente et analyse ; par les informations sur les cercles ou sociétés, fraternités ou associations du monde gréco-romain voire oriental qu’il rassemble avec savoir et pertinence. L’approche de la communauté idéale décrite et réglementée en certains textes de la mer Morte en sera facilitée, qu’on la considère comme réelle ou comme fictive. Notons le recours à l’étude de M. Weinfeld, The Organizational Pattern and the Penal Code of the Qumran Sect : A Comparison with Guilds and Religious Associations of the Hellenistic- Roman Period (Fribourg-Göttingen, 1986), entre autres pour les termes qui désignent la soi-disant « communauté de Qumrân » : sérek, yahad ou ha-rabbîm. L’enquête est ample, fine et rigoureuse. Le dossier littéraire des Pythagoriciens se trouve confronté à celui des Esséniens, auxquels sont imputés les écrits singuliers venus des onze grottes. Les deux groupes se distinguent de concert des autres sociétés ou associations volontaires du monde antique, où se placent entre autres les écoles philosophiques. Ceci, par l’agrégation initiatique à la vie communautaire avec la mise en commun des biens, et la constitution d’une unité séparée dont la « pureté » rituelle désigne les autres comme « impurs ». Voilà les conditions d’une secte, dans le sens sociologique du terme dit J. Taylor. Comment rendre compte des traits pythagoriciens repérables chez les Esséniens et partant chez les chrétiens du Nouveau Testament, les Actes des apôtres en particulier? La source serait égyptienne, et non babylonienne. Un mouvement pré-essénien serait représenté par les Thérapeutes d’Égypte, qui adoptèrent une façon de vivre « philosophique » de type pythagoricien. Le mouvement aurait ensuite gagné certains milieux de la Ioudaïa. D’où l’origine des Esséniens, attestés par Pline, Philon et Josèphe, et par une partie des textes dits de Qumrân. Bien sûr, nous invitons à lire et à évaluer l’étude de J. Taylor avec l’éclairage critique des questions posées par le désenclavement et la sécularisation du site de Qumrân. En complément pour une part critique, nous renvoyons à deux publications récentes. D’abord : E.J.C. Tigchelaar, « The White Dress of the Essenes and the Pythagoreans », dans Jerusalem, Alexandria, Rome. Studies in Ancient Cultural Interaction in Honour of A. Hilhorst Edited by Fl. Garcia Martinez and G.P. Luttikhuizen, Brill, Leiden-Boston, 2003, (pp. 301-322). Ensuite et surtout : K. Berthelot, Philanthrôpia judaica. Le débat autour de la ‘misanthropie’ des lois juives dans l’Antiquité, Brill, Leiden-Boston, 2003. Cet auteur montre d’une façon lumineuse combien Philon d’Alexandrie (dans les Hypothetica) décrit les mœurs et les pratiques des Esséniens dans la perspective de la tradition pythagoricienne, ce qui n’est pas réellement acquis pour J. Taylor.
76.7.8.9.10.11. Ce sont « tous les textes non-bibliques » de Qumrân qui nous sont proposés chez Brill dans un Reader en six volumes. L’œuvre est présentée comme une editio minor ; l’editio major, d’abord editio princeps, demeure l’immense et prestigieuse série de la quarantaine de volumes des Discoveries in the Judæan Desert, (ou : DJD) publiés à Oxford, source principale mais non exclusive dudit Reader. Voici une publication scientifiquement très à jour, au contenu exhaustif et homogène, légère et pratique. On l’accueillera avec joie. Le texte original, hébreu pour la majorité, araméen pour environ dix pour cent et en grec pour quelques éléments, figure dans la page de gauche, la traduction anglaise sur celle de droite. Il n’y a ni introductions si ce n’est générales, ni notes. Le classement des textes venus des onze grottes a été réalisé par genres, comme les titres respectifs des volumes le disent : 1. Texts concerned With Religious Law ; 2. Exegetical Texts ; 3. Parabiblical Texts ; 4. Calendrical and Sapiential Texts ; 5. Poetic and Liturgical Texts ; 6. Additional Genres and Unclassified Texts. Certains écrits émargent à plusieurs genres. Aussi se trouvent-ils segmentés en plusieurs sections, au besoin dispersés dans plusieurs volumes. Mais tout est fait pédagogiquement pour que l’approche globale de l’œuvre reste sauve. Ce qui se vérifie, entre autres, pour la Règle de la communauté ou 1QS. Le fameux « Traité des deux esprits » (1QS III, 13-IV, 26) figure au volume III, dans les « Textes sapientiaux » et plus précisément dans les « Discours didactiques » (Part III, II, C). Les trois premières colonnes (1QS I-III) sont elles-mêmes séparées de la grande section 1QS V-XI dans le Reader 1. L’Apocryphe de la Genèse (1Q 20) a été divisé en trois éléments, édités à distance l’un de l’autre dans ce même ouvrage. Notons que les textes correspondant à nos livres canoniques sont exclus. Ils feront l’objet d’une Qumran Bible dont le responsable est E. Ulrich, de l’Université Notre-Dame. En revanche, Ben Sira et Tobit sont inclus. Nous n’avons pas trouvé trace de la Lettre de Jérémie, dont des restes en grec ont été recueillis dans la grotte n° 7 (2Q2). Les heureux utilisateurs de ce précieux corpus, à coup sûr nombreux parmi les étudiants ou futurs chercheurs, ne manqueront pas d’exprimer un regret : que l’on ait omis la pagination dans la liste générale des rouleaux (« Index of the Qumran Texts Included in DSSR », Reader 6 à la fin, pp. XI-XXII).
812.13.14. Sous le titre tout anglo-saxon de Companion to the Qumran Scrolls, Clark International propose une série d’introductions scientifiquement riches, et didactiques. Six volumes élégants et pratiques sont parus à ce jour. En plus des trois présentés dans ce Bulletin, on dispose de ceux-ci : The Damascus (Ch. Hempel), The Temple Scroll and Related Texts (W. Crawford) et Pesharim (T.H. Lim). La forme des livres est uniforme, modulée cependant dans l’ampleur, le contenu et la démarche en fonction de la matière traitée. Celle-ci varie peut-on dire dans sa nature. L’approche fractionnée des textes dits de Qumrân se fait sur la base d’une œuvre précise (la Règle de la guerre, l’Écrit de Damas, le Rouleau du Temple), d’une sélection plus ou moins justifiée d’écrits (les Pesharim, les textes dits exégétiques), ou encore d’un thème (les écrits ou passages traitant de la pureté rituelle). À la bibliographie initiale (éditions des textes, traductions et bibliographies) répond à la fin une bibliographie générale, tandis que chacune des sections est assortie de listes de publications dans le but d’« aller plus loin dans l’étude » (Further Reading). S’ajoutent des tableaux fort lumineux et utiles. Le modèle est très satisfaisant. On eût aimé cependant que le propos se trouvât émaillé de citations suffisamment nombreuses et substantielles, à la manière de morceaux choisis.
9Le Companion de J.G. Campbell (12) introduit à huit manuscrits, du moins ce qu’il en reste, rassemblés comme des Exegetical Texts. Il s’agit de : 4QFlorilège ou 4A174, 4QChaînes exégétiques A et B (4Q177 et 4Q182), 11QMelkisédech ou 11Q13, 4QÂges de la Création A et B ou 4Q180 et 181, 4QTanhumim ou 4Q176 et 4QTestimonia ou 4Q175. D’un certain point de vue, ces textes relèvent plus ou moins du pésher, « interprétation » caractéristique d’un groupe de textes d’exégèse prophétique appartenant au lot singulier des manuscrits de la mer Morte, ceux que d’aucuns disent toujours « esséniens » (l’auteur fait une bonne présentation du pésher dans l’Introduction). Mais ils se trouvent distingués des pesharim au sens strict ou continus (objet d’un Companion propre). Ce qui n’empêche pas J.G. Campbell de reconnaître à plusieurs reprises que la frontière entre les diverses catégories de pesharim, « continus », « thématiques » ou « isolés », est loin d’être acquise. Au demeurant, son livre contient une véritable présentation, ample et précise, des modèles souvent croisés d’interprétations scripturaires dans la littérature dite de Qumrân. C’est la partie (chapitre 2) la plus intéressante de l’ouvrage. On appréciera la volonté d’éviter les anachronismes, récusant les mots « Bible » et « canon » et optant pour le vocable « Écriture ».
10Le Companion de H.K. Harrington (13) s’attache aux textes de pureté. C’est un aménagement avec mise à jour de la thèse de l’auteur, The Impurety System of Qumran and the Rabbis (Atlanta, Scholars Press, 1993). La théorie essénienne de l’origine des manuscrits est homologuée sans réserves. Jugeons-en : « L’insistance sectaire sur la pureté est attestée par les descriptions que fait Josèphe des Esséniens et par le site de Qumrân, où un vieil aqueduc reliait nombre de citernes et de bassins d’immersion ». Les analyses et propositions de H.K. Harrington ne sont pas pour autant irrecevables ; elles sont même pleines d’intérêt. On nous rappelle que tohorâh, « pureté », est un statut ou un état, conditionné par l’intégrité morale et les purifications rituelles. Ce qui est requis du peuple d’Israël dès les livres des Nombres (19, 20) et du Deutéronome (23, 24), afin que la sainteté divine s’instaure parmi les membres du peuple élu. La sainteté, elle, est une force agissante, une énergie dont la source n’est autre que Dieu. L’état de pureté résulte de la purification ou de l’absence d’impureté. D’où le respect scrupuleux de la Loi et le recours au bain rituel dans des bassins aménagés appelés miqwa’ot. De ceux-ci, l’archéologie atteste l’existence à Qumrân comme à Jérusalem ; la pratique déclina après la ruine du Temple en 70. Les ustensiles de pierre, dont on a retrouvé quelque deux cents fragments à Qumrân, ont un effet prophylactique ; ils préservent de l’impureté. L’auteur aligne son propos sur celui des archéologues partisans de la thèse essénienne. Nonobstant, ses informations et développements sont des plus intéressants pour l’étude de la pureté dans les livres saints, dans le Nouveau Testament et jusque dans le judaïsme des premiers temps rabbiniques. On saisira mieux la continuité, relative ou partielle seulement, entre les écrits de Qumrân et la vision des rabbis ; ainsi que l’exception, judaïque à l’origine, que représente le comportement de Jésus de Nazareth dans sa valorisation quasi exclusive de la pureté morale. (Renvoyons à l’important ouvrage de Th. Kazen, Jesus and Purety Halakah. Was Jesus Indifferent to Impurety?, Almqvist & Wicksell International, Stockholm, 2002, c.r. par A. Paul, Biblica 86/3, 2005, pp. 432-434.) La doctrine de la Lettre aux Hébreux ira plus loin sur la voie ouverte par le fondateur, avec des arguments doctrinaux cette fois. Une ambiguïté court tout au long de cet ouvrage, comme au demeurant du précédent. Souvent, on ne sait si l’on vise l’ensemble des manuscrits venus des onze grottes traitant, en tout ou partie, de la pureté ; ou seulement les rouleaux qui, selon la thèse classique encore assez consensuelle, sont censés venir de la « communauté de Qumrân ». Cela se trouve illustré par le choix des textes ou passages. En effet, à côté d’écrits manifestement « communautaires », en figurent d’autres qui ne le sont pas, à commencer par le Rouleau du Temple. Il y a néanmoins beaucoup à prendre dans ce Companion, consacré à un sujet d’une importance majeure pour la compréhension du judaïsme ancien et du christianisme primitif.
11Le Companion que nous propose J. Duhaime (14) est l’œuvre d’un connaisseur chevronné, rompu à la critique biblique, à l’étude des textes de Qumrân et plus particulièrement de la Règle de la Guerre (voir la bibliographie générale). De cette œuvre, il est l’éditeur dans la belle série que dirige J.H. Charlesworth, The Dead Sea Scrolls : Hebrew, Aramaic and Greks Texts with English Translations, Louisville-Tübingen (vol. 2, Damascus Document, War Scroll, and Related Documents, 1995). C’est donc les War Texts qu’il présente. À savoir une quasi douzaine de manuscrits, la plupart très fragmentaires, à l’exception du premier connu d’entre eux, le fameux 1QMilhamah (1QM) ou Règle de la Guerre des fils de lumière et des fils de ténèbres apparue dès 1947. Découverte en 1952, la grotte n° 4 à elle seule nous a livré quelque dix témoins de cette même œuvre, aux éditions diversifiées, certaines circulant sans doute simultanément. Il revient au spécialiste de reconstituer les documents et de les interpréter, opérations que J. Duhaime mène avec maîtrise. Les divers textes dits « de la Guerre » sont examinés à la lumière constante de 1QM, l’exemplaire de loin le plus complet qui sert de référence. On les considère comme les témoins soit d’une recension semblable de l’œuvre, soit de recensions différentes, sinon pour certains d’une tradition indépendante. Nous ne possédons que des copies, datables du Ier siècle av. J.-C. ou du début du Ier siècle chrétien (voir p. 41, le tableau 1, avec les textes de la Guerre classés selon leur date et leur type). J. Duhaime excelle dans l’histoire de la composition du livre. « Dans presque tous les cas, affirme-t-il, les manuscrits de la grotte n° 4 fournissent un texte plus court et probablement plus ancien que leur parallèle 1QM », écrit qui « aurait pris forme à une phase tardive de la rédaction du large matériau qui circulait dans l’orbe de Qumrân ». Certes la Règle de la Guerre contient des éléments proches de ceux que l’on retrouve dans la littérature apocalyptique, mais pour autant elle ne saurait relever du genre même des apocalypses. On ne sait guère quel usage on faisait de cet écrit, dans un groupe se concevant comme une « communauté eschatologique ». La date de sa composition peut se situer vers 154 av. J.-C. On prend alors en compte sa dépendance possible du livre de Daniel (11-12), son aîné proche, ainsi que l’allusion aux Grecs, désignés comme les Kittim. Mais le texte peut être aussi une composition tardive, un réaménagement littéraire à la période romaine, au milieu du Ier siècle av. J.-C. On sait gré à notre savant ami de Montréal de nous avoir donné la somme résumée, et si bien raisonnée, de ses larges connaissances sur les Textes de la Guerre.
1215. E. Tov a rassemblé et ordonné dans un ample et élégant ouvrage des milliers d’informations d’ordre technique et matériel : elles concernent l’activité « scribale » (décalque résigné de l’anglais scribal) dont les manuscrits de la mer Morte conservent les traces éloquentes. À la base, il y a les notes que l’auteur a prises douze années durant tandis qu’il œuvrait à l’édition des textes de la mer Morte pour les Discoveries in the Judæan Desert (DJD). Plusieurs sections avaient fait l’objet de publications antérieures, revues, augmentées ou allégées pour s’intégrer dans le livre. Elles sont au nombre de trente-deux, allant de : « The Orthography and Language of the Hebrew Scrolls Found at Qumran and the Origins of These Scrolls » (Textus 13, 1986, pp. 31-55), à : « The Special Character of the Texts Found in Qumran Cave 11 » (dans Things Revealed Studies in Early Jewish and Christian Literature in Honor of Michael A. Stone Edited by E. Chazon and D. Satran, Brill, Leiden, 2004). L’échantillonnage examiné est considérable. Il ne se limite pas aux textes venus des onze grottes de Qumrân, lesquels supposent une durée longue de rédaction, de reproduction et plus encore de collecte d’écrits. Sont pris en compte également les documents recueillis en nombre d’autres sites (de Wadi Daliyeh à Massada), dont la vie littéraire fut généralement courte. E. Tov souligne la continuité des traditions « scribales » avec les papyri araméens d’Éléphantine, précoces témoins de l’écriture carrée. Il élargit son champ d’investigation aux pratiques des Grecs à partir du VIIe siècle, évoquant même des époques plus anciennes avec l’Égypte, la Mésopotamie et Ugarit. Chacune des données matérielles et techniques se trouve traitée avec minutie. Du vaste ensemble écrit dont on dispose, un groupement de cent soixante-sept textes peut être isolé comme reflétant une pratique singulière. Ceux-ci ont été copiés probablement par une poignée de scribes « sectaires », à Qumrân même. Deux documents de cette veine se retrouvent à Massada. De cet ouvrage d’une richesse exceptionnelle, on retiendra entre autres le chapitre deuxième, sur les Scribes. À l’époque concernée, le « scribe » est à distinguer du « copiste », transmetteur rigoureux du texte qui s’imposera au Moyen Âge avec l’usage du scriptorium. De fait, nombre de scribes jouaient un rôle actif dans l’élaboration de la forme dernière d’un texte ; ils n’étaient pas de simples transmetteurs. Or, il convient de ne pas confondre ce type de scribe avec les soferim, connus par les sources rabbiniques. Ces derniers sont attestés par le Nouveau Testament (grammateis) et par Flavius Josèphe (hiérogrammateis). Il s’agit de gens distingués ayant une place choisie dans la société judaïque ancienne. Cultivant l’art de copier les textes des Écritures et autres écrits religieux, ils étaient également reconnus doctes en ces matières. E. Tov poursuit, avec l’examen des matériaux utilisés pour écrire (cuir, papyrus, feuilles, encre, etc.) ; il envisage ensuite les aspects techniques de l’écriture (les lignes, les balises ou guides de lecture, etc.), les manières d’enchaîner les mots et les unités de sens, jusqu’au livre ; les types d’écriture (carrée, paléohébraïque), les caractéristiques « scribales » particulières de certains groupes de textes. Etc. Neuf appendices constituent une partie non négligeable de son œuvre (pp. 277-343). Ils s’attachent entre autres aux textes sur papyrus venus de Qumrân, à l’« opisthographie » (du grec opisthographos, « écrit au verso ») ou le fait d’écrire sur les deux faces d’un rouleau (quelques cas se rencontrent dans les manuscrits de Qumrân), aux textes grecs du Désert de Juda, aux textes hébreux de Massada, etc. Il faut ajouter les index et vingt-huit photos de documents. Un travail énorme pour un résultat immense aux perspectives fructueuses.
1316. Une imposante et précieuse concordance est en cours de publication aux éditions Brill. Les deux volumes de la première section sont disponibles. Y figurent par lettre alphabétique tous les termes bruts (non pas les racines) des textes de Qumrân publiés dans les Discoveries in the Judæan Desert, et ailleurs pour les documents majeurs des grottes n° 1 et n° 11. Accompagné d’une traduction anglaise, chaque vocable est situé dans son expression ou phrase porteuse. La première partie de la publication présente la Hebrew Concordance de la lettre Aleph à la lettre Mem ; la seconde de la lettre Nun à la lettre Tav, avec ensuite la Aramaic Concordance et la Greek Concordance. Les éditeurs annoncent la concordance des écrits bibliques dits de Qumrân et celle des textes venus des autres sites du Désert de Juda. Cette belle entreprise ne peut que nous réjouir. Elle contribuera à compléter la panoplie des instruments d’approche des écrits de la mer Morte tandis qu’ils sont à présent tous publiés.
1417. On devait à U. Ulrich l’inventaire exhaustif de tous les textes bibliques documentés dans les rouleaux dont on a retrouvé les restes à l’ouest de la mer Morte (« An Index of the passages in the Biblical Manuscripts from the Judean Desert », Dead Sea Discoveries 1, 1994, pp. 113-129 et 2, 1995, pp. 86-107, repris dans « Appendix I : Index of the passages in the Biblical Scrolls », dans The Dead Sea Scrolls after Fifty Years : A Comprehensive Assessment edited by P.W. Flint and J.C. Vander Kam, vol. 2, Brill, Leiden, 1999, pp. 649-665). L’ouvrage de D.L. Washburn va plus loin. Il ne contient pas seulement la liste des références. Chaque passage ou citation est présentée sous quatre rubriques : la référence biblique (Reference), le rouleau dans lequel on la trouve (Scroll), l’ouvrage précis où elle est publiée (Location), et si possible la filière textuelle à laquelle elle appartient (Comments). Ce qui donne par exemple : Reference : Gn 2, 17-18 ; Scroll : 4QGenh2 (4Q8) ; Location : DJD (Discoveries in the Judæan Desert) 12 : 62 ; Comments : « Très fragmentaire ; identique au Texte Massorétique ». En plus des textes de Qumrân, l’ouvrage embrasse aussi tout document biblique découvert en d’autres sites, comme Murabba’at, Nahal Hever et Massada. Il laisse de côté la Guénizah du Caire. L’ordre des livres bibliques est celui de la Bible chrétienne, protestante exactement car n’est pris en compte que ce qui correspond à la Biblia Hebraica. D’un point de vue purement scientifique, on regrettera l’obstination des érudits, et souvent non des moindres, à omettre les livres deutérocanoniques. On aurait aimé que Ben Sira et Tobit, solidement attestés dans les manuscrits de la mer Morte, de surcroît comme appartenant aux Écritures, figurent en bonne place dans le listing si bien enrichi de D.L.Washburn, très utile pour la recherche, de tous niveaux. On regrettera de plus le manque d’une table des matières des livres bibliques. Les titres courants auraient pu suppléer, ce qui n’est pas le cas.
1518.19.20. Les années 1991-1992 du siècle dernier inaugurèrent une phase nouvelle dans l’étude des manuscrits de la mer Morte. La vision tenace que l’on avait des textes se modifia, éclata même peut-on dire. Et pour cause. Tous les documents ou presque se trouvèrent comme soudain disponibles. Leur édition s’achèvera en 2002. N’ayons pas peur de dire qu’alors seulement sonna l’heure de la fin véritable des découvertes. C’est dans les champs littéraires désignés respectivement comme « non sectaire » et « non biblique » que le changement fut le plus net, eu égard à la façon de percevoir l’origine et la signification de ces témoins écrits de la culture judaïque pré-chrétienne. Or, ce fut également l’heure d’une découverte dans les découvertes : celle d’un vrai corpus de textes de sagesse. L’étude passionnée de ces derniers fut engagée sans tarder ; de bons fruits en parurent dès le milieu des années 90. Elle n’a cessé depuis de s’accélérer et de s’étendre. Une nouvelle génération de chercheurs semble s’être révélée à sa faveur. En témoignent quelques produits admirablement précoces, par exemple : D.J. Harrington, Wisdom Texts from Qumran (London, 1996) et « The reasons Why the Qumran Wisdom Texts are Important », Dead Sea Discoveries 4 (1997, 245-255). La majeure partie des documents de sagesse vient de la grotte n° 4. Ils seront publiés dans les Discoveries in the Judæan Desert (DJD) n° 20 (1997) et n° 34 (1999). L’important ouvrage collectif édité par Ch. Hempel, A. Lange et H. Lichtenberger (18) contient un premier bilan scientifique, fruit relativement tardif (2002) d’un séminaire tenu à Tübingen en juin 1998. L’un de ses responsables, A. Lange, propose une précieuse introduction avec présentation de chacune des pièces collectées (une autre liste, par A. Schoors, se trouve à la p. 61 du même ouvrage ; ailleurs, J.I. Kampen avait fait l’inventaire des textes de sagesse de Qumrân publiés avant 1990, minoritaires et assez peu remarqués, et des autres, bien plus nombreux et connus seulement depuis cette date : « The diverse aspects of Wisdom in the Qumran Texts », dans The Dead Sea Scrolls after Fifty Years Edited by W. Flint and J.C. VanderKam, Brill, 1998, pp. 211-243).
16Avant les découvertes de la mer Morte, la contribution connue des maîtres ou penseurs de Iouda à la sagesse du Proche-Orient ancien se limitait aux livres de Job, des Proverbes, de Qohélet, du Siracide et de la Sagesse, avec l’appoint des Sentences d’un ressortissant hellénistique baptisé Pseudo-Phocylides. Bien d’autres textes s’y ajoutent désormais, intitulés par leurs éditeurs anglophones : 4QWiles of theWicked Women (4Q184), 4Q Sapiential Work (4Q185), 4Q Words of the Maskil to All Sons of Dawn (4Q 298), 4Q Beatitudes (4Q 525), 4Q Instruction-like Composition B (4Q 424). Deux autres œuvres sont à mettre à part pour leur intérêt majeur, la seconde surtout. Il s’agit du Livre des Mystères (1Q 27 ; 4Q 299-301) et de A Sapiential Work A (1Q 26 ; 4Q 415-418, 418a-c, 423), appelé couramment l’Instruction, ou en hébreu Mûsar. Sur cet écrit largement diffusé dans l’Antiquité judaïque, articles et livres se sont multipliés à un rythme étonnant ; l’élan ne se ralentit guère. Le livre de M.J. Goff (19) est une étude qui compte. Il est la version revue d’une thèse dirigée par le très distingué J.J. Collins de l’université de Yale. On appréciera tout particulièrement le long et exhaustif état de la question du chapitre premier. Les éditeurs de 4Q Instruction dans DJD 34 parlent à propos de ce texte d’un « lien manquant » (missing link) dans l’histoire des traditions de sagesse propres à la société judaïque, entre Proverbes et Ben Sira. On propose comme date de composition la fin du IIIe siècle av. J.-C. ou le début du IIe. Ce ne saurait donc être une production des ascètes lettrés supposés vivre à Qumrân. D’aucuns savants, toujours fidèles à la thèse classique, parlent volontiers de littérature ou traditions « pré-esséniennes ». Nous ne les suivons pas, du moins dans leur formulation. On est frappé néanmoins par le nombre des exemplaires conservés dans les grottes de Qumrân, huit sinon plus, avec la présence significative d’un autre dans la grotte n° 1. Cet écrit avait-il sa place à côté de la Loi et des Prophètes, parmi les livres considérés comme « saints » dans l’orbe des « autres livres » dont parle le traducteur de Ben Sira? Certains le suggèrent voire le proposent (ainsi, J. Strugnell et D.J. Harrington, DJD 34, pp. 30-31), et c’est à prendre en considération. Sauf telle exception marquante (É. Puech par exemple), on admet assez largement que la plupart des textes de sagesse retrouvés dans les grottes de Qumrân n’émanent pas de la « communauté » locale, bien qu’ils l’aient probablement voire naturellement influencée, comme bien d’autres d’ailleurs. Trois études, débouchant chacune sur une interprétation particulière, sont à retenir, à savoir : A. Lange, Weisheit und Prädestination : Weisheitliche Urordnung und Prädestination in den Textfunden von Qumran (Leiden, 1995) ; T. Elgvin, « Wisdom and Apocalypticism in the Early Second Century BCE — The Evidence of 4Q Instruction », dans The Dead Sea Scrolls Fifty Years After Their Discovery : Proceedings of the Jerusalem Congress, July 20-25, 1997 (ed. L.H. Schiffman et al., Jerusalem 2000, pp. 226-247) et « The Mystery to Come : Early Essene Theology of Revelation », dans Qumran between the Old and New Testaments (ed. F.H. Cryer et al., Sheffield, 1998, pp. 113-150) ; E.J.C. Tigchelaar, To Increase Learning for the Understanding Ones : Reading and Reconstructing the Fragmentary Early Jewish Sapiential Text 4Q Instruction (Leiden, 2001).
17Dans le recueil d’études The Wisdom Texts from Qumran... (18), la question de la relation entre les textes de sagesse retrouvés dans les grottes de Qumrân et la littérature biblique est fort bien exposée par G.J. Brooke. La démarche n’est pas facile. Les livres bibliques de sagesse se trouvent placés dans la Bible sous le patronage insigne de Salomon, leur signataire global en quelque sorte. Ce qui n’est pas le cas du corpus récemment découvert, chacune des pièces n’ayant ni titre ni référent nommé. On peut retenir néanmoins certains éléments pour asseoir la comparaison. La plupart des écrits de Qumrân dits de sagesse sont en hébreu, comme le sont les livres de Job, des Proverbes, de Qohélet et du Siracide (le texte original). Les exceptions araméennes se manifestent du côté des Testaments, rattachés aux Patriarches (Lévi par exemple, voir plus loin pour le Document araméen de Lévi : 22), ou de compositions situées dans la zone frontière entre le genre de la sagesse et celui de l’apocalyptique, dans le Premier livre d’Énoch entre autres. Il y a pratiquement contemporanéité entre la grande littérature biblique de sagesse et celle de Qumrân. Aussi, selon G.J. Brooke, on ne doit pas obligatoirement opter pour l’antériorité des livres bibliques de sagesse par rapport au matériau non scripturaire retrouvé dans les grottes. D’un certain point de vue, certes, l’Instruction ou Mûsar peut apparaître comme une forme réécrite du livre des Proverbes : on y a regroupé des séries de sentences sur divers thèmes disparates relatifs à la conduite de chaque jour. M.J. Goff (19) évoque lui-même les similitudes entre l’Instruction et les Proverbes. Il s’accorde avec les éditeurs de DJD 34 (on peut voir encore : D.J. Harrington, « The Qumran Sapiential Texts in the Context of Biblical and Second Temple Literature », dans The Dead Sea Scrolls Fifty Years After Their Discovery…, cit., pp. 265-262). D’aucuns ont rapproché le Mûsar de la Sagesse de Ahikar, ce qui est rejeté par H. Niehr (18). L’œuvre est également contemporaine du Siracide, le témoin le plus complet que nous ayons de la littérature de sagesse dans le judaïsme pré-chrétien. L’étude comparée des deux écrits est menée par D.J. Harrington (18 : reprise, avec révisions, d’un article paru dans Journal for the Study of Pseudepigrapha 16, 1997, pp. 25-38). Le parallèle est établi de façon systématique selon : 1. Le genre (instructions de sagesse, avec dans les deux cas une situation où le sage aîné s’adresse à un plus jeune en quête de règles de sagesse qu’il apostrophe en ces termes : « mon fils », dans Ben Sira, « toi qui comprends » dans le Mûsar) ; 2. Les traditions (sujets familiers comme l’argent et le prêt, le mariage, les parents, les femmes, etc.) ; 3. La vision du monde (comme dans Ben Sira, la référence à la création comme base de l’instruction de sagesse est mise en relief dans l’Instruction ; mais, tandis que le Siracide s’efforce de décrire et de glorifier la création, le Mûsar, moins théorique, s’attache davantage aux conséquences morales de la création et de l’élection divine) ; 4. La communauté (la personne que l’on instruit dans le Mûsar n’est pas un ascète ou mystique isolé : elle est plongée dans la société et engagée dans les affaires, ouverte à toutes catégories de gens). L’Instruction est l’indice concret d’un croisement majeur dans l’histoire culturelle et religieuse des Juifs tout au début du IIe siècle av. J.-C. Comme le Siracide, elle conjugue les traditions de sagesse et celles de Torah, à cette différence que dans Ben Sira les deux sont fusionnées. Il y a néanmoins une grande différence entre les deux écrits, soulignée et commentée par plusieurs chercheurs. En effet, le Siracide reste à l’écart du courant apocalyptique, que peut-être même il rejette. Le Mûsar, lui, allie délibérément sagesse et apocalyptique, avec un accent très fort sur les thèmes de révélation et d’élection.
18Sagesse et apocalyptique dans l’Instruction, voilà un sujet bien étudié cette dernière décennie. Signalons l’article lumineux de J.J. Collins, « Wisdom Reconsidered, in Light of the Scrolls », Dead Sea Discoveries 4 (1997, pp. 265-281). Les Actes d’un congrès tenu à Leuven ont été récemment publiés sous la responsabilité de Fl. Garcia Martinez, avec ce titre éloquent : Wisdom and Apocalypticism in the Dead Sea Scrolls and in the Bible Traditions (Leuven, 2003). M.J. Goff (19, pp. 24-27 : « Studies of Wisdom and Apocalypticism in 4Q Instruction ») propose un rigoureux état de la question, qu’il conclut en ces termes : « Publié en 1999, 4Q Instruction en est encore aux premières étapes de la recherche. Le thème de la pauvreté n’a pas été pleinement examiné dans le texte. La description des rétributions eschatologiques qu’attendent les justes demande elle-même davantage d’investigation. L’interprétation de Genèse 1-3 par 4Q Instruction mérite un surcroît de recherche et soulève le problème connexe du statut de la Torah dans la composition. Ces thèmes sont importants pour comprendre les conseils pratiques et la vision apocalyptique du monde propre à 4Q Instruction » (p. 27). Le programme du livre de M.J. Goff, intitulé précisément The Wordly and Heavenly Wisdom of 4Q Instruction, est ainsi tracé. Ce titre fait nettement écho à cet autre, d’une communication de Fl. Garcia Martinez : « Wisdom at Qumran : Wordly or Heavenly? » (dans Wisdom and Apocalypticism…, cit.). Dès 1995, dans son ouvrage Weisheit und Prädestination… (cit)., A. Lange posait d’une façon plus spéculative le problème de la relation entre sagesse et apocalyptique. Dieu, dit-il, a doté le cosmos d’un principe d’organisation (Ordnung) au moment de la création. L’association de Dame Sagesse à la création en Proverbes 1-9, met en relief la structure rationnelle du monde naturel. La tradition de sagesse viserait d’abord à rendre compte dudit principe. « Dans la sagesse elle-même déjà, la représentation d’un Urordnung sapientiel préexistant se trouve insérée dans le contexte d’une pensée prédestinationiste », écrit A. Lange. L’affirmation de cet Ordnung primordial est fondée sur une révélation, celle du raz nihyeh ou « mystère de ce qui est » (dont nous reparlerons). On aurait réagi ainsi à la « crise de sagesse » perceptible dans les livres de Job et de Qohélet. La tradition de sagesse étant au bord de la faillite, se seraient développées des formes nouvelles de pensée sapientielle. L’Instruction serait un exemple de ces manières inédites de sagesse appelées par la crise. Confirmant la façon dont Von Rad comprenait l’apocalyptique, celle-ci ayant ses sources dans la sagesse plutôt que dans la prophétie, A. Lange pense que l’on serait alors dans l’Eschatologisierung der Weisheit. Le débat est repris dans une importante étude d’un excellent connaisseur des textes de Qumrân et de la littérature biblique, J.J. Collins (20 : « The eschatologizing of Wisdom in the Dead Sea Scrolls »). Ce dernier rappelle la fameuse formule par laquelle Von Rad définit l’apocalyptique, en somme : « la sagesse gagnée par l’eschatologie ». Lui-même souligne que le Mûsar reflète une vision du monde très différente de la sagesse investie dans les Proverbes et Ben Sira : une perspective nouvelle s’y trouve manifestée. Mais il préconise que l’on ne considère pas les choses d’une façon tranchée. T. Elgvin (entre autres dans Wisdom and Apocalyptic…, cit). affirme de son côté que dans le Mûsar la vision du monde et la conception de l’homme sont déterminées davantage par l’apocalyptique que par la sagesse traditionnelle. Or, écrit J.J. Collins, « il semble que le débat sur les origines de l’apocalyptisme soit misleading, dans la mesure où il présuppose qu’il existerait des courants isolables de traditions et qu’en conséquence un texte dût relever soit de la sagesse soit de la prophétie, mais non des deux. Dans cette littérature, poursuit-il, tout était exercice de bricolage (sic dans le texte anglais) avec le montage (piecing) d’une vision nouvelle du monde tirant ses motifs et ses idées de bien des sources. 4Q Instruction était certainement nourri de la manière de sagesse traditionnelle que l’on trouve dans Proverbes et Ben Sira […]. L’œuvre fut également nourrie de traditions apocalyptiques du type repérable dans l’Épitre d’Énoch […]. Il semble que la première tradition d’Énoch telle qu’on la trouve dans le Livre Astronomique et dans le Livre des Veilleurs du Ier Livre d’Énoch, ait de forts intérêts sapientiels, mais ces textes ont peu d’éléments communs avec la manière de sagesse que l’on trouve dans Proverbes et Ben Sira ». Certes, pour J.J. Collins, le Mûsar est un « lien manquant », mais il représente une ligne différente de développement sapientiel que ces deux livres bibliques. La littérature judaïque de sagesse était à cette époque bien plus diversifiée qu’on ne peut le déduire du seul Siracide.
19Quoi qu’il en soit, l’implant de l’apocalyptique dans la tradition sapientielle caractérise l’Instruction. Ce qui appelle dans cet écrit les motifs de révélation et d’élection. Voilà un sujet amplement développé en plusieurs contributions des ouvrages que nous présentons. Ainsi, pour D.J. Harrington (cit.) et M.J. Goff (19 : ch. II, « ‘Understanding your mysteries’ : The theme of Revelation in 4Q Instruction »), A. Rofé (20 : « Sapiential Perspectives : Wisdom Literature in Light of the Dead Sea Scrolls »), K. Kister (ibid., « Wisdom Literature and its Relation to other genres from Ben Sira to Mysteries »). L’idée du « mystère » (raz) est très présente dans le Mûsar et ailleurs. Elle suppose des réalités cachées dont l’élu a seul la connaissance, par révélation. Cela rappelle les livres de Daniel et d’Énoch, où se croisent sagesse et apocalyptique (voir 18 : L.T. Stuckenbruck, « 4Q Instruction and the possible influence of early enochic traditions : an evaluation »). La formule raz nihyeh (rz nhyh) revient à une trentaine de reprises dans l’Instruction. Elle est analysée par divers auteurs (18 : A. Schoors, « The Language of the Qumran SapientialWorks » ; D.J. Harrington, cit. ; 19 : M.J. Goff, etc.). On la traduit de diverses façons : « le mystère à venir », « le mystère de l’existence » voire « the mystery that is to be » (J.J. Collins et son disciple M.J. Goff). Rappelons que raz, « mystère », est un mot d’origine perse venu dans l’hébreu par le truchement de l’araméen. On ne rencontre ce terme dans l’hébreu qu’en des textes datant au plus tard du IIe siècle av. J.-C. Son attestation la plus ancienne se trouve en Siracide 8, 18 et 12, 11. Il est assez clair que raz nihyeh englobe le plan divin dans son ensemble, passé, présent et futur, de la création du monde au jugement dernier (lequel tient une bonne place dans le Mûsar). On renvoie ici à cet autre témoin majeur de la littérature de sagesse qu’est le Livre des Mystères, retrouvé dans les grottes n°1 et surtout n° 4 de Qumrân : on y rencontre également la formule raz nihyeh. Le Mûsar se différencie ainsi du Siracide. Pour ce dernier, quiconque scrute la Loi et observe avec attention la création, peut accéder aux « secrets de Dieu ». D.J. Harrington (18, art. cit.) apporte de bonnes lumières sur ce plan divin appelé raz nihyeh. Il n’y a aucune raison, dit-il, d’identifier ce « mystère » avec la Torah. Ce pourrait être un livre, comme le « livre de Méditation » (sfr hhgwy) mentionné dans les textes de sagesse et ailleurs dans certains rouleaux retrouvés à Qumrân ; ou encore un enseignement ésotérique soit oral soit écrit (perdu dans ce cas). Si l’on tient compte de ses divers emplois avec les contextes respectifs, la formule raz nihyeh renvoie nettement à la création, à la conduite dans le présent et au jugement dernier. Elle intervient d’une manière à la fois insaisissable et englobante, comme d’une certaine manière le « royaume de Dieu » dans les évangiles synoptiques. Quoi qu’il en soit, la façon dont on se réfère au « mystère » suggère que celui-ci apporte une révélation à ceux qui l’étudient. Les données cosmologiques, éthiques et eschatologiques qui accompagnent ses énonciations indiquent qu’il a été révélé, par Dieu directement ou par des anges, à l’« instructeur » attentif à mettre l’accent sur les devoirs des sages ou justes qui en feraient leur profit. Et D.J. Harrington d’affirmer qu’il y a une dimension ésotérique dans le raz nihyeh de l’Instruction. Cela contraste avec la méthode du Siracide, qui tire les règles de sagesse principalement de l’expérience concrète des hommes, de la création, de la Loi et de l’histoire d’Israël. Le Dieu du Mûsar est bien plus activement impliqué dans la création et dans les affaires humaines que celui de Ben Sira. Ce qui compte pour l’Instruction, c’est l’élection dont Dieu a assorti la création, avec les conséquences morales qui découlent du fait d’être bénéficiaire de la grâce divine. Nous voilà en présence du premier écrit de sagesse traitant directement du jugement dernier comme fin ultime de l’histoire. Ce jugement n’est pas sans effets sur la signification du raz nihyeh, « mystère de l’existence ».
20Et l’interprétation du Mûsar de soulever un grave problème. La croyance dans la résurrection est-elle vraiment affirmée dans cette œuvre, ou tout au moins impliquée? À la suite de J.J. Collins (20 : p. 56), M.J. Goff (19 : ch. V, « Theophanic judgment and eternal Life : the eschatology of 4Q Instruction ») affirme qu’il n’y a pas la moindre référence à la résurrection du corps dans le passage qui fait l’objet du débat : 4Q 418 69 II l. 7. La conception de l’au-delà est ici semblable à ce que l’on trouve dans la dernière colonne de la Règle de la Communauté, ou dans le fameux Traité des deux esprits (1QS III-IV). Les méchants sont voués aux ténèbres des enfers, les justes promis à la vie éternelle. La rétribution des justes, c’est la vie avec les anges, sans doute dans les cieux, et non la résurrection du corps. Ce qui renvoie aux premiers témoins de l’apocalyptique et aux textes spécifiques de Qumrân. T. Elgvin et plus encore É. Puech sont d’un avis contraire. Pour eux, la résurrection est nettement signifiée, comme en d’autres textes « esséniens » (sic). Notre long commerce avec la littérature du judaïsme pré-chrétien nous fait opter sans hésiter pour l’interprétation de J.J. Collins et de M.J. Goff. Nous avons eu l’occasion de montrer que, dans le système doctrinal du yahad de Qumrân, que la « communauté » soit réelle ou fictive, la croyance en la résurrection (individuelle) du corps n’était guère possible (Jésus Christ, la rupture. Essai sur l’origine du christianisme, Paris, 2001). Il demeure que, sur un plan plus général, l’Instruction et d’autres textes de sagesse comme le Livre des Mystères sembleraient préparer, au début du IIe siècle av. J.-C., certains écrits attestant l’idéologie dite de Qumrân, plus spécialement les Règles. Un certain nombre d’idées, de termes ou de formules (ainsi, raz nihyeh dans l’hymne terminale de la Règle de la Communauté, 1QS col. XI, manquante dans l’exemplaire 4QSe ; le Livre de Hagû, le Maskil, etc.) se rencontrent de part et d’autre (cf. 18 : Ch. Hempel « The Qumran Sapiential texts and the Rule Books »).
21La littérature de sagesse retrouvée à Qumrân apporte une lumière nouvelle, décisive semble-t-il, sur la source de la fameuse antithèse de la chair et de l’esprit si bien exprimée et promue par Paul de Tarse. L’ample étude de J. Frey sollicite l’attention des exégètes du Nouveau Testament et des théologiens (18 : « Flesh and Spirit in the Palestinian Jewish sapiential tradition and in the Qumran texts »). Depuis l’École de Tübingen (Bauer et ses élèves au XIXe siècle) jusqu’à nos jours, en passant par Gunkel, Bousset, Bultmann et bien d’autres, on explique l’anthropologie paulinienne investie dans l’opposition de la chair et de l’esprit par l’impact hellénistique sur la pensée judaïque, les témoins de celle-ci, hellénisée, étant les relais d’Alexandrie comme la Sagesse de Salomon et l’œuvre de Philon. J. Frey relativise cette source et propose que l’on se tourne vers les textes de sagesse retrouvés à Qumrân. L’usage dualiste par Paul de la chair et de l’esprit comme deux forces opposées, est sans parallèle dans le christianisme primitif. Dans certains passages du moins, très explicites (Galates 5, 17, Romains 8, 5-8), le mot sarx (« chair ») est fortement associé à la notion de mal et d’iniquité sinon de péché : une sphère de pouvoir opposée à Dieu, du côté de qui se trouve l’esprit. Dans l’Ancien Testament, l’hébreu basar (« chair ») désigne couramment et simplement la créature humaine comme faible et mortelle. Or, parmi les manuscrits de la mer Morte, en divers textes (la Règle de la Guerre, la Règle de la Communauté et les Hymnes), ce vocable est lié à l’idée de péché et d’iniquité, comme une sorte de pouvoir cosmique. Là se trouvent les parallèles les plus proches de l’emploi de « chair » dans le sens d’une vraie force opposée à Dieu et son esprit. Cela ne veut pas dire, loin de là, que Paul de Tarse, formé par les maîtres pharisiens de Jérusalem, ait eu des contacts avec la communauté de Qumrân ou tels éléments relevant de sa juridiction. Où donc est le relais? C’est ici que la fameuse Instruction et le Livre des Mystères interviennent dans l’étude de J. Frey. Ce chercheur nous montre combien ces documents aident à comprendre l’arrière-plan de l’usage de basar dans certains textes venus de Qumrân. À son avis, le sens négatif de sarx chez Paul a ses racines non pas dans les développements théologiques de la diaspora juive mais dans les traditions de sagesse diffusées en Iouda. J. Frey considère l’Instruction et le Livre des Mystères comme « pré-esséniens ». Libre à lui de s’exprimer ainsi. Ce qui importe, c’est que dans 1/4 Q Instruction il relève suffisamment d’indices textuels où, déjà, « chair » est de très près associé à péché, rébellion et impureté. On y trouve la formule « esprit de chair » (ruah basar), attestée également dans les Hymnes. Dans l’un des passages, il semble s’agir de l’humanité en état de péché. Il est clair que l’usage négatif de basar pour désigner la nature corrompue de l’homme n’a pas son origine dans le groupe de Qumrân mais dans les cercles de sagesse de la société judaïque dès la fin du IIIe siècle ou le début du IIe av. J.-C. Certes, cela ne fut pas sans influencer les théoriciens ou idéologues, poètes pour certains, auxquels on doit les textes spécifiques de ce que l’on appelle « communauté » de Qumrân, Règles et Hymnes surtout. Mais, à l’instar de Ben Sira, des Jubilés, des traditions d’Énoch et de bien d’autres, elles se propagèrent, par le biais d’enseignements et de débats, ailleurs dans la société judaïque contemporaine, jusqu’à Jérusalem et parmi les cercles où s’élaborait la doctrine pharisienne. C’est ainsi qu’elles auraient touché Paul de Tarse. M.J. Goff aborde lui-même ce même sujet dans un excursus au chapitre III de sa thèse : « ‘Spiritual’ and ‘Fleshly’ Types of humankind in Paul ». Il rejoint pour une large part l’opinion de J. Frey, moins catégorique cependant quant à l’influence hellénistique sur Paul, qu’il considère comme « nettement marqué (colored) par son environnement hellénistique ».
2221. On doit faire le lien entre les recherches sur l’Instruction et l’importante étude de C.H.T. Fletcher-Louis consacrée à l’« anthropologie liturgique » dans les manuscrits de la mer Morte. Le Mûsar, nous l’avons vu, décrit le juste comme être immortel et de quelque façon angélomorphique ; mais c’est sans relation aucune avec la participation au culte. Or, cet auteur avance une intéressante idée, selon laquelle une anthropologie angélomorphique liée précisément au culte, riche avatar d’une veine sacerdotale, serait l’une des caractéristiques centrales de la communauté dite de Qumrân. Son livre est le développement d’une simple note dans sa thèse de doctorat, Luke-Akts : Angels, Christology and Soteriology (Tübingen, 1997). Les écrits venus des onze grottes lui permettent de mettre en lumière la croyance judaïque dans une humanité idéale, dont la nature et le statut seraient angéliques, autrement dit divins. Dans cette perspective, il propose de revisiter les fameux Chants pour les sacrifices du sabbat (4Q 400-407 et 11Q 17), considérés comme des témoins précoces de la veine mystique de la Merkavah. Il examine aussi d’autres textes jugés pertinents, eux-mêmes retrouvés à Qumrân, dans le but de vérifier ce qu’il considère comme acquis, à savoir : 1) pour la théologie judaïque pré-chrétienne, l’humanité dans son état originel, authentique ou racheté, est divine, autrement dit, selon les représentations de l’époque, angélique ; 2) ce modèle de croyance, dans l’expérience et la formulation, était inséparable du culte du Temple. Dans celui-ci, l’espace et le temps terrestres, et partant l’être humain lui-même se trouvent transcendés comme dans un transfert de la terre vers les cieux, de l’humanité vers la divinité et de la mortalité vers l’immortalité (ce qui confirme qu’il n’y a pas de place dans ce climat doctrinal pour la croyance en la résurrection). Dans un tel système, une chaîne angélomorphique peut être reconstituée : elle va d’Adam avant la Chute, par des héros angélisés sinon divinisés tels Énoch, Noé, Melkisédech, Jacob/Israël, Joseph, Lévi et surtout Moïse, avec les rois, les prêtres et les prophètes, pour aboutir au Messie à venir, lui-même angélomorphe. Trois figures émergent qui préparent ce dernier, du moins dans sa forme chrétienne que le Nouveau Testament, particulièrement la Lettre aux Hébreux, présentent : le roi, Moïse et par-dessus tout le prêtre ou grand-prêtre. Ce n’est pas d’aujourd’hui que l’on reconnaît que la communauté de Qumrân avait conscience de partager sa vie avec les anges, particulièrement dans les actes du culte. Or, il se pourrait que cette unité de vie, cette communauté magique des justes avec les anges ait généré l’auto-désignation de yahad (en grec, on dirait sans doute koinônia). Donc, la communauté de Qumrân acceptait comme son axiome doctrinal fondamental qu’en tant que création originelle et restaurée dans la communion des justes avec le « vrai Israël » (formule absente des textes de Qumrân), l’humanité appartient intrinsèquement au monde divin. Ce qui signifie volontiers que le juste a les droits, les privilèges, bref le statut des anges : il est angélomorphe. Mais parfois et pour des personnes particulières, c’est le cas de Moïse et plus encore du grand prêtre, on se retrouve plongé dans la propre vie divine, recouvert de la gloire même que Dieu se réserve. Cette anthropologie théologique sublimée ou, disons, cette mystique cultuelle imprègne plus ou moins nombre de textes retrouvés à Qumrân. À travers ceux-ci, n’est-ce pas l’essence du monothéisme judaïque pré-chrétien auquel il est donné d’accéder? Et n’entrerait-on pas dans le terrain doctrinal d’où la première synthèse chrétienne, celle que les écrits du Nouveau Testament attestent dans leurs passages christologiques, tirera une part de sa sève doctrinale? Ajoutons que, dans la mesure où les textes spécifiques de la « communauté » seraient pour une part au moins utopiques, renvoyant à un yahad idéal ou fictif, l’intérêt de la vaste étude de C.H.T. Fletcher-Louis n’en serait que plus grand pour éclairer les origines doctrinales du christianisme.
2322. Dans le corpus qumrânien des textes de sagesse, on peut accueillir aussi les fragments de sept écrits relatifs au patriarche Lévi, à savoir : 1Q 21, 4Q 213, 4Q 213a, 4Q 213b, 4Q 214, 4Q 214a, 4Q 214b. C’est ce qu’a fait et qu’annonce le jeune professeur de Cracovie H. Drawnel dans son livre stimulant et novateur : An Aramaic Wisdom Text from Qumran. A New Interpretation of the Levi Document. Longtemps on étudia ces textes comme des témoins anciens, voire originaux, du fameux Testament de Lévi qui figure dans la série des Testaments des Douze Patriarches. Certes, certains éléments se recoupent, dans la mesure où l’une et l’autre des deux œuvres ont Lévi pour héros, et comme point de départ la tradition biblique attachée à ce dernier. Mais nous sommes en présence de deux filières différentes. Le Testament de Lévi est le fruit relativement tardif, en grec, d’interventions rédactionnelles successives aboutissant au genre classique du « testament littéraire », peut-être à la fin en milieu chrétien. Les fragments retrouvés à Qumrân sont d’une autre veine et d’une autre époque, de beaucoup pré-chrétienne. Ils relèvent d’une autre forme littéraire. La recherche richement ressourcée de H. Drawnel s’inscrit dans le sillage d’études qui, assez récemment, ont confronté ces restes araméens à d’autres témoins d’une œuvre antique que tous ces textes réunis attestent de concert. Ces autres témoins comprennent : deux fragments araméens copiés au XIe siècle, connus depuis le tout début du XXe siècle et venus de la Guénizah du Caire ; un fragment en syriaque épinglé dans un manuscrit du IXe siècle et publié pour la première fois en 1871 ; enfin, deux insertions grecques significatives dans un exemplaire du Testament de Lévi photographié dans un monastère du Mont Athos. On considère que ces quatre éléments renvoient à un écrit araméen unique dont les attestations les plus anciennes, retrouvées à Qumrân, furent copiées à la fin du IIe siècle av. J.-C. ou au début du Ier. La publication de l’ensemble prit un siècle ou presque, de 1900 (le tout premier fragment de la Guénizah du Caire) à 1996 (l’éditio princeps des fragments de la grotte n° 4 dans DJD XXII) ; le premier fragment de Qumrân fut publié par J.T. Milik en 1955. Il faut signaler un ouvrage précurseur à celui que nous présentons, la thèse de R.A. Kugler, From Patriarch to Priest : The Levi-Priestly Tradition from Aramaic Levi to Testament of Levi (Atlanta, 1996). Mais H. Drawnel est le premier à procéder systématiquement à un essai de présentation ordonnée, avec notations scientifiques à chaque étape, de l’ensemble de ce qu’il appelle le « Document araméen de Lévi » (Aramaic Levi Document ou ALD) ; ceci, sur la base d’une reconstitution justifiée de chacun des fragments disponibles. Car il n’y a que des fragments, et il manque le début et la fin de l’œuvre. Ainsi ce chercheur nous propose-t-il les données exhaustives d’une édition critique du texte. Ce qu’il fait suivre d’un vaste commentaire où sont étudiés le genre et la structure littéraires tant de l’ensemble de l’écrit que de chacune des sections ; ceci, en fonction de sources identifiables, bibliques et non, mais aussi de l’arrière-plan historique de cultures sémitiques du Proche-Orient ancien. La dernière partie de cette puissante étude propose trois concordances : des mots araméens, des mots grecs et des mots syriaques. Enfin, seize planches illustrent fort utilement le propos.
24D’après H. Drawnel, le Document araméen de Lévi (ALD) est issu d’écoles sacerdotales de cadres lévitiques fonctionnant à Jérusalem vers la fin de la période perse ou au début de l’époque hellénistique (fin du IVe siècle av. J.-C. ou début du IIIe). Le type d’araméen « moyen » dans lequel il est rédigé en témoigne, avec l’emprunt de mots perses et l’absence de termes grecs. Car la langue originale, que d’aucuns crurent un temps être l’hébreu, est manifestement l’araméen : il est difficile de penser autrement depuis les découvertes de la mer Morte. L’auteur est inconnu. On ne peut que reconstituer son milieu historique et culturel. Le héros de l’œuvre, qui s’exprime à la première personne comme dans une autobiographie, est Lévi, celui de la Bible. Mais un Lévi décroché, magnifié et idéalisé (l’épisode biblique du massacre de Sichem en Genèse 37 est réécrit pour être à l’avantage du patriarche), sous les traits conjugués du sage et du scribe exemplaires, du chef et du juriste modèles. Élu de Dieu, Lévi reçoit d’Isaac les messages de sagesse révélée que lui-même doit transmettre à ses fils pour qu’à leur tour ceux-ci fassent de même. Le but éducatif du Document est net. On est en présence d’une paidéia judaïque spécifique. Le contexte de la composition est sacerdotal ou lévitique, didactique et sapientiel. Ledit Document apparaît comme une sorte d’exhortation doublée d’un traité, l’œuvre d’un maître insigne à l’adresse de disciples destinés eux-mêmes à devenir des personnalités aux positions en vue dans la société, sages et scribes d’obédience lévitique. (N’y aurait-il pas là une manière assez lointaine de prototype du modèle rabbinique?) La partie la plus longue et la mieux conservée est l’« Instruction de sagesse » d’Isaac à l’adresse de Lévi (ALD 11-61). C’est une pièce admirable. On y utilise la terminologie légale comme « la loi de vérité » ou « la loi du sacerdoce », avec l’injonction d’accomplir tout acte « dans l’ordre, selon la mesure et le poids ». Cette phrase significative évoque la sagesse biblique mais aussi l’apocalyptique. Notons combien est fort dans les préceptes éducatifs de cet écrit le rôle de la métrologie et de la numérologie, ce qui montre une influence babylonienne manifeste. L’étude du système métrologique sexagésimal par Lévi et ses successeurs, indique comment ces éléments initiatiques de la culture mathématique étaient déterminants dans la formation des candidats au sacerdoce lévitique. Lévi enseigne l’arithmétique, de façon à ce que les actes liturgiques soient accomplis selon la règle de l’« ordre, de la mesure et du poids ». Un autre passage à relever est le « Poème de sagesse » mis sur les lèvres de Lévi (ALD 82-98). Voilà dans la littérature judaïque le texte poétique en araméen le mieux conservé des derniers siècles pré-chrétiens. On y observe l’assortiment commun des vieux procédés de la poésie sémitique. (Il faut souligner l’importance du ALD pour la compréhension du chapitre 7 de l’Épitre aux Hébreux. N’aurait-on pas là la riposte chrétienne à la représentation du sacerdoce lévitique royal défini et promu dans notre Document?)
2523. La généreuse série Judaism in Late Antiquity que dirigent chez Brill A.J. Avery-Peck, J. Neusner et B.D. Chilton, ne pouvait omettre de traiter des manuscrits de la mer Morte. On salue donc la cinquième livraison, en deux tomes, intitulée The Judaism of Qumran : A systemic reading of the Dead Sea Scrolls. Même si la nouveauté du propos ne caractérise pas la totalité des dix-sept études rassemblées, la qualité globale de l’ensemble, au demeurant fort bien conçu et organisé, se repère d’emblée. On appréciera la bonne contribution de J.J. Collins qui constitue la première partie : « The Construction of Israel in the Sectarian Rule Books ». La deuxième partie, sous l’intitulé Way of Life, aborde tour à tour les dossiers qumrâniens de l’archéologie (J.F. Strange), de la loi juive (L.H. Schiffman), de la pureté rituelle (J. Maier), du culte, du Temple et de la prière (E. Schuller), du calendrier (M.G. Abegg) et des femmes (M.I. Gruber). La troisième, World View, traite du Dieu confessé par les Juifs de Qumrân (Éd. M. Cook), de la Torah (Ph. R. Davies), de la « Bible » (P.W. Flint), de l’interprétation des Écritures (C.A. Evans), du rapport entre histoire et eschatologie et du Messie (T.S. Beall), enfin de la sagesse (T. Elgvin ; étude à ajouter à celles déjà présentées, ci-dessus : 18.19.20), le tout « à Qumrân », dit-on. La quatrième, Comparing Judaisms, est à recommander particulièrement aux lecteurs de ce Bulletin, exégètes et théologiens pour la majorité. Elle comprend une importante et lumineuse étude de H. Räisänen consacrée à la relation de Paul de Tarse au « judaïsme de Qumrân ». Le propos est centré sur le rapport de la Loi et des « œuvres de la Loi » à la « justification » ou au salut (la fameuse formule paulinienne erga tou nomou a un antécédent hébraïque littéral, bien attesté par les textes propres à la communauté de Qumrân). On est frappé tant par les similitudes que par les différences entre la doctrine du yahad et celle de Paul de Tarse. Certes, des deux côtés on évolue dans le sillage productif du message biblique sur le salut et sur la grâce. Une inspiration commune semble déterminer la formulation en partie voisine d’une théorie de la justification. Un même courant judaïque alimenta très probablement la pensée des utopistes de Qumrân et la première réflexion chrétienne dont Paul de Tarse est l’artisan. Mais différence il y a, énorme à la vérité, qui tient à ce que les chrétiens appellent « Évangile » ; il s’y ajoute la foi au principe et à la référence nécessaires de celui-ci, Jésus Christ, et plus précisément Jésus Christ ressuscité. Voilà la condition sine qua non de la justification ou du salut : ce ne sont pas les « œuvres de la Loi » comme dans le système du yahad. Quelle que soit leur importance, qui d’ailleurs n’est pas niée, lesdites œuvres ne sont pour Paul qu’un moyen : il ne l’évacue pas, il le met à sa place. Notons aussi le texte significatif de A. Destro et M. Pesce sur l’Évangile de Jean et la Règle de la Communauté, dont voici la conclusion : « 1QS est un système religieux juif, car [ce texte] tient que c’est le vrai Israël qui prépare le futur peuple d’Israël sur la terre purifiée d’Israël et il conserve et reformule tous les symboles et rites juifs majeurs. Jean, au contraire, reflète un système religieux qui n’est pas juif car il est autonome du point de vue du groupe social (il définit l’identité des membres indépendamment de la terre d’Israël et du concept d’Israël), du point de vue des pratiques religieuses (il a un culte qui ne tient pas compte du Temple et il a son propre système d’expiation), et du point de vue de la vision du monde (il croit qu’il possède une révélation directe de Dieu qui ne révèle pas les secrets de la Loi de Moïse mais qui est simplement une nouvelle et totale révélation) ». La Cinquième partie est brève, c’est la Conclusion. Elle est la reprise intéressante et le prolongement original des diverses propositions de l’ouvrage par l’un des trois responsables de la publication, B.D. Chilton.
2624. Les lecteurs francophones sauront gré à J. Duhaime d’avoir traduit, révisé et mis à jour (les notes et la bibliographie) l’important ouvrage que l’éminent L.H. Schiffman publia en 1994 : Reclaiming the Dead Sea Scrolls. Le livre est déjà ancien. Pour autant, il marqua une date. Deux ans à peine après la « libération » des manuscrits, il était le premier essai d’une synthèse, ample et éclairée, de l’ensemble des dossiers et des problèmes relatifs aux manuscrits de la mer Morte. La volonté louable de l’auteur fut (et demeure) de replacer les textes de Qumrân dans la société judaïque comme telle. Il eut le souci de les sortir d’une vision étriquée, « sectaire » ou « essénienne », que la quête trop exclusivement chrétienne de sources lumineuses du christianisme primitif avait à son sens entretenue. Le judaïsme véritable, jusque dans son courant le plus constant, celui qui survivra aux désastres de 70 et de 135 sous la forme rabbinique, se repérait lui-même, plus ou moins mûri, dans les textes découverts. On peut dire que L.H. Schiffman a contribué à réhabiliter les rouleaux de Qumrân comme authentiquement judaïques, quelles que soient les options doctrinales qui s’y expriment. Notons que ce savant, juif et américain, ne croit guère à la thèse essénienne. Il est l’un de ceux qui ont donné du sérieux et de la crédibilité à la théorie dite « sadducéenne », qu’il présente avec beaucoup de discernement et de savoir. Pour lui, il faut prendre au pied de la lettre l’auto-désignation de « fils de Sadoc » qui revient volontiers dans les textes propres de la communauté dite de Qumrân. Dix ans après sa rédaction première, son livre, au demeurant fort bien présenté, mérite d’être lu. (Nous disons très amicalement à J. Duhaime que la lecture du texte dont il est le traducteur se trouve amusée par quelques formules francosaxonnes, comme « moindrement » ou « possiblement », et d’autres. Autre chose, Pline l’Ancien est un auteur latin et non pas grec, p. 88).
2725. J.H. Charlesworth nous propose un petit et séduisant ouvrage d’accompagnement : il fait suite à l’un des volumes de la belle et précieuse édition des textes de Qumrân qu’il dirige, The Dead Sea Srolls : The Pesharim, Other Commentaries, and Related Documents (Princeton Theological Seminary Dead Sea Scrolls Project — PTSDSSP — 6B, Tübingen/Louisville, 2002). Figurent dans cette publication trois catégories de textes : les pesharim (« interprétations ») au nombre de dix-sept plus un fragment, censés composés à Qumrân ; les « autres commentaires », textes proches des pesharim par le genre, où le mot pésher apparaît parfois ; des « documents proches ». Le livre accompagnateur constitue certes une introduction utile aux pesharim. Il situe ces derniers à la fois dans le cadre socio-idéologique de la « communauté » de Qumrân (cf. le « Synopsis de l’histoire de Qumrân », pp. 25-59) qui a pour guide le Maître de justice, et dans celui de l’interprétation des Écritures, plus particulièrement des textes prophétiques. L’auteur fait sien d’entrée de jeu le point de vue classique de D. Dimant à propos des pesharim, exprimé en ces termes : « Les commentaires sont identifiés comme appartenant à la communauté de Qumrân en vertu de leur terminologie, de leur contenu et de leur idéologie. Ces commentaires sont les seuls textes de Qumrân publiés qui se réfèrent à des personnes et des événements historiques, et ils constituent la preuve majeure pour dater la communauté de Qumrân et comprendre son histoire ». Comme son titre l’indique, l’ouvrage a pour but de montrer comment certains des pesharim, tels celui de Nahum et celui d’Habacuc, fournissent d’une façon plus ou moins voilée de vraies informations sur l’histoire contemporaine. J.H. Charlesworth argumente et s’exprime avec convictions. Les pesharim reposent sur cette idée fondamentale, partagée avec le Nouveau Testament : le sens d’un texte prophétique n’est découvert et exposé qu’ici et maintenant, en fonction de l’expérience dernière et exclusive du groupe d’élus auquel il est destiné. Un interprète inspiré, le Maître de justice, qui n’est jamais dit prophète, a pour mission d’opérer cette révélation unique, la seule vraie (ce sera la mission de Jésus dans l’annonce du Royaume des cieux). Or, la situation de la communauté ainsi qualifiée est liée à l’histoire présente. D’où les allusions éventuelles à celle-ci dont on trouve les traces évidentes, fondues dans une démarche qui à dessein les camoufle ou travestit. « Quelque histoire est présente dans les pesharim, comme dans un miroir brumeux (fogged) […]. Quand nous lisons les pesharim, nous apprenons beaucoup sur la façon dont Qumrân se souvenait des origines de la communauté ». Tels sont les propos du savant de Princeton, toujours attaché à la thèse essénienne. Pédagogique, informée et lumineuse, sa synthèse n’en est pas moins intéressante et fort utile. On notera l’Index des citations bibliques dans les pesharim, les « autres commentaires » et « documents proches » par L. Novakovic, ainsi que la liste des variantes textuelles.
2826. L’ouvrage collectif The Bible as Book. The Hebrew Bible and the Judæan Desert Discoveries est à conseiller à tous les biblistes, et même aux théologiens intéressés par le canon biblique et l’histoire de sa formation. Les manuscrits de la mer Morte nous apprennent beaucoup sur la préhistoire de ce que des siècles plus tard on appellera « canon des Écritures », ce que d’une façon éclatée, qui tient à sa structure, ce livre restitue assez largement, avec érudition et discernement. Critique littéraire et critique textuelle sollicitent l’attention du lecteur en plus d’un passage, sur la base de faits concrets que proposent à notre examen ces inestimables témoins de la « Bible avant la Bible », les manuscrits bibliques découverts à Qumrân et dans les environs. Ces deux disciplines fondatrices de l’exégèse se retrouvent comme ressourcées, réaffirmées et peut-être pour une part modifiées dans leurs rapports mutuels. Cinq parties se succèdent dans l’ouvrage. I. Canonical Development (relevons l’article de A. Lange : « The Status of the Biblical Texts in the Qumran Corpus and the Canonical Process ») ; II. Rewritten Scriptures at Qumran (entre autres, G.J. Brooke : « The Rewritten Law, Prophets and Psalms : Issues for Understanding the Text of the Bible ») ; III. The Bible as Used and Quoted in the Non-Biblical Texts from Qumran (dont : T.H. Lim, « Biblical Quotations in the Pesharim and the Text of the Bible — Methodolodical Considerations ») ; IV. Text and Textual Criticism in the light of the Qumran Discoveries (avec ces contributions de poids : E. Tov, « The Biblical Texts from the Judæan Desert — an Overview and Analysis of the Published Texts » ; A. van der Kooij, « The Textual Criticism of the Hebrew before and after Qumran Discoveries » ; E. Ulrich, « The Absence of ’Sectarian Variants’in the Jewish Scriptural Scrolls Found at Qumran » ; P.W. Flint, « The Book of Isaiah in the Dead Sea Scrolls ») ; V. The Qumran Biblical Texts Today (dont : H.P. Scanlin, « Text, Truth and Tradition : the Public’s View of the Bible in the Light of the Dead Sea Scrolls »). (Nous notons cet erratum : p. 72, ligne 15, lire 4Q 159 au lieu de 4Q 519.)
2927. Parmi les témoins du livre de Samuel retrouvés à Qumrân, 4QSama est à plusieurs titres, et de loin, le plus important. Daté de la seconde moitié du Ier siècle av. J.-C., il est le mieux conservé des manuscrits bibliques retrouvés dans la grotte n° 4. On l’avait renforcé en collant une feuille de papyrus au dos du parchemin. Il est long : ses nombreux fragments couvrent, ou au moins balisent, les huit dixièmes des deux livres bibliques de Samuel. La publication du matériau complet à partir de 1991 et quelques travaux précurseurs ont permis à A. Fincke d’éditer le document entier avec une proposition de reconstitution. C’est un travail austère mais fructueux. Il s’adresse à tous les chercheurs qui s’intéressent tant à la formation littéraire des livres de Samuel qu’à l’histoire de leur texte, sans omettre leurs traducteurs. L’auteur a pu s’appuyer sur la belle étude de E.B. Herbert, Reconstructing Biblical Dead Sea Scrolls. A New Method Applied to the Reconstruction of the 4QSama (Leiden, 1997), ainsi que sur le modèle de reconstruction élaboré par É. Puech. Il est dommage que ce gros ouvrage, de très haut niveau scientifique, ne commence pas par une introduction sur les caractéristiques, textuelles et autres, du document traité. A. Fincke propose d’abord la transcription hébraïque des colonnes I-XI, 24 et 30-34, ce qui correspond à 1 Samuel 1, 1-12, 19 ; 24, 2-25, 3 ; 30, 24-2 Samuel 4, 9. La majeure partie du livre, le corps de l’étude (pp. 25-269), est composée d’un apparatus de l’ensemble des colonnes restaurées. Les « lectures » propres à 4QSama sont confrontées à celles du Texte Massorétique, de la Septante (Codex Vaticanus), de la Septante lucianique, de 4QSamc et des Antiquités judaïques de Flavius Josèphe. La démarche est solide et argumentée, base désormais incontournable de toute recherche sur le texte des livres de Samuel. Signalons deux études complémentaires, très éclairantes l’une et l’autre, parues dans le recueil The Bible as Book… (cit.) : E.D. Herbert, « The Kaige Recension of Samuel : Light from 4QSama » (pp. 197-208) et D.W. Pary, « Unique Readings in 4QSama » (pp. 209-220).
3028. L’étude de C.D. Elledge sur la section du Rouleau du Temple consacrée au roi fit l’objet d’un mémoire à l’École Biblique et Archéologique Française de Jérusalem en 2002. Elle mérite toute attention. Elle concerne trois colonnes et demie (11QTemple LVI-LIX), dans lesquelles est opérée une extension toute novatrice de la législation sur le roi de Deutéronome 17, 14-20, actualisée en fonction du contexte politique et religieux des Hasmonéens. On y trouve : les règles relatives à la cour et aux possessions royales (col. LVII, 2-LVIII, 2), la méthode à suivre pour mener une guerre (LVIII, 3 [LIX]), et l’alliance du Dieu d’Israël avec le peuple et son roi (LIX, 1-21). Ce texte est unique, d’un relief majeur dans la littérature judaïque de l’époque dite hellénistique. Parmi les mieux conservées du grand rouleau, ces colonnes sont un bon échantillon en vue de l’approche globale de l’œuvre, attribuée aux « Esséniens de Qumrân » par son premier éditeur, Y. Yadin, qui vit même dans le Maître de Justice son auteur. On ne peut rien dire de précis sur l’origine de cet écrit d’exception qu’on ne peut plus considérer comme propre à la « communauté » de Qumrân (bien que le document traite çà et là de catégories de lois attestées ailleurs dans certains des textes spécifiques). Ce corpus de dispositions royales représente l’une des expositions les plus complètes sur l’institution de la royauté dans la littérature judaïque de l’époque, à côté de la Lettre d’Aristée (§ 190-292) et d’une section du De specialibus legibus de Philon (4, 151-192). Longtemps après le Deutéronomiste et Ézéchiel, on y propose une charte complète de la monarchie d’Israël pour une nouvelle ère de l’histoire du peuple élu, eu égard à un ordre politique nouveau qui, plus que jamais, sollicite la fidélité à la Loi. L’ouvrage de C.D. Elledge contient le texte de cette inestimable section, sa traduction anglaise et son commentaire. Elle a bénéficié de la publication récente (DJD 24, 1997) par É. Puech de 4QTemple (4Q 524), l’exemplaire le plus ancien du Rouleau du Temple. Notre jeune chercheur rejette l’idée d’une source indépendante que le rédacteur aurait reprise. La date de la composition se situerait entre 143 (assassinat politique de Jonathan Maccabées) et 125 av. J.-C. L’accent anti-hellénistique porte à situer ces lois royales dans les premières décennies de la dynastie hasmonéenne, mais avant les vives protestations religieuses contre les princes hasmonéens euxmêmes à la fin du règne de Jean Hyrcan et tout au long de celui d’Alexandre Jannée. De plus, « le document révèle une polémique réformiste contre certaines pratiques des rois qui peuvent avoir caractérisé les premiers Hasmonéens ». On ne peut séparer cette législation sur la royauté de traités de doctrine politique où le fait de la royauté est également pris en compte, chez Xénophon, Isocrate et Platon par exemple. Philon et d’autres auteurs judaïques anciens, influencés par des thèmes politiques grecs ou hellénistiques, semblent avoir appliqué ces derniers à leur propre exposition des lois royales du Deutéronome. Pour autant, le Rouleau du Temple considère la charge royale comme d’une nature totalement différente. Nombre de spécialistes ont souligné que cet écrit d’exception est le témoin d’un intérêt pour la loi royale dont on retrouve de bons échos ultérieurement : dans la Tosefta des tannaïm (Sanhédrin 4, 2-11) et dans le Code de Maïmonide. Il est frappant que dans celui-ci, comme le Rouleau du Temple, figurent des séries détaillées de règles à suivre pour mener une guerre. En Appendice, C.D. Alledge cite les versions anciennes (Texte Massorétique, Targums, Septante, Syriaque etc.) de Deutéronome 17, 14-20, en comparaison avec le Rouleau du Temple. (On regrettera qu’un travail st bien maîtrisé ait fait l’objet d’une publication si modeste voire médiocre par l’éditeur, qui semble avoir limité son intervention à faire imprimer à moindre coût le matériau composé et mis en page par les soins de l’auteur.)
3129. Sous la direction de M. Henze, le recueil d’études intitulé Biblical Interpretation at Qumran a pour base et noyau trois conférences données à la Rice University de Houston (Texas) en février 2001. D’autres contributeurs ont été sollicités pour constituer l’ouvrage. L’introduction de M. Henze est prometteuse. On y déclare ce dont nous sommes convaincus : qu’« il n’y a guère de discipline savante ayant bénéficié des découvertes des manuscrits de la mer Morte autant que le champ des études bibliques ». Et l’auteur d’indiquer les secteurs desdites études où cela se vérifie surtout : l’histoire du texte de la Bible hébraïque, le développement du « canon » biblique tel qu’il se présente tant à la phase finale de la formation de chaque livre que lors de la manifestation du « canon » biblique comme un tout organique ; enfin, l’interprétation biblique dans la société judaïque de l’Antiquité pré-chrétienne. L’auteur souligne avec pertinence qu’à cette époque, « pré-canonique » disons, des vocables comme « Bible », « canonique », « apocryphe », « pseudépigraphe », sont anachroniques. On ne peut qu’applaudir. C’est à la troisième de ces voies de recherche, l’interprétation des textes bibliques, que sont consacrées les diverses études du recueil, au caractère par trop compilatoire. L’apport intéressant de quelques articles est néanmoins à retenir. M. Segal (« Between Bible and Rewritten Bible ») s’attache à bien distinguer, d’une part, la transmission des textes bibliques, dont les écarts peuvent déterminer de vraies éditions nouvelles, et de l’autre, la production de réécritures qui, de par leur contenu, correspondent à la création d’œuvres distinctes. Certes, les traits communs ne manquent pas entre les deux filières, mais la première demeure néanmoins textuelle, relative à la transmission, et la seconde littéraire, relative à la création. Et M. Segal de s’étendre sur ce qui fait l’originalité interne des œuvres de réécriture biblique telles que le Rouleau du Temple, le livre des Jubilés, l’Apocryphe de la Genèse et d’autres. Ces caractéristiques se ramènent à deux phénomènes, l’expansion et le raccourci, qui cohabitent fort bien. On ne se soucie guère de produire un texte fidèle ou identique, car il s’agit d’un autre texte. On n’a ni corrompu ni trahi la source biblique, dont on n’a jamais voulu produire une autre édition. Ce procédé se poursuivra jusqu’à la ruine du Temple en 70. La production littéraire rabbinique prendra le relais, procédant par citations bibliques assorties de leur interprétation. La contribution de J.J. Collins (« Interpretations of the Creation of Humanity in the Dead Sea Scolls ») est à retenir également. Elle part d’un constat : l’histoire d’Adam et Eve en Genèse 1-3, qui a profondément influencé la conception de la nature humaine en Occident, n’a guère d’écho dans le reste de la Bible hébraïque. Certes, la question de la condition humaine n’était pas un sujet pressant pour les auteurs bibliques. La situation changera au IIe siècle av. J.- C. Nombre d’écrits attestent la vivacité du débat sur la création de l’homme, particulièrement sur l’origine du péché. Débat qui touche la « communauté » dite de Qumrân. Et J.J. Collins de s’employer à une lecture attentive de plusieurs passages de Ben Sira, puis de certains textes de la mer Morte, plus que tout l’Instruction ou Mûsar et le Traité des deux esprits (1QS III-IV). Ces divers textes ne mentionnent pas la Chute, ni le fait que Dieu ait interdit à l’homme d’acquérir la connaissance du bien et du mal. Au contraire, peut-on dire, la reconnaissance distincte du bien et du mal était l’un des buts de la création. C’est du fait de l’« esprit de chair », selon le Siracide, que les hommes ne peuvent faire la distinction. Il est donc clair que les gens auxquels on doit les manuscrits de la mer Morte n’étaient pas étrangers aux débats d’idées dans la société judaïque de l’époque. Si l’Instruction et le Traité des deux Esprits distinguent deux catégories dans l’humanité, on repère les prémices de la distinction dans Ben Sira. Signalons ces autres études : J.C. VanderKam, « Sinaï Revisited » ; M.J. Bernstein et Sh.A. Koyfman, « The Interpretation of Biblical Law in the Dead Sea Scrolls : Forms ad Methods » ; M. Brady, « Biblical Interpretation in the ‘Pseudo- Ezechiel’ Fragments (4Q 383-391) from Cave Four » ; Sh. Berrin, « Qumran Pesharim » ; G.J. Brooke, « Thematic Commentaries on Prophetic Scriptures » ; P.W. Flint, « The Prophet David at Qumran » ; M. Henze, « Psalm 91 in Premodern Interpretation and at Qumran ».
3230. L’approche du dossier textuel du livre de Josué se trouve sérieusement sollicitée par les documents venus des grottes de Qumrân. La situation était déjà complexe auparavant, eu égard au nombre et à l’importance des écarts entre la version grecque ancienne et le Texte Massorétique de la Biblia Hebraica. Des sections relativement grandes sont absentes de la Septante, qui en revanche contient des passages d’assez bonne taille absents de la Biblia Hebraica, tandis que çà et là son contenu diffère étonnamment de la version hébraïque traditionnelle. M.N. van der Meer a publié les fruits d’un travail monumental, dans le sillage concerté d’une série d’études qui avaient ouvert le chantier ces dix dernières années. Le titre de son livre désigne son objet : « Formation et reformulation. La rédaction du Livre de Josué à la lumière des témoins textuels les plus anciens ». Ces témoins, ce sont les restes de Josué retrouvés à Qumrân, principalement 4QJosa, la Septante (LXX) et le Texte Massorétique (TM). La confrontation proposée est systématique, bien que limitée à quatre échantillons très significatifs : Josué 1 (avec TM et LXX) ; Josué 5, 2-12 (avec TM, 4QJosa et l’Écrit de Damas) ; Josué 8, 1-29 (avec TM, 4QJosa et LXX) ; Jos 8, 20-35 (avec TM, 4QJosa et LXX). La question posée d’entrée de jeu, à laquelle l’auteur se propose de répondre, est celle-ci : les témoins les plus anciens dont nous disposons du livre de Josué reflètent-ils une étape dans la formation du livre qui fût à la fois différente et antérieure par rapport à la version homologuée dans l’édition massorétique, classique ou canonique? Question à la vérité assez récente dans l’étude de la Bible en général et de Josué en particulier. Elle en implique une autre, sur la distinction, l’autonomie et la qualification des rapports mutuels entre la critique littéraire (centrée sur la formation littéraire du texte et intervenant en un premier temps, au niveau de la version finale du Urtext) et la critique textuelle (focalisée sur la transmission du texte et censée intervenir en un second temps). Dans son ouvrage, M.N. van der Meer s’étend d’abord, amplement, sur la « Septante de Josué », très étudiée au demeurant cette dernière décennie : au moins cinq thèses ont été présentées sur elle. Il note que, nonobstant, l’évaluation de cette version du point de vue de la « critique de la rédaction » n’a guère varié depuis l’étude de J. Hollenberg, vieille de cent vingt-cinq ans : Der Charakter des alexandrinischen Übersetzung des Buches Josua und ihr textkritischer Werth (1876). Il s’agit de savoir aujourd’hui si les variations grecques renvoient à une édition propre, éventuellement basée sur un Vorlage hébraïque différent, ou bien si elles manifestent les effets nombreux et parfois criants d’une interprétation déterminée par des causes diverses, rhétoriques, idéologiques ou autres. La suite de l’ouvrage donnera la réponse. Avec d’abord l’examen des rouleaux de Josué retrouvés à Qumrân, auxquels s’ajoutent les œuvres dérivées regroupées par leurs éditeurs sous le titre d’Apocryphe de Josué (4Q 378, 4Q 378 et 379, 4Q 522, 5Q 9 et l’exemplaire retrouvé à Massada). Ces compositions inspirées du Josué biblique semblent prouver indirectement que le processus de formation du livre était déjà achevé quand elles furent produites. Ce qui appuierait la thèse affirmant que Josué avait atteint un statut de livre « saint » dans les derniers siècles pré-chrétiens. Or, à ce stade de la démarche, on fait ce constat : quant à l’histoire de la recherche, eu égard à la valeur de la Septante et de 4QJosa pour la « critique de la rédaction », nous sommes en présence de données complexes et divergentes auxquelles s’ajoute un large spectre d’interprétations afférentes. M.N. van der Meer fait ensuite l’analyse rigoureuse des quatre passages de Josué déjà mentionnés. Pour Josué 1, les divergences entre le Texte Massorétique et la Septante semblent le résultat d’initiatives littéraires du traducteur hellénique, et non une réédition généreuse (expansionistic) du texte hébraïque. Cette conclusion est confortée par la confrontation des divers témoins de Josué 5, 2-12. Là, les écarts entre le Texte Massorétique et la Septante paraissent imputables à la réfection et à la reformulation, soigneuses et réfléchies, dues aux traducteurs grecs. La version hellénique de ce passage ne représente pas l’étape pénultième du processus de formation du texte hébreu, mais les premiers moments de son remodelage sur la base d’interprétations en chaîne. L’intervenant grec se donne pour devoir d’exprimer ce qui est implicite dans le texte hébraïque, d’adoucir ce qu’il juge choquant ou contradictoire. Il ne réalise pas une nouvelle édition d’un document plus ancien : il interviendrait alors à l’échelle des transformations effectuées par le Deutéronomiste et les rédacteurs sacerdotaux auxquels on doit précisément le Urtext de Josué. La même opération est menée pour Josué 8, 1-29 : elle montre que le texte des témoins les plus anciens s’accordent également avec le Texte Massorétique. Ce qui va toujours à l’encontre de la thèse d’un Vorlage hébraïque sous-jacent à la version interprétative de la Septante. Si la version grecque est de quelque intérêt pour la critique littéraire, ce n’est qu’indirectement : dans la mesure où les initiatives littéraires du traducteur révèlent les tensions ou problèmes littéraires du texte hébraïque. Quant au document 4QJosa, il n’appuie lui-même nullement la thèse d’un texte hébraïque sous-jacent à la Septante ; il s’accorde plutôt avec le Texte Massorétique. La lecture synoptique du quatrième passage, Josué 8, 30-35, aboutit à des conclusions qui ne s’écartent guère des précédentes. Donc, la réponse à la question initialement posée est avérée négative. Les témoins anciens du livre de Josué (4QJosa et LXXJos) n’attestent pas un processus de formation littéraire antérieur à l’édition qui nous est conservée dans la Biblia Hebraica. Ils témoignent de l’interprétation et de la reformulation de cette version hébraïque, ancienne s’il en est. Celle-ci, que représente le Texte Massorétique, est plus proche de l’étape finale de la formation littéraire de Josué. 4QJosa et LXXJos n’attestent pas une étape rédactionnelle intermédiaire, mais la reformulation volontiers développée de la version attestée par le Texte Massorétique. Il est clair pour M.N. van der Meer que l’histoire littéraire et l’histoire textuelle ici ne se recoupent pas. Néanmoins, même si leur objet distinct se présente dans une autonomie certifiée, elles s’éclairent l’une l’autre. Quoi qu’il en soit, voilà donc un plaidoyer fortement étayé pour le statut spécifique et de la critique littéraire et de la critique textuelle.
3331. La découverte dans les grottes de Qumrân de restes significatifs de versions araméennes du livre de Job ne fut pas la moindre des surprises. Pour autant, s’agit-il vraiment de « targums », à l’instar de ceux qui composeront la Bible araméenne dans la tradition rabbinique? Les premiers éditeurs tranchèrent positivement ; ils adoptèrent le sigle 11QTgJob pour le document catalogué 11Q 10 (dont les restes couvrent de Job 17 à Job 42, dans une copie du début du Ier siècle chrétien). Dans leur majorité, les chercheurs qualifient ce « targum » d’« ancien » ou « de Qumrân ». Or, l’imputation de l’appellation « targum » aux fragments qumrâniens du Job araméen fut récemment mise en cause. Et il y a débat. G. Vermes, dans The Complete Dead Sea Scrolls in English (1998), présente le rouleau 11Q 10 comme 11Qar[aramaic]Job ; il renvoie à une classification dialectale, avec l’homologation d’un araméen dit de Qumrân. D. Shepherd reprend le dossier à frais nouveaux dons son livre dont le sous-titre dit l’ambition : « Le réexamen de la version araméenne de Job [retrouvée] à Qumrân ». Dans l’attente de pouvoir se prononcer nettement sur la qualité targumique de l’écrit, il adopte la titulature neutre du catalogue officiel des pièces venues des onze grottes : 11Q 10. Son étude est riche et rigoureuse. Sa démarche consiste essentiellement dans une analyse explicative des relations entre la version araméenne de Job retrouvée à Qumran (QJob disons, sur la base principale de 11Q 10) et ses homologues que sont le Job syriaque de la Peschitta (PJob) et le targum rabbinique de Job (RtgJob). La comparaison de ces trois versions est faite systématiquement, d’une façon synoptique, en lien obligé avec le Texte Massorétique. On dépasse, et de loin, la question de la dépendance textuelle. Car il importe de saisir la représentation formelle que ces diverses versions araméennes auraient eu de leur source textuelle hébraïque. Les catégories de syntaxe et de style peuvent offrir la base la meilleure pour estimer la représentation de ladite source par chacune des versions. L’auteur donne un écho correctif aux travaux de H.M. Szpek : Translation Technique in the Peschitta to Job : A Model for Evaluating a Text with Documentation from the Peschitta to Job (Atlanta, 1992) ; « On the influence of the Targum on the Peschitta to Job », dans P. Flesher éd., Targum Studies 2 (Atlanta, 1998, pp. 141-158). Ce chercheur, note D. Shepherd, n’a pas trouvé la preuve d’une dépendance de la version syriaque par rapport aux « targums » tant de Qumrân que rabbinique ; et il ne différencie pas vraiment 11Q 10 de la vraie tradition « tagumique ». D. Shepherd met au centre de sa recherche la relation de connivence entre QJob et PJob. Il disposait de bonnes éditions du Job araméen de Qumrân. Il s’y ajoute l’édition critique de la Peschitta de Job (L.G. Rignell éd., The Old Testament in Syriac according to the Peschitta Version : Job (Leiden, 1982), et celle du targum rabbinique du même livre : D.M. Stee, The Text of the Targum of Job (Leiden, 1994). L’étude s’attache aux divergences entre le texte hébraïque supposé être la source (TM) et les versions respectives, ainsi qu’aux écarts que celles-ci manifestent entre elles. Pour ce qui concerne les traductions araméennes de Job, on s’accorde généralement sur le fait que, au « macro » niveau, celui des ensembles textuels, la version donnée comme source d’où elles dérivent est de type massorétique. Mais au « micro » niveau, celui des lectures ponctuelles, on doit toujours garder à l’esprit la possibilité que la source hébraïque s’écarte éventuellement du Texte Massorétique. Tout au long de cet ouvrage, on sent le souci tout méthodologique de préserver l’hypothèse qu’un Vorlage aux écarts réels puisse se profiler derrière une divergence textuelle. Il faut compter aussi avec le facteur dialectal, fonction de différences sensibles, lui-même sous-jacent aux entreprises de traductions, sans oublier la relation des idiomes concernés à la situation culturelle et fonctionnelle dans une société donnée. Jusqu’à un certain point, chaque traducteur se trouve plus ou moins déterminé par les contraintes grammaticales, lexicales et anthropologiques de la cible dialectale qu’il a choisie. Ce qui n’exclut pas, loin de là, que les écarts par rapport à la source textuelle émanent de ses réflexions plus personnelles et intentionnelles. Un travail délicat de discernement s’impose, avec un succès parfois incertain. D. Shepherd examine chacun des témoins, QJob, PJob et RtgJob en fonction de trois traits qui caractérisent la traduction du livre biblique de Job. Il y a d’abord (1) les « omissions ». Celles-ci ne sont guère prisées de RtgJob, à l’inverse de QJob et de PJob qui y ont recours volontairement en vue de donner à leurs lecteurs respectifs une expression araméenne linguistiquement intelligible et stylistiquement recevable. Viennent ensuite (2) les « transpositions », c’est-à-dire le fait que l’ordre des éléments dans la traduction diffère de celui de la source textuelle désignée. Ici, on va de l’initiative possible d’un scribe sur le Vorlage hébraïque aux interventions directes du traducteur, d’harmonisation ou autres. D. Shepherd exprime une impression identique à celle qu’il a émise à propos des omissions. Sur le plan qualitatif comme quantitatif, les versions PJob et QJob montrent une forte affinité entre elles quant à leur divergence par rapport à l’ordre des mots dans le texte hébreu, ce qui arrive rarement dans RtgJob. Enfin (3), est examiné le traitement de la conjonction hébraïque waw par chacun des trois témoins. On en arrive aux mêmes conclusions que pour les omissions et les transpositions. Pour autant, il s’impose que l’on n’élude pas totalement cette question : la forte affinité entre QJob (11Q 10) et PJob par opposition à RtgJob relativement au traitement du waw, ne serait-elle pas explicable par la dépendance de ces versions d’un Vorlage hébraïque grandement semblable, plutôt que par l’effet de contraintes linguistiques ou stylistiques communes? QJob et PJob s’accordent, contre RtgJob semble-t-il, dans la mesure où ils montrent une tendance commune à omettre des éléments de la source textuelle hébraïque. Pour autant on n’est pas justifié à suggérer univoquement que ces deux versions procèdent à partir d’un même Vorlage. Les similitudes entre elles demeurent, nombreuses et fortes, pour les omissions, les transpositions et le traitement du waw. Tout cela réclame que l’on penche pour l’existence de Vorlagen respectifs, s’écartant de façon significative du Job massorétique ; non sans mettre aussi l’accent sur les manières de faire des deux versions qui étonnamment se recoupent. Bref, il y aurait un Vorlage « vernaculaire » à la base de chaque version. Peut-on parler d’une communauté latente ou potentielle de Vorlagen ainsi qualifiés?
34QJob (représenté principalement pas 4Q 11) est-il ou non du targum? Se différencie-t-il de la Septante? N’oublions pas que pour les rabbis, targum veut dire « traduction » (de l’Écriture), en araméen ou en grec. Il faut donc savoir ce que l’on met sous ce mot. À la limite, le Texte Massorétique lui-même pourrait être considéré comme du targum, targum hébraïque. L’étude de D. Shepherd a montré que le Targum officiel de Job, RtgJob, montre une fidélité remarquable vis-à-vis de la source textuelle hébraïque, qu’il suit presque avec scrupule. En revanche, QJob et PJob s’écartent de concert de celle-ci, sur les trois voies explorées. Doit-on opter pour la dépendance de ces deux versions de sources hébraïques « vernaculaires » comportant déjà ces traits distinctifs? Ou bien pour l’effet soit de contraintes linguistico-stylistiques soit de choix volontaires dont les conséquences volontiers se croisent? Les deux solutions ne s’excluent pas. Il faut envisager même un dosage des deux facteurs. Et la conclusion semble s’imposer. Somme toute parentes, les deux versions sont nettement indépendantes de la tradition targumique proprement dite, bien attestée par le Targum rabbinique de Job, lui-même reflet direct et écho fidèle du Texte Massorétique. Ce statut foncièrement non targumique de QJob et de PJob doit inciter à éviter qu’on ne les implique dans un hypothétique « proto-targum », opinion présupposée, semble-t-il, par ceux qui voient les racines de la Peschitta dans l’authentique tradition targumique. La conclusion de M.N. van der Meer est sans détours : « En termes de sa relation au Texte Massorétique, et de la représentation qu’il donne de celui-ci, la traduction araméenne de Job retrouvée à Qumrân ne mérite pas plus le titre de « targum » que son homologue dans la traduction syrienne ».
3532. Le professeur K. Beyer, émérite de l’Université de Heildelberg, vient de publier, désigné comme Band 2, sa dernière et substantielle mise à jour du maître livre qu’il édita pour la première fois en 1984 : Die aramäischen Texte vom Toten Meer (une édition anglaise du premier chapitre fut publiée en anglais, intitulée : The Aramaic Language. Its Distribution and Subdivisions, Göttingen, 1986). En 1994, chez le même éditeur, Vandenhoeck & Ruprecht, avait paru un premier Ergänzungband, le Band 1 en somme par rapport à ce manuel de 2004. Voilà un travail monumental : une somme somptueuse et actualisée de documents, d’informations et d’élucidations savantes. Toutes les pièces araméennes retrouvées dans les abords élargis de la mer Morte, dans l’ordre de Qumrân bien sûr (de l’Apocryphe de la Genèse à Tobit, etc.) mais aussi ailleurs (jusqu’à même la Guénizah du Caire), sont éditées, regroupées en fonction des écrits respectifs (à la différence des Discoveries in the Judæan Desert où les fragments sont traités séparément). Notons que K. Beyer est le premier qui ait tenté de reconstituer le Document araméen de Lévi (plus haut, 22) selon l’ordre logique des fragments disponibles (1984 : pp. 188-209 ; 1994 : pp. 71-78 et 2004 : pp. 104-114). Dans sa somme, on trouve bien sûr les textes dits littéraires mais aussi les autres : toutes pièces privées, lettres, inscriptions diverses venues d’ossuaires, de tombes, d’ostraca, d’amulettes, de synagogues et même d’églises, ou encore de citations talmudiques (on notera la présence du fameux Rouleau de cuivre ou 3Q 15, présenté comme Die neuhebräische Kupferrolle : 1994, pp. 224-233 ; 2004, pp. 290-299). Les compléments apportés dans le Band 2 concernent l’Introduction générale, les textes originaux avec leur présentation, leur traduction et leur commentaire, les bibliographies, mais aussi la grammaire et le lexique qui occupent le dernier tiers de l’œuvre. L’ouvrage reconstitue et éclaire un immense champ linguistique où évoluent divers dialectes araméens (de Qumrân, judéopalestinien, samaritain et même christo-palestinien), du IIe siècle av. J.-C. au VIIe après. C’est un outil de travail très érudit. Il s’adresse aux spécialistes de l’araméen ancien ; aux historiens du judaïsme attentifs aussi aux sources non littéraires de leur savoir ou signaux éloquents de la vie concrète, ainsi qu’aux chercheurs sur les écrits de Qumrân. Faisant suite au vaste corpus diversifié des textes, tous apprécieront la Grammaire, et plus encore le Lexique qui, dans la livraison de 2004, ne couvre pas moins de cent soixante-six pages (contre cent trente deux dans celle de 1994).
3633. Si l’on compte le Volume Index, la publication d’hommage à Emanuel Tov ne compte pas loin de mille pages d’études savantes. Cinquante-six contributions constituent cette somme exceptionnelle de recherche et de réflexion, de proposition et de savoir. Le récipiendaire, on le sait, est professeur, entre autres, à l’Université Hébraïque de Jérusalem et éditeur en chef de la fameuse série Discoveries in the Judæan Desert, dont à lui seul il a mené à bien vingt-huit volumes, de 1992 à 2002. Cette éminente et très estimée personnalité a joué un rôle de premier plan dans la phase « libératrice » de la publication des rouleaux de la mer Morte. L’énorme recueil qui porte avec éclat son nom, Emanuel, est composé de trois parties : elles reflètent les champs d’activités savantes où ce chercheur hors de pair investit de longue date sa passion et son talent. La première est de beaucoup la plus longue. Intitulée Qumran, elle comprend trente et une études, classées par lettre alphabétique selon le nom des auteurs. Dans le cadre de ce Bulletin, nous attirons l’attention sur celles-ci à l’adresse expresse des biblistes : P. Flint, « Scriptures in the Dead Sea Scrolls : The Evidence from Qumran » ; A. Lange, « The Parabiblical Literature of the Qumran Library and the Canonical History of the Hebrew Bible » ; B. Nitzan, « Approaches to Biblical Exegesis in Qumran Literature » ; J.A. Sanders, « The Modern History of the Qumran Psalm Scroll and Its Relation to Canon Criticism » ; G. Vermes, « Eschatological World View in the Dead Sea Scrolls and in the New Testament ». Dans la deuxième partie, intitulée Septuagint, se succèdent douze articles. Nous nous arrêtons tout particulièrement sur ceux-ci : R. Sollamo, « The Significance of Septuagint Studies » ; B.G. Wright, « Why a Prologue? Ben Sira’s Grandson and His Greek Translation » ; J. Cook, « The Greek of Proverbs — Evidence of a Recensionally Deviating Hebrew Text? ». La troisième partie, Hebrew Bible, propose treize études. Nous mentionnons spécialement celle-ci : A. van der Kooij, « Textual Criticism of the Hebrew Bible : Its Aim and Method ». Un tel ouvrage a certes les avantages et les inconvénients de tout Festschrift : le matériau est volontiers inégal dans sa nouveauté et parfois disparate dans son agencement. Il n’en est pas moins un événement, un point d’orgue à la vérité. Car il marque d’une façon grandiose l’achèvement de l’édition de l’ensemble des écrits venus des grottes de la mer Morte, pas seulement celles de Qumrân. Et il signifie l’ampleur et la diversité des recherches aujourd’hui menées, cette fois dans une fructueuse transversalité que permet la globalité. Ce monument d’édition est une mine où l’on a beaucoup à prendre et à apprendre. (Nous osons signaler un erratum de taille : p. 286, lignes 1 et 10, il faut lire Antiquities et non Jewish War, de Josèphe.)
37P.S. À ce Bulletin sur Qumrân et les manuscrits de la mer Morte nous tenons à joindre la présentation d’un ouvrage récent de Ursula Schattner-Rieser (professeur à l’ELCOA de l’I.C. de Paris), Textes araméens de la mer Morte. Édition bilingue, vocalisée et commentée, É ditions Safran, Langues et cultures anciennes 5, Bruxelles, 2005, 160 pages.
38Voilà un recueil fort riche de textes qui permettra d’aller plus avant et plus profond dans l’étude de la littérature et de la langue araméennes attestées surtout par les rouleaux dits de Qumrân. On y trouve d’autres documents comme des lettres de Bar Kokebâ. La sélection est savante et judicieuse dans sa visée prioritairement didactique. Elle présente un bel échantillonnage, une centaine de textes, témoins d’un assortiment de genres d’écriture, du targum (de Job) au midrash (de la Genèse) en passant par l’apocalyptique (fragments d’Hénoch), le testament (de Lévi) et même l’astrologie. Toutes les pièces sont vocalisées selon le système massorétique, présentées, accompagnées d’une traduction littérale et de notes philologiques brèves. Un glossaire araméen complète très utilement l’ensemble. Une magistrale réussite pédagogique. (Cet ouvrage fait suite à cet autre du même auteur : l’Araméen des manuscrits de la mer Morte. I. Grammaire, Éditions du Zèbre, Lausanne, 2004.)