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Article de revue

Théologie morale

Pages 295 à 331

English version

1Reprendre un bulletin de théologie morale après une dizaine d’années de silence supposait de faire des choix drastiques parmi les livres publiés depuis lors. Dans le cadre d’un bulletin portant sur dix-neuf ouvrages, notre sélection cherche à rendre compte des questionnements et déplacements les plus significatifs de la décennie en théologie morale fondamentale. Le bulletin est réparti en quatre rubriques correspondant à quatre points d’attention actuels : le contexte social et culturel de notre temps, l’expérience du sujet moderne, la retraversée de la tradition éthique et dogmatique, et l’expérience du sujet croyant.

I – Le contexte social et culturel comme lieu d’élaboration de la théologie morale (1 à 4)

1. Jonathan Boswell, Franck McHugh, Johan Verstraeten (éds.), Catholic Social Thought : Twilight or Renaissance ? Bibliotheca Ephemeridum Theologicarum Lovaniensium CLVII, Leuven University Press — Peeters, Leuven, 2000, 307 p.
2. René Coste, Les Dimensions sociales de la foi. Pour une théologie de la foi, Collection Cogitatio Fidei n? 217, Les Éditions du Cerf, Paris, 2000, 555 p.
3. Denis Müller, L’éthique protestante dans la crise de la modernité. Généalogie, critique, reconstruction, Labor et Fides — Les Éditions du Cerf, Genève-Paris, 1999, 369 p.
4. Denis Müller, Les passions de l’agir juste. Fondements, figures, épreuves. Études d’éthique chrétienne. Fribourg, Éditions Universitaires de Fribourg, Paris, Éditions du Cerf, 2000, 213 p.

21. Fruit d’un travail de recherche entre l’Université de Leuven et le Von Hügel Institute de Cambridge, l’ouvrage collectif Catholic Social Thought : Twilight or Renaissance ? publié par J. Boswell, F. McHugh et J. Verstraeten, reprend les contributions d’un séminaire de recherche qui se tint à Cambridge en avril 1999 pour réévaluer la pertinence, la place et la vitalité de la pensée sociale catholique aujourd’hui. L’originalité du projet consistait à ne pas se concentrer sur l’enseignement magistériel mais sur l’ensemble de la pensée sociale non-officielle, dans l’esprit de la tradition des von Ketteler, Scheler, Dehon, Struzo, Maritain, Lebret, Plater, Ryan, Courtney Murray, et les cercles sociaux de la fin du xixe et du début xxe siècle. Dans le passé, on sait ce que les premières encycliques sociales ont dû à ces penseurs et acteurs sociaux qui offraient des approches alternatives aux politiques en cours. La ligne de force de cet ouvrage de recherche sur la pensée sociale catholique tient tant dans une ouverture pluridisciplinaire des interventions que dans le débat des modèles en jeu, tous liés aux valeurs et à la foi chrétiennes et en dialogue avec les grands penseurs contemporains chrétiens ou non. Il a le mérite de souligner la place du contexte social dans l’élaboration d’une éthique sociale et politique.

3L’ouvrage qui fait appel à dix-huit « intellectuels catholiques », majoritairement européens, impliqués en économie politique, en philosophie, en sciences sociales, en éthique sociale ou en théologie s’ouvre par deux interprétations du développement de l’enseignement social officiel de l’Église catholique. La première, de Jean-Yves Calvez, reprend ses thèses développées ces dernières années dans Les silences de la doctrine sociale catholique (Paris, Les Éditions de l’Atelier, 1999), alors que la seconde, de Staf Hellemans, insiste davantage sur les discontinuités et changements de paradigmes dans l’évolution, voire les mutations, de la doctrine sociale, posant la question des fondements d’un tel enseignement. L’ouvrage se compose de trois grandes parties : sources et structures (F. McHugh, J. Verstraeten, W. Lesch, J. Boswell), engagement avec le débat public (Ch. Delsol, J. Clague, A. Buch, S. Zamani ; B. Perret), praxis et mises en œuvre (L. Hogan, A. Thomasset, J. Van Gerwen, S. Beretta, L. Bruni, D. Dorr) avec en postface une intervention de l’américain John Coleman. Dans chaque partie, le débat affleure entre les contributeurs et si certains thèmes classiques courent au long des différents articles tels que l’anthropologie chrétienne, la solidarité, la subsidiarité, la justice et l’option en faveur des plus pauvres, et si un clair rejet de l’impérialisme économique libéral et consumériste s’impose, c’est pour mieux ouvrir les nouvelles pistes de recherche, les nouveaux paradigmes que le temps présent et le débat pluraliste et séculier viennent imposer. Ni procès mal intentionné de la Doctrine sociale catholique, ni réplique d’une recherche d’une « troisième voie », ni communautarisme, ce livre original ouvrant à une analyse et invitant à la réflexion sur l’avenir de l’impact social du catholicisme mérite de se voir prolongé par une réflexion plus fondamentale en éthique théologique : qu’est-ce qui donne la marque « catholique » à cette pensée sociale ? A-t-on assez pensé les ressources de la foi chrétienne pour une théologie politique et sociale ? C’est dire qu’un tel livre de recherche est stimulant et appelle une suite. (G.M.)

42. C’est sur ce versant fondamental des dimensions sociales de la foi que se positionne le dernier livre du Père René COSTE. Après son récent Cogitatio Fidei sur La théologie de la paix, recensé dans le dernier bulletin des RSR de morale (P. Valadier, RSR 86/4, 1998, p. 627), voici qu’il nous offre sa théologie sociale chez le même éditeur. Encore une fois, chacun s’accordera à noter la culture encyclopédique de l’auteur, son goût pour l’actualité et son bel esprit de synthèse. Mais ce qui retiendra l’attention du lecteur, c’est qu’il s’agit là d’une véritable thèse sur l’impact social de l’Évangile, tel qu’il doit être vécu et annoncé par ceux qui adhèrent au Christ. Et là, saluons l’auteur pour ce projet car les essais d’une éthique sociale proprement théologique sont finalement peu nombreux.

5En effet, à une époque où l’éthique est appelée à relever d’urgents défis, la nécessité se fait ressentir d’une réflexion solide, informée et surtout fondamentale. Celle-ci se fait d’autant plus urgente lorsqu’il s’agit, en « éthique théologique », d’honorer la tension qui relie la vérité de la foi à la réalité de l’expérience humaine et sociale. Le monde économique et politique regarde souvent les déclarations magistérielles comme une ingérence inacceptable et de toute manière inefficace dans la réalité des affaires et du monde socio-politique. C’est dans ce champ d’interrogation, dont on reconnaîtra sans peine à la fois l’importance et l’actualité, que prend tout son sens la thèse du Père Coste.

6Une introduction d’une vingtaine de pages annonce parfaitement la couleur, l’érudition de l’auteur, son sens de l’analyse du monde contemporain et définit avec clarté le chantier ouvert au lecteur. Sont en effet précisés successivement : les termes mêmes de la problématique à savoir ce que peut offrir la foi chrétienne à l’éthique sociale, le choix épistémologique qui sera mis en œuvre à travers un concept du social englobant les champs multiples de la vie en société et les indispensables médiations rationnelles qui en découlent, et le plan de l’ouvrage selon deux grandes parties.

7La première partie du livre concerne les fondements ou le discours de la méthode. Le point de départ choisi est celui d’une interrogation approfondie des sources bibliques dans la mesure où Premier et Nouveau Testament s’adressent à l’homme dans toutes les dimensions et profondeurs de son humanité. Les dimensions sociales ne sauraient en être exclues. Revenir à la grande innovation éthique de l’Évangile, c’est pour notre auteur souligner qu’au long des siècles et encore aujourd’hui, nous sommes loin d’avoir su intégrer l’ensemble de ses requêtes. Aujourd’hui encore, a-t-on perçu les potentialités d’une inspiration évangélique pour résoudre les grandes questions sociales du temps ? La seconde partie traite des grands axes d’une théologie sociale selon les divers secteurs de la vie en société. Culture, politique, paix, droits humains, économie et écologie forment les chapitres où l’Évangile doit relever les défis de l’actualité sociale. Pour chacun de ces domaines, l’auteur a voulu mettre en relief « le travail de laboratoire », les impulsions novatrices où foi et raison se rencontrent pour promouvoir des solutions aux grandes questions sociales, économiques et politiques du temps. Il souligne ainsi avec beaucoup de pertinence et d’acuité comment l’option préférentielle pour les pauvres et la destination universelle des biens ne sont que des réactualisations de convictions fortes portées par l’héritage biblique mais nées de la réflexion dans la situation présente et d’une herméneutique vivante de la tradition.

8Pratiquement 250 pages pour chaque partie, avec une conclusion de 18 pages sur la pertinence théologique de l’expression déjà plus que centenaire et controversée de l’Évangile social. Au terme de ce grand livre, l’expression née en protestantisme acquiert toute sa pertinence catholique, notamment à partir de la relecture du texte fondamental que constitue le n° 31 de la constitution dogmatique Lumen gentium invitant les laïcs à devenir les premiers acteurs et témoins de l’Évangile social. Voilà l’opus : une véritable somme qui figurera en bonne place dans les bibliothèques universitaires et qui aidera les jeunes générations à entrer dans les débats théologiques d’après Vatican II.

9Mais revenons à la thèse de l’auteur. Dès l’introduction, il opte très franchement pour le concept de « théologie sociale » alors même qu’il aurait pu adopter le concept riche de théologie politique déployé par Jean-Baptiste Metz. C’est qu’il tient, en fidélité à ses recherches précédentes, à construire le concept de « social » ou sociétal qui a l’avantage de réunir les différents champs de la vie en société qu’il s’agisse de l’économique, du culturel, du politique ou des rapports sociaux et de mettre en valeur la complexité des relations interhumaines sous toutes leurs formes. La visée est alors de contribuer à l’élaboration d’une théologie sociale comme théologie de la « praxis chrétienne dans le domaine de la vie en société » lorsque celle-ci se pense à partir des données de la foi chrétienne. On peut à travers ce projet reconnaître des parentés, que l’auteur ne récuserait pas, avec les pensées tant d’un Jacques Maritain, d’un Walter Rauschenbush et du Social Gospel, que des théologiens politiques et de la libération dès lors qu’il s’agit de penser à nouveaux frais l’impact de la foi sur la vie des hommes en société. C’est là toute l’étrangeté et la difficulté d’un livre foisonnant, plein de références culturelles tirées de plus de cent ans de théologie sociale et politique.

10Alors que reste-t-il à faire devant un si beau monument pour le théologien qui appartient à la génération suivante ? La lecture de cet ouvrage suggère une remarque qui pourrait bien donner un programme de recherche à venir pour les nouveaux moralistes voulant reprendre le flambeau derrière le Père Coste. Car, s’il s’agit bien — en théologie sociale — de donner une véritable validité pratique à l’Évangile au cœur de la réalité concrète présente, le moraliste ne peut pas éviter le soupçon sur la compétence de l’agapè pour régler les situations de violence. Sinon son discours risque bien de paraître encore une fois abstrait, dérisoire ou d’un optimisme naïf. En effet, le théologien moraliste ne doit-il pas commencer par reconnaître que la volonté d’aimer à la suite du Christ dans un tel monde peut engendrer bien énigmatiquement autre chose que la fin de la violence ? Il semble que c’est cet impensé d’ordre éthique et théologique, selon la formule du Père J-Y. Calvez, qui vient la plupart du temps miner nos discours chrétiens en éthique sociale et politique. En consentant au réel, en prenant acte de la finitude et de la complexité des situations, il nous faut nous poser une question proprement éthique, celle de la décision morale réussie. Reste au théologien de ne pas omettre la présence de cette énigme au cœur de sa théologie sociale. (G.M.)

113. Il faut être reconnaissant à Denis Müller, professeur d’éthique à la Faculté de théologie protestante de l’Université de Lausanne, d’avoir entrepris une réflexion fondamentale sur la question de la contribution de la foi chrétienne au débat éthique contemporain dans son ouvrage L’éthique protestante dans la crise de la modernité. Généalogie, critique, reconstruction. C’est pourquoi il nous a semblé important dans cette nouvelle livraison de théologie morale de reprendre ce livre majeur de la dernière décennie de la recherche en éthique théologique même si une première recension de ce livre a été faite en son temps dans les RSR par le dogmaticien Jean-Louis Souletie (RSR 88/3-2000, p. 426-429).

12S’il n’est pas question pour l’A. de retourner en deçà de notre situation actuelle et de renoncer au pluralisme « irréversible » qui caractérise notre société sécularisée et démocratique, il importe de comprendre la portée heuristique de la nouvelle donne communicationnelle de l’éthique théologique dans un espace public pluraliste afin de savoir comment et avec quels projets le théologien peut encore donner des points de repères éthiques. Dans un tel contexte, alors que certains sont tentés par un repli défensif ou un communautarisme contre-culturel, Denis Müller s’exerce à voir la juste place de l’éthique protestante pour notre temps au sein même du débat éthique en pleine crise fondationnelle. On le comprendra d’emblée, l’enjeu de ce livre consacré à l’éthique protestante n’est rien d’autre que la pertinence de l’éthique théologique pour notre temps.

13Dans un texte passionnant, dense, riche, subtil, foisonnant de références et de questions, Denis Müller, par sa méthode généalogique critique, soumet l’éthique protestante à l’interrogation de sa plausibilité culturelle et oecuménique dans un monde pluraliste et une société moderne en crise. Un programme peu ordinaire dont le sous-titre de l’ouvrage nous donne la clé : généalogie, critique, reconstruction. L’introduction du livre qui reprend légèrement remaniée la communication « de l’éthique aux éthiques » faite pour un colloque de l’Université du Québec les 22-25 septembre 1997, mérite à elle seule une étude fine pour saisir ce qu’est la démarche généalogique critique qui fonde toute la méthode de Müller.

14Précisons que la plausibilité culturelle de l’éthique religieuse née de la Réforme ne saurait être confondue avec un quelconque relativisme ou un certain conformisme à l’égard de la post-modernité. Car si cette éthique est bien théologique, elle ne saurait être le simple redoublement du discours rationnel des éthiques en présence dans le débat public. Elle demeure, au sein de la reconnaissance du fini et du relatif, orientée à « signaler la transcendance » et la radicalité évangélique.

15Pour entrer dans ce programme d’une plausibilité culturelle du discours éthique protestant, il convient alors de reconnaître que l’éthique protestante n’est pas de l’ordre d’un code de principes immuables. Elle vise par des apports très diversifiés, à « l’élucidation des questions que l’Évangile ne cesse de nous poser, de poser à notre actualité » et à stimuler la liberté et la responsabilité du sujet. Sous l’éclairage des études historiques, sociologiques et théologiques, elle est, de fait, tout à la fois un héritage culturel, un idéal fantasmatique, un lieu œcuménique et un enjeu théologique. D’où l’importance de la soumettre à l’analyse généalogique et critique de ses sources plurielles. Seul ce geste qui va de pair avec un travail de déconstruction, peut évaluer les apports, la spécificité, les manques et les faiblesses de l’éthique religieuse née de la Réforme. De là un diagnostic peut être posé : certains paradigmes de l’éthique protestante maintiennent des illusions et empêchent de penser une nouvelle articulation entre éthique séculière et éthique théologique aujourd’hui. Il faut pouvoir alors s’en défaire qu’il s’agisse du paradigme wéberien d’une éthique protestante en bons termes avec la société moderne parce qu’elle a été un facteur de l’émergence du capitalisme et du processus de rationalisation de la modernité ou qu’il s’agisse du paradigme homilétique classique qui la réduit à être une application immédiate du sens de l’Écriture à l’existence.

16Pourtant soulignons la difficulté de la lecture de ce livre qui tient en premier lieu à la masse d’auteurs et de spécialités convoqués dans les débats, et en second lieu à son programme de recherche peu ordinaire dont le sous-titre de l’ouvrage nous donne la clé. En ce qui concerne la discussion passionnée de Denis Müller avec les très nombreux moralistes, philosophes ou théologiens tant nord-américains qu’européens (pour n’en citer que quelques uns sur 9 pages d’index : H. T. Engelhardt, D. Tracy, J. Milbank, A. MacIntyre, J. Derrida, M. Foucault, J. Caputo, Z. Bauman, S. Hauerwas, G. Kaufman, P. Ricœur, R. Rorty, F.D.E. Schleiermacher, E. Troeltsch, K. Barth, D. Bonhoeffer…), notons que leur présentation synthétique et raisonnée est très précieuse pour le lecteur qui n’est pas nécessairement initié à cette richesse de pensées. Mais elle peut être aussi déroutante car tous les auteurs ne sont pas traités de la même façon. Certains semblent être de véritables interlocuteurs aidant la pensée d’ensemble du programme de recherche à se construire, alors que d’autres jouent le rôle de repoussoir trop vite étiquetés sans souci de nuance (je pense tout particulièrement au théologien S. Hauerwas). Mais constatons que les variations de style de tons soulignées par des changements dans les polices de caractères appellent le lecteur à ne pas se comporter comme le spectateur impartial de thèses qui se dérouleraient devant lui. Il s’agit de reconnaître que la réception des thèses avancées par l’auteur suppose une autre façon d’être qu’une simple adhésion à des contenus, à une culture universitaire ou à un éthos protestant de recherche. Denis Müller fait appel aux capacités subversives et de dialogue de son lecteur contre un enfermement théorique aussi bien dans une éthique universitaire que dans une pure logique religieuse et confessante.

17Signalons en second lieu, que bien des difficultés de lecture peuvent naître en raison même du programme de recherche déployé dans ce livre, fruit d’une réappropriation par l’auteur de travaux préalablement publiés. Mais finalement, saluons l’unité du livre et la très grande cohérence du parcours offert, digne des meilleures thèses d’Habilitation qui savent donner le sens, la trajectoire et la méthode d’une recherche déployée sur un long terme. Il est très rare de lire un livre fait à partir d’articles antérieurs aussi unifié et articulé. (G.M.)

184. La dernière collection d’articles travaillés à la même époque sur Les passions de l’agir juste, par Denis Müller vient montrer la fécondité pratique d’une prise en compte du débat public dans l’élaboration d’une prise de position en éthique théologique. Alors que dans le débat public des éthiques, la morale chrétienne est exposée à des mises à l’épreuve et des contestations redoutables, l’A. rappelle et montre que l’éthique dans sa version théologique, engage une intelligence de la foi, une capacité analytique, une mobilisation de la raison et une implication des émotions qu’on ne saurait sous-estimer.

19Trois grandes exigences construisent le plan de regroupement des articles. Tout d’abord l’exigence théorique reprend à nouveaux frais la question des « fondements » de l’éthique, à l’interface de la rationalité, de la foi et de la théologie. L’exigence figurative, non sans rapport avec la démarche généalogique développée dans son livre L’éthique protestante dans la crise de la modernité. Généalogie, critique, reconstruction (analysé plus haut : 3), précise les enjeux du dialogue que le théologien mène avec différentes formes de réflexion philosophique (L. Ferry, P-A. Stucki, M. Walzer, S. Kierkegaard, J. Derrida, etc.). Enfin, l’exigence pratique, baptisée « épreuves », renoue les fils jamais perdus avec l’expérience et l’existence des personnes et des sociétés sur la base de cas exemplaires (contribution du christianisme à l’éthique médicale, statut de l’embryon, éthique de la psychiatrie, qualité de la vie et autonomie du patient, transplantation d’organes, engagement social, toxicomanie). C’est sans doute cette troisième partie qui mérite la plus grande attention du moraliste dans la mesure où elle exprime au cœur d’un réel éprouvé la fécondité des prises de position théoriques de l’A.

20Avec le titre de ce livre et sa dédicace, il donne la clé de sa recherche : ouvrir un avenir aux hommes et femmes côtoyés au fil des ans, un avenir humanisant tissé de passions et de justice dans une habitation partagée du monde. Ce faisant il s’oppose franchement au ton apocalyptique de certains écrits éthiques des années 70 qui signaient de manière dramatique l’échec des processus de civilisation au détriment d’une appréciation qualitative des possibilités du présent. (G.M.)

II – L’expérience du sujet moderne et l’élaboration d’une éthique fondamentale (5 à 8)

5. Éric Gaziaux, L’autonomie en morale : au croisement de la philosophie et de la théologie, Bibliotheca Ephemeridum Theologicarum Lovaniensium CXXXVIII, Leuven University Press — Peeters, Leuven, 1998, 760 p.
6. Pierre d’Ornellas, Liberté, que dis-tu de toi-même ? Une lecture des travaux du Concile Vatican II : 25 janvier 1959-8 décembre 1965, École Cathédrale/Parole et Silence, Saint Maur, 1999, 708 p.
7. Kenneth Melchin, Living with Other People : An Introduction to Christian Ethics Based on Bernard Lonergan, Saint Paul University-Novalis, Toronto, 1998, 148 p.
8. Alain Thomasset, Paul Ricœur. Une poétique de la morale, Bibliotheca Ephemeridum Theologicarum Lovaniensium CXXIV, Leuven University Press — Peeters, Leuven, 1996, 706 p.

215. Comment nouer le dialogue entre philosophie et théologie en morale, à une époque marquée par l’auto-affirmation de l’homme ? Cette interrogation sous-tend le long essai post-doctoral d’Éric Gaziaux, professeur à la Faculté de théologie de Louvain-la-Neuve. Elle entraîne une triple investigation historique sur le concept d’autonomie, avant que l’auteur ne formule sa propre proposition grâce à une relecture critique des sources traversées.

22La première partie rapporte l’autonomie au terreau kantien, qui l’a élaborée comme principe d’une morale déliée de toute forme d’hétéronomie. Une étude diachronique des ouvrages d’Emmanuel Kant permet de redécouvrir les concepts qui gravitent autour de l’autonomie.

23La deuxième partie apporte un éclairage précieux et inédit en français sur le débat engagé par le théologien moraliste Theodor Steinbuchel avec l’autonomie kantienne, à partir d’une lecture de son ouvrage : Die philosophische Grundlegung der katholischen Sittenlehre (1939, 2e éd.). Quoique pleinement conscient de l’impossibilité de rapatrier en théologie le Dieu de la morale idéaliste, le théologien de Munich (puis de Tübingen) crédite Kant de s’être révolté contre un Dieu dont les décrets pourraient se moquer de la liberté humaine, dès lors que cette dernière est conçue comme la matrice d’une morale de l’obligation. Steinbuchel repense l’autonomie comme l’auto-accomplissement de la liberté humaine, appelé à s’effectuer selon la loi divine.

24En choisissant la figure du théologien de Tübingen, Alfons Auer, la troisième partie fait resurgir l’intérêt d’une pensée novatrice, aujourd’hui largement assimilée. Les ressorts de la morale autonome sont mis en évidence à travers l’analyse de l’ouvrage majeur Autonome Moral und christlicher Glaube (1989, 2e éd.). Ici, l’autonomie est d’abord conçue à l’aune de la réponse rationnelle apportée aux injonctions du réel : seul le sujet moral peut transformer l’indicatif de la réalité en impératif pour l’agir. Auer conjugue l’anthropologie thomasienne avec une approche de la personne en contexte sécularisé. L’autonomie est ensuite développée à la lumière des rapports entre la création et le salut, entre la vérité du monde et la vérité de la foi, qui acquièrent leur unité sans confusion ni séparation dans la récapitulation en Jésus-Christ. Appliquant le dogme de Chalcédoine aux rapports Église-monde, Auer estime que l’ordre éthique peut être pleinement découvert dans les réalités mondaines, en raison de leur unité intérieure à l’ordre de la grâce. Relisant l’Ancien et le Nouveau Testament, mais aussi les Pères de l’Église, il décèle une unité de contenu normatif entre un éthos déjà-là, « trouvé » par la foi dans un contexte historique donné, et l’éthos produit par la foi.

25La quatrième partie s’ouvre sur un bilan mitigé, puisque le dialogue escompté entre philosophie et théologie ne s’accomplit que partiellement autour du concept d’autonomie. L’A. se garde toutefois d’attribuer ce semi-échec exclusivement à nos deux théologiens. S’appuyant sur la critique hégélienne, il fait valoir que le concept kantien d’autonomie est trop optimiste et trop peu dialectique. S’efforçant néanmoins avec Paul Ricœur de rester kantien après Hegel, l’A. réorganise l’apport des auteurs étudiés et décline l’autonomie en quatre moments dialectiques : l’autonomie créée (son rapport à la théonomie), l’autonomie appelée (son rapport à la grâce), l’autonomie blessée (son rapport au péché), l’autonomie libérée (son rapport à la rédemption). Sans imposer le présupposé de Dieu, la théologie accueille ainsi la requête contemporaine d’une éthique adossée à la faculté législatrice de l’homme, mais elle déploie simultanément les potentialités libératrices de la foi pour l’éthique. Avec Paul Tillich, l’A. estime que celles-ci tiennent à une posture originale dans l’interrogation existentielle, mais avec Kant il maintient la grandeur d’une éthique de la liberté qui, reconnaissant la possibilité du mal radical, s’en remet à l’espérance. Voilà donc un texte de référence, qui donne accès à deux théologiens moralistes peu connus du public francophone. Les chapitres contiennent de précieuses conclusions, qui compensent les redites occasionnées par le souci de ressaisir pas à pas les résultats. Mais ce projet brille par son ambition. Il mérite que la discussion s’engage au niveau fondamental.

26Arrêtons-nous premièrement sur la neutralité de point de vue que suggère l’expression « au croisement de la philosophie et de la théologie » (sous-titre). Elle risque de faire oublier qu’un rapprochement procède nécessairement d’une discipline vers l’autre. Ainsi, au début de la quatrième partie, les entreprises de Steinbuchel et de Auer sont logées, avec le modèle kantien de l’autonomie, à l’enseigne d’une « approche philosophique ». Or, comme le montre d’ailleurs l’A., l’autonomie est travaillée par Steinbuchel dans une perspective résolument théologique : il veut montrer que la foi en la vocation surnaturelle de l’homme n’éclipse pas le questionnement philosophique de l’homme, lui donnant au contraire une consistance renouvelée. Le recours à la philosophie procède dès lors d’un jugement critique au sein de la tradition croyante. La posture kantienne est tout autre, puisqu’elle voit dans la « théologie morale » une reprise de la question de Dieu par la morale philosophique. Le « domaine frontière » (p. 103) est donc investi différemment de part et d’autre. Sans vraiment s’expliquer sur son choix, l’A. semble porté à aller de la philosophie vers la théologie, comme l’indiquent la construction de l’ouvrage et l’entrée en scène de la théologie « à la lisière » de la philosophie, lorsque celle-ci bute sur le mal radical.

27Cette remarque en appelle une deuxième. Ne gagnerait-on pas à expliciter davantage les intérêts qui animaient Steinbuchel et Auer dans un travail théologique qui ne se limitait pas à la production de concepts ? Quelques éléments biographiques auraient avantageusement éclairé les ouvrages étudiés : enseignement théologique, domaines de spécialisation éthique, engagements publics et ecclésiaux, prises de position sur l’actualité. Comment retravailler le concept d’autonomie sans critiquer l’héritage théologique qui le présente comme digne d’intérêt ? Il revient à la théologie fondamentale d’examiner les médiations ecclésiales et institutionnelles de la foi qui favorisent la naissance des concepts.

28En troisième lieu, peut-on éluder une interrogation spécifique sur la médiation conciliaire quand on étudie des théologiens ayant écrit l’un avant Vatican II, l’autre immédiatement après ? D’ailleurs, l’A. multiplie les allusions au fait que Gaudium et spes reprendrait à Steinbuchel la notion d’autonomie des réalités terrestres, tout en laissant perdurer avec lui le modèle d’une « théonomie fondatrice de l’autonomie » (p. 367). Réciproquement, l’A. crédite Auer d’avoir su dépasser Vatican II en acceptant l’autonomie méthodologique de la connaissance morale. En toute rigueur, il faudrait vérifier ce qu’il en est de l’enseignement conciliaire, dûment réinterprété sous la problématique contemporaine de l’autonomie. Par ailleurs, Auer ne doit-il rien au concile Vatican II pour de telles avancées ? Pensons à l’appel public à la recherche théologique (GS 44, 2 et GS 62,2) et à l’herméneutique de la réalité, dont l’A. estime à juste titre que c’est une tâche présente non envisagée par Kant (p. 733). En retour, l’insistance conciliaire sur « l’expérience concrète et actuelle des chrétiens vivant dans le monde » pourrait inciter à reconstruire le concept d’autonomie non seulement à partir de « la réalité du monde intellectuel d’aujourd’hui » (p. 291-292), mais aussi en fonction d’une approche plus différenciée de l’éthique, qui s’intéresserait notamment aux savoir-faire développés par les croyants face aux défis du présent. Dans ses toutes dernières pages, l’A. concède que la raison doit se confronter à l’expérience historique des traditions. N’est-ce pas l’une des tâches de la théologie que d’y contribuer ? (Ph.B.)

296. Avec Liberté que dis-tu de toi-même ? de Pierre d’Ornellas, voici un autre ouvrage qui aborde, d’un point de vue historique, le dialogue entre la réflexion théologique et la morale de l’autonomie au xxe siècle. Le lieu de l’interrogation est plus resserré dans le temps comme dans l’espace institutionnel, puisqu’il se limite aux travaux du Concile Vatican II. En revanche, il balaye le large spectre culturel que formaient les Pères et les experts conciliaires. L’originalité de cette étude est qu’elle donne accès à onze fonds d’archives personnelles encore peu exploités, à partir d’une exploration thématique relative à la place de la liberté en morale. Le repérage dans ces différentes sources est facilité par un index des noms ainsi que par des notes de bas de page substantielles.

30La structure chronologique de l’ouvrage met en relief l’évolution de la compréhension théologique de la liberté durant les travaux conciliaires. Dans la première partie, l’A. analyse les réponses apportées à la consultation pré-conciliaire, puis les schémas préparatoires et la critique qu’ils ont occasionnée. Celle-ci est rapportée au malaise de la théologie morale de l’époque, dont les manuels étaient de plus en plus contestés. L’A. montre que le De ordine morali est gouverné par une conception extrinséciste de la liberté, où l’obéissance à la volonté divine, inscrite dans l’ordre moral, est dissociée de l’exercice rationnel de la liberté humaine.

31La seconde partie, elle-même subdivisée en deux, souligne la différence entre la période qui va jusqu’à la fin de la deuxième session (décembre 1963) et la suite. L’A. met en parallèle la rédaction du Décret Inter mirifica sur les communications sociales, promulgué le 4 décembre 1963, et les errements du schéma XVII : le Concile n’est pas encore mûr pour un accord sur la manière d’aborder les questions morales, ce qui ne l’empêche pas d’affirmer, à la faveur d’une réflexion sur les arts dans la culture, que « la primauté de l’ordre moral objectif doit être tenue absolument par tous » (IM 6). Toutefois, ce n’est qu’à l’occasion du travail sur le schéma XIII et sur la future Constitution pastorale, que pourront être définis la « source » (p. 257) et le « fondement » (p. 259) de cet ordre moral objectif, selon une anthropologie « personnaliste » de la liberté. Dans une étude qui croise les archives personnelles aux Actes officiels du Concile, l’A. scrute patiemment les schémas successifs, les réactions des Pères en aula et les derniers amendements. Il montre comment s’opèrent les inflexions, notamment grâce à l’insertion d’une anthropologie biblique ou à la relecture de saint Thomas, mais aussi grâce à l’apport de philosophes contemporains (Ricœur, Buber) ou à une conception plus christologique de l’anthropologie. Il conclut alors : « Le Concile Vatican II a véritablement lié "l’ordre moral objectif" et "l’ordre moral subjectif". Il semble avoir ainsi ouvert le chemin de la réflexion théologique sur le vrai sens de l’obligation dans un monde "ivre de liberté" » (p. 623).

32La thèse de l’ouvrage est donc qu’une « doctrine s’élabore autour d’une juste notion de liberté » (p. 543). Pourtant, l’A. a le grand mérite de souligner qu’il subsiste un certain nombre d’hésitations : s’agit-il là d’une « doctrine morale » (p. 599) ou d’une « anthropologie » (p. 639) ? « Sommes-nous en métaphysique ou en morale ? » (p. 547). L’ouvrage montre donc que le trouble exprimé par certains évêques lors de la quatrième session n’a finalement pas pu être totalement dissipé. Autre hésitation : l’A. explique que les Pères voulaient « saluer » l’aspiration contemporaine à la liberté (p. 573) en partant de « l’homme concret, réel et agissant » (p. 524), mais il estime plus loin que l’autonomie de la liberté devait être « garantie dans l’objectivité de la loi inscrite en l’homme et à laquelle il participe rationnellement » (p. 630). Cette deuxième assertion rejoindrait l’opinion de Gaziaux sur la méfiance de Vatican II envers le sujet moderne.

33Venons-en aux questions soulevées par la méthode choisie. Premièrement, la thèse défendue repose sur une forte valorisation de « la vérité enseignée » par le décret Inter mirifica sur « l’ordre moral objectif » (p. 385), à parité avec l’enseignement de la constitution pastorale Gaudium et spes : le problème du degré d’autorité de cette incise est à peine effleuré (p. 261) et l’objet du décret est ainsi déporté vers la morale fondamentale. Deuxièmement, l’A. s’appuie sur une hypothèse de « continuité » conciliaire, qui unirait les débats, le travail rédactionnel et les textes promulgués, et qui engloberait « la Période préparatoire » (p. 385). Concernant Gaudium et spes, la bifurcation consécutive à la création de la sous-commission centrale en novembre 1963 (p. 397) s’en trouve minorée. Concernant la liberté religieuse, on s’étonne que le « changement de perspective » décidé en octobre 1964 n’ait pas incité l’A. à examiner les discussions relatives à Dignitatis Humanae, car elles offrent matière à mieux cerner l’approche conciliaire de la liberté (cf. Dominique Gonnet, La liberté religieuse à Vatican II. La contribution de John Courtney Murray, Les Editions du Cerf, Paris, 1994). Troisièmement, le parti pris d’investigation des sources primaires sur le Concile (Actes et archives personnelles) laisse malheureusement de côté la littérature secondaire sur Vatican II, alors même que les thèses déployées par l’A. se démarquent souvent des commentaires disponibles. Le lecteur peine à repérer le débat sous-jacent sur l’herméneutique conciliaire.

34Or, la thèse soutenue est de grande importance pour l’interprétation de la Constitution pastorale. L’A. tient que l’enseignement de Gaudium et spes porte principalement sur une anthropologie personnaliste assurant le fondement de l’ordre moral, si bien qu’il faut y puiser la « définition » des grands piliers de la morale catholique : la liberté, la dignité, la rationalité morale, le vrai bien. À charge ensuite pour le magistère de déployer le « véritable sens » de la doctrine conciliaire sur le sujet agissant (p. 663), par exemple avec la doctrine des sources de la moralité qui « achève une réflexion conciliaire à peine entamée » (p. 665). L’A. défend ainsi l’objectivité de la dignité et de la liberté, tandis que le texte conciliaire s’efforce de construire le discernement historique de l’anthropologie comme un moment intérieur de la réponse personnelle et collective à la vocation humaine. Autrement dit, est-ce la même chose de « définir » la liberté ou de s’adresser à des hommes libres pour les convier au dialogue sur les enjeux actuels de la responsabilité ? Le titre choisi par l’A. a le mérite d’afficher clairement l’option qui est la sienne. (Ph.B.)

357. Le livre publié par Kenneth Melchin, professeur de théologie morale à l’Université Saint Paul d’Ottawa, Living with Other People : An Introduction to Christian Ethics Based on Bernard Lonergan, mérite une grande attention de la part de tous ceux qui veulent repenser la théologie morale dans le contexte du débat public. Bien que ce livre soit de taille modeste et que sa visée ne soit qu’introductive, nous osons le signaler fortement dans ce bulletin pour quatre raisons. La première, c’est que ce théologien canadien prend à bras le corps la question du pluralisme éthique présent dans le débat public pour mieux discerner les ressources de la foi chrétienne dans la délibération morale. Parce que c’est toujours l’agir moral concret dans les conditions effectives de l’existence humaine que la théologie morale a pour vocation d’éclairer et de servir à partir du mystère de la foi, il importe alors de bien circonscrire l’horizon pluraliste dans lequel nous sommes appelés, comme moralistes, à débattre et à prendre position au nom de la foi. La seconde, c’est qu’il est le premier à présenter une véritable stratégie de la compréhension et du discernement éthique à partir de l’œuvre du grand théologien Bernard Lonergan (1904-1984). On devine la difficulté de la tâche quand on connaît la complexité de la pensée de cet auteur. Or, le coup de force de Melchin, c’est de construire la pédagogie de son livre, clair, savoureux et brillant sur la « stratégie » propre du Lonergan de Insight. Plus que d’autres auteurs, Lonergan permet de comprendre les opérations de l’expérimentation, de la compréhension, du jugement et de la décision si décisives pour la prise de position éthique. Le lecteur est ainsi convoqué à entrer pas à pas dans la délibération et la prise de responsabilité éthique à partir des différentes opérations du processus de la connaissance morale. C’est dire que dans ce livre la connaissance morale est vue comme compétence et aptitude qui se forge au sein du débat public. La troisième raison qui nous fait choisir ce livre, c’est son approche de la morale fondamentale à partir du caractère social de l’homme. Alors que le pluralisme renforce le point de vue individualiste, subjectif et privé des prises de position éthiques, Melchin rappelle que le premier but de l’éthique est de « vivre avec les autres ». Quand nous disons que nos actions sont bonnes ou mauvaises, nous parlons de notre manière de vivre avec les autres. La connaissance morale comprend alors le savoir sur le bien commun qui soutient le vivre ensemble. La quatrième raison qui enfin nous fait aimer ce livre, c’est son souci pédagogique du discernement à travers une multitude d’exemples de la dynamique de l’action humaine.

36Après une introduction délimitant la pertinence du titre et du sous-titre, l’ouvrage est distribué en deux grandes parties. La première sur « connaissance morale et personnes morales » invite le lecteur à entrer dans le processus d’auto-découverte de soi par les opérations de la connaissance morale. La thèse soutenue est que dans nos propres expériences morales gît la plus riche ressource du fondement nécessaire pour dépasser ensemble les impasses du débat public. Le premier chapitre met l’accent sur l’expérience de responsabilité morale et les opérations nécessaires à la délibération et à la prise de décision. Le deuxième chapitre examine le caractère social de la connaissance morale. Le troisième chapitre découvre comment le sujet est constitué et subtilement transformé comme personne sociale par ces opérations. La deuxième partie cherche comment la foi chrétienne modèle l’implication du sujet dans ces opérations de la connaissance morale. Il est certain qu’en régime pluraliste, ce n’est pas sur la force d’intégration ou d’unification culturelle de la religion qu’il faut compter pour dessiner l’éthique commune comme dans le modèle classique de la chrétienté, mais sur la capacité de la foi chrétienne à susciter des sujets, à les responsabiliser et à leur permettre de résister à une quelconque aliénation sociale. La foi chrétienne n’est pas vue là comme un ensemble de principes à appliquer dans les situations concrètes, mais comme une force « heuristique » qui dirige le questionnement moral dans une direction spécifique, à savoir répondre à la grâce offerte en Jésus-Christ. Le rôle de la foi chrétienne est alors de rappeler que la vie morale n’est pas seulement la résolution de cas concrets mais bien plus une question de la configuration de la vraie vie.

37Un souffle authentique traverse ce petit livre original qui a l’avantage de renouveler les débats entre moralistes catholiques et philosophes. Loin des débats sur le raisonnement moral approprié entre déontologistes et proportionnalistes, loin des controverses entre éthique autonome et éthique de la foi, et loin des confrontations entre libéraux et communautariens, Melchin nous donne à penser avec force, à partir de la stratégie lonerganienne, que le développement d’une intériorité est la précondition d’une vie morale pour l’individu moderne et que le vivre ensemble est le seul fondement objectif d’un avenir authentique. Ne pas faire obstacle à ce que peut et doit devenir cet avenir de vie et d’humanisation pour chacun : tel peut être le projet de l’éthique. (G.M.)

388. Le présent ouvrage sur l’apport théorique de Paul Ricœur à l’éthique, qu’elle soit philosophique ou théologique, est le fruit d’une thèse soutenue par Alain Thomasset en 1995 à l’Université catholique de Leuven sous le titre complet : Poétique de l’existence et agir moral en société. La contribution de Paul Ricœur au fondement d’une éthique herméneutique et narrative, dans une perspective chrétienne. À une époque où la pensée ricœurienne devient à la mode, ce travail consacré à l’éthique est un instrument de prix pour saisir l’apport considérable, original et décisif de ce philosophe français pour la pensée du sujet en éthique. Le projet ambitieux de l’A. se révèle fructueux et produit un livre de grande qualité tant le travail de lecture de Ricœur accompli est fin, clair et précis, présenté dans un style clair et alerte et articulé selon des lignes de forces bien maîtrisées.

39La thèse est construite en sept chapitres. Le premier consacré aux défis contemporains de l’éthique a pour but de situer l’horizon sur lequel la réflexion de Ricœur se déploie et comprendre ainsi sa pertinence pour une perspective chrétienne. Quand la prolifération des débats éthiques est devenue un élément fondamental de l’expérience historique de nos contemporains, ce pluralisme de fait, vient d’une part déstabiliser les convictions éthiques que chacun a pu recevoir ou se forger, et d’autre part mettre en crise la théologie morale catholique, tant dans la place qu’elle peut tenir dans le débat public que dans l’énonciation de son contenu traditionnel face à l’éthique procédurale de nos sociétés démocratiques. Alain Thomasset évoque alors la prise de conscience de la nouveauté du questionnement éthique sous la pression de la crise de l’éthique universelle dans un monde de débat public et le retour de l’éthique par le réveil d’une conscience confrontée à l’expérience du mal, nouveau chemin négatif pour discerner une morale à promouvoir au XXe siècle. En 25 pages denses et alertes, l’A. souligne les nouvelles tentatives philosophiques de redéfinition de l’éthique (communicationnelle pour Habermas, déontologique pour Rawls, arétique et téléologique pour Nussbaum ou McIntyre…) à partir de l’évolution du statut de la raison en post-modernité et d’une herméneutique de l’expérience humaine. Il peut alors, sur ce fond de recherches éthiques contemporaines, mettre en relief la position de la tradition chrétienne et ses tentations communautariennes (Hauerwas). On comprend ainsi qu’il y a pour le moraliste d’aujourd’hui l’exigence de chercher le paradigme réellement adéquat à la situation pluraliste qui tienne compte des différents publics de la théologie morale et de son aspect proprement théologique pour le soutien des libertés humaines fragilisées par le contexte. Ricœur, et c’est l’hypothèse de la thèse, peut être un auteur particulièrement éclairant pour repenser l’éthique de la responsabilité grâce aux ressources d’une philosophie de la personne, d’une phénoménologie de l’interprétation.

40On aimera le chapitre 2 pour sa présentation claire du parcours intellectuel de Ricœur au sein des courants philosophiques contemporains, avec la généalogie et le déploiement des grandes thématiques ricœuriennes telles que la volonté, la liberté, le mal, la faillibilité, la non coïncidence de soi à soi, le désir d’être, la sollicitude, la justice, la distinction entre éthique et morale, entre le contextuel et l’universel.

41Vient ensuite le troisième chapitre consacré au travail herméneutique de Ricœur qui permet un déchiffrement de l’agir par le recours d’une théorie du texte comme mise en intrigue de l’action au travers du récit. C’est le chapitre porche d’entrée du centre de gravité de la thèse formé par les chapitres 4, 5, 6 et 7.

42Avec le chapitre 4, l’A. aborde la question des rapports entre l’éthique et la narrativité avant de se pencher sur la place et le rôle de l’herméneutique biblique dans le traitement de la question éthique au chapitre 5. L’A. peut alors proposer au chapitre 6 une réflexion sur l’idée d’une poétique de l’existence chrétienne dans la mesure où l’Écriture, sans fonder la morale, est transformatrice du sujet éthique en induisant chez lui de nouvelles attitudes et dispositions. Reste alors à s’interroger sur les fondements de l’éthique sociale : amour et justice. À ce niveau l’héritage chrétien est en mesure de développer un sens « épique » de l’histoire dont le style de vie messianique peut être efficient sur les différents champs de l’action.

43Dans une conclusion d’une trentaine de pages, l’A. montre la grande pertinence et fécondité d’une perspective herméneutique et narrative de la philosophie ricœurienne de la personne et d’une phénoménologie de l’interprétation pour une éthique de la responsabilité. Une éthique de la responsabilité transitive dans la mesure où elle devient réponse à la parole de l’autre. Au théologien moraliste, le projet de Ricœur révèle les possibilités créatrices d’une herméneutique de la Parole de Dieu et de l’expérience de l’agir humain. La théologie morale esquissée se veut une « herméneutique corrélée de la Parole de Dieu, de l’expérience humaine de l’agir, et de la tradition chrétienne » (643).

44Cette belle démonstration, d’un bout à l’autre de l’ouvrage, n’aura jamais mis la philosophie en statut de servante de la théologie, mais en partenaire d’une conversation riche et féconde sur le potentiel critique de la narration et de l’interprétation en éthique. Mais en ramenant trop la théologie à la seule narrativité des textes bibliques, on peut se demander si l’A., à la suite de Ricœur, ne risque pas d’opérer une réduction de la réflexion théologique. Reste donc à enrichir cette théologie morale, qui a beaucoup appris de Ricœur, d’une conversation aussi riche avec la dogmatique. (G.M.)

III – La retraversée de la tradition éthique et dogmatique pour la théologie morale (9 à 14)

9. Karl Barth, Éthique, Vol. 1. Traduit de l’allemand par Philibert Secrétant, révisé par Jean-Yves Lacoste et Marie-Béatrice Menet, Paris, PUF, 1998, 324 p. ; Éthique, Vol. 2. Traduit de l’allemand par Pierre Rush, Paris, PUF, 1998, 406 p.
10. Dietrich Bonhoeffer, Éthique, Labor et Fides, Genève, 1997, 336 p.
11. Geneviève Médevielle, L’absolu au cœur de l’histoire. La notion de compromis chez Ernst Troeltsch, Coll. Cogitatio fidei 206, Éditions du Cerf, Paris, 1998, 396 p.
12. Philippe Lécrivain, « Des autorités au Magistère. La voie de l’éthique », in L’homme et son salut. Histoire des Dogmes, sous la direction de B. Sesboüé, tome 2, Desclée, Paris, 1995, p. 481-591.
13. James F. Keenan and Thomas A. Shannon, The Context of Casuistry, Georgetown University Press, Washington D.C., 1995, 231 p.
14. Klaus Demmer, Shaping the Moral Life : An Approach to Moral Theology, ed. by James. F. Keenan, Georgetown University Press, Washington, D.C., 2000, 104 p.

459. En mettant à disposition du lecteur francophone la traduction de l’Éthique de Karl BARTH, les Presses Universitaires de France vont permettre aux moralistes de mesurer l’impact de sa dogmatique sur l’éthique alors même que la réception francophone de l’œuvre de Barth a été souvent tronquée, et par-là même caricaturale.

46Si l’on s’en tient au premier Barth, celui du Römerbrief et de la conférence de Tambach « Le chrétien dans la société moderne » de 1919, où Barth saisit le monde sous le signe de l’idolâtrie, aucune théologie moderne ne semble plus opposée à tout projet éthique. Pourtant, ce n’est pas parce que Barth refuse l’éthique profane « humaine, trop humaine » et se distancie de l’éthique protestante antérieure (nous pensons tout particulièrement à celle de Ernst Troeltsch) qu’il renoncera à toute éthique. Bien au contraire. Selon la méthode dialectique qui lui est propre, il va en appeler à une éthique de la Vie (Ch. 2, vol. 1), selon un a priori théologique : l’histoire de Dieu avec les hommes, en dépit du tragique où nous sommes, est une histoire victorieuse. C’est pourquoi, à tout lecteur qui veut entrer dans une lecture plus différenciée et complexe des paradoxes de la pensée barthienne ainsi que dans une généalogie historique de ses aboutissements, cette traduction s’impose même si on aurait aimé avoir la même équipe de traducteurs pour le premier et le deuxième volume.

47C’est le texte établi par Dietrich Braun en 1973 pour les Œuvres complètes de Barth qui est traduit dans le premier volume et celui de novembre 1977 pour le volume 2. Il reprend les cours donnés à Münster au semestre d’été en 1928, répétés à Bonn durant l’été 1930. On sait, par les confidences faites à son ami Eduard Thurneysen en août 1928 que ce cours lui causa « quelque embarras » tant les développements que l’éthique théologique devait recevoir dépendaient de ses positions dogmatiques. Ce texte représente une pièce de transition entre l’article « Das Problem der Ethik in der Gegenwart » de 1922 et l’éthique comprise dans le corpus de la Kirchliche Dogmatik. C’est dans ce cours de 1928-1930 que Barth donne une vision de son éthique théologique, anticipant (dans le ch. 1 du Vol. 1 et les ch. 3 et 4 du vol. 2) la doctrine de commandement divin qu’on trouve à la fin de chaque volume de la Dogmatique de l’Église.

48Dans la première partie de son cours (Vol. 1), la présentation de l’éthique théologique suscite la triple question de la connaissance, du contenu (ch. 1) et de l’accomplissement du commandement de Dieu, le Créateur (ch. 2). Dans la deuxième partie du cours (Vol. 2), ces trois questions reçoivent un éclairage nouveau lorsque l’organisation du matériau de l’éthique théologique est vue sous l’angle de l’articulation entre le commandement de Dieu le Réconcilateur (ch. 3) et de Dieu le Rédempteur (ch. 4). Un appendice concernant des Thèses sur l’Église et l’État vient clore le deuxième volume. C’est le seul passage où l’auteur se contente d’énumérer des thèses sans les développer, montrant ainsi le caractère provisoire d’une pensée en pleine genèse et évolution. Outre le fait que ce cours représente un premier édifice doctrinal de Barth, un essai d’articulation trinitaire systématique (Vol. 1, p. 68 et suivantes), c’est aussi le seul essai d’une explication complète et détaillée de la doctrine de la sanctification (présente dès l’introduction p. 18). C’est dans ce cours que s’opère une véritable refondation de la matière de l’éthique générale et de l’éthique spéciale à partir de la redécouverte de la Parole. Si l’objet de cette éthique n’est pas « la Parole de Dieu en tant qu’elle est requise par l’homme, mais en tant qu’elle requiert l’homme », et si « l’homme agit bien pour autant qu’il agit comme auditeur de la Parole de Dieu » (Vol. 1, p. 60), alors cette Parole est tout à la fois commandement de la vie, de la loi et de la promesse. Autant dire que cette traduction est essentielle pour saisir le moment de la constitution critique de l’éthique théologique chez Barth. Pourtant ce cours n’a pas été publié du vivant de l’auteur, car trop proche de la défense de la doctrine de l’ordre de la création (Schöpfungsordnungen) accusée de faire le lit de la théologie du Volk et de la race. Plus tard, Barth s’en défendra publiquement en revenant sur sa célèbre controverse avec Emil Brunner et sur fond historique des thèses pro-nazies des Chrétiens-Allemands et des théologiens de même tendance. Notons toutefois que dans sa rédaction actuelle, l’Éthique marque déjà une vigilance sur la mystique du « Volk ».

49Si le texte est parfois lourd, souvent très dense et technique, il prend à certains moments le ton de la prédication adaptée aux étudiants candidats pasteurs pour se faire chaleureux et subtil sur le mariage, l’amitié, le service des autres et la prière. Un excellent index thématique en fin du volume 2 permet de retrouver la richesse des thèmes abordés par cette Éthique.

50À l’heure où certains théologiens moralistes tant protestants que catholiques tentent de repenser la spécificité du discours théologique en éthique, il peut être excellent de relire Barth. Car sa solution, loin de légitimer les récupérations confessantes, conservatrices ou communautaristes, met en valeur, dans une éthique de la liberté, la particularité de la décision et de l’action humaines face au commandement concret de Dieu. (G.M.)

5110. La réédition chez Labor et Fides de la traduction française de l’Éthique de Dietrich Bonhoeffer par Lore Jeanneret, avec une préface de Éric Fuchs et Denis Müller, mérite d’être saluée. Non seulement parce qu’il s’agit d’un des ouvrages théologiques les plus marquants du xxe siècle qui continue d’exercer son influence sur la pensée éthique contemporaine, mais aussi à cause de la personnalité de son auteur, pasteur résistant antinazi impliqué dans les complots contre Hitler, condamné à mort et exécuté par les SS le 9 avril 1945.

52On sait que cette éthique est en fait une collection de fragments et d’ébauches des chapitres du livre que Bonhoeffer projetait d’écrire et qu’il n’a pu achever. Leur édition et classement, effectué par Eberhard Bethge, l’ami fidèle, biographe, et interlocuteur privilégié des lettres de prison, est cependant conforme à l’intention de l’auteur, même si de nombreuses discussions opposent les spécialistes sur l’ordre à adopter. Si le caractère systématique de l’œuvre reste problématique (notamment à cause de la distance que l’auteur prend peu à peu vis-à-vis de Karl Barth et à cause des contradictions qui parfois apparaissent entre les chapitres), la force des convictions, la vigueur des analyses du contexte allemand de l’époque et le caractère radicalement christologique de cette éthique marquent le lecteur qui entend derrière l’auteur l’homme d’action ayant assumé ses idées au prix de sa vie, en témoin du Christ.

53L’Éthique de Bonhoeffer est traversée par de multiples tensions, qui reflètent les efforts de l’auteur pour surmonter les contradictions dramatiques de son temps. Héritier critique d’un luthéranisme où la théorie des deux Règnes favorise un conservatisme qui légitime le pouvoir, y compris celui des nazis, et marqué par la forte pensée de Barth et sa radicalité théocentrique qui critique la théologie libérale de l’époque, Bonhoeffer tente de trouver une autre voie. Il vise une éthique qui à la fois fait du Christ le centre de notre action mais aussi prend en compte la nouvelle autonomie des réalités sociales et politiques où l’homme doit assumer sa responsabilité tragique face à Dieu et face à l’histoire. D’une forte tonalité barthienne, les premiers chapitres, notamment « Amour de Dieu et déclin du monde » (p. 1-34), mettent ainsi en avant la supériorité de l’éthique chrétienne — tout entière tournée vers l’écoute de la Parole — par rapport à toute autre éthique prise dans la division issue de la chute et qui cherche la connaissance indue du bien et du mal. Seule la connaissance du Christ est nécessaire, lui qui est « origine et réconciliation », restaurateur de l’unité perdue. Comme le soulignait fortement Bonhoeffer dans son ouvrage de 1937, Le prix de la grâce, l’agir vrai consiste à répondre à l’appel du Christ par l’obéissance et la « suivance » (Nachfolge). La souveraineté absolue de Dieu se manifeste dans le commandement concret du Christ adressé au croyant. Mais dans cette éthique, la personne du Christ occupe la place centrale parce qu’il est lui-même le réel. En Lui, le monde est créé, jugé, sauvé, ressuscité et réconcilié et cette réalité permet de juger le monde et les attitudes des hommes dans l’histoire (cf. « la fonction formatrice de l’éthique », p. 43-64). Cette intuition forte influence en fait tout l’ouvrage et réinterprète l’éthique du commandement concret (et son risque d’un intuitionnisme direct) dans le sens d’une perception des structures humaines qui maintiennent l’humanité en état d’accueillir le Christ (cf. le chapitre sur « le naturel », p. 114-150 qui esquisse une théologie de la création).

54Cette position de non connaissance du bien et du mal continue cependant de poser question. Comment comprendre cette synergie entre la volonté de Dieu et l’agir de l’homme ? Ce qui chez Barth, pouvait sembler aller de soi, dans un lien intime entre l’Évangile et la loi, dans une analogie opérée par la grâce entre agir humain et agir de Dieu, s’affronte ici à l’obscurité des temps et à l’épreuve des décisions difficiles. Bonhoeffer offre alors une voie originale en parlant notamment de « discernement » : « comment resterai-je, hic et nunc, et face à ma situation présente, dans cette vie nouvelle avec Dieu et avec Jésus-Christ ? » (p. 21). Il recherche ainsi une voie « d’éthique concrète » : « dans l’impossibilité où nous sommes d’affirmer une fois pour toute ce qui est bon, nous avons à rechercher comment le Christ prend forme parmi nous, hic et nunc » (p. 61 ). Il élargit enfin considérablement la notion de « responsabilité » (cf. les très belles pages à ce sujet dans les chapitres sur « l’histoire et le bien » et sur la « structure de la vie responsable », p. 173 à 215). Par ce dernier terme, Bonhoeffer s’éloigne d’une éthique abstraite ou partielle, qui serait soit purement spirituelle mais désincarnée, soit purement utilitariste ou obéissant à des principes éthiques. Il s’agit de « la réponse totale et unique qui constitue notre vie. Être responsable signifie donc jouer le tout notre vie, agir à nos risques et périls » (p. 180). Le thème de la suite du Christ se déplace alors dans le sens de l’engagement et du risque, de la concrétisation pratique et politique. Comme le dit justement Denis Müller dans la Préface, « le déchirement théologique et existentiel provoqué par la participation à la conspiration produit ici ses effets. La théologisation de la responsabilité tend à reconnaître une certaine autonomie de l’humain par rapport au divin. L’homme est responsable de répondre à Dieu, mais il est également responsable des hommes devant Dieu (en Christ) » (p. XXVIII). La responsabilité présente donc une face mondaine. L’épreuve de la conspiration révèle une faille — et avec elle un espace autonome où l’homme doit décider — entre la volonté divine et l’agir humain.

55Cette question de l’autonomie relative de l’agir humain, révélée par la conscience tragique de l’histoire, touche aussi à un autre débat du protestantisme : celui de la théologie politique issue de l’héritage de Luther. Dans le célèbre chapitre sur les « réalités dernières et avant-dernières » (p. 91-113), mais aussi dans « les réalités éthiques et chrétiennes comme thèmes » (p. 216-249), l’A. critique l’interprétation des successeurs de Luther qui ont vu dans la doctrine des deux Règnes une dissociation ruineuse entre le Règne de Dieu et les réalités historiques et politiques. Ni un christianisme pur, ni un humanisme pur ne peuvent résoudre la tension vivante entre la Parole dernière du Dieu qui justifie et les réalités humaines avant-dernières où le Christ vient à la rencontre du monde. Ces réalités qui préparent le salut doivent donc être prises au sérieux. Pour Bonhoeffer « l’opposition entre hétéronomie et autonomie est dépassée par le recours à une unité supérieure que nous pouvons appeler christonomie » (note 1, p. 246). Et si l’Église, qui est le premier mandat de Dieu sur le monde, est distincte du monde, elle n’existe que pour le monde et au service de l’annonce du Royaume.

56Une telle vision christocentrique de la réalité et de l’éthique chrétienne qui invite l’homme à devenir responsable, à la suite de Jésus-Christ, « l’homme pour les autres », l’homme responsable par excellence, évite à l’A. de tomber dans les impasses tant du luthéranisme conservateur que du positivisme de la révélation propre à la vision barthienne. Mais elle aborde aussi implicitement la question qu’il se posera dans sa prison et qui est aussi la nôtre aujourd’hui : comment penser vraiment la place du christianisme dans un monde devenu majeur et non religieux, et où Dieu n’est plus ni nécessaire, ni utile ? « Comment dès lors le Christ peut-il devenir aussi le Christ des non-religieux ? » (lettre du 30 avril 1944). C’est aussi parce que l’Éthique de Bonhoeffer est habitée par ces contradictions nées des brûlures de l’histoire, qu’elle continue de susciter une réflexion originale et féconde. (A.T.)

5711. Avec son livre sur la notion de compromis chez Ernst Troeltsch, reprise d’une thèse de théologie soutenue à l’Institut Catholique de Paris, sous la direction de Joseph Doré, Geneviève Médevielle aborde l’une des questions les plus épineuses de la théologie morale. Avec la modernité et le développement de la pensée de l’histoire, le moraliste est affronté au relativisme des valeurs : comment dès lors découvrir et fonder la normativité qui oriente nos actions dans un monde devenu pluriel ? Qui plus est, le théologien est interrogé lorsqu’il professe qu’en Jésus-Christ l’Absolu lui-même s’est incarné dans l’histoire. Comment donc articuler, en régime chrétien, la prétention d’un absolu, d’une loi morale, ou d’une valeur qui transcendent les conditions contingentes de la société et de l’histoire avec la prise au sérieux de cette historicité fondamentale de l’humanité, devenue la condition commune de nos contemporains ? « L’absolu au cœur de l’histoire » : le titre indique la question à laquelle l’A. s’affronte avec courage et ténacité, à la suite de Troeltsch. A priori, la notion de compromis paraît inappropriée pour penser ce paradoxe, tant il est marqué d’ambiguïté et de polysémie. Ne risque t-on pas de créer un abîme entre l’exigence de réaliser la loi morale et sa réalisation effective dans des situations concrètes, entre théorie et pratique, entre doctrine et pastorale ? Ce terme, qui apparaît dans la littérature théologique protestante du xixe et xxe siècles (von Oettingen, Troeltsch, Brunner, Bonhoeffer, et surtout Thielicke), rime souvent pour le catholique, avec compromission et abandon des exigences. Et pourtant l’A. montre que chez Troeltsch, mais aussi pour nous, ce terme est un véritable concept opératoire pour la théologie morale. Il permet de penser une relation positive du christianisme au monde et à la culture contemporaine, et il est de l’ordre de « l’institution de l’universel au cœur du particulier historique » (p. 353). « C’est bien le compromis qui permet pour Troeltsch, cette relation paradoxale dans le champ éthique en modernité » (195).

58L’A. déploie sa démonstration en quatre chapitres. La première partie (chapitre 1 et 2) vise à situer la notion de compromis dans l’ensemble de l’œuvre de Troeltsch (1865-1923). La pertinence de cet auteur tient à la fois à sa position de rupture par rapport aux dogmatismes de son époque et à sa recherche, inspirée par l’historicisme et la sociologie, de l’intelligence du christianisme au sein même de l’histoire. Son œuvre, où la notion de Kompromiß est massivement présente (plus de 300 emplois), se situe dans la période d’émergence du concept dans la théologie protestante qui est aussi celle de la première confrontation de la théologie avec la modernité. Après une longue analyse fine et subtile, l’A. contredit alors l’interprétation souvent sociologique donnée à cette œuvre et conclut : « c’est bien l’axe de la pensée théologique comprise au sein du paradigme de l’Historismus qui permet de structurer la collaboration interdisciplinaire » (p. 119). Il s’agit pour T. de faire une théologie scientifique qui assume la nouvelle rationalité de l’histoire. Mais plus fondamentalement c’est, selon l’A., « l’éthique qui reste pour T. la voie d’accès à la figure de l’Absolu qu’est l’universel » (p. 120). La question à laquelle T. demeurera attaché tout au long de son œuvre (et que les conférences anglaises sur l’éthique de 1923 mettent en évidence) est bien celle du défi du relativisme éthique au sein de l’ethos européen. Il s’agit d’articuler une dimension transcendante aux valeurs conditionnées historiquement.

59La confrontation entre la pensée historique et la pensée dogmatique étant mise au cœur du projet troeltschien, il s’agit alors d’examiner en quoi le théologien des religions rend compte de la foi en Jésus-Christ comme révélation absolue de Dieu au cœur du fini historique (chap. 2). Si la solution apportée par T. reste insatisfaisante du point de vue de la divinité du Christ médiateur (son absoluité est remplacée par sa validité pour nous), il n’en reste pas moins que T. à la fois préserve la distance entre Absolu de Dieu et finitude de l’homme et qu’il pose la possible médiation de cette tension dans l’expérience religieuse et la profession de foi de la révélation qu’en Jésus l’Absolu se communique avec le monde de l’histoire.

60La deuxième partie, qui intéressera plus directement le moraliste, s’attache alors au concept de compromis et à sa fonction à la fois théologique et éthique « d’instituer l’Absolu dans l’histoire ». Le chapitre 3 qui se présente comme le centre de gravité du livre, éclaire, grâce à une approche à la fois synchronique et diachronique, la construction progressive à partir d’une notion commune d’un véritable concept de compromis dans l’œuvre de T. Pour ne reprendre ici qu’un point important de la démonstration, c’est le type sociologique de « l’Église » (opposé à ceux de la « secte » et du « mysticisme », tels qu’ils apparaissent dans les Soziallehren) qui est au cœur de la compréhension du compromis. Si la secte rejette le monde comme coupable et cherche à se retirer de la société, si par ailleurs le mystique prend pour seul modèle la perfection du Christ, seule l’Église reconnaît la force et l’importance de la société dans laquelle elle est présente. En cherchant à influencer cette société, et à préserver sa position en visant son œuvre de salut, l’Église cherchera ainsi à incarner son idéal évangélique dans la culture ambiante, à l’occasion d’un nécessaire processus de compromis, fait de négociation, d’emprunts, et de synthèse avec les éléments de la société environnante. Aujourd’hui un nouveau compromis et une nouvelle synthèse sont à trouver dans un contexte présent tout autre. Ainsi le type Église est « le paradigme de l’institution capable de se compromettre avec le monde sans pour autant renoncer à l’Absolu » (p. 271 ). Par ailleurs, le compromis n’est pas seulement un processus culturel, mais apparaît également comme « le seul moyen laissé à la conscience éthique de respecter par voie de médiation, à la fois ses convictions et la réalité historique » (p. 263). Au terme, l’A. montre une vraie créativité de T. autour de cette notion qui devient un concept « au service de l’articulation dialectique de l’Absolu et du relatif au sein d’une pensée historique » (id.).

61Il revient au chapitre 4 d’expliciter cette dimension pratique en développant le lieu d’adéquation du concept de compromis dans le champ de réflexion de la responsabilité éthique. En effet, le compromis suppose et redessine une éthique de la responsabilité dans une société pluraliste. Partant du diagnostic de la division de la conscience éthique moderne, prise entre une éthique des commandements de la conscience et une éthique des valeurs culturelles dans leur diversité, T. pose l’obligation pour les individus et pour les groupes de former leur « personnalité », c’est-à-dire leur capacité de s’attester comme libres et unifiés au sein même de leurs déterminations finies. Cette tâche d’unification, à la racine de l’éthique, est un dépassement de l’égoïsme et un parti pris pour l’universalité de l’humanité, car elle est reconnaissance de la liberté des autres. Une telle intention humaniste, véritable « foi » en la dignité de la personne, servira de critique aux valeurs d’une société donnée et de finalité pour le processus de création d’un nouveau consensus culturel. Le compromis est donc à comprendre ici comme la tâche d’une synthèse culturelle toujours nouvelle, la recherche d’une médiation responsable entre des systèmes de valeurs différents. Il s’agit d’assumer la communauté de destin que nous formons et de puiser dans l’héritage de l’Europe des significations et des valeurs qui servent à la nouvelle synthèse. Dans ce cadre, la religion chrétienne jouera un double rôle : un rôle anthropologique car elle assure à l’homme un lieu où il peut éprouver le sens et la dignité de la personne humaine dans sa liberté comme trace de l’absolu ; mais aussi un rôle sociologique de médiation de la synthèse culturelle dans la mesure où pour T. le christianisme est la matrice et le paradigme même de la médiation et du compromis propre à la culture européenne. De par son histoire, le christianisme est lui-même institution permanente de l’universel dans le particulier historique.

62Dans une conclusion dense, l’A. reprend les enseignements d’un tel concept pour une éthique théologique contemporaine. S’il n’est pas possible de suivre T. dans toutes ses analyses de la religion et de l’histoire, son concept d’éthique dialectique du compromis paraît fructueuse à plus d’un titre. Prenant à bras le corps, la réalité de l’homme moderne habitant le pluralisme, le compromis permet d’éviter la schizophrénie ou le relativisme en faisant de la capacité de passer des compromis le moyen d’unification de la conscience individuelle et collective sous l’horizon préservé de l’universel. De ce fait, il reste du côté de l’idéal et souligne le rôle de l’absolu et de l’universel en éthique, un universel cependant qui n’est ni abstrait ni de l’ordre de la certitude mais fondé sur une vision anthropologique et supposant un engagement libre et responsable, une foi de la part des agents moraux. Ce concept place également la réponse à la question de la normativité dans une société sans code unique en le situant sur le plan des valeurs culturelles et des convictions éprouvées d’une société donnée et non au plan des fondements ultimes. L’héritage est à reprendre de manière créative. Enfin le compromis permet de penser une théologie morale de l’incarnation « où réalisme et sainteté ne sont pas incompatibles » (p. 353). En cela, il permettrait d’approfondir en théologie morale catholique la dimension pédagogique de la croissance d’un « être-en-chemin » dans la mise en œuvre de la loi morale, selon une « loi de la gradualité ». Le compromis pourrait éclairer la relation entre vie morale et vie spirituelle, où l’homme éprouve sa finitude de créature dans une réalité en tension vers l’accomplissement eschatologique.

63Ce livre constitue donc non seulement un apport appréciable dans les débats sur l’interprétation de l’œuvre du grand théologien allemand, trop souvent ignoré, mais aussi, grâce au concept de compromis, un outil précieux pour penser la question de l’éthique dans les sociétés contemporaines. Des rapprochements avec Ricœur, Rawls, Walzer pourraient certainement être faits pour enrichir cette visée originale et féconde. (A.T.)

6412. La contribution de Philippe Lécrivain à l’histoire de l’éthique dans le deuxième volume de L’histoire des dogmes (sous la direction de B. Sesboüé), L’homme et son salut, (pp. 483-589), présente le grand avantage de reconstituer une brève histoire de l’éthique théologique, chose assez rare dans l’univers francophone. La visée choisie par l’A. et en partie déterminée par le contexte du volume sur l’histoire des dogmes, consiste à rendre compte de la « dogmatisation » progressive de la morale, c’est-à-dire de l’importance de plus en plus grande donnée au Magistère hiérarchique aux dépens des « autorités » qui jusqu’au xive siècle environ régulaient la vie morale. Précisons que cette recherche se limite à la théologie morale fondamentale, en particulier à la manière dont « furent pensés et régulés, au sein des doctrines ecclésiales, les fondements de la moralité dans cette part de l’action dont l’homme est personnellement responsable » (p. 490). Le mouvement de la lecture tend à montrer une grande rupture autour du xive siècle et l’importance du rôle joué par l’école franciscaine, en particulier Guillaume d’Ockham. Cette période qui correspond à l’émergence de l’anthropologie, à l’éclatement des savoirs, à la séparation entre dogme et morale, voit peu à peu l’intérêt moral se déplacer de la considération des fins ultimes (de la bonté et des vertus) vers une attention de plus en plus forte pour la justification du jugement pratique et l’examen des normes.

65Un premier chapitre présente la « voie » chrétienne, dans les premiers siècles de l’Église, animée d’une éthique nettement scripturaire, structurée autour des thèmes de l’alliance et de la création, mais aussi par l’annonce du Royaume qui vient, inauguré en Jésus-Christ. Les écrits patristiques sont ainsi replacés dans leur contexte catéchétique pour souligner l’union encore vivante entre dogmatique, morale et sacramentaire autour de la personne du Christ. Mais cette éthique doit s’exprimer en des termes empruntés à la culture et déjà apparaissent les influences du platonisme et du stoïcisme auxquelles le grand Augustin saura tour à tour emprunter. Le chapitre consacré à ce dernier ne peut qu’esquisser une histoire complexe aux répercussions considérables dans l’histoire théologique, mais il montre assez clairement les tensions qui habitent cette pensée toujours en mouvement au gré des affrontements contre les manichéens puis les pélagiens, mais aussi tendue entre la perspective de la « finalité » et celle de l’« ordre ». C’est ainsi que « le philosophe de la liberté s’efface devant le théologien de la grâce » (p. 526) et que l’ordre moral, naturel et objectif se voit davantage placé en dépendance de l’ordre surnaturel du salut et de l’intention de l’agent tendue vers la béatitude divine.

66Les deux chapitres suivants sont sans doute les plus originaux qui mettent en lumière l’apparition à partir du xiie et xiiie siècle d’une « modernité prématurée », selon l’expression de G. Lafont dans L’histoire théologique de l’Église catholique. La reprise diversifiée de la pensée augustinienne, l’arrivée via les penseurs juifs et arabes de la philosophie d’Aristote, et les transformations culturelles d’un monde plus urbanisé provoquent alors une floraison d’écoles théologiques en débat. Dans ce panorama, l’A. fait ressortir de manière instructive pour la morale, l’opposition entre les écoles dominicaine et franciscaine comme deux héritages distincts d’Augustin et d’Aristote. S’inspirant de l’étude suggestive de J. Rohmer sur La finalité morale des théologiens de saint Augustin à Duns Scot (Paris, Vrin, 1939), il montre comment Albert le Grand et Thomas d’Aquin cherchent à donner un substratum naturel à la loi de la grâce, en insistant davantage sur la Sagesse de Dieu, la loi morale naturelle et la raison humaine, tandis que Bonaventure et Duns Scot distinguent plus fermement l’ordre naturel des lois de l’univers et l’ordre moral des personnes en mettant en avant la Puissance divine, la loi de grâce et l’obéissance humaine. Toutefois, cette opposition, qui n’est pas sans rappeler les débats autour de la crise pélagienne ou encore ceux de l’époque récente entre « morale autonome » et « éthique de la foi », est éclipsée par ce qu’il faut bien appeler « la révolution ockhamiste » qui fait aujourd’hui l’objet de nombreuses études. Si Guillaume d’Ockham s’inscrit bien dans la lignée franciscaine volontariste de la morale, il marque, plus que tout autre et avec ses excès, le début d’une révolution mentale qui peu à peu place l’individu et sa décision au centre de la vie morale. En effet, si le maître d’Oxford insiste sur la toute-puissance et la souveraine liberté de Dieu, « c’est la libre détermination de la volonté qui rend l’homme responsable et fonde la moralité de ses actes » (p. 561). Dès lors, la relation à la volonté divine et à la raison droite sera pensée essentiellement en terme « d’obligation ». Le rejet de la métaphysique aristotélicienne — et avec elle des inclinations naturelles ou du désir de bonheur — accompagne la nouvelle importance donnée aux choses singulières, à la décision unique de la volonté libre, et donc à la possible autonomisation des sujets vis-à-vis des autorités. L’A. en conclut qu’une « rupture instauratrice s’est accomplie au tournant du XIVe siècle. À une mentalité d’être et de vérité se substitue progressivement une mentalité de puissance et de certitude » (p. 564).

67L’avant-dernier chapitre reprend, à l’avènement de la modernité, l’éloignement entre la foi chrétienne et la culture et ce qu’il appelle « la naissance du magistère », comme source privilégiée de la foi. Le retour du thomisme, l’épanouissement de la casuistique et la résolution temporaire des conflits qu’elle génère dans le système « équiprobabiliste » d’Alphonse de Liguori, mettent en lumière à la fois l’insistance de la réflexion sur la loi, l’obligation et le commandement, mais aussi la grande entrée en morale du Magistère appelé désormais à arbitrer les conflits et à justifier des normes. Si cette période met en avant la dignité et la grandeur de la liberté humaine, à travers le thème de la conscience, la théologie morale y insiste aussi davantage sur le péché ou la confession et prend un visage juridique sévère dans une autonomie regrettable vis-à-vis de la dogmatique, de l’Écriture et de la spiritualité. Dans sa conclusion, l’A. dresse une esquisse des combats violents des xixe et xxe siècles qui ont opposé, notamment en Allemagne, les tenants d’un légalisme dogmatique à une morale libérale évangélique ouverte aux sciences sociales et historiques. Mais dans le désir actuel de renouveau biblique, patristique et historique, confirmé par le Concile Vatican II, il pose la question de la dimension oecuménique de la recherche et de la juste place du Magistère dans ce travail. Cette étude historique attentive à une « sociologie de l’énonciation » contribue certainement à une meilleure intelligence de ces questions. On peut souhaiter que d’autres études plus développées de ce genre voient le jour en langue française. (A.T.)

6813. Celui qui s’intéresse à la question du raisonnement éthique et au renouveau des études de cas mis en valeur par les éthiques sectorielles contemporaines devrait être passionné par la collection d’articles de Marilyn McCord Adams, Charles Curran, James Keenan, Thomas Kopfensteiner, Richard Miller, Franco Mormando, John T. Noonan, Thomas Shannon réunis sous la direction de James F. Keenan et Thomas A. Shannon sous le titre The Context of Casuistry. À l’heure où, d’une part, l’on fustige la Casuistique catholique après cinq siècles de règne non partagé sur les consciences, et où l’on ose, d’autre part, le raisonnement éthique à partir des cas dans les nouveaux secteurs de la bioéthique et de l’éthique des affaires, il devient urgent de dépasser le débat et le procès entre néo-casuistes et anti-casuistes et de mieux comprendre les liens entre la théorie éthique et le raisonnement moral. C’est le projet que s’est donné cette équipe grâce à une véritable enquête historique sur les racines de la casuistique des xiiie-xvie siècles. Fruit d’un débat né lors de la réunion annuelle de The Society of Christian Ethics (janvier 1993) autour de la conférence de James Keenan sur la théologie de J. Mair à Paris au xvie siècle, cet ouvrage collectif se veut une heuristique du raisonnement moral en donnant à voir son émergence à partir de la contribution théologique franciscaine du xiiie siècle, de la place que prend le nominalisme dans les Universités et de l’importance de la prédication à l’époque de la Renaissance et de la Réforme. Par ces études historiques, les auteurs veulent renouveler les débats des moralistes sur les actes intrinsèquement mauvais et le jugement moral qui occultent les nuances et la richesse de toute une tradition.

69Le livre est divisé en cinq parties historiques. La première examine les sources franciscaines de la casuistique avec une insistance sur la liberté humaine. Dans un premier article, Thomas A. Shannon dégage la méthode éthique de cette première génération franciscaine en relevant la contribution de Duns Scot pour l’établissement de la bonté de l’acte. L’œuvre du « docteur subtil » mêle l’acribie scolastique et la priorité spirituelle donnée à la charité. Si la fin de l’existence humaine est l’union avec Dieu, Scot pense que le moyen pour l’atteindre est l’éthique qui a pour tâche d’indiquer comment la volonté humaine peut conformer les actes à l’amour divin. Shannon montre, textes à l’appui, que si la théologie de Scot opère encore sur fond d’une pensée scolastique, elle s’en distancie lorsqu’elle met l’accent sur l’intention du sujet et sur la raison droite pour établir la norme du bon agir et non plus sur une vision statique de la loi naturelle. Le deuxième article de Marilyn McCord Adams sur « la structure de la théorie morale d’Ockham » remet en question l’affirmation que cette théorie pourrait être réduite à une éthique simpliste du commandement divin. Les normes morales seraient entièrement dépendantes des choix arbitraires du libre vouloir d’un Dieu tout puissant. Elle propose de corriger cette lecture d’Ockham par une double attention : la première à celle de sa théorie de la raison droite qui permet de déterminer l’agir éthique selon la conception de la raison, la seconde à celle de la vision de Dieu. Le Dieu qui commande est le même que le Dieu gracieux et généreux de la tradition spirituelle franciscaine qui invite l’homme à entrer dans une relation de mutualité.

70La seconde partie traite de deux précurseurs de la casuistique pour mieux saisir le site de sa genèse : l’un dans la prédication, l’autre dans le traitement de cas soumis à la Faculté. Franco Mormando présente le raisonnement moral et la rhétorique des sermons de Bernardin de Sienne qui modèlera la méthodologie de la casuistique. Parénèse, exhortation, appel à la conversion reflètent une priorité franciscaine donnée sur la théorie. Mais le plus intéressant est le recours didactique aux exemples pris dans la vie concrète. Avec son article sur la casuistique de John Mair, professeur nominaliste de Paris (1506-1531), James Keenan met l’accent sur le déplacement qu’opère ce théologien dans le raisonnement moral. Pour résoudre les incertitudes des cas, ce n’est plus l’objet de l’activité morale qui l’emporte chez ce théologien mais le rôle ou la vocation de l’agent moral face à des situations nouvelles.

71La troisième partie, consacrée à deux casuistes britanniques, William Perkins (1588-1602) et Jeremy Taylor, fait le choix de visiter la tradition protestante de la casuistique, née comme ministère pour les laïcs en cas de doute. Alors qu’à la même époque les casuistes catholiques recherchaient, comme confesseurs, ce qui relevait ou non du péché, les réformés se soucient de donner des éléments de discernement pour une conscience en quête de salut. Ces deux études ont le grand intérêt de souligner la place de la dogmatique et de la lecture de l’Écriture dans la résolution des cas de ces casuistes.

72La quatrième partie est consacrée à la tradition des Manuels du xixe siècle. Alors que pour Mair et Perkins, le cas était la mesure de la réalité, pour les casuistes du xixe, le cas est mesuré par les principes et les lois. C’est ce que démontre Charles Curran dans son article sur la casuistique d’Aloysius Sabetti en soulignant ce tournant vers une pensée plus déontologique. John T. Noonan se consacre à l’étude historique du développement de la doctrine morale à cette époque en montrant les mutations des règles traditionnelles telles que celles de la justice et de la charité dès lors qu’elles doivent s’appliquer dans de nouveaux contextes.

73Les deux derniers articles théoriques qui viennent clore le livre en cinquième partie sont d’importance pour la compréhension et la pertinence de la casuistique aujourd’hui. Contrairement à ce que pensent certains bioéthiciens contemporains qui voient dans la casuistique une méthode déliée des contextes, Kopfensteiner montre que la casuistique est une véritable herméneutique contextuelle de la normativité, et Shannon et Keenan prouvent que la casuistique est dépendante des contextes, de la culture et de la pensée dans lesquels elle est employée. La casuistique d’un prédicateur italien n’est pas celle d’un puritain anglais. D’où la nécessité de penser aujourd’hui les conditions de la décision morale. Le plaidoyer est clair : nous n’avons pas à renoncer à la casuistique parce que celle-ci serait rigoriste ou laxiste. Il s’agit plutôt de faire attention au contexte qui la façonne. La proposition de ces deux auteurs est que le contexte le plus approprié pour la pratique contemporaine d’une casuistique refusant le relativisme est l’attention aux vertus et à l’Écriture qui façonnent les caractères et les visions du monde en accord avec l’évangile. (G.M.)

7414. L’ouvrage de Klaus Demmer, éminent professeur de théologie morale à l’Université Grégorienne, édité par James Keenan et Georgetown University Press, est une traduction anglaise de son livre paru en italien en 1993 Introduzione alla Teologia Morale. Comme l’indique le titre italien, il s’agit d’une approche introductive à la discipline de la théologie morale fondamentale à l’intérieur de l’organum de la théologie, discipline que l’A. enseigne depuis plus de 40 ans. Pourtant la qualité et la densité de cet ouvrage montrent à la fois que la valeur d’un livre ne se mesure pas à son nombre de pages (104 pages avec la précieuse bibliographie de l’auteur et l’index) et que les introductions peuvent être de véritables traités. Il faut signaler également que l’immense majorité des écrits de cet auteur étant en allemand, le présent ouvrage, choisi par ses héritiers américains pour introduire à sa pensée, rend celle-ci accessible à un plus grand nombre.

75Le livre est divisé en douze brefs chapitres. Les trois premiers, à des degrés divers, situent la théologie morale dans son contexte historique, épistémologique et ecclésial en prenant pour point de départ le tournant opéré par le Concile Vatican II. Cet ancrage conciliaire permet à l’A. non seulement de montrer l’ère nouvelle dans laquelle la théologie morale s’est engagée, passant « de l’accomplissement d’un ordre impersonnel de la loi naturelle à la réponse à l’appel venant de la personne historique de Jésus-Christ » (p. 5), mais aussi d’en préciser l’élément décisif en mettant en valeur la théologie concernant la « formation de la conscience » au sein de la modernité. La théologie morale est donc fortement enracinée dans l’ensemble de la théologie et prend son élan dans le caractère à la fois christologique et historique de sa réflexion. Cette « science de la foi » n’oublie pas cependant de prendre en compte les médiations de la raison humaine (chap. 4) ses dimensions communautaires et ecclésiales (chap. 5) ainsi que la place de la loi naturelle (chap. 6). Dans des pages denses, où chaque mot est pesé, l’A. non seulement donne les éléments essentiels du raisonnement mais prend le temps d’aborder le débat actuel entre morale autonome et éthique de la foi, tout en décrivant les points importants de l’histoire théologique du concept de loi naturelle ainsi que les points-clés du débat contemporain.

76La suite de l’ouvrage situe alors l’élaboration et l’usage des normes morales (chap. 7), la structure et le cheminement de la décision (chap. 8) ainsi que la nécessité de prendre en compte l’histoire d’une vie dans sa dimension à la fois pécheresse et réconciliée (chap. 8). Comme précédemment, l’A. prend soin de situer la réflexion du moraliste dans le cadre plus large des théories et des débats contemporains sur les théories normatives, l’option fondamentale et l’éthique des vertus.

77Les chapitres 10 et 11 reviennent ensuite sur les questions épistémologiques complexes provenant d’une part des relations que la théologie morale entretient avec les pensées philosophiques à propos de la question de la vérité morale, et d’autre part du dialogue fructueux entre les moralistes et leurs collègues des sciences humaines. À ce stade l’A. n’hésite pas à poser les questions redoutables qui animent aujourd’hui la communauté des moralistes : avec quelle conception de la vérité le théologien moraliste exerce-t-il sa réflexion et comment peut-il être entendu dans un monde pluraliste et complexe ? La confrontation avec les approches transcendantale, herméneutique et analytique s’avère alors indispensable pour repenser la dimension métaphysique de la morale, sans pour autant nier l’historicité et la singularité des sujets et des communautés, et sans oublier la médiation langagière de toute expression normative. Ainsi pour Demmer « seule une herméneutique théologique et morale peut réellement contrôler l’impact de l’histoire parce qu’elle mène à son accomplissement son dynamisme intrinsèque » (p. 69). Sans virer dans le relativisme, la question est bien de fonder de manière adéquate la prétention absolue des exigences morales inévitablement situées dans le temps et l’histoire. La théologie ne peut donc se passer d’un débat sur « ses présuppositions anthropologiques » (p. 70) mais aussi « d’apprendre de la discussion épistémologique [avec les sciences] pour prêter plus d’attention critique à la signification de l’expérience dans la formulation des jugements moraux » (p. 77). Le défi consiste à repenser les fondations de la théologie morale en dehors d’une métaphysique naturelle et absolue de l’être humain.

78Dans son dernier chapitre, l’A. choisit de traiter une question pratique parmi d’autres en montrant la responsabilité des chrétiens et de l’Église vis-à-vis des droits de l’homme et de la démocratie. Il s’agit de participer à l’élaboration d’un consensus moral qui puisse conforter le système légal, tout en étant conscient de l’écart entre éthique et droit. Il s’agit également de développer le sens de la responsabilité vis-à-vis du bien commun et de jouer un rôle prophétique dans la formation de la conscience publique.

79Comme on le voit, ce livre est loin d’être aussi élémentaire qu’il ne semble au premier abord. Même si on peut regretter telle ou telle insuffisance (la prise en compte des données bibliques aurait pu être plus centrale), il présente le grand avantage d’exposer les éléments essentiels de la pensée morale catholique en replaçant celle-ci dans la complexité des débats contemporains et en la situant résolument dans l’ethos de son temps. Mais surtout il faut apprécier l’effort de l’A. d’oser repenser les fondements anthropologiques de la théologie morale et d’ancrer fortement celle-ci dans la théologie dogmatique, chose finalement assez rare dans la tradition catholique. (AT.)

IV – L’expérience du sujet croyant en Église comme objet de la théologie morale (15 à 19)

15. Geneviève Médevielle et Mgr Joseph Dore drs, Une parole pour la vie. Hommage à Xavier Thévenot, Salvator-Cerf, Paris, 1998, 328 p.
16. Richard Gula, Moral Discernment, Paulist Press, New York, 1997, 136 p.
17. Richard Gula, The Good Life: Where Morality and Spirituality Converge, Paulist Press, New York, 1999, 132 p.
18. Markus Knapp, Glaube-Liebe-Ehe, Ein theologischer Versuch in schwieriger Zeit, Echter, Würzburg, 1999, 207 p.
19. William C. Spohn, Go and Do Likewise : Jesus and Ethics, Continuum, New York, 1999, 228 p.

8015. Il faut savoir gré à Geneviève Médevielle et Mgr Joseph Dore d’avoir dirigé un livre d’hommage au Père Xavier Thévenot, qui a formé et éclairé tant de moralistes francophones par ses multiples interventions. Intitulé « Une parole pour la vie », cet ouvrage, composé des contributions de ses divers collègues de l’Institut Catholique de Paris, honore par l’apport des différentes disciplines théologiques et par la qualité des textes, ce salésien de Don Bosco défenseur passionné d’une morale ayant pour tâche d’humaniser la vie en répondant au projet de Dieu dans son Alliance avec l’homme.

81Les contributions sont regroupées en trois ensembles dont le titre correspond à un ouvrage de Xavier Thévenot. Le premier groupe présenté sous le titre « repères éthiques » rassemble des écrits dont la visée commune s’attache à faire apparaître que l’essentiel de la morale se juge au regard de l’humain dans toutes ses dimensions et de la responsabilité à assumer à son égard. Les textes de P. Colin, J. Caillot, Cl. Geffré, J. Audinet, G. Médevielle et J. Greisch dessinent ainsi des figures multiples de l’humanité authentique que X. Thévenot s’est toujours attaché à décrire : une humanité concrète, saisie en particulier par le biais des sciences humaines, habitée par le désir de reconnaissance, soucieuse d’une responsabilité vis-à-vis des autres et vis-à-vis de l’avenir, et constamment travaillée par la question d’une parole universelle. Le deuxième ensemble nous place « au risque de l’Évangile », tant il est vrai que X. Thévenot s’est efforcé de souligner en théologien l’apport propre de la révélation à cette moralisation de l’homme. Les textes de C. Turiot, J. Asurmendi, C. Perrot, J. Briend, Y-M. Blanchard et J. Joncheray abordent divers aspects de la théologie biblique de l’expérience morale et sociale tant de l’Ancien que du Nouveau Testament. Quant à la troisième partie, elle fait percevoir la responsabilité de l’Église en matière de propositions de foi et de morale dans une société pluraliste, marquée par l’esprit scientifique, habitée par les questions du mal, de la bioéthique, et de l’éducation : autant de préoccupations que l’ancien professeur de théologie morale a portées dans ses multiples interventions pastorales et médiatiques pour répondre aux préoccupations concrètes de ses contemporains. Les apports de J. Doré, Cl. Bressolette, É. Germain, L.-M. Chauvet, Ph. Bordeyne et H.-J. Gagey sont ainsi regroupés sous la bannière de son livre le plus achevé « Compter sur Dieu ».

82Dans l’impossibilité de rendre compte de chaque essai, je ne reprendrai que le premier et le dernier qui, chacun à leur façon, tentent une relecture de l’œuvre du théologien moraliste. Placée en préambule de l’ouvrage, la contribution de F. Bousquet propose une belle relecture théologique de l’œuvre de X. Thévenot sous l’angle de l’articulation entre morale et foi chrétienne. Elle semble d’autant plus pertinente qu’elle respecte et saisit à bon escient les tensions paradoxales de l’amour et de la vie trinitaire qui animent cette théologie. L’auteur rappelle ainsi que si la conviction du moraliste est ferme : il n’y a pas de normes éthiques spécifiques au christianisme et « tout ce qui ce qui se commande au nom du Dieu de Jésus-Christ doit pouvoir se justifier au nom de la vérité de l’homme », il n’en reste pas moins vrai que « la Révélation chrétienne transfigure de l’intérieur la manière de vivre la morale humaine » (cité p. 14). C’est la « forme » de la révélation qui opère une « relève » et un accomplissement de la moralité humaine. Ainsi la Loi, qui structure la vie et indique l’écart entre ce qui est et ce qui devrait être, est-elle reprise par l’Évangile qui indique comment l’Absolu s’est incarné dans l’histoire et comment l’humain est dorénavant placé dans une relation de réponse amoureuse au don de Dieu. De même la conscience, autre élément essentiel qui oblige et engage le sujet dans sa parole et son action, est-elle placée avec l’Esprit qui ouvre l’horizon et apporte une liberté nouvelle. Enfin, dernier élément fondamental, la situation où l’homme cherche à inscrire son action dans la réalité, n’est pas en régime chrétien un simple état de fait ou le fruit du destin mais placée dans la perspective de la mémoire pascale de la résurrection du Crucifié. Une telle mémoire, critique et active, porte la charité concrète vers une éthique de l’espérance.

83De son côté, la contribution qui clôt l’ouvrage, celle des anciens étudiants de X. Thévenot, aujourd’hui enseignants de morale, situe ce dernier comme « un "prudent" au pays de la systémique ». Par « systémique », il faut entendre, à la suite d’E. Morin, l’obligation de penser la complexité du réel en termes d’interactions mutuelles entre différents éléments d’un système. Un des héritages de la pensée de X. Thévenot que lui reconnaissent ses successeurs est donc d’avoir introduit en morale ce réflexe d’une « pensée en boucle » qui fait rupture avec une pensée linéaire et déductive et qui apprend à articuler les disciplines, les lieux théologiques et les « repères » au sein d’une circulation permanente. Cette intuition systémique n’est pourtant pas, de l’avis des rédacteurs, seulement ou d’abord d’origine livresque ou intellectuelle mais s’enracine « dans une pratique du discernement, tant à l’écoute des motions de l’Esprit Saint que des questions concrètes et multiformes des hommes et des femmes de ce temps » (p. 296). La théologie morale à l’école de Xavier Thévenot n’est pas une théologie en chambre, un idéal moral ou un système théologique définis, mais celle qui naît de l’écoute, du dialogue et de l’affrontement aux questions actuelles, en particulier celles posées par les situations difficiles et les cas limites. Mais en dernier ressort, à côté de la dimension systémique, ces héritiers mettent en valeur la dimension « prudentielle et spirituelle » de cette pensée. Avec la prise en compte de la complexité du réel et le souci de l’écoute, il s’agit de trouver un chemin de liberté qui ne se limite pas à la lettre de la loi, sans pourtant en oublier le sens. Ainsi la démarche morale visera-t-elle à articuler en situation les dimensions universelle, particulière et singulière, dans l’acceptation courageuse de notre finitude. L’une des originalités de cette étude est ainsi de montrer l’enracinement proprement salésien de la réflexion du moraliste et l’affinité avec l’école française de spiritualité et François de Sales qui ont su allier accompagnement pastoral, direction spirituelle et réflexion théologique. Composer systémique et spiritualité reste bien l’exigence et le défi que Xavier Thévenot lègue à ses successeurs et que cet ouvrage nous rappelle avec grande finesse. (AT.)

8416-17. Deux livres récents de Richard M. Gula, S.S., professeur de théologie morale à l’École Franciscaine de Théologie de Berkeley (Californie) méritent l’attention. Le premier Moral Discernment, (Paulist Press, 1997), présente de manière pédagogique et claire une approche du discernement moral en situation. Après avoir expliqué la nature de la conscience morale et la structure du raisonnement pratique, l’A. propose un modèle de discernement où sont mises en perspective trois sphères d’influence : le contexte social, le contexte de la situation concrète, le contexte personnel. Un dernier chapitre propose une application pratique dans le cas de l’accompagnement pastoral. De son côté, The Good Life. When Morality and Spirituality Converge, (Paulist Press, 1999), vise à éclairer de manière concrète les relations entre vie morale et vie spirituelle. À travers l’étude de différents thèmes bibliques (création à l’image de Dieu, Alliance, appel à devenir disciple, communauté, Royaume de Dieu), l’A. déduit certaines implications sur la formation du caractère des croyants et les vertus éthiques correspondantes (gratitude, estime de soi, solidarité, confiance, justice, espérance). Il agrémente son propos de courts récits et propose à chaque étape des exercices spirituels adaptés. Ces deux livraisons possèdent une visée nettement pastorale mais témoignent également d’une recherche actuelle aux États-Unis dont les aspects théoriques et académiques méritent notre attention. À travers la multiplication des ouvrages de ce type, se confirme une manière nouvelle de faire de la théologie morale qui insiste davantage à la fois sur l’éthique des vertus, sur le lien entre morale et spiritualité ainsi que sur la dimension pastorale et l’éducation morale. Les livres de Timothy E. O’Connell, Making Disciples. A Handbook of Christian Moral Formation, (Crossroad Herder Book, New-York, 1998), de William Spohn, Go and Do Likewise. Jesus and Ethics, (Continuum 2000), (cf. la recension ci-dessus : 19) ou de Kenneth Melchin, Living with Other People : An Introduction to Christian Ethics Based on Bernard Lonergan, (Novalis, Toronto, Collegeville, Minn., Liturgical Press, 1998), (cf. recension plus haut : n. 17) indiquent une forte convergence en ce sens. (A.T.)

8518. La foi, l’amour, le mariage : essai théologique pour des temps difficiles. Markus Knapp, marié depuis plus de vingt ans et professeur de théologie dogmatique à l’Université de la Ruhr (Bochum), choisit à dessein cette succession initiale de trois substantifs : il entend relever le défi de la foi dans la culture actuelle de l’amour, en cherchant à y rendre le sacrement de mariage plus compréhensible, tout en faisant valoir qu’il n’est pas sans pertinence en regard des aspirations de l’homme contemporain. La veine apologétique n’est pas absente chez l’A. qui, à la suite de Jean-Baptiste Metz, regarde la crise du christianisme comme une crise des sujets et des institutions, appelant à stimuler l’identité narrative et pratique de la foi chrétienne dans une histoire où se joue le salut eschatologique (p. 198). Si l’ouvrage commence par un tableau des changements qui affectent le mariage dans la société occidentale et se clôt sur une traversée de « points chauds » pour la théologie du mariage, ce n’est donc pas pour décréter que la tradition qui porte le christianisme serait devenue caduque en ce domaine, mais plutôt pour la solliciter à frais nouveaux.

86La construction linéaire de l’ouvrage répond aux exigences d’un cours universitaire. Si la première partie traverse les données bibliques, puis la deuxième les données de la tradition, c’est dans la troisième partie que s’effectue l’essentiel du travail annoncé, à savoir une reprise systématique du mariage dans sa sacramentalité. L’A. y déploie d’abord une « logique de l’amour », qui entre en débat avec le statut conféré à l’amour par les modernes : l’interlocuteur est ici le sociologue Ulrich Beck (« La liberté ou l’amour », in Das ganze normale Chaos der Liebe, Frankfurt, 1990, p. 20-64). L’amour remplace en effet la religion de la pré-modernité, de telle sorte que l’érotisme acquiert une fonction dominante. L’inconvénient est, d’une part, que la sexualité tend à éclipser d’autres activités érotiques qui traduisent elles aussi l’aspiration fondamentale à l’union avec autrui (l’art, le savoir, la quête du beau). D’autre part, l’érotisme prend le pas sur deux autres modalités de l’amour, pourtant tout aussi nécessaires à l’accomplissement de l’homme : l’amour de soi et l’agapè. Cette logique de l’amour introduit la thèse directrice de l’aspiration fondamentale de l’homme à la réconciliation : non seulement entre les êtres, entre le masculin et le féminin, mais au sein même de la finitude de l’amour, dont le foisonnement est chargé d’une promesse qu’il est incapable de réaliser par lui-même (p. 133). Le sacrement de mariage trouve ici son sens ultime : il « concrétise et réalise » le salut, car il célèbre la réconciliation eschatologique reconnue dans l’histoire en Jésus-Christ et célébrée comme une œuvre de l’agapè de Dieu. Sous l’horizon de cette réconciliation à laquelle l’homme peut s’abandonner tandis qu’il s’éprouve accueilli sans condition, le mariage est renouvelé comme accueil et don de soi inconditionnels. L’inspiration de Karl Rahner est ici majeure. Toutefois, se démarquant de la thèse du christianisme anonyme, l’A. fait valoir que le mariage chrétien offre un lieu très concret où l’homme contemporain se trouve confronté à une autre compréhension de soi (p. 150).

87Cette systématique du sacrement de mariage recherche un langage positif, pour casser l’image de juridisme attachée à la doctrine catholique dans la société actuelle. L’enseignement évangélique sur le divorce est ainsi replacé dans la lumière de la venue eschatologique de Dieu, qui donne à l’homme de dépasser toute dureté du cœur. L’accent est mis, pour ceux qui échangent leurs consentements, sur cette confiance en la proximité de Dieu, qui ouvre l’espérance en un recommencement toujours possible de l’amour. Dans une perspective rahnérienne à nouveau, le sacrement de mariage revêt une forte teneur ecclésiologique, puisque s’actualise et s’accomplit, dans le consentement sans retour des époux, la vocation de l’Église à suivre le Christ de manière inconditionnelle. Mais là encore, le déplacement par rapport à Rahner consiste en la mise en perspective du mariage face aux modèles alternatifs de vie commune qui s’offrent dans la société contemporaine : le véritable changement qu’opère la modernité tient à ce que chacun choisit désormais son mode de vie, sans plus tenir un modèle pour acquis d’avance (p. 169). Dans ce contexte, il convient de mobiliser la théologie traditionnelle, qui tient le consentement des époux pour un acte éminemment personnel (p. 139).

88Si le patrimoine traditionnel résiste bien face aux défis contemporains, ceux-ci adressent en retour de nouvelles interrogations à la foi chrétienne, que la théologie se doit d’honorer sans détour. L’A. s’y emploie dans la quatrième et dernière partie de l’ouvrage, en tirant avec rigueur les conséquences de ses propres orientations systématiques. Après s’être amplement appuyé sur le tournant que constitue la doctrine du mariage selon Vatican II, il se demande par exemple si la volonté conciliaire de dialoguer avec le monde contemporain est suffisamment prise en compte, dès lors que l’Église feint d’ignorer que le mariage est de facto mis en concurrence avec d’autres formes de vie. On doit notamment se demander si, dans le contexte actuel, le choix d’accéder au mariage par étapes ne représente pas, dans certains cas, un acte de responsabilité lorsque des personnes cherchent à vérifier la faisabilité de leur éventuel mariage (p. 172) — ce qui n’empêche pas que l’union hors mariage soit grevée de manques puisque l’engagement n’est pas posé (p. 173). L’insistance sur la foi personnelle en la prévenance gracieuse de Dieu, qui accompagne l’engagement dans le sacrement de mariage, conduit l’A. à prôner une réévaluation du lien entre contrat et sacrement. Les conséquences canoniques en seraient notamment la reconnaissance du mariage civil des baptisés, avec un statut différent par rapport au mariage sacramentel, posé dans une foi personnelle. Face à l’échec du mariage, enfin, l’insistance sur la foi en la réconciliation eschatologique comme fondement du mariage devrait conduire à plus de miséricorde face aux divorcés-remariés pour l’accès à la table eucharistique. L’A. adhère toutefois avec force à la tradition occidentale du mariage où, contrairement à la tradition orientale, les époux sont les ministres du mariage, si bien qu’il exclut le remariage à l’Église après divorce. (Ph.B.)

8919. Tout en restant de taille modeste, l’ouvrage Go and Do Likewise de William Spohn aborde une question fondamentale en théologie morale : comment penser l’impact de la foi en Jésus-Christ sur l’éthique ? L’ensemble est mené de belle manière. La thèse est exposée dans une introduction synthétique, avant que les ressorts n’en soient rigoureusement déployés : d’abord l’armature théorique, puis les médiations par lesquelles de nouvelles attitudes sont induites chez les chrétiens. Reportées en fin d’ouvrage, les notes permettent au lecteur d’accéder à une imposante bibliographie sur le courant de la théologie morale nord-américaine qui, se réclamant de l’héritage de H. Richard Niebuhr tant en contexte catholique que protestant, s’intéresse au potentiel heuristique de la narrativité, notamment aux ressources éthiques de l’imagination que génère le récit de Jésus-Christ.

90Reprenant l’intuition, classique depuis Fritz Tillmann (1933), que la vie morale consiste à suivre Jésus-Christ, l’A. cherche à en préciser le ressort interne : « l’histoire qui façonne le Nouveau Testament façonnera aussi la vie et l’identité des disciples » (p. 12). Ceux qui se mettent à l’école de Jésus acceptent que son histoire devienne la « norme » de leur existence et de leur action, dans la mesure où ils ont été saisis par l’événement d’une rencontre avec le Ressuscité. En ce sens, la normativité propre à une éthique du caractère relève moins d’une construction abstraite que d’un chemin de « sanctification » (p. 186), de telle sorte que le lien avec la tradition croyante, tissée de récits et de pratiques spirituelles, se noue dans une fidélité créatrice à la personne de Jésus, sous l’horizon de la métaphore du Royaume de Dieu. L’opérateur en est l’imagination analogique, qui procède essentiellement par mode intuitif. « Va et fais de même », commande Jésus à l’issue de la parabole du Bon Samaritain (Lc 10, 37). Les disciples sont ainsi convoqués à maintenir une ressemblance avec le récit dans la multiplicité de leurs contextes de lecture, par l’invention d’actions appropriées.

91L’édifice théorique de l’ouvrage repose sur une réorganisation des sources de la théologie morale. L’A. choisit d’en privilégier trois, entre lesquelles il établit des convergences, mais aussi des corrections mutuelles : la narrativité du Nouveau Testament, l’éthique du caractère, le paradigme de Jésus envisagé comme universel concret. Ainsi, l’appel récurrent à la conversion du cœur manifeste que le Nouveau Testament présente plus d’affinité avec l’éthique des vertus qu’avec une éthique déontologique ou utilitariste. En retour, la prédilection des évangiles pour le concret offre un contenu à l’éthique du caractère, de même que les diverses pratiques de spiritualité prolongent le récit évangélique dans l’histoire du monde. Par ailleurs, la perspective de la conversion déborde la problématique de la formation du caractère : elle engage une éthique de la transformation, dont les récits évangéliques offrent la norme paradigmatique. Les détails qu’ils véhiculent rattachent le lecteur à la particularité de Jésus, tout en poussant les croyants à une inventivité éthique qui est le gage de leur fidélité au maître. Ainsi, l’ancrage de l’éthique dans la particularité chrétienne concourt paradoxalement à son ouverture à l’universel, puisque l’histoire de la foi au Ressuscité ne cesse de se déployer dans le temps et dans l’espace.

92Une fois qu’est posé ce cadre de compréhension, il reste à en vérifier la fécondité pour une théologie morale qui ne se contente pas de penser l’agir sous la mouvance de la foi, mais qui se préoccupe de le soutenir, voire de le stimuler. Dans la deuxième partie de l’ouvrage, l’A. examine les ressources morales du christianisme et leurs conditions d’effectivité. La morale et la foi ne sont pas des instances hétérogènes, comme dans les éthiques déontologiques ou utilitaristes. Le chapitre sur la perception morale fait valoir qu’il ne suffit pas de bien juger pour agir moralement, puisque certaines de nos actions précèdent toute délibération. Par ailleurs, ce qu’on a fait de mal obscurcit la faculté de juger, tandis que l’expérience de la sagesse supplée parfois l’incapacité à justifier nos actions par des arguments rationnels (Aristote). L’éthique des vertus voit dans l’irruption du Règne de Dieu la clé du potentiel moral de l’évangile. Cette irruption, qui est purement gracieuse, se renouvelle chaque fois qu’une communauté expérimente la présence mystérieuse du Christ mort et ressuscité. Or, cette expérience du Règne de Dieu s’accompagne de signes de justice et d’amour, qui convertissent le cœur et provoquent les disciples à un regard plus empreint de compassion. Les dispositions morales sont donc rénovées de l’intérieur, par une transformation qui ne doit rien aux forces humaines et qui cependant convoque à un agir neuf, dans lequel se forge précisément l’identité chrétienne.

93L’investigation de « psychologie morale » se poursuit dans les chapitres ultérieurs. L’A. montre que le Nouveau Testament contribue diversement à corriger la perception morale : chez Paul selon un schème de radicalité qui sollicite l’imagination dialectique, mais de manière plus progressive dans les évangiles, qui stimulent l’imagination analogique par des récits et des paraboles. Quand ces derniers sont médités lors d’exercices spirituels réguliers, ils ont pour effet de restructurer la mémoire et de réorienter les émotions, pour une plus grande fidélité à la personne de Jésus dans l’existence quotidienne. Les œuvres de charité, tout comme la prière d’intercession, viennent en retour transformer la lecture de l’évangile. À la lumière de ce cercle fécond, l’A. énonce quelques principes formels de discernement. Ils reviennent à vérifier que « l’orientation fondamentale de la vie morale est tournée vers Dieu » et qu’elle débouche sur « un engagement pour la cause de Dieu dans le monde » (p. 162), fût-ce au prix de sa propre vie. Pareille disponibilité au don de soi se forge dans l’eucharistie, envisagée comme pratique spirituelle qui ouvre au pardon et à la solidarité. Jour après jour, le repas du Seigneur nourrit l’identité relationnelle des disciples : ce qu’ils sont devient palpable dans ce corps auquel ils appartiennent, où les petits et les opprimés reçoivent la première place.

94L’influence de James M. Gustafson, à qui l’ouvrage est dédié, est perceptible dans cette double attention à ce que Dieu rend possible et à ce qu’il prescrit d’être et de faire. On s’inscrit plus largement dans le cadre du débat, devenu classique en Amérique du Nord, sur l’héritage de Jonathan Edwards qui, dès 1755, avait mis en avant le rôle des affections et des « habitudes du cœur » chez le disciple. L’A. s’engage plus avant dans la modélisation d’une éthique chrétienne du caractère, mais il se démarque de certains courants communautariens qui, profitant de l’attrait pour les nouvelles spiritualités, gaspillent le potentiel critique véhiculé par les traditions religieuses. Aux yeux de l’A., celles-ci sont les plus aptes à contrer les dérives sentimentales de la religiosité, car elles ont acquis un savoir-faire qui favorise l’incorporation d’habitudes vertueuses, transforme l’identité en profondeur et promet de véritables avancées éthiques. Cette appréciation prend-elle assez en compte les nouvelles manières dont les sujets s’insèrent dans les traditions anciennes, en faisant leur propre tri entre les pratiques proposées, au risque de se soustraire finalement à leur pouvoir de transformation morale ? Réciproquement, ces nouveaux modes d’appartenance ne constituent-ils pas une vivante critique adressée aux pratiques anciennes de spiritualité, critique qui mériterait d’être intégrée plus avant à la réflexion sur les rapports entre la foi et l’éthique ? En somme, cette étude appellerait un complément ecclésiologique, où une plus large part serait faite aux rapports entre l’Église et la société actuelle.

95Pour ce faire, on pourrait du reste s’inspirer de la théologie de la libération, dont l’A. se recommande lorsqu’il prône un retour à Jésus et un réexamen du potentiel éthique de sa personne. Or, cette théologie s’est précisément appuyée sur une expérience ecclésiale et collective pour en faire le levier critique d’un renouvellement institutionnel, plus fidèle au Ressuscité et à sa prédilection pour les pauvres. Par ailleurs, si le risque de mal interpréter la Bible est maintes fois évoqué par l’A. (p. 70-71, p. 102), on aimerait que les ressources ecclésiales à mettre en œuvre pour éviter ces écueils soient davantage explicitées, d’autant plus que beaucoup de ceux qui se réclament de Jésus vivent aujourd’hui des appartenances flottantes aux communautés. Par exemple, la prière d’intercession (p. 114-118) gagnerait à être envisagée dans sa fonction critique, puisque l’on demande à Dieu ce que les hommes et les communautés n’ont pas encore réalisé. Enfin, dans la dynamique du Concile Vatican II, on pourrait développer davantage ce que les communautés chrétiennes reçoivent de l’histoire humaine et des cultures où elles se trouvent enracinées, qu’il s’agisse de la mise en valeur des émotions ou de la raison pratique, dont l’éthique du caractère rappelle utilement qu’elles concourent à l’équilibre de la vie morale. De tels prolongements donneraient encore plus de poids à une perspective qui renouvelle déjà de manière très impressionnante les perspectives de la recherche en théologie morale. (Ph.B.)

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