1. Daniel Bogner.— Gebrochene Gegenwart. Mystik und Politik bei Michel de Certeau, Matthias-Grünewald Verlag, Mainz, 2002, 353 p. 2. François Dosse. — Michel de Certeau, le marcheur blessé, La Découverte, Paris, 2002, 657 p. 3. Michel de Certeau. Les chemins d’histoire. — Sous la direction de Christian Delacroix, François Dosse, Patrick Garcia et Michel Trebitsch, Textes d’Alain Boureau et alii, Editions Complexe, Bruxelles, 2002, 240 p.
1La parution de deux monographies importantes me donne l’occasion de présenter des notes plus larges de lecture, qui ne prétendent pas cependant constituer une chronique des travaux sur Michel de Certeau, ni non plus fournir une interprétation neuve. Le troisième ouvrage recensé ici, issu de travaux de séminaire, réunit 19 textes (après l’introduction par les directeurs du projet), qui sont concentrés sur la place de l’œuvre de Certeau chez les historiens (en France principalement, mais un des textes concerne la diffusion de l’œuvre aux USA). Les contributions, venant de chercheurs qui se reconnaissent proches de Certeau, couvrent des champs divers, avec des points de vue variés. L’ensemble a un très grand intérêt, soulignant la fécondité des notions et pratiques de Certeau, spécialement quant à l’histoire moderne, et à celle du « temps présent » (le thème de la collection où paraît l’ouvrage). La fécondité de l’œuvre certalienne concernant d’autres périodes ressort moins, à vrai dire, comme on peut le percevoir à travers les deux contributions, pleines de nuances, et non concordantes exactement d’ailleurs, de médiévistes, Alain Boureau et Hervé Martin. En un sens, ce seraient peut-être les « pratiques de la vie quotidienne », qui apparaîtraient ici comme le domaine restant le plus habité par la novation du jésuite. Les apports venant de cette recherche collective (désignée par la suite sous la forme : Chemins) viennent enrichir les notes de lecture que je propose. Ces notes ne suivront pas un plan bien tracé, elles sont plutôt une promenade de reconnaissance.
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3Le rayonnement de Michel de Certeau était resté faible en Allemagne, ses œuvres n’étant traduites que tardivement et partiellement. À ce silence relatif, faisait exception la revue des jésuites de Zurich, Orientierung. Elle a en particulier accueilli récemment une contribution de Johannes Hoff (Tubingen), reprise d’une communication pour un Colloque tenu à Weingarten, en octobre 1998, article paru en trois livraisons, dans les numéros du 31 mai, 15 juin et 30 juin 1999, « Erosion der Gottesrede und christliche Spiritualität : Antworten von Michel Foucault und Michel de Certeau im Vergleich ». L’article suit de plus près les travaux de Foucault, relevant en particulier la place donnée durant les dernières années de son activité, dans le cadre de son intérêt renouvelé pour la tradition grecque de la philosophie, à la préoccupation quant au statut du « sujet ». L’interprétation de l’œuvre de Certeau, plus rapide, ne me semble pas apporter un éclairage vraiment neuf.
4Il convient de relever que les travaux de Foucault lors de ses dernières années ne remettaient sans doute pas en cause son opposition à une « théorie du sujet » qui aurait été dans la ligne de la phénoménologie husserlienne. Dans l’ensemble « Michel Foucault et la subjectivité » réuni par les Archives de philosophie (avril-juin 2002), on peut voir en ce sens l’article de Yves Charles Zarka, Foucault et l’idée d’une histoire de la subjectivité : le moment moderne (p. 255-267). Par contre, il n’est pas déplacé, je pense, de supposer que Certeau envisageait, dans les travaux de ses dernières années, des perspectives recoupant celles de certains phénoménologues, surtout à travers la pensée de Merleau-Ponty ; j’y reviendrai plus loin.
5À propos de ces relations avec l’Allemagne, il est notable que — malgré le lien constitué par le séjour dans les milieux du piétisme allemand naissant de Jean Labadie, l’un des « petits saints » jésuites d’Aquitaine ayant retenu l’attention de Michel de Certeau — on ne trouve pas chez celui-ci de comparaison un peu poussée entre ce qu’il analyse et les développements « mystiques », il est vrai globalement plus tardifs, qu’offriraient le piétisme allemand et ses parallèles aux Pays-Bas, en Grande-Bretagne, en Europe centrale. D’une façon générale, pourrait-on ajouter, Michel de Certeau ne semble pas avoir consacré une attention étendue aux auteurs allemands, en dehors d’Angelus Silesius, ou de philosophes majeurs, et encore évidemment de Freud. Il est vrai, dans l’autre sens, que le rôle joué par le langage freudien pour les travaux de Certeau sur la mystique avaienten France un retentissement fort, alors que cette ferveur était plutôt étrangère à la culture germanophone récente, peu enthousiaste de théorie psychanalytique, sinon par le biais des Jungiens — envers lesquels, réciproquement, Certeau se montrait méfiant, ce qui est l’un des aspects de sa relation complexe à Alphonse Dupront.
Sur le piétisme, voir maintenant l’ouvrage Les piétismes à l’âge classique. Crise, conversion, institutions, Actes édités sous la direction d’Anne Lagny, d’un Colloque international de Lille III, 1998 (Villeneuve-d’Asq, Presses Universitaires du Septentrion, 2001 ). Malgré le contact établi par la figure de Labadie, la mention des travaux de Certeau sur la théologie mystique (ainsi p. 321 en note) garde un caractère marginal. Cette absence de communication peut s’expliquer il est vrai par cet autre fait que Certeau s’est intéressé à des traditions typiquement catholiques, alors que les piétistes sont de mouvance protestante. Une telle partition rémanente peut d’ailleurs fausser l’image que l’historien se forme des courants religieux de l’Europe moderne. Certeau aurait peut-être réagi si le temps lui avait été plus largement donné. Je peux indiquer que Bogner s’est intéressé à la comparaison entre l’œuvre de Certeau et la pensée de Schleiermacher.
7L’ouvrage de Daniel Bogner (qui a écrit également pour Orientierung), Gebrochene Gegenwart. Mystik und Politik bei Michel de Certeau, est une thèse de théologie de l’Université de Munster, sous la direction de Jürgen Werbick. Bogner s’attache en premier lieu à la portée théologique de l’œuvre de Certeau. Nous y reviendrons.
8Sans être exclusive, loin de là, cette même préoccupation marque un premier manuel universitaire consacré à Certeau, The Certeau Reader, choix de textes publié sous la direction de Graham Ward, de Manchester (Blackwell, Oxford, 2000, 259 pages). L’intérêt théologique pour Certeau, dans le monde universitaire anglo-saxon, s’explique en partie du fait des courants de pensée chrétienne qui donnent une grande importance à la « déconstruction » inspirée de la philosophie française. Ces théologiens sont dans l’ensemble beaucoup plus enclins à l’affirmation doctrinale, dogmatique, que ne le fut Certeau, mais celui-ci apparaît tout de même dans ce contexte de « postmodernisme » comme une référence, voire un allié.
9The Certeau Reader donne grande place, par ailleurs, aux études concernant la culture, les pratiques au quotidien. C’est un aspect dominant dans les travaux anglo-saxons. Dans « Les trois héritages de Michel de Certeau. Un projet éclaté d’analyse de la modernité » (dans Annales. Histoire. Sciences sociales, mai-juin 2000), p. 511-549, avec une importante bibliographie), Eric Maigret fournit une mise au point à propos de cette « réception » et du décalage qui a pu se produire à cet égard par rapport à la France — L’invention du quotidien n’a pas eu chez nous le retentissement que provoqua sa traduction par Steven Randall, The Practice of Everyday Life (University of California Press, Berkeley et Londres, 1984). Cet article d’Eric Maigret introduit deux problèmes posés par l’œuvre de Certeau. Le premier est celui des options d’écriture : « une écriture… fondée sur le récit et la métaphore… Le livre serait illustration en acte d’une pratique qui se veut hors pouvoir ». Dans le cas des pratiques du quotidien, cette « politique d’écriture » opérerait, sans en fournir explication, le « choix d’une proximité louangeuse, fruit d’une attitude compréhensive », alors qu’un autre contexte de mise en écriture aurait pu induire le choix « d’une distance critique, fondée sur l’explication et la réduction » (p. 537s).
10Les politiques d’écriture ont chez Certeau un rôle important, séducteur, fascinant, mais il est possible au lecteur de rester comme en suspens entre séduction et résistance, ne se sentant pas capable de déchiffrer quel est au juste le jeu mutuel des métaphores dont Certeau tend à tisser ses phrases. On peut relever à ce sujet que les métaphores utilisées ont souvent une connotation spatiale : le lieu, l’espace, la rupture ou fracture, l’absence et la présence.
11Dans Chemins, Patrick Garcia évoque « Un ’pratiquant’ de l’espace » (p. 219-234), texte qui décrit ce rôle des métaphores spatiales, puis le goût des cartes, la plus grande partie de la contribution étant consacrée à la « pratique » raisonnée de l’espace urbain. Se laissent classer encore sous ce signe les métaphores qui impliquent pourtant la durée : la marche, le mouvement. Peut-être pourrait-on établir un lien à ce sujet avec la relative rareté, chez Certeau, des références à l’énigme anthropologique de la mémoire. La contribution de Garcia comporte un paragraphe sur « la mémoire des lieux », ce qui se relie au thème de la ville — et ne correspond pas directement à ce que j’envisage quant au rôle de la mémoire dans la constitution de l’expérience humaine du temps.
12Un autre problème relevé par Eric Maigret est celui de la faveur donnée par Certeau, jusque dans ses derniers textes, à une opposition binaire entre tactique et stratégie, liberté et institution. Une réflexion peut être introduite à ce propos. Il est vrai qu’on peut avoir le sentiment que Michel de Certeau était habité par un besoin d’institutions, besoin de s’y rapporter de façon critique. De même, l’on relèvera chez lui une préoccupation fréquemment exprimée, fût-ce en mode de distanciation : être légitimé, être autorisé à…, être porté par un corps social solidaire. Mais l’insdtution ne risque-t-elle pas dès lors d’être prise comme un appui, dans la mesure seulement où s’y opposer sera en profiter, jusque dans la contestation ? Sans qu’il y ait lieu de dépenser des forces à l’édification de demeures publiquement habitables. Avec des nuances importantes par rapport aux allusions ici faites, Olivier Mongin donne des indications éclairantes sur l’image des institutions : « Une figure singulière de la pensée » (Chemins, p. 25-36).
13Au niveau de faits certes modestes, je peux dire qu’à une époque où j’avais des responsabilités dans la formation d’étudiants jésuites, Michel de Certeau m’a aidé volontiers — c’était peu avant ses derniers mois — donnant du temps à des rencontres et réunions pour lesquelles il devait malmener un calendrier surchargé. On peut citer aussi sa participation attentive à cette « institution » qu’est la revue elle-même des Recherches. Michel de Certeau a travaillé par ailleurs dans des institutions publiques à plus vastes horizons. Et, dans le rapport, terminé en janvier 1984, qui est devenu sa participation à « L’Utopie Beaubourg dix ans après » (Esprit, février 1987), il avait écrit : « Si l’on rend au terme "institution" le sens de ce qui donne lieu, suscite et "permet", c’est-à-dire le sens actif de ce qui institue, plusieurs recherches peuvent se placer sous cet indice » (p. 78). Il décrit ensuite les recherches qu’il juge souhaitables. Maigret affirme pourtant, d’une façon sans doute un peu raide mais qui peut rejoindre l’impression d’autres lecteurs : « Face aux pouvoirs, qu’il voyait surtout par le biais des institutions, des sentiments d’enfermement, de répression, de Certeau opposait implicitement une vision romantique de l’action individuelle et du dépaysement par le voyage » (p. 539).
14Eric Maigret, dans le tableau qu’il donne de la réception des œuvres certaliennes, ne pouvait utiliser encore l’ouvrage d’un chercheur australien de l’Université de Tasmania, Ian Buchanan. Il en va de même pour François Dosse, qui a rencontré ce chercheur, mais, semble-t-il, ne dispose pas encore de son ouvrage. Je fais allusion à : Ian Buchanan, Michel de Certeau, Cultural Theorist, SAGE Publications, Londres (…) New Delhi, 2000 (143 pages). L’Auteur a étudié l’œuvre de Certeau depuis plusieurs années, s’attachant à la théorie des formations culturelles, ce qui inclut l’attention donnée à un contexte qu’on peut dire d’anthropologie systématique, voire philosophique. Notons qu’il n’ignore aucunement l’importance des racines religieuses de l’œuvre, mais il précise qu’il ne s’occupera pas directement de ce domaine, pour lequel il ne se perçoit pas compétent.
15L’interprétation est à la fois proche des textes, dans leur lettre, leur vocabulaire, et aussi quelque peu distanciée, réservée dans ses conclusions. Il est vrai que Buchanan souligne lui-même, dans le dernier chapitre du livre, les incertitudes touchant aux choix de Michel de Certeau : « One of the difficulties I have with de Certeau’s work is his reluctance to be singular about anything. He is compulsively pluralist in his approach » (p. 108). « De Certeau’s practice — at times infuriating — of mailing (essayer, éprouver) several different conceptual schemes alongside one another without indicating a strong preference for any of them (…) », commente cependant Buchanan, voilà une pratique qui peut se comprendre : « One cannot denounce totalisation by replacing one strong totality with another » (p. 120) !
16Buchanan est familier des productions théoriques françaises de ces dernières années, tout en se situant de façon critique, établissant des rapports avec des auteurs anglo-saxons récents, dont certains au moins étaient connus de Michel de Certeau. Je retiens qu’il a relevé (p. 110s) la référence de Certeau à Merleau-Ponty (à la Phénoménologie de la Perception, à propos de « espace » et de « place »), mais pour suggérer que la référence n’avait pas acquis dans cette réflexion une fonction déterminante. D’une façon générale, l’ouvrage établit peu de contacts entre Certeau et la recherche phénoménologique. Je remarque par ailleurs que le passage de Merleau-Ponty, auquel Buchanan fait allusion, développe le rôle de la mémoire dans la constitution de notre perception des espaces ; or, cela ne me semble pas avoir été exploité par Michel de Certeau, tel du moins que Buchanan l’interprète. Je reviendrai plus loin sur cette question du rapport de Certeau à la phénoménologie.
17Buchanan consacre à une analyse des conceptions sur l’écriture de l’histoire un chapitre : « Meta-historiography » (p. 55-67). Il utilise cette notion par rapport à l’analyse chez Certeau de l’opération historiographique pour évoquer ce qui lui paraît être une sorte de surdétermination de l’intérêt historien. Selon lui, le travail de Certeau « takes the form, first of all, of an inquiry into the cultural need for historical discourse » Or ce besoin, continue-t-il, devrait être compris en premier lieu comme une négociation avec la destination de chacun à mourir : « How… does historiography grant us the conforting thought of immortality ? This I believe is the unstated rationale behind de Certeau’s inquiry into the historiographic operation » (p. 58). Critiquable dans sa formulation, la proposition de Buchanan évoque en tout cas le rapprochement que faisait Certeau en plusieurs occasions entre l’écriture historienne et le discours mystique. La réflexion sur le rapport du récit historique à la mort appartient à la lecture que fait Paul Ricœur de l’œuvre de Michel de Certeau ; François Dosse précise ce point dans la contribution à Chemins que je cite plus loin.
18On peut remarquer l’attention que porte Buchanan à la distinction que j’ai mentionnée plus haut entre les « stratégies » et les « tactiques ». Le chapitre cinquième, « Strategy and Tactics » (p. 86-107), me semble particulièrement intéressant et original. Comme Eric Maigret le fait de son côté (on peut voir aussi la biographie de Certeau par François Dosse, p. 497s), Buchanan s’attaque à la représentation simplificatrice qui fait seulement de ce vocabulaire certalien l’instrument d’une réhabilitation des résistances microscopiques, protestant à la base en face des pouvoirs culturels dominateurs et des disciplines massifiantes. Qu’il y ait quelque chose d’une telle attitude chez Certeau est clair, de même qu’il peut parfois prendre un ton de nostalgie amère pour les évolutions du monde moderne, et il faudrait alors seulement saluer les résistances. On pourrait lire ainsi l’article (Esprit, février 1969), reproduit en tête de La culture au pluriel. Ce serait cependant un contresens. Car ce texte, « Les révolutions du croyable », débutait au contraire par une sorte de profession de foi : « Au sens le plus large du terme, les autorités signifient une réalité difficile à déterminer, nécessaire pourtant : l’air qui rend une société respirable ».
19S’appuyant en particulier sur ce texte, Buchanan veut établir que n’est pas en jeu dans la logique des analyses culturelles de Certeau une opposition binaire, mais une logique complexe entre des contradictions. Si les tactiques n’ont pas, comme c’est le cas pour la stratégie, le « privilège » d’une place en surplomb à partir de quoi exercer des pouvoirs, ou y prétendre, disons cependant que les tactiques ne manquent pas — à leur façon — d’une effectivité publique, avec la capacité d’opérer des réaménagements qui ne soient pas seulement la variation isolée dont se satisfait un individu. Ces reprises sont aptes au contraire à faire apparaître des créations sociales qui se ménagent une place au soleil. La réflexion peut se relier ici à la distinction, chez Certeau, entre pouvoir et autorité.
20Dans leur précarité même, les tactiques peuvent faire autorité, pourrait-on dire. Certeau à coup sûr se montre souvent hanté par la terminologie du « faire croire », et par la question des croyances qui viennent s’imposer à partir d’une place extérieure, d’un lieu source de pouvoirs. Ainsi, dans La culture au pluriel, un article de 1973 évoque le temps où l’Etat pouvait appuyer son autorité sur « ce qu’il permettait de croire » (Édition 10-18, 1974, p. 100). On doit pourtant ajouter que les esquisses certaliennes d’une analyse du « croire », du côté des « acteurs », ne sont pas inattentives aux éléments de libre référence à des autorités, éléments qui entrent dans la constitution, en anthropologie concrète, de la possibilité de vivre et communiquer. Certeau ne se contenterait pas d’une opposition binaire simple entre le temps où l’État « permettait », et la « modernité ».
21Je ferai référence ici à un texte de Louis Panier, à la fin de sa contribution au colloque du Centre Thomas More, Michel de Certeau ou la différence chrétienne (Actes du colloque « Michel de Certeau et le christianisme », édités par Claude Geffré ; Cerf, 1991, Cogitatio Fidei n° 165). Dans sa contribution, « Pour une anthropologie du croire » (p. 37-59), Panier remarque (en note 8, p. 47) : « Michel de Certeau semble évoquer un temps où dire et faire se trouvaient véritablement articulés, un temps où la croyance "marchait" ; la "modernité" se caractériserait alors par la cassure de cette corrélation. On peut se demander toutefois si, pour M. de Certeau lui-même, cette articulation problématique n’est pas structurelle plus qu’historique ». La remarque peut inciter à une réflexion sur les conditions structurelles des actes de croire, dans leur tension constitutive — quelque chose de la « modernité » ayant toujours déjà été en jeu pourrait-on dire paradoxalement. De même que notre goût aujourd’hui pour vivre et marcher est soutenu par des confiances « qui autorisent ». Une anthropologie structurelle est présupposée par les changements historiques, elle ne se donne pas seulement, tard venue, à la faveur d’une rupture historique.
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23Nous allons trouver ces interrogations avec l’ouvrage suivant, déjà rapidement évoqué : Daniel Bogner, Gebrochene Gegenwart. Mystik und Politik bei Michel de Certeau. Bogner, né en 1972, est un laïc, dont une activité se situe au voisinage de la politique, dans le champ de la promotion et défense des droits de l’homme. Il s’est familiarisé avec le monde français, sans prétendre en être un spécialiste universitaire.
24Avec Bogner, l’étude est orientée par l’impact de l’œuvre de Certeau en théologie. Ses positions sont proches, avec leurs nuances diverses, des contributions de Joseph Moingt et Claude Geffré au colloque du Centre Thomas More, selon les Actes cités ci-dessus, Michel de Certeau ou la différence chrétienne (1991, Cogitatio Fidei n° 165). Une synthèse plus récente offrirait également ici un point de comparaison : Philippe Lécrivain, « Théologie et sciences de l’autre, la mystique ignatienne dans les ’approches’ de Michel de Certeau s.j. », dans l’ouvrage collectif dirigé par Bernard Van Meenen, La Mystique, (Facultés Universitaires Saint Louis, Bruxelles, 2001, p. 67 à 85). Autre point de comparaison : l’article de Guy Petitdemange dans Études, mars 1999, reproduit dans Chemins, sous le titre « Le deuil impossible de la mystique » (p. 37-54).
25Une importance centrale est donnée par le théologien allemand — c’est un peu son originalité — au thème de la « représentation », ce qui pourrait correspondre à une orientation proposée par le directeur de thèse, Jürgen Werbick, lui aussi théologien laïc catholique, auteur d’une œuvre écrite de large ampleur. Nous avons signalé chez celui-ci une préoccupation de ce type, à propos de l’autorité dans l’Église, en rendant compte de son ecclésiologie (RSR 85, 1997, p. 151-153). Bogner lui-même introduit dans son texte des développements venant de la réflexion théologique classique, par rapport auxquels il situe les contestations actuelles.
26Comme le titre du livre l’indique, Bogner donne une grande place à l’image et notion de « rupture » dans la pensée de Michel de Certeau, à partir surtout du livre sur la possession de Loudun. Tout en notant les infléchissements que Certeau lui-même donne à cette image d’une coupure (il relève, p. 30, que j’ai simplifié les choses quand je disais au cours d’un débat, au Centre Sèvres, que Certeau me paraissait croire que le Moyen Age avait existé ! Je l’entendais : comme totalité), Bogner tend à valoriser ce moment certalien, de narrativité spirituelle peut-on dire. Il est possible de mettre un certain contraste entre le rôle, chez Bogner, de cette figure historiographique de la rupture, et la façon dont Certeau résume le propos de La Fable mystique en face de critiques qui lui ont été adressées. François Dosse rappelle ces critiques, et une des réponses qu’il leur donne : « il rappelle que son objet est en fait d’étudier l’émergence au XVIe et au XVIIe siècle d’une science nouvelle qualifiée de mystique » (p. 341). Ou encore, « il précise que son approche est (…) celle d’un moment particulier dans l’histoire occidentale (…) la transition conduisant du Moyen âge à la modernité : La Fable mystique est l’analyse de ce moment » (p. 342 ; la dernière proposition est empruntée à l’entretien de Certeau avec Mireille Cifali — voir mon post-scriptum infra). Mais, à nouveau, la question peut être posée de la possibilité de saisir « un moment », singulier, comme transition par rapport à une figure globale telle : la « modernité ».
27Ceci nous conduit à une observation que je crois éclairante. 1965 a été une date noire dans la relation jusqu’alors confiante de Michel de Certeau à Henri de Lubac, on peut le voir de façon précise chez François Dosse (p. 55, cf. p. 82). Or, cette année 1965, le Père de Lubac avait pu rééditer, sous une forme développée, ce qu’il avait écrit dans Surnaturel en 1946 et qui avait alors scellé son sort vis-à-vis des théologiens romains. Cette fois, il s’agit de deux volumes, les numéros 64 et 65 de la collection « Théologie ». Le second volume sera intitulé Le mystère du surnaturel, le premier, achevé d’imprimer en mai 1965, est Augustinisme et Théologie moderne. Le début du chapitre huitième de cet Augustinisme (« Le problème de l’état primitif ») repart de la thèse — présentée à la fin du chapitre précédent — concernant l’accord qui s’était fait autour de Cajetan, pour adhérer à la conception philosophique — ou considérée telle alors — qu’il y a une fin naturelle pour l’homme créé par Dieu, « nature » par rapport à quoi l’ordre surnaturel appartient aux « choses miraculeuses » (p. 257). S’agit-il d’une erreur imputable à quelque mauvais penseur se demande alors le théologien de Fourvière ? Non, Lubac réplique : « Ne cherchons ici d’abord aucune fin voulue, aucune intention déterminée. Le phénomène est d’ordre impersonnel. Il traduit moins la pensée d’un auteur qu’il n’exprime une situation. Il constitue l’un des signes de cette "rupture d’unité" qui caractérise la fin du moyen âge et l’avènement d’un monde nouveau. Il manifeste à sa façon, sur le plan de l’intelligence, cette désagrégation multiforme de la chrétienté qui, malgré bien des contreparties, fait un si sombre portique aux temps modernes. La théologie avait été reine, et peut-être avait-elle abusé quelque peu de son titre. Maintenant, elle commence d’abdiquer. Après avoir dominé toute science, elle tend à n’être plus qu’une discipline séparée… » (p. 259 ; les points de suspension, à la fin, sont dans le texte à cet endroit).
28Mon attention a été appelée sur ce passage par la citation qu’en a faite Jean-François Courtine, « Théologie morale et conception du politique chez Suarez » (p. 261-278), dans l’ouvrage collectif dirigé par Luce Giard et Louis de Vaucelles, Les Jésuites à l’âge baroque, 1540-1640 (Jérôme Millon, Grenoble, 1996) ; Courtine citait d’ailleurs Michel de Certeau en ce contexte. Nous ne voulons pas faire une exégèse du passage dans l’ensemble de l’ouvrage de 1965, ni a fortiori dans toute l’œuvre du Père de Lubac, mais relever seulement quelques éléments pour lesquels on peut parler d’une rencontre avec les réflexions que Michel de Certeau développe à la même époque : une misère de la théologie moderne, certes, mais surtout l’image d’une rupture « d’ordre impersonnel », une « situation », qui saisit les esprits, indépendamment des volontés et des intentions. Rupture, ensuite, entre l’unité harmonieuse du moyen âge et la désagrégation qui suit. Rupture, enfin, entre une convergence des intelligences que la théologie illuminait, et la réduction de la vie théologique à un statut de séparation, d’isolement. En-deçà et au-delà du Père de Lubac, on devrait d’ailleurs pouvoir retracer la faveur dont a joui chez des théologiens modernes l’image de coupures historiques changeant la condition des croyants d’Europe.
29Un des processus de coupure, chez Lubac et d’autres théologiens (l’idée existe déjà au dix-neuvième siècle, ainsi par exemple chez le cardinal bénédictin Jean-Baptiste Pitra), est présenté comme ayant été l’oubli du symbolisme, du sens des correspondances entre les figures et les « res » mêmes, entre les choses de la terre et celles du ciel. Dans Chemins, un texte de Frank Lestringant, « Lectures croisées de Jean de Léry (…) » revient sur cet aspect de l’œuvre d’Henri de Lubac, et tend à trouver chez Certeau un effet de cette tradition catholique du rapport signe et sens, à l’opposé de celle des Réformés (p. 55-75). J’avoue n’être guère convaincu, mais il y a là une piste de recherche.
30Avec cette notion d’une crise de la théologie symbolique, on est en face d’une crise de la « représentation », au sens trouvé chez Bogner. Une « perte » — pour les croyants, quant à la portée révélante du symbolique ou encore de l’analogie — voilà une image ou un thème de systématique narrative qu’ont en commun Lubac et Certeau, même si l’on peut conclure que, pour ce dernier, la perte de cette possibilité est structurelle, selon la remarque rapportée plus haut de Louis Panier, et non pas seulement « historique ». Inversement, l’œuvre du Père de Lubac est animée par l’espoir d’une vitalité à retrouver pour la démarche symbolique — en renouvelant aujourd’hui, sur le chemin des herméneutiques pourait-on dire, le rapport à la sainte Ecriture et aux Pères des premiers siècles.
31Bogner se rend compte des problèmes liés à l’image d’une coupure ou rupture entre des figures globales du devenir des sociétés, mais, dans son interprétation de Michel de Certeau, ce qu’il tend d’une certaine façon à intensifier, c’est l’image de la perte, qui serait définitive, de la possibilité de lire le monde à la lumière du Haut, de l’Infini, de l’Un. Là se situe, mais évidemment avec des nuances que je ne peux restituer vraiment, sa critique de la représentation telle qu’elle a été exploitée dans la théologie chrétienne. Ce qu’il retient de façon positive, en regard, c’est une possibilité qu’offre l’œuvre de Certeau : celle de reconnaître une fécondité historique à un événement pourtant désormais absent. Cela concerne en premier lieu la référence à l’événement de Jésus, mais, à propos de la politique, Bogner tente de penser dans une perspective analogue la fondation des « droits de l’homme ». Il faut renoncer à l’image de principes universels dont la pertinence seulement aurait donné lieu à une découverte historique au cours du devenir social. La réflexion nécessaire aujourd’hui doit retrouver, et elle le peut, dans l’esprit et sur les traces de Michel de Certeau, une référence constitutive, féconde toujours dans la différence même des interprétations successives, à des innovations qui eurent lieu. Cela serait plus spécialement une tâche urgente en Allemagne ; là ne se cueilleraient pas aisément, dans le rapport au passé, des fruits comparables à ceux que peut faire naître la tradition affrontée en France à la Révolution de 1789.
32Sont suggestives les pages de Bogner (p. 324-332) sur le « croire », prenant place dans sa recherche concernant la possibilité de rendre fécondes dans le domaine des fondements de la politique les vues de Michel de Certeau. Bogner cite en particulier des passages sur le « croire » au sens de « croire en une autre personne », lui faire confiance, « la croire », cette autre. Je relève que les analyses mettent alors en jeu la durée; il me semble que se trouve ici un accent qui ne s’entend pas habituellement chez Michel de Certeau, ou encore que l’on a été tenté de ne pas retenir suffisamment quand on veut rendre compte de son anthropologie. Je pense que la recherche devrait se faire attentive à cette question des figures du temps dans la réflexion de Certeau, ce qui est étroitement lié à une autre interrogation, celle sur la mémoire. Ainsi, croire en quelqu’un suppose qu’on puisse le reconnaître ; sur ce moment de la reconnaissance, les réflexions de Ricœur sont particulièrement suggestives.
33Ici, on ne peut que signaler cette confrontation à laquelle invitent les travaux récents de Paul Ricœur, spécialement dans La Mémoire, l’Histoire, l’Oubli (Seuil, 2000), où la référence à Certeau prend une large place. Sous une forme plus ramassée, la conférence de juin 2000, reproduite dans les Annales, Histoire, Sciences sociales, juillet-août 2000 (p. 731-747), « L’écriture de l’histoire et la représentation du passé », fait percevoir comment Ricœur, en établissant la thèse « selon laquelle le problème de la représentation du passé ne commence pas avec l’histoire mais avec la mémoire » (p. 746), éclaire par là, indirectement, le statut de l’opération historiographique. Ce qui n’est pas en contradiction avec ce qu’écrivait Michel de Certeau, mais pourrait contribuer à une mise en place anthropologique plus riche. Pour une étude de ce rapport intellectuel, un guide est donné maintenant par la contribution de François Dosse à Chemins, « La rencontre tardive entre Paul Ricœur et Michel de Certeau » (p. 159-175), qui aborde certains aspects du thème de la mémoire chez Michel de Certeau.
34Dans un texte rédigé peu après la mort de Foucault, en hommage à celui-ci, « Le rire de Foucault » (il est réédité par Luce Giard, Histoire et psychanalyse entre science et fiction, coll. Folio Essais, Gallimard, 1987, p. 51 sq ; le volume vient d’être réédité, revu et augmenté, avec une Introduction nouvelle par Luce Giard, Gallimard, 2002, dans une disposition nouvelle des textes), Certeau écrit à propos des travaux de Foucault : « de livre en livre, l’analyse pointe ces retournements qui, déroutant les savoirs constitués, fût-ce les plus autorisés (même Marx, même Freud), génèrent de nouvelles manières de penser. Elle ne se fonde pas sur les idées personnelles d’un auteur, mais sur ce que l’histoire même donne à voir » (p. 54 ; dans la nouvelle édition du volume, p. 140. La phrase est citée et soulignée par Guy Petitdemange, RSR 76, 1988, p. 361 en note). D’après le contexte, il semble que Certeau exprime son accord avec une démarche dans laquelle la recherche documentaire, évidemment liée à des dispositifs d’attention et d’interprétation — mais sous l’impact cependant de la surprise née des lectures — bouscule les continuités ou généalogies, les explications aussi, que la pensée aurait cru pouvoir dégager. Cet aspect de l’expérience historienne est repris dans un très beau texte d’Arlette Farge, « Se laisser surprendre par l’ordinaire » (Chemins, p. 101-106). Ceci rejoint d’une certaine façon la conclusion d’un texte un peu plus ancien de Certeau, « Microtechniques et discours panoptique : un quiproquo », traduit de l’américain par Luce Giard, à propos de Foucault : « Ne serait-il pas temps de reconnaître la légitimité théorique du récit, à considérer alors non comme un reste dont la suppression serait impossible (ou encore à réaliser), mais plutôt comme une forme nécessaire de théorie des pratiques ? « (p. 49s dans l’édition de 1987). Une lecture comparable du travail de Foucault, en rapport avec le rôle théorique du récit, se trouvait déjà dans l’article de 1967 (dans Études, p. 354 ; dans Histoire et psychanalyse, p. 27-28 ; dans la nouvelle édition, p. 164-165).
35L’article paru dans Études en mars 1967 introduit cependant une interrogation sur le statut qu’il est possible de reconnaître à cette « forme nécessaire de théorie » (aux p. 35s, de la première édition par Luce Giard, ou, nouvelle édition p. 173), ce que conforte la note 44 (à la fin du volume, p.198-199, nouvelle édition p. 286, ou, dans le texte primitif, Etudes, mars 1967, p. 360). On peut rappeler aussi l’attention sur une note de l’article, devenue la note 26 dans la présentation de Luce Giard, note qui introduit la question d’une « référence unitaire », à reconnaître, ou à récuser.
Je fus pour ma part assez réservé, pour Les mots et les choses (RSR 55, 1967, numéro de juillet-septembre, p. 452s), jugement qui pouvait déplaire à Michel, qui venait d’être adjoint à la direction de la Revue, mais peut-être ai-je eu l’occasion de lui dire, par la suite, que je ne m’exprimerais plus de la même manière sur l’œuvre de Foucault qui succéda au « best-seller » de 1966.
37Parmi les textes de Michel de Certeau, il en est un où il décrit avec une particulière force l’esquisse d’une anthropologie selon laquelle c’est un « structurel » qui ouvre l’accès à l’historique, non que cette « ontologie » fasse remonter à un principe fondateur englobant, surplombant, selon ce qui pourrait être une façon de se situer dans la tradition husserlienne que ce texte invoque. Serait au contraire sensée la tâche philosophique de voisiner avec l’invisible comme « Être » toujours déjà donné avec ce qui est vu. Il s’agit d’un commentaire du livre de Maurice Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible (édité par Claude Lefort, Gallimard, 1964). Le commentaire de Certeau, « La folie de la vision », fait partie d’un numéro spécial consacré à Merleau-Ponty par la revue Esprit, en juin 1982 (p. 89-99). De ce texte déjà dense, on pourra lire un beau condensé par Guy Petitdemange (RSR, 76/3, 1988, p. 360s). Michel de Certeau conclut, comme l’a fait remarquer François Dosse (p. 530s), par une prise de distance : trop de complicités font résister à l’envie de croire ce que conclut le livre commenté, et elles retiennent Certeau d’adhérer à toutes les séductions de cette pensée (dans Esprit, p. 99).
38* * *
39François Dosse, dans la bibliographie qu’il lui consacre, en est venu à percevoir un mouvement, discret, qui traverserait l’œuvre de Certeau. À partir de sa recherche sur le phénomène mystique, « Certeau a tiré l’enseignement, jamais vraiment théorisé comme tel, mais pratiqué (…) d’un croisement entre l’historique et le transcendantal, d’une articulation entre des formes d’apparition datées, situées et référées à des socles, à des conditions de possibilité et à des processus de constitution du sujet » (p. 357). Et : « Dans ce parcours qui conduit Certeau d’une histoire des croyances à une interrogation d’ordre plus anthropologique sur la crédibilité, sur les fondements du faire-croire, il pratique, sans le systématiser, un croisement entre l’historique et le transcendantal. Sans jamais négliger la singularité des situations historiquement datées et localisées, il en cherche de plus en plus les conditions de possibilité, les sols et socles qui ont permis le processus de constitution du sujet » (p. 591s).
40Il faut en effet dépasser le dualisme de la formule évoquée plus haut, entre « structurel » et « historique ». Nulle opération historiographique ne serait possible si ne se donnaient des croisements entre ce qu’assure, condition des procédures postérieures, la structure anthropologique de la mémoire chez les témoins (encore évidemment que les opérations historiographiques particulières ne naissent pas toutes de témoignages), une structure anthropologique très générale est ainsi en jeu. Vient ensuite, pour faire bref, ce qu’assure la permanence du document, qui ne parle évidemment pas tout seul, mais existe de toute façon dans la condition structurelle d’une lisibilité — aussi précaire celle-ci soit-elle, elle met à nouveau enj eu la possibilité d’une compréhension des traces humaines les unes pour les autres dans la durée, quelle que soit la dissymétrie entre les sociétés auxquelles revient la garde du document laissé matériellement par les témoins. Enfin, le récit de la singularité, qui a évidemment bien d’autres conditions, suppose de toute manière la possibilité de prendre étayage sur la chronologie cosmologique, aux régularités de laquelle la conscience doit faire une confiance qui peut être qualifiée de « transcendantale ». Je ne propose ici ces remarques que par un mode d’exercice. Les réflexions rapportées auparavant que j’emprunte au livre de François Dosse situent les problèmes à un niveau beaucoup plus général.
41Cette réflexion du chercheur à propos de la place jouée par l’énigme du lien entre le singulier et le transcendantal, faudrait-il la prendre comme le cadre finalement donné à la biographie qui nous est offerte ? Non sans doute. D’autres fils conducteurs ont été tendus dans ces vastes champs. Mais nous pouvons revenir à un propos de Michel de Certeau lui-même. Intervenant dans un atelier dirigé en 1977-1978 par Julia Kristeva, il introduisait ses propos au sujet de Surin en disant : « Toute biographie organise des restes de manière à faire tableau. Elle cadre une fiction. Au schéma qui esquisserait l’"histoire d’un cas" pathologique et mystique à l’âge classique, je préfère un collage de faits divers et de fragments scripturaires, figure démantelée » (dans : Julia Kristeva, dir., Folle vérité. Vérité et vraisemblance du texte psychotique, Seuil, 1979, p. 274). Le texte rédigé par Certeau à cette occasion, « Folie du nom et mystique du sujet », avait été repris dans la revue Analytiques en octobre 1978 (cf. le n° 252 dans la Bibliographie établie par Luce Giard, dans RSR, 76/3,1988, p. 435), sous le titre « Mélancolie et/ou mystique. Fable du nom et mystique du sujet : Surin ». Ce titre explique le commentaire que Claude Rabant, analyste ami de Certeau, donnait à ce texte, qui plus que tout autre établirait, à travers la mélancolie, un rapport complexe entre la biographie et l’œuvre (RSR, 76/2, 1988, p. 254). Rabant considérerait maintenant ce texte comme ayant un aspect autobiographique, selon un entretien cité par F. Dosse (p. 628), ce dernier situant d’ailleurs la conclusion de son ouvrage dans le prolongement de cette réflexion.
La complexité du texte de 1978 est grande, mais s’y adjoint une particularité énigmatique. Claude Rabant en 1988 (RSR, p. 257), donnait du poids à la référence que Certeau aurait faite à une « trahison chrétienne ». Il doit y avoir une confusion, car le texte de Certeau, chez Julia Kristeva, ne comporte pas la mention d’une « trahison », mais celle d’une « tradition » (Folle vérité, p. 289). Dans le contexte, il est clair que tradition est mieux en situation. D’où viendrait alors un lapsus ? Je ne voulais ici que signaler le problème touchant le texte publié autrefois dans la présente revue.
43Sur la ligne indiquée par la notion de mélancolie, François Dosse tente une sorte de portrait final. Il sait cependant que l’entreprise est hardie, encore que, pour revenir au texte que nous avons cité plus haut, et qui correspond au début de l’intervention dans l’atelier de 1978, quand Certeau dit sa méfiance de la biographie, il ajoute quelque chose de très personnel, et en quelque sorte biographique, « je préfère ». Il est clair que Certeau n’a pas voulu se donner une autobiographie. On pouvait s’en douter, mais Dosse nous fait bénéficier maintenant de la réponse négative que Certeau faisait à Pierre Nora lorsque celui-ci l’invitait à livrer une « ego-histoire » (lettre à Pierre Nora, de janvier 1985, citée p. 560 ; il s’intéresse au genre autobiographique, mais voici dix ans qu’il refuse les demandes qui lui en ont été faites). Le « je préfère » réservait d’une certaine façon l’intérêt de principe qui a été dit par la lettre, mais c’est aussi un engagement, qui, ici touche directement le cas d’un autre, pour lequel n’entre pas en jeu directement une considération de réserve. Il s’agit d’une décision. Les décisions marquent clairement la vie de Michel, aussi complexes qu’aient pu être les enchaînements qui venaient à se conclure par des choix précis — que ceux-ci soient durablement maintenus, ou rapidement appelés à se confronter à d’autres possibilités.
44Choix multiples, François Dosse a établi de façon détaillée l’exposé des engagements quotidiens de Michel de Certeau, au fil des années. Des dossiers ont été analysés à un degré élevé d’attention, tirant profit dans beaucoup de cas du témoignage oral des personnes avec lesquelles Certeau a collaboré ou débattu. Assez souvent, ces évocations se complètent par un exposé concernant les travaux et réflexions des personnes rencontrées par Certeau sur tel ou tel champ d’activité. Je pense, par exemple, aux analyses que propose Dosse des œuvres de plusieurs auteurs qui avaient en commun avec Certeau l’intérêt pour une anthropologie de la ville, des espaces urbains.
45Même lorsque l’on a connu Certeau, à l’une ou l’autre période de sa vie, on découvre grâce à Dosse des activités demeurées à peine soupçonnées. Dans d’autres cas, il s’agit de domaines connus, ou du moins aperçus, situés déjà par les lecteurs, mais sur lesquels Dosse fournit des analyses, non pas définitives peut-être, mais qui resteront classiques : ce serait le cas pour la relation à Lacan et son école, pour les travaux et collaborations dans le domaine de la sémiologie/sémiotique. Les séjours aux USA sont présentés aussi avec un grand détail, et de façon fort vivante — d’ailleurs, cette partie de l’ouvrage se complète par une étude de la « réception » des œuvres et thèses de Certeau dans le monde anglo-saxon.
La multitude des informations recueillies peut comporter certaines approximations. Ainsi, pour ce qui me concerne personnellement, je n’ai pas participé avec Certeau aux premiers séminaires sur Hegel dirigés par Joseph Gauvin au scolasticat de Chantilly (p. 66). J’ai participé à ce séminaire, il est vrai, mais c’était en 1952-1953, et Michel de Certeau est arrivé l’année suivante seulement, en 1953-1954. Autre erreur (p. 157), dont il serait trop compliqué d’expliquer l’origine, je ne suis pas l’auteur d’articles concernant l’Algérie et la perspective de l’Indépendance, parus dans la Revue de l’Action populaire (aujourd’hui : Projet) à partir de janvier 1955. Leur auteur, sous le pseudonyme de Jacques Semoy (le cryptage fut levé dans le numéro d’avril 1960), en était Jean Delanglade, jésuite philosophe et théologien alors installé pour son travail en Algérie. Il devait mourir accidentellement, après la fin de la Guerre, alors qu’il collaborait à l’organisation de l’enseignement dans l’Algérie indépendante.
47Cette richesse même des informations et réflexions réunies par François Dosse donnera insuffisamment peut-être, à ceux qui n’ont pas déjà accès à une image personnelle de Certeau, l’impression d’une « vie » pour laquelle se passionner — même si ce n’est pas à tort que la quatrième page de couverture qualifie le livre comme « cette biographie passionnée ». La diversité des points de vue successivement empruntés pourrait détourner la lecture de l’affrontement à une figure bien individualisée.
48L’œuvre n’en est pas moins une fort belle réussite, ce que vient de saluer la recension donnée par Dominique Salin dans le numéro de la revue Études de novembre 2002 (p. 556-558), à laquelle je renvoie pour une appréciation globale — à quoi j’aurais en somme, pour mon compte, pris le parti de préférer, selon la formule avancée au séminaire de Julia Kristeva, quelque chose comme une pratique de « collage ». ? ?
49PS. La revue Espaces Temps. Les Cahiers, consacre un numéro double 80-81, 2002, à « Michel de Certeau, histoire/psychanalyse. Mises à l’épreuve ». J’ai été spécialement intéressé par le texte de Michèle Montrelay. Par ailleurs, est reproduit (p. 156-175) l’Entretien de Certeau (1983) avec Mireille Cefali, dont il venait de diriger un travail de doctorat. Cet entretien, publié en 1984 dans une revue de Genève peu connue en France, a été utilisé par François Dosse en plusieurs passages, mais on devrait le lire dans son ensemble, remarquablement éclairant pour des aspects divers de l’itinéraire de Michel de Certeau.