Couverture de RSR_032

Article de revue

Bulletin de christologie

Pages 301 à 328

English version

1I. Christologie du Nouveau Testament (1-4)

2II. Christologie dans l’histoire (5-9)

3III. Christologie contemporaine (10-20)

I – Christologie du Nouveau Testament (de 1 à 4)

1. John P. Meier, Un ebreo marginale. Ripensare il Gesù storico. 1. Le radici del problema e della persona. 2. Mentore, messagio e miracoli (trad. de l’américain). « Biblioteca di teologia contemporanea » n° 120, Queriniana, Brescia, 2001, 466 p. et 2002, 1338 p.
2. Italo Molinaro, « Ha parlato nel Figlio ». Progettualità di Dio e risposta del Cristo nella lettera agli Ebrei. Presentazione di Mauro Orsatti, Franciscan Printing Press, Jerusalem, 2001, 360 p.
; 3. Jacques Sys, Les imaginaires christologiques. Presses Universitaires du
Septentrion, Villeneuve d’Ascq, 2000, 285 p.
4. Matthias Kreplin, Das Selbstverständnis Jesu. Hermeneutik und christologische Reflexion. Historisch-kritische Analyse. « Wissenschaftliche Untersuchungen zum Neuen Testament », 2. Reihe (141), Mohr-Siebeck, Tübingen, 2001, 393 p.

41. L’étude de J. P. Meier qui vient d’être publiée en italien est la traduction de l’ouvrage A Marginal Jew, dont les deux volumes sont parus en 1991 et 1994. Cet ouvrage, on le sait, s’inscrit dans la « troisième quête du Jésus de l’histoire » (cf. D. Marguerat, dans RSR 87/3 [1999], p. 397-421). D’une grande érudition, il examine dans le premier volume les sources de notre connaissance historique, évalue les critères permettant d’établir ce qui remonte à Jésus lui-même, et, ayant ainsi exposé « les racines du problème », tente de restituer « les racines de la personne » (les origines de Jésus, sa famille, la chronologie de sa vie) ; dans le second volume il se concentre sur le Baptiste et sur les relations de Jésus avec celui-ci, puis sur le message de Jésus, et finalement sur ses miracles. Si nous signalons la traduction de cet ouvrage, c’est pour attirer l’attention sur les débats auxquels il a donné lieu depuis plusieurs années. Ces débats ne portent pas seulement sur des points particuliers comme la question des « frères de Jésus » (l’A. juge « plus probable » qu’il faille entendre cette expression dans son sens le plus littéral ; mais on a répondu que, indépendamment même de toute considération dogmatique, les diverses acceptions du mot « frère » dans l’Écriture n’autorisaient pas une telle conclusion). Les débats portent surtout sur la démarche même qui commande l’ensemble de l’ouvrage : peut-on retrouver le Jésus de l’histoire en s’appuyant sur les seuls instruments de la science historique et en faisant abstraction de ce que la foi chrétienne (dans le Nouveau Testament et au-delà de celui-ci) nous dit elle-même de Jésus ? On se reportera ici au jugement de J.-N. Aletti : la christologie s’avère des plus utiles dans la perspective même d’une étude sur le Jésus de l’histoire, même s’il est vrai que, d’un autre côté, elle doit vraiment prendre en compte les recherches actuelles des historiens (cf. RSR 87/3 [1999], p. 440-441).

52. Présentée comme thèse de doctorat à la Faculté de théologie de Lugano, l’étude d’Italo Molinaro — « Il a parlé dans le Fils » — a pour but d’éclairer, sur la base de la Lettre aux Hébreux, la relation entre le dessein salvifique du Père et la réponse du Fils. La première partie analyse avec précision 77 mots du texte biblique : les uns servent à exprimer le projet du Père (dikaiôma, diathèkè, boulé, etc.), les autres évoquent l’attitude du Fils (hosios, pistos, akoè, etc.). La seconde partie propose à partir de là une « élaboration théologique », organisée autour de quelques thèmes majeurs tels que le passage de l’ancien au nouveau, l’interprétation du langage sacrificiel, la compréhension du péché et du salut. L’étude met en évidence les objectifs de la Lettre : annoncer que la fragilité des créatures (liée à la situation de l’homme pécheur et du monde emprisonné dans les limites de la mort) est eschatologiquement dépassée, de manière radicale, et que ce dépassement a été rendu possible par le Fils à qui Dieu a donné un corps, c’est-à-dire une humanité historique tout à fait concrète et réelle. Pour dire cela, la Lettre a pour principale particularité de recourir au langage sacrificiel. L’A. est conscient des ambiguïtés qui ont par la suite marqué un tel langage, de là son effort pour en dégager la signification originelle. Si Hébreux parle de « sacerdoce » et de « sacrifice », c’est de manière symbolique ou réelle. D’un côté, Jésus est symboliquement prêtre, au sens où son action et sa personne ne reproduisent pas matériellement le rituel lévitique ; sa mort n’est donc pas un sacrifice humain. Mais d’un autre côté, son action et sa personne obtiennent le résultat salvifique que le culte ancien ne pouvait obtenir ; en ce sens sa mort est réellement un sacrifice, et il est lui-même réellement prêtre. Cette conclusion présuppose toute une analyse du sacrifice dans la tradition d’Israël : le sacrifice ne doit pas être entendu comme un moyen d’action sur Dieu, mais c’est plutôt Dieu qui, dans le geste de l’offrande à lui adressée, révèle sa fidélité et sa miséricorde. Sur le fond d’une telle tradition, la Lettre aux Hébreux affirme fortement que, dans l’action et la personne de Jésus, c’est Dieu même qui a parlé (d’où le titre du livre) ; l’A. relève d’ailleurs l’importance que prend dans la Lettre le vocabulaire lié à la « communication ». Mais il ne faut pas se méprendre sur la nouveauté de la Parole ainsi révélée : l’A., refusant le schème d’une substitution pure et simple à l’ancienne alliance, considère plutôt que l’élément nouveau est la version « accomplie » et « eschatologique » de l’élément ancien ; il formule même l’hypothèse selon laquelle le culte lévitique et l’ancienne alliance n’évoquent pas d’abord un peuple (avec ses rites, son existence historique, sa relation actuelle avec Dieu), mais sont à entendre dans le cadre d’un discours « typologique » ou « figuratif » (p. 346). Il souligne en outre que la Lettre ne se présente pas seulement comme un exposé théorique, mais plutôt comme une apologie destinée à soutenir l’adhésion des croyants. Ceux-ci doivent être aujourd’hui même tendus vers la révélation eschatologique dans le Fils ; car si le Christ a bien été « offert une seule fois », il « apparaîtra une deuxième fois, sans plus de rapport avec le péché, à ceux qui l’attendent pour le salut » (He 9,28).

6Bien informée, menée avec rigueur, l’étude d’I. Molinaro bénéficie tout à la fois d’un travail patient sur le vocabulaire de la Lettre aux Hébreux et d’une belle tentative de construction théologique. Celle-ci est réellement unifiée autour du thème qui a dicté à l’A. le titre de son ouvrage. Elle attire à bon droit l’attention sur la « parole » de Dieu en son Fils, cette « révélation » qui permet le dépassement eschatologique de la « fragilité » liée au péché et à la mort. Elle éclaire aussi le sens du langage sacerdotal et sacrificiel dans la Lettre ; et même si l’on peut discuter l’hypothèse concernant une lecture seulement « figurative » des références à l’ancienne alliance, on saura gré à l’A. de ne pas interpréter le rapport de la nouvelle à l’ancienne Alliance selon le schème d’une pure et simple « substitution ».

73. Jacques Sys résume ainsi le projet global dans lequel s’inscrit son livre Les imaginaires christologiques : « dégager du texte biblique lui-même les schèmes, les effets de sens, les figures, qui nous semblent marquer de leur empreinte les productions littéraires et philosophiques de notre horizon culturel » (p. 12). Si son étude s’attache plus précisément à l’identité du Christ, ce n’est donc pas sous le mode d’une enquête touchant le Jésus de l’histoire mais, si l’on peut dire, d’une interrogation sur le Jésus du texte.

8L’unité de ce texte est d’emblée reconnue : le Nouveau Testament est comme tel une christologie, au sens où il est lui-même un ensemble de textes dont l’objet est la personne et l’œuvre du Christ (cela dans l’ordre de la connaissance comme dans celui de la célébration). C’est cet « objet-Christ » qui, tout à la fois, est source du texte et produit par lui. L’A. se propose dès lors d’étudier la « poétique christologique », c’est-à-dire la manière dont s’élabore peu à peu une « image » de Jésus en tant que Christ. Après deux chapitres qui s’emploient à justifier et préciser le projet d’une « poétique kérygmatique » (en mettant notamment à profit des réflexions de N. Frye, de P. Ricœur et de H. Urs von Balthasar), les chapitres suivants se concentrent sur plusieurs textes bibliques, spécialement retenus pour leur contribution à l’« image » du Christ. Ce sont d’abord les textes classiques sur la Sagesse hypostasiée et leurs relectures néo-testamentaires, puis le prologue de l’évangile de Jean (avec la figure du Logos), puis l’hymne de la Lettre aux Philippiens (notamment sa première partie, avec la référence à la « kénose »). L’A. s’intéresse ensuite à l’« espace apocalyptique » ; il étudie dans ce cadre la doxologie « Il est, il était, il vient » (où il reconnaît une clé de la conception occidentale de la temporalité humaine), ainsi que la figure de la femme poursuivie au désert par le dragon. Un dernier chapitre privilégie le point de vue du destinataire, tel qu’il apparaît dans la parole « vous êtes la lumière du monde » et dans les mots du « Notre Père ».

9La conclusion recueille les principaux acquis. D’une part, l’ensemble du Nouveau Testament, constitué de « réseaux d’images », se présente comme une réponse à la question « qui dites-vous que je suis ? » ; le Christ s’avère être « le principe architectonique du texte qui est en recherche imaginative des conditions de possibilité de la constitution du Corps du Christ », et ce principe directeur a pour caractéristique « de se déployer dans le temps ou de se faire avec du temps » (p. 272). D’autre part, si la critique historique n’a pas à être remise en cause, il faut néanmoins insister sur « l’unité d’intention » de la Bible ; l’histoire où se dit la Révélation doit être comprise comme histoire sainte, et l’unité même du texte biblique requiert qu’il fasse l’objet d’une lecture sotériologique (p. 272). L’A. marque la spécificité de la Bible en tant qu’elle est lue par les chrétiens ; elle est quelque chose d’« autre » ou « de plus » qu’un ouvrage littéraire, et appelle de son lecteur qu’il ne soit pas spectateur mais témoin. L’A. insiste en outre sur l’importance de la typologie biblique, sur la dimension liturgique de la christologie néo-testamentaire, ainsi que sur la structure du kérygme entendu comme « un déjà-là qui est un pas encore » (p. 273-276).

10Le livre de J. Sys est incontestablement original par son projet comme par sa méthode. Il porte la marque de travaux contemporains sur l’herméneutique des textes, mais les reprend à son compte de manière personnelle et féconde. Sans pouvoir nous prononcer ici sur l’interprétation détaillée que l’A. donne de tel ou tel passage biblique, nous reconnaissons volontiers que son étude attire très bien l’attention sur la genèse progressive des « images » ou des « schèmes » christologiques, et cela moyennant une juste prise en compte du lien intime entre le sujet (lecteur) et l’objet (textuel). Mais il faut ajouter que le livre, en dépit des apparences peut-être, est d’un autre côté très classique — ainsi lorsqu’il énonce d’emblée l’unité du texte biblique. On peut à ce sujet se demander si certaines présuppositions de l’A., en elles-mêmes très légitimes (et en tout cas bien fondées dans la tradition), n’ont pas aujourd’hui à être davantage justifiées au regard de l’exégèse critique (laquelle ne considère pas seulement les textes comme tels, indépendamment de l’histoire où ils ont pris naissance). L’A. avoue, il est vrai, que sa démarche « n’a en soi rien de scientifique » (p. 13) ; mais cela même risque justement de prêter à soupçon. Ces remarques, précisons-le, n’enlèvent rien à la justesse de ce qui est dit sur les divers schèmes christologiques dans le Nouveau Testament et sur la « poétique » dont celui-ci nous rend lui-même témoins. — Signalons par ailleurs un détail : les numéros de chapitres, tels qu’ils sont annoncés dans la préface (p. 14), ne correspondent pas à ceux qui apparaissent dans le corps de l’ouvrage et dans la table des matières.

114. Fruit d’une thèse présentée à l’Université de Zurich, l’étude de M. KreplinDas Selbstverständnis Jesu — s’efforce de répondre, par les voies d’une « analyse historico-critique », à l’une des questions les plus délicates de la christologie contemporaine : quelle compréhension Jésus a-t-il eue de lui-même ?

12Les trois premiers chapitres posent les fondations : après l’introduction générale (ch. 1), l’A. reprend le dossier concernant la quête historique de Jésus et réfléchit sur sa pertinence pour la foi chrétienne (ch. 2), avant de préciser les sources de cette quête et les principes auxquels elle doit obéir (ch. 3). Ces chapitres préparent méthodiquement la démonstration centrale qui va être exposée dans les chapitres 4 à 6.

13Le chapitre 4, qui couvre à lui seul presque un tiers de l’ouvrage, porte essentiellement sur l’expression « Fils de l’homme ». Si l’A. privilégie cette expression, c’est que, selon un consensus largement partagé par les exégètes du NT, Jésus ne s’est pas attribué lui-même (ou n’a pas voulu qu’on lui attribue) les titres tels que « Messie », « Fils de David » ou « Fils de Dieu » (même s’il est historiquement plausible que la question « es-tu le Messie ? » lui ait été posée pendant le procès — comme le reconnaît l’A. p. 319, à propos de Mc 14,61). Sur l’expression « Fils de l’homme », par contre, les avis sont beaucoup plus divergents, et l’on est en droit de se demander si Jésus, en recourant à cette expression, n’a pas révélé la compréhension qu’il avait de sa propre personne. L’A. défend quant à lui la thèse suivante : Jésus s’est assurément attribué cette expression dans un certain nombre de cas, mais non pas comme un « titre de majesté » (Hoheitstitel). D’ailleurs, contrairement à ce que l’on croit souvent, la formule n’avait déjà pas la portée d’un tel Hoheitstitel dans la fameuse vision de Dn 7,13 sq ; elle ne l’avait pas non plus dans le premier livre d’Hénoch ni dans le quatrième livre d’Esdras : c’est être prisonnier d’un « fantôme exégétique » que d’invoquer, à propos de ces textes, un titre apocalyptique du Fils de l’homme (p. 102). L’A. estime que cette conclusion est confirmée par l’analyse des logia sur le Fils de l’homme dans les synoptiques. Dans le cas du Jésus historique, l’expression est bien plutôt un « nom » que Jésus forge lui-même pour parler indirectement de lui — du moins lorsqu’il évoque l’action du Fils de l’homme sur terre et la perspective de sa passion. C’est seulement après Pâques que, dans des milieux apocalyptiques, le nom ainsi créé a été mis en relation avec la vision de Dn 7,13 sq ; et c’est après Pâques encore que ce nom est devenu un véritable titre en milieu judéo-chrétien. Dans ce contexte sont également apparus d’autres logia sur le Fils de l’homme, ceux qui présentent l’action eschatologique de Jésus comme Juge et Souverain (p. 173-196). Quant à savoir pourquoi Jésus a fait usage de l’expression avant qu’elle ne devienne un titre, cela demeure aujourd’hui énigmatique, ce qui conduit l’A. à conclure que cette expression, comme telle, ne peut nullement nous renseigner sur la compréhension que Jésus avait de lui-même (p. 197).

14Le chapitre 5 montre alors qu’un tout autre chemin permet d’avoir accès à cette « compréhension de soi » : celui de « l’agir » de Jésus, au sens le plus large du mot. Jésus proclame en effet la proximité du Royaume et, par là, se révèle comme représentant eschatologique de Dieu ; une telle révélation ressort également de la manière dont il interprète les exorcismes et les guérisons, de sa position par rapport à la Loi, ou encore de la manière dont il constitue le groupe des Douze. En un mot, « Jésus avait une compréhension messianique de soi, mais sans titre de Messie » (G. Theissen/A. Merz ; cité p. 271).

15Le chapitre 6 se propose d’élucider la tension qui se dégage des deux chapitres précédents : d’un côté le Jésus historique, à travers son agir, semble témoigner d’une identité incomparable ; de l’autre, il renonce pour sa part à tout titre qui impliquerait une revendication de souveraineté, d’honneur et de puissance. Il manifeste sur ce dernier point une telle « réserve » qu’il renonce presque entièrement à faire de sa propre personne et de son rôle le thème de sa prédication. Comment cette « réserve » est-elle compréhensible ? On ne saurait invoquer des raisons « stratégiques », ni le fait que Jésus aurait attendu d’être « intronisé » par Dieu, ni son désir de correspondre à certaines attentes du Messie qui avaient cours en son temps. La « réserve » s’éclaire justement par la compréhension que Jésus avait de sa personne : en s’attribuant des titres de souveraineté et de puissance, Jésus aurait contredit ce qui était au cœur de sa prédication et de son agir, radicalement marqués par l’exigence du service et du renoncement à soi.

16L’A. montre finalement (ch. 7 et 8) comment les résultats ainsi obtenus permettent d’élucider des problèmes de la recherche historico-critique au sujet de Jésus. Il revient entre autres sur le sens de l’expression « Fils de l’homme » : si Jésus l’a utilisée, c’est sans doute qu’il pouvait ainsi (compte tenu du sens araméen de cette expression) parler de lui tout en faisant preuve de réserve par rapport à sa propre personne ; peut-être songeait-il aussi au « Fils d’homme » dont parlait Ezéchiel — représentant de Dieu vis-à-vis des hommes — ; peut-être l’expression évoquait-elle encore « l’homme véritable ». Mais l’A. invite à la prudence : le mystère que garde cette expression « serait alors le mystère de la personne même de Jésus » (p. 308). L’A. souligne en tout cas que l’enquête ici menée éclaire un certain nombre de passages des synoptiques ou de Paul, et expose brièvement les évolutions qui ont conduit à développer la titulature de Jésus comme Christ et Fils de Dieu, à identifier Jésus comme le Juge eschatologique et à parler de lui comme vrai homme et vrai Dieu : évolutions légitimes, à condition que l’auto-compréhension du Jésus historique ne soit pas perdue de vue et qu’elle puisse donner elle-même une nouvelle impulsion à la réflexion christologique.

17L’étude de M. Kreplin est de très grande qualité. Menée avec beaucoup de rigueur, elle tire le meilleur parti de ses analyses « historico-critiques » et parvient à des conclusions qui nous paraissent fondamentalement justes. On peut certes regretter que, au nom du « consensus » invoqué par l’A., les titres tels que « Messie », « Fils de Dieu », « Fils de David » ou « prophète » ne fassent pas l’objet de développements plus importants ; le lecteur pourra se reporter sur ce point à l’ouvrage de Ch. Perrot Jésus et l’histoire (Desclée, 1979). Par ailleurs, à propos de l’expression « le Fils de l’homme », il faudrait aujourd’hui ajouter à la bibliographie le dernier article de J. Guillet, « Le Fils de l’homme, titre eschatologique ou mission prophétique ? » (dans RSR 88/4 [2000], p. 615-638). La recherche menée par l’A. est en tout cas d’une grande portée théologique : il est juste d’affirmer que Jésus ne s’est pas attribué lui-même des titres de majesté ou de puissance, et que sa prédication et son action témoignent néanmoins de sa relation unique avec Dieu. Sur ce dernier point, les vues de l’A. rejoignent celles d’un théologien comme W. Kasper qui, on le sait, a beaucoup insisté sur la christologie « indirecte » ou « implicite » à propos du témoignage rendu par le Jésus pré-pascal. Mais l’intérêt de l’étude est de préciser les fondements scripturaires d’une telle approche. Il est surtout de montrer, sur la base même de l’analyse exégétique, la radicalité de l’attitude de Jésus qui n’a pas accepté le moindre titre de souveraineté ou de puissance : c’est par cette voie (en même temps que par le témoignage indirect de la prédication et de l’agir) que nous est donné quelque accès à « l’auto-compréhension de Jésus ». Ajoutons simplement une remarque à propos d’une phrase qui nous fait difficulté : si Jésus n’a pas connu le péché, écrit l’A., sa situation consiste justement dans le fait qu’« il ne veut être rien d’autre qu’un pécheur qui vit entièrement de la grâce de Dieu » (p. 347) ; nous regrettons cette formule, qui semble attribuer à Jésus lui-même la condition de l’homme « simul justus et peccator ». Mais cette remarque n’enlève rien au mérite global de l’étude qui, à la faveur d’une solide exégèse, ouvre à la réflexion christologique des chemins très féconds.

II – Christologie dans l’histoire (de 5 à 9)

5. Saint Thomas d’AQUIN, Somme théologique, Le Verbe incarné. Nouvelle édition, traduction française, notes et appendices par J.-P. Torrell, Cerf, Paris, 2002 (vol. I, 383 p. ; vol. II, 510 p. ; vol. III, 504 p.).
6. Andreas Gäumann, Reich Christi und Obrigkeit. Eine Studie zum reformatorischen Denken und Handeln Martin Bucers. Zürcher Beiträge zur Reformationsgeschichte, Verlag Peter Lang, Bern, 2001, 584 p.
7. Michel Dupuy, Le Christ de Bérulle. Présentation par Mgr Doré. Coll. « Jésus et Jésus-Christ », Desclée, Paris, 2001, 241 p.
8. Xavier Tilliette, Jésus romantique. Présentation par Mgr Doré. Coll. « Jésus et Jésus-Christ », Desclée, Paris, 2002, 348 p.
9. Pedro Urbano López de Meneses, Theosis. La doctrina de la divinización en las tradiciones cristianas. Fundamentos para une teología ecuménica de la gracia. Ediciones Universidad de Navarra, Pamplona, 2001, 408 p.

185. Les questions de la Somme théologique sur le Verbe incarné (IIIa, qu. 1-26) viennent de faire l’objet d’une nouvelle édition, due à J.-P. Torrell qui est aujourd’hui l’un des meilleurs connaisseurs de Thomas d’Aquin. Tout en reprenant la présentation de la « Revue des jeunes » et en bénéficiant du travail accompli par les traductions antérieures (celles de Ch.-V. Héris en 1927 et de A.-M. Roguet en 1986), cette édition est plus soucieuse de fidélité au texte littéral et nous donne une annotation à la fois plus ample et à jour. Nous ne pouvons que la recommander, étant donné l’importance des questions de la Somme sur le Christ ; contrairement à ce qu’on a pu croire dans le passé, le mouvement de cette œuvre ne s’arrête pas à la fin de la Secunda pars puisque, de l’aveu même de Thomas, « il est nécessaire à l’achèvement de [notre] entreprise théologique, qu’après avoir traité de la fin ultime de la vie humaine, des vertus et des vices, nous considérions maintenant en lui-même le Sauveur de tous et les bienfaits dont il a gratifié le genre humain » (prologue de la IIIa pars ; vol. I, p. 17).

196. La thèse d’A. Gäumann est une monographie consacrée au Réformateur Martin Bucer. Elle est orientée par une thématique centrale qui a dicté à l’A. le titre de son étude : « Royaume du Christ et autorité ».

20Après avoir présenté la situation politique et ecclésiale de Strasbourg jusqu’en l’année 1523 (date à laquelle Bucer arriva dans cette ville), l’A. rappelle les grandes étapes qui marquèrent l’action du Réformateur — à Strasbourg mais aussi dans d’autres régions de l’Empire —, jusqu’aux deux dernières années de sa vie où il fut exilé en Angleterre (1549-1551). Il entreprend ensuite d’exposer la pensée de Bucer sur le « royaume du Christ ». Il montre que ce thème, auquel est consacré le dernier livre du Réformateur (De regno Christi, 1550), commande en fait toute sa pensée : sa christologie (le Christ, depuis sa Résurrection, est le Maître de son Royaume, et le Saint-Esprit est son médiateur) ; son ecclésiologie (Bucer est de plus en plus attentif aux liens étroits entre le Royaume du Christ et l’Église visible) ; son éthique (le Royaume du Christ combat le péché, il renouvelle les hommes intérieurement, il leur apporte la « sanctification » moyennant leur foi ; et les lois établies doivent elles-mêmes contribuer à la restauration de ce Royaume) ; sa conception des rapports avec le monde (seules les autorités chrétiennes peuvent garantir la prospérité d’une res publica ; elles doivent réprimer toute forme de fausse religion). Les chapitres suivants présentent, sur le fond de ces conceptions fondamentales, l’action de Bucer pour le regnum Christi : sa collaboration et ses controverses avec la municipalité de Strasbourg, ses efforts pour étendre le royaume du Christ dans d’autres régions de l’Europe.

21En dehors d’une étude de G. Hammann (parue en 1982), la pensée et l’œuvre du Réformateur n’avaient guère fait l’objet de synthèses aussi riches. Le livre d’A. Gäumann, très bien documenté et de présentation très soignée, apporte ainsi une solide contribution à l’histoire de la Réforme protestante. Les lecteurs de ce Bulletin seront surtout intéressés par le chapitre 3 sur la théologie du regnum Christi, et spécialement sa section sur « le Christ Roi et son Médiateur, le Saint-Esprit » (p. 143-158). La vision christologique qui s’en dégage a certes sa cohérence, et met bien en évidence la vocation du « Royaume » à s’inscrire jusque dans le présent de la société et de l’Église. Mais elle a aussi ses ambiguïtés : ainsi la théologie de la Croix est-elle marginale chez Bucer, l’accent étant d’abord mis sur l’exaltation du Christ ressuscité et sur la souveraineté qu’il exerce par rapport à son Royaume. Les ambiguïtés deviennent même périlleuses lorsque la conception du regnum Christi et de la relation entre Église et société vient cautionner une attitude essentiellement négative vis-à-vis des autres croyants et notamment des juifs (cf. p. 511-526). On peut regretter que l’A., sur ce point comme sur d’autres, ne développe pas davantage une discussion critique par rapport aux thèses de Bucer, mais on lui sera reconnaissant d’avoir pu, grâce à un travail de première main, exposer avec autant de pénétration les convictions centrales du Réformateur strasbourgeois.

227. Figure éminente de « l’École française de spiritualité », le cardinal Pierre de Bérulle a longuement médité sur le mystère du Christ et en a parlé de manière à la fois profonde et originale. Il est donc heureux que Michel Dupuy, grand connaisseur de ses œuvres, lui ait consacré une monographie dans la collection « Jésus et Jésus-Christ ». Rassemblant en vingt-deux chapitres les thèmes essentiels, il étudie d’abord la pensée de Bérulle sur l’Incarnation, puis les principaux attributs que Bérulle aime développer à propos de Jésus. Ainsi s’arrête-t-il notamment sur le thème du « serviteur ». Il montre avec quelle radicalité Bérulle a évoqué l’abnégation de Jésus dans son humanité (ch. V) ; cette abnégation renvoie elle-même à un mystère plus profond encore, celui de l’« anéantissement » auquel Dieu a lui-même consenti (ch. VI). Plus loin, l’A. évoque la conception bérullienne de l’eucharistie qui apparaît, sinon comme prolongation de l’Incarnation, du moins comme « une sorte d’extension » de celle-ci (ch. XI). Les chapitres suivants traitent des « états » et « mystères » de Jésus, puis de sa sainteté et de son sacerdoce. Ce dernier thème tient une place fort importante chez le fondateur de l’Oratoire : souverain prêtre, Jésus est lui-même « l’auteur et l’instituteur de notre prêtrise » (ch. XVI et XVII). Jésus est encore « centre de la création », « monde nouveau » et « accomplissement de l’homme » — ces traits devant être compris sur le fond de l’humanisme hérité de la Renaissance (ch. XVIII à XX). L’A. évoque dans un dernier chapitre la méditation de Bérulle sur la mère de Dieu, puis recueille en conclusion quelques traits marquants qui ressortent de son étude : ainsi la conscience qu’a Bérulle de la transcendance divine, sa conception de l’Incarnation comme « franchissement de la différence infinie de Dieu à l’homme » (p. 230), son regard sur Jésus comme l’adorateur parfait et comme celui en qui se trouvent parfaitement réalisées les plus hautes valeurs de l’humanisme moderne.

23Appuyée sur de nombreuses citations, attentive aux influences qui se sont exercées sur Bérulle et aux débats théologiques de son temps, l’étude de M. Dupuy nous offre une remarquable synthèse sur une œuvre qui devait exercer une influence majeure. L’A. sait aussi prendre distance par rapport à des formulations parfois discutables, par exemple celle d’un « dénuement de subsistence humaine » en Jésus (p. 70-71) ; il reconnaît que l’approche bérullienne, aux yeux d’un lecteur contemporain, ne prend pas assez en compte la psychologie de Jésus et la croissance qui dut être la sienne au titre même de son humanité (p. 232). Pourtant, ces limites sont à entendre dans le cadre d’une pensée qui a le mérite de mettre en avant, non point le repli sur soi, mais l’ouverture à Dieu et à autrui — cela même qui est radicalement vécu par Jésus et à quoi tout croyant est lui-même appelé. En fin de compte, conclut l’A., l’approche bérullienne est « beaucoup plus qu’une spéculation », elle est « une invitation à subsister en Jésus » (p. 232).

248. La même collection « Jésus et Jésus-Christ » s’honore d’un nouveau livre de X. Tilliette, Jésus romantique. Si l’A. avoue d’emblée qu’il n’abordera guère le versant politique et social de son sujet (cet aspect ayant été déjà traité par F. P. Bowman dans Le Christ romantique et Le Christ des barricades), il n’en explore pas moins une littérature considérable qui couvre l’ensemble du XIXe siècle, et ajoute même une importante annexe sur la peinture et la musique romantiques.

25Le prélude de l’ouvrage porte sur le « Christ errant » de Jean-Paul, ce « songe » fameux dont la version française (amputée de la conclusion) devait avoir un tel retentissement sur nos écrivains romantiques. L’A. nous offre ensuite trois chapitres sur l’image du Christ dans la littérature allemande, traitant en particulier de Klopstock, de Hölderlin, de Novalis et de Schleiermacher. Si le romantisme allemand est un « état d’esprit », le romantisme français, lui, « est plutôt un état d’âme » (p. 71) ; le chapitre IV l’évoque à travers les grandes figures de Chateaubriand, Lamartine, Hugo, Lamennais et Vigny ; il montre dans chaque cas comment ces écrivains ont parlé du Christ, quelle place ils lui ont donné dans l’ensemble de leur œuvre. Mais à travers l’inquiétude romantique se profile un drame, celui d’une « éclipse du Christ » : le « véritable observateur » en est Musset (p. 121), figure majeure du chapitre V (avec G. de Nerval, l’« Orphée » du romantisme français). L’A. s’arrête dans les chapitres suivants sur Renan, Michelet et Proudhon, puis sur les romanciers (George Sand, Balzac et Dostoïevski), avant de présenter des « épigones » et quelques écrivains de la « diaspora » (italiens, anglais et allemands). L’époque ainsi étudiée, conclut l’A., « a retenti des plus beaux accents de nostalgie et de douleur qui aient jamais jailli de lèvres humaines, quand il s’est agi du Christ abandonné, de la foi perdue et des églises désertées » ; mais, ajoute-t-il, « les vicissitudes du monde ne mettent pas en péril la stabilité de la Croix, socle et axe de l’univers. De cela le christianisme en crise du XIXe siècle restait pénétré » (p. 331 et 332).

26Il fallait l’ample culture de X. Tilliette pour parcourir la littérature du XIXe siècle sous l’angle ici retenu. Il fallait aussi tout son talent littéraire ainsi que sa compétence philosophique et théologique pour faire goûter nombre de textes souvent méconnus, pour les commenter avec tant d’acribie et pour les interpréter sur le fond des évolutions intellectuelles et spirituelles qui ont si profondément marqué le XIXe siècle. Ce beau livre, écrit avec un art consommé, ravira à la fois les amoureux de la littérature romantique et ceux qui, à travers elle, cherchent à comprendre les visages d’un Christ compatissant, ami des pauvres et des petits, secrètement présent au plus intime des cœurs, capable d’une « sainte tristesse » et d’une infinie douleur — d’un Christ qui s’efface, aussi, dans la poignante splendeur d’un soleil couchant à l’horizon de la mer.

279. Le livre intitulé Theosis, dû à Pedro Urbano López de Meneses, est le fruit d’un travail de doctorat effectué à l’Université de Navarre. Il propose une étude de théologie historique sur la doctrine de la divinisation, et interroge à ce sujet plusieurs traditions du christianisme ancien ou moderne : 1) la tradition de l’Orient chrétien, depuis la littérature patristique jusqu’à la théologie orthodoxe contemporaine ; 2) les traditions théologiques de l’Occident depuis les Pères latins jusqu’aux auteurs médiévaux ; 3) la tradition théologique protestante (de Luther à Barth et Tillich, en passant par le protestantisme libéral ; 4) enfin, la tradition catholique post-tridentine (jusqu’à des auteurs comme K. Rahner et J.-B. Metz). On regrettera sans doute que l’étude ne donne pas lieu à une conclusion, qui aurait permis de rassembler les principaux résultats de l’enquête historique. Mais le livre rend très bien compte de l’importance qu’a eue, non seulement dans l’Orient grec mais dans l’Occident lui-même, le thème de la vocation de l’homme à devenir fils de Dieu en Jésus-Christ — ce thème que résume ici la notion grecque de theosis. Nous apprécions en particulier son souci de faire droit aux diverses traditions des Églises chrétiennes. L’A. a raison de penser que l’idée de la divinisation, ainsi développée, devrait réellement contribuer à une « théologie œcuménique de la grâce ».

III – Christologie contemporaine (de 10 à 20)

10. Lothar Lies/Silvia Hell, Heilsmysterium. Eine Hinführung zu Christus. Verlag Styria, Köln, 1992, 351 p.
11. Olegario González de Cardenal, Cristología. (Sapientia Fidei, Serie de Manuales de Teologia), « Biblioteca de Autores Cristianos », Madrid, 2001, 601 p.
12. Chemins de la christologie africaine. Nouvelle édition, revue et complétée, avec préface de Mgr Doré. Coll. « Jésus et Jésus-Christ », Desclée, 2001, 354 p.
13. Jon Sobrino, La fe en Jesucristo. Ensayo desde las victimas. Editorial Trotta, Madrid, 1999, 508 p.
14. E. Jüngel, Justification. The Heart of the Christian Faith. A Theological Study with an Ecumenical Purpose. Translated by J. Cayzer, with an Introduction by J. Webster, T & T Clark, Edinburgh & New York, 2001, 304 p.
15. Adolphe Gesché, Dieu pour penser. VI. Le Christ. Cerf, Paris, 2001, 257 p.
16. Georg Essen, Die Freiheit Jesu. Der neuchalkedonische Enhypostasiebegriff im Horizont neuzeitlicher Subjekt- und Personphilosophie. « Beiträge zur philosophischen Rechenschaft der Theologie », Verlag Friedrich Pustet, Regensburg, 2001, 374 p.
17. Donald L. Gelpi, The Firstborn of Many. A Christology for Converting Christians. 1. To Hope in Jesus Christ. 2. Synoptic Narrative Christology. 3. Doctrinal and Practical Christology. « Marquette Studies in Theology », n. 20, 21, 22, Marquette University Press, Milwaukee, 2001, 552 p., 613 p. et 582 p.
18. Vincenzo Battaglia, Il Signore Gesù Sposo della Chiesa. Cristologia e contemplazione 2. Corso di teologia sistematica, Complementi 8, Edizioni Dehoniane, Bologna, 2001, 217 p.
19. Mariano Crociata (ed.), Gesù Cristo e l’unicità della mediazione, Paoline Editoriale Libri, Milano, 2000, 355 p.
20. Christian Duquoc, L’unique Christ. La symphonie différée. Coll. « Théologies », Cerf, Paris, 2002, 262 p.

2810. Prioritairement destiné aux étudiants qui commencent les études théologiques, l’ouvrage de L. Lies et S. Hell constitue une solide introduction à la dogmatique chrétienne. Son titre même — Mystère du salut — en dit bien l’unité : la foi chrétienne, ici exposée sur le fond des attentes existentielles de l’être humain en quête d’un « salut », s’enracine dans le « mystère » de la rencontre personnelle entre Dieu et l’homme — Dieu se donnant par amour, et l’homme réalisant dans l’amour sa propre vocation (ch. I). Les chapitres suivants permettent de déployer le contenu de ce « mystère » : on y trouvera, après un exposé sur « le mystère du salut dans l’Écriture et la Tradition », une présentation de la doctrine trinitaire, puis de petits traités d’ecclésiologie, de sacramentaire et d’eschatologie. Le dernier chapitre (« la théologie comme science du mystère du salut ») met en évidence l’image de Dieu et l’image de l’homme qui se dégagent des thèmes précédemment abordés. Il propose aussi d’interpréter la foi chrétienne à travers les quatre catégories de l’« anamnèse », de l’« épiclèse », de la « présence » et de l’« offrande eucharistique » — quatre dimensions qui honorent justement la quête humaine du salut (telle qu’elle était évoquée dans le chapitre I) et qui sont pleinement manifestées dans la célébration de l’Eucharistie. Au terme, il souligne les liens intimes entre théologie et spiritualité, conformément au « mystère » qui est l’objet même du travail théologique.

29Le livre, bien informé et très pédagogique, offre une précieuse synthèse sur les doctrines majeures de la foi chrétienne. Certes, comme il est dit au début du chapitre I, toutes les questions ne peuvent pas être également approfondies dans les limites d’un ouvrage qui se veut avant tout une « introduction ». Mais cet ouvrage est beaucoup plus qu’un simple manuel. Il est d’un bout à l’autre porté par une intuition théologique qui unifie l’ensemble des développements. Il montre très bien comment les divers aspects du dogme peuvent être compris dans le cadre d’une réflexion globale sur le « mystère du salut », lui-même interprété à travers le schème de la « rencontre » entre Dieu et l’humanité.

3011. Auteur de plusieurs travaux dans le champ de la christologie, O. González de Cardenal a publié en 2001 l’important volume Cristología qu’il présente comme un « manuel » et qui est en fait un véritable traité. Après une première partie sur la « christologie biblique », la deuxième partie rend compte de l’interprétation du Christ dans l’Église ; la période patristique y est particulièrement honorée, mais l’A. consacre aussi un chapitre au Moyen Âge et un autre chapitre à l’époque moderne et contemporaine. La troisième partie développe une « christologie systématique », elle-même composée de trois chapitres. L’A. s’intéresse d’abord à « l’origine » du Christ : partant de la Résurrection, il traite de la filiation divine, puis de la préexistence et de l’incarnation (selon un mouvement qui reflète l’élaboration de la christologie néo-testamentaire) ; le thème de l’incarnation est lui-même approfondi à la faveur de développements sur la kénose, sur la divinité et sur le « Dieu-homme ». Vient ensuite, après le chapitre sur « l’origine » du Christ, un chapitre sur sa « constitution » ; on y trouve entre autres un exposé très riche sur la « personne » du Verbe fait chair, envisagée successivement du point de vue métaphysique (l’interprétation de l’union hypostatique), du point de vue psychologique (les débats sur la conscience de Jésus) et du point de vue moral (la liberté de Jésus, son impeccabilité, sa sainteté). Le dernier chapitre porte sur la « mission » du Christ, ici considéré comme le « médiateur du salut » : l’A. rassemble les éléments essentiels d’une sotériologie, puisque aussi bien il n’est pas possible de considérer la personne du Christ sans considérer son œuvre de salut. Nous ne pouvons que recommander cet ouvrage, qui est doté de précieuses bibliographies, et qui a le mérite d’être à la fois enraciné dans la tradition et bien informé de certaines évolutions dans le champ de la christologie récente.

3112. En 1986 était parue une première édition de l’ouvrage Chemins de la christologie africaine, sous la responsabilité de F. Kabasélé, J. Doré et R. Luneau. La nouvelle édition en conserve la structure et en reprend la plupart des écrits ; mais elle supprime aussi certains de ces écrits et, surtout, en ajoute de nouveaux.

32Ce n’est pas le lieu de revenir sur les textes déjà publiés en 1986 (sinon pour rappeler l’intérêt tout spécial de l’introduction alors rédigée par R. Luneau, et les diverses contributions de F. Kabasélé sur « le Christ comme Chef », « le Christ comme Ancêtre et Aîné »… mais aussi sur le Christ comme « l’au-delà des modèles »). Il faut par contre attirer l’attention sur les nouveautés de la présente édition. La première tient au chapitre de Pius Ngandu Nkashama sur « l’image de Jésus-Christ à travers les littératures africaines » ; ce chapitre propose un riche panorama, faisant place à des écrivains de plusieurs pays africains (dont Léopold Senghor), mais incluant aussi des auteurs américains et haïtiens. Au nombre des contributions nouvelles figure également un texte du pasteur protestant Kä-mana sur « le souffle pharaonique de Jésus-Christ en Afrique » ; l’A. y présente la « recherche égyptologique », qui se constitue comme « un processus de réinvention du passé et des traditions africaines en se donnant un grand mythe fondateur : l’Égypte pharaonique » (p. 222). Trois autres textes jusque-là inédits ont été ajoutés à l’édition ancienne : un texte sur « la christologie spécifique des noms africains de Jésus-Christ » (Lambert Museka Ntumba) ; un autre sur « la foi des femmes africaines » (Josée Ngalula Tshianda) ; un autre, enfin, sur la dimension sociopolitique de la christologie africaine (Benezet Bujo).

33Par-delà toutes les informations recueillies, le lecteur trouve dans l’ouvrage une ample matière à réflexion sur les tendances actuelles de la christologie africaine, ses difficultés et ses chances. Il perçoit bien les enjeux d’un langage sur le Christ qui soit significatif pour les cultures d’Afrique, et qui, à cette fin, fasse appel à des images ou à des mots disponibles au sein de ces cultures. Il entend à certaines pages des appels et des cris, l’expression de souffrances accumulées à travers lesquelles retentit le mystère de la Croix. Mais il sera aussi déconcerté, et même heurté, en découvrant que le courant de « l’Égypte pharaonique » oppose « l’être spirituel de l’Occident… fondé sur la foi en Jésus-Christ », et « l’être spirituel de l’Afrique » qui, lui, devra « se fonder sur l’énergie d’Osiris » (p. 202-203) : une telle opposition n’est pas acceptable (même s’il faut entendre la quête d’identité africaine qui, sans doute, s’exprime à travers elle). Au total, le titre du livre en dit bien le contenu : il s’agit de « chemins » aujourd’hui empruntés par des théologiens d’Afrique, plus que de véritables « christologies ». Et l’on se dit que l’avenir de celles-ci pourrait bien dépendre, en partie au moins, de la capacité du christianisme africain à trouver une juste attitude vis-à-vis du christianisme occidental. Ne pas tenir compte de celui-ci, écrit Kä-mana, serait pour l’Afrique une « erreur monumentale » (p. 226) — quelles que soient les blessures héritées du passé.

3413. Le livre de J. Sobrino, La foi en Jésus-Christ, est la continuation du livre que l’A. avait publié en 1991 sous le titre Jésus-Christ libérateur. Celui-ci proposait une lecture historique et théologique de la vie de Jésus ; le nouvel ouvrage porte sur la résurrection de Jésus, sa proclamation comme Christ, sa reconnaissance comme vrai Dieu et vrai homme.

35L’introduction précise les deux réalités dans lesquelles s’enracine le propos : la foi en Jésus-Christ et la perspective des victimes. Dans la première partie, consacrée à la résurrection de Jésus, l’A. retrouve certes un certain nombre de questions classiques (le « problème herméneutique », le « problème historique », le « problème théologique »), mais les reprend selon le point de vue annoncé ; ainsi la résurrection est-elle présentée comme révélation d’un Dieu juste, libérateur des victimes, victorieux des idoles — avec les implications qui s’ensuivent pour l’agir des chrétiens dans l’histoire. La deuxième partie traite des titres christologiques : « Grand-prêtre » ; « Messie » ; « Seigneur » ; « Fils de Dieu/Fils de l’homme/Serviteur de Yahvé » ; « Parole » ; à quoi s’ajoute une dernière section sur « Jésus comme Eu-anggelion ». L’A. entend à la fois retrouver la portée fondamentale de ces titres et les relire « à partir de l’Amérique latine » et de ses pauvres. La troisième partie traite de la christologie conciliaire. J. Sobrino y étudie les formules du dogme, indiquant là aussi comment elles peuvent être interprétées « à partir des victimes » ; il insiste entre autres sur le combat de l’Église ancienne contre le docétisme, et met en lumière l’exigence de la « suite de Jésus » comme source authentique de connaissance.

36Bien informé des questions soulevées par la recherche contemporaine sur la résurrection de Jésus et sur les titres christologiques, l’ouvrage est sans conteste une importante contribution à la théologie de la libération latino-américaine. On y reconnaît certes nombre de thèmes que J. Sobrino avait déjà exposés dans des publications antérieures, mais ils font ici l’objet de nouveaux développements, et surtout d’un approfondissement. Le livre se veut d’un bout à l’autre attentif à la voix des pauvres et des victimes, et dans ce contexte même entend honorer le Nouveau Testament, le dogme de Chaldédoine et toutes les théologies qui ont su « formuler la réalité ultime de Jésus-Christ » (p. 464). — On notera au passage le sous-titre du chapitre 12 : « l’homme qui vient de Dieu et le Dieu qui vient en l’homme » ; la première de ces formules rappelle l’ouvrage de J. Moingt, L’homme qui venait de Dieu, auquel J. Sobrino fait justement référence dans plusieurs passages de son livre (mais il ne connaissait pas encore l’ouvrage suivant de J. Moingt, Dieu qui vient à l’homme). Il valait la peine de signaler cet écho que la christologie de J. Moingt a ainsi trouvée, en Amérique latine, chez l’un des principaux représentants de la théologie de la libération.

3714. On sait qu’E. Jüngel a vivement critiqué, en 1997, le texte de la Déclaration luthéro-catholique sur la justification (même s’il ne s’est pas associé à la lettre de protestation qui fut alors signée par plus de 160 théologiens). Il a par la suite reconnu que l’annexe de cette Déclaration (1999) contenait des formules de conciliation. Les questions suscitées par le dialogue entre catholiques et luthériens ont été en tout cas, pour le théologien de Tübingen, l’occasion d’un ouvrage tout entier consacré au thème de la justification — ouvrage dont la troisième édition a été récemment traduite en langue anglaise, sous le titre Justification. The Heart of the Christian Faith.

38Après un chapitre introductif, l’A. souligne au chapitre 2 la place centrale qui revient à la doctrine de la justification, présentée dans la tradition luthérienne comme articulus stantis et cadentis ecclesiae. Il défend cette appréciation en montrant que (contrairement à la crainte jadis formulée par Barth) la thèse de la justification fait de la confession du Christ le centre même de l’Église. Il la défend aussi contre ceux qui, à la suite de Fichte, ont jugé la doctrine trop étroitement liée à son soubassement juif. Le chapitre 3 explique que, tout en héritant du concept de justice au sens de « relations bien ordonnées », l’apôtre Paul a formulé deux idées essentielles : d’une part, la justice est une justice « par la foi » et « indépendamment des œuvres » ; d’autre part, la justice divine n’est pas un attribut incommunicable de Dieu mais doit être plutôt identifiée à l’action de Dieu quand il déclare les pécheurs justes et qu’il les rend tels — ce qu’il fait en agissant vis-à-vis de nous dans le Christ crucifié. E. Jüngel envisage ainsi la croix comme l’acte suprême de relation : la relation du Père au Fils dans l’Esprit, la relation du Dieu un et trine à l’humanité pécheresse. Puis, après le quatrième chapitre qui développe une réflexion sur le péché (défini comme rupture de la relation à Dieu et aux autres), le chapitre 5 donne un exposé complet sur la doctrine de la justification. Celle-ci doit être interprétée à partir de quatre affirmations exclusives : Christ seul, la grâce seule, la Parole seule, la foi seule. Ainsi est mise en évidence la primauté de l’initiative divine, l’œuvre humaine étant exclue de l’économie salvifique. Face à l’objection d’un « extrinsécisme », l’A. fait valoir que nous sommes en fait à l’extérieur de nous-mêmes, et qu’être humain ne consiste pas à posséder ou à réaliser son être propre, mais à être plutôt au-delà de soi-même grâce à la Parole de Dieu. Il ressort de là que le chrétien est simul justus et peccator, que la vie des justifiés est déterminée par la Parole seule (ce qui ne veut pas dire sans les sacrements, car, dans les sacrements, c’est justement le Christ seul qui est à l’œuvre), et que la justification advient par la foi seule. Le dernier chapitre souligne que, loin de conduire à éliminer l’engagement éthique, la doctrine de la justification a sur ce plan des implications essentielles : nous sommes ce que Dieu crée, et nos actes humains sont justement la célébration de ce que Dieu fait de nous.

39Le livre d’E. Jüngel porte assurément la marque des vifs débats que nous rappelions plus haut et qui, notamment en Allemagne, ont opposé partisans et adversaires de la « Déclaration commune sur la justification ». Toutefois, même si l’A. ne résiste pas à quelques traits polémiques à ce propos (cf. p. 207 n. 136, ou p. 236 n. 215), on lui saura gré de vouloir mener sa réflexion dans un esprit « œcuménique » (cf. p. XXXV). Surtout, les allusions aux débats de l’heure ne devraient pas occulter l’essentiel : il s’agit d’un ouvrage de fond sur la théologie de la justification. Il contient de remarquables développements, riches de cette vigueur spéculative qui caractérise habituellement la pensée d’E. Jüngel. Mentionnons en particulier l’insistance de l’A. sur la relation de Dieu à l’humanité (et la manière dont il interprète, à la lumière de cette relation, la nature du péché et du mal) ; soulignons aussi son souci d’enraciner la doctrine de la justification dans la Révélation de Dieu et de sa Parole sur la Croix (cf. p. 78 sq), en grande cohérence avec ce qu’il avait jadis écrit dans Dieu mystère du monde.

40Cela dit, le lecteur catholique ne pourra pas toujours suivre E. Jüngel dans sa lecture du décret du concile de Trente sur la justification, ni ne partagera le soupçon porté sur la « mariologie » de Vatican II (cf. p. 170-171). Par-delà ces problèmes d’interprétation, comment la conception de l’homme « à l’extérieur de lui-même » est-elle compatible avec la révélation biblique de l’homme créé « à l’image de Dieu » ? Et la nécessaire insistance sur la primauté de l’initiative divine n’induit-elle pas ici une compréhension de l’être humain comme d’un être purement passif ? Le livre nous renvoie ainsi aux questions les plus traditionnelles du débat entre catholiques et protestants. Sans doute est-ce le signe que le dialogue œcuménique n’a pas encore réussi à les surmonter entièrement. Nous pensons toutefois que la signature officielle de la Déclaration luthéro-catholique, à Augsbourg, représente par elle-même un événement de très grande portée. Il ne suffit donc pas d’évaluer cette Déclaration à partir de la tradition luthérienne ; il faut aussi, en sens inverse, s’appuyer sur elle pour évaluer les doctrines qui (du côté protestant aussi bien que du côté catholique) ont tenté d’interpréter la conception paulinienne du salut en Jésus-Christ.

4115. Les RSR ont déjà salué l’importance de l’œuvre publiée par Adolphe Gesché dans le cadre de la série Dieu pour penser (cf. RSR 85/3 [1997], p. 486-493). Aux cinq volumes déjà parus s’ajoute désormais un volume consacré au Christ — plus précisément au « Christ de la foi », c’est-à-dire à « Jésus tel qu’il a été perçu et compris par les croyants » (p. 11).

42Un premier chapitre s’efforce de préciser la place du Christ dans la foi chrétienne : place centrale, assurément, à condition que l’on ne se méprenne pas sur le sens de sa venue parmi les hommes — nous parler de Dieu et nous parler de l’homme. Cette dernière précision assigne à la christologie la tâche de se développer d’abord comme « théologie » et comme « anthropologie ». Il reste que l’on peut et doit s’interroger sur le Christ lui-même, ce qui sera justement l’objet des chapitres suivants.

43Le chapitre II reprend la traditionnelle question du lien entre le « Jésus de l’histoire » et le « Christ de la foi ». L’A. ne se contente pas de recueillir ce que l’on peut aujourd’hui affirmer sur le Jésus terrestre (son « identité historique »), ni de souligner la portée de la confession de foi en Jésus comme « Dieu et homme » (son « identité dogmatique »), mais s’emploie surtout à articuler les deux points de vue et, pour ce, fait appel à la notion d’« identité narrative ». Jésus n’a pas seulement été vu et cru, il a fait l’objet d’un récit. Le développement, très marqué par les réflexions de P. Ricœur, s’avère d’une grande fécondité : d’une part, la prise en compte de l’identité narrative permet de résister au refus de l’histoire (sans pour autant enfermer dans la référence au passé, car cette identité narrative est aujourd’hui même confiée au lecteur qui doit répondre à la question « Qui dites-vous que je suis ? ») ; d’autre part, elle permet de conserver à l’identité dogmatique son caractère dynamique et d’en faire « une dogmatique vive » (p. 123).

44Le chapitre III traite de la Résurrection de Jésus. L’A. étudie d’abord les mots qui la désignent, puis aborde la question de son historicité. Il souligne que les textes attestent un événement tout à la fois christologique (Jésus est devenu Seigneur des vivants et des morts) et apostolique (le Seigneur est apparu aux apôtres) — un événement qui doit être qualifié comme « événement de révélation » (p. 144). De là, il tente de préciser la signification théologique de la Résurrection en explorant le thème de la Descente aux Enfers. Selon ce dernier thème, auquel les Pères grecs étaient particulièrement attentifs, la sortie du séjour des morts débouche sur une entrée dans le Ciel. Certes les synoptiques, et notamment Luc, privilégient une séquence différente qui répond à un souci « plus historial » : premier épisode sur Terre/second épisode sur Terre/Ciel. Mais la séquence Terre/Enfers/Ciel permet mieux de comprendre « la geste salvifique du Christ jusqu’à sa montée à la droite du Père » (p. 167). Elle met en évidence que ressusciter n’est pas « sortir du tombeau », mais que le Christ ressuscité est le Christ « qui sort du séjour des morts, de l’état (du lieu) assigné aux morts, c’est-à-dire de la véritable mort » (p. 173). La Résurrection de Jésus est « sortie des Enfers, où il est allé vivre jusqu’au bout la mort, et d’où il sort vivant à la Vie éternelle » (p. 173), elle est un acte de Dieu arrachant le Christ à la mort “tout entière“ » (p. 174). Le thème de la Descente aux Enfers permet en même temps de souligner l’universalité de l’œuvre salvifique ; il aide à associer la mort et la résurrection dans une même « agonie » victorieuse — car la Résurrection aussi est un combat… « Mais comme cette agonie-là est auréolée de gloire ! » (p. 193).

45Le chapitre IV aborde la question de Jésus comme « Fils de Dieu ». A. Gesché choisit de traiter le thème à partir d’une « narration d’identité », celle de la communauté primitive qui raconte son expérience d’un accès à la filiation divine : « l’expérience de notre filiation a précédé l’affirmation de la filiation de Jésus » (p. 203). Plus précisément, il s’agit d’une expérience de libération : c’est celle-ci qui nous révèle notre filiation, et « nous sommes fils parce que Jésus est Fils de Dieu » (p. 213). La réflexion ici proposée montre bien que la sotériologie est le lieu premier de la christologie : « c’est en Dieu que nous apprenons ce que nous sommes, et… c’est en nous que nous apprenons ce qu’il est. C’est dans notre filiation, appuyée sur une expérience de libération filiale, que se découvre la divinité de Jésus » (p. 222).

46Le dernier chapitre, après avoir rappelé la doctrine classique sur l’homme « capable de Dieu », invite en sens inverse à penser le Dieu de Jésus-Christ comme « un Dieu capable de l’homme ». De fait, n’y aurait-il pas en Dieu même, en son être même, une telle « capacité » à devenir homme ? Prolongeant des intuitions de Congar et de Rahner, s’appuyant aussi sur le témoignage de l’Écriture ainsi que sur certains thèmes de la tradition (la Sagesse préexistante chez Origène, le « Verbum incarnandum » chez saint Bernard), l’A. montre comment la découverte de l’Incarnation est finalement découverte de Dieu lui-même, plus précisément de la « philanthropia » qui est inscrite en Lui : « Le Verbe est par son être même, non par simple miséricorde, désir et capacité de l’homme » (p. 239). La christologie jette ainsi une lumière décisive sur la véritable transcendance, qui n’est pas celle d’un Dieu totalement éloigné et « ab-solu » : il faut plutôt parler d’une « transcendance de capacité à l’homme », et reconnaître qu’il y a en Dieu, « par le ministère de son Verbe, une ouverture immanente… à l’altérité humaine » (p. 241).

47On retrouve dans ce livre les grandes qualités des cinq volumes précédents de la série Dieu pour penser. Certes, le propos n’est pas d’embrasser tous les thèmes de la réflexion christologique ; mais ceux que l’A. retient sont parmi les plus importants, et, par la manière dont ils sont traités, permettent finalement un parcours très complet sur la théologie du Christ. L’ouvrage se caractérise par la clarté et la précision de son style (avec un sens très remarquable des formules), par la richesse de ses références (empruntées à l’Écriture, à la tradition patristique et médiévale, à la théologie contemporaine… mais aussi à la littérature et à la philosophie), par la portée de ses développements qui, là même où ils rencontrent des thèmes classiques, les traitent de façon toujours renouvelée (comme on l’a suggéré pour « l’identité narrative de Jésus », ou pour l’interprétation de la Descente aux Enfers). Ce livre, où s’allient si harmonieusement la beauté littéraire et la profondeur spéculative, complète de façon très heureuse une œuvre qui, prise en son ensemble, mérite d’être aujourd’hui considérée comme l’une des grandes œuvres de la théologie dogmatique dans l’espace francophone.

4816. Sous le titre La liberté de Jésus, la thèse de G. Essen, présentée à la Faculté de théologie catholique de l’université de Münster, se propose de réinterpréter la théologie néo-chalcédonienne dans le cadre d’une philosophie moderne du « sujet » et de la « personne ».

49Les controverses soulevées par la définition de Chalcédoine révélaient une difficulté de fond, que la théologie néo-chalcédonienne s’efforça de résoudre par la doctrine de l’« enhypostasie » : la deuxième Personne de la Trinité s’est uni une nature humaine qui ne subsiste pas en elle-même mais dans l’hypostase préexistante du Logos. Mais deux objections ont été par la suite formulées : d’une part, la doctrine de l’enhypostasie a été soupçonnée de monophysisme ; d’autre part, dans la mesure où cette doctrine impliquait l’« anhypostasie » de la nature assumée (celle-ci n’ayant pas en elle-même sa propre subsistence), elle semblait mettre en cause la véritable humanité de Jésus. Cependant, quelles que soient les limites de la conceptualisation néo-chalcédonienne, il importe de reconnaître la vérité dont elle demeure porteuse. Cela implique d’abord que l’on fasse droit à l’« intuition alexandrine » (Grillmeier) que le néo-chalcédonisme a voulu précisément retrouver : l’unité substantielle de Dieu et de l’homme en Christ, l’identification de son « Je » avec le Logos divin préexistant — seule manière de prendre au sérieux l’énoncé de Jn 1,14 sur le « Logos devenu chair ». L’apport spécifique du néo-chalcédonisme a été de faire le lien entre le concept de l’hypostase et l’idée alexandrine du Logos, ce qui permettait de préciser le sens de Chalcédoine : la personne de Jésus ne peut pas être comprise comme le résultat d’une conjonction entre les deux natures, car c’est bien l’hypostase du Logos préexistant qui assume la nature humaine comme sa nature propre — ce qu’exprime justement le concept d’« enhypostasie ». L’enjeu de cette doctrine est d’une part de souligner que l’événement du Christ doit être compris comme l’Incarnation du Logos préexistant — en d’autres termes, qu’il est seulement redevable à l’initiative prévenante de Dieu. Il est aussi de poser l’identification entre l’hypostase du Logos incarné et la deuxième hypostase de la Trinité, et d’établir ainsi la fondation trinitaire de l’événement du Christ. Il est enfin de bien marquer que l’unité de Jésus avec Dieu n’a pas sa source dans l’humanité de Jésus mais en Dieu même (p. 122-123).

50Cependant, si le concept d’enhypostasie ne met point en cause l’intégrité de la nature humaine (d’autant qu’au sens strict, selon Léonce de Jérusalem, la nature assumée ne doit pas être dite « anhypostatos » mais « ouk idiohypostatos » — « sans hypostase propre »), le danger existe par contre de porter atteinte à l’autonomie de cette nature humaine, et cela au nom même de l’unité hypostatique avec le Logos (p. 128-129). L’A. est également conscient des limites inhérentes à la notion d’« hypostase » dans la théologie néo-chalcédonienne. Il consacre tout un chapitre aux évolutions qu’a subies la notion de « personne » dans la philosophie moderne, puis un autre chapitre aux apories liées à la doctrine des deux natures. Il ressort de ces développements que la « forme de pensée » christologique doit être désormais transformée : la prise en compte de la liberté dans la philosophie transcendantale et le concept de « sujet » qui lui est associé appellent une réinterprétation des énoncés néo-chalcédoniens sur l’enhypostasie du Logos. Mais avant de s’engager dans cette tâche, l’A. s’arrête sur la fameuse affirmation de W. Pannenberg « Jésus est Dieu en tant qu’il est cet homme » : ce théologien a en effet le mérite de s’être réapproprié le thème de l’enhypostasie, dans le cadre d’une théologie qui, à partir du Jésus historique, tente de rejoindre le concept trinitaire de la Personne du Fils de Dieu. Mais W. Pannenberg tend à présenter l’humanité de Jésus comme un moment dans l’auto-accomplissement du Fils éternel, lui-même compris comme auto-réalisation de Dieu dans l’histoire : en ce sens, il ne parvient pas à saisir l’autonomie de Jésus au titre d’une liberté voulue par Dieu même et, de ce point de vue, ne pallie pas le déficit qui affectait la doctrine traditionnelle de l’enhypostasie (p. 241).

51La discussion avec W. Pannenberg permet à l’A. d’exposer ses propres vues, dans le chapitre 8 de l’ouvrage. On retient d’abord la thèse suivante : l’histoire de Jésus (c’est-à-dire tout à la fois sa vie, sa mort et sa résurrection) est l’auto-manifestation de Dieu en tant qu’amour ; l’événement de cette manifestation est lui-même à entendre comme un accomplissement de liberté — plus précisément comme la décision d’une liberté d’affirmer une autre liberté par le fait même de se communiquer à elle (p. 265-266). Les implications christologiques de cette thèse doivent être alors dégagées ; l’A. montre notamment que, si la liberté humaine de Jésus est la médiation de l’auto-manifestation de Dieu, si elle est par là même le lieu de « l’auto-présence » de Dieu dans son amour, alors il ne peut pas y avoir de différence entre la liberté de Jésus et la liberté du Fils de Dieu (p. 295). Mais comment cette liberté du Fils de Dieu, en tant que liberté humaine, demeure-t-elle divine dans le processus historique de son incarnation ? Il faut ici repenser « l’union sans confusion » dans la perspective d’une « christologie kénotique » (notamment développée par H. Urs von Balthasar, à qui l’A. se réfère souvent dans cette section), moyennant plusieurs conditions qui sont soigneusement précisées : la kénose du Christ ne peut avoir son fondement que dans l’amour divin intratrinitaire ; et cet amour est lui-même à définir, dans la ligne de K. Barth, comme la « toute-puissance du libre amour de Dieu » (p. 302). C’est seulement par cette voie que l’on peut préserver la perfection de la Divinité et la gratuité de sa manifestation, en même temps que penser le don kénotique de la liberté divine jusque dans l’histoire humaine de Jésus. Dès lors, plutôt que de refuser au Fils un être personnel préexistant (ce que l’A. reproche à P. Schoonenberg), il importe de voir dans cette préexistence le fondement même qui rend possible l’existence de Jésus et sa mission dans l’histoire du salut (p. 313). Les développements christologiques conduisent à soulever finalement deux questions de théologie trinitaire, l’une sur la participation du Fils aux propriétés essentielles de la Divinité, l’autre sur l’origine des trois Personnes divines ; mais, demande l’A., « le véritable abîme de la raison n’est-il pas atteint là où elle tente de penser l’amour originellement parfait de Dieu comme l’essence divine qui existe à partir de soi et qui est réalisée dans l’unité des Personnes divines ? » (p. 335).

52Notre compte-rendu aura fait sentir l’extrême richesse de l’ouvrage de G. Essen. Cet ouvrage impressionne par la maîtrise avec laquelle il traverse les divers champs de la réflexion — depuis le dossier fort complexe de la théologie néo-chalcédonienne jusqu’aux débats les plus spéculatifs de la christologie contemporaine, en passant par la philosophie moderne du sujet et de la liberté. Les exposés sur l’enhypostasie, excellemment informés, témoignent d’une herméneutique exigeante qui, tout à la fois, sait reconnaître la portée fondamentale de ce concept et ses limites au regard des développements ultérieurs sur la notion de « personne ». C’est justement la qualité de cette herméneutique qui permet à l’A. d’apporter sa propre contribution à la réflexion christologique, moyennant des discussions serrées avec plusieurs théologiens du XXe siècle. Nous regrettons seulement qu’il ne soit pas fait référence à l’ouvrage de J. Moingt L’homme qui venait de Dieu (trop méconnu, à ce jour, dans les pays de langue allemande) : on aimerait que l’A. entre en débat avec ce livre qui, lui aussi soutenu par une herméneutique du dogme christologique, représente l’une des rares tentatives pour repenser de nos jours la « préexistence du Fils » — mais selon une orientation différente de celle de G. Essen puisqu’il s’agit, pour J. Moingt, de partir avant tout du récit évangélique à propos de Jésus et d’honorer la nouveauté de son existence historique. Nous apprécions en tout cas que G. Essen, prenant acte de la réflexion moderne sur la liberté, trouve là un chemin pour réinterpréter la théologie néo-chalcédonienne. Cette réinterprétation culmine à travers les développements sur la kénose qui, correctement entendue, respecte bien les enjeux originels du concept d’enhypostasie — avant tout l’idée que l’union de Jésus avec Dieu a sa source en Dieu même, et par là même l’exigence d’enraciner la christologie dans la théologie trinitaire. G. Essen honore en effet cette dernière exigence, d’une manière qui ne compromet pas l’intégrité de la nature assumée par le Fils de Dieu mais qui, par la médiation du concept de « liberté », permet au contraire de la fonder.

5317. Sous le titre Le Premier-né d’une multitude, le gros ouvrage de D. L. Gelpi (plus de 1 500 pages, réparties en trois volumes) est une tentative de christologie systématique, élaborée aux États-Unis et très soucieuse de rejoindre en particulier des adultes récemment baptisés et des chrétiens engagés dans un processus de « conversion permanente ».

54Dans le premier volume (« l’espérance en Jésus-Christ »), l’A. part d’un diagnostic sur la crise de la christologie contemporaine et sur les tentatives pour la surmonter, de manière à exposer ensuite son propre projet et la méthode qu’il compte suivre : reprenant et complétant des intuitions de Lonergan, il se propose d’élaborer une christologie centrée sur la « conversion », c’est-à-dire une christologie susceptible de fournir à des chrétiens les instruments dont ils ont besoin pour appeler des adultes à la « conversion intégrale au Christ ». L’A. élabore dans cette perspective un portrait de Jésus de Nazareth, cherchant à clarifier le sens de l’« humanité de Jésus » dans un contexte contemporain ; puis, s’appuyant sur les écrits pauliniens et sur l’Apocalypse, il montre comment l’engagement envers le Christ, tel qu’il est révélé dans le mystère pascal, transforme les espoirs « naturels » de l’être humain.

55Le deuxième volume (« christologie narrative synoptique ») étudie les évangiles synoptiques selon une démarche de « logique pragmatique ». Ici se vérifie la définition de la « connaissance christologique » : une connaissance qui advient par l’assimilation à Jésus-Christ dans la force de son Esprit. L’A. montre que les évangiles synoptiques racontent l’histoire de Jésus avec le souci de promouvoir une telle « assimilation ». Les trois premières sections portent respectivement sur Mt, Mc et Lc (évangile et Actes). La dernière section dégage un certain nombre de conclusions sur la signification « pragmatique » de la connaissance christologique. Ces conclusions sont regroupées autour de quatre thèmes : le contexte de foi qui est requis par l’assimilation à Jésus ; le genre de repentir que demande le progrès dans la « connaissance christologique » ; la vision du Royaume vis-à-vis duquel les croyants se trouvent engagés ; la manière dont la pratique de la « connaissance christologique » guérit la conscience humaine et la mène à sa perfection.

56Il reste à explorer les liens entre les dimensions narratives, doctrinales et pratiques de la christologie. C’est ce que se propose le troisième volume (« christologie doctrinale et pratique »), toujours avec le même souci de répondre aux besoins des adultes convertis et de ceux qui, pleinement initiés à la foi chrétienne, ont à cœur de progresser encore sur le chemin de leur conversion. L’A. veut en même temps répondre aux exigences d’une christologie « inculturée » dans le contexte de l’Amérique du Nord ; cela implique une métaphysique de l’expérience (dérivée de la tradition philosophique nord-américaine), un regard sur les formes du péché dans la culture des États-Unis, et l’attention au dialogue entre l’Église nord-américaine et l’Église universelle. Le volume s’ouvre par une étude sur l’évangile de Jean qui, tout en développant lui aussi une christologie narrative, témoigne de préoccupations doctrinales plus nettement marquées. Il comprend ensuite une longue partie sur la « christologie doctrinale » : l’A., après avoir discuté les interprétations contemporaines de la christologie conciliaire, soutient qu’une christologie élaborée dans le contexte d’une théologie contemporaine de la conversion est cohérente avec la christologie de Chalcédoine et notamment avec l’interprétation qu’en donnait Maxime le Confesseur ; il réfléchit en outre sur la reconnaissance de Jésus-Christ comme Sauveur, prophète, prêtre, roi et juge, montrant que la personne de Jésus transforme le sens de ces attributs et leur donne une portée nouvelle. Les développements sont ici ordonnés à la perspective d’une conversion qui doit atteindre l’intelligence, mais l’A. montre aussi, dans une dernière partie, comment la conversion a en même temps une dimension morale et socio-politique.

57Les lecteurs français sont sans doute peu habitués à des ouvrages aussi fortement marqués par la culture nord-américaine. Il seront peut-être surpris par certains usages de l’A., ainsi sa manière de parler du « Souffle divin » (« Divine Breath ») pour désigner l’Esprit-Saint — et d’en parler au féminin (« la Mère divine », « the divine Mother »). Ils risquent aussi d’être déconcertés par les références à des auteurs qui ne leur sont guère familiers (à commencer par Lonergan, dont on sait pourtant l’influence en Amérique du Nord). Mais l’ouvrage n’en reflète pas moins une large connaissance de la théologie européenne. Il est également bien informé au point de vue biblique et patristique, et l’on doit souligner la maîtrise avec laquelle il parvient, à partir de nombreuses sources, à construire un exposé à la fois rigoureux et cohérent. L’originalité de l’ouvrage vient notamment de son enracinement nord-américain, de son insistance sur le thème de la « conversion », et de son orientation résolument « pragmatique ». Ce dernier mot ne doit pas être entendu dans un sens restreint. La perspective est plutôt celle d’une connaissance inséparable de l’expérience — comme il en va dans les Exercices Spirituels de saint Ignace que mentionne la préface du deuxième volume : celui-ci, annonce l’A., déploie précisément une interprétation de la connaissance du Christ à laquelle donnent accès les retraites ignatiennes (p. 8).

5818. Faisant suite au livre Christologie et contemplation. Orientations générales (cf. RSR 87/2 [1999], p. 239-240), le nouveau livre de V. Battaglia — Le Seigneur Jésus époux de l’Église — développe une christologie centrée sur la symbolique nuptiale. Un premier chapitre recueille les fondements bibliques de cette christologie, en s’appuyant successivement sur les écrits prophétiques, sur le Cantique des cantiques, sur les psaumes, sur les évangiles, sur les lettres pauliniennes et sur l’Apocalypse. Le chapitre 2 traite de l’Incarnation : la nature humaine comme « épouse du Fils de Dieu », puis comme « épouse pure, sainte et immaculée » (l’A. s’arrête ici sur la maternité divine de Jésus). Le chapitre 3 aborde ce qui est le cœur de la « christologie nuptiale » : la passion rédemptrice, manifestant l’« excès de charité » qui a porté le Fils de Dieu à donner sa vie pour l’Église son épouse. Le chapitre 4 est consacré à l’Esprit Saint, en tant qu’il est le Don nuptial du Seigneur à l’Église et le lien d’amour qui l’unit à elle. Un dernier chapitre décrit enfin « l’union nuptiale avec le Seigneur Jésus », montrant la fécondité des approches précédentes dans la perspective d’une théologie spirituelle.

59On saura gré à l’A. de mettre si bien en évidence, comme dans son ouvrage antérieur, les liens profonds entre christologie et spiritualité, et de le faire ici à travers la symbolique nuptiale qui tient une telle place dans l’Écriture comme dans la tradition patristique et médiévale. V. Battaglia se réfère entre autres aux commentaires du Cantique (Origène, saint Bernard…), et c’est aussi l’intérêt de son livre que d’en citer un certain nombre de passages très significatifs. Aux textes d’Origène qu’il mentionne, nous ajouterions volontiers un passage du Contre Celse (VI,47), et surtout un passage du Traité des principes (II,6,3) où Origène dit que « le Verbe de Dieu est avec son âme “en une seule chair“, bien plus que le mari ne l’est avec sa femme ».

6019. Le volume Jésus-Christ et l’unicité de la médiation, édité par Mariano Crociata, rassemble les actes d’un colloque organisé par le Département de théologie des religions de la Faculté de théologie de Sicile.

61Dans la première partie, intitulée « horizons », A. Amato présente les données du débat actuel (il s’arrête entre autres sur la thèse pluraliste de Paul Knitter et sur les réactions qu’elle a suscitées). Ce texte est suivi d’une contribution de P. Coda, qui plaide pour une « herméneutique christologico-trinitaire » du pluralisme religieux. Une deuxième partie, intitulée « catégories », comprend un écrit d’A. Grillo sur le concept de « médiation », sur son usage et sur les abus auxquels il a donné lieu dans les domaines de la philosophie et de la théologie. La troisième partie (« figures ») évoque plusieurs théologiens qui, de manières diverses, peuvent contribuer à l’approfondissement du thème ici étudié : R. La Delfa traite ainsi de Newman ; G. Trapani présente la réflexion de H. de Lubac sur le christianisme et les autres religions ; S. Privitera donne une étude sur K. Rahner (« dimension transcendantale et catégoriale de la médiation ») ; M. Naro traite de H. Urs von Balthasar, exposant sa conception de Jésus-Christ comme « totale nouveauté » par rapport aux religions ; A. Raspanti présente « la médiation singulière de Jésus et l’expérience mystique chez G. Moioli » ; enfin, N. Madonia s’arrête sur les « christologies pneumatologiques » de W. Kasper et M. Bordoni. Une dernière partie (« questions ») offre d’abord une étude sur « les religions et la révélation » (M. Crociata), puis fait le point sur les documents récents du Magistère au sujet des religions (F. S. Cucinotta), avant de fournir une dernière réflexion sur le sens de la doxologie « Par le Christ notre Seigneur » (C. Scordato).

62L’ouvrage a le mérite d’aborder de front l’une des questions centrales de la christologie, et les auteurs sont conscients du fait que cette question est aujourd’hui radicalisée par le défi du pluralisme religieux. Sans pouvoir faire la synthèse d’approches nécessairement variées, nous percevons au moins quelques lignes de force qui donnent au volume son unité : l’attention aux problèmes actuels de la théologie des religions ; la prise en compte des textes magistériels sur le sujet ; le souci d’affirmer inséparablement l’universalité de l’offre divine du salut, l’unicité du Christ comme médiateur entre Dieu et les hommes, et l’action de l’Esprit qui, comme Esprit du Christ, est à l’œuvre dans l’expérience religieuse de l’humanité.

6320. Il faut d’emblée saluer le courage de Ch. Duquoc qui, dans son livre L’unique Christ. La symphonie différée, reprend à nouveaux frais des questions centrales de la christologie. L’A. rappelle lui-même que, jadis, les deux volumes de son « essai dogmatique » sur « l’homme Jésus » (1968) et « le Messie » (1972) prenaient en compte les défis de la « lecture historico-critique de la Bible » et ceux de la « déconstruction philosophique » (p. 25) ; le nouveau livre, lui, fait face à la question « plus radicale » qui atteint la christologie dès lors que le caractère central du Christ est « mis en difficulté par les pluralités religieuses, le déchirement judéo-chrétien et les cassures internes » (ibid.).

64La première étape est consacrée à la « déchirure » entre Israël et l’Église. On ne saurait voir dans l’opposition des chrétiens et des juifs un simple malentendu ; en réalité, « il faut interpréter cette césure causée par Celui dont la tâche était d’abolir toute division, le Christ » (p. 28). L’A. explore donc les raisons qui, dès l’origine, aident à comprendre la rupture ultérieure : l’opposition entre le Messie et la Ville (Sion) ; la préférence donnée au Médiateur sur la Torah ; le différend sur l’élection et le salut des païens ; enfin, la prise de distance de Jésus par rapport à la possession de la terre (à l’encontre de la promesse faite à Israël). La rupture ultérieure ne doit pas être comprise comme nécessairement négative. L’Alliance peut être au contraire « revisitée », au bénéfice d’un dialogue fructueux. Elle n’accomplit son sens que si elle est au service de la vie ; elle est rénovée par le geste de Jésus qui s’est rendu solidaire, jusqu’à en mourir, des victimes de ce monde ; la Loi, tout à la fois, abandonne son « autorité décisive » et garde sa « nécessité pratique » ; un déplacement marque la relation de Jésus à Dieu, qui, sans rien perdre de son mystère, devient un « Dieu familier ». Jésus, donc, ne met pas en cause l’Alliance ni ne méprise la Loi, mais il recentre celle-ci sur « ce qui lui paraît essentiel à l’avenir d’Israël et à la reconnaissance du vrai Dieu » (p. 73).

65Or la « déchirure » entre Israël et l’Église est le symbole d’une autre division, celle qui affecte les religions du monde. La deuxième étape (« les religions en fragments ») prend acte de ce que la « dissémination » dans la recherche de l’Absolu demeure insurmontée, et tente d’en dégager un certain nombre d’implications christologiques. Comment entendre l’universalité du Christ dans le contexte d’une telle « fragmentation » ? D’abord en se rendant attentif aux paroles et aux actions de Jésus. On peut en parler en termes de « libération », mais à condition de redéfinir ce concept : il ne peut être défini par le seul futur (« sans un rapport authentique à l’actualité du Règne, le futur annoncé s’avère illusoire », p. 87) ; la prédication de Jésus a un caractère « critique » et « modeste », en même temps que « radical » (car « le Règne se dérobe à celui qui ne s’y accorde pas dès maintenant », p. 91-92). Dès lors, plutôt que de mettre en avant le critère de l’« humain authentique » dans le cadre du dialogue interreligieux (cf. Cl. Geffré), ce dialogue doit s’orienter « vers la recherche d’une expérience toujours actuelle, mais toujours occultée… : l’affrontement à un présent dont la profondeur demeure ignorée » (p. 100-101). Les pages suivantes précisent le diagnostic porté sur le dialogue entre religions : les discussions actuelles sont handicapées par leur recherche d’un « horizon commun ». Or il s’agit plutôt d’« affronter le présent en sa profondeur » (p. 115), car « si Dieu se manifeste effectivement comme l’annonce Jésus, c’est là où toute existence se tient : le présent en sa profondeur insue, cachée ou niée » (p. 116). Le théologien chrétien peut en tout cas accepter « que le fragment demeure fragment », il peut renoncer à une « réalité unificatrice conceptuellement désignable » (p. 124), et l’annonce inaugurale de Jésus invite précisément à une telle modestie.

66La foi chrétienne confesse, il est vrai, la maîtrise du Christ sur l’histoire et le cosmos. Néanmoins, dans une troisième partie intitulée « l’espérance voilée », l’A. invite à distinguer, d’une part, le « principe » de cette maîtrise christique et l’espérance qu’il suscite, et, d’autre part, la perception d’une telle maîtrise dans l’histoire concrète du monde et le devenir du cosmos. Si Jésus annonce l’accomplissement des temps, « l’histoire ne s’en écoule pas moins comme un fleuve au cours indécis et indéfini » (p. 138). En dépit de maintes tentatives, ni le christianisme ni les grandes utopies n’ont pu en fait manifester un sens global de cette histoire, tant elle demeure marquée par le hasard, l’imprévisible, ou la violence. Certes, l’action du Christ tente de s’inscrire dans le temps ; cependant sa maîtrise, plutôt que d’être entendue comme un pouvoir qui empêcherait les effets du mal et du hasard, « consiste en une donation qui est accueillie de telle sorte que l’injustice ne menace pas en dernière instance la survie du monde » (p. 181). On ne peut davantage déchiffrer l’inscription réelle de la maîtrise du Christ sur le devenir du cosmos (contrairement à ce qui fut la perspective de Teilhard). Certes, l’assurance nous est offerte de sa seigneurie sur l’univers, mais nous ne pouvons donner à celle-ci un contenu concret et sommes « condamnés à une grande modestie théologique » (p. 200).

67Il reste dès lors à penser, dans une dernière étape, « la division féconde ». L’Esprit assure que Dieu, présent dans le mouvement de notre histoire, n’y est cependant pas « disponible » : « l’Esprit dévoile, il ne révèle pas sans retrait. Il indique que le présent est habité par Dieu, mais il garde de mettre Dieu à notre disposition comme s’il était un avoir que nous pourrions utiliser selon notre bon plaisir » (p. 220). Dans cette perspective, la division elle-même peut être féconde : « Les religions sont des fragments, elles ne sont pas nécessairement hostiles entre elles » (p. 223). On ne peut objecter que le Christ est « le tout » : son universalité ne peut être en fait pensée d’une façon qui évacuerait son historicité (celle d’un juif qui vécut de façon unique en un temps donné de l’histoire) ; et certes Jésus est ressuscité, mais le Ressuscité « se rend absent » et « laisse le monde à sa maturation multiforme et les religions à leurs expériences diversifiées » (p. 232-233). L’universalité du Christ est finalement eschatologique : « la symphonie que sa maîtrise a le pouvoir de créer est différée jusqu’au temps fixé », l’exécution de cette symphonie est « différée par le Christ lui-même » (p. 233 et 248).

68Le livre de Ch. Duquoc prend position, on le voit, sur la question qui peut être considérée comme la plus centrale dans le champ de la christologie actuelle, celle de l’unicité et de l’universalité du Christ dans le contexte d’un monde pluraliste. D’une écriture alerte et toujours suggestive, il retient d’un bout à l’autre par la vigueur de son propos. Nous apprécions entre autres, dans le premier chapitre, sa préoccupation d’aller à la racine de la rupture historique entre christianisme et judaïsme. Les chapitres suivants témoignent par ailleurs d’un diagnostic lucide sur les divisions qui demeurent insurmontables entre les religions, et nous savons gré à l’A. d’oser dire, avec tant de liberté, les limites d’une théologie des religions qui ne prendrait pas suffisamment acte des divergences. Nous apprécions aussi son insistance sur la singularité historique de Jésus le Nazaréen (contre certaines formes d’universalisme qui en feraient trop facilement l’économie). Nous aimons encore son appel à un certaine « modestie » du théologien, qui peut être tenté d’interpréter trop rapidement ou de manière trop globale les événements de l’histoire et le devenir du monde, et qui, ce faisant, risque d’oublier la discrétion même de Dieu dans sa révélation à notre humanité.

69Qu’il nous soit pourtant permis de soulever, sur ce fond, quelques remarques ou questions. En premier lieu, si l’A. a raison de souligner le caractère irréductible des divergences entre religions, nous avons plus de mal à le suivre dans son plaidoyer pour « la division féconde ». Ce n’est pas qu’il entende freiner le dialogue entre religions, et nous souhaitons même, sur ce point, formuler une petite retractatio : contrairement à ce que nous avons écrit dans Études (février 2003, p. 263), le propos du livre ne devrait pas être entendu comme un consentement au statu quo, car l’A. estime en réalité que la problématique des religions comme « fragments » offre des chances à un authentique dialogue. Mais l’ouvrage ne risque-t-il pas parfois de donner l’impression — fût-ce à tort — qu’il y aurait à prendre son parti des divisions existantes ? Il faut en tout cas reconnaître que la théologie chrétienne des religions contribue pour sa part à fonder des tentatives de dialogue — partielles et limitées, certes, mais néanmoins significatives. Pourrait-elle le faire sans un certain horizon de sens, celui-là même qui lui semble ouvert par la révélation de Dieu en Jésus-Christ ? Par ailleurs, nous reconnaissons certes que la théologie chrétienne ne doit pas avoir la prétention de tout connaître d’avance, comme si elle n’avait rien à apprendre de ce qui lui est dit à travers les « fragments » disséminés dans la diversité des lieux et des temps ; mais elle n’en a pas moins la responsabilité de discerner ces « fragments » à la lumière de l’Évangile et dans la lumière de l’Esprit. Et si elle doit éviter de penser l’universalité du Christ d’une manière qui sous-estimerait la singularité historique du Galiléen (comme le rappelle opportunément l’A.), il n’en est pas moins essentiel que, au nom de cette même universalité, elle puisse dès maintenant s’engager dans une certaine appréciation de l’histoire et notamment des traditions religieuses de l’humanité.

70Ces réflexions n’ont d’autre but que de contribuer au débat que le livre de Ch. Duquoc soulève si vigoureusement. Redisons-le en terminant : ce livre a le courage d’affronter la question qui, à notre sens, devient de plus en plus cruciale sur le terrain de la christologie. Les réactions qu’il nous a inspirées sont à la mesure de l’intérêt que nous lui avons porté, et nous souhaitons que d’autres, à leur tour, puissent engager le dialogue avec l’auteur de L’unique Christ.

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73II est difficile de dresser, au terme de ce Bulletin, un bilan général de la christologie actuelle : un tel bilan devrait en effet intégrer des ouvrages qui sont présentés dans d’autres Bulletins de la revue (ceux sur le NT, ceux de patristique et de Moyen Âge, ou encore celui sur la question de Dieu). Les compte-rendus que nous avons ici même rassemblés autorisent néanmoins quelques remarques finales.

74Il faut entre autres souligner la qualité de certaines études sur les représentations du Christ dans l’histoire (cf. les livres sur Bérulle, sur « Jésus romantique »…) : fort intéressantes du point de vue historique, elles sont aussi pleines d’intérêt pour la réflexion christologique contemporaine. Celle-ci, d’autre part, continue à bénéficier de recherches exégétiques sur le NT, en même temps qu’elle s’appuie sur de savantes herméneutiques de la christologie patristique (comme le montre en particulier la riche étude de G. Essen).

75En dehors du livre de J. Sobrino et de la nouvelle édition de Chemins de la christologie africaine, on aura noté l’absence d’écrits en provenance de l’Amérique latine, de l’Afrique et de l’Asie — du moins sur la base des ouvrages qui nous sont parvenus. La christologie européenne, quant à elle, a récemment connu des publications de qualité, ainsi qu’on aura pu s’en rendre compte à travers plusieurs recensions. Et l’on pressent que son propre renouvellement tiendra notamment à la manière dont elle saura relever le défi du pluralisme contemporain, trouvant dans ce défi même l’occasion d’approfondir la traditionnelle réflexion sur l’identité du Christ.


Date de mise en ligne : 01/07/2008

https://doi.org/10.3917/rsr.032.0301

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