I – Christianisme et modernité (de 1 à 4)
2. Thomas ekstrand, Max Weber in a theological Perspective, Peeters, Louvain, 2000, 235 p.
3. Sous la direction de Nathalie Depraz et Jean-François Marquet, La Gnose, une question philosophique. Pour une phénoménologie de l’invisible. Les Editions du Cerf, Paris, 2000, 270 p.
4. Paul J. Griffiths, Problems of religious Diversity, Blackwell, Oxford, 2001, 176 p.
11. Croire et comprendre se présente comme une approche philosophique de l’expérience chrétienne. Cette épure philosophique, élégante et rigoureusement construite, se présente sous le double patronage de la logique hégélienne de l’expérience et de la mystique spéculative de Maître Eckhart, auteurs auxquels P.-J. Labarrière a consacré d’importants travaux. L’expérience est toujours bipolaire, pour reprendre une expression du P. Marty. Elle englobe toujours la réalité d’un donné et l’intelligence qu’il revient à l’homme d’en proposer, mais elle n’est réductible ni à l’une ni à l’autre de ces dimensions (p. 33). Ainsi, elle renvoie toujours à une identification réflexive en advenir, entre un vivre et un dire, ces deux pôles indissociables d’une liberté en genèse (Ibidem). Cette conception de l’expérience exclut deux manières de concevoir les rapports du croire et du comprendre, le parallélisme concurrentiel ou l’ordre hiérarchique, l’exclusion qui pose l’autonomie absolue de deux domaines ou l’inclusion qui risque toujours de dénier les différences ; la seule solution qui fasse droit au procès de l’expérience humaine, c’est la mise en relation, qui consiste moins en l’imposition d’un schème abstrait qu’en la définition d’une tâche toujours recommencée. Cette tâche procède d’une double négation, celle de la multiplicité pure comme de la simple unicité et ouvre à une quête sans fin, celle que définit l’émergence d’une structure de réflexion, à même la contingence de ce qui survient (p. 46). La logique et l’histoire se répondent dans un processus de genèse toujours à reprendre où le croire et le comprendre entrent dans le jeu logique d’une double présupposition réflexive (p. 16). Cette double présupposition conduit à un humanisme mystique qui, ne séparant pas vision de l’homme et vision de Dieu, fonde l’affirmation : il n’y a que l’homme, sur le fait que fondamentalement il n’y a que Dieu. La pensée qui correspond à cet humanisme mystique est un monisme articulé qui prend la figure d’une unité plurielle. La foi au Christ peut être comprise comme l’adhésion à cet homme venu de Dieu pour redire à tout homme la dignité de son origine (p. 191), de sorte que la référence au Christ vient renforcer la foi fondamentale dans les capacités de l’homme (p. 189).
2Cet essai, dans sa brièveté, pose des problèmes fondamentaux, mais l’auteur passe trop rapidement sur les thèses qu’il rejette ou sur les difficultés du système hégélien, sur l’antériorité et la permanence de la représentation et, puisqu’il cite le P. Fessard, sur l’importance du symbolisme ou les limites de l’analyse du langage. En outre, nous nous demandons s’il fait suffisamment droit, dans la bipolarité de la relation, à la dissymétrie des termes et si la bipolarité n’est pas prématurément pensée, malgré des intentions contraires, comme pure réciprocité.
32. Dans l’introduction à Max Weber in a theological perspective, Thomas Ekstrand indique les raisons de son angle d’attaque de la pensée de Weber en anticipant ses conclusions : une théologie chrétienne, acceptable pour la modernité telle que la pense Max Weber, doit entreprendre une révision radicale de la pensée théologique traditionnelle et être praxis-oriented rather than concerned with the metaphysical interpretation of reality (pp. 17-18).
4Après avoir situé Max Weber, dans le contexte historique de l’Allemagne wilheminienne, en rapport avec la théologie de son temps, afin de souligner le conflit permanent, dans la modernité, de la religion et des systèmes de valeurs, T. Ekstrand s’emploie à préciser le rôle des valeurs dans le travail scientifique : pour Max Weber, science et visions du monde et de la vie ont deux fonctions distinctes mais non complètement séparées. La science fournit les faits et les explications, les visions de la vie fournissent les valeurs dont nous avons besoin pour agir (p. 96). Comprenant la modernité comme processus de rationalisation, qui s’exprime dans une spécialisation et une bureaucratisation croissantes (p. 112), avec le risque de transformer l’homme en machine (p. 111) en l’enfermant dans une sorte de cage de fer, Weber décrit une forme moderne de l’aliénation (p. 116), auquel l’homme tente d’échapper par l’érotisme ou par la privatisation. La religion, en revanche, semble ne plus avoir de rôle positif à jouer, si ce n’est comme une thérapie pour ceux qui ne peuvent pas affronter la dureté de la vie (p. 123). Ce n’est cependant pas la seule interprétation possible de Weber. Lorsqu’il trace le portrait de celui qui peut échapper au danger de la rationalisation, en attendant de lui une vision de la vie assez forte pour guider l’action et une attitude rationnelle capable de poursuivre des fins avec efficacité, il caractérise un utopian realism, susceptible de définir un nouveau rôle pour la religion et la théologie. Dans cette interprétation, la religion peut jouer un rôle dans la modernité en proposant des visions du monde et des valeurs, capable d’orienter l’action (p. 138) et servir d’instrument de libération, si elle n’entre pas en conflit avec la vue scientifique du monde (p. 138).
5À partir de ce diagnostic, l’auteur examine les défis que lance l’interprétation wébérienne à la théologie chrétienne, les critères que doit vérifier une vision adéquate de la vie, et les réponses possibles de la théologie à ces défis. Prolongeant les réflexions de Weber sur le charisme et le prophétisme, il développe un modèle de révélation compatible avec les critères d’une conception adéquate de la vie. La révélation, qui permet aux hommes de se penser comme des créatures dépendant de l’univers pour leur subsistance et soumis par Dieu à une obligation morale absolue (p. 196), justifie a Christian utopian realism qui suppose une conception non métaphysique de Dieu, une interprétation symbolique du titre de Fils de Dieu, une pleine acceptation du pluralisme religieux, une conception éthique et eschatologique du Royaume de Dieu. Royaume de Dieu est le symbole (éthique) du bien que le chrétien cherche à réaliser, mais le maintien de la dimension eschatologique du Royaume de Dieu protège le chrétien contre les éléments dangereux contenus dans toute utopie.
6Cet ouvrage est digne d’intérêt par l’honnêteté scrupuleuse de ses analyses et la richesse de l’information. Mais ses conclusions me semblent indépendantes de la lecture de Max Weber, puisque l’esprit du temps et une radicalisation de la théologie réformée permettaient de les formuler. L’acceptation de la modernité est une évidence que la lecture de Marcuse et de Heidegger nous inviterait, pour notre part, à nuancer !
73. La Gnose pose une question philosophique en tant qu’elle propose une phénoménologie ou une manifestation de l’invisible, tel pourrait être en résumé le propos de ce recueil d’articles. Dans l’Avant-propos, Nathalie Depraz caractérise le sens de l’entreprise qu’elle a suscitée : entre les limites du gnosticisme historique et les dangers des spiritualités contemporaines frelatées, rechercher s’il est possible de faire une place philosophique rigoureuse à la gnose. Phénoménologie, métaphysique, gnose constituent alors une constellation significative. La phénoménologie contemporaine est certainement en rapport avec la métaphysique à travers une phénoménologie paradoxale de l’inapparent ou de l’invisible. Mais la confrontation de la métaphysique et de la phénoménologie appelle une détermination plus rigoureuse de la métaphysique, que celle des discours communément reçus aujourd’hui. La gnose est une figuration possible de la métaphysique, indépendante de l’interprétation heidegérienne de la métaphysique comme onto-théologie ou de l’approche de la métaphysique comme thématisation du religieux ou de la religion. La phénoménologie, dans la mesure où elle opère la réduction de toutes les transcendances et déborde toute distinction duelle (du sujet et de l’objet) permet la compréhension renouvelée de la gnose comme expérience de l’absolu (p. 12). L’enseignement d’Evagre le Pontique, qui illustre la conformité des pratiques spirituelles aux procédés méthodologiques de la phénoménologie (p. 14), permet également de montrer que la vraie gnose n’a rien à voir avec le gnosticisme que combat Irenée (p. 15). L’expérience gnostique reste cependant distincte (radicalement,) de l’expérience mystique : si l’expérience mystique s’impose à celui qui la reçoit et se donne sous le signe de la passivité, en revanche l’expérience gnostique implique un travail, un exercice, en d’autres termes une praxis (p. 12). L’auteur ajoute, il est vrai, qu’au terme de ce travail, quelque chose comme une grâce peut être donnée, mais pour se corriger aussitôt en remarquant que cette grâce est moins un appel qui serait subi qu’une connaissance à assimiler et à exercer (Ibidem)
8Ce volume, qui réunit des contributions d’inspiration différentes, parvient-il réellement à faire apparaître le noyau conceptuel de convergence de l’interrogation, comme le soutient la présentation de la page de couverture ? Il est permis d’en douter. L’unité repose probablement sur l’ambiguïté du concept même de gnose et l’usage qui en est fait. L’ésotérisme chrétien, qui pointe çà et là, et voudrait se faire passer pour la véritable interprétation du christianisme (y aurait-il soudain une orthodoxie ?) ne nous paraît guère convaincant. À en juger, par l’introduction qui dégage le sens de ce colloque, l’opposition de l’expérience gnostique et de l’expérience mystique est peut-être l’occasion de notre point de désaccord. Pourquoi poser l’adéquation de la méthode phénoménologique et de l’expérience gnostique, en laissant de côté l’expérience mystique, sous prétexte que cette dernière s’imposerait à l’homme ? La phénoménologie cesserait-elle d’être le retour à la chose même et nous imposerait-elle une interprétation canonique de l’expérience ?
94. Problems of Religious Diversity de Paul J. Griffiths est un manuel qui tente de définir les différentes attitudes possibles en face de la pluralité reconnue des traditions religieuses. Les remarques méthodologiques du premier chapitre rappellent les trois questions philosophiques au sujet de la diversité des Religions : que peut-on dire de raisonnable au sujet de la vérité de l’attitude religieuse, non au sujet de la croyance en une religion particulière mais au sujet de la demande religieuse en général ? La diversité des religions réduit-elle ou renouvelle-t-elle la confiance épistémologique en leurs convictions religieuses de ceux qui ont une religion personnelle ? Quelles sont les attitudes en face d’une religion étrangère à celle que je pratique ou à celle à laquelle j’adhère ? (p. 17). L’ouvrage répondra successivement à ces questions en quatre chapitres : Religious Diversity and Truth, Religious Diversity and Epistemic confidence, The Religious Alien, The Question of Salvation. La discussion de ces différentes questions est conduite, bien que l’auteur soit catholique, selon une stricte neutralité épistémologique délibérément choisie. Le vocabulaire fixé au début de l’ouvrage permettra cependant de dégager la position de l’auteur au sujet de la requête de vérité et au sujet du salut. Par rapport à l’exigence de vérité, sa position est celle d’un inclusivisme ouvert. Précisons le sens de ces formules. Exclusivisme désigne la certitude que la vérité de l’exigence religieuse est fondée uniquement sur les doctrines et les enseignements de sa propre religion ; l’inclusivisme reconnaît la possibilité que la religion maternelle et les religions étrangères enseignent ensemble la vérité religieuse. L’inclusivisme est ouvert lorsqu’il reconnaît la possibilité pour une religion étrangère d’enseigner des vérités non explicitement enseignées par sa propre religion. La vérité du christianisme impose cette solution (p. 64). Relativement à la doctrine du Salut, la position de l’auteur est plus complexe, plus interrogative qu’affirmative ; il la formule à partir des mêmes critères logiques, mais nous renvoie à une réflexion sur Dieu, sa bonté et sa puissance, qui appelle un autre ou peut-être même d’autres livres. On peut ne pas partager les positions de l’auteur, aussi bien théologiques que philosophiques, mais ce livre modeste, inspiré par la philosophie analytique, ne manque pas d’intérêt.
II – Sous l’inspiration de la théologie (de 5 à 7)
6. Emmanuel Falque, Le Passeur de Gethsémani. Angoisse, souffrance et mort. Lecture existentielle et phénoménologique, La nuit surveillée, Cerf, Paris, 1999, 185 p.
7. Xavier Tilliette, Les Philosophes lisent la Bible, Collection Philosophie et théologie, Editions du Cerf, Paris, 2001, 198 p.
105. Le Monde et l’absence d’œuvre de J.-Y. Lacoste se compose de cinq études : En marge du monde et de la terre : l’aise ; Le désir et l’inexigible : pour lire Henri de Lubac ; Le monde et l’absence d’œuvre ; Du phénomène de la valeur au discours de la norme ; Urgences kérygmatiques et délais herméneutiques : la théologie et ses contraintes. Ces études peuvent servir d’introduction à l’œuvre de J.-Y. Lacoste et aux textes dont nous rendons compte par ailleurs. La première, sur laquelle nous nous attarderons, remplit ce rôle à la perfection. Après avoir rappelé le contexte philosophique de sa démarche, J.-Y. Lacoste nous signale que la liturgie n’est peut-être pas la seule à prendre congé du monde et de la terre : l’expérience de l’aise permet de douter que notre être-là soit nécessairement marqué de l’emprise de la terre et du monde, que nous n’ayons le choix qu’entre sacralité et sécularité. L’expérience de l’aise, d’être à l’aise, est très simple, c’est celle d’une insouciance, de la libre disposition de son temps, hors du souci du monde, avant la sacralité de la terre ; dans la joie du présent, elle introduit une tierce logique du rapport au lieu ; apparemment frivole, elle apprivoise le monde sans se livrer aux enchantements de la terre ; elle n’est qu’un entre-deux (p. 21). On pourrait chercher une équivalence théologique de l’expérience de l’aise ; elle serait expérience sabbatique, comme la pensée de Dieu et à Dieu était expérience liturgique ; de même que la liturgie anticipe le Royaume, l’aise nous rend à la Création. On comprend, à partir de là, l’importance de l’aise et la possibilité de penser vraiment à partir de Heidegger et après Heidegger. « Le cercle qui unit enchantement et désenchantement est toutefois un cercle que nous pouvons toujours briser, avant même que nous ne nous placions sous la protection d’un Absolu qui nous offre son alliance » (p. 22). Cette expérience de l’aise est une réponse à ceux qui récuseraient la pertinence philosophique du propos de J.-Y. Lacoste.
116. Le passeur de Gethsémani d’Emmanuel Falque, un essai stimulant et irritant tout à la fois, tente de répondre à la question suivante : la philosophie contemporaine est-elle à même d’éclairer l’épreuve de l’angoisse du Christ, de sa souffrance et de sa mort, de Gethsémani au Golgotha ? (p. 9). La philosophie contemporaine, en effet, après avoir usurpé au christianisme son privilège de l’angoisse et son assomption de la souffrance, lui dénie maintenant tout accès à ces expériences indépassables, sous le prétexte, invoqué par Heidegger, que l’anthropologie chrétienne a toujours déjà coaperçu la mort dans l’interprétation de la vie (p. 12). Contre Heidegger, il faut tenir que le chrétien fait la double épreuve de l’angoisse de la mort et du non-sens de la souffrance : l’expérience métaphysique de Dieu à Gethsémani signifie non seulement que Dieu ne transcende jamais autant la nature qu’en la traversant existentiellement mais aussi que tout homme, au seuil de sa propre mort, fait l’épreuve du divin dans l’angoisse et la souffrance « tout court » (pp. 12-13).
12La méditation se développe en trois étapes : 1) Sous le titre Le Vis-à-vis de la finitude, dénoncer la tendance à donner trop rapidement sens à l’angoisse de la mort et à l’épreuve de la souffrance, c’est-à-dire à envisager toujours la mort - fût-elle seulement biologique - dans l’horizon du péché (p. 23) ; refuser l’éclipsé de la finitude, pour reconnaître le « caractère naturel » de notre propre mort dans le « caractère naturel » de la mort du Verbe incarné (p. 31) ; 2) Sous le titre, le Christ devant l’angoisse de la mort, souligner, dans l’expérience de Gethsémani, non seulement l’effroi du Christ ou la peur du décès, mais le nécessaire travail de l’angoisse de la mort dans la figure du Verbe incarné lui-même (p. 81). Contre Heidegger, il faut non seulement rappeler que le Christ éprouve l’angoisse de la mort, mais qu’il l’éprouve en sa chair même (p. 115) ; 3) Sous le titre, le corps à corps de la souffrance et de la mort, liant l’expérience de l’incarnation à celle de la désappropriation, indiquer comment le sens peut naître de l’apparent non-sens et de la suspension du sens, lorsque le chrétien sans fuir la souffrance et la mort ni l’affronter de face dans un en-deçà héroïque, reconnaît deux choses : elle demeure pour lui inassumable, et le Fils lui-même ne la porte à son terme qu’en ne l’assumant pas lui-même ou mieux par lui-même. La souffrance est dès lors, pour moi, ce qui à la fois me déchire et me dévoile à moi-même, en me plaçant en face d’une alternative radicale : accueillir la présence de l’autre en moi ou la refuser en me révoltant. Cette analytique de l’incarnation ouvre la voie à une difficile mais possible analytique de la résurrection.
13Stimulant et irritant, avons-nous dit, car nous éprouvons un malaise à voir présenter comme phénoménologique cette herméneutique de la passion (et même de la possible résurrection) du Christ. En outre, certaines formules volontiers cassantes, dirigées contre des interprétations traditionnelles, nous paraissent non seulement excessives mais infondées. Deux exemples : refuser d’identifier finitude et péché est une chose, croire que « le mythe de l’âge d’or de l’Eden » est un refus de la finitude en est une autre. Rien n’interdit à l’interprétation la plus traditionnelle de reconnaître le caractère naturel de la mort et l’immortalité de fait comme une grâce ; aucune phénoménologie en tout cas ne peut trancher la question ; on peut aller plus loin : si la mort est un fait naturel, pourquoi la peur du décès prend-elle chez l’homme la figure de l’angoisse ? L’auteur a certes raison d’insister sur la souffrance inutile ; les mystiques qu’il cite ont bien dit qu’elle n’avait pas son sens par elle-même, car c’est la participation à la Croix du Christ qui lui donne et doit lui donner sens, dans la mesure où il y a un excès de la souffrance, qui nous interdit précisément d’en chercher une explication naturelle. Une phénoménologie soucieuse du donné ne devait-elle pas mieux distinguer deux formes de la souffrance au lieu de s’en tenir à une expérience massive ? En outre, à trop vouloir invoquer, de manière polémique, l’originalité de ses points de départ et de ses affirmations, on risque de rendre fragiles les conclusions même les plus sérieuses.
147. Dans les philosophes lisent la Bible, X. Tilliette adopte une méthode déférente plus thématique que celle utilisée dans Le Christ des philosophes. Les références sont groupées par thèmes sélectionnés en fonction des curiosités et des lectures des philosophes retenus. Ainsi, dans l’Ancien Testament sont privilégiés les thèmes suivants : la Création, Caïn et sa postérité, le Sacrifice d’Abraham, la lutte avec l’Ange, le buisson ardent, la figure de job, la Sagesse ; dans le Nouveau Testament : le mystère de Noël, le baptême de Jésus, la tentation du Christ. La culture du P. Tilliette est un défi à son lecteur. Tout serait à citer, nous nous limiterons à quelques remarques ; nous avons particulièrement apprécié : les références fort justes à Vico, trop peu connu chez nous, au sujet des Géants ; la lecture de la Légende du grand inquisiteur et les références à Soloviev, comme dans le Christ des philosophes, attirent l’attention. La conclusion s’excuse presque de la place relativement restreinte faite aux philosophes du xxe siècle et explique la dédicace à Ricœur. Les formules brillantes abondent et l’élégance du propos incite à reprendre le chemin indiqué.
III – La question de Dieu (de 8 à 11)
9. Emmanuel Tourpe, Donation et Consentement. Une introduction méthodologique à la métaphysique, Editions Lessius, Bruxelles, 2000, 182 p.
10. Jean Borella, Penser l’Analogie, Ad Solem, Genève, 2000, 221 p.
11. Georg Scherer, Die Frage nach Gott. Philosophische Betrachtungen, Primus Verlag, Frankfurt, 2001, 248 p.
158. Frammento su Dio est une œuvre posthume de Italo Mancini, philosophe original et peu connu chez nous, dont nous avions signalé l’œuvre dans un précédent bulletin. La présentation de Graziano Ripanti et la note éditoriale de Andrea Aguti permettent de mieux situer les textes ici présentés. Cette Teologia dei Doppi Pensieri répond à la question cruciale : « comment sont possibles, après la destruction, irréparable après Auschwitz, de la raison dialectique, il pensare caractéristique de l’homme et il pensare Dieu, l’Objet le plus haut, que la raison ne peut pas atteindre et auquel elle ne peut pas renoncer ? » (p. 7). Le texte d’introduction, dédié au maître de Mancini, Gustavo Bondadini, et intitulé Il primato della metafisica, n’est pas seulement un acte de piété, il souligne, à sa manière que, par des voies différentes, il faut reprendre le chemin de la métaphysique et la tâche de la pensée. Mais c’est la dernière partie, Doppi Pensieri, composée de deux chapitres (ossimoro teologico et debolezza e forza di Dio), qui fait suite à une longue méditation de Heidegger, qui est pour nous la plus significative. Le langage de la théologie est « un vero ossimoro simbolico, capace di dare ala storia un supplemento d’anima, che è quello della profezia, il vero modo di essere et di fare teologia, secondo l’antica visione di Dionigi (Pseudo) Areopagita » (p. 302). L’oxymore théologique permet de dire ce qui se dévoile en se cachant, ce qui se montre en s’entourant d’obscurité et de mystère. La pensée du divin est une logica dei doppi pensieri, une pensée double ou une pensée dédoublée, Kierkegaard dirait paradoxale (Ibidem). La force de Dieu ne se montre que dans sa faiblesse et le scandale de la croix accompagne toujours l’espérance de la résurrection. Ce beau livre se termine par une réflexion, une méditation sur philosophie et prière.
169. Donation et consentement d’E. Tourpe est une introduction méthodologique à la métaphysique, plus précisément à la métaphysique chrétienne, qui se place sous le patronage de Maurice Blondel. Pour cette métaphysique la gnosis s’enracine dans la pistis, le savoir dans la pensée, la pensée dans la morale, l’intellection dans l’option. Après un parcours rapide à la suite d’Aristote, qui dégage le statut analogique du sujet de la métaphysique et fait de l’analogia entis le principe de la métaphysique et de toute pensée en général, l’auteur demande à Blondel de prendre le relais de Saint Thomas pour découvrir dans le rapport de l’être à l’être un lien essentiellement spirituel. Une deuxième partie critique les objections phénoménistes à la connaissance métaphysique, avant de préciser le contenu formel de la connaissance métaphysique, avec une belle formule : si le jugement est l’unité pratique de la différence de « l’être et de la pensée de l’être », la vérité peut être définie comme l’identité pratique de l’être et de la pensée de l’être (p. 168). Ce petit volume s’adresse à des débutants, bien que le parcours, souvent allusif et prenant position sur des sujets difficiles, risque de rester pour eux difficile d’accès.
1710. Dans Penser l’analogie, Jean Borella prend la notion dans son sens le plus large logique et ontologique, scolastique et symbolique (p. 23). L’auteur établit avec fermeté que la doctrine de l’analogie de l’être est d’origine aristotélicienne, même si le vocabulaire utilisé n’est pas aristotélicien (p. 57) ; c’est la distinction de l’Acte et de la puissance qui fonde cette conclusion, de sorte que, chez Aristote, la métaphysique de l’acte se substitue à la logique de l’être (p. 61). La reconstitution synthétique mais bien informée de la conception thomasienne de l’analogie lui permet de conclure que la distinction des deux analogies, de proportion (ou de proportionnalité) et de rapport (ou d’attribution) est secondaire pour Saint Thomas. Si Dieu donne d’être plus encore qu’il ne donne l’être, alors on ne peut parler de l’être des créatures que par référence au Donateur d’être, comme d’un être second, c’est-à-dire participé » (p. 85). Une deuxième partie (Un autre regard sur l’être et l’analogie) débordera le cadre strictement thomasien pour, à la lumière de Denys, prendre en compte la dimension proprement platonicienne de l’analogie. L’analogie nous enseigne, dans cette nouvelle perspective, que l’être est relation et que la relation est être, en Dieu et dans la création. La leçon de Platon, un Platon sans platonisme, est de nous inviter, pour penser l’analogie, à dépasser l’ontologie elle-même. L’analyse subtile de l’allégorie de la Caverne reconnaît dans la doctrine des Idées une sorte de mythe métaphysique qui permet « d’imaginer » le passage du créé à l’Incréé et de l’Incréé au créé… La réflexion s’achève en méditation qui nous invite à découvrir le chemin qui mène au Centre transcendant de la Parole incréée (p. 192). Un bel essai, vibrant de ferveur contenue, qui se termine par un dialogue platonicien fort bien venu de l’auteur (le Zeuxis).
1811. Il faut un certain courage spéculatif à G. Scherer pour poser la question de Dieu en terme philosophique et défendre l’idée d’une théologie philosophique, parce que l’homme est essentiellement un être métaphysique, alors que la pensée contemporaine annonce sur tous les tons la fin de la métaphysique. Que le rapport à la totalité soit constitutif de l’homme et que ce rapport ne puisse pas être aboli, c’est pour l’auteur une évidence. En effet, l’homme ne peut pas être compris sans son effort pour interpréter le monde en totalité, et c’est cela précisément qui le constitue comme animal métaphysique et non comme espèce simplement biologique (p. 15). La lecture critique de Heidegger, le thème du dernier Dieu en particulier, permet de souligner, quelle que soit l’interprétation de ce dernier thème, que la fin de la métaphysique appelle une autre métaphysique, et que l’on n’a jamais fini, dirions-nous volontiers, de régler ses comptes avec l’investigation de la totalité.
19De fait, la fin de la métaphysique est moins une théorie explicite que le sentiment qui imprègne aujourd’hui l’expérience présente du monde. Das experiment mit der reinen Endlichkeit comme Lebensform (p. 109) nous conduit à aborder la question de Dieu à partir de l’expérience du sens, question qui se pose à l’être fini dans sa finitude même ; l’expérience du sens nous conduit à l’expérience de Dieu comme Liberté, car en Dieu, Liberté et Sens sont indissolublement liés (p. 175). Les arguments rationnels en faveur de l’existence de Dieu, qui s’inscrivent à l’intérieur de la quête humaine de, nous conduisent à reconnaître le rôle de Dieu dans la construction de l’existence personnelle, mais également et le caractère personnel de la liberté divine. La Personnalité divine comme Interpersonalität, la Trinité, ne doit pas, non plus, être comprise en dehors de la recherche du sens. Mais si Dieu est le fondement absolu du Sens, le discours sur Dieu doit affronter le problème du mal et de l’absurdité. C’est sur cette question, abordée par l’auteur dans un autre texte, que nous laisse cet essai intéressant, même si nous n’en partageons pas toute la problématique au fond kantienne.
20(Pour la 1ère partie de ce Bulletin voir RSR 90/2 avril-juin 2002, p. 289.)