Notes
-
[1]
Voir par ex. J. Lentz, Luke’s Portrait of Paul, University Press : Cambridge 1993.
-
[2]
C’est A. von Harnack qui a soutenu que la théologie chrétienne est née de la rencontre entre le message évangélique simple avec la philosophie grecque, évolution qui commence avec Paul : « La patrie de l’Évangile étant à l’origine dans les formes du judaïsme et l’Évangile ayant commencé par n’être annoncé qu’à des Juifs (…) il était encore enfermé dans le cadre du judaïsme palestinien — une époque paléontologique. Paul reconnaît dans l’Évangile une puissance de Dieu laquelle en sauvant les Juifs et les Grecs a (…) aboli la religion nationale juive et a proclamé que Christ est la fin de la loi » (Histoire des dogmes, 1993, xv). R. Bultmann reprend cette thèse en appelant Paul le premier théologien chrétien qui a donné corps à la réflexion chrétienne. Pour beaucoup de lecteurs de ses lettres, Paul a sauvé le christianisme de la particularité juive des premiers apôtres, il a su « briser l’étroit particularisme palestinien où risquait de s’enliser le message des apôtres », N. Hugedé, Saint Paul et la culture grecque, Labor et Fides : Genève 1966, 9.
-
[3]
Lecture « post-Holocauste », qui s’appuie sur une exégèse serrée de Rm 9-1 1 et invite à mieux saisir les racines de l’antisémitisme dans le christianisme ; Paul donne ici l’exemple d’un christianisme profondément enraciné dans le judaïsme, un christianisme qui ne pourra plus aboutir à l’antisémitisme.
-
[4]
Pour un changement de paradigme dans la lecture des lettres pauliniennes, voir Ch. Strecker, « Paulus aus einer ‘neuen Perspektive’. Der Paradigmwecksel in der jüngeren Paulusforschung », Kirche und Israel, 11 (1996) 3-18.
-
[5]
A. Schweitzer, Paul and his Interpreters, Charles Black : London 1956, 13.
-
[6]
A. Schweitzer, Paul, 15.
-
[7]
A. Schweitzer, Paul, 165-172.
-
[8]
A. Schweitzer, Paul, 227.
-
[9]
J. Dunn, The Parting of the Ways Between Christianity and Judaism and their Significance for the Character of Christianity, SCM : London 1991, 149.
-
[10]
A. Schweitzer, Paul, 32.
-
[11]
M. Hengel, Acts and the History of Earliest Christianity, SCM : London 1979, 61.
-
[12]
J. Becker, Paul, l’apôtre des nations, Le Cerf : Paris 1995, 26.
-
[13]
J. Becker, Paul, 25.
-
[14]
Voir S. Kim, The origin of Paul’s Gospel, Mohr-Siebeck : Tübingen, 1981 ; Ch. Reynier, L’Évangile du ressuscité, Le Cerf : Paris 1995, 18 ; G. Lohfink, La conversion de saint Paul, Le Cerf : Paris 1967, 27-28.
-
[15]
G. Lohfink, La conversion, 28.
-
[16]
J. Becker, Paul, 95-101 ; également S. Légasse, Paul apôtre, Le Cerf : Paris 1991, 60.
-
[17]
Voir J. Becker, Paul, 94, et J. Murphy-O’Connor, Paul : A Critical Life, Clarendon Press : Oxford 1996, 80.
-
[18]
G. Lohfink, La conversion, 34.
-
[19]
Voir Rm 1,1-6 et 1,14-15 ; 15,14-21 ; 1Co 15,3-11 ; 2Co 1,12-2,17 ; 4,1-6 ; 5,5-21 ; 10,1 - 12,21 ; Ga 1,6-2,21 ; Ph 1,12-26 ; 2,5-3,17 ; 1Th 1,3-2,12.
-
[20]
E. P. Sanders, Paul, 1991, 2.
-
[21]
J. Becker, Paul, 89.
-
[22]
Pour ce verset voir J. Becker, Paul, 139, et D. Boyarin, A Radical Jew : Paul and the Politics of Identity, University of California : Berkeley, CA 1994, 113.
-
[23]
J. Becker, Paul, 144.
-
[24]
G. Bornkamm, Paul, apôtre de Jésus Christ, Labor et Fides : Genève 1971, 79. Qu’il y ait deux types de mission ne veut pas dire qu’il y ait deux Évangiles. Sur ce point, D. Boyarin, A Radical Jew, 114, est formel : « Paul lui-même, n’a jamais accepté (au moins dans son cœur), qu’il y eût deux évangiles (un, pour les circoncis, prêchant la circoncision, et un pour les incirconcis, prêchant la non circoncision) ».
-
[25]
J. Schütz, Paul and the Anatomy of Apostolic Authority, University Press : Cambridge 1975, 61.
-
[26]
E. P. Sanders, Paul and Palestinien Judaism, Fortress : Philadelphie 1978, 1.
-
[27]
G. Lyons, Pauline Autobiography : Towards a New Understanding, Scholars : Atlanta, GA 1985, 68.
-
[28]
G. Lyons, Pauline Autobiography, 170-171.
-
[29]
J. Becker, Paul, 96.
-
[30]
Pour les travaux de Knox, voir E. P. Sanders, Paul, 500-501.
-
[31]
Cité dans J. Murphy-O’Connor, Paul, 32.
-
[32]
Voir par exemple R. Bultmann, Theology of the New Testament, vol. 1, Scribner’s Sons : New York 1951, 33 ; G. Lohfink, La conversion, 24 ; G. Bornkamm, Paul, 15 ; R. Brown-J. Meier, Antioche et Rome, Le Cerf : Paris 1988, 53 ; E. P. Sanders, Paul, 9 ; S. Légasse, Paul, 17 ; J. Becker, Paul, 23.
-
[33]
G. Lohfink, La conversion, 34.
-
[34]
J. Becker, Paul, 78.
-
[35]
Voir J. Dunn, The parting of the Ways ; J. Becker, Paul, 10.
-
[36]
H. D. Betz, « Paul », The Anchor Bible Dictionary, vol. 5, 1992, 187.
-
[37]
E. P. Sanders, Paul, 426.
-
[38]
En français : « nomisme d’alliance » c’est-à-dire le système mosaïque comme signe et sceau de l’alliance entre Dieu et son peuple. Voir Paul, 75.
-
[39]
E. P. Sanders, Paul, 427.
-
[40]
J. Dunn, The parting of the Ways, 12.
-
[41]
Flavius Josèphe, Antiquités, XVIII, 12.
-
[42]
M. HENGEL, Judaism and Hellenism : Studies in Their Encounter in Palestine during the Early Hellenistic Period, Fortress : Philadelphie 1974, 1.
-
[43]
J. BECKER, Paul, 46. Mais LÉGASSE, Paul, 36 insiste sur les sémitismes et, sous-estime, me semble-t-il, la formation hellénistique de Paul.
-
[44]
J. Fitzmyer, Romans, Doubleday : New York 1993, 90.
-
[45]
J. Becker, Paul, 46.
-
[46]
O. Cullman, « Courants multiples dans la communauté primitive », RSR, 60 (1972) 56.
-
[47]
J. Neusner, A Life of Yohanan ben Zakkaï, Brill : Leyde 1962, 24-26.
-
[48]
Flavius Josèphe, Antiquités, XX, 2. 3-4.
-
[49]
Pour Philon et la question de la circoncision, voir D. Boyarin, A Radical Jew, 26-27.
-
[50]
J. Fitzmyer, Romans, 90.
-
[51]
H. Räisänen, Paul and the Law, Fortress : Philadelphie 1983, 263.
-
[52]
Voir A. Segal, Paul the Convert : The Apostolate and the Apostasy of Saul the Pharisee, Yale University Press : New Haven, CT 1990, 80-86.
-
[53]
C. Stanley, Paul and the Language of Scripture : Citation Technique in the Pauline Epistles and Contemporary Literature, University Press : Cambridge 1992, 6.
-
[54]
C. Stanley, Paul, 67-68.
-
[55]
G. Berthram cité dans M. Harl et alii, La Bible grecque des Septante, Le Cerf : Paris 1988, 218.
-
[56]
J. Murphy-O’Connor, Paul, 51.
-
[57]
J. Becker, Paul, p. 66.
-
[58]
G. Bornkamm, Paul, 43.
-
[59]
Pour les travaux de Malherbe, voir J.-N. Aletti, RSR 81 (1993) 275.
-
[60]
G. Lyons, Pauline Autobiography, 6.
-
[61]
E. P. Sanders, Paul, 57.
-
[62]
E. P. Sanders, Paul, 212.
-
[63]
E. P. Sanders, Paul, 419.
-
[64]
C. Reynier, L’Évangile, 49.
-
[65]
C. Reynier, L’Évangile, 54.
-
[66]
A. Schweitzer, Paul, 99.
-
[67]
N. Hugedé, Saint Paul, 18.
-
[68]
N. Hugedé, Saint Paul, ibid.
-
[69]
N. Hugedé, Saint Paul, 71 ; également D. Boyarin, A Radical Jew, p. 28.
-
[70]
W. Meeks, The First Urban Christians, The Social World of the Apostle Paul, Yale University Press : New Haven 1983.
-
[71]
On trouve dans le Pirqé Aboth une généalogie de rabbins visant à montrer la continuité, de Moïse jusqu’aux rabbins du troisième siècle après J.C., en passant par les pharisiens.
-
[72]
Voir R. Simon, Cérémonies et coutumes qui sont aujourd’hui en usage parmi les Juifs, 1674.
-
[73]
Pour ces études voir Sanders, Paul, 33-59.
-
[74]
À la même époque, F. Delitzsch traduisit la lettre aux Romains en hébreu pour qu’on puisse mieux la lire dans le contexte des textes talmudiques. Voir Schweitzer, Paul, 48.
-
[75]
J. Bonsirven, Exégèse rabbinique et exégèse paulinienne, 1938, 348.
-
[76]
J. Bonsirven, Exégèse rabbinique, 263.
-
[77]
W. D. Davies, Paul and Rabbinic Judaism : Some Rabbinic Elements in Pauline Theology, 1948, vii.
-
[78]
W. D. Davies, Paul, 324.
-
[79]
Cité par Bonsirven, Exégèse rabbinique, 263. Pour C. G. Montefiore, un autre écrivain juif, Paul, en tant que Juif de la diaspora, n’a pas connu le meilleur du judaïsme rabbinique (opinion citée par W. D. Davies, Paul, 1).
-
[80]
Pour un résumé des travaux de J. Neusner voir E. P. Sanders, Paul, 60-65.
-
[81]
J. Neusner, From Politics to Piety : The Emergence of Pharasaic Judaism, Prentice-Hall : Englewood Cliffs, NJ 1973, 143.
-
[82]
J. Becker, Paul, 50.
-
[83]
Ce titre est utilisé dix-sept fois dans le NT, et seulement dans les Évangiles. Quatre fois chez Mc, toujours avec le sens général de seigneur (du mot araméen rab), comme le grec kyrios. Ce sens est rapporté à la seule personne de Jésus qui est appelé « rabbi » pour la première fois par Pierre après la Transfiguration (Mc 9,5). En Mt, le titre est utilisé aussi quatre fois, mais toujours dans un sens négatif, ce qui montre la tension entre les communautés chrétienne matthéenne et juive non-chrétienne après 70. Jésus lui-même défend de se faire appeler « rabbi » (Mt 23,7-8).
-
[84]
Comme Jn lui même explique en 1,39 et en 20,16.
-
[85]
M. Harl et alii, La Bible grecque, 123.
-
[86]
Sefer Torah, 1,8, cité en La Bible grecque, 124.
-
[87]
L’autre pourrait être Flavius Josèphe.
-
[88]
A. Segal, Paul the Convert.
-
[89]
Paul the Convert, xv.
-
[90]
D. Boyarin, A Radical Jew, 2.
-
[91]
R. Brown et J. Meier, Antioche et Rome, 25.
-
[92]
E. P. Sanders, Paul, 552.
-
[93]
Ibid.
-
[94]
J. Becker, Paul, 10s.
-
[95]
J. Dunn, The Parting of the Ways, 161.
-
[96]
The Parting of the Ways, 162.
1La figure de Paul joue un rôle essentiel dans le développement du christianisme primitif. Elle marque le passage de Jésus de Nazareth, reconnu par ses disciples après sa mort comme le Messie ressuscité, à l’Église universelle qui prêche l’Évangile du salut à toutes les nations. Le Nouveau Testament conserve au moins sept lettres de Paul. De plus, le livre des Actes raconte le passage de Jésus à Paul par les Apôtres, et le passage de Jérusalem à Rome par Antioche. Mais où situer Paul dans la chaîne de ce développement : Jésus - les Apôtres - l’Église universelle ? Quel rôle a-t-il joué ? Si l’Église ancienne [1] les Pères, Luther et la Réforme ont brossé de l’apôtre un portrait qui est connu de beaucoup, l’exégèse historico-critique des deux derniers siècles en a elle aussi fourni de nombreuses images : certains ont vu en Paul le véritable fondateur du christianisme, un initiateur de la théologie chrétienne [2], un pionnier de la mission chrétienne, un penseur apocalyptique fervent, un rabbin pharisien devenu chrétien, un helléniste cultivé, un gnostique syncrétiste, un converti presque incohérent, ou encore un prophète de la réconciliation [3]… De ces lectures, c’est un Paul tout en contraste qui émerge : pour les uns, parfait Juif (pharisien et rabbin, formé à Jérusalem), pour les autres parfait grec (helléniste de la Diaspora), ou encore parfait romain ; au plan religieux : il est apologue de la foi, modèle du théologien, critique de la religion et prédicateur de la liberté. Mais on reconnaît aujourd’hui que ces lectures nous en disent plus sur les lecteurs et leurs représentations que sur Paul lui-même.
2Peut-on arriver à un portrait de Paul qui ne soit pas gauchi ? Et quels moyens prendre pour qu’il en soit ainsi ? Poser ces questions revient à s’interroger sur le rapport entre l’approche, ses modalités et ses résultats : nous verrons comment le paradigme méthodologique a changé, et notre connaissance de Paul avec lui [4].
L’importance de la méthode
3Aujourd’hui, notre connaissance de la société, de la culture et de la religion à l’époque de Paul a beaucoup avancé grâce à l’archéologie, aux découvertes et à l’étude des textes anciens, à l’exégèse critique des textes bibliques, à l’application des sciences humaines à la reconstitution historique de cette période, et enfin grâce à une relecture du judaïsme du premier siècle. Car il importe de situer Paul et ses écrits dans un contexte qui doit être compris avec les outils historiques et critiques dont nous disposons aujourd’hui.
4C’est avec F. C. Baur et l’école de Tübingen qu’un écart s’est creusé par rapport aux lectures traditionnelles. Baur a critiqué la lecture luthérienne qui insiste sur la rupture entre Paul et le milieu juif, rupture effectuée par son expérience de conversion. Il a ensuite montré que l’Église primitive est moins unifiée que la lecture catholique ne le disait, car il existait des dissensions entre hellénistes et judaïsants (Ac 6,1) mais plus spécialement entre Paul et Pierre. Il relevait les contradictions entre Ac 15 et Ga 1-2 pour mettre en évidence l’existence d’un parti pétrinien et d’un parti paulinien, qui se seraient approchés pour créer une seule Église [5]. A. Ritschl a montré que le système bipolaire de Baur est trop simpliste [6], car le christianisme primitif semble se présenter comme éclaté en une multitude de courants : Gentils, hellénisants, Juifs de culture grecque, Apôtres et judaïsants. Mais si elles ont été fortement critiquées, les thèses de Baur ont néanmoins influencé de façon décisive la lecture critique de Paul.
5Un des premiers à tenter une biographie de Paul sans présupposés théologiques fut W. Wrede [7]. Il place Paul dans le monde juif de son époque. Les courants apocalyptiques et la littérature intertestamentaire lui servent de matrice pour comprendre Paul. Au centre de la pensée de Paul il place la christologie, et plus précisément, l’incarnation, la mort et la résurrection du Messie.
6Les lectures traditionnelles de Paul insistent sur la rupture entre le judaïsme et le christianisme, et font souvent de Paul le héraut de la rupture entre deux religions. Mais Baur, Schweitzer et, après eux, beaucoup d’exégètes rejettent le fait que Paul soit « chrétien ». Comme le dit Schweitzer : « Pour Paul il y avait une seule religion, le judaïsme (…). Le christianisme n’est pas une nouvelle religion (…), mais simplement ce même judaïsme dont le centre de gravité a bougé à cause de la nouvelle ère » [8]. La même thèse a été récemment reprise par J. Dunn : « Paul a peut-être rejeté le judaïsme dans lequel il avait été formé (Ga. 1,13-14) mais il l’a fait en tant qu’israélite — c’est-à-dire comme quelqu’un qui cherche à maintenir et à promouvoir le vrai caractère de l’élection d’Israël » [9]. Cet exégète ajoute que l’attitude du monde juif d’alors, à propos du Temple et de la mission auprès des païens, était loin d’être uniforme.
7Trois thèses marquent une lecture contextuelle de Paul aujourd’hui : 1) pour comprendre sa pensée, il faut préférer ses lettres aux Actes des Apôtres ; 2) le Paul des lettres est bien juif ; 3) la rupture entre le judaïsme et le christianisme est postérieure à Paul. Si, d’autre part, on reconnaît la nécessité de comprendre Paul dans son contexte, le problème de l’interprétation des autres sources de son époque demeure. Comment donc utiliser le Nouveau Testament, les autres sources juives du premier siècle et les sources du judaïsme rabbinique pour mieux lire et comprendre Paul ?
1 – Le Nouveau Testament
8Le Nouveau Testament est la source majeure pour l’étude de ses propres textes. Longtemps les exégètes ont cherché des points d’appui en d’autres documents. Mais il faut reconnaître la pauvreté des sources écrites du premier siècle de notre ère. Alors même que Paul représente la personnalité centrale des Actes et de ses propres écrits, on ne trouve aucune trace de lui dans les écrits de Josèphe ou de Philon, dans les textes intertestamentaires ou ceux de Qumran.
9Les exégètes admettent que c’est en partant de Paul qu’on peut comprendre son identité, sa vocation et sa mission. Mais Paul écrit-il un récit de sa vie ? Il ne parle de lui que lorsqu’il le juge utile, pour étayer ses arguments théologiques. Et il ne parle pratiquement pas de son passé de juif zélé (Ga 1), le jugeant même sans valeur en Ph 3, et s’il parle de cet avant, c’est toujours à la lumière de l’après.
10Au demeurant, quelles lettres utiliser ? Les critiques s’accordent en général pour dire qu’il ne faut s’appuyer que sur celles reconnues comme authentiques par la critique, au nombre de sept — Rm, 1 et 2Co, Ga, Ph, 1Th et Phm. Leur chronologie reste débattue, mais l’ordre chronologique accepté par le plus grand nombre est le suivant : 1Th, 1 et 2Co, Phm, Rm et Ph — la place de Ga est plus difficile à déterminer, mais elle semble avoir été écrite avant Rm. De la première à la dernière lettre, beaucoup d’exégètes perçoivent aussi une évolution théologique : la théologie de 1 Th n’est pas celle de Rm. Mais il faut également prendre en compte le caractère polémique et contextuel des lettres, qui ne sont pas des traités systématiques, sauf peut-être Rm selon certains. Cela dit, l’image de Paul qui émerge de tous ces passages est-elle vraiment unifiée ? La difficulté n’a pas échappé à Schweitzer : « On a l’impression que l’argument des étapes différentes de sa pensée a été utilisé pour échapper au problème de l’unité intérieure de son système de pensée » [10].
11Ces dernières décennies, l’exégèse ne soumet plus les lettres pauliniennes au récit des Actes, car il est désormais admis que Luc est aussi bien théologien qu’historien, ce que M. Hengel a résumé en une formule : « historien théologique ». Cela n’implique pas que Luc soit moins fiable que les historiens contemporains, avec lesquels on peut le comparer, Tite-Live, Plutarque ou Josèphe : « son récit est toujours vraisemblable en fonction des critères de l’antiquité » [11]. Avec Hengel, Becker souligne la nécessité d’une évaluation nuancée des Actes [12], car ils témoignent d’« une certaine vraisemblance historique même si (…) leur valeur historique peut être discutée » [13].
12Trois thématiques montrent bien comment le récit lucanien et les lettres pauliniennes traitent différemment l’identité de Paul : a) sa conversion, b) son insistance à rappeler qu’il est un apôtre, c) la division de la mission chrétienne à deux types de destinataires, les circoncis et les non circoncis.
La ‘conversion’ de Paul
13Selon plusieurs exégètes, la conversion de Saul sur la route de Damas est l’expérience fondatrice de la pensée et de l’activité de Paul. Ils trouvent des correspondances entre le récit lucanien et les récits de sa vision [14]. G. Lohfink souligne que par sa présentation de Paul, un Juif orthodoxe avec un zèle à persécuter les chrétiens, Luc montre que la mission de Paul auprès des Gentils trouve sa source en Christ lui-même [15].
14Par trois fois, Luc raconte le récit de cette rencontre (chaque fois avec des différences), mais sans utiliser le vocabulaire de la conversion, et Paul pas davantage. Becker note que l’apôtre utilise des verbes de vision pour parler de sa rencontre avec le Christ : il l’a vu (1Co 9,1), Christ lui est apparu (1Co 15,8) et le Fils lui a été révélé (2Co 4,5-6 ; 12,1-7 ; Ga 1,16) [16]. La vision et l’apparition appartiennent au langage pascal, et la révélation, au langage prophétique — Paul s’inscrit dans une tradition déjà présente ; il parle de l’événement avec le langage typique des vocations prophétiques de l’AT : on a comparé Ga 1,15-16 avec les appels de Jérémie (1,4-10) et d’Isaïe (6,1-13) [17]. Son langage n’est ni psychologique, ni existentiel, mais porteur d’une visée théologique soulignant la ressemblance entre sa rencontre avec Jésus et celles des prophètes d’Israël avec le Dieu vivant. Dans les Actes en revanche, la révélation est de l’ordre de l’écoute : Paul entend la voix de Jésus.
Paul ‘apôtre’
15À la différence des Actes, où le mot « apôtres » est toujours utilisé au pluriel et renvoie à la collégialité des apôtres choisis par Jésus, les lettres pauliniennes soulignent l’identité apostolique de Paul, au point que « ceux qui osaient l’attaquer sur ce point touchaient à la compréhension la plus intime qu’il avait de lui-même » [18]. La mission reçue directement du Christ rend Paul digne de ce titre apostolique et forme un lien essentiel entre Jésus et la mission auprès des païens.
16Quand Paul résume son Évangile, il souligne souvent quelques traits de sa vocation d’apôtre [19]. Et Sanders de noter à ce propos : « Nous apprenons… ce que Paul a pensé de lui-même. C’est absolument crucial pour comprendre les controverses de ses lettres, et c’est également l’entrée la plus facile pour comprendre sa théologie. Celle-ci s’est formée à partir de la conception qu’il avait de lui-même et de son rôle dans l’économie de Dieu. Elle n’est pas déterminée totalement par cette conception mais elle n’en est pas non plus détachée » [20]. Becker abonde dans le même sens : « La connexion : appelé à l’apostolat, Évangile pour les nations, Église de Jésus Christ, est tout à la fois un principe structurel de sa théologie et c’est cela même qui la fonde » [21].
17Paul est apôtre à cause de sa rencontre avec le Christ ressuscité, et les Douze à cause de leur lien historique avec Jésus de Nazareth. Paul ne s’intéresse pas à celui qu’il n’a pas connu, Jésus selon la chair. Du terme ‘apôtre’ il souligne la connaissance du Ressuscité (2Co 5,16-17) auquel il porte témoignage [22]. « L’expérience que Paul a de Jésus Christ commence lors de sa vocation. Il se sent requis (sic) à son service par Dieu qui lui révèle le Ressuscité comme l’œuvre de sa bienveillance. Dès lors, Paul se réfère à ce Seigneur exalté. À partir de cette réalité de la seigneurie du Christ, Paul porte son regard sur l’histoire du Jésus terrestre, et avant tout sur sa mort salvifique dans laquelle il reconnaît également l’œuvre de Dieu manifestant Jésus comme le sauveur de l’humanité » [23]. Le lien entre Jésus de Nazareth et Paul ne relève pas d’une historicité contingente : ils ne se sont jamais rencontrés, mais comme ressuscité, le Christ est partout présent dans la pensée de Paul. Le Jésus terrestre avec le récit de sa vie, comme celui des évangiles, est absent des lettres de Paul.
Paul envoyé aux incirconcis
18Une dernière différence entre les lettres pauliniennes et le récit de Luc vient de ce que Paul parle de deux missions, la sienne, auprès des Gentils, et celle de Pierre, auprès des Juifs (Ga, 2,7). En revanche, dans les Actes, Paul, bien que déçu par les Juifs, continue pourtant de leur annoncer la Bonne Nouvelle jusqu’à la fin, et l’on ne trouvera pas en ce livre une division de la mission chrétienne en deux, comme en Ga 2,7-8. G. Bornkamm essaie de comprendre cette répartition en termes géographiques et ethniques, pour conclure : « Plutôt que de prendre cette expression à la lettre, il faut la rapporter à la particularité des deux types de prédications missionnaires. Cela signifie sans doute que la mission pagano-chrétienne devait poursuivre son chemin sans entraves et qu’on renonçait de part et d’autre à toute rivalité » [24].
19L’appel à croire en Jésus Christ ressuscité et l’annonce de l’Évangile aux païens sont fortement liés chez Paul : prêcher l’Évangile, et non transmettre une tradition, telle est la fonction propre de l’apôtre [25]. Eu égard à l’universalité des destinataires, l’attitude de Paul ressemble à celle du Jésus des évangiles. Il essaient l’un et l’autre de répondre à la question de l’universalité du dessein de Dieu et du salut offert à tous les hommes. Cette question n’était pas nouvelle dans le judaïsme de l’époque. Mais elle était loin d’être résolue et se posait en tant que crise parmi les différents mouvements qui constituaient la diversité du monde juif d’avant 70. Pour Jésus, la solution est explicitement d’ordre eschatologique : le Royaume de Dieu est arrivé ! Pour Paul, la mission aux païens est l’expression formelle de son Évangile.
20Sanders remarque que le point d’entrée dans l’Évangile paulinien réside dans le fait que Jésus Christ est le médiateur du salut et que la mission de Paul consiste à annoncer cet événement aux Gentils [26] : les païens sont appelés à la filiation adoptive exactement comme Paul est appelé à être apôtre. Dans la même perspective, Lyons affirme que Paul parle de lui-même pour donner un exemple aux païens. À la différence de bien des exégètes (entre autres Schweitzer, Käsemann, Bornkamm, Betz, Becker), pour qui Paul ne parle de lui-même que dans des contextes polémiques et apologétiques, il assure qu’on peut identifier un véritable récit autobiographique paulinien lié à son activité d’apôtre et à sa « philosophie », à savoir l’Évangile [27]. Dans une comparaison avec la littérature grecque de son époque, le même auteur remarque : « La présentation que fait Paul de lui-même en tant que représentant idéal de l’Évangile est comparable à la revendication du philosophe d’incarner sa philosophie (…). Paul présente sa propre vie comme paradigme de l’Évangile de liberté chrétienne qu’il voudrait voir affirmée par ses lecteurs » [28]. Cela permettrait de comprendre comment les nombreux traits autobiographiques des lettres de Paul sont fortement liés à sa vocation et à l’Évangile qu’il proclame et sous l’autorité duquel il vit.
21Malgré son identité d’apôtre des Gentils, Paul est toujours concerné par la totalité de l’humanité, Juifs et Gentils : « Ce n’est pas sans raison que le mot ‘tout’, avec sa prétention à la totalité, est si caractéristique chez Paul » [29]. Car il veut que tous soient sauvés en Jésus Christ.
22Concluons. Tous admettent aujourd’hui que pour comprendre Paul, les lettres pauliniennes sont premières, comme J. Knox l’a le premier souligné [30] : « Un événement auquel il n’est fait qu’allusion dans ses lettres, a un statut qui ne peut être conféré à la déclaration la plus univoque dans les Actes, si celle-ci ne peut être vérifiée par ailleurs » [31]. Et depuis Baur, la plupart des exégètes sont d’accord sur ce point [32]. Mais en même temps, ils n’arrivent pas à dissocier Paul de son portrait lucanien. Tel Lohfink, qui affirme : « Il va sans dire que pour ce qui est de la vie de l’Apôtre le témoignage des épîtres pauliniennes est plus sûr que celui du Livre des Actes » [33], et qui reste pourtant dépendant du récit lucanien. Ce besoin d’utiliser les Actes se comprend, car il vient de ce que Paul n’a jamais raconté sa vie de façon systématique. C’est seulement grâce à Luc que nous pouvons dire qu’il est né à Tarse, se nommait Saul, fut formé à Jérusalem, chez Gamaliel, dans la pratique stricte du judaïsme, se convertit sur la route de Damas, etc. Par ailleurs, le problème de sa ‘conversion’ et de sa vie avant ce tournant restent énigmatiques. « Paul ne dépeint jamais son expérience de Damas pour relater un événement qu’il a vécu, mais il en parle en fonction de ce qui en a résulté et continue de valoir pour lui » [34].
2 – Les autres sources juives contemporaines
23Pour comprendre Paul, il faut connaître le monde juif de son époque, qui, comme nous l’avons déjà dit, n’a pas été pris en compte ni compris, jusque tout récemment. À chaque génération, le judaïsme a plutôt été, pour les lecteurs de Paul, un point de projection et l’objet de nombreux préjugés. Dans son Paul and Palestinian Judaism, Sanders montre combien ces lectures sont marquées par leurs soucis théologiques, spécialement, les lectures luthérienne et existentielle (celle de Barth et Bultmann). De la même manière, comme le signalent Dunn et Becker, la lecture de certains exégètes contemporains est profondément marquée par l’Holocauste [35].
24Un des problèmes les plus ardus qu’affronte l’exégèse néotestamentaire et paulinienne en particulier, on l’a dit plus haut, est de faire un portrait précis de la religion juive, qui était celle de Saul avant sa rencontre avec le Christ. Dans ses lettres, on sent bien que l’appel de Dieu a changé la compréhension qu’il avait du salut, mais il reste dans une forte continuité avec son identité juive. Bien entendu, une conversion comme celle que décrit Luc, suppose l’existence d’une religion chrétienne à laquelle Paul pouvait se convertir. Mais les exégètes ont abandonné l’idée d’après laquelle judaïsme et christianisme se seraient séparés avant l’année 70. En revanche à l’époque de Paul, « le judaïsme et le christianisme n’étaient pas deux religions séparées. En réalité, Paul a changé de courant mais en restant dans le judaïsme, remplaçant un judaïsme pharisien par un judaïsme chrétien » [36].
25Pour qui veut connaître le monde de Paul, le problème majeur est la rareté des sources écrites venant du premier siècle. Si l’on fait exception de Philon, Flavius Josèphe, Qumran et quelques écrits paratestamentaires, les sources existantes sont difficiles à dater et encore plus difficiles à utiliser. Longtemps, le monde de Paul fut compris dans la perspective des sources postérieures, rabbiniques et ecclésiales, à la lecture desquelles on a l’impression que les groupes existants étaient des entités déjà formées (le judaïsme et le christianisme) et les formations respectives, presque dichotomiques (l’hellénisme et le judaïsme palestinien). On admet aujourd’hui que le monde juif contemporain de Paul était bien plus complexe.
26Nous avons dit que, pour comprendre ce monde, le Nouveau Testament doit être notre première source. Mais y en a-t-il d’autres ? Pour essayer de comprendre le contexte dans lequel Saul est devenu Paul, Sanders a fait un résumé assez complet des sources juives du judaïsme de l’époque de Paul. Il constate que « probablement, nous n’avons aucune littérature sadducéenne et presque pas de littérature pharisienne sauf quelques fragments dans le matériau rabbinique » [37]. Dans ses recherches, il examine trois types de sources : a) les sources tannaïtiques (Michna et Tosefta) ; b) la littérature de la Mer Morte ; c) la littérature inter-testamentaire. Après son analyse, il constate qu’un regard objectif sur le judaïsme est possible à condition de prendre en compte les trois types de source. Selon lui, le judaïsme de cette époque est un covenantal nomism [38], et c’est « en maintenant le cadre fondamental du ‘covenental nomism’, [que] le don et l’exigence de Dieu ont été équilibrés. La Loi a été observée jusque dans ses détails sur la base des grands principes de la religion et en raison d’un engagement envers Dieu. Cela a suscité une attitude d’humilité devant Celui qui a choisi Israël et qui le sauvera » [39].
27Dunn montre également que l’analyse critique des sources juives contribue à la compréhension du monde de Paul et le situe dans son propre background. « Il est maintenant clair que le judaïsme du second Temple était constitué de plusieurs groupes divers et fragmentés. Ils partageaient tous un héritage commun (…), mais ils ont exprimé cet héritage de façon variée » [40]. La découverte des manuscrits de la Mer Morte confirme cette diversité. La prise de conscience de l’importance de la littérature paratestamentaire et l’histoire du canon des Écritures comblent beaucoup de lacunes dans notre compréhension de cette époque, et l’étude critique des sources tannaïtiques aide à une certaine reconstruction du monde de Paul.
28Une des sources les plus utilisées pour comprendre le monde juif du premier siècle est constituée par les écrits de Flavius Josèphe. La taxinomie du judaïsme du premier siècle établie par Josèphe pour différencier les sadducéens, les pharisiens, les esséniens et les zélotes [41], est reprise par tous. Elle est aujourd’hui contestée par une connaissance plus approfondie de la littérature de cette époque. Cette taxinomie donne l’impression qu’il existait quatre courants bien distincts dans un monde juif-palestinien peu hellénisé, ce qui fut mis en doute par M. Hengel : « Une présupposition fondamentale dans la recherche historique sur le Nouveau Testament fut la différenciation entre le ‘judaïsme’ d’un côté et l’ ‘hellénisme’ de l’autre. On fait des distinctions entre l’‘apocalypse juive’ et le ‘mysticisme hellénistique’, entre la ‘tradition juive rabbinique’ et le ‘gnosticisme hellénistique oriental’, entre le judaïsme ‘palestinien’ et le judaïsme ‘hellénistique’(…). Ces distinctions, parfois nécessaires, ignorent un peu trop le fait qu’à l’époque de Jésus, la Palestine était déjà sous domination hellénistique depuis presque 360 ans » [42]. Hengel montre combien le judaïsme qui a précédé Jésus et Paul était un judaïsme déjà hellénisé.
29Paul pense, parle et écrit en grec. « La langue grecque de Paul est exempte de lourdeurs sémitiques et n’a donc sans doute pas été apprise tardivement comme une langue étrangère » [43]. Fitzmyer va dans le même sens : « son utilisation de la langue grecque montre non seulement une bonne formation hellénistique et une certaine dépendance par rapport aux philosophes et rhétoriciens populaires de son époque, mais également sa formation juive (…) Son écriture n’est pas saturée de sémitismes (araméens ou hébraïques) » [44]. Au demeurant, il n’y a pas de preuve dans les lettres, qu’il ait parlé l’hébreu ou même l’araméen [45]. Paul, Josèphe, Philon et leurs contemporains sont aussi Juifs qu’hellénistes, et le judaïsme de leur milieu est un judaïsme hellénisé. L’enjeu ne porte pas simplement sur la question de l’identité juive ou grecque de Paul. Si le judaïsme de Paul fut déjà hellénisé, ne faut-il pas aujourd’hui repenser les thèses sur ‘l’hellénisation’ du christianisme ? Nous sommes tentés d’insister sur une rupture entre une racine juive du christianisme et un développement helléniste postérieur. Déjà O. Cullman, dans une critique de la thèse de J. Daniélou sur cette ‘hellénisation’, montre bien qu’avec la reconnaissance des judaïsmes variés, l’hellénisme comme le judaïsme sont déjà présents chez les premiers disciples de Jésus bien avant Paul : « Le judaïsme palestinien renferme en même temps des éléments marqués par un certain syncrétisme hellénistique, et il ne faut pas croire que les membres de la première communauté chrétienne se soient recrutés uniquement parmi les tenants d’un seul courant de ce judaïsme si varié » [46].
30Le judaïsme du premier siècle fut également très soucieux de l’universalité de son message. Le monde juif du temps de Paul s’avère fort complexe, non seulement à cause de la multiplicité des sectes et des confessions juives, mais aussi parce que beaucoup de païens étaient attirés par le judaïsme et encouragés par des missionnaires juifs. Ceux-ci ont contribué à étendre l’appartenance au judaïsme, depuis les convertis complets (circoncis), qui pratiquaient toute la Loi, jusqu’aux sympathisants qui fréquentaient parfois le Temple ou les synagogues. J. Neusner parle d’une activité « missionnaire » du judaïsme bien avant l’ère chrétienne, et il montre son utilisation politique par les Hasmonéens en Galilée même [47]. Ainsi, la circoncision était déjà, à l’époque de Paul, un problème discuté dans le judaïsme. Flavius Josèphe cite le problème de la conversion de la famille royale des Adabènes [48]. Également, l’insistance chez Philon sur les lois rituelles, spécialement sur celles relatives à la circoncision, montre que cette question a été posée au temps de Paul par d’autres Juifs [49]. Bref, l’action missionnaire et universaliste du judaïsme est souvent oubliée. On a trop longtemps opposé le faux portrait d’un judaïsme enfermé et particulariste à l’universalité chrétienne. En fait, il y avait une mission juive active et résolue à convaincre les païens sinon de la religion juive du moins de la vérité monothéiste. J. Fitzmyer mentionne une expulsion des Juifs de Rome en 139 avant notre ère à cause de leurs activités missionnaires : une accusation est mentionnée dans les écrits de Cicéron [50]. De son côté, H. Räisänen soutient que 1Th 2,14-16, où Paul critique fortement les Juifs, s’explique par une compétition entre missionnaires juifs et chrétiens auprès des païens [51]. Selon A. Segal, une théologie chrétienne de la mission pourrait trouver ses racines dans une théologie missionnaire juive [52].
31La littérature juive en langue grecque — la Septante, les apocryphes et la littérature exégétique et philosophique du judaïsme hellénistique — est indiscutablement la source la plus importante pour comprendre Paul et les lettres pauliniennes. Autrefois, on a essayé de montrer que Paul était enraciné dans un judaïsme « rabbinique » de langue araméenne et/ou hébraïque. On s’appuyait sur Luc qui présente Paul comme l’élève de Gamaliel. Selon certains exégètes protestants du XVIIIe siècle, Paul a utilisé l’Ancien Testament en hébreu. W. Whiston, par exemple, a soutenu que les citations de Paul sont tirées du texte hébraïque original et que les différences, parfois frappantes, entre les citations de Paul et le texte massorétique sont le résultat de la corruption de ce texte original par les rabbins postérieurs [53]. Après les découvertes de Qumran et d’autres manuscrits de l’époque, cette thèse a été finalement abandonnée. Aujourd’hui, on peut affirmer que Paul a utilisé seulement des versions grecques de l’Ancien Testament. C. Stanley montre que parmi les 83 citations explicites qu’on rencontre dans les lettres pauliniennes authentiques (45 dans Rm, 13 dans 1Co, 7 dans 2Co, et 9 dans Ga), cinq seulement divergent de la Septante : « L’utilisation par Paul de la Septante (…) n’est d’aucune manière une concession à l’ignorance de son auditoire de langue grecque. Elle montre plutôt sa manière d’étudier la version grecque courante de son époque » [54]. Il y avait probablement déjà à l’époque de Paul des versions grecques corrigées, plus proches de la version hébraïque (préfigurant les versions plus tardives du IIe siècle, d’Aquila par exemple), ce qui explique les divergences des citations de Paul par rapport à la Septante.
32Cette utilisation exclusive des versions grecques se retrouve chez d’autres contemporains juifs de Paul, comme le montre une comparaison avec les écrits de Josèphe et de Philon. L’Ancien Testament dans sa version grecque joue un rôle essentiel dans le passage du judaïsme biblique au christianisme. « La théologie et la foi de ce judaïsme à la fois hellénisé et authentiquement juif, aurait été une préparation à l’Évangile. La Septante aurait été l’étape déterminante qui aurait rendu possible ou, tout au moins, facilité l’expression et la diffusion du christianisme » [55]. La Septante révèle déjà des influences de la pensée grecque dans la traduction des termes hébraïques. Une langue est en effet inséparable d’une pensée : le judaïsme exprimé en langue grecque témoigne d’une pensée déjà hellénisée.
33Pour J. Murphy-O’Connor, Paul n’était pas seulement à l’aise avec la langue grecque. Il avait également lu les écrits de Philon, un personnage bien connu dans les synagogues de la Diaspora ; il aurait ainsi assez bien connu « la tradition du judaïsme hellénistique dont Philon, contemporain de Paul, a été la figure majeure. L’influence de cette tradition sur sa pensée apparaît dans les parallèles entres ses lettres et l’œuvre du philosophe juif malgré leurs personnalités diverses et la différence dans leurs soucis » [56]. La littérature philosophique du judaïsme hellénistique a-t-elle eu une influence sur Paul ? Ce point est très discuté. Une des seules citations philosophiques du Nouveau Testament est attribuée à Paul, dans son discours aux philosophes d’Athènes (Ac 17,28). Mais ce discours est une création littéraire de Luc, qui montre ainsi la connaissance qu’il a de ces philosophes. Les exégètes reconnaissent que Paul ne porte aucune appréciation et ne fait preuve d’aucune connaissance explicite de la philosophie. En cela, il se distingue fortement de son contemporain Philon qui est aussi Juif que platonicien. Naturellement, la pensée de Paul est imprégnée par certains concepts issus de la philosophie de son temps [57]. Bornkamm relève des influences stoïciennes dans la pensée paulinienne sous une forme bien vulgarisée. Selon lui, Paul maîtrise « les artifices de la rhétorique antique et des formes didactiques » [58]. A. Malherbe pense que les Cyniques ont eu leur influence sur la manière dont Paul voit sa mission [59]. Lyons montre que l’autobiographie chez Paul adopte les normes de la littérature gréco-romaine, même si ses idéaux « donnent une expression distincte de ses engagements théologiques chrétiens » [60]. En règle générale, les lettres pauliniennes sont toutes construites selon les normes en vigueur dans l’Antiquité. Comme ses contemporains, l’apôtre a eu évidemment une connaissance du stoïcisme et du platonisme populaires.
34La compréhension que les exégètes ont de ce background culturel est souvent marquée par le souci de montrer la nouveauté de la pensée Paul après sa conversion, par rapport à sa religion juive et à sa propre culture grecque. Selon Sanders, l’idée d’un judaïsme stérile et sec à l’époque de Paul, formulée par certains exégètes chrétiens, vient de la Réforme. Elle serait une pure projection : « ce que nous avons est la projection du débat protestant-catholique sur l’histoire ancienne, où le judaïsme prend le rôle du catholicisme et le christianisme prend le rôle du luthéranisme [61] ». Pour ces exégètes, la rupture avec le judaïsme que Paul annonce, accentue la nature légaliste du judaïsme : ils opposent le judaïsme au christianisme, mais une telle antithèse est leur création, comme l’a montré Sanders. Pour la Réforme, Paul articule sa prédication à partir d’une théologie de l’accomplissement. Dans cette perspective, « le judaïsme ne possédait aucun moyen d’accès au Dieu lointain en dehors de l’obéissance à la Torah, moyen manifestement insuffisant et inadéquat. Cette situation mène, d’un côté, à une religion d’angoisse (est-il possible de faire suffisamment pour gagner la faveur de ce Dieu ?), ou de l’autre, à l’arrogante confiance-en-soi (pour ceux qui sont capables !) » [62]. La religion juive est ainsi perçue comme une dégénérescence de la religion biblique exprimée chez les prophètes : « L’idée ancienne et noble d’une alliance offerte par la grâce de Dieu et d’une obéissance comme conséquence de ce don gracieux, a dégénéré en l’idée d’un légalisme de petits détails suivant lequel on devrait gagner la miséricorde de Dieu par l’observance d’ordonnances inessentielles » [63]. Cette lecture trahit le besoin théologique qu’ont eu les exégètes chrétiens de définir le judaïsme comme une religion du passé, incomplète, trouvant dans l’annonce chrétienne son accomplissement dans la nouveauté.
35Ce même besoin théologique se manifeste dans l’appréciation de la culture grecque de Paul : « Paul garde sa liberté de pensée. Il ne se laisse pas dominer par une philosophie et utilise les méthodes d’enseignement propres à l’hellénisme ou à la synagogue (…) La lecture de ses écrits est rendue difficile par la multiplicité des procédures auxquelles il fait appel et peut nous induire en erreur si nous lisons ces textes en y trouvant, en arrière plan, des idées philosophiques que les termes pourraient suggérer, alors qu’ils en sont entièrement détachés » [64]. Cela même expliquerait pourquoi Paul forge « des termes jamais ou rarement utilisés jusque-là » et invente « des expressions pour dire l’Évangile » [65]. D’autres ont été même jusqu’à dire que « paulinisme et pensée grecque n’ont rien en commun, absolument rien. Leur rapport n’est même pas un rapport d’indifférence. Ils sont opposés l’un à l’autre » [66]. On définit ainsi le Juif par opposition au grec. Pour montrer que Paul était totalement Juif, on met ainsi en avant que les écrits rabbiniques et apocalyptiques sont « les seuls antécédents de la doctrine paulinienne » [67]. De plus, ils notent de prétendus hébraïsmes et aramaïsmes dans la langue de Paul. Une telle opinion a longtemps été un dogme en certaines écoles exégétiques, comme le note Hugedé : « L’opinion que l’apôtre était un rabbin tout à fait étranger à la culture grecque et converti au christianisme, était établie comme une tradition et rien n’est plus difficile à renverser qu’une tradition, même sans fondement » [68]. Le même auteur ajoute : « il faut se méfier des intentions louables mais partisanes de toute une partie de l’opinion théologique qui réduit au minimum la part de la culture profane de Paul, dans le souci de préserver la pureté originelle du christianisme et de garder aux Écritures leur caractère d’inspiration divine. Il n’y a pas péril, semble-t-il, à reconnaître que l’apôtre des Gentils fut sa vie entière en contact avec la culture grecque, et qu’il en tira le meilleur parti pour rendre son message plus accessible au monde hellénisé » [69].
36Il faut reconnaître que le souci de montrer que la figure et la pensée de Paul sont totalement nouveaux, vient plus d’un souci théologique que de l’analyse. Que Paul soit bien hellénisé ne va pas contre son identité juive. Le fait qu’il utilise la Septante, que son grec soit celui de la koinè d’alors, le situe seulement dans la catégorie des Juifs cultivés de la Diaspora. Mais c’est sans doute par un recours aux études socio-historiques qu’on peut approfondir notre connaissance du monde de Paul. Certes, les théologiens restent souvent soupçonneux devant l’application des études socio-historiques à l’Église primitive et à Paul en particulier, car elles peuvent être réductionnistes. Leur utilisation critique se révèle pourtant très utile, pour ne pas dire nécessaire, si l’on veut lire Paul dans son contexte religieux, social et humain. Et les paramètres proposés, tels ceux de W. Meeks, ont leur importance, car ils aident à saisir le passage d’un Jésus « provincial », originaire d’un village de Galilée comme ses apôtres, à un Paul originaire de la ville [70]. La rupture ne se situe pas ici entre judaïsme et hellénisme (ou judaïsme et christianisme), mais entre le judaïsme de Galilée et le judaïsme des villes gréco-romaines de l’Empire, comme Tarse, Jérusalem, Antioche ou Alexandrie.
37En bref, Paul est le représentant d’un monde où le judaïsme est totalement imprégné par l’hellénisme. Ses contemporains sont Josèphe et Philon, et non les rabbins, qui ont vécu bien après et ont rejeté la culture grecque. En sa personne, le christianisme se montre l’héritier d’un monde judéo-hellénistique, avec sa Bible, la Septante, avec sa langue, le grec, et avec son souci pour la diffusion universelle du message divin. À cet égard, l’élan de Paul vers les Nations, dont il sera l’apôtre, confirme largement ces données.
3 – Les sources rabbiniques
38Un des champs sollicités par l’exégèse historico-critique pour connaître et comprendre le monde de Paul, est celui de la littérature rabbinique (la Michna et le Gemara, les deux parties du Talmud : la Torah orale avec la Torah écrite forment l’unité des Écritures juives rabbiniques). Selon les traditions juives, cette vaste littérature est dérivée des sources pharisiennes du premier siècle, rédigées plus tard par les rabbins [71]. Ce monde du judaïsme rabbinique, comme source pour comprendre le monde juif du premier siècle, fut découvert par les exégètes chrétiens, aux premiers balbutiements de l’exégèse critique. Richard Simon a fait des études précises sur les coutumes juives de la Synagogue pour comprendre le milieu de la Bible [72].
39Au XIXe, les études faites sur le judaïsme au temps de Paul et de Jésus, comme celles de Schürer, de Weber, ainsi que les compilations de la littérature talmudique de Billerbeck et Strack [73], ont marqué l’exégèse paulinienne [74]. La nouveauté de Paul a souvent été soulignée par rapport aux rabbins de la Michna, souvent présentés comme enfermés dans le légalisme. La Michna, qui est un livre de lois, a été utilisée pour stigmatiser ce légalisme étroit. Ce type d’exégèse fut celui de J. Bonsirven par exemple, pour qui Paul est « un rabbin devenu évangéliste chrétien » [75] et qui se demande si, « dans son exégèse, Paul se montre, et dans quelle mesure, un vrai disciple de Gamaliel, plié et asservi aux méthodes rabbiniques » [76]. D’autres, tel W. D. Davies, ont plutôt voulu montrer ce que Paul doit au milieu juif et présentent leur travail comme une tentative « pour mettre quelques aspects centraux de la vie de Paul et de sa pensée dans la matrice du judaïsme rabbinique de son temps. Cela, pour révéler comment, malgré son apostolat auprès des Gentils, Paul est resté, autant que possible, un hébreu parmi les hébreux, et comment il a baptisé son héritage rabbinique dans le Christ » [77]. Le même auteur insiste davantage sur les parallèles entre Paul et les rabbins de la Michna et conclut ainsi son étude : « Dans sa vie comme dans sa pensée, le rapport intime entre Paul et le judaïsme rabbinique est clairement montré. Nous ne pouvons pas trop fortement insister sur le fait que pour lui son acceptation de l’Évangile n’était pas tellement un rejet de l’ancien judaïsme et la découverte d’une nouvelle religion totalement opposée à lui (…) mais plutôt la reconnaissance de la venue du vrai judaïsme accompli » [78].
40La polémique entre exégètes chrétiens et commentateurs juifs pendant la première moitié du XXe siècle a pour champ le judaïsme rabbinique. Les chrétiens montrent que Paul a été un bon rabbin pharisien ayant su utiliser des méthodes rabbiniques pour présenter l’Évangile, et les Juifs répliquent, en montrant que Paul n’a pas connu le vrai judaïsme, celui des rabbins, seulement celui de la Diaspora, judaïsme froid et dégénéré. Typique est à cet égard la réflexion de l’écrivain juif K. Köhler : « Il faut n’avoir aucune familiarité avec la théologie rabbinique (…) pour trouver dans les écrits de Paul des traces de son passage dans les écoles rabbiniques » [79].
41Qui sont ces pharisiens du Nouveau Testament, parmi lesquels Paul se range ? Pendant longtemps, on a pensé que les rabbins d’après 70 étaient pharisiens ou, du moins, leurs héritiers. Les travaux de Jacob Neusner sur le Talmud [80] ont mis en doute cette affirmation, et nous obligent à changer profondément notre compréhension du monde de Paul. Même si le fait avait déjà été reconnu par certains, Neusner a étudié la première partie du Talmud, la Michna, rédigée vers 220, avec une approche historico-critique, et a montré que la création du judaïsme rabbinique fut le projet des rabbins d’après 70, de loin postérieurs à Paul, et que les sources rabbiniques furent rédigées pendant la première moitié du IIIe siècle, jusqu’au VIIe siècle. Il en conclut qu’on ne peut utiliser naïvement les sources rabbiniques pour comprendre le monde de Paul, parce que ces sources furent rédigées dans un monde qui lui est bien postérieur et qui manifeste une transformation radicale du judaïsme. La littérature rabbinique prétend contenir l’enseignement pharisien du premier siècle, mais le passage a été plus complexe, et n’a rien d’une pure et simple continuité. Neusner montre combien il est incertain que la Michna, le Nouveau Testament, ou les écrits de Josèphe nous parlent des pharisiens de l’histoire. À la fin de son enquête sur ces pharisiens du premier siècle, il conclut : « Les pharisiens de l’histoire nous échappent. Notre enquête nous ramène toujours à la problématique du judaïsme ancien après la destruction du Temple » [81]. Tirant les conséquences de l’importance de ce changement dans la compréhension des sources rabbiniques et de leur rapport à Paul et à son monde, Becker conclut : « Paul n’a donc pas été l’élève assigné d’un rabbin et formé à l’interprétation pharisienne de la Loi pour exercer lui-même plus tard la profession de rabbin ; mais il a été élevé dans la ligne pharisienne pour ce qui est de son attitude dans la vie » [82]. En effet, pour Paul et Jésus, le titre même de « rabbi » ne peut pas être utilisé avec le sens précis qu’il aura dans le judaïsme rabbinique [83]. Ce n’est que chez Jn, évangile plus tardif, que le titre acquiert un sens lié à celui du contexte rabbinique, celui de maître d’enseignement [84].
42Le judaïsme rabbinique a peu à peu lutté contre l’interprétation chrétienne des Écritures et contre l’imprégnation grecque de la culture juive, et ce, au moins jusqu’au Moyen Âge, jusqu’à la redécouverte de la philosophie grecque par des penseurs comme Saadya HaGaon et Maimonide. Dans un premier temps, les rabbins ont seulement rejeté la Septante, et ont autorisé d’autres traductions grecques, pour rester en lien avec les Juifs hellénisants : « On peut faire l’hypothèse que le judaïsme palestinien de Jamnia (le premier centre du judaïsme rabbinique) a voulu éliminer une version grecque que la jeune secte chrétienne annexait au profit de ses thèses » [85]. Mais dans un deuxième temps, la traduction même de l’Écriture a été discréditée, comme l’affirme une source rabbinique : « Les écritures ne doivent pas être écrites (…) en langue grecque. Soixante dix anciens écrivirent en grec la Torah pour le roi Ptolémée, et ce jour fut aussi mauvais pour Israël que le jour où le veau d’or fut fabriqué » [86].
43Dans ses tentatives pour reconstituer les pharisiens de l’histoire, Neusner n’a pas utilisé les lettres pauliniennes [87]. On considère néanmoins aujourd’hui que les lettres pauliniennes sont nécessaires pour redécouvrir le milieu pharisien, longtemps étudié à l’ombre d’un judaïsme rabbinique postérieur, et Segal a montré l’importance de Paul pour une reconstitution du pharisaïsme [88], car Paul est le seul pharisien d’avant 70 qui ait laissé des écrits. Aujourd’hui, certains élèves de Neusner, comme Segal et Boyarin, pensent qu’il est plus logique d’utiliser le Nouveau Testament et spécialement les écrits de Paul, pour lire la Michna : « Devrait être écrit un commentaire à la Michna qui utilise le Nouveau Testament comme marginalia et démontre l’antiquité de celui-ci » [89]. Boyarin ajoute que « le judaïsme rabbinique s’est formé, pour le meilleur et pour le pire, dans le contexte de la pensée paulinienne et chrétienne, parfois en réagissant simplement dans le but d’affirmer sa propre identité, mais aussi, plus positivement, en répondant à sa manière aux défis théologiques et autres soulevés par le christianisme paulinien » [90]. La perspective est ainsi renversée. La nouveauté n’est plus celle de Paul par rapport aux rabbins, mais plutôt celle des rabbins par rapport à Paul, et cette façon de voir est chronologiquement plus logique.
Connaître Paul aujourd’hui
44Nous pouvons conclure notre parcours.
45Si l’on analyse le monde de Paul qui précède les périodes rabbinique et ecclésiale, on ne peut plus maintenir la dichotomie entre judéo-christianisme et pagano-christianisme. Cette distinction séparatrice, échafaudée par Baur, fut adoptée par Bultmann et Daniélou, mais il apparaît aujourd’hui que les frontières entre les groupes multiples du judaïsme du premier siècle et le christianisme naissant sont bien plus complexes — Brown et Meier parlent même d’un « christianisme judéo-païen » [91]. Les orthodoxies institutionnelles juives et chrétiennes se définissent seulement après 70, et la diversité qui marque le monde de Paul ne disparaîtra qu’alors. Ces orthodoxies se définissent l’une par rapport à l’autre, en utilisant toutes deux Paul dans un contexte qui n’est plus le sien.
46Deuxièmement, Paul est resté Juif dans un monde où il n’y a aucune dichotomie entre appartenance juive et culture grecque. Si E. P. Sanders affirme qu’il y a une véritable rupture entre Paul, qui présente une religion différente, et le judaïsme, il insiste sur le fait que cette différence ne permet pas de juger le judaïsme : « En disant que l’eschatologie de participation (de Paul) est différente du nomisme d’alliance (du judaïsme à l’époque de Paul), je veux signaler qu’il y a une différence, mais non que cette dernière est un indice pour comprendre l’erreur du judaïsme » [92]. Selon Sanders, le reproche majeur de Paul au judaïsme serait de n’être pas le christianisme [93]. À mon avis, il est préférable de dire que Paul ne s’intéresse ni au judaïsme, ni à l’hellénisme, ni même au « christianisme », mais seulement à l’Évangile. Pour Becker, il n’est pas important que Paul ait compris ou non le judaïsme de son époque [94], mais il est essentiel qu’il ait voulu annoncer l’Évangile de Jésus aux Gentils comme aux Juifs. L’apôtre marque ainsi une réelle continuité entre l’Ancien et le Nouveau Testament. Pour comprendre comment le christianisme s’est distingué du judaïsme, il faut analyser la période où il y eut séparation entre la Synagogue rabbinique et l’Église post-apostolique. Aux yeux de Paul le juif, la fidélité à l’alliance d’Israël passe, pour les hommes de son temps, par la suite de Jésus Christ ressuscité, annoncée à tous les peuples ; les Juifs qui n’acceptent pas cette ouverture vers les païens lui semblent infidèles au dessein de Dieu. En ce sens, on peut dire que pour Paul il n’y a aucune rupture entre le judaïsme de l’Ancien Testament et la suite du Christ dans le Nouveau : en suivant le Christ, lui-même n’a pas changé de religion, il a plutôt été appelé à une fidélité plus grande.
47Troisièmement, ayant découvert les exigences de la fidélité, Paul a été convaincu que le refus du Christ par les Juifs était temporaire : l’aveuglement juif disparaîtra (2C 3,14-16). Pourtant, une nouvelle situation s’impose après la disparition de Paul. Pendant la période qui va de 70 à 250, le judaïsme rabbinique se constitue sans Temple, sans sacerdoce, sans Jérusalem, sans pouvoir politique, alors que de son côté le succès du christianisme auprès des païens est croissant. Le judaïsme rabbinique instaure une lecture autre de l’« Ancien » Testament, qui, tout en ignorant le Christ, dont les chrétiens revendiquent la Seigneurie fondée sur l’AT, insiste sur l’unité des anciennes Écritures (en en excluant certains livres grecs), et les définit comme Torah écrite indissociablement reliée à la Torah orale ; ce faisant, le judaïsme s’oppose à l’unité entre l’Ancien et le Nouveau Testament reconnue par l’Église. Ajoutons que la théologie rabbinique se développe bien après celle de Paul. Si les questions que pose Paul au sujet de la Loi, de la révélation divine et de l’élection d’Israël, concernent directement ses contemporains juifs, celles que posent les rabbins sont d’une autre époque. Voilà pourquoi il faut comprendre Paul avec la nouveauté que représente sa découverte du Christ et la continuité qu’il établit entre cette nouveauté et la révélation de Dieu.
48Quatrièmement, dans ce contexte, une question proprement théologique peut être posée : le judaïsme contemporain, peut-il être considéré comme le seul héritier en continuité avec le judaïsme biblique, et le christianisme, compris comme en rupture ? Cette question a été posée avec beaucoup de violence durant les siècles suivants, lorsque Juifs et chrétiens se sont vus l’un et l’autre comme héritiers exclusifs de l’Alliance. Pour le premier siècle, J. Dunn présente la situation en ces termes : « Dans la période qui suit 70, le fait chrétien a peut-être été considéré comme perdu par les successeurs rabbiniques des pharisiens, c’est-à-dire les autorités juives à Jamnia. Mais en tout cas, ils n’ont pas été les seuls Juifs à le considérer ainsi. De plus ils n’ont pas réussi à établir leur autorité sur les autres Juifs aussi rapidement qu’on le présume. Pour Matthieu, Luc et Jean, le ‘match’ n’est pas encore terminé (…) Le judaïsme n’était pas encore seulement un judaïsme rabbinique, et le judaïsme chrétien n’était pas encore seulement christianisme » [95]. En fait, c’est seulement dans la période qui suit la destruction du Temple, en 70, et l’expulsion des Juifs de Jérusalem en 135, c’est-à-dire bien après Paul, que la question d’une rupture sera clairement posée : « Lequel des deux fils issus du judaïsme du Second Temple est le plus fidèle à l’origine et à l’impulsion caractéristique de l’appel de Dieu et ses dons ? » [96].
49Le portrait du judaïsme à l’époque de Paul, que nous venons de retracer, en contredit d’autres qui soulignent le légalisme, l’hypocrisie et la casuistique de cette religion. Pour Paul et son monde, la distinction entre Juif et païen n’est ni culturelle ni philosophique, elle touche la relation au Dieu d’Israël et à son alliance, car il s’agit de savoir si la totalité de l’humanité peut être intégrée dans le dessein d’un même Père et Créateur. Si cette question de l’universalité du dessein divin est déjà formulée par le judaïsme du temps de Paul, la nouveauté qu’apporte ce dernier consiste à voir la seigneurie de Jésus Christ ressuscité comme seule susceptible d’intégrer tous les peuples dans un même corps. En ce sens, on peut comprendre la mission universelle de Paul comme l’actualisation de l’eschatologie de Jésus. ?
Notes
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[1]
Voir par ex. J. Lentz, Luke’s Portrait of Paul, University Press : Cambridge 1993.
-
[2]
C’est A. von Harnack qui a soutenu que la théologie chrétienne est née de la rencontre entre le message évangélique simple avec la philosophie grecque, évolution qui commence avec Paul : « La patrie de l’Évangile étant à l’origine dans les formes du judaïsme et l’Évangile ayant commencé par n’être annoncé qu’à des Juifs (…) il était encore enfermé dans le cadre du judaïsme palestinien — une époque paléontologique. Paul reconnaît dans l’Évangile une puissance de Dieu laquelle en sauvant les Juifs et les Grecs a (…) aboli la religion nationale juive et a proclamé que Christ est la fin de la loi » (Histoire des dogmes, 1993, xv). R. Bultmann reprend cette thèse en appelant Paul le premier théologien chrétien qui a donné corps à la réflexion chrétienne. Pour beaucoup de lecteurs de ses lettres, Paul a sauvé le christianisme de la particularité juive des premiers apôtres, il a su « briser l’étroit particularisme palestinien où risquait de s’enliser le message des apôtres », N. Hugedé, Saint Paul et la culture grecque, Labor et Fides : Genève 1966, 9.
-
[3]
Lecture « post-Holocauste », qui s’appuie sur une exégèse serrée de Rm 9-1 1 et invite à mieux saisir les racines de l’antisémitisme dans le christianisme ; Paul donne ici l’exemple d’un christianisme profondément enraciné dans le judaïsme, un christianisme qui ne pourra plus aboutir à l’antisémitisme.
-
[4]
Pour un changement de paradigme dans la lecture des lettres pauliniennes, voir Ch. Strecker, « Paulus aus einer ‘neuen Perspektive’. Der Paradigmwecksel in der jüngeren Paulusforschung », Kirche und Israel, 11 (1996) 3-18.
-
[5]
A. Schweitzer, Paul and his Interpreters, Charles Black : London 1956, 13.
-
[6]
A. Schweitzer, Paul, 15.
-
[7]
A. Schweitzer, Paul, 165-172.
-
[8]
A. Schweitzer, Paul, 227.
-
[9]
J. Dunn, The Parting of the Ways Between Christianity and Judaism and their Significance for the Character of Christianity, SCM : London 1991, 149.
-
[10]
A. Schweitzer, Paul, 32.
-
[11]
M. Hengel, Acts and the History of Earliest Christianity, SCM : London 1979, 61.
-
[12]
J. Becker, Paul, l’apôtre des nations, Le Cerf : Paris 1995, 26.
-
[13]
J. Becker, Paul, 25.
-
[14]
Voir S. Kim, The origin of Paul’s Gospel, Mohr-Siebeck : Tübingen, 1981 ; Ch. Reynier, L’Évangile du ressuscité, Le Cerf : Paris 1995, 18 ; G. Lohfink, La conversion de saint Paul, Le Cerf : Paris 1967, 27-28.
-
[15]
G. Lohfink, La conversion, 28.
-
[16]
J. Becker, Paul, 95-101 ; également S. Légasse, Paul apôtre, Le Cerf : Paris 1991, 60.
-
[17]
Voir J. Becker, Paul, 94, et J. Murphy-O’Connor, Paul : A Critical Life, Clarendon Press : Oxford 1996, 80.
-
[18]
G. Lohfink, La conversion, 34.
-
[19]
Voir Rm 1,1-6 et 1,14-15 ; 15,14-21 ; 1Co 15,3-11 ; 2Co 1,12-2,17 ; 4,1-6 ; 5,5-21 ; 10,1 - 12,21 ; Ga 1,6-2,21 ; Ph 1,12-26 ; 2,5-3,17 ; 1Th 1,3-2,12.
-
[20]
E. P. Sanders, Paul, 1991, 2.
-
[21]
J. Becker, Paul, 89.
-
[22]
Pour ce verset voir J. Becker, Paul, 139, et D. Boyarin, A Radical Jew : Paul and the Politics of Identity, University of California : Berkeley, CA 1994, 113.
-
[23]
J. Becker, Paul, 144.
-
[24]
G. Bornkamm, Paul, apôtre de Jésus Christ, Labor et Fides : Genève 1971, 79. Qu’il y ait deux types de mission ne veut pas dire qu’il y ait deux Évangiles. Sur ce point, D. Boyarin, A Radical Jew, 114, est formel : « Paul lui-même, n’a jamais accepté (au moins dans son cœur), qu’il y eût deux évangiles (un, pour les circoncis, prêchant la circoncision, et un pour les incirconcis, prêchant la non circoncision) ».
-
[25]
J. Schütz, Paul and the Anatomy of Apostolic Authority, University Press : Cambridge 1975, 61.
-
[26]
E. P. Sanders, Paul and Palestinien Judaism, Fortress : Philadelphie 1978, 1.
-
[27]
G. Lyons, Pauline Autobiography : Towards a New Understanding, Scholars : Atlanta, GA 1985, 68.
-
[28]
G. Lyons, Pauline Autobiography, 170-171.
-
[29]
J. Becker, Paul, 96.
-
[30]
Pour les travaux de Knox, voir E. P. Sanders, Paul, 500-501.
-
[31]
Cité dans J. Murphy-O’Connor, Paul, 32.
-
[32]
Voir par exemple R. Bultmann, Theology of the New Testament, vol. 1, Scribner’s Sons : New York 1951, 33 ; G. Lohfink, La conversion, 24 ; G. Bornkamm, Paul, 15 ; R. Brown-J. Meier, Antioche et Rome, Le Cerf : Paris 1988, 53 ; E. P. Sanders, Paul, 9 ; S. Légasse, Paul, 17 ; J. Becker, Paul, 23.
-
[33]
G. Lohfink, La conversion, 34.
-
[34]
J. Becker, Paul, 78.
-
[35]
Voir J. Dunn, The parting of the Ways ; J. Becker, Paul, 10.
-
[36]
H. D. Betz, « Paul », The Anchor Bible Dictionary, vol. 5, 1992, 187.
-
[37]
E. P. Sanders, Paul, 426.
-
[38]
En français : « nomisme d’alliance » c’est-à-dire le système mosaïque comme signe et sceau de l’alliance entre Dieu et son peuple. Voir Paul, 75.
-
[39]
E. P. Sanders, Paul, 427.
-
[40]
J. Dunn, The parting of the Ways, 12.
-
[41]
Flavius Josèphe, Antiquités, XVIII, 12.
-
[42]
M. HENGEL, Judaism and Hellenism : Studies in Their Encounter in Palestine during the Early Hellenistic Period, Fortress : Philadelphie 1974, 1.
-
[43]
J. BECKER, Paul, 46. Mais LÉGASSE, Paul, 36 insiste sur les sémitismes et, sous-estime, me semble-t-il, la formation hellénistique de Paul.
-
[44]
J. Fitzmyer, Romans, Doubleday : New York 1993, 90.
-
[45]
J. Becker, Paul, 46.
-
[46]
O. Cullman, « Courants multiples dans la communauté primitive », RSR, 60 (1972) 56.
-
[47]
J. Neusner, A Life of Yohanan ben Zakkaï, Brill : Leyde 1962, 24-26.
-
[48]
Flavius Josèphe, Antiquités, XX, 2. 3-4.
-
[49]
Pour Philon et la question de la circoncision, voir D. Boyarin, A Radical Jew, 26-27.
-
[50]
J. Fitzmyer, Romans, 90.
-
[51]
H. Räisänen, Paul and the Law, Fortress : Philadelphie 1983, 263.
-
[52]
Voir A. Segal, Paul the Convert : The Apostolate and the Apostasy of Saul the Pharisee, Yale University Press : New Haven, CT 1990, 80-86.
-
[53]
C. Stanley, Paul and the Language of Scripture : Citation Technique in the Pauline Epistles and Contemporary Literature, University Press : Cambridge 1992, 6.
-
[54]
C. Stanley, Paul, 67-68.
-
[55]
G. Berthram cité dans M. Harl et alii, La Bible grecque des Septante, Le Cerf : Paris 1988, 218.
-
[56]
J. Murphy-O’Connor, Paul, 51.
-
[57]
J. Becker, Paul, p. 66.
-
[58]
G. Bornkamm, Paul, 43.
-
[59]
Pour les travaux de Malherbe, voir J.-N. Aletti, RSR 81 (1993) 275.
-
[60]
G. Lyons, Pauline Autobiography, 6.
-
[61]
E. P. Sanders, Paul, 57.
-
[62]
E. P. Sanders, Paul, 212.
-
[63]
E. P. Sanders, Paul, 419.
-
[64]
C. Reynier, L’Évangile, 49.
-
[65]
C. Reynier, L’Évangile, 54.
-
[66]
A. Schweitzer, Paul, 99.
-
[67]
N. Hugedé, Saint Paul, 18.
-
[68]
N. Hugedé, Saint Paul, ibid.
-
[69]
N. Hugedé, Saint Paul, 71 ; également D. Boyarin, A Radical Jew, p. 28.
-
[70]
W. Meeks, The First Urban Christians, The Social World of the Apostle Paul, Yale University Press : New Haven 1983.
-
[71]
On trouve dans le Pirqé Aboth une généalogie de rabbins visant à montrer la continuité, de Moïse jusqu’aux rabbins du troisième siècle après J.C., en passant par les pharisiens.
-
[72]
Voir R. Simon, Cérémonies et coutumes qui sont aujourd’hui en usage parmi les Juifs, 1674.
-
[73]
Pour ces études voir Sanders, Paul, 33-59.
-
[74]
À la même époque, F. Delitzsch traduisit la lettre aux Romains en hébreu pour qu’on puisse mieux la lire dans le contexte des textes talmudiques. Voir Schweitzer, Paul, 48.
-
[75]
J. Bonsirven, Exégèse rabbinique et exégèse paulinienne, 1938, 348.
-
[76]
J. Bonsirven, Exégèse rabbinique, 263.
-
[77]
W. D. Davies, Paul and Rabbinic Judaism : Some Rabbinic Elements in Pauline Theology, 1948, vii.
-
[78]
W. D. Davies, Paul, 324.
-
[79]
Cité par Bonsirven, Exégèse rabbinique, 263. Pour C. G. Montefiore, un autre écrivain juif, Paul, en tant que Juif de la diaspora, n’a pas connu le meilleur du judaïsme rabbinique (opinion citée par W. D. Davies, Paul, 1).
-
[80]
Pour un résumé des travaux de J. Neusner voir E. P. Sanders, Paul, 60-65.
-
[81]
J. Neusner, From Politics to Piety : The Emergence of Pharasaic Judaism, Prentice-Hall : Englewood Cliffs, NJ 1973, 143.
-
[82]
J. Becker, Paul, 50.
-
[83]
Ce titre est utilisé dix-sept fois dans le NT, et seulement dans les Évangiles. Quatre fois chez Mc, toujours avec le sens général de seigneur (du mot araméen rab), comme le grec kyrios. Ce sens est rapporté à la seule personne de Jésus qui est appelé « rabbi » pour la première fois par Pierre après la Transfiguration (Mc 9,5). En Mt, le titre est utilisé aussi quatre fois, mais toujours dans un sens négatif, ce qui montre la tension entre les communautés chrétienne matthéenne et juive non-chrétienne après 70. Jésus lui-même défend de se faire appeler « rabbi » (Mt 23,7-8).
-
[84]
Comme Jn lui même explique en 1,39 et en 20,16.
-
[85]
M. Harl et alii, La Bible grecque, 123.
-
[86]
Sefer Torah, 1,8, cité en La Bible grecque, 124.
-
[87]
L’autre pourrait être Flavius Josèphe.
-
[88]
A. Segal, Paul the Convert.
-
[89]
Paul the Convert, xv.
-
[90]
D. Boyarin, A Radical Jew, 2.
-
[91]
R. Brown et J. Meier, Antioche et Rome, 25.
-
[92]
E. P. Sanders, Paul, 552.
-
[93]
Ibid.
-
[94]
J. Becker, Paul, 10s.
-
[95]
J. Dunn, The Parting of the Ways, 161.
-
[96]
The Parting of the Ways, 162.