Notes
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[1]
Mgr Joseph Doré — M. Maurice Vidal, p.s.s., Des ministres pour l’Église, Centurion-Cerf-Fleurus-Mame, Paris, 2001, 253 p. (sigle : JD).
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[2]
Hippolyte Simon, Libres d’être prêtres, Éd. de l’Atelier, Paris, 2001, 122 p. (sigle : HS).
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[3]
C’est le titre du chap. I. Le fait que l’ouvrage soit un recueil de conférences amène à regrouper des passages éloignés sous une même rubrique.
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[4]
Le 1er seuil est celui de la Révolution française, le 2e l’époque des lois scolaires et de la séparation de l’Église et de l’État (d’après J. Baubérot, cité p. 27).
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[5]
Il m’est difficile de tenir pour une « clarification » cet énoncé de M. Vidal à propos des sacerdotes : « Ceux-ci exercent le sacerdoce ministériel pour que cette fonction sacerdotale du sacerdoce commun des baptisés soit en dépendance participée de l’unique sacerdoce du Christ » (p. 203). — Priorité du sacrement de l’ordre par rapport au baptême ?
-
[6]
Assemblée dominicale en l’absence de prêtre.
-
[7]
Avec plus de réserve, J. Doré admet, lui aussi, « qu’il y a des choses à faire évoluer » à ce sujet (JD, p. 145). Il y revient plus directement dans sa réponse à la recension de son livre par le Courrier Jonas de juin 2001.
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[8]
Faut-il rappeler que l’« effondrement » des entrées dans les séminaires et de leurs effectifs réduits de 50, voire de 75 %, date des années 1953-1957 ?
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[9]
« L’avenir des ministères dans l’Église catholique », Revue de Droit Canonique, tome XXIII, mars-déc. 1973, p. 300.
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[10]
Voir la contribution de Thomas O’Meara, JD, p. 152-170.
1Signe des temps : l’épiscopat se mobilise sur la question des ministères. Deux livres, à peu près concomitants, viennent de lui être consacrés, l’un codirigé par l’archevêque de Strasbourg [1], l’autre écrit par l’évêque de Clermont-Ferrand et préfacé par l’archevêque de Toulouse [2]. Deux livres différents de style et d’objet : le premier est un ouvrage collectif, abondamment documenté, qui traite des ministères des laïcs autant que de ceux des prêtres, le second est une réflexion personnelle, soigneusement argumentée, qui se restreint aux vocations de prêtres. Mais l’un et l’autre ont le même souci de remédier à la situation de pénurie qui paralyse l’Église. C’est pourquoi j’ai choisi de rendre compte de ces deux livres ensemble et, plutôt que de reprendre pour titre « L’avenir des ministères », comme il était de mode et comme je l’ai fait moi-même voici quelque trente ans j’ai préféré le mot d‘« actualité » : on n’a plus le temps d’imaginer tranquillement des solutions pour un lointain avenir, le temps est aux mesures de « survie », comme dit l’un de ces auteurs, car « l’eau monte », dit un autre, et nous submerge déjà.
Une crise de l’appel à croire
2Les deux livres ouvrent, avec des accents dissonants, sur un constat semblable, qui implique un jugement : il y a crise des ministères parce qu’il y a crise de l’appel aux ministères.
3Mgr Émile Marcus, préfacier du second livre, justifie le titre quelque peu protestataire, Libres d’être prêtres, par le fait que notre société, qui n’entretient plus la mémoire chrétienne, ne donne pas aux jeunes la liberté concrète de penser au ministère sacerdotal. « De quel droit cachet-on l’Évangile ? » interroge-t-il. Comme il serait difficile d’incriminer notre société presque « païenne » de ne pas proposer la vie selon l’Évangile, le reproche se répercute forcément au dedans de l’Église : « oser témoigner ne peut se concevoir sans aussi oser appeler » (HS, p. 8). Cette dernière expression revient comme un leitmotiv sous la plume de Mgr Hippolyte Simon. « La question des vocations et des prêtres redevient aujourd’hui décisive », écrit-il (p. 10), il y a « crise des vocations » (p. 19) [3], c’est « une situation gravissime » de « pénurie » (p. 26) ; elle est due au fait que « depuis quelques dizaines d’années, l’idée même de vocation est plutôt tombée en disgrâce » (p. 40) ; « de nombreux chrétiens » ne souffrent plus qu’on relance l’appel aux vocations (p. 43), mais « pourquoi devraient-ils être les seuls à ne plus appeler de jeunes » dans une société pleine d’appels à la consommation (p. 44) ? Le mal vient bien de chez nous.
4Mgr Joseph Doré et M. Maurice Vidal, dans l’introduction au livre dont ils sont codirecteurs, au titre propositionnel : Des ministres pour l’Église, partent d’un constat opposé, mais seulement en apparence. On ne peut nier qu’il n’y ait « pénurie de prêtres », à s’en tenir à la demande de rites religieux ; mais, au vu du nouveau modelage des communautés chrétiennes et de leur fréquentation, « on peut alors estimer que le nombre de prêtres est généralement assez bien proportionné à celui des fidèles » (JD, p. 14). En conséquence, « plus que comme une crise des vocations presbytérales », la crise actuelle « est en fait une crise de la foi considérée comme telle », une incapacité « à faire retentir autour de nous l’appel à croire en l’Évangile du Christ », « une crise de l’appel à croire » (p. 12-13). Ces auteurs ne parlent pas spécifiquement d’une crise de l’appel au ministère du prêtre, pour donner tout leur poids aux ministères de laïcs et ne pas laisser entendre qu’on ne fait appel à eux que pour suppléer au manque de prêtres. Mais, puisqu’ils ne parlent pas d’une crise des ministères de laïcs comparable à celle du clergé et que l’appel aux laïcs, conçu en termes de « promotion » et de « collaboration », est très différent de l’appel au ministère presbytéral, qui est un état de vie conférant un statut personnel d’autorité sacrée (p. 207-209), force est de comprendre que la « crise de la foi » concerne au premier chef l’appel aux vocations sacerdotales mis en avant par H. Simon.
5H. Simon fournit une analyse sociologique et historique de cette crise. Il la caractérise comme « un troisième seuil de laïcisation » [4], situé dans les années 1960-1970, qui ajoute, à la perte de visibilité et de notabilité dont souffrait l’Église depuis la fin de l’Ancien Régime, une crise d’identité du clergé, elle-même liée au « mascaret » culturel de la société française retombant dans le paganisme, et une vague de départs de prêtres et séminaristes et de religieux et religieuses qui entraîna, à son tour, par un effet de « spirale », la raréfaction des vocations, par manque de prêtres pour en inspirer l’idée aux jeunes et pour les accompagner, ou par peur de les entraîner dans une aventure sans issue (HS, p. 27-30). Or, il n’y a pas de vocation sans appel, mais l’idée de vocation a été dévalorisée, et bien des chrétiens considèrent l’appel comme une atteinte à la liberté des jeunes, sans voir qu’il en conditionne l’éveil (p. 41-43). Mai 1968, à la signification si confuse, date symboliquement ce « renversement » des valeurs chrétiennes perçu comme une « émancipation » (p. 56-57).
6À défaut d’une telle analyse, le livre de J. Doré nous offre une riche et attrayante documentation sur la diversité des ministères actuellement exercés dans l’Église de France : prêtres, vicaires épiscopaux, curés modérateurs, femmes aumôniers de prison ou d’hôpital, diacres permanents, coopérateurs pastoraux, membres laïcs de différents Conseils, évêques. Cette première partie (JD, p. 23-135 : « État des lieux ») est suivie d’un « discernement » théologique, pastoral, canonique, historique, d’un excellent niveau dans l’ensemble (2e partie, p. 139-196). Les auteurs (variés) de cette évaluation voient, à juste titre, dans la multiplication des charges confiées aux laïcs « une véritable mutation de la structuration de l’Ecclesia », une « démultiplication » de la « ministérialité » qui est une illustration de sa vitalité et de sa convivialité (p. 141-142). Des problèmes se posent, ils ne le cachent pas : des prêtres peuvent avoir du mal à trouver leur place entre l’évêque et les diacres, comme ces derniers entre les prêtres et les laïcs (p. 143) ; la responsabilité spécifique du prêtre risque d’être occultée (p. 144), tandis que des fidèles souffrent de l’autoritarisme de ministres laïcs (p. 147) ; le statut canonique du diaconat, qui est ordonné sans introduire dans un état clérical visible, reste à clarifier (p. 177), celui des ministres laïcs paraît encore plus difficile à établir (p. 188) ; d’aucuns hésitent d’ailleurs à réserver aux prêtres le nom de « ministres » ou à l’étendre aux laïcs (p. 146, 177-178) ; etc. Malgré ces « incertitudes », nos auteurs tiennent cette évolution pour « un tournant historique et non une situation provisoire », qui « n’engage rien de moins que la réalisation même du Mystère de l’Église dans le devenir de notre culture et de notre société » (p. 146-147).
7On en arrive ainsi aux « propositions d’orientations » qui occupent la 3e partie du livre de J. Doré (p. 199-244). Elles consistent d’abord à apporter des « clarifications » d’ordre théologique et canonique aux « incertitudes » concernant le vocabulaire sacerdotal ou ministériel, ou le statut canonique des nouveaux ministres (p. 202-210) [5]. Elles abordent ensuite une difficulté qui n’était pas apparue plus tôt, mais dont on sait l’importance : celle des charges pastorales confiées aux laïcs et privées au terme des actes sacramentels, réservés aux prêtres, qu’elles appellent normalement. Le conflit est résolu par référence au « caractère ecclésial des sacrements, analyseur du problème », c’est-à-dire à « l’intime connexion entre le ministère du gouvernement et le ministère de sanctification » (p. 212-215). La liturgie des sacrements doit, en conséquence, tout en s’ouvrant aux laïcs qui les ont préparés, réserver une « place spécifique » aux ministres ordonnés (p. 215-219). Dans la même perspective de clarification, on évitera de ramener toute la vie chrétienne à l’eucharistie, de trop copier sur celle-ci la célébration des ADAP [6], on diversifiera les liturgies, on redécouvrira les sacramentaux et l’office divin, bref, on inventera un nouvel « art de vivre la foi », en rappelant aux fidèles que « le service de la vie du monde » fait aussi partie de « l’unique culte rendu à Dieu » (p. 219-227). C’est à ce prix, semble-t-il, et sans retomber dans le « cléricalisme liturgique » du passé (p. 218), que sera écartée des nouveaux responsables laïcs la tentation d’empiètements ministériels qui brouilleraient l’image traditionnelle du prêtre.
8H. Simon, à son tour, alors qu’il venait de « réhabiliter » (HS, p. 55) l’appel aux vocations sacerdotales comme « service de la liberté » des jeunes, doit faire face à une objection souvent entendue : la loi du célibat enlève au prêtre la liberté « naturelle » de se marier. Il n’a pas de peine à répondre, et il le fait brillamment, qu’il s’agit d’un choix, donc d’un acte de liberté de l’individu, et que le célibat est « un état de vie qui a du sens » (chap. III, p. 65-83). Il ne s’interdit d’ailleurs pas d’envisager l’hypothèse de l’ordination sacerdotale d’hommes mariés, et même de femmes (p. 86-92) [7]. Mais, eu égard aux besoins d’identité chrétienne des jeunes d’aujourd’hui (p. 95), et tout en condamnant « l’impossible restauration » des traditions du passé dont rêvent certains (p. 92), il met en garde les chrétiens et prêtres des générations antérieures (celles de Mai 68 !) contre le « risque de prendre les jeunes en otages de nos anciennes options pastorales » (p. 104). Cette difficulté écartée, il peut conclure avec enthousiasme, et sur un ton volontairement provocant, que « devenir prêtre, c’est choisir un métier d’avenir », qu’il compare aux métiers de proximité (p. 101) et envisage surtout comme un service des jeunes (p. 108-112), un « investissement dans les métiers de gratuité » (p. 113). Il ne va pas toutefois jusqu’à en dévoiler le plan de carrière ni les modalités de financement.
Pour un travail de mémoire
9En définitive, ces deux ouvrages rompent avec le ton angoissé habituellement de mise quand on évoque la situation de l’Église et surtout de son clergé. Celui de J. Doré trace le portrait d’une Église en pleine créativité et restructuration, qui ouvre généreusement aux laïcs ses charges de responsabilité, et H. Simon proclame avec entrain que « le temps du deuil est fini » (HS, p. 103). On ne peut oublier cependant que l’un et l’autre ouvrent leurs réflexions sur un constat de crise et de pénurie, et il convient d’y revenir pour tenter une évaluation de leurs apports et des questions qu’ils posent ou laissent pendantes.
10D’où provient, d’abord, la crise du clergé ? H. Simon a raison de remarquer qu’elle est double : crise des vocations des jeunes, mais aussi crise des départs de tant de prêtres et séminaristes. Faut-il croire qu’elle a commencé dans les années 60-70, quand ces derniers succombaient aux vertiges culturels du temps [8] ? Non, Mai 68 fut l’effet d’une déstructuration antérieure de la société bien plus qu’il ne fut la cause des troubles qui ont suivi. C’est déjà avant la seconde guerre mondiale qu’on s’inquiétait de la baisse du recrutement sacerdotal et de la déchristianisation croissante d’une « France pays de mission ». Et on n’oubliera pas que les mêmes phénomènes ont été enregistrés à peu près dans tous les pays du monde occidental : les « départs » de prêtres n’ont fait que suivre l’exode de si nombreux chrétiens et en trahir le désarroi. Alors, est-il juste de culpabiliser ceux qui sont restés, prêtres ou laïcs, parce qu’ils n’osent pas appeler ? Leur silence ne laisse pas d’exprimer la grande difficulté de vivre en Église dans le monde de ce temps.
11Il s’agit donc bien d’une crise de la foi ? Je préférerai parler d’une crise de la religion chrétienne, car c’est l’institution religieuse qui est ici en cause, et la crise vient de loin. H. Simon nous invite à un travail de mémoire, mais il ne faut pas l’avoir trop courte. Sa vaste culture philosophique me dispense de lui rappeler longuement que la crise du christianisme, et principalement du catholicisme occidental, remonte aux origines de la « modernité », qu’elle s’est produite au motif de l’émancipation du sujet à l’égard, non de l’Évangile, mais de l’Église, au nom de la « liberté de philosopher », c’est-à-dire de penser et de s’exprimer publiquement, liberté réclamée par Spinoza aux autorités politiques et religieuses, celles-ci liées à celles-là et toutes deux s’épaulant mutuellement ; et je rappellerai encore que l’expansion de l’athéisme et de l’irréligion aux XVIIIe et surtout XIXe siècles avait pour motivation explicite la révolte des esprits contre les tutelles ecclésiastiques.
12Tout cela est du passé, objectera-t-on. Peut-être, mais d’autant plus fortement inscrit dans l’histoire que nous vivons : il s’est « passé » que notre société a cessé d’être religieuse, elle n’a plus besoin du lien religieux pour s’identifier ni pour fonctionner et se projeter dans l’avenir. Nous touchons ici la cause profonde de la cessation de l’appel aux vocations cléricales : notre société ne produit plus de prêtres parce qu’elle n’éprouve plus le désir de se reproduire selon le modèle religieux du passé dont ils étaient les acteurs symboliques. Pour reprendre le terme dont s’est servi H. Simon, le « métier » de prêtre a cessé d’être un métier utile. J’entends bien qu’il n’a rien perdu de son utilité profonde, mais seulement, comme il le dit aussi, dans ces lieux de « gratuité » que la société sécularisée repousse sur ses marges. — « Pourrait-on imaginer que Dieu ait cessé d’appeler ? » s’étonne Mgr Marcus (HS, p. 7). Dieu n’a jamais appelé autrement que par l’intermédiaire, non seulement d’individus, mais aussi, indirectement, de la société ; il n’est pas nécessaire de dénoncer des « pressions sociologiques » pour comprendre que les parents chrétiens des temps anciens qui se souciaient d’éveiller chez leurs enfants le désir d’une vocation étaient à l’écoute des besoins, aspirations et traditions de leur famille, de leur entourage, de leur milieu, de leur village ; tant qu’un milieu, même peu pratiquant, avouait des besoins religieux, cette démarche avait du sens et du poids ; elle les perdait à mesure que ces besoins disparaissaient, jusqu’à disparaître elle aussi. Combien de parents, des générations 60-70, n’ont-ils pas échoué, malgré des appels réitérés, à transmettre leur identité chrétienne à leurs enfants, qui, eux, n’ont évidemment plus eu le même souci à l’égard des leurs ? Alors, ne peut-on comprendre que les parents chrétiens, et semblablement les prêtres d’aujourd’hui hésitent à appeler des jeunes au service d’une Église qu’ils expérimentent totalement déphasée par rapport au monde dans lequel ces jeunes auront à vivre ?
13Il faut donc s’interroger sur ce déphasage. Il vient au premier chef, c’est sûr, d’une perte généralisée des pratiques et croyances religieuses, résultant elle-même, pour une large part, du fait que la société globale s’est dégagée structurellement de l’emprise de la religion. Mais on ne doit pas avoir peur de penser qu’elle résulte aussi, pour une part notable, du fait que l’Église n’a pas su ni voulu suivre l’évolution de la société sur les points où elle aurait pu légitimement le faire. Je pense essentiellement à la reconnaissance de la « majorité » des citoyens appelés à participer aux instances de gouvernement auxquelles ils obéissent librement sans être soumis à l’arbitraire d’un pouvoir théocratique, et je demande : l’Église reconnaît-elle semblablement la majorité de ses fidèles ?
14J. Doré écrit que la « coresponsabilité mise en œuvre à tous les niveaux » depuis Vatican II « est certainement le mode de gouvernement qui correspond dans l’Église à ce qu’a de meilleur l’état d’esprit démocratique répandu dans notre culture » (JD, p. 232). C’est vite dit. Sans minimiser les progrès, disons plutôt les changements accomplis dans ce domaine, nous savons tous que la collégialité épiscopale tarde à se mettre en place au niveau de l’Église universelle ; que les propositions des délégués dans les synodes diocésains sont contenues dans des limites très étroites ; et que les ministres laïcs, « envoyés », nommés ou approuvés par l’évêque, et les membres laïcs des conseils pastoraux ou autres, dépourvus d’une véritable représentativité de leurs communautés d’origine, sont pareillement démunis par principe d’une participation effective au pouvoir de gouvernement réservé aux ministres ordonnés. La démocratie moderne appelle impérativement les citoyens à exercer le droit de vote par lequel ils participent à la gestion de leur vivre-ensemble, délèguent à d’autres le droit de les représenter et accèdent légitimement à la prise de décision : reconnaissons loyalement que rien de semblable dans l’Église n’appelle les fidèles à prendre la responsabilité de « l’art de vivre la foi » cher à J. Doré. Mais comment faire autrement, objecte-t-il, puisque ces principes et ces limites ont été codifiés par le concile de Trente dans la ligne de la « tradition apostolique » consignée par Hippolyte de Rome dès le début du IIIe siècle ? Je ne conteste pas la difficulté. S’il est vraiment impossible de passer outre, sachons voir que nous invitons les jeunes au service d’une Église tridentine qui achève de dépérir sous leurs yeux, faute d’avoir su accueillir, même en l’épurant, « le meilleur » de l’esprit de la modernité, et ne nous étonnons pas que des fidèles ou prêtres lucides hésitent à relancer cet appel, et des jeunes à y répondre.
Mais pour quelle Église ?
15Rangeant récemment de vieux dossiers, je découvris fortuitement l’article auquel je faisais allusion en commençant celui-ci, et dont j’avais perdu le souvenir depuis près de trente ans, malgré les remous qu’il avait soulevés dans quelques chancelleries épiscopales et même romaines ; l’ouvrant au hasard, je tombais sur ce sous-titre : « Des ministres pour quelle Église ? » [9] ; je n’allai pas plus loin dans ma lecture, pour ne pas devenir « l’otage » des ornières ou présomptions de mes anciennes pensées, et je me borne à constater que la question se pose toujours et avec plus d’acuité que jamais. Osons donc la reprendre ouvertement.
16L’Église tridentine est une Église des temps de religion ; dès l’époque où elle se répandait en terres païennes, à plus forte raison quand elle devenait religion officielle et unique, elle prenait la forme, qu’elle n’a cessé de renforcer, d’une institution cléricale qui réserve à des personnes consacrées un pouvoir exclusif dans le domaine religieux et même, jusqu’à un certain point, dans la société civile. Cette structure n’est pas contestable en elle-même, elle l’est dans ses modalités et son extension quand elle ne correspond plus aux rapports de l’Église et de la société ni à la culture du temps et ne répond plus aux besoins majoritaires des populations ni à ceux des fidèles.
17Ce disant, je ne suis pas en train de faire à J. Doré ni à H. Simon un reproche de cléricalisme. Il leur a été fait, il n’est pas justifié. J. Doré pousse aussi loin que possible les avancées et ouvertures de Vatican II, invitant les laïcs à prendre toute leur place dans l’Église, encourageant l’esprit d’initiative, ne se fermant par principe à aucune nouveauté. H. Simon invite libéralement les jeunes qu’il appelle à la prêtrise à se mettre au service du monde. Recommander l’ordination presbytérale d’hommes mariés ou de femmes, célibataires ou non, est une hypothèse envisageable, mais ne peut pas être la réponse que nous cherchons : il n’est pas sûr qu’elle modifierait considérablement les données quantitatives du problème des ministères, en tout cas elle n’en changerait pas la structure cléricale. Celle-ci peut-elle être modifiée, comment et jusqu’où ? Là est la question. Avant d’y répondre, il ne sera pas inutile de faire un double détour.
18Passons d’abord par une brève note du recueil de J. Doré : commentant le canon 517 §2 qui prévoit que l’évêque, « à cause de la pénurie de prêtres », peut confier « la charge pastorale d’une paroisse à une personne non revêtue du caractère sacerdotal, ou encore à une communauté de personnes », sous l’autorité d’un « curé modérateur », cette note remarque que le « remaillage » diocésain, auquel il est procédé un peu partout, en créant des nouvelles paroisses agrandies, supprime les paroisses « vacantes » et, du même coup, le motif de faire appel à la suppléance des laïcs (JD, p. 196). Ne voilà-t-il pas le problème des ministères résolu par prétérition ? Faisons un autre détour par le témoignage d’un « curé modérateur » : observant que les prêtres de son secteur, et de même les laïcs qui les secondent, sont au bord de l’épuisement, et que les réserves en aides disponibles sont elles aussi presque épuisées, au point qu’un projet longuement mûri de création de paroisses nouvelles ne peut plus être mis en application, Jean-Louis Biaise pousse ce cri de détresse : « L’eau monte, mais le savent-ils ? » (JD, p. 95-99).
19Arrêtons-nous ici. À votre avis, qui est désigné par ce pronom « ils » ? Loin de moi l’intention de vous accabler, vous deux qui êtes mes amis et que je tiens en haute estime. Je ne doute pas que le cri de Jean-Louis, notre ancien étudiant et ami commun, n’ait retenti douloureusement aux oreilles de J. Doré, comme à celles de nombre de ses collègues. Il est compréhensible que les évêques se sentent tenus à une « obligation de réserve » envers une tradition dont le « dépôt » leur a été confié, et qu’ils aient le souci de respecter le besoin de repères identitaires de leurs jeunes prêtres ou séminaristes. Je me sens d’ailleurs également concerné par ce cri, car il est de la vocation des théologiens d’ouvrir le champ des possibles dans les situations de détresse, et c’est dans cet esprit que j’ai entrepris de répondre à l’appel de Jean-Louis par cette réflexion. J’ai été ému par le rappel du mot qu’adressait à ses étudiants notre ami, maintenant disparu, Henri de Lavalette : « Vous vivez l’Église sur fond de mort ! » (JD, p. 96). Voilà bien l’horizon sous lequel nous avons tous, évêques et théologiens, à réfléchir. C’était déjà l’horizon de la courageuse Lettre des évêques aux catholiques de France, plusieurs fois citée dans ces deux livres et à laquelle le nom de Mgr Cl. Dagens est resté justement attaché. Mais quand la mort est là et que l’eau ne cesse de monter, il faut aller plus loin : « l’actualité » commande, plus qu’un passé impossible à restaurer et plus qu’un avenir de jour en jour plus incertain.
20Une tradition ne demeure vivante qu’à la condition de sans cesse se ressourcer à son origine, non pour la reproduire, mais pour se laisser pousser plus avant par son Souffle créateur, — ici la majuscule est de mise. Jésus, qui ne voulait pas charger ses disciples de fardeaux trop lourds, qui les invitait au contraire à se décharger de ceux qu’ils se croyaient obligés de porter par habitude, n’a certainement pas voulu imposer à son Église une tradition qui la contraindrait finalement à en mourir. Sous l’horizon de mort qui est le nôtre aujourd’hui, il n’est pas permis de penser qu’il laisserait son Église dépérir faute d’un nombre suffisant de candidats au « métier » presbytéral, ni les communautés de fidèles, membres de son Corps, manquer de la nourriture eucharistique faute d’un ministre hiérarchique membre du clergé ; sous cet horizon, il n’est permis de penser qu’à la vie dont Jésus est la source toujours vivante, il est permis de puiser à toutes les ressources de vie qu’il a mises à la disposition de son Église. Les historiens des origines chrétiennes savent que les chefs des premières communautés présidaient leurs célébrations eucharistiques alors qu’ils n’étaient pas prêtres ; que les apôtres, pour la plupart d’entre eux sinon pour tous, n’étaient pas chefs des communautés qu’ils ne faisaient que visiter et enseigner ; que les anciens « presbytres », même une fois ordonnés selon la liturgie d’Hippolyte de Rome, n’étaient pas prêtres à part entière. Du principe, énoncé par Jésus, que « le sabbat est pour l’homme et non l’homme pour le sabbat », l’Église a su déduire de tout temps que les sacrements sont pour les fidèles, et non l’inverse ; c’est pourquoi l’histoire des sacrements a été une évolution permanente et est une inépuisable leçon d’inventivité [10].
21Créativité ne veut pas dire facilité : on a toujours à travailler sur un modèle fourni par la tradition. Dans ses origines elle nous propose un archétype ministériel purement laïc : même s’il a été ensuite mis de côté, la liberté nous est encore donnée de le réactiver. Dans la suite des temps, elle a mis en avant un étalon purement sacerdotal : il ne sera pas question de le répudier, si ce n’est que le « purement » peut être corrigé, il est déjà fortement amoindri et tempéré, rien n’interdit de l’éliminer, puisqu’il en existe un autre en réserve. Ainsi sera-t-il « donné » à l’Église de fonctionner selon deux paradigmes, autosuffisants chacun dans son ordre tout en se prêtant mutuelle assistance : l’un pour permettre aux communautés de pratiquer, sans exclusive, « l’art de vivre la foi selon l’Évangile » ; l’autre pour assurer, sans en perdre le souffle, la perpétuité et l’universalité de la mission évangélique à travers le monde aujourd’hui sans Dieu. Jésus envoyait ses apôtres au monde, au plus lointain, « jusqu’aux extrémités de la terre » : cet envoi au loin est l’unique source du sacerdoce reçu de lui ; nous, nous appelons des jeunes au sacerdoce pour les « envoyer » au « peuple de Dieu » : ne sentons-nous pas, dans cette inversion des mouvements, dans cet « ordre » inversé, un terrible appauvrissement, une contradiction mortelle ? Les prêtres « à la manière des apôtres », comme nous aimons le dire, sont ordonnés au lointain, ils sont les ministres de l’ailleurs, le monde en a besoin. Mais il y a non moins besoin, au dedans de chez nous, de « métiers de proximité » : le Christ y a pourvu, si nous savons regarder plus loin que le bûcher sacrificiel sur lequel Isaac attendait la mort.
22En définitive, le problème des ministères est affrontement de l’Église à sa propre tradition. Si nous avons le courage de la lire avec la même liberté que Jésus relisait la sienne, la tradition ouvrira le champ des possibles. L’Église est constituée, et en ce sens transcendée, par sa tradition ; mais c’est elle aussi qui la constitue et, en ce sens, la tient à disposition : ce rapport de constituant à constitué institue le libre jeu entre créativité et fidélité. Encore faut-il apprendre à le discerner. Nous remercierons Hippolyte Simon, Joseph Doré et les deux fins théologien et théologienne des générations plus jeunes dont il s’est entouré pour cela, de nous aider à ce « travail de discernement » des « évolutions profondes » dans lesquelles est « engagée » l’Église de notre temps (JD, p. 141), à « lire avec discernement les signes des temps » (HS, p. 92). Nous en retiendrons l’invitation à oser appeler, en nous souvenant qu’il s’agit d’appeler à « vivre la foi », et donc, d’abord, à penser la foi (selon une autre formule de J. Doré), ce qui veut dire : oser repenser, à la lumière de ce qui arrive, la tradition par laquelle nous parvient la parole de Jésus qui la maintient vivante et sensée. Sans cette audace maîtrisée, … l’eau continuera à monter.
Notes
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[1]
Mgr Joseph Doré — M. Maurice Vidal, p.s.s., Des ministres pour l’Église, Centurion-Cerf-Fleurus-Mame, Paris, 2001, 253 p. (sigle : JD).
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[2]
Hippolyte Simon, Libres d’être prêtres, Éd. de l’Atelier, Paris, 2001, 122 p. (sigle : HS).
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[3]
C’est le titre du chap. I. Le fait que l’ouvrage soit un recueil de conférences amène à regrouper des passages éloignés sous une même rubrique.
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[4]
Le 1er seuil est celui de la Révolution française, le 2e l’époque des lois scolaires et de la séparation de l’Église et de l’État (d’après J. Baubérot, cité p. 27).
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[5]
Il m’est difficile de tenir pour une « clarification » cet énoncé de M. Vidal à propos des sacerdotes : « Ceux-ci exercent le sacerdoce ministériel pour que cette fonction sacerdotale du sacerdoce commun des baptisés soit en dépendance participée de l’unique sacerdoce du Christ » (p. 203). — Priorité du sacrement de l’ordre par rapport au baptême ?
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[6]
Assemblée dominicale en l’absence de prêtre.
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[7]
Avec plus de réserve, J. Doré admet, lui aussi, « qu’il y a des choses à faire évoluer » à ce sujet (JD, p. 145). Il y revient plus directement dans sa réponse à la recension de son livre par le Courrier Jonas de juin 2001.
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[8]
Faut-il rappeler que l’« effondrement » des entrées dans les séminaires et de leurs effectifs réduits de 50, voire de 75 %, date des années 1953-1957 ?
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[9]
« L’avenir des ministères dans l’Église catholique », Revue de Droit Canonique, tome XXIII, mars-déc. 1973, p. 300.
-
[10]
Voir la contribution de Thomas O’Meara, JD, p. 152-170.