Notes
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[1]
Carole Desbarats (dir.), Violences du cinéma, Acor, 1996.
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[2]
Marie-José Mondzain, Image, icône, économie. Les sources byzantines de l’imaginaire contemporain, collection « L’ordre philosophique », Le Seuil, Paris, 1996.
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[3]
Marie-José Mondzain, Le Monde, 8 septembre 1998.
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[4]
Marie-José Mondzain, « L’image et la crise du jugement », Esprit, juin 1997, p. 163-164.
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[5]
Olivier Mongin, La Violence des images, Le Seuil, Paris, 1997.
1La figure de la victime est tellement présente dans le cinéma contemporain que la décision de ne pas filmer la mise à mort d’un personnage s’apparente à une audace remarquable. Ainsi, dans le dernier film d’Eric Rohmer, l’Anglaise et le duc, dont l’intrigue se passe pendant la Révolution française, nombreux sont les critiques qui ont souligné la force paradoxale de la scène de l’exécution de Louis XVI. Grace Elliott, l’héroïne du film, est à l’extérieur de Paris, sur la terrasse de Meudon qui donne une large vue sur la plaine de Paris. De loin, elle n’entend rien sinon une vague rumeur, les roulements de tambour. Refusant d’utiliser la longue vue que lui tend sa femme de chambre, elle tourne le dos au paysage, faisant face au spectateur qui regarde à travers elle l’impossibilité de voir ce qui se passe, de faire face à cet événement qui, même pour une anglaise qui n’ignore pas la « Glorious Revolution » de 1660, dépasse l’entendement. Comment mieux rendre compte de la difficulté de se représenter l’inconcevable, c’est-à-dire nous faire sentir l’étrangeté éprouvée à l’époque face à cet événement de l’exécution publique du roi dont la force émotionnelle est à peu près complètement désamorcée pour nous ? C’est le défaut d’image qui restitue ici la grandeur de l’événement, comme si le refus de rendre visible la scène, loin de signifier un échec du cinéma, en révélait à l’inverse une ressource trop mal comprise aujourd’hui.
2En effet, Eric Rohmer ne cherche pas à rendre compte de ce que son personnage considère comme insoutenable par un recours à une technique de la frayeur (ralenti, musique, trucages …), mais en plaçant le spectateur devant une mise en scène du regard qui rappelle que la force d’une image tient autant à ce qu’elle ne montre pas qu’à ce qu’elle montre, ou plutôt que sa nature n’est pas de se confondre avec le visible. L’illusion du cinéma, dont se démarque implicitement cette scène de Rohmer, est que son objet serait de montrer quelque chose, d’explorer le visible, de porter sous les yeux du spectateur de plus en plus de choses à voir. L’insoutenable, dans cet ordre d’idées, relève uniquement de ce qui pousse à détourner le regard parce que les artifices (hémoglobine, explosions, atteintes à l’intégrité physique etc.) ont provoqué le haut-le-cœur prévu. On connaît les impasses auxquelles conduit cette idée du cinéma : surenchère des effets pyrotechniques, manipulation du spectateur, imagerie du sordide… La discussion sur l’image, malheureusement, s’enferme trop facilement dans les faux débats inhérents à cette conception réductrice de l’image : quelles sont les limites à ne pas franchir ? Faut-il tout montrer ? Quand on se contente de rendre le visible insoutenable à force d’artifices cosmétiques, comme c’est le cas dans les films de genre consacrés à l’horreur (films « catastrophes », films « gore »), on passe à côté des questions de la souffrance, de la violence et du mal qu’impliquent l’insoutenable.
3La dérive, littéralement spectaculaire, de la question de la victime au cinéma ne relève pas seulement de cette réduction de l’image au visible. Si la victime sert de prétexte à une surenchère de la représentation vers l’insoutenable, c’est aussi parce que le moment de la souffrance ne se trouve plus enchâssé dans une chaîne de causalité. Les films d’action qui comportent des images de violence ont bien changé de nature dans le cinéma contemporain [1] (depuis le début des années 1990 ou la palme d’or cannoise donnée en 1991 à David Lynch pour Sailor et Lula, pour donner un repère). Il ne s’agit pas seulement de la mise à l’épreuve du seuil de tolérance du spectateur qui s’est faite plus insistante mais d’un déséquilibre créé entre la force du récit et la force des images. En effet, la violence est toujours, sous sa forme contemporaine, inattendue. Dans les westerns, les films de guerre ou de gangsters, c’est-à-dire les films qui suivent un code de représentation de la violence encadré par la notion de « genre », la violence monte en puissance, atteint son acmé puis retombe à la fin parce qu’elle intervient dans une suite d’événements qui font sens dans une mise en récit. On peut donc saisir les causes et les conséquences d’un acte violent. Le registre contemporain, à l’opposé, déborde les films de genre, montre une violence saccadée, qui fait irruption sans signe précurseur, sans incidence ultérieure : son emblême est l’explosion et non plus la scène de bataille qui suppose une continuité. Dans un tel registre, la victime n’occupe guère d’autre rôle que celui d’un corps souffrant. Ce n’est plus un sujet confronté au mal dans une suite d’événements dont un récit peut rendre compte mais un organisme saisi dans un moment où il est soudainement en proie à la souffrance.
4On prend aisément la mesure de cette impossible mise en récit de la souffrance dans la plus récente adaptation cinématographique de l’histoire de Jeanne d’Arc. Jeanne d’Arc offre l’occasion d’une double mise en récit de la souffrance. En effet, son histoire peut donner lieu à une présentation en deux grands volets : les batailles, les prisons (comme chez Rivette en 1994, alors que Dreyer et Bresson ne filment que la prison). Chaque volet permet une construction du sens différente : par la suite des actions dans la guerre, par le débat oral devant le tribunal. De même, chaque volet pose différemment la question du mal et de l’innocence : le conflit armé au nom de la paix dans le premier temps, la justice injuste dans le deuxième. La violence de la guerre met à l’épreuve le corps et le courage tandis que la violence du procès met à l’épreuve l’endurance, la foi et, comme pour le psalmiste ou pour Job, la solitude d’une conscience face à des accusateurs. Jeanne d’Arc se lance dans la guerre par obéissance à ce qu’elle croit être le bien. Mais le Bien peut-il commander de tuer, de faire le mal ? Figure ambivalente, qui incarne la force libératrice de la violence mais aussi la vulnérabilité absolue face au pouvoir, Jeanne d’Arc est un paradigme de dilemme moral.
5C’est justement l’évacuation de tout débat moral qui frappe dans le film le plus récent sur Jeanne d’Arc, celui de Luc Besson, sorti en 1999. L’auteur de Nikita et de Léon est connu pour avoir introduit le plus largement dans le cinéma français une conception à l’américaine de la violence : gratuite, exacerbée, complaisante. Son précédent film, le Cinquième élément, présentait, dans le cadre du genre de science fiction, de nombreuses consonnances théologiques, puisqu’il racontait l’histoire du salut de l’humanité par l’amour, grâce à l’incarnation sur terre, sous les traits d’une frêle jeune femme, d’un sauveur tout-puissant. Curieusement, alors qu’il avait montré cette conjonction de la faiblesse et de la force dans l’héroïne du Cinquième élément, il ne retrouve pas cette ambivalence dans la sainte guerrière. Peut-être avait-il en fait, sans s’en rendre compte, déjà tourné sa Jeanne d’Arc dans le Cinquième élément … Peut-être, d’autre part, a-t-il désamorcé la tension du personnage en présentant son interprétation de la vocation de Jeanne d’Arc. En effet, un malin génie qui la persécute dans sa prison lui affirme qu’elle a été victime d’une illusion : ayant assisté dans son enfance au massacre et au viol des siens, elle a inconsciemment été guidée par son désir de vengeance. Ce qu’elle a cru être sa vocation n’était qu’une projection de sa haine rentrée. Il n’y a donc pas de débat moral mais plutôt une leçon relativiste : en croyant lutter contre le mal, elle a commis le mal, en se persuadant elle-même, comme tout le monde – là se cache d’ailleurs le mal, en bonne logique relativiste –, qu’elle était dans la voie du Bien. Le bourreau devient la victime : ce n’est finalement qu’un juste retournement des choses. Dans sa prison, Jeanne ne fait pas l’expérience du silence de Dieu, comme l’innocent persécuté qui doit attendre la fin de son épreuve avant sa justification, mais découvre son inexistence. La révélation initiale était une illusion au cours de laquelle Jeanne a été abusée par des images trompeuses.
6Que les images soient trompeuses et qu’il n’y ait pas d’au-delà du visible, ce n’est pas seulement la vérité que Jeanne d’Arc apprend à ses dépens dans le film de Luc Besson, c’est l’équation générale d’un cinéma qui ne croit plus à ses propres ressources. Silence de Dieu ou absence de Dieu : pour le cinéma, la question se traduit en terme de disparition de l’image. En effet, l’image n’existe que tant qu’elle garde un lien avec ce qui n’est pas visible. Quand ce qu’on voit est parfaitement visible, on est face à un simulacre, pas une image. En considérant les « apparitions » de Jeanne comme des illusions, Luc Besson inverse les coordonnées du problème : ce n’est pas croire aux images qui est mortifère mais croire que ce qu’on voit ne relève que du visible. Et c’est donc lui qui abuse le spectateur en l’enfermant dans le simulacre d’une visibilité qui n’a plus d’images. L’image ne reproduit pas le réel, elle ne manifeste pas la chose visible mais, selon l’expression de Maurice Merleau-Ponty, la visibilité de la chose. Si l’on comprend cette présence de l’absence dans la représentation, on voit pourquoi il est vain de chercher à tout montrer, même le plus horrible et le plus insoutenable : c’est être victime de l’illusion selon laquelle les images donnent à voir le réel alors qu’elles mettent en crise la perception du réel. Dans l’image qu’on a devant soi, on voit des choses qui ne sont pas sous nos yeux selon le même mode que le reste des objets qui nous entourent. Ce qu’on perçoit face à une image, c’est une rupture de la continuité du visible, un creux, une ouverture dans la massive présence des choses, une mise en suspens de la présence. L’image représente quelque chose qui n’est pas là : elle ne peut faire oublier ce vide qu’en se niant elle-même. C’est en cela que consiste le mensonge du simulacre : il se fait passer pour évident, présent, réalisé.
7Cependant, le refus du simulacre ne doit pas conduire à chercher la vérité de l’image dans l’au-delà du visible. Dans un monde comme le nôtre, saturé de sollicitations visuelles, la tentation est grande de dénoncer l’emprise des images et les manipulations auxquelles elles se prêtent. Dans Lisbon Story, Wim Wenders met en scène un ingénieur du son qui tente de retrouver un ami cameraman à travers la ville et fait sentir que la découverte de Lisbonne par le son est peut-être moins trompeuse que celle par l’image. Si ce film, qui commence par un plan fixe pris sur le toit de la cinémathèque de Francfort, est tenté par le refus de l’image, il se finit néanmoins positivement par un jeu de mot qui est aussi le programme du cinéma : celui-ci est en effet image en mouvement, moving picture, c’est-à-dire aussi image émouvante. Emouvoir par les images, tel est l’ambition que retient Wim Wenders. Il ne conclut donc pas à une opposition entre le son et l’image mais à leur complémentarité. Se dédier à l’invisible en se détournant des mauvaises apparences serait une facilité. L’erreur serait de renoncer à la puissance de l’image par crainte de son trop grand pouvoir. Le choix de l’invisible correspondrait à une résolution de la crise, à une scission que l’image cherche à surmonter. En effet, comme l’écrit Marie-José Mondzain, on ne peut répondre à la crise de l’image qu’en maintenant l’image en crise, c’est-à-dire en reconnaissant en elle un mixte de présence et d’absence [2]. Maintenue en crise, l’image appelle le jugement, l’exercice d’une liberté critique qui peut d’autant mieux s’exercer qu’on n’est pas la proie de l’illusion de la présence de l’image. Contre cette illusion, la parole peut rétablir une distance : « Là se situe la crise : l’image ne peut devenir un objet critique qu’à partir du moment où une parole s’exerce. L’invisible qui hante l’image, c’est la parole. L’image incarne de la parole, l’image est ‘enceinte’ de la langue. » [3] Le son et l’image, au cinéma, n’ont donc pas à être opposés. Le choix inconoclaste, qui hante les cinéastes conscients des excès de l’image, est à écarter.
8Le choix iconophile prend le risque de s’exposer à l’éblouissement de l’image, à son instrumentalisation par le pouvoir et la propagande, à la dégradation dans l’imagerie. Mais elle échappe ainsi au risque symétrique qui serait de ne pouvoir valoriser qu’une transcendance ineffable et invisible. L’image consiste en une relation du visible et de l’invisible qui correspond au mystère de l’incarnation : « L’incarnation est elle-même le moment historique dans lequel cette négociation du visible et de l’invisible a eu lieu : même dans le Christ visible, le Verbe est invisible. La personne de Jésus en tant que Verbe qui s’est fait chair est un lieu critique puisqu’il ne cesse durant son existence de faire travailler le regard de ceux qui s’adressent à lui en disant tour à tour : ‘qui m’a vu a vu le Père’ et ‘heureux ceux qui croient sans voir’. Voilà pourquoi les iconophiles reprochent aux iconoclastes de ne pas avoir compris l’incarnation : s’ils l’avaient comprise, ils ne diraient pas qu’il y a d’un côté une invisibilité qui ne se manifestera jamais et de l’autre côté une visibilité qui prendra toujours le pouvoir. ‘Qui refuse l’image refuse l’incarnation’ » [4]. Si l’iconophilie représente un risque, c’est à partir de ce risque qu’une histoire spécifique de l’image s’est développée, qui en appelle à une liberté du jugement face à l’insuffisance et à l’efficacité de l’image. L’image n’est ni l’idole ni l’icône : ni l’idole qui se fait adorer en faisant oublier qu’elle n’est qu’un simulacre, ni l’icône qui affirme la distance incommensurable qui sépare le visible de l’invisible.
9La violence se trouve naturellement au centre de cette crise de l’image dans la mesure où elle expose le spectateur à une emprise qui lui ôte sa faculté de jugement et sa liberté. Un régime de représentation de la violence est ici particulièrement en cause, plus que le fait que des séquences comportent des actions violentes car celles-ci, insérées dans un récit, dans un langage, montrent aussi des manières de s’affronter positivement à la violence, voire montrent les moyens de s’en sortir [5]. Si l’on croit à la double nature de l’image, la question n’est plus de savoir jusqu’où il faut aller avec elle que de reconnaître les images qui laissent suffisamment de liberté au spectateur pour voir et comprendre. Peut-on pour autant explorer la souffrance, le mal et la mort par les images, peut-on se laisser conduire par elles « au cœur des ténèbres ? ». En adaptant la nouvelle de Joseph Conrad qui porte ce titre, c’est la question que pose Francis Ford Coppola dans Apocalypse now. Consacré à la guerre du Viêt-Nam, ce film pourrait être un film de genre, c’est-à-dire un de ces films dans lesquels la question de la violence est prise en charge dans un cadre de signification qui est identifiable par le spectateur (motifs, forces en présence, champ de bataille…). Mais la guerre du Viêt-Nam est en elle-même une guerre qui ne peut relever de ce traitement dans la mesure où les hommes qui y participent ne parviennent plus à se représenter ce qu’ils vivent en fonction de cette grille de lecture. Les soldats n’ont aucune idée de leur mission ni du sens de leur présence dans ce conflit qui les conduit à massacrer des civils et non se confronter à une armée adverse. Mais en outre, il s’agit de suivre au cours de l’intrigue du film une expédition atypique d’un soldat envoyé en mission secrète. Il ne traverse donc les champs de bataille, en eux-mêmes déjà très peu conventionnels, que dans l’objectif de remonter un fleuve qui le conduira vers un colonel de l’armée américaine qui échappe complètement à ses supérieurs et qu’il a pour mission de neutraliser.
10Le sujet du film se transforme donc rapidement en une interrogation sur la violence à mesure que les détours du fleuve révèlent de nouvelles surprises au regard. Comme dans Aguirre (de Werner Herzog, avec Klaus Kinsky), on suit le voyage, sur une fragile embarcation, d’un petit groupe de soldats suivant un fleuve qui s’enfonce de plus en plus profondément dans la forêt vierge. Mais si Aguirre montre une troupe qui avance à sa perte à mesure que le sens de leur équipée disparaît et que, symétriquement, l’autoritarisme du commandant se renforce, laissant pressentir finalement l’absurde dérive et la sinistre dérision de l’ensemble de leur aventure, dans Apocalypse now, la progression dans la forêt sauvage fait avancer dans une exploration d’une autre nature. Ce n’est pas une errance qui débouchera sur le rien mais un itinéraire qui est bien en même temps une avancée vers un personnage qui magnétise l’attention, qui attire à lui. Kurtz, ce colonel qui a décidé de rompre avec la hiérarchie militaire américaine, n’apparaît qu’à la fin du film et de surcroît dans un plan où il reste longtemps le visage caché dans l’ombre (Marlon Brando, icône hollywoodienne, transfiguré). S’il a décidé de rompre avec son armée, c’est qu’il se demande comment faire face à l’horreur et qu’il n’y trouve pas de ressources à la hauteur du mal dans lequel il est plongé. Il a découvert au cœur de la forêt vierge une force de ritualisation de la violence qui fait mortellement défaut aux jeunes appelés américains qui ne peuvent s’accrocher, entre deux séquences d’horreur, qu’au dérisoire divertissement des images de playmates. Loin de se satisfaire d’une dénonciation de la violence et de la guerre, Coppola nous entraîne dans une quête de ce qui pourrait contenir une violence qui menace toujours de nous sidérer et de nous submerger.
11Dans son film consacré à la même guerre, Full Metal Jacket, Stanley Kubrick met en parallèle deux phases, la préparation militaire et l’action sur le terrain, pour répondre à cette question : que faire de la violence ? Peut-on apprendre à lui faire face, à la contenir ? L’entraînement militaire présenté dans la première partie suit cette fin : contrôle des corps et des esprits, elle vise à aguerrir les hommes et à leur permettre un minimum de maîtrise. Mais le deuxième volet du film montre l’inutilité de l’entraînement car sur le terrain le traitement de la violence n’a plus rien à voir avec ce qui était anticipé dans la caserne. La guerre du Viêt-Nam présente pour le cinéma l’archétype de la violence déformalisée, qui ne respecte plus aucun des codes de l’honneur ou des règles qui caractérisaient le conflit militaire. La dérive du colonel Kurtz dans Apocalypse now part de ce constat et cherche comment, prenant acte de l’impuissance des codes militaires, retrouver une façon de formaliser ou de ritualiser la violence. Au moment de mourir, il lâche le mot-clé de cette quête : « terreur », qui reste comme le dernier mot du film. Comment survivre face à la terreur quand la hiérarchie, la discipline, les mots d’ordre etc. tournent en mensonge et en trahison ? Ce qui, aux yeux de la hiérarchie militaire, passe pour la folie de Kurtz relève de sa volonté d’aller jusqu’au bout de la question. Il est cependant rattrapé par le soldat envoyé en mission pour le tuer (Martin Sheen).
12Au moment même où il se fait égorger, les habitants de la forêt, réfugiés autour de Kurtz, sont réunis pour une séance de sacrifice ritualisé au cours de laquelle ils abattent un buffle. Par ellipse, le spectateur assiste à la mise à mort de l’animal égorgé et non à celle de Kurtz. La mise en parallèle des deux séquences permet une ellipse du meurtre – qui rappelle celle que nous citions au début. Mais elle met surtout en scène un extraordinaire moment de gestion collective de la violence. Le rite de sacrifice appartient à un univers qui parvient à symboliser le sang et la souffrance, ouvrant sur une possible mise à distance de la terreur. Sans doute est-ce là ce que cherchait le colonel Kurtz. Mais n’a-t-il pas en fait succombé au vertige de l’horreur et à la complaisance envers la violence ? Sa passivité face à l’homme venu l’exécuter et, peut-être, son consentement à la mort ne valent-ils pas comme une sorte d’aveu d’échec ? Autant de questions qui sont aussi celles du metteur en scène : comment montrer la souffrance sans céder à la complaisance spectaculaire pour le mal ? L’ellipse montre une décision de ne pas aller jusqu’au bout, jusqu’au « cœur des ténèbres », de ne pas s’enfermer, comme le personnage incarné par Marlon Brando, dans la fascination de la violence.
13La violence est-elle maîtrisable ? L’image peut-elle échapper à l’instrumentalisation ? Ces deux questions sont complémentaires si l’on croit que l’image ne se réduit pas à une force immanente. L’emprise de la violence dans le cinéma contemporain résulte de l’affaiblissement de l’idée que l’image est par elle-même incomplète : les images ont la faculté, c’est le sens même de leur succession au cinéma, de renvoyer les unes aux autres, de se suivre, de former un récit (motion picture) ; mais elles renvoient aussi à des affects, à des émotions (moving picture), à une langue et enfin à un invisible qui est porté dans le visible sans se réduire jamais cependant à celui-ci. L’absence de Dieu ou sa présence dépendent de cette intelligence de l’image. Une présence de l’invisible n’est encore concevable que dans la mesure où le cinéma ne consent pas à la saturation du regard. Si la réduction de l’image au visible est particulièrement sensible dans la représentation du mal, la confrontation de grands cinéastes à la question de la violence ouvre aussi des perspectives qui montrent une capacité à ne pas réduire l’image aux mauvaises images, à ne pas lâcher libre cours à la performance des impressions visuelles. Comprise dans sa double nature, acceptée dans son insuffisance, l’image peut aider à sortir de l’impossibilité de représenter la souffrance – parce qu’elle reste le lieu de l’incarnation. ?
Notes
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[1]
Carole Desbarats (dir.), Violences du cinéma, Acor, 1996.
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[2]
Marie-José Mondzain, Image, icône, économie. Les sources byzantines de l’imaginaire contemporain, collection « L’ordre philosophique », Le Seuil, Paris, 1996.
-
[3]
Marie-José Mondzain, Le Monde, 8 septembre 1998.
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[4]
Marie-José Mondzain, « L’image et la crise du jugement », Esprit, juin 1997, p. 163-164.
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[5]
Olivier Mongin, La Violence des images, Le Seuil, Paris, 1997.