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Article de revue

Le texte biblique et la mise à l'épreuve du lecteur

Pages 335 à 352

Notes

  • [1]
    Michel de Certeau, La faiblesse de croire. Le Seuil, Paris, 1987, p. 259.
  • [2]
    Ernst Bloch, L’athéisme dans le christianisme. Gallimard, Paris, 1978, p. 100 et suivantes.
  • [3]
    Jean-Paul Sartre, « Situations, II », « Qu’est-ce que la littérature ? ». Gallimard, Paris, 1948, p. 316.
  • [4]
    Notamment dans les « Huit cahiers in octavo » et son Journal.
  • [5]
    « Quatrième cahier in octavo », Gallimard/Folio, « Préparatifs de noce à la campagne », p. 141.
  • [6]
    Kafka, « Quatrième cahier in octavo », op. cit., p. 131.
  • [7]
    Paul Ricœur, « Temps et récit, tome 3 - le temps raconté », Le Seuil, Paris, 1985, p. 254.
  • [8]
    Le cahier bleu, Gallimard, Paris, 1996, p. 40 et suivantes.
  • [9]
    Kafka, « Méditations sur le péché, la souffrance, l’espoir et le vrai chemin », in « Préparatifs de noce à la campagne », Folio/Gallimard, p. 49.
  • [10]
    « Méditations sur le péché, la souffrance, l’espoir et le vrai chemin », §82.
  • [11]
    Pascal, « Les Pensées », n° 678 selon numérotation Brunschwicg.
  • [12]
    George Steiner, Grammaires de la création, Gallimard, Paris, 2001, p. 59.
  • [13]
    Kierkegaard, « Quatre discours édifiants » (1843), « Le Seigneur a donné, le Seigneur a repris » (premier discours), trad. Viallaneix, Aubier-Montaigne, Paris, 1970.
  • [14]
    Lettre aux Philippiens, 2, 6 - 11.
  • [15]
    Lettre aux Romains, 3, 19.
  • [16]
    C’est ce qu’écrira Walter Benjamin en 1936, dans un petit texte célèbre, « Der Erzähler », le narrateur.
« Mets-toi à l’épreuve de l’humanité.
Elle fait douter celui qui doute et croire le croyant. »
Kafka

1Rarement un livre fut autant sollicité par les cultures qui l’ont produit et transmis que ce livre pluriel que nous appelons la Bible. L’unité même de cette collection d’écrits jaillit de l’acte de lecture parce que ce dernier y est constamment mis à l’épreuve comme si chaque récit biblique avait été écrit et transmis pour atteindre quelque chose du mystère de la lecture. Les traditions interprétatives sont indissociables de ce que nous appelons la Bible, de l’histoire même de son écriture, de sa composition en Livre des livres. Et la volonté de faire entrer le texte biblique dans les canons littéraires de l’art occidental a pu occulter l’originalité, voire l’étrangeté, du texte biblique, son statut de texte à énigme. Il ne suffit plus de s’interroger sur l’art littéraire mis au service de la composition des récits bibliques, encore faut-il poser aux textes eux-mêmes la question de la littérature, discerner l’effet de littérature sur ce qu’on appelle la Bible. Il s’agirait de revenir à la proposition audacieuse de Michel de Certeau [1] : « La tradition qui peut nous aider à traiter désormais la question théologique telle qu’elle se pose à nous, il nous faut la chercher d’abord là où elle existe dans le discours relatif aux interrogations de l’existence… là où la littérature, sur le mode du roman ou de la poésie, explicite par un travail interne au langage le problème ouvert avec la disparition d’institutions signifiantes autres que le langage lui-même. » Nous proposons de retourner cette proposition à la Bible elle-même et de nous interroger sur le travail du langage poétique, littéraire, à l’œuvre dans la proposition de sens du texte biblique. La littérature est sollicitation. Elle ne se réduit pas à l’art des techniques narratives ou poétiques avec lesquelles les scribes et les conteurs ont entrepris leurs œuvres. Elle concerne ce qui du texte sollicite le lecteur, en appelle à son existence propre. Il s’agit donc de montrer que les textes bibliques sont souvent écrits de telle sorte qu’ils mettent leur propre lecture en crise. On rencontre rarement dans notre culture d’exemples plus étonnants de textes composés pour solliciter l’interprétation, pour provoquer le souci de l’interprétation. L’intrigue narrative elle-même semble parfois porter sur la question même de la signification de ce qu’elle donne à lire. Notre hypothèse est qu’il n’y a pas vraiment de grands récits bibliques sur le modèle de la narration homérique, par exemple, mais plutôt des enchaînements complexes de courtes unités qui mettent le lecteur à l’épreuve de la signification de la fable.

2La littérature n’est pas un simple effet construit mais d’abord, culturellement, un mode d’expression qui induit également une réception, une compréhension de ce qu’il exprime. Si littérature biblique il y a, elle doit être comprise comme une épreuve herméneutique à travers laquelle l’humanité met à nu sa propre capacité de comprendre et d’entendre ce qu’elle lit en même temps qu’elle éprouve sa fragilité, sa finitude, qu’elle se heurte à l’expérience du mal, de la transcendance, de l’altérité… Le narrateur biblique semble nous dire : il ne suffit pas de savoir composer des fables pour s’approprier le monde. Lire et transmettre les fables de notre monde, c’est transmettre une épreuve. Cette hypothèse d’une narration à épreuve écarte la fiction biblique du dilemme hellénistique entre vérité et mensonge de la fable. Raconter, dans la Bible, c’est souvent miser, c’est parier sur la signification même de ce qu’on raconte. L’acte même du récit biblique est comparable à une sorte de performance proposée au lecteur. Littérature de l’épreuve et littérature éprouvante qui prend naissance dans une culture de résistance, d’exil ou de séparation. La Bible est écrite en partie des fragments éclatés d’une langue animée par une subversion étouffée, impossible à faire taire. La langue biblique est elle-même une critique de la langue. Cet excès de la langue qu’est la littérature exige de s’incarner dans une pratique écrite et parlée d’une langue, dans les conditions même d’écriture, les conditions que réserve une nation, une communauté linguistique à sa langue. C’était déjà l’hypothèse d’Ernst Bloch sur la Bible [2] : la littérature biblique est travaillée par les marges du devenir historique. Elle propose une sortie de la littérature de l’Antiquité par l’expression d’une langue neuve de l’émancipation et de l’attente, elle donne voix et mémoire à ce qui a été refoulé, exclu, détruit, déporté, effacé… Elle défend l’exception, rappelle que la totalité du monde est déchirée, qu’aucune restauration ne peut avoir lieu en feignant de reconstituer une image fausse de la réalité, du devenir. C’est une littérature de la Loi qui dit aussi le vide de toute loi. Profondément polyphonique, le texte biblique sollicite le lecteur. Il témoigne d’une conscience aiguë, originale dans le contexte de l’Antiquité proche orientale, de la nécessité d’avoir à payer le tribut du langage sans lequel nous ne saurions transmettre de façon universelle l’expérience singulière et sensible, sans lequel nous n’engagerions pas l’aventure de la compréhension. « Par la littérature, écrivait Jean Paul Sartre [3], la collectivité acquiert une conscience malheureuse, une image sans équilibre d’elle-même qu’elle cherche sans cesse à modifier et à améliorer. »

3La littérature, dans l’histoire de l’Occident, ne s’est confondue avec une mimesis de la réalité que sur peu de siècles en définitive, et de façon précaire. Ce qu’elle est toujours, en revanche, c’est une mise en jeu de notre utilisation du langage et de ses rythmes, de ses formes. La littérature dit autrement. Elle déséquilibre ou déplace. Il y a une référence juste à la vérité qui finalement ne semble pouvoir être atteinte et formulable que depuis l’excès littéraire de la langue. Moment où le lecteur participe au vertige du texte lui-même et dramatise la frontière entre vérité et mensonge. La Bible est littéraire parce que précisément elle excède les catégories culturelles de sa production de textes. Elle joue des rapports entre foi et vérité, histoire et fiction. Un texte n’est vivant que si sa signification dépend de chacune de ses lectures, s’il sollicite l’interprétation d’un tiers. En ce sens, la Bible a inscrit le désir de littérature au cœur de sa propre composition. Son message est consciemment indissociable du « site en langue de l’homme » (Benveniste). C’est peut-être même la singularité du peuple de la Bible, comme le soulignait Emmanuel Lévinas : « admettre l’action de la littérature sur les hommes, qui est peut-être l’ultime sagesse de l’Occident où le peuple de la Bible se reconnaîtra. » La Bible ne fut écrite et composée qu’en tant que littérature de l’interprétation, comme acte de langage qui sollicite le lecteur, le met à l’épreuve d’une énigme autant littéraire qu’existentielle.

Abraham

4L’art biblique du récit consiste d’abord à raconter à partir de l’aveuglement dans lequel nous sommes. À l’origine de tous les grands textes bibliques, il y a cette nécessité d’éprouver la compréhension d’autrui. Dans le seul petit chapitre douze du livre de la Genèse, nous lisons : le départ brutal, immotivé, d’Abram, arraché de son sol natal et familial, sa traversée fulgurante de la terre promise, son refuge en catastrophe en Egypte et le lâche quiproquo quasi incestueux portant sur Sara pour protéger sa vie et profiter des richesses de l’hospitalité de Pharaon, enfin son expulsion pitoyable d’Égypte. Une accumulation abstraite et condensée d’événements et d’épisodes qui forment autant d’énigmes de lecture. Il ne s’agit pas d’une geste héroïque ou d’une quête, encore moins d’une odyssée, mais d’une cascade presque burlesque d’événements, au sens où le burlesque est ce qui fait apparaître l’absurde dans le familier, qui transforme le récit des événements en question, et retourne toute vraisemblance, toute mimesis, à l’impossible qui les travaille.

5C’est Kafka, au XXe siècle, qui sera sans doute le lecteur le plus attentif des aventures d’Abraham [4] en mettant l’accent sur le nœud paradoxal de la narration biblique qui associe la logique d’un récit d’itinéraire et de vocation à l’absurdité, au « sortilège » d’une question. À propos du chapitre 22 du même livre, dans l’épisode de la ligature d’Isaac, Kafka dénonce « la pauvreté spirituelle d’Abraham » [5] qui l’entraîne sur la voie non pas du sacrifice comme le piège du texte sacré lui-même nous le donne à lire, mais sur la voie du meurtre pur et simple. La question du sacrifice d’Isaac, le fils aîné et aimé, n’étant que le « sortilège » utile pour faire dévier Abraham, et le lecteur avec lui, de sa route. À ce point refoulé de culture et d’effroi où le père s’entend accepter d’offrir son propre fils en sacrifice, Dieu n’est jamais si proche de l’injonction terrible du meurtre, de l’effondrement au cœur de notre vie commune. C’est l’énigme que le texte propose à notre lecture comme épreuve de signification. Comme s’il s’agissait de dénoncer la place imaginaire et violente où nous nous empressons d’enfermer celui que nous reconnaissons être notre dieu — celui qui nous parle et qui nous guide. L’enfant du rire (Isaac est donné par le narrateur biblique comme une forme verbale de rire en hébreu) et de la bénédiction, est offert à la « rigidité » (Kafka) de cette pauvreté intérieure qui fait de toute paternité l’échec monstrueux de l’amour. Le meurtre des enfants serait l’épicentre secret de toute culture. La parole obscure qui pousse un jour un père ou une mère à tuer son enfant. Une parole de pauvreté, sèche et dure comme l’unique question : Pourquoi avons-nous besoin de sacrifier quelqu’un, celui que l’on aime ? L’épisode du sacrifice d’Isaac est composé pour jouer de notre propre inclination à la violence et au sacrifice. La critique traditionnelle et récurrente d’un Dieu violent et cruel dans l’Ancien Testament ne vient-elle pas d’une lecture non littéraire des textes qui n’entend ni ne voit que les représentations proposées ne le sont qu’à notre propre entendement comme une épreuve elle-même ? Etouffer le rire qu’est son propre fils dans la rigueur effroyable d’une loi imaginaire qui nous fait confondre un dieu unique avec un bourreau. Loi de son propre cœur, de l’illusion de sa propre foi qui se révèle dans le récit biblique, être à ce moment du drame de l’existence ce que la langue anglaise appelle un non sense. Un enchaînement impossible au cœur de la logique elle-même, dans la suite des enchaînements logiques qui nous servent à vivre et à lire notre vie, à comprendre la signification de ce que nous vivons ou lisons. La divinité biblique n’est pas toujours prête à se manifester dans le monde, ou sa manifestation est problématique et crée elle-même du secret, de l’énigme. Il s’agit moins d’une représentation de Dieu que de l’effet littéraire d’une « pauvreté spirituelle » comme principale source de la narration. « Pourquoi voulais-tu me mettre à l’épreuve ?

6— Pour te montrer non pas ce qui te manque mais qu’il te manque quelque chose.

7— … à ma question primitive tu me fournis seulement la preuve que j’étais obligé de la poser.

8— Je te fournis tout de même un peu plus… Je te fournis la preuve qu’en réalité tu aurais dû poser ta question primitive autrement.

9— Autrement dit : tu ne veux pas ou ne peux pas me répondre.

10— Pas te répondre. C’est ça.

11— Et cette foi-là, tu peux me la donner. » [6]

12Le texte n’est pas là pour répondre mais bien pour exprimer une non réponse au cœur de laquelle la foi est un don possible si l’on comprend la foi comme responsabilité de la question. « Tu aurais dû poser la question autrement. » On raconte parce qu’on ne sait pas. On raconte parce qu’on ne sait pas poser correctement la question. L’enjeu du récit biblique de la ligature d’Isaac, à travers cette interrogation de Kafka, porte sur la question elle-même. Genèse chapitre 22 ne raconte pas l’épreuve du sacrifice d’un fils mais nous tend le miroir de notre propre violence sacrificielle. « Le moment où la littérature atteint son efficience la plus haute, écrit Paul Ricœur [7], est peut-être celui où elle met le lecteur dans la situation de recevoir une solution pour laquelle il doit lui-même trouver les questions appropriées, celles qui constituent le problème esthétique et moral posé par l’œuvre. » Le lecteur suit l’aveuglement et l’obéissance d’Abraham puis il est conduit à s’interroger sur l’inversion du récit de violence qu’il était prêt à valider. Chaque récit biblique déplace le questionnement, met en doute « la bonne foi avec laquelle chacun croit être sur le chemin » (Kafka). Le texte nous promet un récit de sacrifice et ne s’écrit que des limites de cette promesse. Il s’écrit autour d’un impossible et nous confronte à la nécessité de faire soi-même un choix. Même l’exode des Hébreux n’est pas le simple récit d’une migration réussie mais nous renvoie à cette façon que l’on a de ne rien savoir de notre libération possible. Le récit progresse sur l’endurcissement du cœur de Pharaon, dit-on, mais il creuse parallèlement la dette à l’égard de l’Égypte comme si le peuple hébreu n’entendait rien de la question posée par son propre salut. Le récit de libération devient un récit de séparation, un divorce d’avec l’Égypte que rappelleront les prophètes.

La création

13Autre exemple, un peu plus haut dans le même livre. Nos bibles s’ouvrent sur ce que nous avons coutume de désigner par « récit de création ». Quelqu’un parle et nomme. Sort le monde de l’anonymat. Il s’agit du monde visible, du monde habité et proche. Tout à la fois terroir et cosmos. Tout ce qu’il dit et fait n’a rien d’inconnu ni d’ignoré. Il se contente de nommer et de désigner ce que nous avons quotidiennement sous les yeux. Ce premier texte rassure donc tout le monde. Il n’y a pas de langage sacré, voilà ce que dit ce texte. Il n’y a que notre langage et les utilisations que nous pouvons en faire. Il n’y a rien d’autre derrière les mots terre, cieux, lumière, que les éléments du monde auquel nous appartenons. Leur utilisation dans le langage nous fait apparaître leur réalité. C’est ce qui est bon, comme le reconnaît le texte dont les premiers versets sont organisés sur le schéma : Je dis — il y a — je vois. On ne saurait imaginer poésie plus objective. Mais la fonction d’un tel texte est aussi profondément politique. Un mot n’a pas un sens donné par une puissance indépendante de nous. Un mot a le sens que quelqu’un lui a donné. Le sens qu’on lui donne. Même leçon de poétique répétée avec le calendrier. Les jours sont des repères, des marqueurs. Ils se décomptent et servent à prendre date… Il n’y a pas d’équivalent du monde, c’est même sa définition biblique, la preuve si l’on veut de sa création. Pas d’équivalent, pas de double, pas de représentation, pas de miroir. L’humanité seule relève de ces catégories, celles du semblable, de l’autre, du double, du miroir et de la représentation.

14Le monde est langage. On doit entendre dans ces textes le deuil de l’enchantement. Les dieux ne sont plus. Elohim est langage, œuvre de parole, et tout est créé par le langage. Le texte biblique exerce sa fonction démystificatrice et permet ainsi de faire du langage le vecteur même de la révélation, le lieu de son accomplissement infini et de l’épreuve du sens. Le rien, le vide ou le néant (tohu wa bohu) ne cesse pas d’exister à partir du moment où il y a quelque chose de dit, de nommé. Le vide et le rien sont en filigrane des choses et de nos paroles. Tout ce qui existe est assujetti au néant, qu’il soit désert ou vanité. Toute réalité nommée en est issue. Le langage crée le monde sur fond de néant et de confusion. Le langage est ce qui rend le monde de tous visible à tous, et distinct. Parler, nommer, sont les seules opérations qui rendent possible une vérification du monde, de sa réalité. Je dis Lumière et il y a lumière. Le texte biblique propose une grammaire du monde, cohérente et ordonnée. Adam, l’humanité, nomme également. C’est la tâche première par laquelle l’humanité réalise sa propre altérité et son pouvoir sur la création. Formidable désenchantement. Si Elohim crée et fabrique le monde en utilisant le langage, n’est-ce pas pour faire apparaître que le monde est là effectivement dans notre langage ? Les textes de création nous donnent l’assurance du monde, de ce qui pousse, des fruits et de leur saveur, de la succession des jours et des nuits. Aucune magie. Dire lumière, c’est comprendre qu’il y a la lumière. On remarquera par la suite l’étonnante sobriété de ce premier récit, le caractère lapidaire, heurté de la narration. Les enchaînements brusques comme s’il importait de débarrasser notre connaissance de l’imaginaire des fables et des mythes. C’est le premier acte de la Loi (tora) : enseigner le sens et l’utilisation des mots. Le commencement est langage, jeu et exercice. Voici ce que j’appelle mer, voilà ce que j’appelle nuit, énonce le créateur. Mais cela suppose qu’on ait entendu parler de ces mots-là. Le commencement est second puisque de commencement absolu il n’y a pas. Quelle nécessité alors à un tel récit ? Une chaîne de raisons qui régresse à l’infini. Sorte de récit par déduction. Le commencement est indéfini. « Les frontières de mon langage sont les frontières de mon monde », écrira beaucoup plus tard le philosophe Ludwig Wittgenstein. C’est ce fonctionnement de « l’utilisation mystificatrice de notre langage » que décrit en effet parfaitement Wittgenstein dans le Cahier bleu[8], et qui est l’enjeu du récit biblique. Récit qui démystifie l’utilisation des substantifs qui nous servent à décrire, à habiter le monde. Ceux-là mêmes que les mythes, les fables s’emploient à rendre étranges. Le récit d’ouverture de nos bibles engage ce « combat contre la fascination que des formes d’expression exercent sur nous » (Wittgenstein).

15Il apparaît à la lecture que la création du monde nous est racontée davantage pour éprouver notre propre relation à l’origine que pour transmettre un récit de connaissance. Ce texte (Genèse 1 et 2) peut être lu comme une épreuve initiale, celle du maniement du langage. De cette épreuve naît le récit lui-même, son ordre et sa composition. La création c’est ce qui nous rend perplexes, nous semble un objet de connaissance. Nous voulons savoir ce qu’il y avait au début, comment tout a commencé. Nous bâtissons des scénarios et des fables, nous cherchons des explications. Le texte biblique de la création déjoue cette attente et déplace notre attention sur le maniement du langage, sur notre relation au langage qui nous sert à nous interroger sur l’impossible origine. Ce que disent ces textes, leur signification religieuse, c’est que le simple fait d’être en vie, d’exister et de parler, de nommer le monde, est doué d’une valeur de foi absolument inépuisable, et nous ouvre une immense liberté entre la vie et la mort. Nous en savons suffisamment pour cela. Le commencement, par définition, nous a échappé. Nous pensons que les informations nous font défaut. À tort. Ce qui nous manque c’est l’art de comprendre ce que nous savons déjà et d’en tirer les conséquences. Nous avons les mots du commencement. Voilà le secret. Ou plus exactement, les mots que nous connaissons, que nous utilisons couramment, sont premiers. Ils suffisent à l’hypothèse du commencement. Non seulement le commencement est œuvre de langage mais œuvre de notre langage. Le monde créé ne nous est pas étranger. On le parle et on l’habite. Il est à nous. Et surtout, il n’y a que nous au monde. Avec les végétaux, les animaux. Où est la question alors ? Nous sommes plongés dans l’erreur, dans l’embarras, à cause de la manière dont nous nous exprimons. Le langage créateur est aussi ce qui nous pousse à la faute, à l’erreur. « Je suis nu », explique Adam à Elohim qui le cherche. Mais « qui t’a appris que tu es nu ? » demande fort justement Elohim qui relève le défaut logique de l’argument. Même chose au chapitre 4 avec Caïn qui, à la question « où est ton frère ? » (équivalent du « où es-tu ? » posé à Adam), répondra en demandant s’il est le responsable, le gardien de son frère. Mais qui lui aura appris qu’il pourrait l’être ? Le dieu de ces textes est un dieu raisonnable, logicien, sa maladresse apparaît aux endroits où le langage révèle l’erreur et la faute. Les jeux de langage sont souvent primordiaux dans l’art de raconter de la Bible hébraïque comme s’il s’agissait de s’attacher aux inconsciences, à tout ce qui est laissé pour compte dans l’expression.

16Plus j’avance dans le récit du commencement plus je reviens en arrière, je concède, je reprends, je trace des détours, je laisse de côté… Séparation des éléments, paix, douceur, rien ne tient absolument. L’enjeu du récit biblique n’est pas de raconter le commencement mais de se défaire précisément du fantasme de l’origine. Tout peut être nommé et exister sous nos yeux, tout tient dans un calendrier, tout se compte et se voit. Le récit qui ouvre nos bibles ne parle pas de commencement. Il raconte les prémices. Les premières choses nécessaires à la lecture et à la compréhension du monde dans lequel on vit.

17Il y a, dit-on, deux récits de création. Le premier texte raconte la création par le langage et rend accessible à chaque personne qui parle le commencement. Le monde est un monde connu que les mots des hommes suffisent à désigner et à expliquer. Le deuxième texte n’est pas exactement un texte de commencement comme on le croit souvent, ni un second récit de création. Il s’agit d’une reprise qui décrit une sorte d’état de manque, de crise. Rien sur la terre. Pas d’herbe, pas de pluie, pas d’Adam pour travailler le sol. On prononce l’interdit puis le manque : il manque quelqu’un une fois l’interdit annoncé. Les deuxième et troisième chapitres de la Genèse portent notre attention sur la figure du manque et du désir. On voudrait quelque chose sur la terre, de la pluie. On voudrait quelqu’un, quelqu’un d’autre comme nous. Étranges textes qui servent à séparer l’humanité de Dieu, qui conduisent à une expulsion qui est aussi un retour. Adam est chassé de l’Eden pour travailler la terre d’où il vient. C’est ce qui manquait au début du chapitre deux ! L’écriture biblique est contradictoire. Par un jeu de langage, elle raconte l’évidence de la condition humaine comme une aventure singulière, comme une première fois, comme un événement. Mortalité, engendrement, souffrance, travail… La condition humaine est de sortir du commencement, d’aller vers sa fin, de désirer et de mourir. Le deuxième texte de commencement raconte donc comment le désir de faire histoire est plus fort que le commencement lui-même, comment le désir est inévitable, comment la mort surgit de l’origine et de la rencontre, comment le langage est à la fois erreur et invention. Mensonge et vérité. Pour qu’il y ait désir de l’origine, il faut créer quelque chose. Mais il faut aussi la mort, le désir, l’altérité. Le deuxième temps de la création nous explique que chaque péché nous rapproche de l’impossible qu’est l’origine. Car c’est sans doute ce que la tradition rassemblera sous ce mot péché : cette nécessité générale de l’erreur dans nos récits des origines, cette conduite de l’errance dans nos premières odyssées.

18Notre erreur, révèlent ces récits, c’est de falsifier la connaissance, de faire de la connaissance un but. Les chapitres deux et trois de la Genèse sont construits sur cette erreur. L’interdit provoque l’humanité à l’enfreindre, à faire de la connaissance un but alors que la connaissance est infinie. Acquérir la connaissance seule est un leurre, l’humanité est tenue d’y conformer ses actes, son existence. Refus que dénonce le récit. Non pas l’acte même de connaître le bien et le mal, mais de limiter cet acte à l’appropriation d’un objet. Comme l’écrit encore Kafka [9], « le premier signe d’un début de connaissance est le désir de mourir… On n’a plus honte de vouloir mourir. » Mais on a honte de la vie, d’être nu. Le récit ne raconte donc pas l’expérience de la transgression mais nous renvoie à notre désir de mourir comme signe de notre soif de connaissance. Notre volonté de savoir nous cache notre désir de mort. La représentation du serpent, personnage de fabliau, nu et rusé, répond à cette stratégie. On n’a pas de secret pour lui, mais on en a pour Dieu. « Ne laisse pas le mal te faire croire que tu pourrais avoir des secrets pour lui » (Kafka), c’est exactement l’interprétation erronée que nous privilégions et que met en scène le récit biblique. La tentation, c’est de croire que l’on peut avoir des secrets pour le mal, cacher quelque chose au mal. Le mal est transparence, immédiateté. « II nous revient, écrit sombrement Kafka, de faire le négatif, le positif nous est déjà donné. »

19L’existence du mal est liée à notre prétention à la connaissance. Thèse pathétique qui conditionne notre relation au savoir et à la connaissance à travers toute la culture occidentale. Le mal est tout ce qui borne notre désir de connaissance. Je tue l’autre pour ne plus avoir à souffrir du désir de le connaître qui m’entraîne toujours au-delà de la connaissance elle-même. Tout simplement le meurtre borne la connaissance possible d’autrui sans imaginer que la mort d’autrui ouvrira d’autres impossibilités. Chaque victime devient alors le fantôme qui hante toute prétention à la connaissance. L’interdit lié à la connaissance, dans les premières pages de nos bibles, ne dit rien d’autre, contrairement à la leçon moralisante qui en est faite depuis des siècles. L’interdit rend possible l’impossible de la connaissance. La connaissance comme appropriation, acquisition, acte de possession, signale que toute connaissance est un rapport à l’infini d’elle-même. Transgresser cet interdit, manger des fruits de l’arbre de l’expérience de la connaissance du bon et du mauvais, c’est penser qu’il est possible d’arrêter de soi-même la connaissance, qu’il est possible d’assouvir son propre désir de connaissance. Refuser en soi l’abîme du connaître. Le texte biblique joue sur une illusion tendue au lecteur. L’illusion de connaître le bien et le mal est dénoncée comme la plus grande illusion culturelle susceptible de déchaîner la pire des cruautés. Illusion qui consiste à croire que l’on pourrait borner définitivement notre connaissance du bien et du mal, et l’ingérer, se l’approprier, que cette connaissance définitive, ce savoir mort, devienne notre propre chair. Illusion de pouvoir bâtir sur cette connaissance finie des existences et des civilisations. Spinoza expliquait qu’il ne fallait pas croire que Dieu avait défendu quelque chose à Adam. Simplement Dieu, à travers l’interdit, attire l’attention d’Adam sur la limite elle-même contenue dans notre faux rapport à la connaissance. Kafka malicieusement demandait « pourquoi nous plaignons-nous du péché originel ? Ce n’est pas à cause de lui que nous avons été chassés mais à cause de l’Arbre de Vie afin que nous n’en mangions pas. » [10]

20L’interdit est un leurre puissant. Il ne porte sur rien d’autre que sur notre propre illusion quant à la connaissance elle-même. Il nous renvoie à notre image de petits Faust comptables d’une connaissance nécessaire et finie. Quel étonnement l’interdit de la connaissance assouvit-il ? La stupeur sacrée d’un désir infini. On préfèrera alors transgresser pour la fin, connaître pour la mort. La question du mal est inséparable donc de celle des limites de la connaissance. Mais si la connaissance est limitée ce n’est jamais au sens où des choses seraient hors de notre portée, mais au sens où il existe des impossibilités et donc une responsabilité infinie qui ne s’épuise jamais par notre capacité à connaître les choses. C’est bien la racine du mal qui est mise à nu : la prétention de savoir une bonne fois pour toutes ce qu’est le bien et le mal. Le couple lui-même, bien et mal, qui naît de cette illusion est un leurre. L’Occident a même fondé sa cruauté, sa violence, sur l’illusion de cette connaissance possible à parité. L’Occident est une mère qui a accouché de deux jumeaux qui se battaient dans son ventre, le bien et le mal. Valeurs fratricides dont la représentation tragique nous condamne à ne jamais rencontrer l’infinie responsabilité de notre tâche puisque l’un exclut l’autre sans jamais pouvoir en être séparé.

21Au chapitre quatre, le premier coupable est aussi le premier protégé. Celui dont l’offrande n’a pas été agréée. Mais le plus jeune, le plus léger des deux frères (le nom Abel renvoie à la vanité, hevel en hébreu) offre ce qu’il y a de meilleur et de plus lourd, de plus sanglant. En réalité, le texte biblique enchâsse une double responsabilité. Reconnaître la responsabilité du coupable c’est du même coup reconnaître notre propre responsabilité infinie envers ce coupable. Responsabilité garante de l’histoire, des engendrements, de la civilisation. Pour échapper à la barbarie, à la violence fratricide, l’humanité doit reconnaître le signe protecteur inscrit sur le coupable.

22Le mode particulier de la narration biblique est de faire s’interroger son lecteur sur ce qu’il est en train de lire, ou plus exactement sur sa propre réception. Ce qui n’est pas sans évoquer les théories littéraires contemporaines, parfois à la source de l’inspiration d’une œuvre comme c’est le cas pour le narrateur proustien du Temps retrouvé : le sens de l’œuvre à venir qu’entrevoit le narrateur à la fin de sa vie doit faire de chaque lecteur « le propre lecteur de soi-même. » On reprendra cette expression en l’appliquant à l’herméneutique du récit biblique qui fait de chaque lecteur le propre lecteur de soi-même. Se lire à travers l’épreuve de la lecture du récit biblique comme errant ou se méprenant. Or c’est à cette position que renvoie toute la tradition prophétique. Vous entendez sans entendre, dénoncent les prophètes d’Israël comme Jérémie (Jr 5, 20 - 22) ou Isaïe (Is 6,9 - 10). Reproche repris par le Christ dans les évangiles, dans ses discussions qui l’opposent aux scribes, aux lettrés, sur la fonction même des Écritures, ou aux disciples eux-mêmes. Si je parle en paraboles, explique-t-il, c’est parce qu’il s’agit d’une forme de langage qui fait s’entendre ne pas entendre, qui fait se voir ne voyant pas (Mc 8, 14 - 18 ; Mt 13, 10 - 17). « Vous avez des yeux et vous ne voyez pas ; vous avez des oreilles et vous n’entendez pas. » La parabole déplace la question même du sens. Renvoie les auditeurs à leur propre situation herméneutique. Cette tradition interprétative, au cœur même de l’écriture biblique, raconte depuis ce refus ou cette incapacité de comprendre ou entendre. Comme si le plus important était bien de renvoyer au lecteur l’image de son erreur, et d’offrir une littérature de la méprise qui révèle notre absence au sens. Pascal l’avait bien compris qui décrivait ainsi le langage biblique : « le sens en est voilé, obscurci, il est caché en sorte qu’on verra cette lettre sans la voir, qu’on l’entendra sans l’entendre. » [11] Contrairement à la tradition apocalyptique qui cache pour dévoiler (une littérature du chiffre ou du code), la tradition prophétique dévoile notre propre refus de voir, et fait de ce refus, ou de cette impuissance, le chiffre même de notre rapport à la révélation.

Job

23La littérature biblique porte sur notre quête indéfinie du sens pour la mettre en crise, pour nous faire prendre conscience de son caractère extrême, de sa propre impossibilité. Que désirons-nous en nous lançant éperdument dans le désir de sens ? Un des héros singuliers de cette quête, c’est Job. « Job l’Edomite ne réclame pas justice. Eût-il été juif, il l’aurait fait. Job l’Edomite réclame du sens. Il exige de Dieu qu’il fasse sens. » [12] L’étrange petit livre de Job nous propose de mourir au sens pour accéder à la vérité même de l’existence humaine, à la possibilité même du sens et du désir. La position de Job n’est pas d’affronter le scandale de la souffrance injustifiée qui s’abat sur lui, sur son existence. C’est au contraire la position de ses amis qui placent le bien et la justice dans un rapport infini, et qui répondent à Job depuis un lieu transcendantal d’où ils jugent. Ils en viennent à traiter la finitude même de l’existence comme un mal. Or, contrairement aux commentaires convenus, le livre de Job ne traite pas du scandale du mal. C’est l’innocence qui occupe la place du soupçon et de l’étonnement, qui éveille la curiosité de l’ennemi, de l’adversaire (satanas). Livre théâtre ou procès. « Être innocent c’est supporter le poids de l’univers entier », écrivait Simone Weil. L’innocent, comme Job, est appelé à supporter l’intégralité de l’accusation, la créature est appelée à répondre de la somme même de la création que Dieu déploie de façon cruelle, démesurée, dans sa réponse à Job.

24Le livre de Job porte la forme traditionnelle de la supplication au rang de contestation, et en vient à faire exploser toute procédure de discussion, de dialogue, de compréhension. « Fais donc appel », s’exclame Elifaz en vain dans le chapitre quatre, avant de contester la position intenable de Job qui « s’affole », qui paraît se renier et verse dans l’excès. Au chapitre vingt-deux, le même Elifaz accusera alors Job de nombreux crimes justifiant sa détresse. Car la position de Job est un paradoxe insoutenable : il met la même ardeur démesurée, coupable en somme, à rejeter l’accusation qui pèserait sur lui qu’à reconnaître cette même accusation jamais écrite et « à la porter comme une couronne. » La souffrance des innocents révèle au fond l’abandon dans lequel nous tenions le mal lui-même. Job qui ne voulait avoir à répondre que du bien se voit en position de n’avoir à répondre que du mal qui l’accable. La question est celle de la déréliction dans laquelle toute communauté humaine tient le mal à l’écart, déréliction par laquelle elle pense l’exclusion du mal et son rapport à la finitude. Job, contrairement aux apparences, réfute l’indignation que soulève le mal. Il ne veut pas confondre le mal et la souffrance de l’existence avec la finitude de tout être. Il tient à sortir des justifications banales de toute théodicée. Job comprend avec effroi que chaque existence abrite quelque chose d’inconsolablement humain. Avec empressement, à l’image des amis de Job, nous dénonçons l’inhumanité des épreuves de l’existence sans doute pour cacher ce qu’elles doivent finalement à notre humanité. Pour passer en perte le tribut qu’elles payent à l’humanité de l’homme. Pourquoi y aurait-il de l’inhumanité sinon pour occulter une région terrible de l’existence humaine elle-même ? La vraie question serait plutôt : jusqu’où s’étend notre propre humanité ? Quelle épreuve révèle quoi de l’humanité de chacun ? Ce sont les interrogations de Job. L’expérience de Job l’entraîne vers ce que l’humain n’est pas. Le pari du séducteur, du négateur, dans le prologue du livre biblique, porte sur le sens de cette révélation de l’inhumanité de l’homme (qui est aussi, à mon sens, la dimension de toute eschatologie). Le sens de cette gradation théâtrale par laquelle Job est mis à l’épreuve n’est pas de mettre en doute la fidélité et l’attachement de la créature à son Créateur. Le livre de Job appartient à une littérature de la sagesse dont le ressort est de parcourir l’étendue possible de l’existence humaine, entre vanité et horreur. Le mouvement du livre tient au dépassement de la seule dimension morale de l’existence (dimension donnée par l’incipit du livre et la mélancolie de Job, personnage type du sage, de l’homme bon et pieux qui s’en tient aux préceptes rituels et moraux.) Le livre de Job porte sur la dimension éthique de l’existence humaine qui se qualifie à travers le mouvement qui la porte au-delà du mal. Job doit répondre d’une accusation sur la seule réquisition de sa propre souffrance, de son propre malheur. C’est à la fois son théâtre et son procès. Job refuse avec violence cette position subie, la passion nihiliste qui lui fait occuper la place de l’acteur du mal et ne pas être acteur. Il ira jusqu’à porter son accusation comme une couronne, un joyau, et renoncera à parler davantage. Position incompréhensible tant qu’on persiste à se représenter Job comme simplement innocent. Job est coupable, mais il n’a jamais accès à la raison de son accusation. Procédé kafkaïen, procès du personnage, imputation continuelle de la faute sans précepte, procédé de théâtre et de langage. Tout est dit entre les personnages. Dieu lui-même ne prend la parole que dans ce cadre-là comme un de ces rois vieillissant et médusés qui découvre avec stupeur l’insolence de ses sujets ou peut-être la révolte qui gronde. Ironie profonde du mal subi qui n’est jamais vécu autrement que comme l’envers d’un mal caché que nous aurions commis. Ou plutôt le mal commis ne se révèle jamais, ne se montre pas autrement qu’au travers de souffrances sans cause. La seule voie possible de connaissance du mal serait l’absurdité radicale des souffrances de l’innocent. Mieux encore, il n’y aurait d’innocence qu’absurdement. Ou l’innocence n’aurait d’autre position que celle d’avoir à se justifier sans jamais atteindre efficacement la moindre justification. Le scandale, c’est l’innocence. Pour l’Occident, l’innocence n’aura d’autre vérité que celle de sa propre représentation impossible. Echec que Dostoïevski situait lui-même au cœur même du roman occidental, de sa prétention à la représentation du bien, depuis Don Quichotte jusqu’à Victor Hugo. L’innocence voisine avec l’idiotie. Job fait figure d’idiot. Bavard voué à se taire. Innocent reconnu coupable. Sage entraîné dans la folie. L’inversion des qualités mêmes.

25Le mal, nous le commettons tous, nous y participons tous, car aucun d’entre nous ne peut seul prétendre supporter et accueillir l’impossible de son humanité. C’est la raison pour laquelle il n’y a pas de position morale à opposer au mal ou aux souffrances. Le discours moral échoue toujours dans sa double prétention à qualifier et à repousser le mal. Le livre de Job nous apprend que la résistance au mal doit plutôt prendre la forme d’un examen intime, privé, d’une âme par une autre. Examen qui ne se contente jamais de demander simplement si ce qui est fait est acceptable ou non, si ce qui est subi est juste ou pas. Le dieu du livre de Job surprend parce qu’il inaugure cette position moderne du sujet qui demande des comptes, qui veut comprendre. Le sujet est mis à nu. Il ne lui reste que la parole. Le Seigneur n’a pas tout pris à son serviteur Job, remarquait génialement Kierkegaard, « il lui reste la parole [13] ». La seule et profonde épreuve de Job est celle-ci : qu’il ait à s’expliquer l’énigme de ce seul bien, la parole.

26Paradoxalement, le mal porte toujours sur davantage d’humanité, par une sorte de captation de l’humanité de l’homme comprise comme surenchérissement, un superlatif de l’homme, et fait du vouloir être humain un objet de désir insatiable. Job est appelé à se dessaisir de cette volonté. Moins à se repentir qu’à se dissoudre dans sa plainte. Mais être humain, aspirer à être humain, est-ce seulement réductible à un objet de désir ? N’est-ce pas plutôt une tâche de l’existence ? une visée éthique ? une tragédie… ? Nous ne sommes rien avant même d’être homme. Notre lecture du livre de Job trouve un écho chez Saint Augustin, dans son commentaire de la première lettre de Jean :

27

Ad hoc ergo vocat nos Deus, ne simus homines. Sed tunc in melius non erimus homines si prius nos homines esse agnoscamus, id est, ut ad illam celsitudinem ab humilitate surgamus, ne cum putamus nos aliquid esse, cum nihil simus non solum non accipiamus quod non sumus sed et amittamus quod sumus.
(In Jo 1,4)

28« À cela donc, Dieu nous appelle, à n’être pas des hommes. Mais nous ne serions pas des hommes pour devenir mieux si d’abord nous commençons par nous reconnaître hommes, c’est-à-dire : pour nous élever à cette hauteur nous devons partir de l’humilité de peur que pensant être quelque chose alors que nous ne sommes rien, non seulement nous ne recevions pas ce que nous ne sommes pas mais encore nous perdions ce que nous sommes. » Se reconnaître homme, c’est donc aussi admettre que nous pouvons ne pas l’être, et que nous sommes appelés à ne plus l’être. Le scandale de Job est là. Faire de l’humanité une situation d’abandon, de passivité. Pour les Chrétiens, la kénose du Christ répond à Job : placer au cœur même du projet divin le vide lui-même de la divinité [14]. L’humanité devenant lieu de repos de la divinité, d’un sabbat (arrêt, suspension) du divin. Le dieu se vide pour être reconnu homme et dénonce de ce fait le vouloir être humain des hommes conçu comme plénitude et volonté de puissance ou de savoir.

29La leçon de sagesse de Job tient en ces mots : faire droit à ce qui paraît impossible a toujours été la seule voie de résistance à ce que nous appelons le mal. Et peut-être que ce que nous appelons le mal n’a d’autre réalité que cette dénégation de l’impossible humain, de l’humain comme impossibilité à recevoir ou accueillir, à comprendre. La passion humaine est « la passion d’en finir », comme l’a si bien montré Dostoïevski. Notre mal commence quand nous traquons l’infini pour mieux l’effacer, le rayer de ce que nous croyons être notre possible, nos limites. Chaque crime serait une façon inacceptable de poser une limite à ce qui, de nous-mêmes, ne saurait en supporter. Le mal ne consiste pas à repousser des limites (cruelle erreur de perspective des nihilistes et des amis de Job, et que le mal lui-même entretient pour se faire). C’est l’acte méchant lui-même qui pose une limite à ce qui ne peut avoir lieu qu’ouvert, à ce qui ne peut être vécu que de façon inconditionnelle. La radicalité du mal n’est jamais dans l’inouï, l’inimaginable ou l’impossible. Voilà le scandale que nous cachons. Le pire des crimes est toujours d’une effroyable banalité, et fait preuve d’un manque d’imagination, d’une infirmité, quant à la réponse à apporter à l’appel impossible de l’existence humaine. « La terrible, l’indicible, l’impensable banalité du mal » (Hannah Arendt). Notre familiarité aveugle et quotidienne, notre familiarité sainte (celle du Job de l’incipit) devient en quelque sorte la condition même de réalisation du pire. Sans doute parce que ce monde de la banalité de chaque jour et de chacun d’entre nous n’est plus sous la veille de notre regard, n’est plus même sous notre langue un monde nommé, n’est plus dans notre âme un souci, mais une zone grise et neutre, une zone d’irresponsabilité. C’est l’énigme de Job. La radicalité du mal n’est donc jamais dans l’horreur elle-même (comment définir une horreur plus radicale qu’une autre ?), mais bien dans l’impotence même de ce que nous imaginons être la puissance du mal. Ce que nous appelons le mal apparaît alors comme faiblesse de ce qui en l’humanité de l’homme prend peur devant la tâche de devenir humain, de s’ouvrir à l’inconditionnalité d’être humain — tâche littéralement sans fin. La radicalité du mal ne peut se mesurer qu’à l’infini même de cette tâche.

30Le mal désigne alors ce que nous abandonnons à la finitude elle-même. Ce que nous reléguons de la tâche de vivre ensemble et de nous aimer, au cœur même de la condamnation morale et juridique. Une faiblesse qui relève directement de notre humanité, qui marque par défaut notre capacité à nous reconnaître en tant qu’humains. Le mot péché ne disait rien d’autre autrefois. Le péché n’est pas simplement ce que nous appelons le mal, mais désigne finalement notre enfermement dans le mal, ce qui nous fait fermer la bouche, précise étrangement Paul [15]. Condition silencieuse, aphasique, le péché désigne la limite sans laquelle, jusque là, nous n’avons pu écrire nos vies. Dans le péché, il n’y a d’humanité de l’homme, d’écriture humaine de nos existences, que finie, vouée au silence. Le mot péché désigne l’inachèvement radical du possible humain. L’abandon de la question humaine au cœur même de notre projet d’existence à tout ce qui le limite, le retarde, l’enferme et le voue au silence. Mais paradoxalement, comme le montrera magnifiquement et sombrement Paul, sans le péché rien n’aurait été écrit ni même transmis de cette aventure contrariée de l’humain dans l’homme.

31Tout récit passe par les erreurs. Les nôtres et celles d’autrui. Raconter une vie, expliquait le narrateur proustien dans Le Temps retrouvé, c’est parcourir les erreurs de toute une vie. C’est raconter le mensonge que nous pensons être notre vie « en transcrivant pour tous la chaîne des expressions inexactes de notre vie. » Le mot péché, théologiquement parlant, désigne cette écriture biblique des erreurs par laquelle passe toute vie dans son travail d’humanité. Génie de Paul qui entend démontrer que seule la Loi (un rempart de l’existence qui est à la fois norme, enseignement et Écritures) rend possible l’écriture des erreurs, la syntaxe même du péché, l’inscription du mal dans nos existences. La Loi dicte aux hommes les limites imposées par le mal. Au cœur de toute loi, l’homme est appelé à faire l’expérience du deuil de l’impossible. Au-delà de toute loi, il y a l’inconditionnel éthique. La Loi est bien rempart de l’existence humaine commune mais en tant que rempart elle désigne à la fois une clôture et un au-delà, un horizon par-delà elle-même, un infini. Ce serait alors le seul vrai débat, la seule vraie rupture entre ce qui deviendra le christianisme et le judaïsme. La Loi est aussi faite pour désigner par défaut l’excès de tout amour. On peut aussi envisager que la Loi, en son cœur même, jusque dans sa lettre, soit cet infini, cet excès du souci pour l’humanité de l’homme. Parce qu’à chaque fois depuis Job, le mal est éprouvé et dénoncé comme tout ce qui nous limite (limitation de la Loi elle-même, chez Paul).

32Les vies humaines s’engouffrent dans l’histoire, répondent à l’appel du désir, de la faim. Où l’humanité puisse en quelque sorte crier sa puissance, son avidité, même au prix de l’anéantissement, de la négation. On pense à l’atroce paix du corps qui suit l’excitation du meurtre. Au vide des champs de bataille après l’exécution en masse. La beauté des textes bibliques, leur dimension de sagesse, tient à cette résistance qu’ils opposent finalement à notre humanité qui n’en finit plus de se justifier en permanence et de vouloir se faire pardonner d’être, se faire pardonner le crime d’être humain.

33Quel intérêt à raconter, à écrire de telles épreuves ? La littérature, dans la Bible, ne se contente pas d’échanger ou de transmettre des expériences. Elle se définit elle-même comme expérience ou épreuve adressée à ses lecteurs. Parce que « sous le visage du narrateur le juste se trouve confronté à lui-même ». [16]


Date de mise en ligne : 01/07/2008.

https://doi.org/10.3917/rsr.013.0335

Notes

  • [1]
    Michel de Certeau, La faiblesse de croire. Le Seuil, Paris, 1987, p. 259.
  • [2]
    Ernst Bloch, L’athéisme dans le christianisme. Gallimard, Paris, 1978, p. 100 et suivantes.
  • [3]
    Jean-Paul Sartre, « Situations, II », « Qu’est-ce que la littérature ? ». Gallimard, Paris, 1948, p. 316.
  • [4]
    Notamment dans les « Huit cahiers in octavo » et son Journal.
  • [5]
    « Quatrième cahier in octavo », Gallimard/Folio, « Préparatifs de noce à la campagne », p. 141.
  • [6]
    Kafka, « Quatrième cahier in octavo », op. cit., p. 131.
  • [7]
    Paul Ricœur, « Temps et récit, tome 3 - le temps raconté », Le Seuil, Paris, 1985, p. 254.
  • [8]
    Le cahier bleu, Gallimard, Paris, 1996, p. 40 et suivantes.
  • [9]
    Kafka, « Méditations sur le péché, la souffrance, l’espoir et le vrai chemin », in « Préparatifs de noce à la campagne », Folio/Gallimard, p. 49.
  • [10]
    « Méditations sur le péché, la souffrance, l’espoir et le vrai chemin », §82.
  • [11]
    Pascal, « Les Pensées », n° 678 selon numérotation Brunschwicg.
  • [12]
    George Steiner, Grammaires de la création, Gallimard, Paris, 2001, p. 59.
  • [13]
    Kierkegaard, « Quatre discours édifiants » (1843), « Le Seigneur a donné, le Seigneur a repris » (premier discours), trad. Viallaneix, Aubier-Montaigne, Paris, 1970.
  • [14]
    Lettre aux Philippiens, 2, 6 - 11.
  • [15]
    Lettre aux Romains, 3, 19.
  • [16]
    C’est ce qu’écrira Walter Benjamin en 1936, dans un petit texte célèbre, « Der Erzähler », le narrateur.
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