Notes
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[1]
J.-M. Van Cangh, Les Sources judaïques du Nouveau Testament, Louvain, Peeters (coll. « Bibliotheca Ephemeridum Theologicarum Lovaniensum » 204), 2008 ; 16 × 24, 722 p., 87 €. ISBN : 978-90-429-1903-7.
-
[2]
M. Remaud, Échos d’Israël – Réflexions d’un chrétien de Jérusalem, Jérusalem, Éd. Elkana, 2010 ; 15 × 21, 140 p., 15 €. ISBN : 978-965-7417-08-9.
-
[3]
Voir Rev. Sc. ph. th. 91 (2007), p. 155-156.
-
[4]
M. Quesnel, Les Chrétiens et la loi juive. Une lecture de l’épître aux Romains, Paris, Éd. du Cerf – Médiaspaul (coll. « Lire la Bible »), 2009 ; 13,5 × 21,5, 112 p., 14 €. ISBN : 978-2-204-08827-5 et 978-2-89420-743-7.
-
[5]
M.-H. Robert, Israël dans la mission chrétienne. Lectures de Romains 9-11 (Préface de J. P. Lémonon), Paris, Éd. du Cerf (coll. « Lectio divina »), 2010 ; 13,5 × 21,5, 220 p., 22 €. ISBN : 978-2-204-09374-3.
-
[6]
J.-F. Bouthors, Paul, le Juif, Paris, Parole et Silence (coll. « Collège des Bernardins »), 2011 ; 14 × 21, 198 p., 18,30 €. ISBN : 978-2-84573-995-6.
-
[7]
D. Boyarin, La Partition du judaïsme et du christianisme, Paris, Éd. du Cerf (coll. « Patrimoines / Judaïsme »), 2011 ; 14,5 × 23,5, 448 p., 48 €. ISBN : 978-2-204-09309-5.
-
[8]
Voir D. Boyarin, A Radical Jew : Paul and the Politics of Identity, Berkeley, Los Angeles, London, 1994, dans Rev. Sc. ph. th. 84 (2000) p. 557-559 ; et surtout Mourir pour Dieu. L’invention du martyre aux origines du judaïsme et du christianisme, Paris, Bayard Culture, 2004, dans Rev. Sc. ph. th. 91 (2007), p. 159-161.
-
[9]
Je pense notamment à l’ouvrage de J. Neusner, Aphrahat and Judaism, Leyde, Brill, 1971.
-
[10]
Ch. Shepardson, Anti-Judaism and Christian Orthodoxy. Ephrem’s Hymns in Fourth-Century Syria, Washington D. C., The Catholic University of America Press, 2008 ; 14,5 × 23, 194 p., 34,95 $. ISBN : 978-0-8132-1536-5.
-
[11]
De façon symptomatique, elle cite les Homélies contre les Juifs de Jean Chrysostome (P. G. 48, 843-942) sous le titre Discourses Against Judaizing Christians donné par leur traducteur américain P. Harkins : voir p. 64, 149 et 159.
-
[12]
E. Narinskaya, Ephrem, a ‘Jewish’ Sage. A Comparison of the Exegetical Writings of St. Ephrem the Syrian and Jewish Traditions, Turnhout, Brepols (coll. « Studia traditionis theologiae – Explorations in Early and Medieval Theology » 7), 2010 ; 15,5 × 23,5, 360 p., 65 €. ISBN : 978-2-503-53432-9.
-
[13]
Je suis un peu confus de donner cet exemple, mais il se trouve qu’Elena Narinskaya me fait l’honneur de citer l’une de mes propres études sur l’antijudaïsme d’Éphrem (p. 22 : voir la bibliographie, p. 333). Cependant, je dois dire que la phrase qu’elle en prélève ne reflète ni le contenu ni les conclusions de cette contribution.
-
[14]
A. Shamir, Christian Conceptions of Jewish Books : The Pfefferkorn Affair, Copenhague, Museum Tusculanum Press, 2011 ; 15 × 23, 132 p., 17,86 €. ISBN : 978-87-635-07721.
-
[15]
J. Attali, Dictionnaire amoureux du judaïsme, Paris, Plon-Fayard, 2009 ; 13 × 20, 544 p., 24,50 €. ISBN : 978-2-259-29597-9.
-
[16]
D. Banon, Entrelacs. La lettre et le sens dans l’exégèse juive, Paris, Éd. du Cerf (coll. « La nuit surveillée »), 2008 ; 13,5 × 21,5, 400 p., 43 €. ISBN : 978-2-204-08518-2.
-
[17]
G. Bernheim, Quarante méditations juives, Paris, Stock, 2011, 13 × 18,5, 224 p., 18,25 €. ISBN : 978-2-234-07034-9.
-
[18]
Voir Rev. Sc. ph. th. 93 (2009), p. 342.
-
[19]
D. Jaffé, Jésus sous la plume des historiens juifs du xxe siècle. Approches historiques, perspectives historiographiques, analyses méthodologiques (Préface de D. Marguerat), Paris, Éd. du Cerf (coll. « Patrimoines / Judaïsme »), 2009 ; 14,5 × 23,5, 416 p., 36 €. ISBN : 978-2-204-08695-0.
-
[20]
P. Lenhardt, L’Unité de la Trinité. À l’écoute de la tradition d’Israël (Préface de Maurice Gardès), Paris, Parole et Silence (coll. « Collège des Bernardins – Essais »), 2011 ; 15 × 23,5, 238 p., 23 €. ISBN : 978-2-84573-895-9.
-
[21]
B. Fauvarque, « Le Salut vient des Juifs », parole d’évangile (Préface de Jean Dujardin), Paris, Bayard service édition, 2009 ; 16 × 24, 116 p., 15 €. ISBN : 978-2-915216-34-9.
-
[22]
M. Macina, Chrétiens et Juifs depuis Vatican II. État des lieux historique et théologique. Prospective eschatologique, Préface de Fadiey Lovsky, Postface de Yves Chevallier, Paris, Docteur angélique, 2009 ; 15 × 21, 400 p., 23 €. ISBN : 978-2-918303-00-8.
-
[23]
M. Macina, Les Frères retrouvés : de l’hostilité chrétienne à l’égard des juifs à la reconnaissance de la vocation d’Israël, L’Œuvre, Paris, 2011, 15 × 20,5, 320 p., 20 €. ISBN : 978-2-35631-064-4.
1L’exégète belge Jean-Marie Van Cangh [J.-M. V. C.] a rassemblé, sous le titre Les Sources judaïques du Nouveau Testament [1] un certain nombre d’articles publiés dans des revues ou des ouvrages collectifs entre 1970 et 2005. Grâce à un procédé de photocopie d’une grande qualité, ils se trouvent ici reproduits à l’identique, ce qui donne lieu à une double numérotation : celle de chacun des éléments (permettant de les citer sans avoir à rechercher l’original), et celle de l’ensemble du volume. Cependant, ces études ne se présentent pas ici dans l’ordre chronologique, mais regroupées en quatre grandes parties, respectivement intitulées « Miracles », « Eucharistie », « Monothéisme biblique et Ancien testament » et « Judaïsme et Nouveau Testament ». On le voit : la troisième section de cet ensemble outrepasse quelque peu les limites suggérées par le titre général du volume. Dans le cadre du présent bulletin, je me concentrerai sur les trois autres, non sans souligner au passage l’intérêt de ces diverses contributions (devenues les chapitres 11 à 17 de l’ouvrage), en particulier en ce qui concerne la confrontation entre les résultats de l’exégèse et ceux de l’archéologie (chap. 12 à 14 et 16-17).
2On peut d’ailleurs aussi noter, dans cette troisième partie de l’ouvrage, le caractère facilement répétitif de certains articles portant sur le même sujet. C’est la rançon d’un recueil de ce genre, mais à vrai dire, ces redites n’ont rien de gênant. Au contraire, elles permettent de saisir la façon dont la pensée de l’auteur se précise, s’enrichit et se nuance avec le temps.
3La même remarque s’applique à la première section, qui s’intéresse au thème du miracle (chap. 1 à 6). Ainsi, le problème de la présence des poissons dans les récits évangéliques de la multiplication des pains fait l’objet de la première étude (p. 1-15), mais se trouve repris dans l’article suivant (p. 42-45). De la même façon, la question des miracles attestés dans la littérature rabbinique, évoquée aux p. 26-29 et 97-98, constitue le sujet d’une étude particulière (p. 55-80), laquelle, comme il faut s’y attendre, se concentre sur les exemples du rabbi Hanina et de Honi le traceur de cercles. Cet article offre un bon status quaestionis des ressemblances entre les actions de ces deux personnages et celles de Jésus. Je ne m’attarderai pas sur d’autres thèmes de cette section, comme celui des miracles dans la littérature apocryphe (chap. 5 et 6).
4La deuxième partie développe principalement l’exégèse des récits de la dernière Cène (notamment dans les chapitres 7, 8 et 10 qui, à vrai dire, représentent trois versions successives de la même étude). Peut-on en reconstituer le texte primitif ? L’auteur s’y risque, en accordant la préférence à la version marcienne (Mc 14, 22-2) sur la recension paulinienne (1 Co 11, 23-25). Mais surtout, il examine la plausibilité des paroles prononcées par Jésus dans le contexte d’un repas rituel juif. À cette lumière, il considère la parole mentionnant le sang à propos de la coupe « comme une composition palestinienne à partir d’Is 53 et dont l’insertion liturgique a été faite par la communauté hellénistique » (p. 273). Quant au chapitre 9, il s’intéresse aux récits de célébration de l’eucharistie dans les Actes des apôtres apocryphes : l’auteur s’interroge sur la fréquence de l’eucharistie « sans vin » (soit au pain et à l’eau, soit sous la seule espèce du pain).
5Malgré son titre général, la quatrième section ne regroupe qu’un petit nombre d’études confrontant les textes néotestamentaires et ceux de la tradition juive. C’est le cas notamment du chapitre 21, rédigé en collaboration avec M. Van Esbroeck et intitulé « La primauté de Pierre (Mt 16, 16-19) et son contexte judaïque ». L’épisode se situant une semaine avant celui de la Transfiguration, et ce dernier se comprenant dans le contexte de la fête des Tentes, il faut en conclure que la confession de Pierre a lieu lors de la fête de Yom Kippour – ce qui éclaire maints détails du récit. Le chapitre 25 (« Le rôle de Pierre dans le Nouveau Testament ») reprend et approfondit ces données, tandis que le chapitre 26 (« Béatitudes de Qumrân et béatitudes évangéliques – Antériorité de Matthieu sur Luc ? ») examine les parallèles entre le texte matthéen et divers fragments retrouvés dans les grottes de la mer Morte. Mais même quand ce contexte juif n’apparaît pas explicitement dans les travaux de l’auteur, il reste à l’arrière-plan de façon plus ou moins visible : je pense, dans cette quatrième partie de l’ouvrage, aux études sur « La femme dans l’évangile de Luc » (chap. 23) ou « Le bon samaritain » (chap. 27).
6Cette « sensibilité au judaïsme » semble aujourd’hui bien présente dans les recherches des auteurs chrétiens sur le texte du Nouveau Testament. Ce beau livre d’un exégète de Louvain, qui a lui-même suivi à Jérusalem les cours de David Flusser, nous en donne une nouvelle illustration.
7On en trouvera une autre attestation dans certaines pages du livre que Michel Remaud [M. R.] vient de publier [2]. On se souvient qu’un ouvrage précédent de cet auteur, Évangile et tradition rabbinique, recensé en son temps dans notre bulletin [3], développait une recherche de ce genre – qui, à vrai dire, n’occupe ici qu’une place très modeste. Lauréat du prix de l’Amitié judéo-chrétienne en 2010, M. R. a, semble-t-il, rédigé, ou plutôt compilé, ce petit livre avec une certaine hâte, peut-être pour qu’il soit disponible à cette occasion. Le volume se compose en effet presque uniquement d’articles déjà publiés sur le site Internet « Un écho d’Israël », que l’auteur dirige à Jérusalem.
8Ils ont été regroupés en trois sections : « Vivre en Israël » ; « Flâner dans Jérusalem » ; et « L’évangile sur sa terre ». Sans m’attarder sur la deuxième partie, qui aborde des thèmes que l’on pourra juger assez anecdotiques, je soulignerai l’intérêt de la première (textes 1-9), où le prêtre français évoque la spécificité du dialogue judéo-chrétien tel qu’il est vécu en Israël, sans s’interdire d’aborder les questions politiques suscitées par l’existence même de cet État. Et c’est dans la troisième partie (textes 15-20) qu’est évoqué l’intérêt de la tradition juive pour une meilleure intelligence du Nouveau Testament. L’auteur s’y efforce de répondre à la question quelque peu provocante qui sert de titre au texte 15 : « Pour lire le Nouveau Testament, faut-il être juif ? » Il suggère d’ailleurs au passage que le problème déborde celui de l’herméneutique des textes fondateurs : « L’Église ne peut pas se comprendre elle-même hors de sa relation au peuple d’Israël, puisqu’elle s’inscrit dans la continuité d’un peuple de Dieu né de l’Alliance avec Abraham, et qui existe encore » (p. 102).
9La lecture de ces études aussi précises que suggestives (on regrettera cependant l’absence de références aux textes rabbiniques allégués) laisse tout de même le lecteur un peu sur sa faim, en raison de leur brièveté, mais aussi de leur petit nombre. On en vient à souhaiter que l’auteur nous offre un jour un volume plus consistant qui rassemble, à l’intention du public chrétien, les recherches qu’il mène depuis de longues années dans ce domaine.
10Le présent bulletin accueille deux nouvelles études, venant toutes les deux de Lyon, sur l’épître aux Romains. « Encore ! » s’écrieront les esprits chagrins, tant il est vrai que la bibliographie de ce texte paulinien a tendance à s’allonger démesurément. Sous le titre Les Chrétiens et la loi juive, Michel Quesnel [M. Q.] en propose une lecture qui vise manifestement un public large [4]. En quelques courts chapitres, son commentaire au fil du texte (il adopte grosso modo le découpage naguère proposé par Jean-Noël Aletti) en éclaire les principales difficultés.
11On ne peut que souscrire à l’ensemble de son propos, qu’il est loisible de résumer ainsi : « En Jésus-Christ, on est […] passé d’une logique des œuvres à une logique de la foi » (p. 35). Les exégètes de profession discuteront sans doute telle ou telle option de l’auteur : ainsi, quand il interprète le « je » du chapitre 7 comme un « je mosaïque » (et non « paulinien » ou « adamique » : p. 52-56) ou encore quand il comprend la fameuse formule de Rm 11, 26 en termes de conversion d’Israël à Jésus-Christ : « tout l’Israël historique, à savoir le peuple juif dans son ensemble, est appelé à rejoindre la lignée de l’alliance avant la fin des temps » (p. 77). Mais dans l’un et l’autre cas, il a soin de mentionner et de discuter les hypothèses de lecture alternatives.
12Dans un registre moins théologique, je me suis interrogé sur la référence à 2 Th 3, 3 dans la note 1 de la p. 29 ; et sur la formule de la p. 88 : « L’amour même édicté par la loi-Écriture, qui en est la plénitude et l’accomplissement, n’est plus pour Paul un commandement » (voir déjà p. 83). Que Lv 19, 18 soit présenté comme plénitude ou accomplissement de la Tôrah n’implique pas nécessairement qu’il ne fasse plus partie des 613 mitzvôt.
13Marie-Hélène Robert [M.-H. R.] se concentre pour sa part sur les chapitres 9 à 11 de l’épître, qu’elle aborde sous un angle théologique spécifique : il s’agit d’évaluer l’influence que ce texte a exercée, en théorie et en pratique, sur la mission chrétienne auprès des nations, mais aussi envers Israël [5]. Pour mener à bien cet ambitieux programme, l’auteure parcourt trois étapes successives. La première partie (« L’appel à l’unité dans la Lettre de Paul aux Romains ») s’efforce de situer ces trois chapitres dans le contexte de l’épître ; la deuxième (« Réception de la Lettre aux Romains dans l’histoire ») survole les grandes interprétations de ce texte, de l’époque patristique à nos jours ; enfin la troisième (« Israël et les nations dans la conscience missionnaire actuelle ») évoque la position des diverses confessions chrétiennes dans le domaine de la missiologie.
14Cette habile disposition permet de passer progressivement de l’étude textuelle à l’étude thématique. Soulignons l’intérêt et l’importance des différents moments de ce parcours. Ainsi, dans sa lecture de l’épître paulinienne, M.-H. R. s’efforce de situer les différents groupes qui y apparaissent, sous des désignations parfois fluctuantes. Cela la conduit à souligner la « complémentarité », reconnue par Paul, entre Juifs et gentils (voir surtout p. 81-90). Elle note à ce propos : « La complémentarité dans la Lettre aux Romains touche en fait plusieurs dimensions : ecclésiologiques, christologiques, missiologiques » (p. 112). Et encore : « Le Christ est mis en relation de complémentarité avec la Torah, et non en rapport d’opposition et c’est bien cette relation qui est fondatrice de toutes les autres complémentarités » (p. 114). On l’aura compris : les analyses tout en finesse de l’auteure ont pour effet de mettre en lumière cette notion-clé.
15La deuxième partie survole les principaux commentaires de l’épître aux Romains dans l’histoire du christianisme. Voici d’abord un certain nombre de Pères de l’Église, du iiie au ve siècle (le iie siècle n’ayant pas illustré ce genre littéraire). Que peut-on retenir de la dizaine d’auteurs ainsi passés en revue ? Chez eux, « des lignes missionnaires différentes se dégagent, selon que la conversion des juifs est vue comme n’étant plus à attendre, comme étant pour maintenant ou pour la fin des temps » (p. 138). On s’attarde ensuite assez longuement sur le Commentaire de l’épître aux Romains de Thomas d’Aquin (p. 138-171), avant d’aborder les auteurs du xvie siècle, tant catholiques que protestants. De ce côté-là, l’étude se prolonge jusqu’au xixe siècle, avec John Nelson Darby (p. 211-213). L’ensemble de cette seconde section fait l’objet d’une longue et riche conclusion (p. 213-219).
16Avant d’aborder les attitudes des diverses confessions chrétiennes vis-à-vis de la mission (envers les nations comme envers Israël), la théologienne lyonnaise énumère sept questions qu’elle juge fondamentales (p. 222-230). Nous sommes ici au cœur de son propos, comme Jean-Pierre Lémonon l’avait noté dans son introduction : « Marie-Hélène Robert nous offre […] un travail original, car elle propose de penser dans un même mouvement mission et fait juif » (p. 9). Comment les Églises répondent-elles aujourd’hui à ces sept interrogations ? Pour le savoir, il faut ouvrir différents textes, notamment le Commentaire de l’épître aux Romains de Karl Barth, et, du côté catholique, l’encyclique Redemptoris missio, sans oublier le paragraphe 4 de la déclaration conciliaire Nostra Aetate. Évoquant au passage le problème des « deux voies de Salut » (le Christ pour les chrétiens et la Torah pour les Juifs : p. 274-276), l’auteure aborde ensuite celle de l’accomplissement et de l’inaccomplissement. Elle rappelle, à propos de Jésus, qu’« Il est venu annoncer non un nouvel Israël, ni un autre Israël, encore moins le véritable Israël, mais le Royaume » (p. 279). Cela lui permet d’affirmer de nouveau la « complémentarité » d’Israël et de l’Église, mais dans l’inaccomplissement (p. 280).
17La longue conclusion de l’ensemble de l’ouvrage (p. 285-300) engrange les acquisitions de cette histoire bimillénaire et des évolutions récentes, parfois radicales, d’une théologie de la mission inspirée par le texte paulinien.
18Par l’ampleur et par la précision de sa recherche, M.-H. R. nous offre à ce propos un remarquable status quaestionis. Ajoutons que son livre, rédigé dans un style simple et fluide, se lit avec agrément. Certes, le recenseur se doit de signaler telle ou telle expression sinon erronée, du moins discutable. Ainsi, je ne suis pas sûr que l’on puisse dire que la traduction d’Aquila a été « adoptée par les rabbins » (n. 3, p. 119), si ce n’est de façon très limitée ; à l’époque patristique, « le monde grec et oriental » (p. 126-133) ne compte que des auteurs hellénophones : rien n’est dit d’Aphraate (par exemple Dem 16, 7-8) ni surtout d’Éphrem (commentaire de l’épître aux Romains, conservé en arménien) ; dans ses Homélies contre les Juifs, il est probable que Jean Chrysostome « s’en prend en fait aux chrétiens judaïsants » (p. 129), mais cela ne l’empêche pas d’insulter le peuple d’Israël comme tel, en lui décochant notamment le néologisme de « déicide » ; Ac 15, 20 réduit-il les lois noachiques « au nombre de 4 » (p. 278, n. 1), ou de trois ? Cela dépend si l’on considère l’interdiction des « chairs étouffées » et celle du « sang » comme distinctes ou identiques. Qu’on me pardonne de relever des détails aussi infimes, qui n’affectent aucunement la qualité exceptionnelle de l’ensemble du livre.
19À n’en pas douter, celui-ci fera date. Il vient en effet combler un vide dans l’histoire de l’interprétation du texte paulinien, qui se trouve ici magistralement retracée, et ce, d’un point de vue non seulement exégétique et historique, mais résolument théologique.
20Connu dans le monde catholique comme journaliste et comme romancier, Jean-François Bouthors [J.-F. B.] se risque sur le terrain de l’exégèse et de la théologie pour tracer le portrait de Paul, le Juif [6]. Pour l’essentiel (chap. 3 à 9), l’ouvrage consiste en réalité en un commentaire suivi de la seconde section des Actes des apôtres, où l’Apôtre occupe le devant de la scène. Comme il l’avait annoncé dans son « Avertissement » (p. 28-29), l’auteur évoque ensuite les épîtres aux Galates et aux Romains (chap. 10). Tout ce parcours a été précédé par des considérations sur le contexte global (chap. 1) et sur la personnalité de Paul (chap. 2).
21On ne saurait exiger de J.-F. B. qu’il restitue les méandres et les aspérités des questions proprement exégétiques. Ce n’est d’ailleurs pas son propos : même s’il n’ignore pas les embûches qui le bordent, il parcourt pas à pas le chemin qu’il s’est proposé.
22Certes, le lecteur averti pourra sursauter devant certaines expressions : en quoi la Samarie est-elle « hérétique » (p. 34) ? Pourquoi évoquer au ier siècle la « Palestine » – une désignation géographique que le Nouveau Testament ignore (passim ; à la p. 96, on apprend que la Samarie « apparaît clairement comme hérétique » aux yeux de la Judée et de la Galilée, lesquelles constituent à elles deux « la terre de Palestine ») ? D’où sait-on que la servante anonyme de Ac 16, 16 « pratiquait le culte du Python de Delphes » (p. 108) ? Passons sur les pures et simples coquilles, d’ailleurs rares (« à l’envie » pour « à l’envi », p. 83 ; « prédiction » pour « prédication », p. 107 ; « en but » pour « en butte », p. 108) pour en arriver à des choses plus sérieuses.
23S’il suit, comme je l’ai indiqué, la trame du récit lucanien, notre auteur considère que ce « Paul de Luc » ne diffère guère du « Paul… de Paul », tel qu’il apparaît notamment dans les épîtres authentiques. Au passage, il estompe tout de même les discordances les plus criantes. De façon générale, il tend à harmoniser les données des différentes traditions néotestamentaires, par exemple quand il établit une sorte d’équivalence entre l’enseignement de Paul et celui du Jésus matthéen (p. 56-57) ou encore entre l’épître aux Galates et l’épître de Jacques (p. 158). Ce point de vue radicalement et résolument « conciliateur » risque cependant de gommer, voire d’ignorer de vraies questions. On ne peut qu’applaudir à la dénonciation de certaines traductions fautives, notamment de He 8, 7, dont le texte grec n’évoque en effet aucunement la « substitution » (n. 11, p. 60), mais comment comprendre que « Paul ne pense pas en termes de rupture, mais envisage bien davantage un accomplissement, même si cet accomplissement introduit une nouveauté radicale » (p. 45) : quelle subtile nuance sépare donc une « nouveauté radicale » d’une « rupture » ? Dans le même ordre d’idées, comment peut-on dénoncer avec Paul une « conception strictement normative de la Torah » et reconnaître avec Jésus qu’« il faut écouter la parole du Père et la mettre en pratique » (p. 82-83 ; voir aussi p. 106) ?
24Dans sa « conclusion » (p. 177-190), J.-F. B. développe des considérations fort bien venues sur les relations entre Juifs et chrétiens. Mais se fonde-t-il alors sur le parcours qu’il vient d’effectuer ? De façon symptomatique, ces dernières pages ne comportent guère de citations du texte paulinien.
25Le Juif états-unien Daniel Boyarin [D. B.] nous livre quant à lui une longue étude intitulée La Partition du judaïsme et du christianisme [7]. C’est du moins le titre de la version française, car l’édition originale, parue dès 2004, s’intitulait en fait Border Lines. Le mot « partition » désigne évidemment la séparation. Mais les traducteurs français ont-ils souhaité faire entendre une connotation musicale, judaïsme et christianisme représentant en quelque sorte un chœur à deux voix ?
26De fait, comme dans ses ouvrages précédents, recensés ici même [8], l’auteur se plaît à souligner les convergences, et même les identités entre les deux traditions, assignant une date très basse à la consommation de leur rupture. Il défend ici le même point de vue, en prenant en considération une longue durée.
27Les sept chapitres de l’ouvrage se répartissent en effet en trois grandes sections : la première (« Faire une différence : les débuts hérésiologiques du christianisme et du judaïsme ») scrute divers indices qui, au iie siècle, attestent de part et d’autre l’émergence des identités ; revenant un peu en arrière, la deuxième partie (« La crucifixion du Logos : comment la théologie du Logos devint chrétienne ») met en lumière, sur un exemple précis, la complexité du processus de différenciation mutuelle ; enfin, la troisième section (« Étincelles du Logos : ou comment historiciser la religion rabbinique ») risque un parallèle entre l’élaboration du « mythe de Nicée » par Athanase et celle du « mythe de Yavnè » dans le Talmud.
28C’est sur le Dialogue avec Tryphon de Justin que s’ouvre cette vaste enquête (chap. 1). Cet auteur, et Irénée de Lyon à sa suite, inventent la notion d’hérésie à l’époque même où la Mishna invente quant à elle la Minut. Il s’agit de deux comportements extrêmement parallèles, visant à réguler les dissidences, mais surtout à asseoir, du côté juif comme du côté chrétien, sa propre identité (p. 127-130). Le chapitre 2 développe d’ailleurs ces parentés, à propos de la notion de « lignées » rabbiniques et de celle de « succession apostolique », elles aussi apparues conjointement.
29Les trois chapitres qui composent la deuxième partie s’intéressent à la thématique du Logos. Le prologue du quatrième évangile fait l’objet d’une lecture attentive (chap. 3) qui en montre la teneur exclusivement juive. Au passage, notre auteur récuse d’ailleurs la désignation de ce texte comme une « hymne » (p. 204-210). Le chapitre suivant déploie cet horizon juif de la notion de Logos, chez Philon comme dans les Targums, l’auteur n’hésitant pas à insinuer que Dieu et son Logos/Memrâ représentent dans le judaïsme une structure véritablement binitaire. Il reste à montrer comment ce modèle a été abandonné par les rabbins, dès lors que les chrétiens s’en sont emparé pour y appuyer l’ébauche de leur Trinité : c’est l’objet du chapitre 5.
30Avec la troisième section, on aborde la littérature talmudique. C’est là en effet que s’est fixé ce que D. B. appelle le « mythe de Yavnè », qui tend à faire remonter jusqu’à la fin du ier siècle la naissance du judaïsme rabbinique. Sur la base d’une comparaison attentive des deux Talmuds, notre auteur conclut que les Stammaïm (les ultimes rédacteurs anonymes du Talmud de Babylone) doivent être tenus pour responsables de cette construction. Du côté chrétien, c’est Athanase qui, de la même façon, « invente » le concile de Nicée en en imposant une image idéale qui s’avère largement simplifiée (chap. 6). Enfin, le chapitre 7 approfondit la question de la fixation des frontières, qui se solde par la désignation de groupes « hybrides », tant du côté juif que du côté chrétien – sans oublier, en l’occurrence, l’hellénisme païen (exemples de Julien et de Grégoire de Nazianze, de l’histoire de Joseph de Tibériade narrée par Épiphane de Salamine, enfin du Code théodosien).
31Ce parcours pourrait sembler aisé et fluide, mais c’est que je le retrace ici d’une façon schématique. En réalité, il faut bien avouer que l’ouvrage est d’une lecture passablement ardue, l’auteur ayant tendance à multiplier les références, les allusions à des sujets connexes, voire les digressions. Au demeurant, c’est avec une certaine passion qu’il expose ses propres thèses, sans hésiter à se citer beaucoup lui-même, et en prenant le temps de discuter en détail les opinions des autres chercheurs, ses prédécesseurs et ses contemporains.
32Il faut s’habituer à ce style caractéristique de D. B., comme à la façon dont il appuie des conclusions majeures sur des indices parfois fort ténus – ou sur des textes fort obscurs. Cela dit, on reste un peu pantois devant certaines affirmations à l’emporte-pièce, qui ne paraissent guère justifiées. Pourquoi déclarer (p. 139) : « En effet, les chrétiens au 2e siècle, et c’est nouveau, prétendent être le Verus Israel (expression attestée pour la première fois par Justin mais dont il n’est certainement pas l’auteur) » ? Du reste, quelques pages plus loin, on lit : « Après l’époque de Justin et de sa proclamation du Verus Israel… » (p. 143). En sens inverse, l’auteur récuse les témoignages faisant remonter la birkat ha-minim à la fin du ier siècle, en affirmant qu’elle remonte seulement au iiie siècle (p. 130-142), ce qui va dans le sens de sa thèse fondamentale d’une séparation beaucoup plus tardive qu’on ne l’admet généralement.
33Dans le même ordre d’idées, l’équation entre le Logos johannique ou philonien et la Memrâ des Targums (affirmée notamment aux p. 212-225) se heurte à une difficulté signalée par nombre de chercheurs : le mot Logos dans le prologue apparaît de façon absolue (sans aucun déterminant), alors que la Memrâ est toujours référée à YHWH. Cette objection est discutée dans la n. 3, p. 202, qui déclare : « Ces arguments de Haenchen et Bultmann sont en effet très discutables », et un peu plus bas : « Haenchen a tout simplement tort » ! On veut bien l’admettre, mais il faudrait le démontrer.
34De la même façon, la réticence de beaucoup de spécialistes à tracer un parallélisme entre judaïsme et christianisme tient au fait que le premier met l’accent sur la pratique tandis que le second a toujours développé la théorie (en l’occurrence, la réflexion théologique) : cette objection fait, elle aussi, l’objet d’un traitement plutôt expéditif (n. 2, p. 293).
35Nonobstant son style quelque peu cavalier, voire ses formules parfois provocantes, ce nouveau livre de D. B. pose de vraies questions. Dans sa conclusion, l’auteur revendique d’ailleurs (en citant Michel Foucault), « de ne jamais cesser de mettre et remettre en question ce qui est postulé comme évident, de troubler les habitudes mentales des gens, leur façon de faire et de penser les choses, etc. » (p. 391) : nul doute qu’à ce point de vue, son livre a atteint son but !
36Si l’antijudaïsme des Pères de l’Église suscite un intérêt croissant, on ne disposait pas jusqu’à présent d’une étude sur ce thème en ce qui concerne Éphrem le Syrien – moins bien loti à cet égard que d’autres auteurs syriaques [9]. C’est pourquoi l’on reçoit avec intérêt deux ouvrages, publiés presque simultanément, qui viennent combler cette lacune.
37Le titre de celui de Christine Shepardson [10] [Ch. S.] suscite d’emblée une légère perplexité : pourquoi parler à ce sujet d’« orthodoxie chrétienne » ? La désignation des cinq chapitres de l’ouvrage ne fait que redoubler cette interrogation. Ils s’intitulent en effet ainsi : « Syria and the Politics of Christian Orthodoxy » ; « Defending Nicaea against Jews and Judaizers » ; « Ephrem’s Use of Scriptural History » ; « Ephrem, Athanasius and the “Arian” Threat » ; « Syria and the Construction of Christian Orthodoxy ». On aura noté au passage la parenté entre les titres des chapitres i et v, ce dernier se présentant à vrai dire comme une brève conclusion de l’ensemble du parcours (p. 157-161).
38Mais surtout, on aura compris que la chercheuse états-unienne établit un lien constant et structurel entre deux thématiques éphrémiennes : la polémique contre le judaïsme et celle contre l’arianisme. Avant d’examiner d’un œil critique cette thèse, qui commande de part en part sa recherche, commençons par souligner les qualités de celle-ci.
39C’est avec beaucoup de précision et d’acribie que l’auteure a rassemblé et traduit les fragments éphrémiens qu’elle utilise. Elle se limite aux œuvres syriaques dont l’authenticité ne fait pas de doute, mais il est vrai que les pièces conservées en arménien n’ajouteraient pas grand-chose à son propos. La recherche s’appuie sur une prise en considération attentive des sources (p. 163-168) et sur une vaste bibliographie en plusieurs langues (p. 168-186). Sa précision s’avère difficile à prendre en défaut (indiquons toutefois, à propos de la n. 37, p. 80, que Com. Diat. XI, 8 n’est pas le seul passage où Éphrem établit un lien entre le veau d’or de Gn 32 et les deux veaux construits par Jéroboam de 1 R 12 : ce lien figure aussi dans les Hymnes contre Julien I, 18-19 et dans les Hymnes contre les hérésies XLVIII, 12-13 ; curieusement, notre auteure cite ce dernier passage en omettant l’allusion en question : p. 89 et n. 73). Bref : l’ouvrage se présente avec toutes les garanties que l’on est en droit d’attendre d’une recherche scientifique de haut niveau.
40Las ! Je me vois contraint d’exprimer mon désaccord à peu près complet sur la thèse ici défendue.
41Sous la plume de Ch. S., le diacre de Nisibe apparaît essentiellement comme un théologien dogmatique, défenseur – au même titre qu’un Athanase d’Alexandrie – de l’« orthodoxie nicéenne ». S’il fait abondamment usage de la polémique antijuive, c’est – à l’instar cette fois d’un Jean Chrysostome – plutôt en direction des chrétiens « judaïsants » de sa propre communauté [11]. Mais à ses yeux (et nous arrivons là au cœur de l’argumentation), les partisans d’Arius adoptent eux-mêmes une posture « judaïsante » lorsqu’ils refusent de reconnaître au Fils une pleine égalité avec le Père, et font de lui une simple créature. Dès lors, les attaques d’Éphrem contre les Juifs sont à comprendre comme l’une des pièces de son dispositif théologique « pro-nicéen ».
42C’est cette présentation d’Éphrem sous les traits d’un « Athanase syrien » qui me paraît tout à fait irrecevable. Où trouve-t-on dans son œuvre une défense de l’« orthodoxie nicéenne » ? L’auteure réitère cette affirmation jusqu’à satiété (passim), mais jamais elle ne l’étaye de la moindre référence en bas de page – contrairement à toutes ses autres propositions. Elle serait du reste bien en peine de le faire : je n’ai trouvé pour ma part, dans l’ensemble du corpus éphrémien, qu’une seule référence au concile de Nicée. Elle figure dans les Hymnes contre les hérésies (voir H. c. Haer. XXII, 20) – je reviendrai sur ce passage.
43Quoi qu’il en soit de son lien avec l’évêque Jacques de Nisibe, lequel a sans doute pris part à l’assemblée de 325, Éphrem semble tout ignorer de la crise arienne durant sa période nisibéenne, de 306 à 363. Il ferraille alors contre les Juifs, et contre ses trois « bêtes noires » attitrées : Marcion, Bardesane et Mani. C’est seulement durant sa période édessénienne (de 363 à 373) que la thématique anti-arienne apparaît sous sa plume. L’argument décisif en faveur de ce schéma se trouve, à mon sens, dans les Carmina Nisibena : pas un mot sur la controverse arienne dans les pièces I à XXI de ce recueil, toutes composées à Nisibe ; il faut attendre C. Nis. XXVII (que E. Beck situe en l’an 371) pour y trouver une allusion !
44Dès lors, les hymnes XXII à XXIV du recueil Contre les hérésies, tout comme les Hymnes sur la foi et les Sermones de fide, doivent être situés eux aussi dans la période édessénienne. Mais, somme toute, ces divers morceaux ne représentent qu’une petite partie du corpus éphrémien.
45Dès le départ, le Juif représente donc pour Éphrem l’archétype du dissident, et lorsque l’Arien apparaît dans son champ de vision, il en fait un crypto-juif. Nous voilà aux antipodes de la reconstruction proposée par Ch. S., selon laquelle l’Arien est apparu dès le début, le Juif n’étant en somme qu’un crypto-arien. Ce deuxième schéma a pour effet d’estomper la virulence de l’antijudaïsme d’Éphrem, lequel se serait montré avant tout soucieux de promouvoir l’« orthodoxie nicéenne ».
46Il reste dès lors à s’interroger sur cette virulence antijuive. Et, sur ce point, je serais davantage enclin à souscrire aux vues de notre auteure : comme pour Jean Chrysostome et Eusèbe d’Émèse, la « menace juive » consiste concrètement pour Éphrem en la séduction que suscite la Synagogue auprès des chrétiens de son Église locale – séduction renforcée par la proximité entre les deux traditions religieuses, plus grande en Syrie que partout ailleurs. Si son argumentaire puise largement dans l’Ancien et le Nouveau Testament, il s’agit là en quelque sorte d’un « argument d’autorité », qui ne nous renseigne pas sur ses éventuels contacts avec des « Juifs réels ». Mais, fondamentalement, c’est la survie même du judaïsme qu’il ressent comme un démenti des affirmations chrétiennes. Dès lors, la légitimation de la foi et de la pratique de l’Église implique une « délégitimation » radicale de la Synagogue. N’étant guère doué pour la spéculation, ni porté sur l’argumentation rationnelle, Éphrem recourt spontanément à la violence verbale, voire à l’insulte. L’ouvrage de Ch. S. contient d’ailleurs quelques bons développements à ce sujet qui, de manière significative, « oublient » toute référence à l’orthodoxie nicéenne (voir par exemple p. 47-56, et déjà la n. 36 p. 12) !
47Le livre d’Elena Narinskaya [12] [E. N.] se donne un objet à la fois plus étroit (l’auteure se concentrant sur le commentaire en prose de l’Exode) et plus large (elle compare les positions prises par Éphrem avec celles de Théodoret de Cyr d’une part, et de la littérature rabbinique d’autre part). Cependant, son étude s’appuie beaucoup sur celle que l’on vient de recenser, et adopte fondamentalement un point de vue identique. C’est dire que cet ouvrage risque d’encourir de ma part le même genre de critiques.
48Mais commençons par en présenter le contenu. Dans une première partie (« Bibliographical Survey »), E. N. passe en revue les opinions des auteurs qui l’ont précédée à propos des deux questions suivantes : Éphrem et l’antijudaïsme ; Éphrem et le judaïsme. Voilà une option méthodologique assez singulière, car cette section prend l’allure d’une longue doxographie où l’on discute minutieusement les positions des commentateurs, sans jamais rencontrer le moindre texte éphrémien ! Sur le premier de ces dossiers, comme je l’ai dit, l’auteure partage les convictions de Christine Shepardson – qui apparaissent pourtant souvent, de son propre aveu, comme minoritaires. Du reste, je ne suis pas convaincu que, lorsqu’elle déclare approuver la position d’autres chercheurs, elle le fasse toujours à bon escient [13]. De manière générale, cette discussion a pour but d’établir la thèse suivante : nonobstant l’avis de bon nombre de spécialistes, l’œuvre d’Éphrem le syrien ne recèle pas la moindre trace d’antijudaïsme.
49Avec une certaine ingénuité, la chercheuse britannique présente comme une conclusion (p. 50) cette assertion qu’elle n’a cessé d’affirmer (sans guère de preuves) tout au long de ce premier chapitre. Malheureusement, le fait de répéter une erreur ne suffit pas à en faire une vérité.
50La situation s’améliore un peu dans le deuxième chapitre de cette première partie, où l’auteure évoque – toujours sous la forme d’une doxographie – les influences juives dans l’œuvre du diacre de Nisibe. Elle y décèle notamment ce qu’elle appelle des « jewish concepts » (p. 60) : le couple Justice-Miséricorde, la Shekinah et le mérite des Pères. Puis l’on passe à la dépendance d’Éphrem vis-à-vis de l’exégèse juive et de ses techniques.
51On peut se demander quelle est l’utilité de cette première partie de l’ouvrage, dans la mesure où tous les points ici abordés le seront de nouveau dans la suite – sur la base cette fois des textes d’Éphrem. Du reste, le titre de la deuxième section reprend littéralement celui de l’ensemble du volume (« Ephrem, a ‘Jewish’ Sage »).
52Cette seconde partie s’ouvre par une comparaison entre le commentaire d’Éphrem et celui de Théodoret de Cyr sur l’Exode (chap. 3). Le but avoué de l’auteure est de mettre en lumière la dépendance du premier vis-à-vis de la tradition juive (p. 101) : on le lui accordera volontiers, d’autant plus que le diacre de Nisibe lit la Bible dans la version de la Peshittâ, souvent fortement « targumique ». Le chapitre 4 (« Dealing with Difficulties in the Text ») se concentre quant à lui sur deux versets du livre de l’Exode (2, 25, puis 1, 5) pour en scruter les interprétations chez Éphrem et dans la littérature rabbinique ; et le chapitre 5 (« Presenting Biblical Figures ») poursuit cette mise en regard, en s’intéressant cette fois à des personnages tels que Miryam ou à d’autres éléments du texte ; enfin le chapitre 6 (« Ephrem Presenting Israel : the Ability of Israel to see God ») se focalise sur une thématique dont les connotations polémiques ne sont pas absentes chez Éphrem : Israël peut-il « voir Dieu » ? Dans une longue « Conclusion of the Study » (p. 289-303), E. N. présente les résultats auxquels elle estime être parvenue : comme on peut s’y attendre, elle répète donc que l’on doit laver notre Docteur de l’Église de toute accusation d’antijudaïsme.
53Avant de discuter cette « conclusion » contenue dans les prémisses, qu’il me soit permis de souligner la qualité de bon nombre de développements de ce volumineux ouvrage – je pense par exemple au « dossier » patristique et rabbinique sur Miryam sœur de Moïse (p. 203-208), et, de façon générale, à la précision, voire à l’acribie des citations de la littérature juive (Targums et midrashim notamment). Certes, la vigilance de l’auteure se laisse parfois prendre en défaut : ainsi, quand Éphrem, en H. de Eccl. XXV, 18, évoque Dieu sous les traits d’une « sage-femme », il n’emploie précisément pas le même vocable (syr. maïnqâtâ) que la Peshittâ parlant des sages-femmes des Hébreux (syr. hayaté : voir p. 108-113) ; c’est bien le mot Shekinah qui figure en H. de Par. II, 2 (traduit par « presence » p. 171) – on ne le trouve pas en revanche en Com. Ex. 3, 1 (n. 73, p. 216). Mais le livre brille d’un bout à l’autre par la pertinence et l’exactitude de ses références.
54On n’en regrette que davantage ses options fondamentales. Il faut d’abord relever, au plan méthodologique, que la chercheuse britannique se donne le beau rôle en travaillant sur le commentaire en prose de l’Exode (où la polémique antijuive s’estompe) ; il lui arrive de citer le corpus des hymnes (où elle fait rage continuellement), mais comment peut-elle raisonnablement justifier la violence verbale qui s’exprime par exemple en C. Nis. LXVII, 17 en expliquant qu’il n’y a là qu’une référence au texte de la Peshittâ (p. 49) ? Surtout, l’affirmation selon laquelle l’utilisation par Éphrem de l’exégèse rabbinique suffit à le disculper de tout antijudaïsme (p. 45 et passim) ne résiste pas à l’examen. C’est précisément en cela que réside le paradoxe du diacre syrien : son voisinage continuel avec la tradition juive détermine chez lui d’impardonnables dérapages à son endroit. Il me paraît à la fois plus honnête et plus utile de reconnaître cette donnée et de tenter de l’élucider que de s’efforcer de la sous-estimer, voire de la nier.
55Passons sans transition de l’âge patristique à l’époque moderne pour mentionner le petit livre qu’Avner Shamir [A. S.] consacre à l’affaire Pfefferkorn [14]. De quoi s’agit-il ?
56En 1509 éclate dans le Saint-Empire romain germanique une crise suscitée par le zèle antijuif d’un certain Johan Pfefferkorn qui, à l’instigation des dominicains de Cologne, obtient de l’empereur Maximilien un édit ordonnant la confiscation, l’examen, et le cas échéant la destruction de tous les livres juifs à l’exception de la Bible hébraïque, s’il s’y trouve des « blasphèmes » ou des « hérésies ». En réalité, c’est à quatre édits successifs et contradictoires (Padoue, 1509 ; Roveredo, 1509 ; Augsbourg 1510 ; Füssen, 1510), que l’on eut affaire, ce qui détermina une certaine confusion dans l’application de cette décision. Outre les difficultés théoriques et pratiques auxquelles se heurtaient les censeurs, des désaccords profonds se manifestèrent entre eux. C’est à cette occasion que la personnalité de Johannes Reuchlin, lui-même hébraïsant voire « kabbaliste chrétien », devait s’imposer.
57Le chercheur danois se livre à une analyse minutieuse de l’affaire elle-même, mais aussi de ses tenants et aboutissants. Dans ces années qui précèdent la grande crise de la Réforme, il n’est pas sans intérêt de s’interroger sur l’attitude de la hiérarchie romaine, mais aussi des pouvoirs politiques de l’Empire, sur la dissidence religieuse.
58Cette monographie passionnante constitue une instructive contribution à l’histoire tourmentée des relations entre Juifs et chrétiens dans l’Occident moderne.
59Parmi les livres spontanément envoyés par les éditeurs à notre revue se trouve celui de Jacques Attali [J. A.] intitulé Dictionnaire amoureux du judaïsme [15]. Non sans hésitation, je me résous à l’intégrer dans le présent bulletin.
60Bien connu du grand public, l’auteur multiplie les publications dans des genres littéraires fort variés, comme en témoigne sa bibliographie en fin de volume. On peut soupçonner, ici comme ailleurs, une certaine hâte rédactionnelle, responsable d’innombrables approximations, raccourcis, coquilles et autres erreurs. Pour ce qui est des entrées concernant de près ou de loin des contenus chrétiens, on s’étonnera par exemple de voir l’évangile de Marc situé au iie siècle (p. 38) ou le concile de Nicée en 324 (p. 40). L’auteur semble d’ailleurs avoir, sur ce concile et sur la crise arienne, des idées plutôt simplistes (p. 266-267 ; 283). Ce qui est moins excusable, c’est que ce genre de bourdes affecte également les entrées proprement biblico-juives : ainsi, notre auteur explique le nom d’Abel par l’hébreu « ever » [sic pour « hèvèl »] (p. 67 ; 387-388), développe d’autres étymologies non moins fantaisistes (p. 470) ou affirme sans sourciller, à propos de la « Chekhinah », que ce « concept » [sic] « apparaît, au viiie siècle avant notre ère » (p. 133). Rappelons que les chercheurs s’accordent à dater la première apparition du mot (d’ailleurs en araméen) du Targum d’Onqelos, aux alentours donc du ier siècle de notre ère, et que ce vocable reste totalement absent du texte biblique !
61Le genre littéraire de la collection des « dictionnaires amoureux » permet sans doute une subjectivité résolue, non seulement dans le traitement des différents sujets, mais dans leur choix. C’est pourquoi on ne s’attardera pas sur les omissions les plus criantes (pas d’entrée « Élie », par exemple).
62Relevons pour finir que, nonobstant les imperfections ci-dessus signalées, certains articles ne manquent pas d’intérêt : ainsi ceux qui concernent les grandes figures de la tradition juive d’hier et d’aujourd’hui ; ou encore l’article « Jésus », lequel s’ouvre ainsi : « Jésus est un très grand juif. Qui accepte ce fait parmi les chrétiens ? Qui s’en souvient parmi les juifs ? » (p. 263).
63Le chercheur suisse David Banon [D. B.], bien connu pour ses études sur le midrash, nous offre un nouveau recueil d’essais sur la lecture juive des Écritures [16]. Il s’agit pour une part de conférences ou d’articles déjà publiés en revue, mais aussi, semble-t-il, d’études inédites. L’auteur a regroupé ces textes en trois grandes sections, respectivement intitulées « Le midrach : une sagesse blanchie par le temps » (où il est notamment question de Rachi et de l’exégèse juive médiévale) ; « Le midrach au présent » (qui évoque les contributions d’un certain nombre de « maîtres » contemporains) ; et « Exégèse et métaphysique » (dont les différents chapitres offrent des exemples de lecture midrashique, en suivant à peu près l’ordre du texte biblique).
64Cette remarquable somme se clôt, « En guise de conclusion » (p. 378-392), par une présentation plutôt élogieuse du travail de Henri Meschonnic, d’ailleurs décédé depuis lors. Mais elle a rencontré au passage de nombreuses problématiques d’hier et d’aujourd’hui, avec lesquelles l’auteur engage un dialogue à la fois ouvert et exigeant. Comme il le rappelle, la tradition juive promeut depuis les origines « une défense acharnée de l’autonomie de la raison humaine » (p. 58). C’est ce qui lui permet une grande liberté dans sa lecture du texte biblique, un texte « qu’elle considère comme une partition musicale – c’est-à-dire susceptible d’exécutions différentes et multiples » (p. 66).
65Dans l’optique du présent bulletin, je me concentrerai sur les passages qui concernent la lecture chrétienne de ce texte. On peut passer rapidement sur la mention des « quatre sens » chrétiens de l’Écriture, d’ailleurs fautive (l’auteur énumère en effet : « le sens littéral, l’allégorique, l’anagogique et le mystique », p. 113, n. 2). Mais c’est à propos de l’exégèse historico-critique que les affirmations de D. B. risquent de surprendre, voire d’irriter, un lecteur chrétien.
66C’est dans le chapitre 7 (« Critique et tradition – L’impossible dialogue ») qu’il retrace l’histoire de la méthode historico-critique. Ébauchée en milieu juif (Ibn Ezra et Spinoza), celle-ci se développe chez les chrétiens de Jean Astruc à Wellhausen, lequel donne sa forme classique à la « théorie documentaire ». Notre auteur souligne que les exégètes juifs, pour leur part, se sont toujours opposés à cette façon de voir au profit de ce que l’on appellerait aujourd’hui une « lecture canonique » du texte. Du reste, cette perspective canonique gagne du terrain en milieu chrétien, ce qui signe la fin de l’exégèse historico-critique.
67Sans nul doute, cette opposition paraîtra bien tranchée. Rien n’est dit par exemple sur le travail d’un Paul Beauchamp, qui s’est efforcé pour sa part de « comprendre » les résultats de la méthode historico-critique tout en faisant droit aux effets de sens produits par le texte.
68Il conviendrait donc d’apporter ici quelques nuances. Du reste, à trop forcer le contraste entre une lecture chrétienne purement historico-critique et une lecture juive qui n’en veut rien entendre, ne risque-t-on pas de faire suspecter cette dernière de fondamentalisme (Moïse a écrit de sa main tout le Pentateuque ; Isaïe est l’auteur de l’ensemble du livre qui porte son nom, etc.), ou pour le moins de désintérêt vis-à-vis de l’histoire du texte ? De ce point de vue, les pages consacrées à André Neher dans le chapitre 8 (p. 146-149) ou à Néhama Leibovitz dans le chapitre 14 (p. 229-230) ne résolvent pas la question. L’auteur reconnaît que cette dernière « contourne cette approche philologique et historique » (p. 230 : c’est moi qui souligne). Il ne s’agit donc pas d’une démarche « postcritique » (p. 147), mais bel et bien anti-critique.
69Si ce point particulier reste donc ouvert à la discussion, soulignons pour terminer la richesse et l’intérêt de ce recueil d’essais, qui manifeste la fécondité toujours actuelle d’une lecture juive des Écritures.
70L’actuel grand rabbin de France Gilles Bernheim [G. B.] nous offre pour sa part un recueil de « méditations » [17] sur des sujets variés. Il s’agit en même temps d’un ouvrage de reconnaissance vis-à-vis des maîtres du hassidisme, dont un bon nombre se trouvent ici évoqués. Peu connus en dehors de la tradition ashkénaze, ces auteurs qui s’échelonnent du xviiie jusqu’à l’orée du xxe siècle et qui ont vécu pour la plupart dans le territoire de l’actuelle Pologne, se révèlent, par les fragments de leurs écrits que cite G. B., d’une étonnante actualité.
71Ces quarante méditations, parfois très brèves, s’organisent en fait selon plusieurs axes thématiques : les premières portent sur la mort et sur ce que l’on a coutume d’appeler des « questions de société » (le suicide, les problèmes qui relèvent de la bioéthique), des questions religieuses, et, en finale, différents passages de la Bible. Elles se développent sur un ton personnel, l’auteur n’ayant manifestement pas pour but de convaincre, ni de démontrer quoi que ce soit : il s’agit plutôt pour lui de partager le fruit de ses réflexions.
72On me permettra de m’attarder sur les textes numérotés 32 à 35, dans lesquels G. B., connu pour s’être impliqué activement dans le dialogue entre Juifs et chrétiens, aborde des thèmes qui y sont directement liés. Certes, cet horizon apparaît dans d’autres pages du livre, mais il devient ici prééminent. Ces chapitres ont pour titre : « L’idée du péché originel éloigne le christianisme du judaïsme » ; « Lecture paulinienne et lecture juive de Melkitsédèk » ; « Le shabbat juif et le dimanche chrétien » ; « Miracles juifs et miracles chrétiens ».
73En ce qui concerne le péché originel, l’auteur met en lumière le rôle décisif de l’Apôtre des nations comme source de la tradition chrétienne à ce sujet : « Paul a besoin d’Adam pour sa démonstration théologique, c’est pourquoi le premier couple sera chargé par lui du péché le plus grave de la création, afin de justifier la venue d’un sauveur pour le rachat non plus d’Israël, comme c’est écrit dans les Prophètes, mais de l’humanité tout entière, sous condition qu’elle accepte la foi en Jésus » (p. 152). Il faudrait ajouter que le « midrash » paulinien sur le texte de la Genèse a lui-même été relu et systématisé par la suite, notamment par Augustin et Anselme.
74Le cas de Melchisédech offre un exemple assez analogue de réécriture d’un texte biblique, non par Paul cette fois mais par l’auteur de l’épître aux Hébreux. Ici encore, on pourrait évoquer le contexte plus large : celui d’une véritable controverse sur cette énigmatique figure biblique, perceptible notamment chez Philon d’Alexandrie, dans les Targums et surtout à Qumrân.
75Quant aux deux dernières études ici retenues, elles prennent acte de la « différence » entre judaïsme et christianisme, de façon à la fois incisive et très respectueuse de ce dernier. C’est ainsi que le texte sur les miracles évoque en finale le rituel de l’eucharistie, comparé au rituel juif du repas et au seder de Pessah. On y trouve cette belle formule : « La Cène est un repas shabbatique qui prend place dans un univers accessible désormais au surnaturel chrétien » (p. 187-188).
76Avec ce petit livre dense, mais qui reste de lecture aisée, l’auteur se présente comme un homme d’écoute et de dialogue, désireux avant tout (comme le dirait l’apôtre Paul !) de « transmettre ce qu’il a lui-même reçu ».
77En présentant, dans un précédent bulletin, l’ouvrage de Dan Jaffé [D. J.] intitulé Le Talmud et les origines juives du christianisme, je faisais part de mon étonnement à l’occasion du chapitre 8 de cet ouvrage, intitulé « Un regard juif sur Jésus : l’approche des historiens ». J’écrivais alors : « Il faut l’avouer : on ne saisit pas très bien la raison de cette insertion sur un sujet certes intéressant, mais tout à fait extérieur au reste de l’ouvrage » [18]. En réalité, cette brève étude s’est depuis lors développée jusqu’à prendre les dimensions d’un nouveau livre entièrement consacré à ce sujet [19].
78Dans cette recherche, D. J. a eu quelques prédécesseurs : il cite lui-même, dans son introduction, l’ouvrage de B. Finkelstein (L’Écrivain juif et les évangiles) ainsi qu’un livre en hébreu de N. Stahl (Image juive – Représentations de Jésus dans la littérature hébraïque du xxe siècle) ; en revanche, il semble ignorer celui de J. M. Delmaire & N. Zakka (Jésus dans la littérature arabe et hébraïque contemporaine) qui ne figure pas non plus dans sa copieuse bibliographie (p. 355-390). Mais son livre dépasse largement ces devanciers, tant par son ampleur que par son ambition. En effet, non seulement il passe en revue les œuvres d’une bonne trentaine d’auteurs, mais il s’efforce de les regrouper de façon méthodique, en vue de faire ressortir les avancées et les évolutions de cette compréhension juive de Jésus.
79De fait, c’est un remarquable panorama que nous fait visiter D. J., depuis des auteurs du xixe siècle (Joseph Salvador et Heinrich Graetz) jusqu’à des écrivains tout à fait contemporains. Soulignons qu’il prend en considération, le cas échéant, des ouvrages publiés en hébreu, généralement peu connus des chercheurs occidentaux. Il expose avec précision les apports de chacune de ces contributions, sans s’interdire d’en proposer une évaluation critique. On pourra regretter, à cet égard, que la présentation des thèses des auteurs et leur discussion ne soient pas toujours nettement distinguées, ce qui nuit çà et là à la clarté du propos. En revanche, on saura gré à l’auteur d’offrir, à la fin de chaque chapitre, une synthèse des points essentiels qui y sont apparus.
80Saluons en outre le soin apporté à l’impression du texte, même s’il arrive à l’auteur d’écorcher tel ou tel nom propre (Dumège pour Dumeige : p. 169, n. 3 et p. 363 ; Debegé pour Debergé : p. 196, n. 1).
81C’est dire que cette synthèse se lit avec plaisir et intérêt. Elle donne aussi à penser, et j’aimerais pour finir formuler trois réflexions qui me sont venues au fil de la lecture.
82Dès l’introduction, l’auteur fait allusion aux trois « quêtes » successives du Jésus historique chez les exégètes du Nouveau Testament. Mais cette chronologie ne joue pas de rôle particulier dans la suite. Ce sont plutôt des événements « externes » (la Shoah, la découverte de Qumrân…) qui scandent ici la progression de la recherche. Dès lors, on peut se demander ce qu’il en est des interactions entre exégèse juive et exégèse chrétienne (ou, pour garder le vocabulaire de l’auteur : entre l’approche juive et l’approche chrétienne de Jésus). C’est là un aspect de la question qui demanderait sans doute à être approfondi.
83À vrai dire, c’est également dans l’introduction que D. J. a posé ce qu’il appelle la « question cruciale » (p. 26) : y a-t-il une approche spécifiquement juive de Jésus ? Et c’est au terme du parcours qu’il livre sa réponse : « Ce n’est donc pas en tant que contribution identitaire que nous apprécions le travail des historiens juifs sur Jésus, mais en tant que contribution scientifique qui se profile sur une toile de fond incarnée mais non explicitée, la judaïté, qui n’est qu’une toile de fond et non pas un critère ou un but de la recherche » (p. 345). Or ce n’est pas toujours l’impression que l’on ressent à la lecture de l’ouvrage : par exemple quand tel ou tel auteur s’efforce de situer Jésus parmi les courants juifs de son temps ; ou le compare à rabbi Hanina et à Honi le traceur de cercles ; ou encore examine son procès du point de vue de la halakhah.
84À cet égard, le choix de l’expression « historiens juifs » dans le titre même de l’ouvrage pourrait sembler discutable. Du côté chrétien, on parlera spontanément d’« exégètes » ou de « théologiens » pour désigner ceux qui s’intéressent au Jésus de l’histoire. De toute évidence, ces mots ne conviennent pas pour qualifier un Geza Vermes, un Jacob Neusner ou un Schalom Ben-Chorin. Mais celui d’« historiens » leur correspond-il mieux ? Ne faudrait-il pas parler de « chercheurs », ou tout simplement d’« écrivains » ? La question sous-jacente, on le devine, pourrait s’énoncer ainsi : qu’est-ce qui motive l’intérêt de ces auteurs juifs pour la figure de Jésus ? S’agit-il d’une pure et simple compétence scientifique, et si oui, laquelle ?
85Ces trois interrogations convergentes invitent, me semble-t-il, à ne pas considérer trop vite comme sans objet la question de la spécificité de la recherche juive sur la personne de Jésus. Et à cet égard, j’aimerais souligner le très grand intérêt de la préface que Daniel Marguerat a donnée à l’ouvrage (p. 11-19). Au passage, il se pose en effet lui aussi la question, mais sa propre réponse apporte de sérieuses nuances à celle de D. J. (voir surtout p. 12-15).
86C’est à une question toute différente – et bien rarement envisagée – que s’intéresse pour sa part Pierre Lenhardt [P. L.], en s’appuyant sur bon nombre de ses recherches antérieures. On pourrait la formuler ainsi : comment les énoncés dogmatiques spécifiquement chrétiens s’inscrivent-ils dans la continuité de la révélation accordée à Israël ? Plus précisément : comment le discours trinitaire reste-t-il fidèle à l’affirmation axiomatique de l’unité divine [20] ?
87On mesure l’importance d’une telle interrogation. Il n’est pas certain, malheureusement, que l’essai ici présenté soit à la hauteur de ses enjeux.
88Spécialiste incontesté de la tradition rabbinique, le frère de Sion offre à son lecteur un remarquable florilège de citations, toutes numérotées – ce qui facilite la pratique des renvois internes. Elles sont regroupées en trois sections : « Unité », « Unité – Trinité », « Trinité ». À la seule lecture de ces intitulés, on comprend que l’unité divine se dilate en quelque sorte jusqu’à une trinité. Mais ce schéma relativement simple se révèle trompeur, tant le Dieu d’Israël ne cesse pas de « sortir » de lui-même (par mode de création, de révélation-élection, enfin de rédemption), suscitant sans cesse « de l’autre ». Dès la première partie apparaissent ainsi des « triades » que l’auteur recense de la façon suivante : Dieu – Nom – Israël ; Dieu – Torah – Israël ; Dieu – Israël – Terre (Temple) ; Dieu – Shekinah – Israël ; Dieu – Shekinah – Esprit Saint (p. 129). On voit que ces énumérations gardent une grande fluidité, la pensée juive n’ayant jamais rien de systématique.
89Dans la deuxième partie, l’auteur se fixe sur deux « dyades » : celle constituée par Dieu et sa Shekinah, et celle que forment l’Esprit Saint et la Shekinah. Il conclut : « En joignant ces deux Dyades, on aboutit par résonance à la Triade : Dieu, Shekinah, Esprit Saint » (p. 186).
90Enfin, la troisième section examine brièvement les correspondances possibles entre la Trinité chrétienne et cette « triade juive ».
91En réalité, le parcours suivi est infiniment plus sinueux et accidenté que ce que ce résumé pourrait laisser croire. Dans bien des cas, on peine à suivre la logique de l’auteur : pourquoi par exemple ces excursus sur les miracles (p. 111-124 et p. 212-221), ou ce développement sur le symbole Quicumque et son commentaire par Newman (p. 190-194) ? On a le sentiment que P. L. a rassemblé des éléments disparates de son enseignement oral et écrit, sans trop se soucier d’en élaborer une véritable synthèse.
92La difficulté de lecture provient donc du déroulement de la pensée mais aussi, le cas échéant, de sa formulation. Que signifie une assertion comme celle-ci : « Nourri de l’intérieur par le Un, le Deux exerce la fonction fondamentale d’enseigner le paradoxe du Un » (p. 141) ?
93Mais c’est encore sur un autre domaine que porteront mes critiques principales. L’auteur se signale, comme je l’ai dit, par une connaissance approfondie de la littérature rabbinique. Mais on aimerait qu’il manifeste la même maîtrise en ce qui concerne la théologie chrétienne. Or celle-ci reste bien pauvrement illustrée. Donnons-en un seul exemple : les remarques sur le Filioque paraîtront pour le moins sommaires. On lit à la p. 56 : « Quant au mystère de la Trinité, puisqu’il s’agit d’un mystère, pourquoi ne pas tenir ensemble, chrétiens occidentaux et orientaux, les deux versions du Credo, avec et sans le Filioque ? » Et aux p. 188-189 on revient sur « le Filioque du Credo de Constantinople-Chalcédoine » (sic) en justifiant son absence ou sa présence (également valides l’une et l’autre) par le lien fluctuant, dans les textes rabbiniques, entre l’Esprit et la Shekinah.
94Cette dissymétrie dans le traitement des deux traditions impose une perspective assez déroutante à l’ensemble de l’ouvrage. On a le sentiment que P. L. guide son lecteur dans le maquis de la littérature rabbinique en affirmant de temps à autre la conformité profonde de ce corpus avec les élaborations dogmatiques chrétiennes, mais sans jamais prendre le temps de le prouver. Au reste, les correspondances qu’il décèle entre figures juives et chrétiennes n’ont rien de stable, et varient au fil des pages. Comment comprendre par exemple que Jésus soit désigné tantôt comme « la Torah par excellence » (p. 41 ; voir aussi p. 46, 47, etc.) et tantôt comme « la Shekinah par excellence » (une formule que l’auteur affectionne tout particulièrement : p. 62, 142-143, 187-188, etc.) ? Comment concilier en outre cette dernière assertion avec celle de le parenté entre l’Esprit Saint et la Shekinah (p. 176-183) – une parenté si intime qu’elle va jusqu’à l’identité, puisque « ces deux réalités divines sont inséparables au point d’être interchangeables » (p. 181) ?
95Enfin, bien que D. J. se défende de toute « récupération » chrétienne (voir notamment p. 111), on perçoit à maintes reprises que sa volonté d’établir des correspondances entre les deux traditions constitue le moteur de sa recherche. Elle le conduit à des affirmations discutables, par exemple quand il soutient que « la Sagesse ou Torah est engendrée, non pas créée » (p. 81), alors que tant de textes juifs disent le contraire (qu’il suffise de citer T. B. Pes. 54a ; Ned. 39b ; Gn 3, 24 – Tg. Ps.-Jo. et Tg. Neo. ; Mid. Cant. R. 5, 10 ; Mid. Prov. 8, 5). Pourquoi une telle distorsion ? On le comprend mieux en lisant la fin de la n. 79, p. 83 : « Cet Étant est la Torah par laquelle tout a été créé. Le mot Étant, mieux que l’Être, exprime le concret de la Torah confiée à Israël, concret qui, pour un chrétien, pointe vers l’Incarnation ».
96Sur le plan méthodologique, on regrettera que l’ouvrage ne présente nulle part la bibliographie utilisée par l’auteur. Je ne suis pas parvenu pour ma part à identifier la référence à « P. Schäfer, Die Vorstellung » qui apparaît dans les notes 99, p. 180, et 100, p. 181, mais qui n’a jamais été explicitée auparavant, ni dans le texte ni dans les notes : autant dire qu’elle est inutilisable.
97En vue d’encourager les chrétiens, et notamment les catholiques, à mettre en œuvre dans leur existence quotidienne la « révolution copernicienne » impulsée par le Concile Vatican II dans le domaine des relations avec le judaïsme, le jésuite Bernard Fauvarque [B. F.] propose une sorte de manuel destiné de toute évidence à un très large public [21]. Rédigé dans un style proche de l’oralité, illustré de quelques photographies en couleurs, ce petit livre comporte en outre des annexes riches de renseignements pratiques : adresses, numéros de téléphone et sites Internet des associations spécialisées ; liste des fêtes juives ; ou encore bibliographie sur le sujet.
98Le corps de l’ouvrage se compose quant à lui de dix courts chapitres qui détaillent les conséquences du « changement de regard » des chrétiens sur le judaïsme. Étayés par de nombreux extraits d’auteurs divers, ces « dix commandements » ne reçoivent de la part de l’auteur lui-même que des commentaires assez sommaires, de sorte que l’ensemble prend facilement l’allure d’un florilège de citations. Mais l’horizon visé s’avère assez ample : de l’herméneutique biblique (2 : « Une façon différente d’accueillir la parole de Dieu ») à l’action (10 : « Un engagement à agir ») ; de la liturgie (5 : « Une manière de vivre en profondeur nos fêtes chrétiennes ») à la politique (7 : « Un regard différent sur l’État d’Israël ») ; sans oublier la spiritualité (4 : « Un renforcement de notre vie spirituelle » et 9 : « Un élargissement de notre prière »).
99Comme le dit Jean Dujardin dans sa préface : « On ne peut que vivement conseiller ce petit livre aux prêtres d’abord, aux catéchistes et à tous les chrétiens soucieux, non seulement de s’ouvrir au dialogue mais d’approfondir leur foi par une meilleure connaissance des racines qui la fondent » (p. 4).
100L’infatigable Menahem Macina [M. M.] nous donne coup sur coup deux nouveaux ouvrages. Nanti d’une préface de Fadiey Lovsky et d’une postface d’Yves Chevalier, le premier [22] se présente comme un bilan du rapprochement entre Juifs et chrétiens impulsé par le Concile Vatican II, et symbolisé par le paragraphe 4 de la Déclaration Nostra Aetate. Pour mener à bien cet ambitieux projet, l’auteur commence par retracer la gestation laborieuse et douloureuse de ce document conciliaire et les difficultés de sa réception. Dans cette première partie, intitulée « Une théologie qui se cherche – Respect mutuel mais pas reconnaissance », il prend note d’éléments très positifs (textes des épiscopats français et allemand, « formule de Mayence » prononcée par Jean-Paul II en 1980), mais aussi des réticences, voire des résistances, qui se manifestent à l’occasion jusque dans les hautes sphères de l’Église catholique.
101La seconde partie (« Une théologie inadaptée à la gestion du mystère d’Israël et à son incarnation ») s’interroge sur les raisons profondes de ces hésitations, que l’auteur décèle dans la théologie chrétienne pluriséculaire. Celle-ci assénait par exemple, en se basant sur l’épître aux Romains, qu’Israël devait, à la fin des temps, se convertir à Jésus-Christ ; ou développait l’idée du « transfert d’Alliance » et de la répudiation d’Israël. Il s’avère difficile de corriger des conceptions aussi profondément ancrées.
102C’est pourtant ce à quoi s’efforce la troisième section de l’ouvrage (« Juifs et chrétiens – “Les deux familles que Dieu a choisies” (Jr 33, 24) »), en revisitant les textes scripturaires, tant de l’Ancien que du Nouveau Testament, où cette théologie « classique » s’alimentait. L’auteur en propose une tout autre lecture, qui ouvre des perspectives inattendues sur l’histoire d’Israël et celle de l’Église.
103Enfin, dans une quatrième partie, sur laquelle je reviendrai (« L’épreuve de l’incarnation – Israël, Jérusalem et les nations »), M. M. dénonce avec vigueur ce qui lui apparaît comme le dernier avatar de l’antisémitisme chrétien (voir sur ce point p. 298-299) : l’opposition à l’État d’Israël, ou si l’on préfère l’antisionisme.
104Soulignons d’entrée de jeu la qualité des divers dossiers ainsi constitués. Connu pour être un chercheur consciencieux, voire scrupuleux, l’auteur fait ici honneur à sa réputation. Il cite avec précision les documents qu’il utilise – et qu’il a compilés sur son site Internet, auquel il renvoie volontiers. « L’état des lieux » qu’il annonçait dans son titre s’avère donc remarquablement exact et détaillé. Mais cet éloge global s’accompagne inévitablement d’un certain nombre de critiques.
105Passons rapidement sur les erreurs matérielles et autres coquilles que le recenseur se doit de relever. Ainsi, la référence donnée p. 353 (« Zacharie 12, 3 ») concerne la première ligne de la page, et non les deuxième et troisième. L’index scripturaire mentionne systématiquement « Ac 3 » au lieu de « Ac 2 » (p. 382) – et cette erreur se retrouve dans le texte, aux pages concernées.
106Par ailleurs, certaines expressions pourront sembler discutables. Faut-il traduire l’anglais « conservative » par « conservateur » (n. 46, p. 61) ? D’où sait-on que le pape Évariste était d’origine juive (p. 147) ? La différence entre kairos et chronos, loin d’être « une distinction subtile […] faite par certains exégètes », apparaît au contraire comme indispensable (n. 36, p. 56).
107Mais venons-en à des remarques plus fondamentales. Pour appuyer telle ou telle de ses assertions, l’auteur recourt volontiers à des salves de citations bibliques. Ce procédé a ses limites. Tout d’abord, parce qu’il risque de provoquer l’indigestion du lecteur : « Au risque d’abuser des citations scripturaires… » (comme il le reconnaît lui-même p. 273), M. M. impose à celui-ci pas moins de trente-six citations destinées à éclairer Mt 21, 43 (p. 228-240), et vingt-quatre à propos de la parabole des vignerons homicides (p. 253-262). Il faut l’avouer : cet argument d’autorité, qui s’apparente parfois à un véritable fondamentalisme biblique, n’emporte pas nécessairement la conviction : on préférerait, dans bien des cas, une discussion théologique plus élaborée.
108Dans le même ordre d’idées, on pourra regretter la propension de l’auteur à adopter un ton polémique. C’est ainsi qu’à propos du millénarisme, il fait état d’une controverse qui l’a opposé à Arnaud Dumouch – un auteur pourtant publié dans la même maison d’éditions (p. 212-223). De façon plus inattendue, M. M. s’en prend avec véhémence à Jean Dujardin et à David Neuhaus : il s’agit cette fois de la terre d’Israël (p. 345-351). Or ni l’un ni l’autre de ces auteurs ne peut être soupçonné d’antisionisme, bien au contraire !
109C’est ici, sans doute, que nous touchons du doigt un aspect plus personnel et subjectif du travail de l’auteur. Nonobstant son allure scientifique, sa recherche reste mue par une passion – au double sens d’enthousiasme et de souffrance. Je l’ai dit : la quatrième section de l’ouvrage s’attache à combattre toute forme d’opposition à l’État d’Israël. Mais c’est avec une rare virulence que l’auteur se livre à cette dénonciation. À l’en croire, « les dirigeants arabes et palestiniens » (p. 283), secondés par les ONG, se livrent à ce sujet à une désinformation systématique. S’il en donne quelques exemples qui paraissent de fait assez probants (p. 303-309), nul doute qu’aux yeux de bien des lecteurs, cela ne légitime pas pour autant toutes les attitudes de l’État d’Israël à l’égard de ses voisins du dehors et du dedans.
110Cela dit, l’implication personnelle du chercheur belge a bien du mal à s’énoncer clairement. Conscient de ce que son livre pratique un certain « mélange – voulu ! – de perspectives et de méthodes » (p. 335), l’auteur le clôt par une « synthèse » (qui se limite en fait à la polémique ci-dessus mentionnée contre Dujardin et Neuhaus) puis par une « conclusion ». Là, il commence par évoquer son itinéraire spirituel personnel (p. 355-357), mais cette confidence tourne court, pour céder la place à une nouvelle salve de citations bibliques (quatorze textes !) attestant cette fois l’hostilité que suscite parmi les nations l’élection d’Israël (p. 357-362). Pour finir, notre auteur livre quelques considérations sur l’aspect messianique de la fondation de l’État d’Israël (p. 363-368).
111Quoi qu’il en soit de cette souffrance parfaitement respectable, on en vient à se demander si l’ouvrage n’aurait pas gagné en efficacité en adoptant un ton plus serein et pondéré – à l’exemple d’un Jules Isaac et de son Jésus et Israël.
112Quatre mois après ce premier volume, M. M. en publiait un second, d’une ampleur comparable [23]. Mais la perspective s’élargit puisque, en trois parties cette fois, l’auteur retrace l’évolution de l’attitude chrétienne envers le judaïsme depuis les origines, ou du moins depuis l’époque patristique.
113La première section (sous-titrée : « La réprobation chrétienne du peuple juif ») survole en effet vingt siècles d’histoire, tandis que la deuxième (« Un “autre regard” – Ombres et lumières ») retrace les étapes de ce que l’on peut appeler le philosémitisme chrétien, depuis l’épisode des Amici Israel jusqu’au pontificat de Jean-Paul II ; dans une troisième partie enfin (« Résistance à l’apostasie »), l’auteur se livre à une méditation personnelle sur la base de divers textes bibliques.
114Je viens d’employer le mot « personnelle » : par contraste, la première section de l’ouvrage l’est fort peu. L’auteur y donne un grand nombre d’extraits, mais toujours de seconde main. Il s’appuie en effet sur différents auteurs antérieurs, tels que Lovsky, Isaac, Sorlin, Démann ou d’autres. Il s’agit, on le voit, d’excellentes références, mais cette compilation, du même coup, n’apporte pas grand-chose de nouveau. En outre, M. M. reproduit, le cas échéant, les erreurs de ses devanciers, par exemple quand il affirme à la suite de Lovsky que Jean Chrysostome n’utilise pas « explicitement le terme “déicide” » (p. 30) contrairement à Eusèbe de Césarée (ibid.). Or c’est exactement l’inverse : ce dernier, dans la Vie de Constantin, forge un terme qu’il faudrait traduire, contrairement à ce que fait Lovsky, par « dominicide » (« kyrioktonia » : voir P. G. 20, col. 1076 B) tandis que Chrysostome, dans ses Homélies contre les Juifs prononcées en 386-387, emploie bel et bien le mot « déicide », dont il est l’inventeur (« théoktonia » voir P. G. 48, col. 854). Quoi qu’il en soit, ce survol historique s’achève avec la question du silence de Pie XII pendant la guerre, sur laquelle l’auteur s’engage davantage, même s’il cite de nouveau divers prédécesseurs (p. 132-138).
115Il y revient d’ailleurs dans la seconde section, en posant cette fois la question du silence du Pontife après la guerre, qui paraît encore plus difficile à justifier (p. 168-171). Mais avant cela, l’écrivain belge a évoqué l’affaire, encore relativement peu connue, des Amici Israel, ce groupe que l’on peut qualifier de philosémite, actif entre 1924 et 1928, et auquel les autorités de l’Église romaine ont brutalement mis fin après l’avoir beaucoup encouragé (p. 145-151) ; ainsi que les tenants et aboutissants de la célèbre « Conférence de Seelisberg », qui s’est tenue en 1947 (p. 154-158). Comme le titre de cette section l’indique, il y a ici des « ombres » et des « lumières » : l’élaboration et la publication de la Déclaration conciliaire Nostra Aetate ainsi que les paroles et les actes parfois spectaculaires du pape Jean-Paul II ne doivent pas faire oublier d’autres signes plus inquiétants (voir notamment p. 190-192).
116La troisième partie, comme je l’ai dit, adopte un ton bien différent. En prenant pour point de départ l’épisode du figuier desséché (Mt 21, 18-22 et par.), l’auteur se risque à une lecture théologique du schisme entre Israël et l’Église, et à des conjectures sur l’avenir spirituel de l’humanité. À ses yeux, la possibilité d’une apostasie chrétienne reste une menace réelle, alors même que le rétablissement d’Israël est devenu un fait indiscutable. Tout ce développement s’alimente directement au texte biblique, dont l’auteur, comme dans l’ouvrage précédent, cite une abondance de versets. Et ici encore, il se montre lucide sur les limites de la méthode : « À ce stade, le lecteur se demandera peut-être quel enseignement il peut tirer de cette avalanche de citations, outre qu’il peut en avoir une autre interprétation que la mienne » (p. 265).
117Enfin, comme le livre antérieur, celui-ci se clôt par une longue « conclusion » où M. M. livre quelques détails autobiographiques, faisant notamment allusion à la « grâce spirituelle insigne » (n. 352, p. 268) dont il a bénéficié : une sorte d’illumination sur la situation spirituelle d’Israël, qu’il n’a cessé de travailler depuis lors et qui le convainc, non seulement d’applaudir au retour de ce Peuple sur sa terre, mais de dénoncer vigoureusement tous ceux qui de près ou de loin pourraient s’y opposer, en particulier parmi les chrétiens.
118Passons rapidement sur d’inévitables imperfections : coquilles (le « hinc et nunc » de la p. 205) ou formules pléonastiques (le « jésuite Cornelius a Lapide, s.j. » et le « bénédictin Augustin Calmet, o.s.b. », tous deux à la p. 36) comme sur de non moins inévitables omissions (notamment dans la bibliographie, il est vrai déjà copieuse, des p. 287-304) pour souligner une anomalie plus grave : à maintes reprises, l’auteur renvoie à des « Notes complémentaires » censées contenir des textes trop longs pour les notes de bas de page. Or, c’est en vain que le lecteur les cherche : elles ne figurent nulle part dans le volume.
119Faut-il y voir l’indice d’une certaine précipitation ? Au risque de me répéter, je me résous à livrer une impression personnelle : c’est que le présent essai, quoi qu’il en soit de ses incontestables qualités, aurait sans doute gagné, lui aussi, à faire l’objet d’une plus longue maturation.
Notes
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[1]
J.-M. Van Cangh, Les Sources judaïques du Nouveau Testament, Louvain, Peeters (coll. « Bibliotheca Ephemeridum Theologicarum Lovaniensum » 204), 2008 ; 16 × 24, 722 p., 87 €. ISBN : 978-90-429-1903-7.
-
[2]
M. Remaud, Échos d’Israël – Réflexions d’un chrétien de Jérusalem, Jérusalem, Éd. Elkana, 2010 ; 15 × 21, 140 p., 15 €. ISBN : 978-965-7417-08-9.
-
[3]
Voir Rev. Sc. ph. th. 91 (2007), p. 155-156.
-
[4]
M. Quesnel, Les Chrétiens et la loi juive. Une lecture de l’épître aux Romains, Paris, Éd. du Cerf – Médiaspaul (coll. « Lire la Bible »), 2009 ; 13,5 × 21,5, 112 p., 14 €. ISBN : 978-2-204-08827-5 et 978-2-89420-743-7.
-
[5]
M.-H. Robert, Israël dans la mission chrétienne. Lectures de Romains 9-11 (Préface de J. P. Lémonon), Paris, Éd. du Cerf (coll. « Lectio divina »), 2010 ; 13,5 × 21,5, 220 p., 22 €. ISBN : 978-2-204-09374-3.
-
[6]
J.-F. Bouthors, Paul, le Juif, Paris, Parole et Silence (coll. « Collège des Bernardins »), 2011 ; 14 × 21, 198 p., 18,30 €. ISBN : 978-2-84573-995-6.
-
[7]
D. Boyarin, La Partition du judaïsme et du christianisme, Paris, Éd. du Cerf (coll. « Patrimoines / Judaïsme »), 2011 ; 14,5 × 23,5, 448 p., 48 €. ISBN : 978-2-204-09309-5.
-
[8]
Voir D. Boyarin, A Radical Jew : Paul and the Politics of Identity, Berkeley, Los Angeles, London, 1994, dans Rev. Sc. ph. th. 84 (2000) p. 557-559 ; et surtout Mourir pour Dieu. L’invention du martyre aux origines du judaïsme et du christianisme, Paris, Bayard Culture, 2004, dans Rev. Sc. ph. th. 91 (2007), p. 159-161.
-
[9]
Je pense notamment à l’ouvrage de J. Neusner, Aphrahat and Judaism, Leyde, Brill, 1971.
-
[10]
Ch. Shepardson, Anti-Judaism and Christian Orthodoxy. Ephrem’s Hymns in Fourth-Century Syria, Washington D. C., The Catholic University of America Press, 2008 ; 14,5 × 23, 194 p., 34,95 $. ISBN : 978-0-8132-1536-5.
-
[11]
De façon symptomatique, elle cite les Homélies contre les Juifs de Jean Chrysostome (P. G. 48, 843-942) sous le titre Discourses Against Judaizing Christians donné par leur traducteur américain P. Harkins : voir p. 64, 149 et 159.
-
[12]
E. Narinskaya, Ephrem, a ‘Jewish’ Sage. A Comparison of the Exegetical Writings of St. Ephrem the Syrian and Jewish Traditions, Turnhout, Brepols (coll. « Studia traditionis theologiae – Explorations in Early and Medieval Theology » 7), 2010 ; 15,5 × 23,5, 360 p., 65 €. ISBN : 978-2-503-53432-9.
-
[13]
Je suis un peu confus de donner cet exemple, mais il se trouve qu’Elena Narinskaya me fait l’honneur de citer l’une de mes propres études sur l’antijudaïsme d’Éphrem (p. 22 : voir la bibliographie, p. 333). Cependant, je dois dire que la phrase qu’elle en prélève ne reflète ni le contenu ni les conclusions de cette contribution.
-
[14]
A. Shamir, Christian Conceptions of Jewish Books : The Pfefferkorn Affair, Copenhague, Museum Tusculanum Press, 2011 ; 15 × 23, 132 p., 17,86 €. ISBN : 978-87-635-07721.
-
[15]
J. Attali, Dictionnaire amoureux du judaïsme, Paris, Plon-Fayard, 2009 ; 13 × 20, 544 p., 24,50 €. ISBN : 978-2-259-29597-9.
-
[16]
D. Banon, Entrelacs. La lettre et le sens dans l’exégèse juive, Paris, Éd. du Cerf (coll. « La nuit surveillée »), 2008 ; 13,5 × 21,5, 400 p., 43 €. ISBN : 978-2-204-08518-2.
-
[17]
G. Bernheim, Quarante méditations juives, Paris, Stock, 2011, 13 × 18,5, 224 p., 18,25 €. ISBN : 978-2-234-07034-9.
-
[18]
Voir Rev. Sc. ph. th. 93 (2009), p. 342.
-
[19]
D. Jaffé, Jésus sous la plume des historiens juifs du xxe siècle. Approches historiques, perspectives historiographiques, analyses méthodologiques (Préface de D. Marguerat), Paris, Éd. du Cerf (coll. « Patrimoines / Judaïsme »), 2009 ; 14,5 × 23,5, 416 p., 36 €. ISBN : 978-2-204-08695-0.
-
[20]
P. Lenhardt, L’Unité de la Trinité. À l’écoute de la tradition d’Israël (Préface de Maurice Gardès), Paris, Parole et Silence (coll. « Collège des Bernardins – Essais »), 2011 ; 15 × 23,5, 238 p., 23 €. ISBN : 978-2-84573-895-9.
-
[21]
B. Fauvarque, « Le Salut vient des Juifs », parole d’évangile (Préface de Jean Dujardin), Paris, Bayard service édition, 2009 ; 16 × 24, 116 p., 15 €. ISBN : 978-2-915216-34-9.
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[22]
M. Macina, Chrétiens et Juifs depuis Vatican II. État des lieux historique et théologique. Prospective eschatologique, Préface de Fadiey Lovsky, Postface de Yves Chevallier, Paris, Docteur angélique, 2009 ; 15 × 21, 400 p., 23 €. ISBN : 978-2-918303-00-8.
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[23]
M. Macina, Les Frères retrouvés : de l’hostilité chrétienne à l’égard des juifs à la reconnaissance de la vocation d’Israël, L’Œuvre, Paris, 2011, 15 × 20,5, 320 p., 20 €. ISBN : 978-2-35631-064-4.