Notes
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[1]
On distinguera entre les énoncés qui sont des classes de phrases prononcées et les propositions qui sont des contenus vrais ou faux.
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[2]
Voir Peter Byrne, God and Realism, Aldershot, Ashgate Publishing, 2003 et Michael Rea, « Realism in Theology and Metaphysics », dans Belief and Metaphysics, Conor Cunningham & Peter Candler (éd.), Londres, SCM, 2007.
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[3]
Voir Kevin J. Vanhoozer (éd.), The Cambridge Companion to Postmodern Theology, Cambridge, Cambridge University Press, 2003.
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[4]
Pour fournir une exégèse complète des différents textes de Wittgenstein sur la religion, il faudrait tenir plusieurs aspects en même temps : la biographie qui oscille entre foi intense pendant la Première Guerre mondiale et doute radical, l’épistémologie des croyances, notamment dans les Leçons sur la croyance religieuse (dans Leçons et conversions, traduit par J. Fauve, Paris, Gallimard, 1992), l’anthropologie de la discussion de Frazer (dans Remarques sur le Rameau d’Or de Frazer, traduit par J.-Y. Lacoste, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1982), le commentaire de textes bibliques dans les conversations rapportées (par exemple celles avec Drury dans Maurice Drury, Conversations avec Wittgenstein, traduit par J.-P. Cometti, Paris, PUF, 2002) et la métaphysique du Tractatus (Ludwig Wittgenstein, Tractatus Logico-Philosophicus, traduit par G.-G. Granger, Paris, Gallimard, 2001) dont les fameux textes sur le Mystique. Voir aussi le dossier Y. Schmitt, « Wittgenstein et le religieux », paru dans la revue ThéoRèmes (http://theoremes.revues.org/237). Cela étant étudié, la question de la place de ces développements dans l’économie générale de la pensée de Wittgenstein se poserait. Un tel travail dépasse largement le cadre d’un article et notre projet.
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[5]
L. Wittgenstein, Leçons et conversions, op. cit., p. 108.
-
[6]
Ibid., p. 112.
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[7]
Voir sur ce point : Roger Pouivet, « Wittgenstein et les croyances religieuses », Revue d’Histoire et de Philosophie Religieuses 86/3 (2006), p. 359.
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[8]
Cette idée est présente dans l’œuvre de Wittgenstein dès juillet 1916, comme l’attestent les Carnets 1914-1916, notamment l’aphorisme du 5 juillet 1916 : « Le monde doit devenir totalement autre. Il doit pour ainsi dire croître ou décroître dans son ensemble, par l’acquisition ou la perte d’un sens » (dans Carnets, traduit par G.-G. Granger, Paris, Gallimard, 1997). Elle tire sa source, vraisemblablement, de la lecture de William James, Variétés de l’expérience religieuse, traduit par F. Abauzit, Éditions Exergue, 2001, et de sa propre attitude existentielle qui, notamment pendant la guerre, était très religieuse, voir sur ce point : Brian McGuinness, Wittgenstein (1988), traduit par Y. Tenenbaum, Paris, Éd. du Seuil, 1991, p. 333-335.
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[9]
L. Wittgenstein, Remarques mêlées, traduit par G. Granel, Paris, TER, 1985, p. 85. L’influence du Tractatus semble encore forte à cette époque (1950) sur deux points : le rôle exclusif des sciences dans la connaissance et l’idée que l’éthique et la religion sont des attitudes relativement à l’ensemble des faits, relativement à la forme du monde.
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[10]
L. Wittgenstein, Leçons et conversions, op. cit., p. 120.
-
[11]
Voir sur ce point Jacques Bouveresse, Peut-on ne pas croire ?, Marseille, Agone, 2007, p. 236-237.
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[12]
Roger Pouivet, art. « Wittgenstein » dans Jean-Yves Lacoste (éd.), Dictionnaire critique de théologie, Paris, PUF, 2002, p. 1253-1255.
-
[13]
L. Wittgenstein, Leçons et conversions, op. cit., p. 108.
-
[14]
L. Wittgenstein, Recherches philosophiques, traduit par F. Dastur, M. Elie, J.-L. Gautero, D. Janicaud et É. Rigal, Paris, Gallimard, 2005, § 241.
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[15]
Ibid.
-
[16]
Voir Jacques Bouveresse, La Force de la règle, Paris, Éditions de Minuit, 1987.
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[17]
L. Wittgenstein, Remarques sur le Rameau d’Or de Frazer, op. cit., p. 23.
-
[18]
En comparant des attitudes religieuses et non-religieuses, Wittgenstein dit : « Je pense différemment, d’une façon différente. Je me dis des choses différentes. Les images que j’ai sont différentes » (Leçons et conversions, op. cit., p. 109).
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[19]
L. Wittgenstein, Remarques sur le Rameau d’Or de Frazer, op. cit., p. 13. Le reproche principal de Wittgenstein à Frazer est justement de chercher des erreurs dans les opinions de ceux qu’il étudie plutôt que de comprendre leurs pratiques.
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[20]
L. Wittgenstein, Remarques sur le Rameau d’Or de Frazer, op. cit., p. 13. Ce thème de l’impuissance des preuves par rapport à la pratique revient très souvent dans les remarques de Wittgenstein. « Une véritable preuve de Dieu devrait être quelque chose par quoi l’on puisse se convaincre de l’existence de Dieu. Mais j’imagine que les croyants qui ont donné de telles preuves voulaient analyser et fonder leur “foi” sur le plan de l’intelligence, bien qu’eux-mêmes ne fussent jamais venus à la foi par de telles preuves. On pourrait peut-être “convaincre quelqu’un de l’existence de Dieu” par une sorte d’éducation, c’est-à-dire en modelant sa vie de telle et telle manière » (L. Wittgenstein, Remarques mêlées, op. cit., p. 85).
-
[21]
Alvin Plantinga et Michael Tooley, Knowledge of God, Oxford, Oxford University Press, 2008.
-
[22]
Léon Tolstoï, Anna Karénine (1877), traduit par S. Luneau, Paris, Gallimard, 1994, p. 543.
-
[23]
L. Wittgenstein, Remarques sur le Rameau d’Or de Frazer, op. cit., p. 23.
-
[24]
Il est remarquable que Richard Swinburne a plusieurs fois mentionné, lors de conversations, des témoignages de conversions déclenchées par la lecture de ses arguments pour l’existence de Dieu.
-
[25]
Kai Nielsen, « Wittgensteinian Fideism », repris dans Kai Nielsen et Dewi Z. Phillips (éd.), Wittgensteinian Fideism ?, London, SCM Press, 2005, p. 23.
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[26]
Voir Karl-Heinz Neufeld, art. « fidéisme » dans Dictionnaire critique de théologie, op. cit., p. 464-465.
-
[27]
Ses amis les plus proches se sont même interrogés sur la pertinence de funérailles religieuses pour Wittgenstein.
-
[28]
L. Wittgenstein, Leçons et conversions, op. cit., p. 114.
-
[29]
Terence Penelhum, art. « fideism » dans Philip Quinn et Charles Taliaferro (éd.), A Companion to Philosophy of Religion, Oxford, Blackwell, 1999, p. 42.
-
[30]
Fergus Kerr, La Théologie après Wittgenstein. Une introduction à la lecture de Wittgenstein (1986), Paris, Éd. du Cerf, 1991, p. 49-54.
-
[31]
F. Kerr, La Théologie après Wittgenstein, op. cit., p. 51.
-
[32]
L. Wittgenstein, Remarques mêlées, op. cit., p. 32.
-
[33]
Dewi Z. Phillips, The Concept of Prayer, London, Routledge and K. Paul, 1965, p. 9-10 et Dewi Z. Phillips, Death and Immortality, London, Macmillan, 1970, p. 4. Nous avons traduit les textes de Phillips nous-mêmes car il n’existe malheureusement pas de traduction française de ses ouvrages.
-
[34]
D. Z. Phillips, The Concept of Prayer, op. cit., p. 3-7.
-
[35]
Ibid., p. 10.
-
[36]
D. Z. Phillips, Death and Immortality, op. cit., p. 71.
-
[37]
Ibid., p. 55.
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[38]
D. Z. Phillips, The Concept of Prayer, op. cit., p. 121.
-
[39]
D. Z. Phillips développe d’une manière similaire le sens véritable de la croyance en l’immortalité. Croire que la mort ne peut rien contre l’unité d’une famille, c’est-à-dire que la famille est une au paradis, revient à adopter l’attitude qui consiste à ne pas être égoïste et à être solidaire.
-
[40]
Ibid., p. 17.
-
[41]
Richard Swinburne, The Coherence of Theism (2e éd.), Oxford, Oxford University Press, 1993, p. 95.
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[42]
D. Z. Phillips, The Concept of Prayer, op. cit., p. 54-55.
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[43]
L’expression est de James Harris dans Analytic Philosophy of Religion, Dordrecht, Kluwer Academic Publishers, 2002, p. 189.
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[44]
L. Wittgenstein, Remarques mêlées, op. cit., p. 72.
-
[45]
Ibid., p. 56.
-
[46]
R. Pouivet, Le Réalisme esthétique, Paris, PUF, 2006, chap. 1.
-
[47]
A. Plantinga, Warranted Christian Belief, Oxford, Oxford University Press, 2000, III, 6 et 8.
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[48]
Voir Philippe De Lara, Le Rite et la Raison : Wittgenstein anthropologue, Paris, Ellipses, 2005.
-
[49]
En français dans le texte.
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[50]
Brian Clack, An Introduction to Wittgenstein’s Philosophy of Religion, Edinburgh, Edinburgh University Press, 1999, p. 125.
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[51]
D. Z. Phillips, Death and Immortality, op. cit., p. 55.
-
[52]
D. Z. Phillips, art. « Wittgensteinianism », dans William J. Wainwright (éd.), The Oxford Handbook of Philosophy of Religion, Oxford, Oxford University Press, 2005, p. 461.
Au fond l’essentiel, en fait de morale comme de religion, c’est notre manière d’accepter l’univers. L’acceptons-nous en partie, à contre-cœur, ou en bloc et de toute notre âme ?
1Une réflexion philosophique sur des contenus propositionnels théistes liés aux croyances religieuses ne va pas de soi et paraît même suspecte, soit parce qu’elle serait une apologétique cachée, soit parce que les croyances et les pratiques religieuses ne devraient surtout pas être associées à des contenus propositionnels étudiés pour eux-mêmes. C’est le second point qui va m’intéresser. Que les croyances religieuses s’accompagnent de l’affirmation de contenus propositionnels [1] est parfois refusé, car ce serait ne rien comprendre aux pratiques religieuses et aux significations des discours religieux que de croire que la pratique et le langage religieux s’accompagnent de thèses métaphysiques. Tel est le point que nous voulons contester en prenant comme fil directeur les critiques que Wittgenstein et certains wittgensteiniens comme Dewi Z. Phillips adressent à l’étude de la valeur de vérité des propositions théistes.
2Par « propositions théistes », il faut entendre des propositions comme <Dieu existe>, <Dieu est omniscient> ou <Dieu est la personne la plus digne de louange>. Poser qu’il existe de telles propositions et que leur étude peut relever d’un travail philosophique est le propre d’une approche « réaliste » [2]. Le « réalisme » dans un domaine philosophique reconnaît l’indépendance des entités qui rendent vraies des propositions. Si l’on admet ce réalisme, alors la signification de certaines propositions théistes se trouve dans les entités qui sont les conditions de vérité des propositions et non seulement dans la pratique religieuse et le contexte d’énonciation.
3Le réalisme n’est pas un littéralisme. Il ne s’agit ni de revenir à une lecture littérale de l’intégralité d’un texte religieux, ni de croire que tout discours philosophique ou théologique doit être compris en un sens littéral et univoque. Le réalisme en philosophie de la religion est plus modeste quant à son extension sans renoncer à une exigence théorique forte souvent négligée dans la philosophie et la théologie postmodernes [3]. Il faut s’assurer que la réflexion théorique sur Dieu peut avoir une prétention à la vérité en montrant que des affirmations de contenus théoriques, c’est-à-dire des propositions, sont légitimes sans croire que toute affirmation théorique ait à entrer dans ce cadre. Interpréter une proposition de manière réaliste signifie que, pour la proposition <A est F>, soit il y a un objet désigné par le terme singulier « A » qui satisfait le prédicat ou le concept F – c’est le réalisme des objets –, soit il y a un objet désigné par le terme singulier « A » qui a la propriété d’être F – c’est le réalisme des objets et des propriétés. Il n’est pas nécessaire dans le cadre de cet article de trancher entre ces deux formes de réalisme, l’important est de comprendre que l’antiréalisme nie l’existence des entités pouvant rendre vrais des contenus propositionnels qui font référence à ces entités. Ainsi, un(e) réaliste en philosophie morale posera l’existence de faits moraux ou de propriétés morales relatives à des agents, des actions ou des intentions et rendant vraies des propositions morales, tandis que l’antiréaliste devra interpréter ces mêmes énoncés moraux sans supposer ces entités.
4Les passages de Wittgenstein sur la religion peuvent être lus comme s’opposant à l’approche théorique et donc réaliste des énoncés religieux. L’argument antiréaliste central que l’on peut tirer de certaines de ces remarques et qu’il faut examiner est le suivant : les pratiques religieuses n’incluent pas et ne visent pas une connaissance propositionnelle de Dieu, car un énoncé religieux ne peut être isolé du contexte religieux qui seul peut lui donner un sens. Isoler certains énoncés de leur contexte religieux comme cela peut être fait en théologie naturelle ou même en théologie philosophique, afin d’étudier un contenu propositionnel ayant une valeur de vérité, dénaturerait les énoncés religieux. Des énoncés artificiels, sans vie, seraient créés et étudiés par des philosophes incapables de voir qu’ainsi, malgré leur intention première, ils ne traitent plus du sens des discours religieux et donc de Dieu.
5Les problèmes que pose ce refus d’une discussion philosophique du théisme sont suffisamment nombreux pour qu’il soit difficile de se réclamer de Wittgenstein afin de refuser ce travail philosophique essentiel qu’est la discussion du sens et de la valeur de vérité des propositions théistes. On peut mentionner dès à présent deux limites principales qui apparaîtront précisément au fur et à mesure. D’une part, loin de décrire les pratiques et les croyances religieuses, si l’on suit certaines remarques de Wittgenstein, on est conduit à réformer les pratiques religieuses pour leur accorder un sens qui diffère parfois de celui que leur donnent les croyants, alors même que le projet était seulement descriptif. D’autre part, la démarche de Wittgenstein paraît dépendre d’un athéisme de facto peu propice à un retour véritable à la simple description, sans évaluation, des croyances religieuses.
6Cet article ne vise pas à produire une exégèse complète du travail de Wittgenstein sur la religion, car sa relation à la religion est notoirement complexe, mais il entend discuter un usage antiréaliste possible, en philosophie de la religion et en théologie, de certains éléments du travail du second Wittgenstein [4]. Pour le second Wittgenstein, une religion n’implique pas un ensemble de propositions devant être examinées selon leur vérité ou leur fausseté car, en général et pas seulement dans le cas des croyances religieuses, une réalité indépendante de nos activités n’a pas de sens. Lier la foi ou même une partie de la foi à une adhésion à des contenus propositionnels pouvant faire l’objet de débats théoriques ne rend compte ni de la signification des énoncés religieux ni de la pratique religieuse selon Wittgenstein. En nous opposant à une telle démarche, nous visons une défense de l’étude théorique de certaines propositions théistes, étude théorique qui porte aussi bien sur leur prétention au réalisme que sur leur prétention à la vérité.
7C’est pourquoi nous procéderons de la manière suivante. Après avoir présenté l’exclusion de la question de la vérité propositionnelle hors la compréhension des croyances religieuses (I), nous examinerons la place que l’on peut accorder au théisme dans ce modèle (II), ce qui fera apparaître le fidéisme moral sous-jacent d’un grand nombre d’affirmations de Wittgenstein (III). Nous illustrerons ce point grâce à la discussion de l’analyse de la prière par Phillips (IV) et, pour finir, nous expliciterons l’athéisme implicite de cette démarche (V).
I – Croyances religieuses et formes de vie
8En s’appuyant sur certaines remarques de Wittgenstein, il est possible de refuser de poser la question de la vérité de contenus propositionnels associés à des croyances religieuses et de croire que certaines propositions à étudier philosophiquement soient liées à certaines croyances religieuses. Faire usage du raisonnement philosophique pour évaluer la vérité ou la fausseté de certaines assertions religieuse serait une erreur due à une incompréhension des énoncés religieux, puisque l’on confondrait ce qu’il faut distinguer : la recherche rationnelle de vérités propositionnelles et l’engagement religieux. La citation suivante est exemplaire à plus d’un titre :
Il y a des cas où nous avons une croyance – où nous disons : « je crois » – alors que, vue sous une autre face, cette croyance ne repose pas sur le terrain des faits, sur lequel reposent normalement nos croyances ordinaires de la vie quotidienne. […] Vous pouvez dire : « Nous comparons des états d’esprit » [5].
10Wittgenstein veut attirer l’attention sur deux usages de « croire » que l’on pourrait confondre à cause de l’usage d’un même mot. Il y a un mode courant de croyance et un mode religieux qui correspondent à deux usages de « croire ». Croire au sens courant suppose d’avoir des raisons de croire et la discussion sur les raisons de croire peut prendre une forme rationnelle plus méthodique grâce au travail scientifique cherchant à établir des faits. Mais ce n’est pas du tout la même chose, selon Wittgenstein, que de croire religieusement. On ne peut que le suivre sur ce point, les croyances religieuses ne peuvent être confondues avec des croyances dont la rationalité et la prétention à la vérité relèveraient de la fondation sur des vérités factuelles ou empiriques. L’étude des faits impose la formulation d’hypothèses, or dans les religions, « ce n’est pas d’hypothèse qu’il est question, ni de haute probabilité, non plus de connaissance » [6].
11Si l’étude des faits relève des sciences et de leur quête de vérité, on ne peut pas en conclure, comme semble vouloir le faire Wittgenstein, que la vérité de propositions théistes soient à exclure de l’analyse philosophique. Or Wittgenstein fait de la foi un engagement vis-à-vis de dogmes sans qu’une lecture réaliste de certains énoncés religieux soit possible [7]. Le contenu d’une croyance religieuse n’est pas une hypothèse, mais un ensemble de principes d’existence ayant une valeur par l’engagement personnel du croyant [8]. Les propositions religieuses sont exclues de la connaissance parce qu’elles sont en amont de toute connaissance.
Quand celui qui croit en Dieu regarde autour de lui et demande « d’où vient tout ce que je vois ? », « d’où vient tout cela ? », il ne demande pas une explication (causale) ; et la rouerie de sa question, c’est d’être cependant l’expression d’une telle demande. Il exprime en réalité une attitude à l’égard de toutes les explications [9].
13La tâche d’un philosophe de la religion est donc de comprendre les pratiques religieuses et le sens des mots utilisés par un individu qui s’engage dans ces pratiques. Dans l’adhésion à ce qui est cru, l’argumentation n’est jamais déterminante et les preuves ne sont jamais concluantes. La question d’une possible vérité métaphysique ne se pose pas, car il n’y a pas de preuve qui pourrait faire l’objet d’un examen philosophique.
Supposez que quelqu’un ait rêvé du Jugement Dernier et dise qu’il sait maintenant à quoi il ressemblera. Supposez encore qu’on dise : « c’est là une preuve bien maigre ». Je dirais : « Si vous voulez la comparer aux preuves que nous avons qu’il pleuvra demain, ce n’est pas même une preuve » [10].
15Les énoncés religieux ont parfois l’apparence de jugements de fait, mais ils sont en réalité des énoncés d’obligations ou de commandements puisqu’il faut agir selon l’image du monde qu’ils proposent [11]. Or les preuves ne servent pas à commander, la Conférence sur l’éthique explicitant cet écart entre jugement de fait et jugement de valeur est sans ambiguïté. Mais même dépouillés de leur prétention à la vérité, les jugements de valeur concernant l’éthique et la religion restent l’expression d’une attitude existentielle hautement estimable.
16Ces remarques citées, qui sont exemplaires, peuvent donc être lues comme justifiant un refus de toute analyse de propositions théistes. Aucun contenu propositionnel, même implicite, n’est cru par le croyant qui est avant tout un individu qui s’engage en fonction d’une image du monde et ne raisonne pas sur des propositions pouvant être vraies ou fausses.
17On pourrait facilement objecter que, premièrement, l’exemple du jugement dernier ne montre rien contre un théiste qui s’en tiendrait à des propositions comme <Dieu existe> ou <Dieu est parfaitement bon> et, deuxièmement, que la demande de sens contenue dans la question « d’où vient tout ce que je vois ? » peut être l’amorce d’une réflexion sur les arguments cosmologiques et téléologiques qui viendraient soutenir la rationalité de la croyance. Mais, pour Wittgenstein, aucune prétention cognitive ou théorique n’est implicitement présente dans les croyances et pratiques religieuses si l’on sait voir les différences grammaticales entre les énoncés religieux et les énoncés théoriques. Ici, un point central commence à apparaître : Wittgenstein cherche à décrire les croyances religieuses et, en même temps, il dénonce les apparences pour favoriser une bonne interprétation de ce qui est dit et fait, ce qui l’entraîne vers une analyse réformatrice des énoncés de croyances religieuses. Or cette réforme ne peut se justifier que par une argumentation philosophique critique contre la compréhension des énoncés religieux par certains croyants qui n’hésitent pas à discuter de contenus propositionnels. Cette ambiguïté entre décrire et réformer va être un des points les plus litigieux de l’analyse wittgensteinienne.
II – L’impossibilité du théisme ?
18Il semble donc que Wittgenstein ne reconnaît pas l’effort de théorisation et d’interrogation interne à certaines grandes religions. Appelons « théisme » l’ensemble de propositions faisant l’objet de discussions selon des méthodes philosophiques, discussions à l’intérieur d’une religion, entre des croyants de religions différentes et entre des croyants et des athées. Le théisme comporte des propositions comme <Dieu existe>, <Dieu est omnipotent> etc. Il est difficile de nier l’existence de discussions philosophiques sur le théisme au sein et à l’extérieur des grandes religions. C’est un fait qu’il faut savoir décrire si l’on veut rendre compte de tous les aspects des croyances religieuses. On l’a vu, pour Wittgenstein, ces discussions sont inappropriées puisqu’elles sont totalement extérieures aux pratiques religieuses et relèvent d’une confusion sur les grammaires de « croire ». On serait pourtant en droit d’attendre d’une philosophie descriptive des croyances religieuses qu’elle explique comment des théologiens et des philosophes, dont certains sont reconnus comme des modèles par les autorités religieuses, ont pu se consacrer à l’examen du théisme.
19Roger Pouivet [12] suggère que Wittgenstein aurait pu voir dans le théisme une forme de vie, ce qui serait une manière d’étendre la pertinence de ses analyses. Mais R. Pouivet reconnaît aussi l’antiréalisme de Wittgenstein. Il nous semble que la dissociation du théisme et du réalisme est impossible et que les problèmes que posent les analyses wittgensteiniennes en sont justement l’illustration. Le théisme perd sa prétention à l’universalité et sa rationalité si on le réduit à un effort de rationalisation à l’intérieur d’une religion. Il n’y a plus de débat métaphysique possible, mais un cercle herméneutique impossible à briser : pour comprendre, il faut croire, et pour croire plus fermement, il faut comprendre. La réflexion philosophique sur le théisme suppose que certaines propositions peuvent être discutées indépendamment de la foi. Or, dès le début des Leçons [13], Wittgenstein exclut la possibilité d’une opposition théorique entre le croyant et l’athée, car ils ne partagent pas le même jeu de langage. Ce que semble vouloir dire Wittgenstein est que la signification des termes « Dieu », « existe », « omniscience » etc., utilisés dans la discussion sur le théisme, ne peut pas être la même pour le croyant qui adhère à une image du monde et pour l’athée qui adhère à une autre image incompatible avec celle du croyant.
20Cependant, Wittgenstein ne se veut pas relativiste et donc on ne peut en rester à cette interprétation relativiste de la discussion entre croyant et athée. Wittgenstein ne cherche surtout pas à faire perdre leur valeur aux normes rationnelles. Il propose plutôt de situer la pertinence du suivi de certaines règles. L’accord sur le vrai et le faux est un accord sur des formes de vie, nous dit Wittgenstein dans le paragraphe 241 des Recherches philosophiques : « Est vrai ou faux ce que les hommes disent l’être ; et ils s’accordent dans le langage qu’ils emploient. Ce n’est pas une conformité d’opinions mais de forme de vie » [14].
21Chaque forme de vie est le lieu d’une décision sur ce qui sera vrai ou faux. Mais une telle décision n’est pas faite au hasard, car Wittgenstein ajoute aussitôt qu’il ne remet pas en cause la logique et son usage. Pour se justifier, il compare la logique avec une méthode conventionnelle de mensuration :
C’est une chose de décrire des méthodes de mensuration, c’en est une autre d’obtenir et d’établir des résultats de mensurations. Mais ce que nous nommons « mensuration » est en partie déterminé par une certaine constance dans les résultats de mensurations [15].
23La convention ne peut pas être arbitraire, car les résultats de la mesure vont déterminer en retour les méthodes. De même, on ne peut utiliser n’importe quelle règle logique ou de définition de la vérité dans n’importe quelle forme de vie. Il faut que la règle puisse produire un comportement. Wittgenstein cherche ainsi à échapper aux problèmes du conventionnalisme radical et au naturalisme impuissant à rendre compte des normes [16].
24Sur les questions religieuses, le relativisme apparaît néanmoins plus franchement, par exemple dans le refus d’évaluer les comportements à l’aune d’éventuelles erreurs théoriques. C’est ce relativisme moins nuancé que l’on retrouve dans les remarques qui invalident toute discussion sur le théisme :
On pourrait dire : « Chaque point de vue a son charme », mais ce serait faux. Il est juste de dire que tout point de vue est important pour celui qui le considère comme important (mais cela ne veut pas dire qu’il le voit autrement qu’il n’est). Oui, en ce sens, chaque point de vue est d’égale importance [17].
26Tous les points de vue religieux ne sont pas aussi intéressants pour celui qui a la foi, mais ils sont tous égaux en tant que formes de vie humaines pour qui veut comprendre la pratique religieuse de l’être humain et se doit de prendre au sérieux chaque point de vue. Wittgenstein semble alors sous-entendre que tout ce qui a trait à Dieu dépend d’un point de vue jugé important. Le croyant et l’athée ne s’opposant pas sur des faits, mais sur des formes de vie [18], aucune forme de vie ne peut servir de point d’ancrage pour un examen théorique du théisme puisque les termes utilisés seront relatifs aux prises de position des participants au débat. Or le philosophe qui étudie le théisme prétend plus, il prétend pouvoir engager un débat fructueux avec une certaine objectivité qui se manifeste par exemple dans le fait que la division entre les partisans et les adversaires de tel argument pour l’existence de Dieu ne recoupe pas la division entre croyants et athées.
27Wittgenstein fait de l’argumentation en matière religieuse une argumentation strictement interne à la pratique religieuse et donc sa philosophie ne peut décrire la défense du théisme comme une forme de vie. « Mais aucun d’entre eux [saint Augustin et un bouddhiste] n’était dans l’erreur, excepté là où il mettait en place une théorie » [19].
28Cette remarque vise tout autant la recherche de preuves que l’analyse philosophique de la vérité ou de la fausseté de certaines croyances. Évaluer des preuves appartient à une pratique qui n’est pas celle de la religion, donc des preuves pour ou contre l’existence de Dieu sont des non-sens si l’on se place à l’extérieur de la pratique religieuse, ou un problème pour le croyant, c’est-à-dire que la croyance en Dieu est déjà acquise et le travail d’intelligence de la foi apparaît comme une rationalisation seconde et inutile. « En quelque sorte, la croyance, dans la mesure où elle se formule à partir de preuves, ne peut être que le résultat final – dans lequel se cristallisent et se rejoignent de nombreuses façons de penser et d’agir » [20].
29Il est clair que Wittgenstein n’envisage que l’étude de preuves pour fonder l’entièreté de la croyance religieuse, et non seulement pour la soutenir ou pour s’assurer de la rationalité possible de certains éléments de croyance. Une version modeste de l’usage des preuves est celle qui peut faire l’objet d’un débat sur le théisme comme l’illustre la récente discussion d’Alvin Plantinga et Michael Tooley [21].
30Wittgenstein paraît sous-estimer l’effet des discussions rationnelles de certains contenus propositionnels liés aux croyances religieuses. Il appartient aussi à la pratique du croyant de s’interroger sur la vérité de ce qui est cru, et parfois, indépendamment de sa foi. La reconnaissance de possibles erreurs dans le contenu de croyance peut même mener à une perte progressive de la foi comme le montre ce passage d’Anna Karénine : « Il savait par ailleurs que Nicolas s’était affranchi de la religion non par désir de vivre plus librement, mais sous la lente poussée des théories scientifiques modernes » [22].
31Ce type de situations est nié par Wittgenstein pour qui aucune erreur au sens propre n’est possible ou déterminante dans la participation à un jeu de langage religieux :
Il peut bien arriver, et il advient fréquemment aujourd’hui, qu’un homme abandonne un usage après avoir reconnu une erreur sur laquelle cet usage s’appuyait. Mais ce cas n’existe précisément que là où il suffit d’attirer l’attention de l’homme sur son erreur pour le détourner de sa pratique. Or ce n’est pas le cas lorsqu’il s’agit des usages religieux d’un peuple et c’est pour cette raison qu’il ne s’agit pas d’une erreur [23].
33Ici Wittgenstein parle d’un changement d’usage pour un peuple, et il semble clair qu’un groupe socialement organisé ne change pas de pratique à la simple reconnaissance, par certains, d’une erreur. Wittgenstein semble aussi appliquer ce modèle à l’individu religieux, car un individu ne peut décider d’un usage à lui seul. Cependant, comme dans le cas de Nicolas exposé par Tolstoï, une suite d’arguments dénonçant des erreurs dans les croyances religieuses semble bien pouvoir faire perdre progressivement la foi à certains parce qu’ils ont confiance, par exemple, dans le pouvoir de certaines sciences ou dans ceux qui proposent des arguments et à qui ils accordent du crédit [24]. La discussion rationnelle n’est pas qu’interne, elle a lieu dans la pratique religieuse et hors d’elle, mais aussi à l’articulation des deux.
34Refuser cette articulation imposerait la thèse suivante, qui est pourtant difficilement défendable. La pratique religieuse serait une forme de vie radicalement séparée des autres formes de vie, et donc son jeu de langage ne communiquerait pas avec celui de la discussion rationnelle ou philosophique. Il est bien difficile de lire précisément cela dans les travaux de Wittgenstein et la thèse semble peu plausible. Serait alors ôté tout sens aux discussions sur la vérité ou la fausseté des propositions et croyances religieuses qui semblent pourtant avoir lieu de facto. Il serait toujours possible d’affirmer que ces discussions sont vides de sens. Mais dénoncer un vide de sens, c’est vouloir changer une pratique et non la décrire. Seule une réforme de la pratique religieuse pourrait empêcher une telle discussion, réforme dont l’origine ne serait pas la description des jeux de langage religieux, mais plutôt la division entre pratiques scientifiques et pratiques religieuses. Une telle division permettrait d’exclure toute réflexion théorique sur le théisme. Pourtant une telle division, si elle était bien à l’arrière-plan du travail de Wittgenstein, serait trop peu nuancée pour justifier le refus d’une discussion théorique sur des propositions relatives à Dieu.
III – Un fidéisme moral
35Le refus conjoint de l’évaluation philosophique du contenu des croyances religieuses et de la critique de ces croyances religieuses a poussé Kai Nielsen [25] à voir, dans les travaux inspirés de Wittgenstein, un fidéisme. En 1967, les Leçons sur la croyance religieuse n’étaient pas encore publiées, mais K. Nielsen avait compris certains problèmes majeurs que comportait la démarche de Wittgenstein en philosophie de la religion grâce à une étude des Recherches philosophiques et de wittgensteiniens comme Phillips explorant les questions religieuses.
36En première approximation, le fidéisme religieux se définit comme une position selon laquelle la foi est supérieure et souvent contraire à la raison, notamment quand il s’agit de connaître Dieu. Le fidéiste pose que la foi ne peut pas se réconcilier avec la raison même en lui accordant une place inférieure. La raison est conçue comme une forme de pensée qui mène facilement à l’aveuglement moral ou religieux.
37Avant de désigner une thèse générale prônant une humiliation de la raison au profit de la foi, le fidéisme est d’abord un mouvement historique de réaction de certains catholiques du xixe siècle contre le rationalisme des Lumières. Le fidéisme accorde ainsi un rôle fondamental à la foi dans ce que l’on peut appeler la connaissance religieuse [26]. En opposant foi et raison, le fidéisme semble néanmoins dépendant d’une certaine conception de la raison réduite à un ensemble de procédures logico-mathématiques.
38Pour Wittgenstein, c’est l’engagement personnel qui est le cœur de la foi et qui est irréductible à des procédures logiques ou rationnelles. Mais nulle part il ne reconnaît la possibilité que la foi soit un don surnaturel de Dieu ; il n’oppose donc pas la source surnaturelle de connaissances que serait la foi à la raison. Aussi, la véritable opposition serait entre argumenter et prouver, d’une part, et s’engager, avoir des principes religieux de vie, d’autre part. Si l’analyse des religions par Wittgenstein est fidéiste, ce fidéisme est avant tout moral et non religieux. La portée cognitive de la foi qui est essentielle à la définition du fidéisme religieux est donc exclue du fidéisme moral, d’où le refus de l’examen philosophique de propositions théistes puisqu’aucune proposition ayant une valeur de vérité n’est essentielle pour cet engagement pour des valeurs. Cette différence entre fidéisme religieux et fidéisme moral est probablement la source des confusions que l’on peut avoir vis-à-vis du caractère religieux de l’attitude et des propos de Wittgenstein. Si, par bien des aspects, Wittgenstein a une attitude religieuse, comme lorsqu’il prie intensément pendant la guerre, il reste difficile de savoir s’il fut parfois croyant, ne pratiquant aucun culte et ne se reconnaissant dans aucune profession de foi [27].
39Dans ce fidéisme moral, l’usage de la raison reste acceptable, mais au sein même de la pratique, à partir de l’acte de foi et non indépendamment de lui ou avant lui. Et si Wittgenstein reconnaît souvent la possibilité pour le croyant de donner des raisons de sa foi, le ridicule est le risque du croyant qui imagine pouvoir justifier ou même seulement discuter ce qu’il croit, indépendamment de sa pratique religieuse ou en mettant entre parenthèses sa croyance. « Ce qui me paraît risible chez O’Hara, c’est qu’il fait apparaître [les Épîtres de Paul] comme raisonnables » [28].
40Encore une fois, l’exemple des Épîtres n’est pas forcément signifiant pour un théiste qui se concentrerait d’abord et avant tout sur des propositions théistes associées à certains passages des Épitres et non sur les Épitres en général. Mais la réponse wittgensteinienne serait ici aussi que seules comptent les Épîtres et non un prétendu théisme associé. Pour Wittgenstein, il est absurde de poser la question seulement théorique de la vérité de certains contenus propositionnels, car le problème est d’abord le rôle des croyances dans la vie des croyants. Les croyances religieuses ne témoignent pas de réalités surnaturelles, mais d’engagements individuels et collectifs. Comme pour les pièces d’un jeu d’échec, le sens n’est que dans l’usage et dans une pratique publique, pas dans une réalité objective immuable désignée par des propositions théistes. On voit ici comment l’esprit du fidéisme imprègne ces analyses. Plutôt que d’articuler la croyance et le travail philosophique sur le théisme, Wittgenstein semble rejeter le théisme pour mieux mettre en valeur la légitimité des croyances. Articuler théisme et croyance ne signifie pas que l’on croit que les croyances ont besoin d’être fondées dans le théisme. Il suffit de remarquer que, dans certains contextes de mise en question interne à leur religion ou externe, venant d’autres religions ou de l’athéisme, les croyants doivent entrer dans des discussions proprement philosophiques sur certains contenus discutables selon les méthodes philosophiques. Refuser la possibilité de cette discussion est non seulement une erreur dans la compréhension des dynamiques rationnelles et religieuses qui mènent des croyants à s’interroger et à défendre rationnellement certains points de leurs croyances, c’est aussi mutiler une partie du travail philosophique qui ne doit pas renoncer à interroger le théisme.
41Notons cependant que, comme le fait Penelhum [29], il faut qualifier ce fidéisme moral de modéré contrairement à celui de Kierkegaard qui défend un fidéisme radical. Wittgenstein ne considère pas, comme Kierkegaard, que la foi mène nécessairement à des paradoxes ou qu’elle suppose un saut au-delà de la rationalité. Le fidéisme modéré se caractérise pour sa part par un rejet du théisme et de l’effort de défense philosophique de la foi, mais les croyances ne sont pas décrétées irrationnelles pour autant.
42Dans La théologie après Wittgenstein [30], Fergus Kerr refuse cependant d’assimiler Wittgenstein à la démarche fidéiste, car une telle critique reposerait sur une incompréhension de la nature des religions telle que Wittgenstein la conçoit. F. Kerr reformule l’argument pour le fidéisme qu’il conteste :
- Posons l’hypothèse suivante : une religion est une forme de vie.
- Avoir une forme de vie religieuse consiste à vivre au sein d’une pratique particulière qui donne sens aux mots et expressions comme « Dieu », « salut », « jugement dernier » etc.
- Aucun argument extérieur à la forme de vie ne permettrait de mener à la foi ou à la croyance religieuse, c’est-à-dire à l’usage correct des mots religieux. Seul celui qui est engagé dans la pratique peut utiliser correctement les mots et donc la pleine intelligibilité de la croyance religieuse suppose l’appartenance à la pratique religieuse.
- Si les religions sont des formes de vie, le fidéisme moral modéré est une bonne philosophie de la religion.
43F. Kerr pose qu’une forme de vie est quelque chose de précis et de déterminé [31]. Il cite le paragraphe 19 des Recherches philosophiques qui décrit des jeux de langage déterminés correspondant à des formes de vie trop étroites pour servir de modèles pour penser une religion entière. Pour F. Kerr, il faut en conclure qu’une forme de vie n’est pas une religion et donc que Wittgenstein n’est pas fidéiste. Mais, contre F. Kerr, on peut penser qu’une religion est une forme de vie et que Wittgenstein est bien fidéiste au sens où nous l’avons dit. Wittgenstein dit dans le même paragraphe que F. Kerr cite contre l’assimilation des religions à des formes de vie : « se représenter un langage signifie se représenter une forme de vie ». Une religion peut parfaitement constituer un langage, un langage n’étant pas un simple jeu de langage. Quand il demande une description non restreinte d’une forme de vie, F. Kerr semble attendre de Wittgenstein qu’il décrive un langage entier. Mais c’est impossible et l’on ne peut pas conclure de là qu’une forme de vie est par définition restreinte. On peut distinguer des formes de vie restreintes et des formes de vie générales. Ainsi, la prédestination est associée à une forme de vie que Wittgenstein ne peut accepter [32]. Mais la prédestination n’est pas une religion complète. Il y a donc 1) des formes de vie religieuses restreintes qui correspondent à des jeux de langage, et 2) des formes de vie générales comme une religion qui est un langage.
44On peut donc conclure que, si les religions sont des formes de vie, le fidéisme modéré semble bien correspondre à la philosophie de la religion de Wittgenstein, ce que l’on illustrera à partir du travail de Phillips qui se réclame de Wittgenstein.
IV – Description et réforme des pratiques religieuses chez Phillips
45Phillips a développé les remarques de Wittgenstein au sein d’une philosophie de la religion complète et suggestive. Nous n’allons pas l’étudier pour elle-même, mais seulement en ce qu’elle montre bien les limites du refus d’une prise en compte du théisme comme ensemble de propositions susceptibles d’une discussion théorique. Cela ne rend pas justice à l’ensemble du travail de Phillips qui ne peut être réduit aux questions que nous allons lui poser.
46Phillips reprend la séparation entre engagement et vérité ou plutôt il montre que la vérité d’une croyance religieuse ne peut pas signifier la même chose que la vérité d’une croyance propositionnelle. Les croyances religieuses ne doivent pas être évaluées indépendamment du langage religieux et des pratiques religieuses, du jeu de langage et de la forme de vie qui leur donnent sens [33]. Ce serait une erreur typiquement philosophique que de se placer hors de la pratique pour comprendre et juger la pratique à partir de critères qui lui sont extérieurs [34]. On peut déjà noter que la discussion sur le théisme n’est pas la mise en question de la pratique, mais seulement de contenus propositionnels associés à la pratique, ce que ne semble pas admettre Phillips.
47Examinons la discussion sur l’existence de Dieu, car <Dieu existe> pourrait être une proposition acceptée par les croyants. Comme « vrai », « être réel » est, pour Phillips, un prédicat qui vaut relativement à un contexte, dans un jeu de langage et une forme de vie. Le philosophe n’a pas à chercher à savoir si Dieu est réel ou existe, mais seulement ce que cela change pour un individu que, pour lui, Dieu existe ou non [35]. Le concept de vérité paraît alors vidé de sa substance puisqu’il n’est que l’expression d’une adhésion, d’un engagement :
Demander à quelqu’un s’il pense que ses croyances sont vraies n’est pas la même chose que lui demander de produire des preuves empiriques, mais c’est plutôt lui demander s’il peut vivre grâce à elles, s’il peut les digérer, si elles sont une nourriture pour lui [36].
49Si « réel », « existence », « vérité » ne sont des mots doués de sens que pour qui les « digère » et les vit, alors ils deviennent des non-sens ou des superstitions une fois utilisés hors de leur milieu « naturel » qu’est la forme de vie religieuse. Les critères de signification des termes religieux ne sont donc pas à chercher hors de la religion, et en cela Phillips suit parfaitement Wittgenstein. Une mise entre parenthèses méthodologique des pratiques religieuses pour analyser le contenu propositionnel de certaines croyances religieuses constituerait un nouvel objet qui ne correspondrait pas à ce que croit le croyant, tout comme utiliser la règle du jeu de dames ne permet pas de gagner une partie d’échecs (sauf face à un enfant de deux ans).
50Sur tous ces points, la distinction par Phillips entre la prière de demande authentique et la prière de demande superstitieuse est instructive à la fois par ses points forts et par ses points faibles. D’après les croyants qui la pratiquent, la prière de demande semble devoir faire une différence par rapport à l’absence de prière. Cette exigence paraît bien nécessaire pour que le jeu de langage fonctionne. Reste à savoir ce que veut dire le croyant quand il s’attend à une différence produite par la prière. Phillips souligne que ce n’est pas la différence entre parler dans le vide et dialoguer. On évitera de confondre prier Dieu et dialoguer avec quelqu’un dans le monde pour l’influencer : « une prière n’est pas une conversation », rappelle très justement Phillips [37]. La superstition arriverait justement quand on croit en l’efficacité causale de la demande capable de produire un changement en Dieu. La dépendance ne serait plus une relation orientée de l’être humain vers Dieu, mais de Dieu vers l’être humain, ce qui n’est pas tenable. En réalité, selon Phillips, la prière de demande authentique fait une différence dans la vie de l’individu : c’est la volonté de se transformer soi-même pour être meilleur et non une action sur Dieu. La demande culmine dans l’acceptation de la volonté de Dieu, c’est-à-dire dans l’acceptation de l’état du monde. La prière de confession et la prière de demande sont donc très proches.
Dans les prières de confession et dans les prières de demande, le croyant essaie de trouver un sens et un espoir qu’il sera délivré des éléments de sa vie qui menace de le détruire : dans le premier cas, sa culpabilité, dans le second cas, ses désirs [38].
52Une prière est donc une résolution à vivre dignement et à affronter l’adversité. On retrouve ici le fidéisme moral modéré de Wittgenstein qui place l’engagement personnel au centre de la vie religieuse [39]. Ce fidéisme ne consiste pas en l’exclusion radicale de la raison puisque la raison joue un rôle critique en éliminant la superstition.
53Cette interprétation de la prière de demande soulève deux questions. L’analyse de Phillips minore-t-elle la relation réelle à Dieu qui est censée avoir lieu dans la prière ? S’agit-il d’une description du sens des termes dans la pratique religieuse ou bien d’une réforme de cette pratique ?
54On se souvient que Wittgenstein déporte l’analyse des croyances religieuses d’une relation être humain/Dieu vers une relation être humain/être humain au sein d’une forme de vie. En dénonçant une superstition dans la prière de demande qui demanderait instamment une action de Dieu, Phillips semble pointer du doigt le problème d’une prière qui imposerait une dette de Dieu envers le croyant réclamant un dû légitime. Mais le croyant n’a pas de droit sur Dieu parce qu’il prie. Aussi la prière de demande n’est légitime selon lui que si elle permet la reconnaissance d’une dépendance de tout ce qui est créé par rapport à Dieu. La superstition vient quand le croyant imagine qu’il y a une relation individuelle entre lui qui prie et Dieu qui écouterait et, surtout, se laisserait influencer [40].
55Il est cependant difficile d’exclure la possibilité d’une interaction individuelle avec Dieu sur la seule base d’une étude de la grammaire profonde des mots religieux. La prière de demande n’est pas qu’adressée à soi sous le regard de Dieu. La prière concerne bien sûr l’attitude de la personne qui prie, mais elle s’adresse à Dieu. Le constat de Richard Swinburne peut difficilement être considéré comme faux : « L’immense majorité de ceux qui ont fait des prières de demande ont espéré que leurs prières feraient une différence quant à la manière dont les choses arrivent » [41].
56Tout en se disant attentif à la grammaire des concepts religieux, Phillips corrige cette croyance en une interaction possible en distinguant dialoguer et prier [42]. On retrouve ici une ambiguïté présente chez Wittgenstein : il y a un passage problématique de la description à la correction de la pratique. Le croyant ne doit pas s’imaginer avoir un interlocuteur qu’il pourrait affecter en lui apprenant des secrets personnels ou en lui manifestant un désir qu’il ignore, car Dieu n’apprend rien quand le croyant lui parle, Dieu est omniscient. Phillips a raison sur un point : la pratique religieuse reconnaît l’omniscience qui est incompatible avec l’interprétation de la prière de demande comme une information adressée à un Dieu ignorant un aspect de la vie intérieure de l’individu. Mais pourquoi refuser une intervention particulière ? Pourquoi ne pas considérer que la demande ajoute une raison à celles que Dieu a déjà d’intervenir ? Le partage fait par Phillips entre la dépendance générale du créé, qui est une croyance légitime, et l’interaction particulière, qui est une superstition, ne semble pas correctement défendu au sein du fidéisme. C’est l’analyse de certains contenus propositionnels qui devrait éclairer ce choix en précisant les relations possibles de Dieu au monde, car la seule étude des pratiques religieuses ne détruit pas l’idée d’une interaction entre Dieu et un être particulier ayant recours à la prière de demande. Ainsi, on pourrait distinguer entre le fait d’avoir un désir, ce que Dieu sait nécessairement, et l’expression de ce désir en demandant l’aide de Dieu. Dans le dernier cas, il faudrait que Phillips nous explique ce qui, dans la nature de Dieu et dans la pratique de la prière, empêche la possibilité d’une réponse particulière de Dieu. Cette réponse particulière possible est en réalité tout à fait compatible avec l’acceptation de la volonté de Dieu et avec la reconnaissance d’une dépendance générale du créé. La pratique de la prière comme l’évaluation critique de celle-ci manifestent donc le besoin d’une analyse de contenus propositionnels, ce que ne peut pas admettre le fidéiste.
V – Un athéisme de facto [43] ?
57La critique du théisme est, comme nous l’avons vu, très discutable et nous voudrions finalement montrer que cette critique de type fidéiste se révèle aussi une forme surprenante d’athéisme. Cela ne fait pas en soi une objection contre cette approche, mais puisqu’il s’agit de décrire les pratiques religieuses pour mieux comprendre le sens des énoncés religieux, cet athéisme de facto rend l’approche nettement moins pertinente et ne peut servir à dénier toute valeur à la discussion sur le théisme.
58Wittgenstein reconstruit la foi en deux temps : d’abord, il étudie l’engagement envers des principes d’existence, puis il ajoute la confiance par opposition à la peur pour faire de cet engagement un engagement religieux et pas seulement une superstition [44]. Pour penser la foi dans le cadre d’un fidéisme religieux, il devrait poser Dieu comme celui qui donne la foi. Il ne peut pas le faire, car Dieu n’a de sens que dans une pratique à laquelle Wittgenstein ne participe pas à cause d’une certaine raideur aux genoux [45]. La possibilité d’un Dieu existant indépendamment de la pratique religieuse n’est apparemment pas envisageable. L’approche anti-théorique, aussi soucieuse soit-elle de reconnaître une valeur aux pratiques religieuses, ne se développe que sur le fond d’une négation implicite de l’existence de Dieu, au sens d’un être dont l’existence ne dépend pas de ceux qui y croient. Les thèses de Wittgenstein seraient donc souvent marquées par son athéisme, même si celui-ci est tempéré par son intérêt profond et sincère pour la vie religieuse.
59Pour tempérer cet athéisme de facto, il faudrait que l’on puisse défendre, à partir des textes de Wittgenstein, un réalisme du sens commun pour le théisme, un réalisme interne à la pratique religieuse qui poserait au moins l’existence de Dieu indépendamment de la pratique. Tout comme il est possible de défendre un réalisme des objets de la perception à partir d’une théorie du sens commun [46], on devrait imaginer un réalisme propre aux pratiques religieuses qui, affirmant que Dieu existe, seraient justifiées par un sens commun théiste. Ce serait une position proche de celle d’Alvin Plantinga [47], mais on voit mal où trouver, dans l’œuvre de Wittgenstein, un début d’argument en ce sens. Rien ne vient introduire le moindre théisme réaliste dans les écrits de Wittgenstein sur la religion.
60Cette prise de position se manifeste clairement dans l’étude de l’anthropologie de la religion. Wittgenstein fait de la religion une expression de la nature humaine, notamment dans ses réflexions sur Frazer. Il cherche à tracer l’histoire naturelle des religions [48], plutôt qu’à les comprendre comme des relations possibles entre les êtres humains et un être transcendant. Si ce procédé est nécessaire pour une anthropologie scientifique, elle est plus discutable pour une anthropologie philosophique. Réduire la foi à l’engagement pour des valeurs religieuses, elles-mêmes intégralement interprétées par rapport à une culture dont on expose l’histoire naturelle, fait d’une religion une pratique difficilement compatible avec la possibilité d’une foi en un Dieu au sens où peut l’entendre un croyant. Brian Clack cite ainsi une remarque de John Searle qui serait tout à fait pertinente pour Wittgenstein et Phillips : « Vous devez être une sorte d’intellectuel religieux très recherché [49] pour continuer à prier si vous ne pensez pas qu’il existe un Dieu réel, hors du langage, et qui écoute vos prières » [50].
61C’est donc la question de l’athéisme non seulement de Wittgenstein, mais de toute approche comparable au fidéisme moral modéré qui se pose. On pourrait croire que ce problème n’affecte que le travail de Wittgenstein et non ce qu’un wittgensteinien peut produire en prolongeant ses méthodes. Cependant Phillips, qui ne veut pas défendre un simple fidéisme moral où la foi n’est qu’un engagement sans référent réel, ne semble pas mieux armé que Wittgenstein pour affronter l’accusation d’athéisme de facto.
62Phillips reprend la mise en garde contre une association des énoncés religieux avec des propositions théistes et il l’absolutise en niant la possibilité d’une quelconque proposition théiste susceptible d’une discussion théorique. On accordera sans peine qu’il faut une critique de l’interprétation factuelle des énoncés religieux, car cette critique appartient au travail philosophique depuis au moins Socrate et Platon sinon Héraclite. Mais en distinguant entre un réalisme naïf au sein de la pratique religieuse et un théisme critique au sein d’une tradition religieuse, avec ou sans travail philosophique, on préserve la possibilité d’un débat proprement philosophique sur des propositions théistes. C’est ce théisme critique qu’il paraît indispensable de reconnaître et sur lequel Phillips ne peut s’appuyer. Car qu’est ce que la réalité de Dieu si l’on choisit la voie wittgensteinienne développée par Phillips ? Phillips adopte une position antiréaliste, car il refuse de discuter une proposition comme <Dieu existe> ou même <Il existe un être omniscient, omnipotent et parfaitement bon>.
63Phillips ne serait sûrement pas prêt à laisser interpréter son travail à partir de l’opposition entre réalisme et antiréalisme, car il récuse dès le chapitre 1 de The Concept of Prayer, l’idée d’un usage non contextualisé des mots « réel » ou « réalité ». L’argument de Phillips, qui repose sur la distinction entre l’existence des objets physiques ou empiriques et l’existence de Dieu, est le suivant. Quand le théiste pense l’existence de Dieu hors d’un jeu de langage religieux, il pratique un autre jeu de langage, peut-être à son insu, celui des objets physiques ou de la perception. Une authentique relation à Dieu serait compromise par une telle attitude. Mais on doit contester ce point. Dire que l’existence de Dieu n’est pas celle d’un objet physique ou empirique ne suffit pas à prouver que penser l’existence de Dieu hors d’un jeu de langage religieux implique nécessairement de penser Dieu comme un objet physique ou empirique. Il faut avoir, par avance, séparé la réflexion théorique ne pouvant porter que sur le monde empirique et le contenu des croyances religieuses pour défendre une telle thèse. Ce point peut être refusé, notamment en soulignant l’existence de contenus propositionnels associés et impliqués par les croyances religieuses. Le fidéisme religieux modéré de Phillips, que l’on ne confond pas avec le fidéisme moral modéré de Wittgenstein, semble mener, lui aussi, à un athéisme de facto : Dieu n’existe que pour ceux qui le prient ou le vénèrent. Pourtant cette dernière formulation trop ramassée ne traduit pas encore ce qu’est la réalité de Dieu d’après Phillips :
En apprenant par la contemplation, l’attention, la renonciation, ce que pardonner, remercier, aimer etc. signifient dans ces contextes, le croyant participe à la réalité de Dieu ; c’est ce que nous voulons dire par « réalité de Dieu » [51].
65La réalité de Dieu n’est pas seulement ce qui est contemplé ou objet d’attention, de remerciement, d’amour, et pourtant Phillips semble vouloir dire que le croyant peut participer à la réalité de Dieu qui n’est pas que dépendante de lui. Est-ce reconnaître que <Dieu existe> est une proposition qui a un sens discutable philosophiquement et dont la condition de vérité est qu’un Dieu existe indépendamment du croyant qui y participe ? La citation précédente paraît placer la réalité de Dieu en premier par rapport à la participation religieuse à cette réalité. La réalité de Dieu serait bien indépendante du croyant qui peut la rencontrer. Phillips n’a jamais prétendu nier l’existence de Dieu, il pourrait donc reconnaître la vérité de <Dieu existe>. Cependant ce serait déjà reconnaître une certaine pertinence à la discussion sur des propositions théistes.
66Dans un texte récent et de synthèse, Phillips propose une analyse de la réalité de Dieu à partir de la grammaire qui ne semble pas compatible avec la reconnaissance d’une proposition théiste comme <Dieu existe>. Sa défense est intéressante car, pour éviter tout à la fois l’objection de l’athéisme de facto et la reconnaissance de propositions théistes, Phillips doit mettre en œuvre une interprétation du langage religieux tout aussi subtile que peu convaincante.
67Son point de départ n’est pas la grammaire de « Dieu existe », mais celle du mot « grâce » :
C’est une mésinterprétation que d’essayer d’aller « au-delà » de la grâce jusqu’à Dieu, puisque « grâce » est synonyme de « Dieu ». Comme pour « la générosité est bonne », avec l’expression « la grâce de Dieu » nous n’attribuons pas un prédicat à un sujet indéfinissable. Nous donnons une règle pour les usages respectifs de « bonne » et de « Dieu ». La réalité de Dieu et la divinité de Dieu, c’est-à-dire sa grâce et son amour, reviennent au même. Dieu n’est « réel » dans aucun autre sens [52].
69Ce type de remarques, qui doit normalement manifester des règles grammaticales implicites, semble plutôt formuler des règles injustifiées. Comme Wittgenstein, Phillips légifère tout en prétendant décrire. Pourquoi interdire des expressions prédicatives comme « la grâce de Dieu » ? Pourquoi « grâce » et « Dieu » seraient synonymes ? Rien dans la pratique du croyant n’autorise une telle réduction, seul un travail sur une série d’identifications menant à l’identité entre Dieu et sa grâce peut justifier une telle réduction. Or un tel travail suppose une analyse de propositions théistes. On peut aussi penser que certaines croyances religieuses incluent des expressions comme « demander la grâce de Dieu », ce qui n’est pas exactement demander Dieu et va contre l’idée d’une identification de Dieu et de sa grâce dans la pratique religieuse. On l’aura compris, non seulement Phillips ne décrit pas un jeu de langage religieux, mais il légifère sans s’apercevoir qu’il devrait d’abord discuter théoriquement la valeur de certaines propositions théistes pour défendre sa réforme du discours.
70Notre but était seulement de montrer que l’usage antiréaliste de Wittgenstein pour disqualifier la discussion de propositions théistes est loin d’être convaincant. Cela ne rend pas justice à la richesse des analyses et des descriptions de Wittgenstein et de Phillips. Mais en ce qui concerne notre problème, nous pensons avoir montré que ne vouloir étudier le sens des énoncés et des croyances religieux qu’à partir de la pratique religieuse n’est pas pertinent, car, dans le cas de Wittgenstein, cela se fait sur la base d’un athéisme de facto qui introduit un biais dans la description et, dans le cas de Phillips qui utilise la méthode de Wittgenstein sans en rester à l’athéisme, le besoin d’une discussion théorique de propositions théistes se fait plus pressant encore. Ceux et celles qui ont le goût de la théologie philosophique et de la philosophie de la religion dans ses dimensions les plus spéculatives peuvent donc continuer leur travail sans redouter les objections que l’on croit pouvoir tirer des remarques de Wittgenstein ou des travaux de certains wittgensteiniens.
Mots-clés éditeurs : L. Wittgenstein, D. Z. Phillips, vérité, fidéisme, théisme, Dieu
Date de mise en ligne : 01/07/2012
https://doi.org/10.3917/rspt.954.0861Notes
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[1]
On distinguera entre les énoncés qui sont des classes de phrases prononcées et les propositions qui sont des contenus vrais ou faux.
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[2]
Voir Peter Byrne, God and Realism, Aldershot, Ashgate Publishing, 2003 et Michael Rea, « Realism in Theology and Metaphysics », dans Belief and Metaphysics, Conor Cunningham & Peter Candler (éd.), Londres, SCM, 2007.
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[3]
Voir Kevin J. Vanhoozer (éd.), The Cambridge Companion to Postmodern Theology, Cambridge, Cambridge University Press, 2003.
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[4]
Pour fournir une exégèse complète des différents textes de Wittgenstein sur la religion, il faudrait tenir plusieurs aspects en même temps : la biographie qui oscille entre foi intense pendant la Première Guerre mondiale et doute radical, l’épistémologie des croyances, notamment dans les Leçons sur la croyance religieuse (dans Leçons et conversions, traduit par J. Fauve, Paris, Gallimard, 1992), l’anthropologie de la discussion de Frazer (dans Remarques sur le Rameau d’Or de Frazer, traduit par J.-Y. Lacoste, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1982), le commentaire de textes bibliques dans les conversations rapportées (par exemple celles avec Drury dans Maurice Drury, Conversations avec Wittgenstein, traduit par J.-P. Cometti, Paris, PUF, 2002) et la métaphysique du Tractatus (Ludwig Wittgenstein, Tractatus Logico-Philosophicus, traduit par G.-G. Granger, Paris, Gallimard, 2001) dont les fameux textes sur le Mystique. Voir aussi le dossier Y. Schmitt, « Wittgenstein et le religieux », paru dans la revue ThéoRèmes (http://theoremes.revues.org/237). Cela étant étudié, la question de la place de ces développements dans l’économie générale de la pensée de Wittgenstein se poserait. Un tel travail dépasse largement le cadre d’un article et notre projet.
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[5]
L. Wittgenstein, Leçons et conversions, op. cit., p. 108.
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[6]
Ibid., p. 112.
-
[7]
Voir sur ce point : Roger Pouivet, « Wittgenstein et les croyances religieuses », Revue d’Histoire et de Philosophie Religieuses 86/3 (2006), p. 359.
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[8]
Cette idée est présente dans l’œuvre de Wittgenstein dès juillet 1916, comme l’attestent les Carnets 1914-1916, notamment l’aphorisme du 5 juillet 1916 : « Le monde doit devenir totalement autre. Il doit pour ainsi dire croître ou décroître dans son ensemble, par l’acquisition ou la perte d’un sens » (dans Carnets, traduit par G.-G. Granger, Paris, Gallimard, 1997). Elle tire sa source, vraisemblablement, de la lecture de William James, Variétés de l’expérience religieuse, traduit par F. Abauzit, Éditions Exergue, 2001, et de sa propre attitude existentielle qui, notamment pendant la guerre, était très religieuse, voir sur ce point : Brian McGuinness, Wittgenstein (1988), traduit par Y. Tenenbaum, Paris, Éd. du Seuil, 1991, p. 333-335.
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[9]
L. Wittgenstein, Remarques mêlées, traduit par G. Granel, Paris, TER, 1985, p. 85. L’influence du Tractatus semble encore forte à cette époque (1950) sur deux points : le rôle exclusif des sciences dans la connaissance et l’idée que l’éthique et la religion sont des attitudes relativement à l’ensemble des faits, relativement à la forme du monde.
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[10]
L. Wittgenstein, Leçons et conversions, op. cit., p. 120.
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[11]
Voir sur ce point Jacques Bouveresse, Peut-on ne pas croire ?, Marseille, Agone, 2007, p. 236-237.
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[12]
Roger Pouivet, art. « Wittgenstein » dans Jean-Yves Lacoste (éd.), Dictionnaire critique de théologie, Paris, PUF, 2002, p. 1253-1255.
-
[13]
L. Wittgenstein, Leçons et conversions, op. cit., p. 108.
-
[14]
L. Wittgenstein, Recherches philosophiques, traduit par F. Dastur, M. Elie, J.-L. Gautero, D. Janicaud et É. Rigal, Paris, Gallimard, 2005, § 241.
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[15]
Ibid.
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[16]
Voir Jacques Bouveresse, La Force de la règle, Paris, Éditions de Minuit, 1987.
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[17]
L. Wittgenstein, Remarques sur le Rameau d’Or de Frazer, op. cit., p. 23.
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[18]
En comparant des attitudes religieuses et non-religieuses, Wittgenstein dit : « Je pense différemment, d’une façon différente. Je me dis des choses différentes. Les images que j’ai sont différentes » (Leçons et conversions, op. cit., p. 109).
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[19]
L. Wittgenstein, Remarques sur le Rameau d’Or de Frazer, op. cit., p. 13. Le reproche principal de Wittgenstein à Frazer est justement de chercher des erreurs dans les opinions de ceux qu’il étudie plutôt que de comprendre leurs pratiques.
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[20]
L. Wittgenstein, Remarques sur le Rameau d’Or de Frazer, op. cit., p. 13. Ce thème de l’impuissance des preuves par rapport à la pratique revient très souvent dans les remarques de Wittgenstein. « Une véritable preuve de Dieu devrait être quelque chose par quoi l’on puisse se convaincre de l’existence de Dieu. Mais j’imagine que les croyants qui ont donné de telles preuves voulaient analyser et fonder leur “foi” sur le plan de l’intelligence, bien qu’eux-mêmes ne fussent jamais venus à la foi par de telles preuves. On pourrait peut-être “convaincre quelqu’un de l’existence de Dieu” par une sorte d’éducation, c’est-à-dire en modelant sa vie de telle et telle manière » (L. Wittgenstein, Remarques mêlées, op. cit., p. 85).
-
[21]
Alvin Plantinga et Michael Tooley, Knowledge of God, Oxford, Oxford University Press, 2008.
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[22]
Léon Tolstoï, Anna Karénine (1877), traduit par S. Luneau, Paris, Gallimard, 1994, p. 543.
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[23]
L. Wittgenstein, Remarques sur le Rameau d’Or de Frazer, op. cit., p. 23.
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[24]
Il est remarquable que Richard Swinburne a plusieurs fois mentionné, lors de conversations, des témoignages de conversions déclenchées par la lecture de ses arguments pour l’existence de Dieu.
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[25]
Kai Nielsen, « Wittgensteinian Fideism », repris dans Kai Nielsen et Dewi Z. Phillips (éd.), Wittgensteinian Fideism ?, London, SCM Press, 2005, p. 23.
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[26]
Voir Karl-Heinz Neufeld, art. « fidéisme » dans Dictionnaire critique de théologie, op. cit., p. 464-465.
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[27]
Ses amis les plus proches se sont même interrogés sur la pertinence de funérailles religieuses pour Wittgenstein.
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[28]
L. Wittgenstein, Leçons et conversions, op. cit., p. 114.
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[29]
Terence Penelhum, art. « fideism » dans Philip Quinn et Charles Taliaferro (éd.), A Companion to Philosophy of Religion, Oxford, Blackwell, 1999, p. 42.
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[30]
Fergus Kerr, La Théologie après Wittgenstein. Une introduction à la lecture de Wittgenstein (1986), Paris, Éd. du Cerf, 1991, p. 49-54.
-
[31]
F. Kerr, La Théologie après Wittgenstein, op. cit., p. 51.
-
[32]
L. Wittgenstein, Remarques mêlées, op. cit., p. 32.
-
[33]
Dewi Z. Phillips, The Concept of Prayer, London, Routledge and K. Paul, 1965, p. 9-10 et Dewi Z. Phillips, Death and Immortality, London, Macmillan, 1970, p. 4. Nous avons traduit les textes de Phillips nous-mêmes car il n’existe malheureusement pas de traduction française de ses ouvrages.
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[34]
D. Z. Phillips, The Concept of Prayer, op. cit., p. 3-7.
-
[35]
Ibid., p. 10.
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[36]
D. Z. Phillips, Death and Immortality, op. cit., p. 71.
-
[37]
Ibid., p. 55.
-
[38]
D. Z. Phillips, The Concept of Prayer, op. cit., p. 121.
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[39]
D. Z. Phillips développe d’une manière similaire le sens véritable de la croyance en l’immortalité. Croire que la mort ne peut rien contre l’unité d’une famille, c’est-à-dire que la famille est une au paradis, revient à adopter l’attitude qui consiste à ne pas être égoïste et à être solidaire.
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[40]
Ibid., p. 17.
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[41]
Richard Swinburne, The Coherence of Theism (2e éd.), Oxford, Oxford University Press, 1993, p. 95.
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[42]
D. Z. Phillips, The Concept of Prayer, op. cit., p. 54-55.
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[43]
L’expression est de James Harris dans Analytic Philosophy of Religion, Dordrecht, Kluwer Academic Publishers, 2002, p. 189.
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[44]
L. Wittgenstein, Remarques mêlées, op. cit., p. 72.
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[45]
Ibid., p. 56.
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[46]
R. Pouivet, Le Réalisme esthétique, Paris, PUF, 2006, chap. 1.
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[47]
A. Plantinga, Warranted Christian Belief, Oxford, Oxford University Press, 2000, III, 6 et 8.
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[48]
Voir Philippe De Lara, Le Rite et la Raison : Wittgenstein anthropologue, Paris, Ellipses, 2005.
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[49]
En français dans le texte.
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[50]
Brian Clack, An Introduction to Wittgenstein’s Philosophy of Religion, Edinburgh, Edinburgh University Press, 1999, p. 125.
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[51]
D. Z. Phillips, Death and Immortality, op. cit., p. 55.
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[52]
D. Z. Phillips, art. « Wittgensteinianism », dans William J. Wainwright (éd.), The Oxford Handbook of Philosophy of Religion, Oxford, Oxford University Press, 2005, p. 461.