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Article de revue

Le geste et la parole chez Hugues de Saint-Victor : l'Institution des novices

Pages 383 à 412

Notes

  • [1]
    Hugues de Saint-Victor, Des trois jours de la lumière invisible (De diebus tribus [originairement Did. VI]), PL, 176, 814B, trad. A. Michel, Théologies et mystiques et Moyen Âge, Paris, Gallimard (coll. « Folio »), 1997, p. 345. Pour ce traitement, voir la conférence que nous avons prononcée au Centre Sèvres (Paris) le 13 Juin 2008 sous le titre : « l’art de lire chez Hugues de Saint-Victor » (à paraître dans les Actes du Congrès de la Société internationale pour l’étude de la théologie médiévale).
  • [2]
    P. Sicard, Hugues de Saint-Victor et son école, Bruxelles, Brepols, 1991, p. 189 (Le livre de référence, au moins pour ce qui est des très nombreuses traductions de textes dûment documentées). Quant à une présentation générale de Hugues de Saint-Victor, on lira avec profit, outre la présentation succincte de R. Baron (Hugues et Richard de Saint-Victor, Bruxelles, Bloud et Gay, 1961), la synthèse exemplaire et précise de D. Poirel, Hugues de Saint-Victor, Paris, Éd. du Cerf, 1998.
  • [3]
    M. Heidegger, Être et temps (1927), Paris, Authentica, hors commerce (trad. É. Martineau), 1985, respectivement § 15 (« l’être de l’étant qui fait encontre dans le monde ambiant ») et § 26 (« L’être-là avec des autres et l’être-avec quotidien). Cit. § 26, p. 103 [S. 118].
  • [4]
    Voir E. Falque, Dieu, la chair et l’autre. D’Irénée à Duns Scot, Paris, PUF (coll. « Épiméthée »), 2008, ch. v « La conversion de la chair (Bonaventure) », § 39-40, p. 309-328 : « du symbole aux sens spirituels ».
  • [5]
    Hugues de Saint-Victor, In Ecclesiasten Homeliae, 141D-143A, trad. P. Sicard, op. cit. p. 241-243 (trad. modifiée).
  • [6]
    D. Poirel, Introduction au De institutione novitiorum, dans L’Œuvre de Hugues de Saint-Victor, t. I, Bruxelles, Brepols, 1997, p. 7 (désormais noté DIN). Nous nous référerons, bien sûr, à cette traduction du De instititione novitiorum (p. 7-114 [avec introduction et notes]). Nous saisissons l’occasion qui nous est ici donnée de remercier l’excellent exégète (D. Poirel) pour son travail et son amitié.
  • [7]
    DIN, § 10, p. 49.
  • [8]
    Ibid.
  • [9]
    Ibid.
  • [10]
    Sur cette distinction célèbre de l’intus et du foris, comme constitutive du corpus victorin lui-même, nous renvoyons à D. Poirel, Institution des novices, op. cit., note 65 p. 108 : « Hugues propose d’éduquer simultanément et progressivement le corps par l’esprit et l’esprit par le corps. Cette dialectique de l’intus et du foris est typique de la pensée hugonienne. Elle ne fonde pas seulement son anthropologie, mais aussi sa théologie sacramentaire, voire sa théologie de la révélation ».
  • [11]
    DIN, § 9, p. 45.
  • [12]
    Pour ce qui est du statut de « l’examen de conscience au xiie siècle », voir I. Noye, art. « Examen de conscience », Dictionnaire de spiritualité, IV. Moyen Âge et temps modernes, t. 4 (1967), col. 1807-1831. Quant à son statut dans l’épicurisme et le stoïcisme, voir P. Hadot, « La philosophie comme mode de vie », dans Qu’est-ce que la philosophie antique ?, Paris, Gallimard (coll. « Folio-Essais »), 1995, p. 178-215.
  • [13]
    M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, p. 174 : « La synthèse du corps propre ».
  • [14]
    DIN, § 12, p. 73.
  • [15]
    Ibid.
  • [16]
    DIN, § 10, p. 49 : « la discipline [disciplina ] est une manière de vivre [conversatio] bonne et probe, pour qui c’est peu de ne pas faire le mal, mais qui veille, même en ce qu’elle fait de bien, à paraître [apparere] irrépréhensible en toute chose ». Pour ce qui est ensuite de la double critique par M. Merleau-Ponty du behaviorisme et de la Gestalttheorie en raison de la prise en compte de l’intention signifiante, nous renvoyons bien sûr à La Structure du comportement, Paris, PUF, 1972.
  • [17]
    Sur la modification de ce sens de la « disciplina » chez Hugues de Saint-Victor, passant de la pédagogie et de la matière à étudier à la norme ou à la règle de conduite, voir J. Leclercq, art. « Discipline », Dictionnaire de spiritualité, t. 3 (1957), col. 1291-1302.
  • [18]
    DIN, § 10, p. 49.
  • [19]
    Ibid.
  • [20]
    DIN, § 11, p. 51.
  • [21]
    DIN, § 11, p. 51-53.
  • [22]
    DIN, § 11, p. 53.
  • [23]
    Texte redécouvert et traduit par D. Poirel, « Un De institione novitiorum victorin inédit », transcrit et traduit dans L’Œuvre de Hugues de Saint-Victor, t. I, op. cit., App. II, p. 307-312 (cit. p. 312).
  • [24]
    DIN, § 7, p. 43. Image du « sceau » appliqué maintes fois à la vie morale au xiie siècle, et en particulier par Abélard à propos de la Trinité (la métaphore sigillaire). Voir J. Jolivet, Abélard ou la philosophie du langage, Paris, Éd. du Cerf (coll. « Vestigia »), 1994, p. 162-166.
  • [25]
    DIN, § 7, p. 41.
  • [26]
    Ibid.
  • [27]
    DIN, § 2, p. 23. Pour l’instruction par la discipline comme enseignement par l’exemple, voir l’ouverture du De institutione novitiorum (p. 19-23), ainsi que C. W. Bynum, « Docere Verbo et Exemplo : An Aspect of Twelfth Century Spirituality », Harvard Theological Studies 31 (1979), p. 1-8.
  • [28]
    C. W. Bynum, The Spirituality of Regular Canons in the Twelfth Century, Berkeley, University of California Press (coll. « Studies in the Spirituality of High Middle Age »), 1982, p. 42-43.
  • [29]
    DIN, § 6, p. 39.
  • [30]
    DIN, § 12, p. 69 : « puisque nous avons décrit les vices de la gesticulation [vitia gesticulationum], l’ordre requiert à présent que nous définissions quelle est, en tout geste [in omni gestu], la mesure de la discipline [modus discipline] ».
  • [31]
    J.-Cl. Schmitt, La Raison des gestes dans l’Occident médiéval, Paris, Gallimard, 1990, dont on lira avec profit l’introduction (p. 13-31), et le chapitre intégralement consacré au De institutione novitiorum de Hugues de Saint-Victor (p. 173-207 : « la discipline des novices » [ch. V]).
  • [32]
    Respectivement M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 404, et Hugues de Saint-Victor, DIN, § 12, p. 59.
  • [33]
    J.-Cl. Schmitt, La Raison des gestes, op. cit., p. 177.
  • [34]
    DIN, § 12, p. 58.
  • [35]
    Voir notre article « Expérience et empathie chez Bernard de Clairvaux », Rev. Sc. ph. th. 89/4 (2005), p. 655-696, et en particulier p. 679-688 : « Le mode d’un amour sans mode ».
  • [36]
    E. Stein, « La signification de la phénoménologie comme conception du monde » (1932), dans Phénoménologie et philosophie chrétienne, Paris, Éd. du Cerf, 1987, p. 1-18.
  • [37]
    On comparera donc notre traduction à celle proposée par D. Poirel (Formation des novices, p. 59 : « le geste est une mesure et une posture des membres du corps pour toute façon d’agir et de se comporter ») et J.-Cl. Schmitt (La Raison des gestes, p. 177 : « le geste est le mouvement et la figuration des membres du corps adaptés à toute action et attitude »). Nous n’entrons pas ici dans le débat d’une définition du geste par le modus (mode ou mesure) ou par le motus (mouvement), la première version nous paraissant, à la suite de D. Poirel, la seule recevable quant au sens [note 81, p. 110 du De institutione novitiorum].
  • [38]
    Voir M. Jousse, L’Anthropologie du geste, Paris, Gallimard, 1974, t. I, p. 10 (Avant-propos) : « je suis descendu de mécanisme en mécanisme et je suis arrivé au langage de gestes qui est à l’origine de l’expression humaine […]. Voilà le grand système de recherche que je poursuis ». Un auteur qu’on gagnerait aujourd’hui à réinterroger, non plus seulement à partir de la visée anthropologique (qui est la sienne), mais dans une perspective proprement métaphysique (la constitution du monde par la gestualité comme telle).
  • [39]
    DIN, § 1, p. 23.
  • [40]
    Ibid. Voir Bergson, Les Deux sources de la morale et de la religion, Paris, PUF, 1958, p. 330.
  • [41]
    DIN, § 3, p. 25.
  • [42]
    Voir J.-L. Marion, « L’événement ou le phénomène advenant », dans De surcroît, Paris, PUF, 2001, p. 37 sqq.
  • [43]
    DIN, § 3, p. 25.
  • [44]
    DIN, § 4, p. 25.
  • [45]
    DIN, § 4, p. 27.
  • [46]
    DIN, § 4, p. 25.
  • [47]
    Ibid.
  • [48]
    DIN, § 4, p. 29.
  • [49]
    DIN, § 5, p. 29.
  • [50]
    Ibid.
  • [51]
    DIN, § 12, p. 59.
  • [52]
    J.-Cl. Schmitt, La Raison des gestes, op. cit., p. 178. Dont on conseillera ici la lecture des trois tableaux dans l’acte de la catégorisation des gestes selon Hugues de Saint-Victor [voir p. 180-183].
  • [53]
    DIN, § 12, p. 71.
  • [54]
    DIN, § 4, p. 27.
  • [55]
    E. Lévinas, Éthique et infini, Paris, Fayard, 1982, p. 90-91.
  • [56]
    DIN, § 12, p. 71.
  • [57]
    DIN, § 12, p. 67.
  • [58]
    DIN, § 12, p. 73.
  • [59]
    DIN, § 12, p. 75.
  • [60]
    DIN, § 12, p. 69.
  • [61]
    Voir R. Bernet, Conscience et existence, Perspectives phénoménologiques, Paris, PUF, 2004 (ch. I : double analyse du regard chez Sartre et Lévinas).
  • [62]
    DIN, § 12, p. 71.
  • [63]
    M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 176 (« la synthèse du corps propre »).
  • [64]
    Voir C. Casagrande et S. Vecchio, Les Péchés de la langue, Paris, Éd. du Cerf, 1991, ch. iii : « Les circonstances de la parole »), et p. 69-73 (commentant directement le De institutione novitiorum de Hugues de Saint-Victor).
  • [65]
    DIN, § 13, p. 75.
  • [66]
    C. Casagrande et S. Vecchio, Les Péchés de la langue, op. cit., p. 69.
  • [67]
    Mentionné par Cassagrande et Vechio (p. 70), mais sans qu’il en tirent cependant toutes les conséquences.
  • [68]
    DIN, § 14, p. 81.
  • [69]
    DIN, § 17, p. 89.
  • [70]
    M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, op. cit. (« Le corps comme expression et la parole »), p. 209 (nous soulignons).
  • [71]
    DIN, § 13, p. 77.
  • [72]
    Voir J. Longère, L’Abbaye parisienne de Saint-Victor au Moyen Âge, Bibliotheca victorina, Paris, 1991 (introduction).
  • [73]
    DIN, § 14, p. 77-79.
  • [74]
    DIN, § 14, p. 79.
  • [75]
    Voir P. Sicard, Diagrammes médiévaux et exégèse visuelle, Bibliotheca victorina, Paris, 1993, note 24, p. 16 (« Analogie des lieux et des fonctions »).
  • [76]
    C. Casagrande et S. Vecchio, Les Péchés de la langue, op. cit., p. 71.
  • [77]
    DIN, § 16, p. 85.
  • [78]
    J.-L. ChréTien, L’Arche de la parole, Paris, PUF, 1998, ch. III (« L’hospitalité du silence »), p. 57.
  • [79]
    DIN, § 17, p. 89.
  • [80]
    DIN, respectivement § 12, p. 59 et § 10, p. 51.
  • [81]
    DIN, § 17, p. 89.
  • [82]
    Ibid.
  • [83]
    Ibid.
  • [84]
    DIN, § 17, p. 91.
  • [85]
    Hugues de Saint-Victor, La Parole de Dieu (De Verbo Dei), dans Six opuscules spirituels, op. cit. (SC 155), I, 2, p. 63.
  • [86]
    J. Derrida, La Voix et le Phénomène, Paris, PUF (coll. « Épiméthée »), 1967, 1989, respectivement p. 70 (« Le signe et le clin d’œil »), et p. 85 (« la voix qui garde le silence »).
  • [87]
    Alain de Lille, Omnis mundi creatura, dans The Oxford Book of Medieval Latin Verse, Oxford, Clarendon, 1959, p. 369 (cité et traduit par G. Dahan dans L’Occident médiéval lecteur de l’Écriture, supplément au Cahiers Évangile n° 116, Paris, Éd. du Cerf, 2001, texte n° 43, p. 60).

1Que ce monde sensible soit « comme un livre écrit par le doigt de Dieu [quasi quidam liber est scriptus digito Dei] » et que chacune des créatures ait été instituée « selon le jugement divin pour manifester la sagesse des invisibles de Dieu [ad manifestandam invisibilium Dei sapietentiam] », c’est ce qui fut déjà montré à l’appui du Didascalicon de Hugues de Saint-Victor [1]. Mais il y a plus, ou il y a mieux, chez le Victorin, que cette simple désignation du monde par l’épaisseur du sensible. Patrice Sicard souligne avec propos :

2

à l’époque [en effet] où le jeune maître de l’abbaye parisienne donnait à ses élèves le programme de leurs études et de son enseignement et les conseillait sur la manière de s’y livrer (en 1125), il rédigeait également le De institutione novitiorum, à côté du Didascalicon. C’est que si l’un est un ‘art de lire’ (Didascalicon) […], l’autre est un art de vivre (De institutione novitiorum) [2].

3L’« art de vivre » dans la Formation des novices est donc contemporain de l’« art de lire » dans le Didascalicon. L’herméneutique du texte ne va pas sans une herméneutique de la facticité au Moyen Âge. Tous ne savent pas lire à l’époque médiévale, c’est le moins que l’on puisse dire. Mais tous sont appelés à « apprendre à lire », non pas des livres certes, mais aussi et surtout le monde, voire leur propre vie. On gagera donc ici que l’articulation du geste et de la parole à propos de la Formation des novices puisse servir de pendant à l’étroite corrélation du livre de la créature et du livre de l’Écriture dans LArt de lire ou le Didascalicon. La « quotidienneté » (Alltäglichkeit) ici fait monde, en cela d’une part qu’elle « fait encontre dans notre monde ambiant (Umwelt) sous le mode de la préoccupation », et que d’autre part ce monde ambiant désigne aussi un « monde commun avec autrui » (Mitdasein) en qui nous sommes toujours déjà sans jamais l’avoir choisi : « les autres, cela ne veut pas dire : tout le reste des hommes en dehors de moi, dont le Moi se dissocierait – les autres sont bien plutôt ceux dont le plus souvent l’on ne se distingue pas soi même, parmi lesquels l’on est soi-même aussi » [3]. Notre « être-là » est toujours en même temps un « être-avec », et de cela la communauté canoniale de l’Abbaye de Saint-Victor en fait l’expérience cruciale en ce xiie siècle renaissant, au point d’y consacrer un traité dont la Formation des novices fera l’exemplarité.

4On pourra certes s’interroger sur le bien-fondé d’une telle démarche, à l’heure de traiter du symbolique comme « manière de lire le monde au Moyen Âge ». C’est que le « bon usage des choses sensibles » (Bonaventure) doit aussi rejoindre les manières d’être de l’homme (formes, figures, parties, organes, colères, douleurs, ressentiments, etc.) pour dire les manières d’être de Dieu en guise de « métonymies du sensible au divin » (Denys l’Aréopagite). Entre le Docteur de l’Aréopage (Denys) et le Docteur Séraphique (Bonaventure) se dresse la figure de Hugues de Saint-Victor où, une fois n’est pas coutume, le livre du monde rejoint le livre de l’Écriture (Didascalicon), et le livre de l’Écriture le livre de la vie (De institutione novitiorum). Le symbolique, nous l’avons montré par ailleurs (Dieu, la chair et lautre), ne s’arrête ni aux tessères de bouteilles dans la « reconnaissance » ni à la trace dans le « vestige ». Il constitue un véritable « sensorium pour Dieu » dont le diabolique revient précisément à le défaire ou à le diviser [4]. Reste maintenant à médiatiser ce rapport à Dieu et au monde dans le cadre d’une altérité. Je ne suis pas seul à voir le monde ni à contempler Dieu. Le « sensorium pour Dieu » se meut en « sensorium pour l’homme », dès lors que tous les hommes sont unis et intégrés en Dieu. Comme le souligne génialement Hugues de Saint-Victor dans son Commentaire de lEcclésiaste :

5

dans le corps humain les yeux sont placés comme il convient devant pour voir et contempler les œuvres de Dieu dans le monde. Mais les oreilles aussi sont placées comme il convient : situées sur le côté, comme pour nous donner à entendre que notre intention ne doit être dirigée vers le prochain que secondairement, et vers Dieu principalement [5].

6L’art de lire Dieu dans le monde ou l’Écriture (ars legendi) enseigne donc l’art de vivre avec autrui par la parole ou par le geste (ars vivendi). À la verticalité du voir dans le Didascalicon (rapport au livre du monde) répond maintenant l’horizontalité de l’entendre dans le De formatio novitiorum (rapport au frère moine, ou mieux au confrère chanoine).

7Le symbole déborde donc le monde à lire, non pas en cela qu’il le fuit, bien au contraire, mais par là que son « voir » (ou sa tâche herméneutique dans son « déchiffrement ») exige maintenant un « vivre » (ou son enjeu phénoménologique dans son « être en commun »). Le symbole ou le « bon usage du sensible » n’est pas celui que je fais seulement, ou que Dieu opère en moi. Il se partage avec autrui en cela au moins que dans une communauté monastique, ou mieux canoniale, je vais aussi et d’abord au monde par mon frère, en quoi Dieu fait notre communauté avant même de vouloir chacun nous individualiser. Ni « ouvrage scolaire » comme le Didascalicon, ni « somme de théologie » comme le De Sacramentis, ni enfin « écrit spirituel » comme le De arrha anime, le De institutione novitiorum est une sorte de « manuel de savoir vivre à l’intention des novices », non seulement en guise de complément au projet universel du Victorin, mais comme véritable psychologie de la « vie quotidienne » à Saint-Victor (D. Poirel) [6]. Tenir la « garde intérieure de la discipline » (interior custodia disciplinae), ou « lier au dehors [foris] les membres du corps pour qu’à l’intérieur [intresecus] soir consolidée l’assise de l’esprit » [7] : tel est l’enjeu du geste et de la parole dans la Formation des Novices, dont le « port de l’habit » (I), la « posture des membres » (II), et le « débit des paroles » (III), sont autant de manières d’être pour soi et à Dieu ce qu’on est d’abord pour autrui et pour le monde.

8Loin de toute division de l’être et du paraître, dans une théologie de l’invisibilité ou dans une philosophie de la chose en soi aujourd’hui l’une et l’autre à bannir, la « discipline » (disciplina), nouvellement interrogée par Hugues de Saint-Victor, fait en vérité et véritablement voir ce que, et qui, je suis – devant le monde et devant les autres s’entend, en quoi je manifeste aussi le propre de mon rapport à Dieu : « la discipline [disciplina], souligne Hugues de Saint-Victor dans une définition qui restera célèbre, est une manière de vivre [conversatio] […] qui veille à paraître [apparere] irrépréhensible en toute chose » [8]. L’homme ne ment pas, nous le verrons, dans son rapport à l’autre lorsqu’il se dit par le sensible. La langue est toujours prompte à mentir, et probablement jamais aussi persuasive que lorsqu’elle est fourbe. Mais le corps ne trompe jamais, qui dit la vérité de son être lorsqu’il ne peut ni ne doit le dissimuler dans son apparaître :

9

celui qui perd l’assise de l’esprit glisse par suite au dehors [foras] vers une agitation inconstante [inconstantiam motionis], met en garde le maître de Saint-Victor, et par sa mobilité extérieure [exteriori mobilitate] prévient que nulle racine ne le maintient à l’intérieur [indicat quod nulla interius radice subsistat] [9].

10De l’« intérieur » à l’« extérieur » – intus et foris – la conséquence est bonne, ainsi que le fait voir, et de façon justement célèbre, le Victorin. Le faire voir est précisément ce qui nous donne à voir – que notre corps précisément se voit, et que le symbole comme « bon usage du sensible » passera aussi et d’abord par un « bon usage de nous-même », voir aussi « d’autrui », si tant est que nous puissions, et certes, en « user » [10].

I. L’habit fait le moine

Examen de soi et examen de l’autre

11À l’époque canoniale, soit plus précisément au xiie siècle, naît ou renaît l’art de « l’examen de conscience ». Absent ou presque des règles monastiques anciennes en Occident, il retrouve, après son apogée dans le stoïcisme et l’épicurisme, ses lettres de noblesse à partir du xiie siècle dans un surcroît d’intériorité, et en particulier chez les victorins par leur pratique de la pastorale pénitentielle :

12

par une attention quotidienne [quotidiana discussione], [que le novice] examine par devers lui [apud semetipsum examinet] ses pensées, ses paroles comme ses actes […]. Car l’expérience [per experientiam] de ce que les hommes font les rend plus attentifs à ce qu’ils auront à faire par la suite [11].

13Découvrant donc le statut expérientiel et vécu de l’expérience, à la même époque que saint Bernard, ou presque, Hugues y ajoute donc l’examen qui cette fois fait de sa « relecture » le lieu de son interprétation [12]. Le quotidien fait l’objet du quotidien, et devient en cela le sujet d’examen, et donc la « quotidienneté » comme telle.

14Mais il y a plus que le simple examen de soi dans ce Moyen Âge renaissant, vient aussi et d’abord l’examen de l’autre. Anticipant, ou presque, sur ce qu’il en sera du « style » dans la « synthèse du corps propre » chez Maurice Merleau-Ponty, et qui fait que « chacun reconnaît sa silhouette ou sa démarche filmée » mais non pas « sa main en photographie » [13], Hugues de Saint-Victor voit dans le « style », décrit par l’Ecclésiaste et appliqué à la Formation des novices, la source du rapport à soi comme aussi du rapport à l’autre : « À son air [ex visu] on connaît un homme [cognoscitur vir], à son visage [ab occursu faciei], on connaît l’homme de sens [cognoscitur sensatus]. L’habit du corps, le rire des dents, la démarche de l’homme parlent de lui [enutiant de illo]. (Eccl. 19, 26-27) » [14].

15Pour être, il suffit donc d’apparaître, et telle est la vérité du rapport à soi comme du rapport à l’autre. Le symbole ou le « bon usage du sensible » fait que d’abord le sensible se voit. Et ce qui se voit de moi, comme ce que je vois de l’autre, fait d’abord ce que je suis pour moi et que l’autre est pour lui comme pour moi. Ainsi Hugues de saint Victor commente-t-il le texte de l’Ecclésiaste qu’il vient de citer :

16

ce qui se fait au dehors [foris] en bien ou en mal rend évidente aux yeux des témoins la qualité intérieure de l’esprit [interior animi qualitas]. C’est pourquoi il faut, pour apaiser ce trouble, opposer l’observance de la discipline qui maintient chacun des membres à son devoir [15].

17On l’aura donc compris, au risque peut-être de tomber ici dans un grossier anachronisme qui néanmoins fait sens. Ce qui fait la « structure du comportement », chez le novice de Saint-Victor, n’est pas uniquement son « observation extérieure » (behaviorisme) ni même sa « forme globale » (Gestalttheorie). La signification d’un geste, ainsi que l’indique Maurice Merleau-Ponty, n’existe que « comme signification pour une conscience », la mienne ou celle d’autrui. L’externe (foris) dit certes l’interne (intus) – ce qui peut bien s’entendre de la simple observation ou de la globalisation –, mais cette extériorité est directement adressée à une altérité, en quoi le novice dit quelque chose à ses confrères, et au maître des novices, par son comportement agité (son rire, sa démarche ou son habit). La « discipline » est une « manière de vivre » ou d’« être en conversation » avec l’autre (disciplina est conversatio), ainsi que la définit très précisément Hugues de Saint-Victor, en cela qu’elle « fait paraître » (apparere) ce que je suis en propre pour moi et pour autrui, et parfois même à mon insu (le rire non contrôlé, le visage rougi ou honteux, voire la démarche titubante) [16]. Loin de ne demeurer que « matière à enseigner » ou « procès éducatif et pédagogique » ainsi qu’elle ne l’était encore dans l’art de lire du Didascalicon, la disciplina se mue ici en « norme » ou « règle de conduite » par laquelle le novice fait voir quelque chose de soi, dans l’art de vivre du De institutione novitiorum. Rien ici qui ne relève du pensionnat, cela va sans dire dans un véritable noviciat. Mais seulement un mode d’être à l’interne (intus), qui, selon le « symbolique » ou le « bon usage du sensible », fait aussi voir l’externe (foris), et indique à l’abbé ce qu’il en est du dernier arrivé [17].

Le mode et la mode

18Une fois n’est pas coutume donc, l’habit fait le moine à Saint-Victor, en cela que toute apparition du sensible fait en même temps voir un mode d’être de la conscience. Il faudra bien s’y résoudre, et l’expérience suffit à en faire voir l’évidence : la « garde intérieure » (interior custodia) qui maintient « dans l’ordre les membres du corps au dehors » en vertu d’une « assise de l’esprit au dedans » n’est pas toujours de mise chez les humains, et en particulier chez les jeunes frères victorins [18]. La sagesse de Salomon elle-même le soulignait, et Hugues ne manque pas de le rappeler : « un renégat, un vaurien, il va, la bouche torse, cligne de l’œil, traîne les pieds, parle avec les doigts, d’un cœur fourbe il médite le mal et il sème des querelles en toute saison » (Pr 6, 12-14) [19]. Mal faire, ou faire le mal, vient aussi de ce qu’on habite mal son corps. Il ne suffit pas de mal agir. L’action désordonnée est le plus souvent le signe d’une intention mal orientée.

19On prendra garde, et en ce sens, de la manière dont le moine est habillé. La vie est certes « plus que la nourriture », et le corps « plus que le vêtement » (Mt 7, 25). Restent que le « genre » du vêtement (« plus ou moins précieux »), sa qualité (« ni trop délicat ni trop douillet »), sa couleur (« pas trop éclatant ou au-delà que ne le requiert la discipline »), et sa forme (« décents et conformes à l’état religieux »), disent quelque chose de celui qui le porte. L’habit fait le moine non pas en cela qu’il suffit de porter chasuble et tonsure pour se croire totalement consacré à Dieu, mais parce que le choix du vêtement extérieur (foris) dit toujours quelque chose de l’intérieur (intus), que l’on soit ou non dans l’état religieux. Le mode fait en ce sens, et paradoxalement, la mode (double sens du modus en latin), au moins dans la vie canoniale s’entend. On le sait pour l’avoir tous expérimenté. Le quomodo ou le « port du vêtement » fait en effet son harmonie, plus que son quid ou le vêtement lui-même : coaptatio ad modum portandi pertinet – « l’harmonie concerne la façon de les porter », souligne avec justesse le maître victorin [20]. S’il n’est à proprement parler pas de « mode » en monde monastique, les frères n’hésiteront pas cependant à se distinguer les uns des autres selon « leur mode » ou « leur façon de porter [modus portandi] », ce qui pourtant ne devrait pas être objet de mode. Non sans un brin d’humour apparent, frère Hugues constate :

20

Il est certains sots qui, désirant plaire aux sots s’affublent de leurs vêtements avec quelque artifice. D’autres, par une bouffonnerie plus grande encore, les déforment de manière ridicule ; d’autres, pour faire parler d’eux-mêmes, les déploient et les étalent aussi largement qu’il peuvent. D’autres les rassemblent en fronces menues ; d’autres les bouchonnent en torsades et replis. D’autres, les serrant de toute leur force et les fendant, exposent, par la plus honteuse des turpitudes, tous les contours de leur corps dont les spectateurs peuvent faire le détail. D’autres, agitant au vent leurs falbalas, montrent la légèreté de leur esprit par la fébrilité même de leur contenance. D’autres, en marchant, balaient le sol des méandres de leur longue robe et effacent les traces de leurs pas avec leur franges traînantes, ou plutôt, pareils à des renards, avec leur queue qui les suit par derrière [21].

21Ce qui ici ne peut manquer de faire sourire, relève en réalité, et aux yeux de Hugues, du plus grand sérieux. Car point n’est question, cela va sans dire, de se cacher à autrui. La vie canoniale, nous l’avons dit en introduction, comme la vie monastique et probablement comme la vie tout court, est toujours « être avec » (Mitsein) pour se découvrir aussi, et en même temps, comme « être-là » (Dasein). La bouffonnerie n’appartient pas à celui qui en fait profession (le bouffon), mais plutôt à celui qui l’ignore (le sot). La sachant on peut la simuler (le bouffon), mais l’ignorant on ne sait que la manifester (le sot). Le rapport à soi dit ainsi le rapport à l’autre. Ou mieux, le rapport à l’autre dit quelque chose du soi : « il y a mille autres manières par lesquelles les hommes les plus vaniteux et les plus niais désirent se donner en spectacle aux regards d’autrui [spectaculum de se intuentibus prebere], conclut le Victorin. Mais tout cela, le serviteur de Dieu doit le mépriser avec une grande constance » [22].

22Est-ce alors à dire que l’autre n’ait rien à m’apprendre, et en particulier de moi sur moi ? Ou encore qu’il faille fuir l’épaisseur du sensible (théologie symbolique) pour se réfugier dans les rets de l’intelligible (théologie spéculative) ou la distance de l’ineffable (théologie mystique) ? Loin s’en faut, pour Hugues de Saint-Victor à tout le moins. La règle canoniale n’est pas celle du retrait, mais à l’inverse de l’exposition de soi à autrui : « en tous lieux, en tous tes faits et dits, comporte-toi avec humilité, mesure et maturité, pour ne rien faire qui offense la vue de quiconque [nihil a te fiat quod cuisquam offendat aspectum] », précise frère Robert, chanoine de Saint-Victor, et dont l’énoncé des règles fut précisément, et récemment, redécouvert [23].

La vertu de l’exemple

23On se demandera en effet, et à juste titre, pourquoi tant de précautions, voire de précisions, apportées ici par le frère Hugues en vue d’instruire les novices ou les commençants à la vie canoniale. Quelques recommandations générales auraient dû suffire pour en dicter l’esprit, à l’instar des règles augustinienne ou bénédictine, et non pas un ensemble de préceptes si coordonnés que rien ne semble pouvoir y échapper. C’est qu’il ne suffit pas, ou plus, de s’initier à la vie mystique dans ce xiie siècle renaissant. Il revient au chanoine d’imiter les saints, à l’instar de la « forme du sceau » modelant la « cire » : « Ce qui, chez eux, est en relief [Quod ergo in illis eminet], précise finement le chanoine victorin, doit être enfoui au dedans de nous [in nobis introrsum recondi debet] ; et ce qui chez eux est en creux [quod in illis depressum est], doit être en nous mis en relief [in nobis est erigendum] » [24]. Nous sommes en quelque sorte en creux ce que les saints sont en plein, et vice-versa. Il nous faut apprendre d’eux à devenir ce qu’ils sont, non pas uniquement afin des les imiter, mais pour qu’en les imitant s’exprime aussi en nous « la forme de la ressemblance à Dieu qui s’est en eux exprimée [similitudinis Dei forma expressa est] » [25]. Ressemblant aux saints, nous ressemblerons aussi à Dieu, en cela que par leur imitation, nous serons « nous aussi configurés à l’image de cette ressemblance [ad eiusdem similitudinis imaginem nos quoque figuramur] » [26].

24On l’aura donc compris. L’art de vivre dans le De institutione novitiorum n’est pas immédiatement l’art de lire du Didascalicon. Il ne suffira pas ou plus de lire, la lecture fût-t-elle étendue à l’ensemble de ceux qui ne savent pas lire pour qu’ils déchiffrent au moins la présence de Dieu au livre du monde. Il convient davantage de vivre. Ou plutôt, si dans la lecture ou l’herméneutique d’un texte ou du monde se tient déjà la vie, dans l’expérience descriptive ou phénoménologique du monde ambiant comme monde intersubjectif structurant se découvre un dire qui n’est pas seulement un parler, mais aussi un voir. Disciplinam doce me – « enseigne moi la discipline ». Ce verset tiré du Psaume (Ps 118, 66), et qui structure l’ensemble du De institutione novitiorum avec en sus la « bonté » et la « science », ne se contente ni du « savoir » (scientiam) ni de la « bonté » (bonitatem). La « discipline » ne s’enseigne pas que par la parole (verbum), elle s’instruit aussi par l’exemple (exemplum). Docere verbo et exemplo – « enseigner par la parole et par l’exemple » : tel est probablement ce qui fait l’origine, et l’originalité, du mode d’être canonial au xiie siècle, par quoi le rapport à soi est toujours immédiatement médiatisé par le rapport à l’autre, et le rapport à Dieu :

25

En tout acte, [le novice] doit considérer […] combien l’homme doit se manifester plein de crainte […] dans le service de Dieu [in Dei servitio] ; combien il doit se présenter spontané, joyeux, prêt à soulager les besoins de son prochain [necessitatibus proximorum] ; combien il doit se montrer petit, modeste et sans importunité pour personne quand il cherche et accomplit ce qui convient à lui-même [in his que ad se pertinent]. Ainsi sera-t-il toujours économe pour lui-même [sibi parcus], disponible pour son prochain [proximo promptus] et fervent envers Dieu [et Deo devotus] [27].

26Dans la tripartition de la « science » (ch. i-ix), de la « discipline » (ch. x-xxi), et de la « bonté » (finale du ch. xxi), l’exemple y joue donc un rôle principal (ch. vii), en cela précisément qu’il forme l’image des saints, seule capable de nous conduire, et de nous conformer, à l’image de Dieu. La vertu de lexemple est ici telle que le jeu de l’interne et de l’externe en moi (la discipline comme unité visible du corps et de l’esprit) renvoie immédiatement à la confrontation de deux externes (moi et l’autre ou le saint), appelés par leurs modèles à s’interroger sur leur propre unité du for interne et du for externe : « je vous exhorte donc, recommande saint Paul aux Corinthiens, soyez mes imitateurs [imitatores mei estote], comme moi je suis l’imitateur du Christ [sicut et ego Christi] » (1 Co 4, 16). Moi qui imite Paul, j’imite aussi le Christ, en cela que Paul en guise de prototype, figure et rend sinon possible, au moins visible, le Christ lui-même à imiter. Dans cette chaîne de l’imitation se dit la ressemblance perdue (Gn 1, 26), et se restaure par l’exemple l’unité de l’interne et de l’externe par la rencontre de deux externes [28].

27Le symbolique accompagne ici le mystique en cela que l’« usage du sensible » non seulement renvoie à l’intelligible, mais fait de la manière d’être de l’homme, et des hommes entre eux, le « style » même de Dieu à imiter, dans des prototypes que les saints n’ont de cesse de nous donner. Le novice ou le futur moine en habit ne se contentera plus alors, ni seulement, d’apparaître (apparere), fût-ce pour faire le moine par l’habit. Ses gestes et sa parole seront aussi le plus grand révélateur de son mode d’être en communauté, dans un monde qu’il constituera en propre par son corps et son parler, plus qu’il ne se croira comme subitement arrivé dans un lieu monastique auquel il n’aurait jamais été préparé. Le geste est parole pour le novice comme pour tout frère en communauté en cela qu’il s’adresse à autrui en constituant le temps et l’espace par sa corporéité ; et la parole est geste pour le moine, et plus encore pour le chanoine, par là que le mode du parler dans la sphère canoniale (dans certaines circonstances au cloître par exemple) donne un sens, voire un « son » et un « ton », à la parole adressée probablement jamais égalés. Que le novice, l’auditeur, ou le lecteur ait donc ici et maintenant « la bouche close et les oreilles ouvertes [os clausum et aures apertas] », faut-il recommander à la suite de frère Hugues, car devant l’originalité et la contemporanéité du propos « plus vous êtes retenus pour parler [quantum estis ad loquendum modestiores], plus pénétrants soyez-vous pour comprendre [tantum estote ad intelligendum sagaciores] » [29].

II. Le geste comme parole

28Une structure d’emboîtement a longtemps forgé le schème de la métaphysique : la conscience dans le corps, et le corps dans le monde, comme autant de contenus pris en de plus amples contenants. « Dans le monde », nous ne nous savions pas encore « au monde » (Sein und Zeit, § 12), et visant autrui par la conscience on le découvrira ensuite comme originairement tissé de notre propre corps (Méditations cartésiennes § 44 : « la réduction d’autrui par la chair »). Reste que Hugues de Saint-Victor l’eut en partie au moins découvert, sinon dans la théorie, au moins par la pratique. Le geste fait le monde plutôt qu’il n’est exécuté dans le monde, et la parole s’adresse au corps, plus qu’elle ne relie simplement des consciences. Constitutif de la spatialité comme de la temporalité, le geste du novice fait la communauté davantage qu’il ne se fait en communauté, et sa parole l’érige en frère là où il n’était encore que simple confrère. D’une rare contemporanéité, le corps de la communauté canoniale mondifie donc le monde plus qu’il n’est mondifié par elle, et son parler engendre la fraternité plus qu’il n’en est tiré. Dans ce va-et-vient se dit une autre manière d’être au monde, où le style du corps révèle une manière de l’être au monde, et le mode du parler une autre façon de se constituer. Le geste est parole en cela qu’il dit par le corps ce qu’il en est de la communauté, et la parole est geste par là qu’elle fait voir dans un style ou un ton ce qu’il en est de l’intersubjectivité. Dans l’un et l’autre cas, comme dans tous les cas, le symbolique ou le « bon usage du sensible » dépend de la manière dont précisément on usera du « gestuer » comme aussi du « parler », disant par là ce qu’il en est de notre commune corporéité, et comme en communauté.

Définition du geste

29Il y a certes les péchés de la langue, nous y reviendrons. Mais plus encore les « vices de la gesticulation » (vitia gesticulationum), auxquels il faut imposer la « mesure de la discipline » (modus discipline) [30]. Que le Moyen Âge puisse et doive être défini comme « civilisation du geste », la chose n’est pas nouvelle (J. Le Goff). Qu’il y ait même une « raison des gestes » qui puisse précisément en rendre historiquement raison, la démonstration en fut brillamment conduite par ailleurs (J.-Cl. Schmitt) [31]. Mais que cette raison (des gestes) puisse métaphysiquement, et presque transcendantalement, constituer le monde qu’elle innerve : tel est ce que le philosophe, probablement, peut apporter, en se laissant guider par ce que Hugues de Saint-Victor parvient, pour aujourd’hui encore, aussi à suggérer. « Notre corps n’est pas d’abord dans l’espace : il est à l’espace » de sorte que l’enfant « tend sa main » sans « regarder sa main » pour saisir l’objet, souligne Maurice Merleau-Ponty dans la Phénoménologie de la perception ; et « le geste est une mesure et une posture des membres du corps pour toute façon dagir et de se comporter » indique, de façon étonnement contemporaine, Hugues de Saint-Victor dans la Formation des novices[32]. Dans l’un et l’autre cas, comme dans tous les cas où l’attitude objectivante du monde est suspendue soit par la phénoménologie (Merleau-Ponty) soit par la mystique (Hugues de Saint-Victor), nous constituons le monde par notre corps plutôt que nous ne sommes constitués par lui, nous faisons l’espace par notre mode d’être charnel davantage que notre corporéité ne s’y inscrit selon une attitude naturelle que le phénoménologue et le mystique apprendront mutuellement à corriger.

30Une telle définition du geste, telle que nous la lisons chez Hugues de Saint-Victor, avoue Jean-Claude Schmitt et spécialiste en la matière (La Raison des gestes), « est la plus complexe de toutes celles qu’il ait rencontrées dans toute l’histoire occidentale antique médiévale ». Mieux, « à peine énoncée, elle est devenue la définition canonique, reproduite par les auteurs ecclésiastiques du xiie et xiiie siècles » [33]. Reste à interpréter ce qui pour l’heure ne fut encore que formulé supra : gestus est modus et figuratio membrorum corporis ad omnem agendi et habendi modum[34]. [a] Le mode (modus), [b] la figuration (figuratio), [c] et la manière d’être et d’agir (agendi et habendi modus), constitueront ainsi les trois temps d’une gestualité configuratrice de monde, au point de faire de la corporéité le lieu source d’une nouvelle étantité.

31(a) Que le geste (gestus) soit mesure, c’est sur quoi il convient au moins de s’accorder dès lors qu’il scande notre rapport à l’espace, en traversant précisément le temps. Reste que le « modus » dit plus que la simple « mesure », en cela à tout le moins qu’il désigne une manière d’être qualitative du sujet gestuant, davantage qu’il ne coupe le champ quantitatif de l’espace gestué. À l’instar du « mode de l’amour sans mode » dans le De diligendo Deo de saint Bernard (et plutôt que de « la mesure de l’amour sans mesure ») [35], le mode du geste fait sa différence qualitative indépendamment de toute considération quantitative. Le geste est « un mode » en cela qu’il identifie « mon mode » (d’agir ou d’être), et que nul autre ne le partage en pareille manière. Pour preuve, la répétition du « modus » qui, au terme de la formule, fait du mode de mes gestes, mon propre mode d’agir (agendi) et d’être en rapport avec le monde (habendi). (b) Quant à la figuratio elle est davantage que simple « posture » (Poirel). Point n’est question ici uniquement de « structures du comportement », mais à proprement parler d’un mode d’être éthique qui est en même temps phénoménologique, à l’instar cette fois d’une « phénoménologie de la perception ». La figuratio est « figuration » non pas en cela seulement que le geste « prend figure » dans le monde, mais qu’il « con-figure » un monde. Ainsi que le souligne Husserl relayé ici par Edith Stein, l’homme est « figurateur du monde » dans sa vision du monde (Weltanschauung), et fait donc monde en mondifiant le monde, par son corps précisément [36]. (c) Point n’est donc question, et seulement ici, de manières « d’agir » et de « se comporter » (Poirel), dans une sorte de behaviorisme bien réducteur du De institutione novitiorum de Hugues de Saint-Victor. Manière d’être (ou habitus) et manière d’agir font en réalité les deux modes du mode du geste. Mode plutôt que mesure, le geste lui-même se divise en modes : celui de sa manière d’être par son « style » (à l’instar de Merleau-Ponty par exemple), et celui de sa manière d’être par sa « praxis » (à l’instar d’un Aristote). L’homme va au monde par le geste, que les catégories du geste vérifient de part en part, comme autant de catégories transcendantales configuratrices de monde plutôt qu’immergées dans le monde : « le geste est un mode [modus] et une figuration [figuratio] des membre du corps en vue de toute manière d’agir [agendi] et d’être disposé [habendi] », convient-il à nos yeux de traduire. Disant ce qu’est le geste, Hugues de Saint-Victor indique précisément ce qu’il n’est pas et ne peut pas être : non pas quelque chose dans le monde (quid), mais le comment, ou le mode d’un être au monde comme tel (quo-modo) [37].

Catégories du geste

32Les catégories hugoniennes du geste dans la Formation des novices, pionnières et étonnement modernes en matière de kinesthésie, vérifient alors, et de part en part, cette fonction transcendantale du corps que seule la gestualité est probablement à même d’assumer. S’il est une « anthropologie du geste » (M. Jousse), c’est en cela que le geste est aussi et d’abord, et presque primairement, une « fonction transcendantale du geste », par quoi la corporéité actuée est toujours à même de synthétiser un monde qui n’est pas premièrement donné [38]. La typologie assume sa fonction génésique, et ne se réduit pas à sa tâche pédagogique :

33

Par la raison, […] l’homme doit considérer avec diligence et discerner par lui-même, autant qu’il le peut, ce qui est licite et ce qu’il ne l’est pas, ce qui est convenable et ce qui ne l’est pas : en tout acte [in omni actu], en tout lieu [in omni loco], en tout temps [in omni tempore], à l’égard de toute personne [erga omnem personam] [39].

34Acte, lieu, temps, personne : telles sont les catégories cicéroniennes de la loquacité, revisitées ici par Hugues de Saint-Victor à l’occasion de la gestualité, et que l’ensemble des membres du corps auront pour fonction de constituer sur le mode de l’habiter.

35(a) En tout « acte » (in omni actu), nous l’avons déjà souligné, il revient au geste de considérer le triple rapport du novice « au service de Dieu » (in Dei servitio), aux « besoins de son prochain » (in necessitatibus proximorum), et « à lui-même » (ad se). La nouveauté cependant ne tient pas seulement dans le rapport, mais dans la manière de l’engendrer par la corporéité. Le novice nest pas en relation avec Dieu, le prochain ou lui-même comme deux pôles indépendants venus à se relier, mais sa gestualité en acte fait l’altérité de Dieu et du prochain, comme aussi l’identité de soi à soi. C’est pour que « s’accomplisse » (impleri) les divins mystères, insiste le Victorin, que le commençant s’entraîne à la prière ou à la liturgie dans son rapport à Dieu, pour que « s’exerce » la justice (exercere) qu’il remplit ses devoir humains envers l’autre, et pour que s’ordonne l’usage de son corps (ad usum corporis) qu’il se met en rapport à soi comme à sa propre chair. Dieu, l’autre et la chair – identique en tout à la trilogie de « Dieu, la chair, et l’autre » – n’est pas donnée de soi mais se constitue par soi. « En tout acte » (in omni actu), « faire quelque chose » (agendum), c’est d’abord se faire, à l’instar de Bergson, du vitalisme, de la phénoménologie, comme aussi de la mystique, qui fait toujours le monde en se faisant [40].

36(b) En tout « lieu », et la fonction transcendantale du corps n’est ici que plus claire, exécuter un geste revient précisément à constituer le lieu – comme si au modus du geste correspondait toujours le topos du monde. On ne vient pas dans le monde avec un corps pour y faire des gestes, mais on mobilise son corps par des gestes pour y faire le monde. Ainsi en va-t-il, et magistralement ici chez Hugues de Saint-Victor, de la typologie des gestes à laquelle répond immédiatement, et étroitement, une topologie des lieux :

37

Autre est la façon [alius est modus] de se tenir dans un lieu où l’on adore Dieu, autre [alius] dans celui où l’on restaure le corps ; autre [alius] dans celui qui est destiné à la conversation ; autre [alius] dans celui où l’on garde le silence, autre [alius] enfin à l’intérieur, autre [alius] au-dehors ; autre [alius] en privé, autre [alius] en public [41].

38Chose remarquable, qu’il convient à tout le moins de noter pour en tirer son ultime visée. Les lieux ici ne sont pas nommés, ou plutôt, ils ne sont appelés dans leur altérité (alius, alius, alius…) qu’en cela qu’ils sont différemment gestués : l’Église pour « se tenir là où l’on adore Dieu », le réfectoire là où l’on « restaure le corps », le parloir là où l’être-avec est « destiné à la conversation », le dortoir où l’on « garde le silence », la clôture « à l’intérieur » et le monde « au dehors », la cellule « en privé » et la salle capitulaire « en public ». Il ny a pas de lieux (topoï), mais les lieux se font ou sont faits en cela qu’ils sont agis. Mieux, s’il est une « salle des Actes » – autrement célèbre puisqu’elle fit déjà l’objet d’une longue et autre réflexion (J.-L. Marion) [42] –, c’est en cela qu’elle est « en acte », de parole s’entend, et non pas uniquement de l’agrégat festif d’une communauté en mal de se rassembler.

39La théologie symbolique n’est donc pas, ou plus seulement ici, « le bon usage des choses sensibles ». Elle se radicalise plutôt en faisant, ou en constituant, le sensible. Mieux, c’est en usant corporellement des choses qu’elle mondifie le sensible comme tel, si tant est qu’il n’y a pas de choses ni de lieux en dehors de ce que nous avons à y faire pour qu’ils soient tels. Pour preuve, la confusion des gestes (typologie) qui marque tout aussi bien une confusion des lieux (topologie). Dans ses instructions aux novicesle maître victorin prévient et précise que

40

Souvent toutefois, même ce qui est nécessaire en public demande d’être d’abord mis à une sorte d’épreuve en privé parce que, si nous le négligeons totalement en privé, nous ne sommes plus capables ensuite d’en faire usage en public quand il le faut [43].

41À l’instar de l’habit (qui fait le moine), le lieu fait la communauté, non pas en cela que le couvent rassemble les moines, mais par là que les frères dans leur manière de fraterniser se constituent en communauté, délimitant par là des espaces à partir de leur propre corporéité. La communauté canoniale figure le corps du Christ (1 Co 12) dès lors que ses membres se rendent aussi capables de le gestuer, voire de le chorégraphier.

42(c ) À l’espace ou au topos du geste suit alors sa temporalité ou son chronos : quid in omni tempore agendum – « que faire en tout temps ? » [44]. Qu’il y ait un temps pour travailler, et un temps pour se reposer, le Victorin ne saurait, au moins à son époque, en douter, tant la division des jours fait du repos sabbatique le signe et le sens de notre affairement au cœur de la quotidienneté : « les jours de fêtes exigent eux aussi une autre application [aliud studium] et un autre genre de vie [alium conversationis modum] que les jours où il est permis de travailler », lit-on dans la Formation des novices [45]. Mais l’alternance du jour et de la nuit, voire des jours travaillés et du repos dominical dit davantage que la simple division des jours. Car, si je constitue l’espace par mon geste (l’Église en y priant, le réfectoire en y mangeant, le parloir en y conversant, le dortoir en y dormant, etc.), je le fais autant, et tout aussi bien, pour le temps. La gestualité engendre la temporalité, comme elle accouche aussi de la spatialité :

43

la nuit [in nocte], les hommes doivent être avec eux-mêmes [secum], et refaire par le sommeil leurs membres fatigués […]. Le jour au contraire [in die], sortant de leur privé [de secreto suo], il s’assemblent et se montrent pour se voir et s’imiter les uns les autres [in unum coeunt et ad invicem videndos se et imitandos ostendunt] [46].

44La chose est claire, et parle d’elle-même. La temporalité du geste constitue l’altérité, et l’alternance du jour et de la nuit le rapport à la communauté. D’origine canoniale, nous l’avons dit, les victorins vivent cloîtrés mais non pas retirés. Il convient donc à Saint-Victor de « se montrer » (se ostendunt), et précisément « pour se voir » (se videndos) ou « pour s’imiter » (imitandos). En « se donnant et se recevant des uns aux autres [dare et accipere alterutrum] » en des exemples d’œuvres bonnes s’entend [47], la phénoménalité guide ici l’ouverture du diurne. Le temps du jour, constitué par le geste de l’imitation, fait le sens de la manifestation, qui est aussi ostentation. Le retrait, au contraire, habite et nourrit le rythme du nocturne. La nuit se tient retirée, et me tient retiré, de la communauté. On n’y cherchera donc pas à imiter, mais plutôt à dormir pour s’y reposer. Le corps qui se repose est aussi un corps qui s’expose, et point ne faudrait y opérer une gestualité qui ne convient pas à sa temporalité :

45

il faut avoir égard aux temps [discretio temporum] dans les œuvres bonnes. Car, de même qu’une œuvre mauvaise n’est louable à aucun moment, de même l’œuvre bonne est, d’une certaine façon, jugée répréhensible, si elle n’est pas faite en temps opportun [si tempore opportuno factum non est] [48].

46(d) Vient enfin, et pour conclure sur ce point, la quatrième modalité de la gestualité constitutive cette fois, et explicitement, de l’altérité : quid erga omnem personam agendum – « que faire envers toute personne ? » [49]. Il en va ici non pas de la pensée, mais « de l’affection » de « celui qui est aimé » (ad dilectionem), car de l’amour d’abord le corps donne des signes, plutôt que des concepts le plus souvent desséchés. De nécessaires marques de respect font en effet voir l’amour, sans quoi il n’est jamais manifeste à force de demeurer caché : « le respect sans amour est plutôt servile [reverentia sine amore magis servilis est], et l’amour sans respect doit être jugé puéril [et amor sine reverentia puerilis iudicari debet] » [50]. Mais c’est surtout, et précisément, dans la modalité du geste que l’amour paraît tel qu’en lui-même, c’est-à-dire comme adressé. Point n’est besoin de parler pour s’exprimer. Tous le savent non pas seulement pour s’être déjà fait comprendre gestuellement à l’étranger, mais en cela que le « regard qui tue » dit plus que toutes les « paroles qui blessent ». La corporéité ou la descriptivité phénoménologique de nos manières d’être par notre corps prend le pas sur la sphère du langagier ou sur l’analyse herméneutique des modes de notre parler. Mieux, et nous y reviendrons, le parler est lui-même un « geste » (gestus), chez Hugues de Saint-Victor s’entend, en cela qu’il vient par le sens, le son, et le ton s’incorporer. Les « façons de se mouvoir » (geste ad extra) sont ainsi autant de manières de se « faire voir » (vécu ad intra) : le mou dans sa lascivité et l’effronté dans son orgueil, le relâché dans sa négligence et le lent dans sa paresse, l’agité dans son impatience et le précipité dans son inconstance [51]. Le corps parle et nous parle, et envoie à l’autre un message d’altérité toujours à déchiffrer : « le geste est toujours perçu par quelqu’un, souligne J.-Cl. Schmitt commentant le Victorin, c’est le « regard de l’autre » (quel qu’il soit) qui le fait pour ainsi dire exister » [52].

47On s’interrogera alors. Si la gestualité crée la spatialité, comme aussi bien la temporalité, voire l’altérité, qu’en est-il alors des « membre du corps » (membra corporis) par qui ces dimensions sont figurées ou configurées (figuratio) ? Ici le visage, et ailleurs la monstruosité, font alors voir ce qu’il en est de la corporéité, bien (ou mal) ordonnée.

Du visage à la république du corps

48Il convient, selon Hugues, d’apprendre au novice qu’il possède en lui un « miroir de la discipline », pour qu’en voyant il voit, ou mieux, pour qu’en voyant il « se » voit, et voit qu’on voit ce que lui-même, de lui-même, ne voit pas. La définition du « visage » (facies), comme « miroir de la discipline [discipline speculum], auquel il faut être d’autant plus attentif que le moindre défaut ne peut y être caché », sert précisément de guide à une vie qui, sans voile ni mensonge, vient à se manifester [53]. Avant ou après avoir pris notre nourriture, souligne le victorin et en guise d’exemple, « le visage [facies] ne doit pas être le même » : avant plutôt « gai » dans l’idée de manger, et après davantage « réservé » pour ne pas nous laisser échauffer [54]. À l’instar de Lévinas plus tard, le visage ici « n’est pas vu ». Ou plutôt il est « signification », et « signification sans contexte » [55]. Ce qui se voit du visage n’est pas la figure comme telle, et à l’inverse de la figuration dont nous avons vu précisément qu’elle constituait le monde. Le visage est l’invu, le dos plutôt que la figure, puisqu’il signifie souvent ce que le novice précisément voudrait ne pas indiquer, et qu’il laisse pourtant voir dans une gestualité incontrôlée :

49

[Certains], quand ils regardent, singeant je ne sais quel modèle, ferment un œil et ouvrent l’autre. D’autres, plus ridicules encore, parlent avec la moitié de la bouche. Il y a en outre mille grimaces, mille simagrées et frémissements des narines, milles moues et contorsions des lèvres, qui déforment la beauté du visage et la bienséance de la discipline [que pulchritudinem faciei et docorem discipline deformant] [56].

50On l’aura donc compris. Puisque le visage « montre » ce qu’il ne veut pas toujours montrer, et à l’insu parfois de celui qui le montre, il penche parfois et souvent vers la « monstruosité ».

51Les « vices de la gesticulation » (vitia gesticulationis) déjà énoncés définissent alors, et comme en creux, une véritable tératologie du geste, de sorte que « tout mouvement extérieur et déshonnête du corps en nous [omnis exterioris hominis inhonesta figuratio] procède toujours de la corruption de l’esprit intérieur [ab interiori mentis corruptione manaret] » [57]. Dans cette “unité vécue” de l’âme et du corps, dont l’intimité mystique du l’intus et du foris n’a rien à envier ici au schème métaphysique de l’hylémorphisme, se tient le sens propre du corps humain, dans sa justice comme aussi dans son harmonie : « le corps humain est comme une république [quasi quedam respublica corpus humanum] », jette Hugues de Saint-Victor après Platon et bien d’autres, mais en faisant cette fois de la chose publique ou de la respublica le corps de Dieu ou notre propre corps plutôt que de la cité. Hugues incorpore la cité, jusqu’à faire de la communauté canoniale, et de la corporéité individuelle elle-même, le lieu de la plus grande publicité. La justice ici est claire, et reprend tout aussi bien la dikê platonicienne (République, Livre IV, 432b-449a) que l’harmonie paulinienne (1 Co 12, 12-31). Elle revient à ce que « chaque membre [du corps] fasse son office propre [in quo singulis membris sua officia distributa sunt] ». Le pied ne dira plus « comme je ne suis pas une main, je ne fais pas partie du corps », ni l’oreille « comme je ne suis pas un œil, je ne fais pas partie du corps », ni l’œil à la main « je n’ai pas besoin de toi », ni la tête aux pieds « je n’ai pas besoin de vous » (1 Co 12, 15-21). La totalité du corps, non de façon comportementale (behaviorisme) ni de manière globale (Gestalttheorie), mais seulement dans une intention signifiante de la chair nous l’avons vu (Merleau-Ponty), fait ici sens pour être adressée – à autrui comme au monde.

52Le message est donc clair parce qu’il est figuré, ou plutôt parce qu’il donne figure en prenant figure. L’office du corps du novice, comme celui du sage aux yeux du Victorin, revient à figurer l’ordre voulu par Dieu dans l’usage des membres de l’individualité pour constituer aussi la communauté (res-publica) : « que les yeux voient [oculi videant], que les oreilles entendent [aures audiant], que les narines sentent [nares olfaciant], que la bouche parle [os loquatur], etc. » [58]. Là où l’on croirait la pensée prise dans la plus grande trivialité, elle répond en réalité à sa plus ample exemplarité. Car, quoiqu’on en dise, le corps du novice comme de tout un chacun s’évertue souvent, et à son insu, à dysfonctionner : alors qu’il sied selon le Victorin de « rire sans découvrir les dents, voir sans fixer des yeux, d parler sans brandir les mains ni pointer du doigt, sans tordre les lèvres, sans hocher la tête, sans hausser les sourcils, marcher sans ondoyer des hanches, sans mouliner des bras, sans rouler des épaules, etc. » [59], nous ne cessons de voir :

53

certains qui ne savent pas écouter sinon la bouche ouverte et ouvrent aux paroles de l’orateur leur antre buccal […] ; d’autres qui, lorsqu’ils écoutent, tirent la langue comme des chiens assoiffés et, à chaque action, tordent les lèvres comme s’ils tournaient une meule ; d’autres qui, lorsqu’ils parlent, tendent le doigt et haussent les sourcils […] ; d’autres qui branlent du chef […] ; d’autres qui, comme si leurs oreilles n’étaient pas faites pour écouter n’en tendent qu’une, etc. [60].

54La « république du corps » perd ainsi le sens de sa publicité dès lors qu’elle oublie qu’elle est regardée. Le regard de l’autre, au cœur de la communauté canoniale, ne me couvre pas de ma honte (Sartre). Il révèle ma propre identité (Lévinas) [61]. En cela cependant, il ne fait pas que dire son altérité dans un visage presque désincarné, mais il prend totalement en charge ma propre corporéité. L’échange du Dire et du Dit ne suffit pas à me révéler, dans un acte langagier qui manque encore de corporéité. Seule la gestualité, aux yeux de Hugues, marque et individue mon style. L’autre par son regard exhibe qui je suis par mon corps, et me l’enseigne à moi-même, parfois aussi contre moi-même.

55Le rapport au sensible dans le symbolique ne saurait ainsi éviter de se reconnaître médiatisé : par Dieu certes, mais aussi par l’homme et par le monde. Le « monstre du corps », en cela qu’il ne s’en tient pas à sa « république », montre précisément qu’il fait montre vers ce qui jamais ne devrait se montrer et pourtant fait voir le tératologique dans le gestuel incontrôlé :

56

D’autres en marchant se servent de leurs bras comme de nageoires, et comme quelque monstre double [duplici quodam monstro], dans un seul et même moment, de leurs pieds, ils marchent ici-bas sur terre, et, de leurs bras, volent en l’air là-haut. Dis-moi, je te prie, quel est ce monstre [quod est, queso, monstrum hoc] qui, en lui-même, imite toute à la fois et la démarche d’un homme et les rames d’un navire et le vol d’un oiseau ? [62].

57Sans ici identifier un auditeur, voire un lecteur ou un auteur qui pourrait se sentir visé, le corps dans ses « manières d’êtres » ou dans son « geste » prend le relais de l’habit dans son « paraître » et qui parfois suffit à faire le moine. Au cœur de la Phénoménologie de la perception et dans une étrange proximité avec la Formation des novices de Hugues de Saint-Victor, Maurice Merleau-Ponty souligne que « la parole signifie non seulement par les mots, mais encore par l’accent, le ton, les gestes, la physionomie, et ce supplément de sens révèle non plus les pensées de celui qui parle, mais la source de ses pensées et sa manière d’être fondamentale » [63].

58Reste qu’on ne cessera pas de parler, chez le maître victorin s’entend (Hugues), comme aussi chez le phénoménologue (Merleau-Ponty). L’« expérience muette et silencieuse » mérite d’être relayée, mais non pas dans le seul acte langagier (herméneutique du texte), mais aussi par la vie ou la voix où elle s’est incarnée (herméneutique de la facticité). Le geste comme parole (définition et catégories du geste [supra]) opère la parole elle-même comme un geste (définition et catégories de la parole [infra]), et fait du parler lui-même un mode de la corporéité.

III. La parole comme geste

59À la définition du « geste » (gestus) dans le De institutione novitiorum [§ 12] correspond celle du parler (loqui) : de disciplina in locutione servanda et primo quid loquendum – « de la discipline à garder dans la parole, et d’abord que dire ? » [§ 13]. Mieux, aux catégories de la gestualité constitutives de la spatialité comme de la temporalité, voire de l’altérité [§§ 1-5], répondent comme en écho, et de façon magistralement analysée, les catégories de la parole faisant notre propre vérité [§§ 13-17]. L’étonnante construction de ce traité ne doit donc pas échapper à qui veut métaphysiquement l’analyser. Point n’est question ici de simple pédagogie, et encore moins d’un discours de la méthode à l’usage de formateurs en mal de conceptualité. Il en va plutôt de la philosophie, voire de la phénoménologie et aussi de la théologie. La « république du corps » attend maintenant « son parler », comme la chair sans le verbe ne saurait totalement (se) signifier. Le symbolique comme « bon usage du sensible » doit donc en passer par sa verbalisation, non pas contre la corporéité, mais à partir d’elle précisément, et dans son mode le plus exemplaire très certainement.

Définition de la parole

60En guise de définition de la parole, aucun énoncé, pour tout dire, serait à même de tout résumer. À « La Raison des gestes » (J.-Cl. Schmitt) répondent certes « Les Péchés de la langue » (C. Casagrande et S. Vecchio) où les circonstance de la paroles (circumstantiae loquendi) sont ici finement analysées [64]. Mais un écart se creuse. Là où les « circonstances » cicéroniennes de la parole n’étaient encore que rhétoriques, elles deviennent métaphysiques chez Hugues. Érigé en « discipline » (disciplina), le parler n’est plus seulement à contrôler, mais devient aussi conceptuellement matière à interroger (double sens de la disciplina) : « de la discipline à garder dans la parole [de disciplina in locutione servuanda] » [65]. Il y a là, aux dires des auteurs (Cassagrande et Vecchio), un « tournant décisif » :

61

jusque-là, le schéma des circonstances avait été utilisé dans la structure formelle et vide de la liste […]. Avec Hugues de Saint-Victor, ce schéma devient une discipline, la disciplina in locutione, un ensemble articulé de règle à suivre, partie intégrante d’une plus générale discipline du comportement […] [66].

62Mais ce qui fait à nos yeux le tournant n’est pas uniquement sa mise en forme, ni même son orientation vers la disciplina dans un ensemble de règles pratiques de vies. Il en va en réalité de la métaphysique, et du symbole comme « bon usage du sensible » précisément. En demandant « que dire ? » (quid loquendum [§ 13]), « à qui parler ? » (cui loquendum] [§ 14]), « où parler ? » (ubi loquendum [§ 15]), « quand se taire et quand parler ? » (quando tacendum et quando loquendum [§ 16]), et « comment parler ? » (quomodo loquendum sit [§ 17]), le maître victorin omet de mentionner la première et pourtant la plus évidente question : « qui parle ? » – quis loquitur ?[67]. Dans cette omission se dit en réalité la définition, de la parole précisément. On ne dira pas « qui parle ? » car le « parleur », qu’il soit novice ou simple chanoine victorin, se tient toujours déjà-là en communauté dans le mode d’être du parler (dans certaines parties du cloître ou parfois au réfectoire par exemple), et ne se retire jamais dans un en soi détourné de la parole adressée.

63Non pas congédié de l’acte de parole, le sujet parlant y est en réalité toujours convoqué. Mais celui qui devrait se donner d’abord au nominatif (quis), et qui explique précisément son absence “nominative”, se découvre d’abord répondant avant que parlant, à l’accusatif (quid), au datif (cui), et à l’ablatif (ubi, quando, quomodo), plutôt qu’au nominatif. L’héroïsme du sujet serait tel chez un novice « beau parleur » déclamant et fanfaronnant, qu’il sied pour lui de s’en tenir à son être parlé plutôt que parlant, et écouté plutôt qu’écoutant. L’énonciation de la parole, pour reprendre des catégories linguistiques connues (F. de Saussure), prime sur son énoncé, ou les modes d’être en relation à celui à qui je le dis (cui) sur ce que je dis (quid) : « en tout ce que nous voulons dire [omnino quicquid dicere volumus], note Hugues de Saint-Victor, tirons d’abord de la qualité même de notre parole à qui il faut le dire [cui dicendum ex ipsa prius nostri semonis qualitate colligamus] » [68].

64S’il est donc une définition du « parler » chez Hugues (loqui), elle tient d’abord en cela que le sujet parlant, davantage encore que le sujet gestuant, vise toujours directement son destinataire en s’y adressant ; et que les modalités de la parole auxquelles il est approprié (où, quand, comment ?) exigent précisément son hyper-présence, plutôt que son absence.

65Mais il y a plus, et mieux à nos propres yeux, dans cette définition du parler chez le Victorin, en quoi il rejoint intégralement ici la gestualité, et le monde symbolique comme bon usage du sensible comme tel : « la qualité d’un discours, c’est-à-dire la manière de parler [qualitas, id est modus loquendi], insiste Hugues, tient en trois points, à savoir : le geste [quo gestu], le ton [quo sono], et le sens [qua significatione] » [69]. La parole vraie n’est pas uniquement celle qui dit le vrai (accord du quis et du quid), mais celle qui le dit d’une « manière vraie » (accord du quis et du quomodo). Le geste, le ton et le sens de la parole font la teneur du parler, nous le savons d’autant que Merleau-Ponty (déjà cité) n’a cessé de le répéter. Mieux, ce n’est pas uniquement parce que nous pensons que nous parlons, mais aussi en cela que nous parlons que nous pensons. La parole ne fait pas que précéder le geste, dans la fausse suite du penser au parler et du parler au faire. Elle même est un geste, qui en parlant nous apprend paradoxalement à penser, et donc aussi à faire : « l’orateur ne pense pas avant de parler, ni même pendant qu’il parle ; sa parole est pensée » [70], indique le phénoménologue dont on pourrait bien retrouver quelques traces chez le Victorin. Que la langue soit « un mors dans la bouche des chevaux pour qu’ils nous obéissent », « un petit gouvernail qui tient la barre des bateaux si grands soient-ils », ou un « petit muscle qui se vante de grands effets », on le sait justement depuis l’Épître de Jacques savamment reprise par Hugues de Saint-Victor (Jc 3, 3-6). Mais qu’il faille la dompter ne signifie pas qu’on exige de la brider, voire de la supprimer : on peut certes « parler au moment où on ne doit pas et où il ne faut pas parler », « par bavardage » (per licentiam), souligne le maître Victorin. Mais on peut aussi « ne pas parler au moment où on pourrait et où on devrait parler », « par négligence » (per negligentiam), insiste encore frère Hugues. Il convient certes de savoir se taire, mais il convient aussi d’apprendre et d’oser parler, en particulier pour le novice à qui ces recommandations sont adressées. Aux catégories du geste (quoi, où, quand, à qui [§§ 1-5]) font alors écho celles du parler (quoi, à qui, quand, où, comment [§§ 13-16]), pour qu’à la constitution transcendantale de l’espace et du temps par le corps (le corpus comme exemplum) réponde maintenant l’institution d’autrui et du monde par la parole (le verbum comme actus).

Catégories de la parole

66(a) Dans la casuistique du parler, il convient alors et d’abord, de dire « que dire ? » (quid loquendum). Paradoxalement, le trait utile et nuisible de la parole que l’on dira – puisque « tout est permis mais n’est pas profitable » (1 Co 6, 12) – dépend moins, nous l’avons souligné, de ce qui est dit (énoncé) que du « mode » par lequel il est dit (énonciation). Mais le Dit ici se complète, ou plutôt se complexifie. Car dans le Dit se dit non seulement les personnes « qui » parlent (per quas) ou « à qui » on parle (ad quas), mais aussi et surtout celles « de qui » on parle (de quibus). Le tiers dans le Dit fait le sens du dire. On le sait pour l’expérimenter sans se l’avouer, et c’est bien de cela que le Victorin veut instruire le commençant. On se gardera de “mal dire” ou de “mé-dire” de l’absent, en cela seulement que son absence charnelle nous permet d’outrager le mode langagier de sa présence : « ces trois sortes de paroles, à savoir les nuisibles, les malhonnêtes et les inutiles, [sont] en fonction […] de la qualité des personnes qui parlent [secundum qualitatem personarum per quas], à qui on parle [vel ad quas] et [surtout (nous ajoutons)] de qui on parle [de quibus locutio fit]» [71].

67(b) Le destinataire « à qui parler » (cui loquendum) est alors tout désigné comme l’office régulier de tout acte de parole. On ne parle pas d’abord à soi ni à Dieu, dans l’ordre canonial où certains lieux sont autorisés à la parole (dans le scriptorium ou quelques parties du cloître avec le maître des étudiants par exemple) [72], mais on parle à l’autre à qui intentionnellement il faut s’adresser :

68

après avoir choisi que dire [quid dicat], que l’on s’enquière avec soin de la personne à qui le dire [cui dicat]. Car, de l’avis du sage : “celui qui adresse la parole à qui ne l’écoute pas est pareil à qui réveille un homme plongé dans un profond sommeil” (Eccl 22, 14) [73].

69Le critère du parler ne relève pas ici de la « vaine curiosité », dont le Victorin se méfiera toujours, à l’instar de la juste prévenance de l’abbé cistercien de Clairvaux son contemporain. Seul le prisme de l’« édifier » en fera la fécondité :

70

Lorsque nous parlons pour notre propre édification [cum propter nostram edificationem loquimur], parlons donc avec ceux dont l’enseignement peut nous porter à la vertu. Mais lorsque nous parlons pour édifier le prochain [cum autem propter edificationem proximi loquimur], parlons avec ceux que, par notre exhortation, nous espérons pouvoir corriger de leur vice [74].

71(c) Le lieu ou les lieux « où parler » (ubi loquendum) [§ 15], reprennent alors, et en les complétant, les lieux « où [et par où] agir » (quid in omni loco agendum) [§ 3]. À la constitution du lieu par le geste répond la constitution du lieu par la parole : le “silence” du dortoir ou de l’Église abbatiale, le “disputer” de l’école claustrale ou la “convivialité” du cloître canonial [75]. À la « hiérarchie des mots correspond ici une hiérarchie des lieux » [76], non pas en cela qu’il faille préférer les lieux où se taire à ceux où l’on peut parler, mais parce que par la parole se fait la convivialité de la communauté comme par la geste se constitue sa spatialité et sa temporalité.

72(d) Les moments pour se taire ou pour parler – « quand se taire et quand parler ? » (quando tacendum et quando loquendum) – font alors, et probablement, l’originalité du loqui. Car si on ne parle pas « n’importe où » (ubi) chez les victorins, on ne parle pas non plus « n’importe quand » (quando). On distinguera ainsi les temps, pour reprendre Qohelet : « le temps pour parler, et le temps pour se taire » (Qo 3, 7). Il convient de mettre le débutant, et tous les frères, en garde. Le temps du dire n’est pas celui d’un incessant flot de paroles, venu d’un novice d’autant plus frustré qu’il n’a que peu l’occasion de s’exprimer : « ce n’est jamais le temps de tout dire [tempus quando omnia numquam] », prévient Hugues avec autorité, car il convient d’apprendre que le tout du Dire ne saurait lui-même tenir dans la temporalité nécessairement limitée du Dit. Plus que le mutisme, qui tait la parole lorsqu’elle voudrait s’exprimer et s’en voit bridée, le vrai parler naît donc, et en réalité, sur fond de silence, dont le novice fera l’apprentissage et au cœur de formules hugoniennes dont la contemporanéité pourrait faire pâlir nos meilleurs langagiers : « c’est par la silence au moment de se taire qu’on apprend ce qu’on peut ensuite exprimer par la parole au moment de parler, lit-on au cœur du De institutione novitiorium […]. C’est d’abord dans le silence [prius in silentio] que prend forme la parole [forma loquendi sumitur] » [77]. L’« hospitalité du silence » : tel est ce qui fait le fond du parler, pour reprendre ici la juste formule de J.-L. Chrétien dans l’Arche de la parole étrangement proche ici du secret victorin : « loin de nier la parole, le silence en est la source » [78].

73(e) Comment alors parler – quomodo loquendum sit ? Car il ne suffit plus de parler. Il faut agir, ou plutôt gestuer cela même que « parler » veut dire, et de là provient notre plus profonde unité : non plus le geste d’un côté avec ses propres catégories [§§ 1-5] et la parole de l’autre avec ses seuls paradigmes [§§ 13-16]. Mais le “geste de la parole” qui lui-même marque un “style”, sa manière d’être charnelle la plus propre, et le moyen le plus sûr d’être écouté [§ 17] : « la discipline exige que, chez celui qui parle, le geste soit humble et mesuré [gestus modestus et humilis], le ton modéré et mélodieux [sonus demissus et suavis], le sens des paroles vrai et doux [significatio verax et dulcis] » [79]. Le « geste mesuré » (modestia gestus), le « ton modéré » (sonus demissus), et le « sens vrai » (significatio vera) : tels sont les traits qui définissent, stricto sensu aux yeux de Hugues de Saint-Victor, les modalités du parler dès lors qu’il s’est incorporé.

74Souvenons-nous. Le “geste” avait été défini comme « un mode [modus] et une figuration [figuratio] des membre du corps en vue de toute manière d’agir [agendi] et d’être disposé [habendi] » [§ 12], et la “discipline” comme la « liaison au dehors des membres du corps [liganda sunt foris membra corporis], pour qu’à l’intérieur soit consolidée l’assise de l’esprit [ut intresecus solidetur status mentis] » [§ 10] [80]. Quand le parler devient geste, il est donc corporellement adressé ; et lorsqu’il appartient à la discipline, il dit lui aussi un mode de l’unité du charnel et du spirituel. Le novice parlant dans son « geste mesuré » évitera donc, aux dires du maître victorin, « les mouvements de bras désordonnés, impudents et violents, de sorte qu’il ne dérange pas le calme de son discours par des clignements d’yeux ou par quelque air ou jeu de physionomie indécent » [81]. Avec son « ton modéré », il s’efforcera aussi de « ne pas effrayer sans raison, ni d’offenser à juste titre ses auditeurs en tonitruant et en jetant des éclats de voix immodérés » [82]. Et en prenant enfin soin du « sens », c’est-à-dire de « ce que signifie le discours » (id est sententia sermonis), « il doit être vrai, parce qu’une parole fausse, même dite avec art et éloquence, est néanmoins jugée ou nocive ou oiseuse par l’auditeur qui l’aurait comprise » [83]. Qu’on ne s’y trompe pas ici. Point n’est question de simples recommandations, comme si le parler avait sa méthode et son apprentissage (pédagogie), et le plus souvent pour mieux tromper voire se tromper (rhétorique). La parole ne peut, ni ne suffit, à elle seule à plaider sa cause. Elle requiert le corps pour s’incorporer, fût-ce simplement pour s’exprimer. Accompagnée de « gestes », elle est aussi en tant que telle « gestualité », et cela Hugues le souligne dans une métaphore qui lui impose presque de “marcher” : « comme le boiteux possède en vain de belles jambes, dicte la sagesse de Salomon reprise ici par le maître victorin, de même le proverbe est indécent dans la bouche des sots » (Pr 12, 8) [84].

Conclusion : la voix

75Il convient donc d’être en chair pour être en chaire. La parole sans voix demeure toujours muette, et c’est pourquoi elle doit s’incarner. Reprenons en guise de conclusion ce que souligne d’une remarquable façon Hugues de Saint-Victor dans son De Verbo Dei :

76

Le verbe de Dieu revêtu de la chair humaine [humana carne vestitum] est apparu une seule fois de façon visible [semel visibile apparuit], et maintenant, chaque jour [quotidie], ce même Verbe vient lui-même à nous sous le couvert d’une voix humaine [humana voce conditum] […]. D’une certaine façon, la voix du Verbe [vox Verbi] est à comprendre à présent [hic] comme la chair de Dieu [caro Dei] l’était alors [ibi] [85].

77Paradoxalement, et de façon si originale chez le Victorin que la chose mériterait certes de plus amples développements, nous reconnaissons aujourd’hui le Verbe à sa « voix » (vox) comme les apôtres hier l’ont reconnu hier à sa « chair » (caro). Ce n’est pas que nous puissions le voir. L’ère apostolique demeure définitivement close et achevée. Mais nous pouvons et devons l’entendre, et la parole ne saurait à elle seule nous en contenter. Car le « livre de l’Écriture » (liber scripturae) » devient « livre du monde » (liber mundi) quand l’herméneutique du texte rejoint l’herméneutique de la facticité, et que la parole prend corps dans son geste jusqu’à y reconnaître le « style » de Celui qui s’y est incarné : « Le berger marche à la tête des brebis et elles le suivent parce qu’elles connaissent sa voix, rappelle et exige la parabole. Jamais elles ne suivront un étranger ; bien plus, elles le fuiront parce qu’elles ne connaissent pas la voix des étrangers » (Jn 10, 1-5).

78La voix (vox), nous pouvons donc et devons l’écouter, plus et davantage peut-être que la parole, parce que le parler s’y incorpore d’abord, et que nous l’y reconnaissons ensuite. Phénomène du « maintenant-présent » pour celui qui l’entend, et phénomène du « plus propre pour celui qui la profère » [86], la voix dit l’être-là de celui que j’ouïe sans néanmoins nécessairement le voir – qu’il soit caché ou autrement relié. L’entendant dans une entente qui fait aussi notre communauté, nous y trouverons alors ensemble le cœur du symbolisme où la parole et le geste viennent précisément se relier, comme dans un livre s’entend. Présurseur en cela de Hugues de Saint-Victor, Alain de Lille s’écrie justement : « toute créature du monde, comme un livre et une image, vient nous servir de miroir, – de notre vie, de notre mort, de notre condition, de notre sort, symbole fidèle » [87].


Mots-clés éditeurs : langage, corps, institution, moines, parole, geste, Hugues de Saint-Victor, novices

Date de mise en ligne : 02/12/2011

https://doi.org/10.3917/rspt.952.0383

Notes

  • [1]
    Hugues de Saint-Victor, Des trois jours de la lumière invisible (De diebus tribus [originairement Did. VI]), PL, 176, 814B, trad. A. Michel, Théologies et mystiques et Moyen Âge, Paris, Gallimard (coll. « Folio »), 1997, p. 345. Pour ce traitement, voir la conférence que nous avons prononcée au Centre Sèvres (Paris) le 13 Juin 2008 sous le titre : « l’art de lire chez Hugues de Saint-Victor » (à paraître dans les Actes du Congrès de la Société internationale pour l’étude de la théologie médiévale).
  • [2]
    P. Sicard, Hugues de Saint-Victor et son école, Bruxelles, Brepols, 1991, p. 189 (Le livre de référence, au moins pour ce qui est des très nombreuses traductions de textes dûment documentées). Quant à une présentation générale de Hugues de Saint-Victor, on lira avec profit, outre la présentation succincte de R. Baron (Hugues et Richard de Saint-Victor, Bruxelles, Bloud et Gay, 1961), la synthèse exemplaire et précise de D. Poirel, Hugues de Saint-Victor, Paris, Éd. du Cerf, 1998.
  • [3]
    M. Heidegger, Être et temps (1927), Paris, Authentica, hors commerce (trad. É. Martineau), 1985, respectivement § 15 (« l’être de l’étant qui fait encontre dans le monde ambiant ») et § 26 (« L’être-là avec des autres et l’être-avec quotidien). Cit. § 26, p. 103 [S. 118].
  • [4]
    Voir E. Falque, Dieu, la chair et l’autre. D’Irénée à Duns Scot, Paris, PUF (coll. « Épiméthée »), 2008, ch. v « La conversion de la chair (Bonaventure) », § 39-40, p. 309-328 : « du symbole aux sens spirituels ».
  • [5]
    Hugues de Saint-Victor, In Ecclesiasten Homeliae, 141D-143A, trad. P. Sicard, op. cit. p. 241-243 (trad. modifiée).
  • [6]
    D. Poirel, Introduction au De institutione novitiorum, dans L’Œuvre de Hugues de Saint-Victor, t. I, Bruxelles, Brepols, 1997, p. 7 (désormais noté DIN). Nous nous référerons, bien sûr, à cette traduction du De instititione novitiorum (p. 7-114 [avec introduction et notes]). Nous saisissons l’occasion qui nous est ici donnée de remercier l’excellent exégète (D. Poirel) pour son travail et son amitié.
  • [7]
    DIN, § 10, p. 49.
  • [8]
    Ibid.
  • [9]
    Ibid.
  • [10]
    Sur cette distinction célèbre de l’intus et du foris, comme constitutive du corpus victorin lui-même, nous renvoyons à D. Poirel, Institution des novices, op. cit., note 65 p. 108 : « Hugues propose d’éduquer simultanément et progressivement le corps par l’esprit et l’esprit par le corps. Cette dialectique de l’intus et du foris est typique de la pensée hugonienne. Elle ne fonde pas seulement son anthropologie, mais aussi sa théologie sacramentaire, voire sa théologie de la révélation ».
  • [11]
    DIN, § 9, p. 45.
  • [12]
    Pour ce qui est du statut de « l’examen de conscience au xiie siècle », voir I. Noye, art. « Examen de conscience », Dictionnaire de spiritualité, IV. Moyen Âge et temps modernes, t. 4 (1967), col. 1807-1831. Quant à son statut dans l’épicurisme et le stoïcisme, voir P. Hadot, « La philosophie comme mode de vie », dans Qu’est-ce que la philosophie antique ?, Paris, Gallimard (coll. « Folio-Essais »), 1995, p. 178-215.
  • [13]
    M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, p. 174 : « La synthèse du corps propre ».
  • [14]
    DIN, § 12, p. 73.
  • [15]
    Ibid.
  • [16]
    DIN, § 10, p. 49 : « la discipline [disciplina ] est une manière de vivre [conversatio] bonne et probe, pour qui c’est peu de ne pas faire le mal, mais qui veille, même en ce qu’elle fait de bien, à paraître [apparere] irrépréhensible en toute chose ». Pour ce qui est ensuite de la double critique par M. Merleau-Ponty du behaviorisme et de la Gestalttheorie en raison de la prise en compte de l’intention signifiante, nous renvoyons bien sûr à La Structure du comportement, Paris, PUF, 1972.
  • [17]
    Sur la modification de ce sens de la « disciplina » chez Hugues de Saint-Victor, passant de la pédagogie et de la matière à étudier à la norme ou à la règle de conduite, voir J. Leclercq, art. « Discipline », Dictionnaire de spiritualité, t. 3 (1957), col. 1291-1302.
  • [18]
    DIN, § 10, p. 49.
  • [19]
    Ibid.
  • [20]
    DIN, § 11, p. 51.
  • [21]
    DIN, § 11, p. 51-53.
  • [22]
    DIN, § 11, p. 53.
  • [23]
    Texte redécouvert et traduit par D. Poirel, « Un De institione novitiorum victorin inédit », transcrit et traduit dans L’Œuvre de Hugues de Saint-Victor, t. I, op. cit., App. II, p. 307-312 (cit. p. 312).
  • [24]
    DIN, § 7, p. 43. Image du « sceau » appliqué maintes fois à la vie morale au xiie siècle, et en particulier par Abélard à propos de la Trinité (la métaphore sigillaire). Voir J. Jolivet, Abélard ou la philosophie du langage, Paris, Éd. du Cerf (coll. « Vestigia »), 1994, p. 162-166.
  • [25]
    DIN, § 7, p. 41.
  • [26]
    Ibid.
  • [27]
    DIN, § 2, p. 23. Pour l’instruction par la discipline comme enseignement par l’exemple, voir l’ouverture du De institutione novitiorum (p. 19-23), ainsi que C. W. Bynum, « Docere Verbo et Exemplo : An Aspect of Twelfth Century Spirituality », Harvard Theological Studies 31 (1979), p. 1-8.
  • [28]
    C. W. Bynum, The Spirituality of Regular Canons in the Twelfth Century, Berkeley, University of California Press (coll. « Studies in the Spirituality of High Middle Age »), 1982, p. 42-43.
  • [29]
    DIN, § 6, p. 39.
  • [30]
    DIN, § 12, p. 69 : « puisque nous avons décrit les vices de la gesticulation [vitia gesticulationum], l’ordre requiert à présent que nous définissions quelle est, en tout geste [in omni gestu], la mesure de la discipline [modus discipline] ».
  • [31]
    J.-Cl. Schmitt, La Raison des gestes dans l’Occident médiéval, Paris, Gallimard, 1990, dont on lira avec profit l’introduction (p. 13-31), et le chapitre intégralement consacré au De institutione novitiorum de Hugues de Saint-Victor (p. 173-207 : « la discipline des novices » [ch. V]).
  • [32]
    Respectivement M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 404, et Hugues de Saint-Victor, DIN, § 12, p. 59.
  • [33]
    J.-Cl. Schmitt, La Raison des gestes, op. cit., p. 177.
  • [34]
    DIN, § 12, p. 58.
  • [35]
    Voir notre article « Expérience et empathie chez Bernard de Clairvaux », Rev. Sc. ph. th. 89/4 (2005), p. 655-696, et en particulier p. 679-688 : « Le mode d’un amour sans mode ».
  • [36]
    E. Stein, « La signification de la phénoménologie comme conception du monde » (1932), dans Phénoménologie et philosophie chrétienne, Paris, Éd. du Cerf, 1987, p. 1-18.
  • [37]
    On comparera donc notre traduction à celle proposée par D. Poirel (Formation des novices, p. 59 : « le geste est une mesure et une posture des membres du corps pour toute façon d’agir et de se comporter ») et J.-Cl. Schmitt (La Raison des gestes, p. 177 : « le geste est le mouvement et la figuration des membres du corps adaptés à toute action et attitude »). Nous n’entrons pas ici dans le débat d’une définition du geste par le modus (mode ou mesure) ou par le motus (mouvement), la première version nous paraissant, à la suite de D. Poirel, la seule recevable quant au sens [note 81, p. 110 du De institutione novitiorum].
  • [38]
    Voir M. Jousse, L’Anthropologie du geste, Paris, Gallimard, 1974, t. I, p. 10 (Avant-propos) : « je suis descendu de mécanisme en mécanisme et je suis arrivé au langage de gestes qui est à l’origine de l’expression humaine […]. Voilà le grand système de recherche que je poursuis ». Un auteur qu’on gagnerait aujourd’hui à réinterroger, non plus seulement à partir de la visée anthropologique (qui est la sienne), mais dans une perspective proprement métaphysique (la constitution du monde par la gestualité comme telle).
  • [39]
    DIN, § 1, p. 23.
  • [40]
    Ibid. Voir Bergson, Les Deux sources de la morale et de la religion, Paris, PUF, 1958, p. 330.
  • [41]
    DIN, § 3, p. 25.
  • [42]
    Voir J.-L. Marion, « L’événement ou le phénomène advenant », dans De surcroît, Paris, PUF, 2001, p. 37 sqq.
  • [43]
    DIN, § 3, p. 25.
  • [44]
    DIN, § 4, p. 25.
  • [45]
    DIN, § 4, p. 27.
  • [46]
    DIN, § 4, p. 25.
  • [47]
    Ibid.
  • [48]
    DIN, § 4, p. 29.
  • [49]
    DIN, § 5, p. 29.
  • [50]
    Ibid.
  • [51]
    DIN, § 12, p. 59.
  • [52]
    J.-Cl. Schmitt, La Raison des gestes, op. cit., p. 178. Dont on conseillera ici la lecture des trois tableaux dans l’acte de la catégorisation des gestes selon Hugues de Saint-Victor [voir p. 180-183].
  • [53]
    DIN, § 12, p. 71.
  • [54]
    DIN, § 4, p. 27.
  • [55]
    E. Lévinas, Éthique et infini, Paris, Fayard, 1982, p. 90-91.
  • [56]
    DIN, § 12, p. 71.
  • [57]
    DIN, § 12, p. 67.
  • [58]
    DIN, § 12, p. 73.
  • [59]
    DIN, § 12, p. 75.
  • [60]
    DIN, § 12, p. 69.
  • [61]
    Voir R. Bernet, Conscience et existence, Perspectives phénoménologiques, Paris, PUF, 2004 (ch. I : double analyse du regard chez Sartre et Lévinas).
  • [62]
    DIN, § 12, p. 71.
  • [63]
    M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 176 (« la synthèse du corps propre »).
  • [64]
    Voir C. Casagrande et S. Vecchio, Les Péchés de la langue, Paris, Éd. du Cerf, 1991, ch. iii : « Les circonstances de la parole »), et p. 69-73 (commentant directement le De institutione novitiorum de Hugues de Saint-Victor).
  • [65]
    DIN, § 13, p. 75.
  • [66]
    C. Casagrande et S. Vecchio, Les Péchés de la langue, op. cit., p. 69.
  • [67]
    Mentionné par Cassagrande et Vechio (p. 70), mais sans qu’il en tirent cependant toutes les conséquences.
  • [68]
    DIN, § 14, p. 81.
  • [69]
    DIN, § 17, p. 89.
  • [70]
    M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, op. cit. (« Le corps comme expression et la parole »), p. 209 (nous soulignons).
  • [71]
    DIN, § 13, p. 77.
  • [72]
    Voir J. Longère, L’Abbaye parisienne de Saint-Victor au Moyen Âge, Bibliotheca victorina, Paris, 1991 (introduction).
  • [73]
    DIN, § 14, p. 77-79.
  • [74]
    DIN, § 14, p. 79.
  • [75]
    Voir P. Sicard, Diagrammes médiévaux et exégèse visuelle, Bibliotheca victorina, Paris, 1993, note 24, p. 16 (« Analogie des lieux et des fonctions »).
  • [76]
    C. Casagrande et S. Vecchio, Les Péchés de la langue, op. cit., p. 71.
  • [77]
    DIN, § 16, p. 85.
  • [78]
    J.-L. ChréTien, L’Arche de la parole, Paris, PUF, 1998, ch. III (« L’hospitalité du silence »), p. 57.
  • [79]
    DIN, § 17, p. 89.
  • [80]
    DIN, respectivement § 12, p. 59 et § 10, p. 51.
  • [81]
    DIN, § 17, p. 89.
  • [82]
    Ibid.
  • [83]
    Ibid.
  • [84]
    DIN, § 17, p. 91.
  • [85]
    Hugues de Saint-Victor, La Parole de Dieu (De Verbo Dei), dans Six opuscules spirituels, op. cit. (SC 155), I, 2, p. 63.
  • [86]
    J. Derrida, La Voix et le Phénomène, Paris, PUF (coll. « Épiméthée »), 1967, 1989, respectivement p. 70 (« Le signe et le clin d’œil »), et p. 85 (« la voix qui garde le silence »).
  • [87]
    Alain de Lille, Omnis mundi creatura, dans The Oxford Book of Medieval Latin Verse, Oxford, Clarendon, 1959, p. 369 (cité et traduit par G. Dahan dans L’Occident médiéval lecteur de l’Écriture, supplément au Cahiers Évangile n° 116, Paris, Éd. du Cerf, 2001, texte n° 43, p. 60).

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