Histoire des théologies chrétiennes
Lévy, Antoine, Le créé et l’incréé. Maxime le Confesseur et Thomas d’Aquin, Paris, Vrin, (coll. « Bibliothèque Thomiste »), 2006, 560 p., 16 × 24, 76 €. isbn : 978-2-7116-1835-4.
1On sait combien le dialogue entre catholiques et orthodoxes a fait de progrès depuis Vatican II. Parmi les points de litige qui demeurent, le Filioque et la primauté de juridiction dans l’Église universelle ne sont peut-être pas les plus difficiles à résoudre au point de vue de la théologie au sens strict du terme. La question de la grâce est d’une toute autre nature. En canonisant Grégoire Palamas (Tomos de 1268), l’Église de Byzance a repris à son compte des éléments doctrinaux que l’Occident latin n’a jamais, de facto, reçus. Palamas met en avant une distinction qu’il qualifie de réelle entre l’essence divine, imparticipable, et les énergies divines participables par les créatures et source de la grâce divine pour ces dernières. Or la théologie latine exclut jusqu’à la possibilité de pareille distinction, de peur d’introduire une composition en Dieu.
2Durant la première moitié du xxe s. encore, les théologiens du côté latin ne ménageaient pas leur critique. Après la première édition de la Kosmische Liturgie de U. von Balthasar (1949), il faut attendre le dernier tiers du xxe s. pour constater un véritable changement d’attitude. Celui-ci doit beaucoup aux savants travaux de P. Sherwood, lequel s’est également intéressé de près à la théologie palamienne. Plaçant ses espoirs dans une étude comparative des traditions latine et byzantine, Sherwood voyait dans l’analyse de la notion de participation l’enjeu théologique majeur. A. de Halleux consacra également plusieurs articles à cette question entre 1975 et 1979. Pour ce dernier, l’opposition entre Thomas d’Aquin et Grégoire Palamas se résumait à un faux débat, né du refus d’examiner en profondeur les théologies en présence. Au terme d’un article rédigé en 1975, Halleux en appelait au jugement de Mgr Philips, connu pour ses travaux d’ecclésiologie : « La doctrine de l’antiquité patristique orientale donne, dans son ensemble, un témoignage impressionnant en faveur des théories palamites » [1] (p. 44). Et Halleux de conclure : « Voilà une doctrine que personne ne saurait condamner comme non catholique » (p. 46) [2].
3S’ils étaient encore en vie, ces auteurs se réjouiraient qu’il se soit trouvé un théologien pour porter plus avant leur intuition commune, en reprenant, pour ainsi dire, le problème en sa base : la question du rapport entre le créé et l’incréé.
4Il n’est pas impossible, écrit A. Lévy dans son introduction, que :
l’incompatibilité apparente entre le thomisme et le palamisme vienne non d’une conception divergente de la vérité, mais d’une manière distincte de décrire cette dernière. La parenté entre la pensée maximienne et la pensée palamienne s’expliquerait par une vision identique, proprement byzantine, des rapports entre le créé et l’incréé, perspective distincte mais non opposée à celle que forge implicitement Thomas d’Aquin dans l’Occident du xiiie siècle.
6Telle est la substance de sa thèse [3].
7La pertinence du rapprochement entre Grégoire et Thomas dépendant entièrement des positions attribuées à Maxime, l’A. entreprend de satisfaire une double exigence. D’une part, il entend montrer qu’il existe une « perspective » proprement byzantine sur le créé et l’incréé chez Maxime, perspective foncièrement différente de celle que Thomas d’Aquin développe au cœur du Moyen Âge latin, et rejaillissant à sept siècles de distance dans la dogmatique palamienne. D’autre part, il entend prouver l’existence d’une authentique coïncidence doctrinale entre les deux « perspectives » ainsi caractérisées.
8Le premier chapitre forme la partie historique de l’ouvrage. Afin de dégager les soubassements les plus anciens de la discussion autour du la théologie palamienne, l’A. s’efforce de retracer ce qu’il nomme une sorte d’“Ideengeschichte”, jusqu’à Thomas d’Aquin, de la polarité créé/incréé en Orient byzantin et en Occident latin. La distinction (?????????) créé/incréé tient une place centrale dans la pensée de Grégoire de Nysse et elle demeure l’une des lignes maîtresses de la théologie des Pères grecs. Ceux-ci voient dans cette polarité ontologique, située au-delà ou en-deçà de la distinction platonicienne entre l’ordre intelligible et l’ordre matériel, une vérité que seule la Révélation biblique était en mesure de communiquer. La distance incommensurable entre les deux ordres n’exclut pas la possibilité d’une participation unitive du créé à l’incréé. N’est-ce pas précisément la finalité de la créature intellectuelle que d’être unie par participation gracieuse à la Réalité incréée dont elle est séparée par nature ? Maxime, lorsqu’il traite de la divinisation, articule constamment ces deux aspects, le Christ apparaissant comme à la charnière.
9Transplantée sur le sol occidental au Moyen Âge, essentiellement sous l’influence de Jean Scot Erigène (De Divisione naturae, traductions des traités de Maxime), la diérèse grecque connut une fortune théologique autrement complexe. Distinguant, à partir du xie s., entre une « théologie nocturne », d’inspiration érigénienne et une « théologie diurne » officiellement professée dans les Écoles, l’A. tente de ressaisir les voies par lesquelles la notion grecque trouva une diffusion dans la pensée et les traités des théologiens latins. Les spéculations médiévales, nourries par les moutures sans cesse recomposées des textes érigéniens, finirent par provoquer une crise majeure durant les premières décennies du xiiie s. Les condamnations parisiennes de 1241/1244 signent le rejet d’un « hellénisme » théologique suspect de panthéisme. Tout en fermant la théologie occidentale à une certaine intelligence des Pères grecs (D. Chenu), ces condamnations ont eu pour effet, selon l’A., d’inciter les théologiens des générations suivantes à forger un cadre théorique positif susceptible d’en rendre raison. L’intégration du schème cosmothéorique grec de l’exitus-reditus dans le cadre dogmatique augustinien exigeait, de fait, un traitement nouveau de la polarité créé/incréé. Telle est l’origine, selon l’A., de cette « perspective latine » qui trouve une cohérence décisive dans la théologie de Thomas d’Aquin.
10Dans son second chapitre (« ???? »), l’A. explore le champ de la création qui relève de la cosmologie et circonscrit l’ordre des réalités naturelles. À cet effet, il procède à une étude comparative de textes choisis, de Maxime d’abord, de Thomas ensuite. Pour Maxime, la venue à l’être des créatures ainsi que leur mouvement reçoivent leur intelligibilité dernière de l’interaction entre une énergie incréée et un pâtir créé. À la faveur de cette interaction d’ordre causal (energeia-pathos), une communication s’établit entre les sphères incréée et créée, laquelle ne donne cependant pas lieu à quelque mélange substantiel que ce soit. La question est alors de définir le rapport entre, d’une part, cette énergie incréée qui vient “toucher” ponctuellement la créature dans le temps, et d’autre part, « l’être-en-énergie » essentiel de Dieu. S’agit-il de la même énergie incréée ? Pour Maxime la distinction entre les deux types d’énergie n’a de réalité que du point de vue de la créature située dans le temps. C’est relativement à celle-ci qu’il y a “démultiplication” de l’unique énergie incréée de Dieu en autant d’“energeiai” que la créature a de modalités de “pâtir” Dieu. Dans l’absolu, Dieu reste, selon son « être-en-énergie » essentiel absolument immuable, aucune réalité extérieure ne pouvant Lui servir de terme, y compris lorsqu’Il crée et conserve le monde.
11Si tel est bien le noyau de la cosmologie maximienne, il faut encore demander dans quelle mesure celui-ci enveloppe la « distinction réelle » entre essence et énergies divines que la théologie palamienne met en avant. Certes, on ne saurait parler de distinction réelle au sens où l’entendent les théologiens thomistes, à savoir comme impliquant la séparabilité dans l’absolu entre essence et énergies divines. Toutefois, si l’on se place du point de vue relatif de la créature, la distinction entre l’énergie qui vient la toucher dans le temps et sa source essentielle en Dieu désigne bien quelque chose de réel. Perçue par la créature comme le principe prochain du pathos qui promeut son activité propre, l’énergie ponctuelle et divine est nécessairement distincte de la cause-origine essentielle dont elle émane. Aussi bien, cette cause-origine demeure à jamais imparticipable par la créature, si tant est que celle-ci ne peut participer de celle-là que sur le mode de l’énergie ponctuelle qui promeut son activité créée. En fait, la distinction entre énergie et essence qui est ici en jeu ressortit précisément à ce que le vocabulaire technique des Pères grecs désigne sous le nom de ????????? ??? ’ ????????Contrairement à la distinction conventionnelle (????????? ???? ?????), qui n’existe que dans l’entendement, la distinction « selon la notion » énonce ce qu’il en est d’une réalité extérieure à l’entendement, sans pour autant impliquer une réelle séparabilité dans cette réalité.
12Pour Thomas, Dieu, en créant le monde, confère l’esse aux créatures par son propre être-en-acte. Simultanément, le sujet de l’acte de création contracte une relation à Celui qui lui communique son esse. Cette communication s’exerçant sans mouvement, la création consiste toute entière dans ce nouvel et durable esse assorti d’une relation réelle de la créature au Créateur. Quant au Créateur Lui-même, Il reste totalement transcendant à la création, inaffecté en son être incréé par cette relation dont le mode d’existence est accidentel et créé. De la sorte, Thomas rend compte de l’identité de l’esse et de l’opération en Dieu selon un point de vue absolu. Il désigne Dieu tel qu’Il est en Lui-même, indépendamment de l’appréhension de la créature. De ce point de vue, la distinction entre essence et opération en Dieu est de raison ; la séparabilité des deux principes n’existe que dans l’entendement de la créature, même si la liberté créatrice de Dieu implique un fundamentum in re de la distinction entre essence et opération divines.
13En plaçant les textes de Maxime et de Thomas en vis-à-vis, l’A. achève de rendre manifeste la convergence des deux approches. D’une part, Maxime et Thomas tiennent à respecter la transcendance divine, tout en ne voulant nier ni exclure la possibilité d’une communication réelle entre Dieu et la créature. D’autre part, les deux auteurs font preuve d’un même souci de l’autonomie du créé dans son ordre, tout en distinguant dans cette autonomie le déploiement continu d’un ordre totalement transcendant. À la base des rapports entre le créé et l’incréé, l’A. identifie un schéma causal identique, d’origine aristotélicienne, qui a connu des développements décisifs dans le néoplatonisme tardif (Simplicius, Jean Philopon…). Ce schéma lie l’énergie absolue de certaines réalités intelligibles au caractère relatif des réalités matérielles.
14Comment se fait-il alors que, malgré ce consensus de base, l’articulation conceptuelle des deux théologies apparaît, au moins à première vue, si différente ? L’A., nous semble-t-il, fait montre d’une grande sagacité lorsqu’il traite de cette question. L’approche est manifestement nouvelle et éclairante. Elle consiste à distinguer deux manières de décrire la relativité du monde créé. Saisie comme de l’extérieur du continuum spatio-temporel des créatures (“ktizocentriquement” selon la terminologie de l’A.), la condition relative des créatures prend la forme d’un « décrochage dynamique » du plan absolu au plan temporel : la division-multiplication de l’être-en-énergie éternel est le principe en vertu duquel toutes potentialités et facultés créées sont promues à leur activité propre. Une énergie incréée fait le lien entre le ????? ?? ?????? qui est de toute éternité dans l’entendement divin et le ?????? de la créature dans le temps. À l’inverse, saisie comme de l’intérieur du continuum spatio-temporel (« ktistocentriquement »), la condition relative des créatures s’éclaire par une « réduction rétrospective » de l’influx transcendant à la réalité immuable et éternelle de l’essence divine : toutes les opérations transéantes et ponctuelles sans lesquelles les créatures seraient incapables de déployer leur activité dans le temps ont leur source dans une Réalité éternelle, unique, qui demeure sans relation réelle à la créature. Selon sa réalité, la ratio éternelle qui produit la créature dans le temps demeure entièrement soustraite au modus de la créature, qui en possède seulement le concept.
15Lorsque l’on tient compte de cette manière symétriquement inverse de décrire la condition relative des réalités créées, la différence entre la distinction réelle ??? ’ ????????de Grégoire et la distinction de raison cum fundamento in re de Thomas s’estompe. C’est la symétrie inverse des deux perspectives qui induit une différence de conceptualisation et de langage, sans postuler pour autant de divergence doctrinale. Dans les deux perspectives le processus causal apparaît en effet strictement identique.
16Cette différence de perspective dans l’ordre cosmique n’est évidemment pas sans conséquence lorsqu’on passe à l’ordre économique, celui de la rédemption. Le troisième chapitre de l’ouvrage (« ?????») explore le domaine de la grâce qui relève de la christologie. Pour approcher de la réalité de la grâce, il ne se présente guère d’autre voie possible que d’examiner comment en Christ les dimensions du créé et de l’incréé, de l’humanité et de la divinité, se rapportent l’une à l’autre. Pour Maxime, la conjonction absolument surnaturelle des deux ordres dans l’Incarnation ne vient pas modifier leur séparation naturelle. L’Incarnation est le fait d’une nature qui, tout en restant créée, est privée d’hypostase, et d’une hypostase qui, tout en demeurant incréée, est considérée séparément de la nature qu’elle assume. En conséquence, le même et unique Verbe existe véritablement scindé selon la nature, réellement distinct en son humanité de sa divinité, tout en demeurant un selon l’hypostase. Cette dualité intégrale des natures doit nécessairement se prolonger au niveau des idiomes (opérations, volontés). L’opération divine reste ce qu’elle est naturellement, tout comme l’opération humaine, et cependant leur mutuelle interaction a pour conséquence l’unité synthétique et composée d’opération dans le même Christ.
L’unique différence entre l’ordre naturel (cosmologique) et l’ordre surnaturel (christologique) réside pour Maxime dans le mode (tropos) de l’interaction entre les deux energeiai. La nature humaine conjointe par relation ou ?????? à la nature divine dans le Christ, pâtit une energeia incréée selon un mode-tropos qui dépasse rigoureusement toute proportion avec la puissance ou dunamis naturelle de la créature. Il en résulte dans le Christ-homme une ???? ou un principe d’activité absolument surnaturel, « non-gnomique », c’est-à-dire dépourvu d’hésitation délibérative entre le bien et le mal. Il faut poser, à la base de cette ???? surnaturelle, une qualité surnaturelle d’ordre créé à titre d’effet immédiat de l’energeia incréée modifiant durablement le mode-tropos naturel de la créature. Selon une similitude analogique du seul Saint, la participation déficiente des hommes ordinaires à la réalité divine induite par la grâce de la foi repose sur le même principe : l’activité de la créature se trouve réellement informée de manière surnaturelle, l’energeia incréée surélevant de manière stable l’????naturelle de cette dernière.
17C’est en s’appuyant principalement sur le Commentaire des Sentences que l’A. examine la manière correspondante dont Thomas d’Aquin conçoit l’union entre l’humanité créée et la divinité incréée dans l’Incarnation. Manifestement, Thomas procède à un fin partage entre aspects créés et incréés lorsqu’il analyse ce qui est ordinairement désigné sous l’unique vocable de « grâce d’union ». Thomas distingue en effet trois rapports :
- Comme causalité efficiente de l’union, la grâce d’union désigne la volonté divine incréée dans son rapport à son effet créé dans le temps, qui est l’union de la nature humaine au Verbe. C’est à cette acceptation que Thomas réserve le terme de grâce incréée.
- Comme grâce habituelle, elle désigne l’effet créé dans le temps par la volonté divine, c.-à-d. l’union, dans la Personne du Verbe, de la nature humaine à la nature divine et incréée.
- Selon son aspect le plus fondamental, la grâce d’union désigne la communication faite présentement à l’humanité, de la subsistance incréée du Verbe en raison de l’élévation de la nature créée au subsister éternel du Verbe.
19Toutefois, comment cette grâce créée enferme-t-elle en elle-même la capacité de diviniser l’humanité ? Selon Thomas, la grâce est le rejaillissement qualitatif de l’actualité divine incréée. Comme habitus d’ordre intellectif et infus, elle donne au sujet qui la reçoit de participer la divinité selon une mesure supérieure aux capacités de la nature. Un tel habitus ne requiert pas du côté du participant la possession d’un caractère propre à la nature du Participé, sous peine de mélange entitatif. Cet habitus exige cependant, en sorte de pouvoir se déployer, la réception au sein de la nature inférieure d’une forme ou plutôt d’une qualité nouvelle et surnaturelle, qualité induite par l’union de la nature inférieure à la nature supérieure. Sans lui faire quitter sa nature créée, l’influx divin élève ainsi la créature intellective au-dessus de ses capacités d’activité naturelles, lui donnant notamment de viser, selon son acte propre et créé, la Réalité incréée.
20La mise en vis-à-vis des deux christologies laisse apparaître une singulière convergence doctrinale. Autant que Maxime, Thomas parle de l’unique hypostase composée du Christ. Cette réalité, qui repose sur l’union entre le créé et l’incréé, n’implique aucun tertium quid. « Hypostase composée » ne signifie pas « nature composée ». La communication gracieuse dont l’humanité du Christ est l’objet, ne traduit, à l’instar de toute autre communication de grâce, aucun changement réel dans l’actualité incréée de Dieu. Le changement s’opère uniquement au sein de la sphère créée. Étant établie en vertu de son subsister hypostatique dans un rapport nouveau à l’actualité incréée de Dieu, la nature humaine, sans sortir de sa dimension créée, exerce une activité qui dépasse entièrement ses ressources propres. L’influx divin modifie l’hexis-habitus qui structure l’activité de la nature créée en induisant une qualité créée surnaturelle au sein de cette dernière.
21L’étude comparée des textes ayant permis de dégager la coïncidence doctrinale des christologies, on est en droit de demander si toute la discussion suscitée par la notion palamienne de « grâce incréée » ne procède pas de la dualité de perspective esquissée précédemment. De fait, Maxime décrit la surélévation des puissances créées de la nature humaine, la variété des charismes spirituels, comme les effets d’une démultiplication d’une unique energeia incréée induits par la ?????? ou la relation surnaturelle de l’humanité à la divinité. En se plaçant dans la perspective de la “relativité ktizocentrique” de Maxime, on en viendra donc à souligner le caractère essentiellement incréé de la grâce. En revanche, si l’on se place dans la perspective de la “relativité ktistocentrique” de Thomas, la surélévation de la puissance créée en raison de l’union hypostatique sera saisie comme ne changeant rien, en amont, à l’identité réelle de l’essence et de l’opération divines. Toute la réalité formelle de la grâce se ramenant à la sphère créée, on en viendra donc à parler du caractère essentiellement créé de la grâce.
22Dans son quatrième chapitre (« ????? »), l’A. montre la manière dont la continuité entre l’ordre naturel et l’ordre surnaturel se déploie chez Maxime et Thomas selon une compréhension convergente de l’histoire du salut. La créature intellectuelle possède une volonté naturelle de la fin et une volonté délibérante pour ce qui est des moyens de l’atteindre. Comme conséquence de sa liberté, il arrive cependant à l’homme de choisir un bien apparent au détriment du bien véritable. Agissant alors à l’encontre de sa nature, l’homme s’écarte irrémédiablement de sa finalité. L’histoire du salut est le biais par lequel Dieu, en respectant la liberté de l’homme plutôt qu’en la forçant, redonne par grâce à celui-ci de pouvoir accomplir sa vocation originelle : l’union intellective et transformante à la Réalité incréée. L’influx gracieux resterait cependant vain s’il ne rencontrait l’assentiment de la volonté créée. La grâce du Christ restaure la nature dans sa liberté originelle, en rétablissant les puissances opératives d’une manière entièrement surnaturelle. Dans le Christ les deux natures sont instituées d’emblée au point suprême de la périchorèse divino-humaine. En l’homme ordinaire, ce processus s’étale dans le temps. C’est dans le Corps mystique du Christ et dans ce “lieu” spécifique qu’est l’Église que la puissance incréée reste continûment opérative. Par la grâce de la vie sacramentelle, les fidèles progressent, au fur et à mesure que croissent en eux les vertus théologales, sur le chemin qui les conduit à la révélation plénière du Terme incréé.
23Quod demonstrandum erat : la proximité essentielle entre Maxime et Thomas rend raison de la discussion doctrinale suscitée par la théologie de Grégoire Palamas. Le conflit dure aussi longtemps qu’on méconnaît la différence entre deux manières, aussi respectables l’une que l’autre, de mettre en relief l’interaction entre le créé et l’incréé. De fait, si le mode de description du rapport créé/incréé sépare Thomas de Maxime, le principe fondamental qui régit celui-ci les réunit.
En cette étude qui touche un problème si longuement débattu, A. Lévy trace donc une voie nouvelle et originale. L’exposé, très bien structuré, se caractérise par un double souci de précision et de nuance, ce qui est indispensable en une matière aussi délicate. Il reste que la nouveauté même de cette approche a de quoi déconcerter, au moins au premier abord, ce qui ne facilite pas la lecture de l’ouvrage. Nonobstant, ce travail ne devrait pas manquer d’intéresser ceux qui étudient l’histoire des doctrines, la théologie de la grâce, et plus particulièrement les conceptions développées par Grégoire Palamas. Cette recherche contribue certainement à une meilleure compréhension de la réalité de la participation surnaturelle. Elle suscitera en outre l’intérêt de tous ceux qui ont à cœur d’œuvrer au rapprochement entre l’Église catholique et l’Église orthodoxe. Enfin, les spécialistes et lecteurs de Maxime y trouveront un riche florilège de textes importants, que l’A. a le mérite d’avoir traduits lui-même. Ces traductions restent proches du texte grec, ce qui est un avantage pour ceux qui aspirent à connaître la pensée de Maxime, mais éprouvent quelque difficulté à aborder le texte original. En même temps, nul d’entre ceux qui se sont essayés à traduire Maxime ne sera étonné de constater que, en quelques passages particulièrement difficiles, la traduction présentée demande encore être améliorée. On peut regretter également qu’un grand nombre d’erreurs typographiques gêne la lecture suivie. Par ailleurs, certaines références aux textes de Maxime restent imprécises.
Ces quelques considérations mises à part, il faut espérer qu’une étude de cette qualité et de cette ampleur trouvera les nombreux lecteurs qu’elle mérite.
Lucas Vossen