Notes
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[1]
L’examen du concept de personne en théologie a lieu aux distinctions 23, 25 et 34 du premier livre. L’étude de la personalitas humaine et angélique se trouve dans le deuxième livre, distinctions 1, 3, 16, 17 et 18. Enfin, la personne du Christ fait l’objet de toute la première partie du livre III, en particulier, pour ce qui concerne le concept même de personne, dans les distinctions 5 à 10.
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[2]
Voir par exemple De Trinitate, VII, IV, 7 (BA 15, 527): « pour parler de l’ineffable, il faut bien dire comme on peut ce qu’on ne peut expliquer ».
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[3]
Il faudra attendre les condamnations de 1277 pour qu’une position officielle et donc contraignante apparaisse au sujet de l’individualité des anges. Voir R. Hissette, Enquête sur les 219 articles condamnés à Paris, le 7 mars 1277, Louvain, Publications universitaires, (coll. « Philosophes médiévaux », 22), 1977, en particulier les articles 42 et 43, p. 82 sq, ainsi que les articles 83 et 84, p. 147 sq.
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[4]
Il est admis que Bonaventure a « lu » le troisième livre des Sentences de Pierre Lombard en dernier lieu : I. Brady, « The Edition of the Opera omnia of St. Bonaventure », Il Collegio S. Bonaventura di Quaracchi, Grottaferrata, 1977, p. 133-134.
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[5]
Il ne sera pas ici directement question du Christ, dont la personne mériterait une étude à part entière.
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[6]
I Sent., d. 25, a. 1, q. 2, resp. ad arg. 4 (I, 441) (traduction Ozilou modifiée). Traduction française partielle par Marc Ozilou, Les Sentences. Questions sur Dieu, Paris, PUF, (coll. « Épiméthée »), 2002. Texte latin : « dicendum, quod persona definitur a Boethio sic : persona est rationalis naturae individua substantia, a Richardo sic : persona est intellectualis naturae incommunicabilis existentia. Definitur etiam alio modo sic : persona est existens per se solum iuxta singularem quendam rationalis existentiae modum. A magistris definitur sic : persona est hypostasis distincta proprietate ad nobilitatem pertinente ». La définition de Boèce se trouve dans La Personne et les deux natures du Christ, II (PL 64, 1342 sq) ; les deux définitions du Victorin proviennent de La Trinité, IV, 22-23 et 24 (PL 196, 945 sq ; SC 63, 281 sq). Quant à la définition des « maîtres », elle provient de Pierre Lombard, au chapitre 3 de la même distinction ; en revanche, on n’en trouve pas trace dans la Glossa d’Alexandre de Halès, maître de Bonaventure, bien que l’emploi du mot hypostase soit fréquent chez le maître de l’École des mineurs. Quoiqu’il en soit, ce qui importe est la volonté bonaventurienne de montrer qu’il existe un consensus au sujet du concept de personne, puisqu’il en existe une définition scolaire.
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[7]
Ibid.
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[8]
I Sent., d. 23, a. 1, q. 1, resp. (I, 405-406) (traduction Ozilou légèrement modifiée). Texte latin : « Dicendum quod persona de sui ratione dicit suppositum distinctum proprietate ad dignitatem pertinente. Et hoc patet in sua etymologia, et in aequipollenti suo. In etymologia, quia persona dicitur quasi per se unum. Per se autem unum proprie dicitur unum, quod est omnino distinctum ab aliis et in se indistinctum. Rursum, persona dicitur a personando, quasi a se resonando ; resonare autem dicitur quod in sono praeeminet aliis ; et ideo persona dicitur suppositum distinctum habens dignitatem, et ratione huius dignitatis, cum deberet per naturam vocabuli dici persona, penultima correpta, dicitur persona, penultima producta. Similiter ratio huius significationis accipitur ab aequipollenti in lingua Graeca, quod est prosopon. Apud Graecos prosopon dicebatur, sicut narrat Boethius, homo larvatus, qui quidem solebat fieri in tragoediis ; et hoc fiebat propter duo ; una ratio erat ad distincte reprasentandum eum, de quo fiebat sermo ; alia ratio erat ad melius resonandum vel personandum. Et ista duo conveniunt dictis duabus proprietatibus : et ideo ab hoc nomine prosopon apud Graecos tractum est hoc nomen persona apus Latinos ».
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[9]
Voir l’attitude magnanime d’Augustin à cet égard : il ne faut blâmer les Grecs de cette préférence, qui complique un peu les choses pour les Latins, car ils tiennent compte ainsi du génie de leur langue, De Trinitate, VII, VI, 11 (BA 15, 541).
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[10]
I Sent., d. 23, a. 1, q. 1, resp. (I, 405-406) (traduction Ozilou). Texte latin : « Et quia in ecclesiasticis maxime attenditur distinctio dignitatum, tractum est primo ad significandum honorem in ecclesiasticis. Deinde, quia individuum rationalis naturae distinctum est ab aliis, et hoc proprietate dignitatis inter creaturas, hinc est, quod extensum est ad significandum suppositum rationalis naturae. Demum, quia in Deo est reperire suppositum distinctum proprietate nobilissima, Spiritu sancto dictante, translatum est ad divina, quia ibi res nominis propriissime invenitur, quamvis ipsum nomen prius aliis sit impositum. Concedendum est ergo, quod in divinis proprie et convenienter nomen personae accipitur ».
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[11]
I Sent., d. 23, a. 1, q. 3, resp. (I, 410) (traduction Ozilou). Texte latin : « Et propterea quartus modus dicendi est, quod, cum fides dicat, Deum esse trinum et unum, in quantum dicit unum, non possumus intelligere unum, quin intelligamus quod est et quo est unum ; et quo est unum est illud quo est, et quod est unum est illud quod est. Primum est essentia, secundum substantia. Si intelligimus trinum, necesse est, quod intelligamus eum qui distinguitur, et quo distinguitur. Quo distinguitur est proprietas ; ille autem qui distinguitur semper significatur ut distinctus. Et hoc potest esse dupliciter : vel ut distinctus proprietate quacumque, vel ut distinctus proprietate nobili sive notabili. Primum significatur nomine subsistentiae, quae dicitur prima substantia, et convenit non tantum individuo hominis, sed etiam asini. Secundum significatur per hoc nomen persona, quod importat nobilem proprietatem et non convenit nisi supposito rationalis creaturae ».
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[12]
Bonaventure rappelle au lecteur de langue latine que substance et essence ne sont pas synonymes, à strictement parler, ce dont les Grecs ont tenu compte dans la formulation de leur théologie trinitaire.
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[13]
Voir I Sent., d. 23, a. 2, q. 1, resp. (I, 412) (traduction Ozilou légèrement modifiée) : « Il faut dire que tant le nom de substance que celui de subsistence s’entendent de deux manières en ce qui concerne Dieu […]. Ainsi donc, la substance peut signifier en quelque sorte ce qui se tient par soi, ou bien [ce qui se tient] comme le sujet d’un autre, c’est-à-dire comme le sujet d’une propriété. Dans le premier cas, il n’y a qu’une seule substance, ou sans rapport au nombre, car ce qui est un est ici ce qui est. Dans le second cas, selon qu’elle concerne une propriété, elle se dénombre ou se multiplie. Dans le premier cas, elle a exclusivement le sens d’ousiosis, et dans le second cas, elle a exclusivement le sens d’hypostasis. Et le nom de subsistence se distingue absolument de la même façon ».
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[14]
I Sent., d. 23, a. 2, q. 2, resp. (traduction Ozilou). Texte latin : « Dicendum, quod in omni substantia, cuius esse et operari, necessario intelligimus naturam et habentem naturam. Cum ergo hoc sit in Deo, intelligimus in Deo naturam et habentem naturam. Et naturam dicimus substantiam vel essentiam ; habentem naturam dicimus personam. Quoniam ergo in creatura rationali contingit, unam personam habere plures naturas, scilicet corporalem et spiritualem : sic a contrario sensu in Deo propter summam simplicitam contigit, unam naturam haberi a pluribus, quoniam contingit eam haberi alio et alio modo ; et hoc non potest esse ab eodem. Quia ergo una tantum est natura habita et non numerata, ideo tantum dicitur una substantia et essentia ; quia vero plures habentes, ideo plures personae, nulla omnino repugnantia existente ».
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[15]
I Sent., d. 25, a. 1, q. 2, resp. ad arg. 1 (I, 440) (traduction Ozilou). Texte latin : « in creaturis specificatio per additionem complentem est, individuatio per additionem sive appositionem contrahentem. Et ideo, cum dicitur substantia individua, individuum realiter addit supra substantiam, unde et substantia individua supra naturam ; et ideo necesse est, esse compositam personam in creatura. Sed in Deo est individuatio vel distinctio per solam originem. Et quia persona oritur se ipsa, ideo nulla est ibi omnino additio, sed plurificatio, et per plurificationem distinctio et individuatio ; et ideo nec individua addit supra substantiam, nec substantia supra naturam. Ideo vere dicitur et vera est ratio intelligendi ; et notificatio ista convenit personae divinae, nec significatur in ea aliqua compositio ».
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[16]
Cette méthode de définition, tributaire de la diairèsis platonicienne et de sa reprise critique par Aristote, est exposée dans l’Isagogè de Porphyre, célèbre commentaire des Catégories d’Aristote.
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[17]
Voir le texte étonnant des Collationes in l’Hexaëmeron, XI, 6 (V, 381) : « l’origine originante est plus parfaite que l’origine non originante, et l’origine originant une autre origine est plus parfaite que celle qui n’origine pas une origine. Par conséquent, si en Dieu se trouve une origine parfaite, il est nécessaire que le Père soit producteur, que le Fils soit origine [originée et originante] et que l’Esprit soit originé », Les six jours de la création, traduit par Marc Ozilou, Paris, Desclée-Cerf, 1991, p. 278-279. Toute personne divine est l’unique origine, possédée de façon personnelle ; dire que le Père est plus « parfait » que le Fils et que le Fils est plus « parfait » que l’Esprit ne signifie pas que le Père soit davantage « Dieu » que les deux autres, puisque « perfection » est dans le vocabulaire bonaventurien un synonyme de fécondité. Ainsi, dire que l’origine originante, non originée (le Père) est plus « parfaite » que les deux autres, revient à dire qui est le Père, à savoir le Père, le Fécond. Il y a donc bien une hiérarchie dans la Trinité, mais une hiérarchie horizontale fondée sur un ordre d’origine.
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[18]
I Sent., d. 25 a. 2 q. 1 et d. 34, q. 1, resp.
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[19]
I Sent., d. 34, q. 1, resp. (I, 587). Texte latin : « Distinctio per qualitatem est in creaturis, nec potest esse sine additione, quia haec distinctio habet ortum ex additione materiae ad formam. Distinctio autem per qualitatem dicitur, quando unus distinguitur ab alio per proprietates absolutas, ut patet, cum unus est albus, et alter niger. Distinctio per originem est, cum unus producit, et alter producitur. Et quemadmodum distinctio per qualitatem vera distinctio est et secundum rem, ita distinctio per veram originem vera est distinctio. Sicut enim unus non potest simul esse albus et niger, ita non potest unus et idem producere se ipsum. Quonima igitur in divinis intelligitur esse vera origo, ideo intelligitur ibi esse vera distinctio ».
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[20]
Hexaëmeron, I, 12 (V, 331b) (traduction Ozilou, p. 107). Texte latin : « hae tres personae sunt aequales et aeque nobiles, quia aequae nobilitatis est Spiritui sancto divinas personas terminare, sicut Patri originare, vel Filio omnia repraesentare ».
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[21]
Selon Thomas, les anges sont identiques à leur raison spécifique, ce qui leur confère une forme relative de non-finitude : ils ne sont pas intrinsèquement finis, mais extrinsèquement limités par le seul fait qu’ils sont des créatures. Cette coïncidence avec leur propre nature fait des anges un modèle indépassable de subjectivité pour l’homme, dont l’individuation est une imperfection – ce qui n’est absolument pas le cas chez Bonaventure. Sur la position de Thomas, voir les explications de Tiziana Suarez-Nani, Les Anges et la philosophie, Vrin, 2002, p. 39-50. En ce sens, il faudrait nuancer le jugement d’Emmanuel Falque selon lequel Thomas d’Aquin serait, contrairement à Bonaventure, le promoteur de la finitude humaine. Voir son article, « Limite théologique et finitude phénoménologique chez Thomas d’Aquin », Rev. Sc. ph. th. 92 (2008), p. 527-556.
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[22]
II Sent., d. 3, p. I, a. 2, q. 1, resp. ad arg. 4 (II, 104). Texte latin : « ratio distinctionis personalis, quantum ad veritatem, venit ex principiis constituentibus et particulantibus, quantum ad notitiam, venit ex qualitatibus ; quorum utrumque est in Angelis reperire secundum diversitatem ; diversa enim habent principia individuantia et diversas proprietates innatas. Sicut enim homines diversas habent facies, sic diversas habent mentes et proprietates mentales ; ita intelligendum est in Angelis suo modo ». Les éditeurs de Quaracchi fournissent une liste de qualités : forme, figure, lieu, temps, souche, patrie, nom. Ils n’en donnent pas l’origine, mais certaines semblent être tirées du Traité des catégories, VIII ; en 10a 10, Aristote parle en effet de la forme et de la figure.
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[23]
II Sent., d. 3, p. I, a. 2, q. 2, resp. (II, 106-107). Texte latin : « Discretio personalis addit supra discretionem individualem ; discretio autem individualis duo dicit, scilicet individuationem et consequenter distinctionem. Individuatio autem est ex principiorum indivisione et appropriatione ; ipsa enim rei principia, dum coniungitur, invicem se appropriant et faciunt individuum. Sed ad hoc consequitur esse discretum sive esse distinctum ab alio, et surgit ex hoc numerus, et ita accidentalis proprietas, consequens ad substantiam. – Et sic individualis discretio dicit aliquid accidentale, et aliquid substantiale ».
-
[24]
Qualités qu’il faut distinguer des affections passagères et des émotions, qui peuvent révéler quelque chose de la personne, mais qui ne sont pas essentielles à la personne.
-
[25]
Boèce, La Personne et les deux natures du Christ, III (PL 64).
-
[26]
II Sent., d. 3, p. I, a. 2, q. 2, resp. (II, 106-107). Texte latin : « Dignitas autem illa duo dicit, scilicet nobilitatem rationalis naturae, quae est, quod natura raationalis tenet principatum inter naturas creatas ; unde non est ordinabilis ad perfectiorem formam. Et haec nobilitas, etsi per modum qualitatis habeat intelligi, tamen essentialis est naturae rationali. – Dicit etiam illa nobilitas actualem eminentiam, ita quod in supposito nulla sit alia natura ita principalis, ut natura rationalis, ut quasi sit per se sonans. Et ideo, quia hoc deficit ei in Christo, natura rationalis creata non facit personalitatem, et hoc est accidentale. – Dicendum igitur, quod quemadmodum individualis discretio est ex existentiae formae naturalis in materia, sic personalis discretio ex existentia naturae nobilis et supereminentis in supposito. Et ideo, quamvis utrobique importetur quid substantiale, et similiter accidentale consequens – hoc dico in creatura – non tamen importatur accidentale, quod causetur vel ortum habeat ab accidente, sed potius consequitur formam in materiam, vel naturam in supposito ».
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[27]
Sur la déiformité selon Bonaventure, voir par exemple Breviloquium, II, 9 et V, 1, n. 2 (V, 227a et 252) et II Sent., d. 16, a. 2, q. 3, ad 2 (II, 405).
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[28]
Aux yeux d’Augustin, tous les vestiges ne sont pas corporels, et Bonaventure le suit sur ce point.
-
[29]
Sur ce point, voir les explications de J. F. Quinn, The Historical Constitution of St. Bonaventure’s Philosophy, Toronto, Pontifical Institute of Medieval Studies, 1973, chap. 2, « Essence and nature of the human soul », p. 137-218.
-
[30]
Prov. 16, 4.
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[31]
Augustin, De la Trinité, XIV, VIII, 11.
-
[32]
Ps 4, 7.
-
[33]
II Sent., d. 16, a. 1, q. 1, resp. (II, 394-395). Texte latin : « Deus enim universa propter semetipsum operatus est, ita quod, cum sit summa potestas et maiestas, fecit omnia ad sui laudem ; cum sit summa lux, fecit omnia ad sui manifestationem ; cum sit summa bonitas, fecit omnia ad sui communicationem. Non est autem perfecta laus, nisi adsit qui approbet ; nec est perfecta manifestatio, nisi adsit qui intelligat ; nec perfecta communicatio bonorum, nisi adsit qui eis uti valeat. Et quoniam laudem approbare, veritatem scire, dona in usum assumere non est nisi solummodo rationalis creaturae ; ideo non habent ipsae creaturae irrationales immediate ad Deum ordinari, sed mediante creatura rationali. Ipsa autem creatura rationalis, quia de se nata est et laudare et nosse et res alias in facultatem voluntatis assumere, nata est ordinari in Deum immediate. Et quoniam quanto aliquid immediatius ordinatur ad aliquid, tanto magis convenit cum eo convenientia ordinis ; et anima rationalis et quaelibet rationalis creatura, eo quod « capax Dei est et particeps esse potest », immediate ordinatur in ipsum ; maxime convenit cum eo convenientia ordinis. Et quia, quanto maior est convenientia, tanto expressior est similitudo ; hinc est, quod quantum ad hoc genus similitudinis rationalis creatura est similitudo expressa, et ideo imago est. – Et hoc est quod dicit Augustinus de Trinitate decimo quarto, quod « eo est anima imago Dei, quo capax eius est et particeps esse potest ». Quia enim ei immediate ordinatur, ideo capax eius est, vel e converso ; et quia capax est, nata est ei configurari ; et propter hoc fert in se a sua origine lumen vultus divini. Et ideo quantum ad similitudinem, quae attenditur ad conventientiam ordinis, perfecte dicitur imago Dei, quia in hoc ei assimilatur expresse ».
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[34]
Augustin, De Trinitate, XIV, XIV, 20 ; De liberi arbitrio, I, X, 21.
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[35]
Voir II Sent., d. 15, a. 2, q. 1.
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[36]
II Sent., d. 16, a. 2, q. 1, resp. (II, 401-402). Texte latin : « Attendendum autem, quod convenientia creaturae rationalis ad Deum secundum ordinem quaedam est de esse imaginis, et quaedam de bene esse. De esse imaginis est, quod creatura immediate ordinetur ad Deum ; de bene esse vero est, quod creatura, quae est imago, praeponatur aliis, quae tenent rationem vestigii ; et quod alia ordinentur in ipsam tanquam in finem. – Et sic triplex est ordo in creatura rationali, secundum quem conformatur Deo. Primus, quod immediate nata est Deo coniungi ; et hic est essentialis imagini, et in hoc Angelus et anima aequiparantur, quia utriusque « mens immediate ab ipsa prima veritate formatur ». – Secundus est, quo praeponitur creatura, quae est imago, aliis creaturis ; et in hoc Angeli praecellunt, quia non solum bestiis, sed etiam hominibus rectores sunt deputati, secundum illud Ecclesiastici decimo septimo : In unamquamque gentem praeposuit rectores, Glossa : id est Angelos ; et iste est ordo, quo creatura irrationalis regitur a Deo mediante rationali. – Tertius est ordo, quo creaturae irrationales ad rationalem ordinantur tanquam in finem, propter quem sunt factae, et mediante illo in ultimum finem principalem ; et secundum hunc ordinem magis convenit homo cum Deo quam Angelus ; magis enim facta sunt et corporalia et sensibilia propter homines quam propter Angelos. – Et sic patet, quod ratio imaginis, prout attenditur in convenientia ordinis, quantum ad id quod est de esse, in homine et Angelo reperitur aequaliter, quia uterque ordinatur in Deum immediate. Quantum vero ad illud, quod est de bene esse, scilicet quantum ad ordinem respectu creaturarum, se habent per modum excedentis et excessi. Angelus enim magis convenit quantum ad ordinem sub ratione regiminis ; homo vero magis quantum ad ordinem, qui attenditur in ratione finis. Consimili modo reperimus et aequalitatem et mutuum excessum in expressione imaginis, quae attenditur secundum convenientiam proportionis ; quia quaedam est convenientia habitudinis, quae est de esse imaginis, quaedam de bene esse. Illa est de esse, quae consistit in comparatione ad intrinseca sicut potentias ; et in hac homo et Angelus adaequantur, quia ita bene est distinctio et origo et aequalitas et consubstantialitas in potentiis animae, in memoria scilicet, intelligentia et voluntate, sicut potentiis Angeli. – Illa vero convenientia habitudinis est de bene esse, quae attenditur in comparatione creaturae rationalis ad aliquod extrinsecum, utpote ad corpus, quod est ipsa inferius. Haec autem dupliciter potest esse expressior : vel privative, vel positive. Si positive ; sic anima est imago expressior, quae in hoc, quod coniungitur corpore ita, quod per illud est principium aliorum, et per illum totum inhabitat, magis repraesentat Deum, quia Deus est spiritus purus, omnino impermixtus et independens a creaturis omnibus ; et hoc repraesentat angelicus spiritus, dum est a corpore secundum actum et aptitudinem separatus. Et pro tanto dicitur esse subtilior a Gregorio, et in eo imago divinitatis esse expressior. Et sic patet, quod quantum ad convenientiam proportionis, quae est de essentia imaginis, inter hominem et Angelum potest esse aequalitas ; quantum vero ad illam, quae est de bene esse, se habent sicut excedentia et excessa ».
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[37]
On trouvera quelques éléments d’explication dans le livre d’Étienne Gilson, La Philosophie de saint Bonaventure, Paris, Vrin, 3e édition corrigée 1953, « L’analogie universelle », p. 165-191.
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[38]
Sur le thème du monde, maison de l’homme, voir par exemple Breviloquium II, c. 4, n. 5 (trad. Mouiren modifiée) : « Cette machine sensible des choses corporelles est donc comme une maison (domus) fabriquée pour l’homme par le suprême artisan (a summo opifice), jusqu’à ce qu’il vienne dans “la maison qui n’est pas faite de main d’homme et qui est dans les cieux” [2 Co. 5, 1] ». Sur l’idée selon laquelle l’homme est à son tour la maison du monde, voir par exemple II Sent., d. 16, a. 1, q. 1, ad 5 (II, 395-396) : « comme “la créature rationnelle, ou l’intellect, est en quelque sorte toutes choses” [De anima, III, 8], toutes choses sont destinées à y être inscrites, et les ressemblances de toutes choses à y être imprimées et peintes (depingi). C’est pourquoi, de même que tout l’univers représente Dieu selon une totalité sensible, de même la créature rationnelle le représente selon une totalité spirituelle ».
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[39]
Voir par exemple II Sent., d. 1, p. II, a. 3, q. 2, resp. (II, 50b) : « Ce pourquoi l’âme est unie au corps humain, c’est-à-dire vivifier le corps humain, ne constitue pas un acte accidentel, ni un acte ignoble : non accidentel, pour la bonne raison que l’âme est une forme substantielle ; ni ignoble, pour la bonne raison que l’âme est la plus noble de toutes les formes, et que c’est dans l’âme que s’arrête (stat) le désir (appetitus) de toute la nature. En effet, le corps humain est organisé et assemblé (complexionatum) de l’assemblement (complexio) et de l’organisation les plus nobles qu’il y ait dans la nature ; par conséquent, il n’est achevé (completur) et ne peut être achevé que par la forme ou la nature la plus noble ».
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[40]
II Sent., d. 1, p. II, a. 1, q. 2, resp. (II, 42b) : « bien que l’esprit le plus haut et le corps le plus bas soient très éloignés, cependant le corps suprême et l’esprit infime possèdent une très grande proximité. »
-
[41]
Bonaventure emprunte cette expression au magnifique opuscule De Spiritu et anima, longtemps attribué à Augustin, mais probablement écrit par Alcher de Clairvaux (PL 40, 789).
-
[42]
II Sent., d. 1, p. II, a. 1, q. 2, resp. (II, 42b) : « la proportion est parfaite et admirable l’union (mirabilis nexus) ».
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[43]
II Sent., d. 1, p. II, a. 2, q. 2 (II, 46). Texte latin : « […] dico quod sunt pares. Nam ad eundem finem, scilicet ad aeternam beatitudinem, immediate ordinantur ; et eadem est mensura hominis, quae et Angeli, nec homo propter Angelum, nec Angelus propter hominem. Tamen sicut lex caritatis facit in membris corporalibus et concivibus civitatis, quod unum membrum supplet indigentiam alterius – ut patet, quia oculus videt viam sibi et pedi, et pes fert se ipsum et oculum, et in civibus terrenae civitatis similiter contingit – similiter intelligendum est in homine et Angelo, qui sunt cives civitatis supernae. Nam homo habet habilitatem ad labendum frequenter, et possibilitatem ad resurgendum ; Angelus vero stans perpetuitatem in stando, et cadens impossibilitatem in resurgendo : ideo Angelus stans sustentat hominem, et quodam modo homo propter Angelum : et ideo in hoc ordine pares sunt ».
-
[44]
D’autres textes se caractérisent par la concrétude du vocabulaire employé, par exemple II Sent., d. 1, p. II, a. 1, q. 2 ; ad 2. 3. (II, 42b) : « comme est donné à l’âme humaine le libre arbitre versible et réversible, c’est-à-dire le pouvoir de tenir, de tomber et de se relever, il est donné au corps de pouvoir mourir, et de pouvoir ne pas mourir, et donc de pouvoir vivre éternellement ».
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[45]
II Sent., d. 17, a. 2, q. 1, resp. (II, 420 a). Texte latin : « Debebat enim homo subiici, ut per humilitatem subiectionis ascenderet unde angelus ceciderat per sublimitatem elationis ; et ideo debuit sibi dari corpus constitutum de natura inferiori, ut, se ipsum pulverem reputans, Deo per omnia subiaceret. Unde et Scriptura maluit eum dicere de limo terrae productumn ut ex hoc homo proficeret et ascenderet per humulitatis meritum ».
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[46]
Voir par exemple La Triple voie, trad. J.-G. Bougerol, Éditions franciscaines, 1998 et L’Arbre de vie, trad. J.-G. Bougerol, Éditions franciscaines, 1996.
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[47]
C’est également en ce sens qu’il serait intéressant de relire les textes de Bonaventure consacrés à la figure de saint François d’Assise.
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[48]
Breviloquium, VI, 13, (V, 279).
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[49]
Ibid., VII, 4 (V, 284-286).
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[50]
La Triple voie, III, 4, trad. J.-G. Bougerol, Éditions franciscaines, 1998, p. 48-49.
Introduction
1Le concept de personne a donné lieu à des développements d’une grande acuité au Moyen Âge. L’œuvre multiforme de Bonaventure en fournit un bon exemple ; le Docteur séraphique a élaboré sa réflexion sur la personne dans trois contextes spéculatifs différents, multipliant ainsi les points de vue sur ce qui définit une personne comme telle : le contexte théologique, puisque la Trinité est une communion de trois personnes divines, le contexte angélologique et anthropologique, dans la mesure où la personne humaine et la personne angélique sont définies l’une par rapport à l’autre, à l’image des personnes divines, et enfin le contexte christologique, puisque le Christ est une personne possédant deux natures sans commune mesure. Ces trois contextes correspondent aux trois premiers livres du Commentaire des Sentences que Bonaventure a composé entre 1250 et 1252 [1], et constituent le cadre conceptuel de trois ensembles problématiques différents et se nourrissant les uns des autres. Premièrement, bien que la doctrine trinitaire soit fixée depuis longtemps au moment où le Frère mineur prend la parole, la querelle avec les Grecs est toujours vive ; la préoccupation principale de Bonaventure n’est donc pas de répéter la doctrine trinitaire, mais de légitimer l’usage latin du mot persona et l’usage grec du mot hypostasis (qui se traduit littéralement par substance), ce qui lui permet d’opérer un dépassement de la prudente position augustinienne, selon laquelle nous disons « trois personnes » pour ne pas rester sans rien dire [2]. Deuxièmement, certaines créatures, à savoir les anges et les hommes, peuvent être appelées « personnes » ; mais la doctrine, notamment au sujet du statut des anges, n’est pas encore fixée [3], et ce qui confère à chacun, homme ou ange, sa dignité propre, n’apparaît pas clairement. Or sur ce point, l’apport de Bonaventure s’avère aussi minutieux que considérable et aboutit à la proclamation sans réserve de la pleine égalité, bien que différenciée, de l’homme et de l’ange. La christologie n’a alors plus qu’à recueillir [4] les déterminations obtenues dans les deux livres précédents, qui permettent à Bonaventure de réaffirmer la distinction de la personne et de sa nature ; en effet, il s’agit de montrer que si une personne a nécessairement une nature, en revanche elle n’a pas nécessairement une nature [5].
Dans tous les cas, le problème de la persona est essentiellement, aux yeux du Docteur séraphique, celui de l’égalité différenciée : comment les personnes divines peuvent-elles être d’égale dignité sans être identiques ? De même, comment concilier le fait que l’ange et l’homme soient immédiatement ordonnés à Dieu (égalité), avec la structure hiérarchique du monde (différence) ? Et comment le Christ lui-même peut-il être également homme et Dieu, sans qu’une nature l’emporte sur l’autre ? Le risque encouru est double ; à la négation des différences et de l’ordre hiérarchique en faveur de l’égalité et finalement de la dissolution des personnes dans les natures répond la promotion exclusive de la différence qui abolit l’unité : celle de Dieu, celle du monde dont les hommes et les anges sont la tête, et celle du Christ. Dépassant l’attitude d’équilibriste brillant dont il aurait pu se contenter pour traiter ce problème, Bonaventure séduit ici par la force, la clarté et la rigueur de ses propositions.
Les personnes divines
Reprise bonaventurienne des traditions grecque et latine
2Il n’est pas inutile de rappeler le contexte dans lequel apparaissent les questions relatives au nom de « personne ». Les dix-huit premières « distinctions » du premier livre du Commentaire des Sentences sont consacrées aux processions divines, c’est-à-dire à l’engendrement éternel du Fils par le Père et à la spiration du Saint Esprit par le Père et le Fils. Ensuite, à partir de la distinction 19 et jusqu’à la distinction 34, Bonaventure opère une révision systématique de tous les concepts théologiques, dont celui de personne : il s’agit de déterminer l’usage légitime du concept de personne au sujet de Dieu. Cette reprise constitue l’intérêt majeur de la distinction 25, article 1 ; dans la deuxième question, en particulier, Bonaventure rapporte plusieurs définitions du mot « personne » :
Il faut dire que Boèce définit la personne de cette manière : La personne est une substance individuée de nature rationnelle, tandis que Richard la définit ainsi : La personne est une existence incommunicable de nature intellectuelle. Celui-ci la définit encore d’une autre façon : La personne est ce qui existe par soi seul, selon un certain mode singulier d’existence rationnelle, tandis que les maîtres la définissent ainsi : La personne est une hypostase que distingue une propriété qui a trait à la noblesse [6].
4Dans tous les cas, les définitions se composent de deux éléments principaux : la notion de suppôt et l’idée d’une nature supérieure. Mais les formulations demeurent assez différentes, puisque le suppôt est appelé « substance individuée » (Boèce), « existence incommunicable » (Richard), « ce qui existe par soi seul selon un certain mode singulier » (Richard) et « hypostase » (les maîtres) ; quant à la notion de nature supérieure, elle est décrite comme « rationnelle » (Boèce), « intellectuelle » ou « rationnelle » (Richard), puis non plus comme une nature, mais comme une « propriété qui a trait à la noblesse », ce qui est beaucoup plus général, et l’on verra Bonaventure s’engouffrer dans cette brèche qui laisse penser que la nature rationnelle n’est peut-être pas ce qu’il y a de plus excellent. Ces différentes définitions du concept de personne sont donc très proches, mais laissent transparaître une diversité lexicale difficile à démêler. En outre, Boèce et les maîtres définissent la personne en tant qu’elle concerne à la fois Dieu et les créatures, précise ensuite Bonaventure [7], alors que celles de Richard se rapportent exclusivement à Dieu. Pour sa part, Bonaventure se sert presque systématiquement de la définition des maîtres, parce qu’elle est proche de celle de Boèce et peut convenir aussi bien aux créatures qu’à Dieu, mais aussi parce que cette définition tire profit de l’étymologie latine du mot persona qui, comme son équivalent grec, prosopon, fait apparaître les notions d’excellence, de distinction et de dignité.
5C’est précisément ce que montre la première question du premier article de la distinction 23 ; dans sa réponse à la question : « convient-il d’appliquer à Dieu le nom de personne ? », Bonaventure reprend la définition des maîtres : « La personne désigne, par définition, un suppôt que distingue une dignité », et remarque qu’elle correspond à l’étymologie latine du mot :
Il faut dire que la personne désigne, par définition, un suppôt que distingue une dignité. On le voit par son étymologie et dans le terme [grec] dont la signification lui est équivalente. Par l’étymologie, car le nom de personne veut dire à peu près être par-soi-un. Or on dit que ce qui est un par soi est proprement un, car il est totalement distinct des autres et indécomposable en soi. De plus, le nom de personne vient de résonner, ce qui veut dire à peu près retentir de soi-même. Or retentir se dit de ce qui surpasse les autres en sonorité. Pour cette raison, la personne désigne un suppôt qui se distingue par sa dignité. C’est en raison de cette dignité qu’on prononce le nom de personne en allongeant la pénultième, alors qu’on devrait l’abréger en raison de la structure du mot. Pareillement, la raison de cette signification vient du terme équivalent prosopon de la langue grecque. Comme le rapporte Boèce, on appelait prosopon chez les Grecs le personnage masqué qui, comme on le sait, se produisait dans les tragédies. Cela avait lieu pour deux raisons : d’une part, pour représenter distinctement celui qui discourait, d’autre part, pour mieux faire résonner ou retentir [la voix]. Ces deux choses correspondent aux propriétés susdites. C’est pour cette raison que le nom de personne qu’on trouve chez les Latins provient du nom prosopon qu’on trouve chez les Grecs [8].
7L’étymologie latine fait apparaître les deux sens de la distinction personnelle, qui trouvent leur correspondance dans le grec : la distinction numérique et substantielle, et la distinction de dignité. La présence de ces deux éléments fondamentaux dans les deux langues permet à Bonaventure de mettre en valeur l’unité de la foi trinitaire des Grecs et des Latins, en dépit des malentendus qui découlent de la traduction latine (substantia) du mot « hypostase », que les Grecs préfèrent à « prosopon » [9]. Sur la base de cet accord de principe, il est donc possible d’appliquer le concept de personne à trois sortes d’objets :
Et parce qu’une haute dignité est attendue avant tout des membres du clergé, [le nom personne] en vient à signifier en premier la dignité ecclésiastique. Ensuite, parce que, parmi les créatures, l’individu de nature rationnelle se distingue des autres par sa propre dignité, il en vient à signifier le suppôt de nature rationnelle. Enfin, parce que, sous l’inspiration de l’Esprit saint, on découvre en Dieu un suppôt qui se distingue par une propriété très noble, on applique ce nom à la réalité divine qui est la plus propre à être définie par ce nom, bien qu’on impose ce nom d’abord aux autres. Il faut donc concéder qu’on use proprement et convenablement du nom de personne quand il s’agit de Dieu [10].
9La triple application du concept de personne à la dignité ecclésiastique, à la créature rationnelle et à Dieu rend ainsi compte d’une certaine unité, à défaut d’une pleine et entière univocité, du nom de personne – ce qui pourrait suffire, puisque la question est de savoir s’il convient d’employer ce mot au sujet de Dieu. Or le Docteur séraphique va bien plus loin en affirmant que ce nom s’applique à Dieu « proprement », et mieux encore, que Dieu est la réalité « la plus propre à être définie par ce nom ». La question est alors de savoir comment Bonaventure, en insistant autant sur le caractère plus qu’adéquat du concept de personne appliqué à Dieu, parvient à démarquer sa thèse d’une position trithéiste, là où il conviendrait au contraire de ne pas en exagérer le sens.
En outre, il ressort de ces différentes définitions et de ces divers usages qu’un lien existe entre le concept de personne et celui de dignité – sans qu’il y ait quoi que ce soit de moral dans ce mot. La dignité désigne simplement une place d’honneur, et relève donc de la problématique de l’ordre des choses et des êtres. Par conséquent, il faut expliciter ce que cela peut signifier en Dieu : le concept de personne, s’il doit être pleinement admis en Dieu, et s’il s’y trouve en quelque sorte à son paroxysme, ne risque-t-il pas d’introduire une hiérarchie et des différences trop marquées dans l’unité divine ? Sur ce point également l’attitude de Bonaventure relève presque de l’audace, dans la mesure où bien loin de se contenter d’une conciliation de l’unité essentielle avec la pluralité des personnes, il s’applique à montrer que la pluralité des personnes est une conséquence nécessaire de la simplicité divine.
Personne, substance et essence
10La résolution du premier problème passe par l’examen des concepts de substance, d’essence et de personne – tâche à laquelle Bonaventure s’attelle dans la distinction 23, premier article, troisième question. Il s’agit tout d’abord pour lui de réaffirmer la pleine réalité de la distinction des personnes et la pleine réalité de l’unité et de la simplicité de leur essence :
C’est pourquoi il y a une quatrième position. La foi déclare que Dieu est trine et un. En tant qu’elle dit qu’il est un, nous ne pouvons comprendre qu’il est un, sans comprendre ce qui est un et ce par quoi il est un. Ce par quoi il est un signifie ce par quoi il est, et ce qui est un signifie ce qui est. Le premier désigne l’essence, le deuxième désigne la substance. Si nous comprenons qu’il est trine, nous devons comprendre celui qui est distingué et ce par quoi il est distingué. La propriété est ce qui le distingue, mais celui qui est distingué est toujours signifié comme distinct. Il peut être distinct de deux façons : soit par une propriété quelconque, soit par une propriété d’excellence ou remarquable. Dans le premier cas il est signifié par le nom de subsistence, qui désigne la substance première – ce qui convient non seulement à l’individu humain, mais aussi à l’âne. Dans le second cas il est signifié par le nom de personne, qui implique une propriété d’excellence – ce qui ne convient qu’au suppôt de la créature rationnelle [11].
12La considération de l’unité divine elle-même implique la compréhension de ce qui est un et de ce par quoi il est un – ce qui est une manière de dire qu’il n’y a pas de réelle compréhension de l’unité divine sans la prise en compte de ce qui possède l’unique nature, à savoir la personne. C’est toute la différence entre quelqu’un et quelque chose : parler de Dieu comme d’une simple essence [12] revient à le réduire à « ce par quoi il est un », ce n’est en aucun cas dire qui il est, c’est-à-dire qui possède cette unique nature. Par conséquent, la considération de l’unité amène nécessairement à la considération de la personne. Et de fait, Bonaventure passe à la considération des personnes en essayant de répondre à la question « qui est un ? » ; une nouvelle distinction intervient cette fois entre celui qui est distingué (telle substance) et ce par quoi il est distingué (telle propriété). Qui possède l’unique et simple nature divine ? Une substance distinguée par une propriété, ou encore une « substance individuée », comme le dit Boèce ; mais le qui de la question désigne non seulement un individu mais une personne. C’est pourquoi Bonaventure précise qu’il existe deux sortes de propriétés : une propriété distinctive peut être quelconque, et à ce titre, on peut dire que tel âne, individuel mais non personnel, est une subsistence, une substance première, ou bien une propriété distinctive peut être remarquable, et l’on parle alors d’une personne.
13Par conséquent, il est possible de dire qu’il y a plusieurs substances en Dieu, si et seulement si l’on entend par substance « ce qui est sujet d’une propriété » [13]. En revanche, on ne peut pas dire qu’il y a plusieurs essences en Dieu. L’argumentation de Bonaventure repose donc sur la différence entre le quoi et le qui, et non sur l’appréhension abstraite des concepts de personne et de nature. Cette attitude seule permet de ne pas confondre une personne avec ce qu’elle est :
Il faut dire qu’en toute substance, à laquelle appartiennent l’être et l’opération, nous distinguons nécessairement la nature et ce qui possède la nature. Dans la mesure où cela est en Dieu, nous distinguons en Dieu une nature et ce qui possède la nature. Par la nature, nous désignons la substance ou l’essence. Par la personne, nous désignons ce qui possède la nature. Par conséquent, puisqu’il est possible que, dans la créature rationnelle, la personne détienne plusieurs natures, c’est-à-dire une nature corporelle et une nature spirituelle, de même, en ce qui concerne Dieu, mais en sens inverse en raison de sa suprême simplicité, il est possible qu’une seule nature appartienne à plusieurs, puisqu’elle peut être possédée de diverses façons – ce qu’une seule personne ne peut pas réaliser. Par conséquent, parce qu’il n’y a qu’une seule nature qui est possédée sans multiplication, on ne parle que d’une seule substance et d’une seule essence. Mais parce qu’il y a plusieurs possesseurs, il y a plusieurs personnes, sans absolument aucune contradiction [14].
15La distinction de la personne avec la nature est quasiment visible dans le cas de l’homme, puisqu’un être humain est une personne qui possède deux natures, la nature corporelle et la nature spirituelle, mais elle est également perceptible dans le cas de Dieu, quoiqu’en « sens inverse », puisqu’une seule et simple nature est possédée de diverses façons par plusieurs possesseurs. Ajoutons un troisième cas, qui manifeste lui aussi la distinction entre la personne et ce qu’elle est, entre le qui et le quoi : la personne du Christ possède l’unique nature divine, et la nature humaine, qui est elle-même le résultat de l’union de deux natures en une personne, la nature corporelle et la nature spirituelle. Ainsi, s’il n’y a pas de personne sans être, ce n’est toutefois pas l’être qui fait la personne.
Il reste maintenant à résoudre le second problème en de nouveaux termes : si une personne est un suppôt que distingue une dignité, qu’est-ce qui peut bien distinguer les personnes divines les unes des autres puisqu’elles possèdent une seule et même essence ?
La distinction personnelle comme distinction par l’origine
16Dans la distinction 25, premier article, deuxième question, Bonaventure demande si la définition boécienne de la personne (substance individuée de nature rationnelle) convient à Dieu. Et il y a lieu de le demander, car le fait de considérer les personnnes divines comme des individus pose à nouveau le problème du trithéisme. Or peut-on être une personne sans être un individu ? La réponse de Bonaventure passe par la distinction de deux modes d’individuation :
Dans la créature, la spécification résulte d’une addition qui est un ajout et l’individuation se produit par une addition, ou une apposition, restrictive. Pour cette raison, lorsqu’on parle de substance individuée, l’individu s’ajoute réellement à la substance, et c’est pourquoi la substance individuée s’ajoute à la nature. Aussi, dans la créature, la personne est nécessairement composée. Mais en Dieu, l’individuation ou la distinction a lieu par la seule origine. Et parce qu’une personne trouve son origine en elle-même, il n’y a absolument pas d’addition, mais une multiplication, et au moyen de cette multiplication, la distinction et l’individuation. Pour cette raison, « individuée » ne s’ajoute pas à la substance, ni « substance » ne s’ajoute à la nature. On parle donc en vérité [dans cette définition de Boèce] et notre manière de comprendre reste vraie. Cette formulation convient à la personne divine, sans signifier en elle une quelconque composition [15].
18La distinction paradoxale de l’addition restrictive et de la simplicité multiplicative, qui recoupe la distinction entre la créature et Dieu, repose d’une part sur la méthode néo-platonicienne de la définition et d’autre part sur une interprétation trinitaire de la seizième proposition du Liber de Causis, selon laquelle plus une puissance est une, plus elle est infinie. Dans le cas de la créature, l’individu est en effet le résultat d’une série d’additions restrictives, c’est-à-dire particularisantes [16] : à la catégorie de la substance est ajoutée la différence générique, puis la différence spécifique, et enfin la différence individuelle. C’est pourquoi Bonaventure décrit la personne créée comme une composition. En revanche, dans le cas des personnes divines, « la distinction a lieu par la seule origine » ; cela signifie que, pour comprendre un tant soit peu qui est Dieu, il ne faut pas se tourner vers l’étude de son essence pour voir ensuite comment cette essence s’articule avec les personnes : il faut se tourner vers la personne du Père.
19En effet, une personne est l’origine absolue (le Père), mais cette origine absolue se caractérisant par sa fécondité, elle n’est pas sans son Fils et sans leur Amour (l’Esprit). Chacun a donc une origine différente qui détermine sa place et son ordre dans la Trinité [17]. Aussi, dans le cas de la créature, la distinction personnelle est verticale, puisqu’elle est faite d’additions et de compositions successives, alors que dans le cas de Dieu, elle est horizontale : le Père engendrant le Fils produit avec lui l’Esprit saint, qui est le Don que chacun fait de soi. Il y a donc multiplication dans la simplicité, et non pas addition à partir du commun. Autrement dit, ils sont identiques en tout, sauf qu’ils ne sont pas interchangeables : le Père n’est pas le Fils, l’Esprit saint n’est pas le Père. L’origine de chacun est la seule chose qu’il ne peut pas communiquer aux autres personnes : le Père se donne tout entier au Fils, mais il ne s’annihile pas en lui ; tout en donnant tout, et parce qu’il donne tout, il demeure le Père du Fils, et le Fils demeure son Fils ; l’un ne peut pas devenir l’autre, l’altérité de la relation est sauve.
20C’est pourquoi on peut dire, comme le fait Bonaventure [18] et comme il apparaît dans une définition de Richard, que la personne désigne l’incommunicable : il y a une propriété remarquable qui distingue chaque personne divine et qui est propre à chacune, et qu’aucune d’elles ne peut communiquer (c’est-à-dire donner et avoir en commun) à une autre. Or cette propriété remarquable consiste justement dans le fait d’être le Père, le fait d’être le Fils, le fait d’être le Don qu’ils font d’eux-mêmes et qui est indissociable (si ce n’est par l’origine) de leur personne : « la distinction par l’origine consiste en ceci : l’un produit, l’autre est produit ». Ainsi aucun d’entre eux ne peut communiquer à l’autre la relation qui le lie à l’autre, ce qui manifeste combien cette distinction par l’origine est une « vraie et réelle distinction » :
Par conséquent, ce que Bonaventure appelle parfois, à la suite de Hugues de Saint-Victor, « la hiérarchie supracéleste », est une hiérarchie horizontale, non seulement parce que les personnes ne sont pas en-deçà de leur essence, comme des particuliers par rapport à leur universel, mais aussi parce qu’elles sont parfaitement égales entre elles. C’est pourquoi l’origine, la distinction et l’ordre des personnes divines, non seulement maintiennent, mais confortent l’unité divine en la haussant au-delà de la simple unité numérique et commune. C’est pourquoi également Bonaventure peut affirmer dans Les Six jours de la création : « Ces trois personnes sont égales et également nobles, parce qu’il est d’une égale noblesse pour l’Esprit saint de terminer les personnes divines, comme pour le Père d’être origine ou pour le Fils de représenter toutes choses » [20]. Le contexte théologique du premier livre offre donc l’occasion d’une clarification remarquable du concept de personne : premièrement, une clarification lexicale par la reprise de l’intégralité de la tradition grecque et latine de l’Église, deuxièmement une clarification de la distinction entre la nature et la personne, entre le quoi et le qui, par le moyen d’une comparaison entre la créature rationnelle et Dieu, et enfin une clarification du concept de relation, sous la forme beaucoup plus concrète de la distinction par l’origine. C’est d’ailleurs cette dernière qui permet au Docteur séraphique d’affirmer non seulement que le concept de personne convient à Dieu, mais qu’il lui est propre. En effet, la distinction par l’origine, qui est réelle, effective et vraie, est aussi le minimum de la distinction en-deçà duquel il n’y a plus de distinction, car elle est purement relationnelle (et non « absolue », comme la distinction qualitative) : dans sa simplicité presque tautologique (le Père est le Père parce qu’il engendre le Fils), la distinction relationnelle ne souffre aucune altération, alors que les distinctions qualitatives des individus de même espèce, indéfiniment variables et changeantes, ne permettent pas de discerner ce qui fait la personne ; ainsi, la distinction par l’origine apparaît comme la distinction nécessaire et suffisante pour fonder la différence interpersonnelle. C’est donc dans le creuset de la relation d’origine qu’est forgée la personne, sans que son caractère substantiel, affirmé avec force, constitue une menace envers cette dépendance radicale, puisqu’il en est au contraire le « support ». Reste que si cela apparaît avec grande clarté dans le cas des personnes divines, il est plus difficile de saisir en quoi l’ange et l’homme sont concernés par une telle définition de la personne à l’état pur.La distinction par la qualité se trouve chez les créatures et ne peut pas y être sans addition, car cette distinction a son origine dans l’addition de la matière à la forme. Or on parle de distinction par la qualité quand l’un est distingué de l’autre par des propriétés absolues, par exemple quand l’un est blanc et l’autre noir. La distinction par l’origine consiste en ceci : l’un produit, l’autre est produit. Et de même que la distinction par la qualité est une vraie et réelle distinction, la distinction par l’origine est véritablement une vraie distinction. En effet, de même que l’un ne peut être à la fois blanc et noir, de même un seul ne peut produire le même soi-même. Donc puisqu’on comprend qu’en Dieu il y a une vraie origine, on comprend que s’y trouve une vraie distinction [19].
Les personnes créées
21Les personnes divines se distinguent uniquement et irrémédiablement par leur origine incommunicable. Mais à première vue, et contrairement à ce qui vient d’être dit, il semble que dans le cas des personnes créées (hommes et anges), cette distinction par l’origine ne soit ni nécessaire (les anges ont Dieu pour origine unique et simultanée) ni suffisante (pères et fils, mères et filles, ne se distinguent pas seulement par les relations d’origine mais par des caractéristiques corporelles et psychologiques différentes). Est-ce à dire que l’individuation et la personnalisation proviennent de la corporéité ? Dans ce cas, les anges y sont étrangers et ne peuvent être considérés comme des personnes. Or l’étude de la nature angélique permet de trancher ce problème : si l’individuation et la personnalisation proviennent du corps, chez les créatures, alors les anges ne peuvent être des personnes, puisque leur matière s’ils en ont une est incorporelle. En revanche, si elles ne proviennent pas du corps, quelle peut bien être leur fondement ? La solution la plus évidente consisterait à séparer résolument le cas angélique de celui de l’homme, mais alors c’est le concept de personne lui-même qui perdrait en pertinence et sombrerait dans la plus stricte équivocité. Telle n’est d’ailleurs pas la voie empruntée par le Docteur séraphique, qui a choisi au contraire de traiter le problème de la personalitas humaine et angélique comme s’il s’agissait d’un seul et même problème.
L’ange est une personne
22Bonaventure examine ce point dans la troisième distinction du deuxième livre de son Commentaire des Sentences et défend une position à laquelle s’opposera Thomas d’Aquin [21] :
[…] la raison de la distinction personnelle, quant à la vérité [i.e. en réalité, ndt], provient des principes constituants et particularisants, et quant à la connaissance [de notre point de vue], elle provient des qualités. On peut trouver les deux chez les Anges, selon la diversité ; ils ont en effet des principes individuants divers et diverses propriétés innées. En effet, de même que les hommes ont des visages différents, de même ils ont un esprit (mens) et des propriétés mentales différents ; et c’est ainsi qu’il faut raisonner au sujet des anges, selon leur mode [22].
24Chez la créature, la distinction personnelle provient de « principes constituants et particularisants », que nous appelons en général matière et forme, mais comme nous ignorons comment se produit l’union de telle forme et de telle matière, nous sommes dans l’incapacité pratique de dire ce qui constitue concrètement telle personne et la distingue réellement d’une autre. En revanche, c’est un fait, nous distinguons les personnes entre elles au moyen de leurs qualités. Mais d’une part, les qualités ne sont que les indices d’une distinction plus profonde, et d’autre part, beaucoup d’entre elles font référence à la distinction d’origine (la souche, la patrie, le nom).
En tout cas, il est visible qu’aux yeux de Bonaventure, toute particularisation ne provient pas de la matière corporelle : les anges, comme les hommes, sont singularisés par une immense quantité d’éléments qui ne sont pas corporels (nom, forme, figure spirituelle, propriétés mentales, fonction, etc.) D’où cette nouvelle question : est-ce que cette distinction personnelle, qu’on la considère dans l’absolu ou seulement d’après ce que nous en percevons, est substantielle ou accidentelle ? Par exemple, si l’on prend le cas d’un ange, n’est-ce pas un accident d’être un chérubin plutôt qu’un séraphin, de jouer de la cithare plutôt que du tambourin, etc. ?
La distinction personnelle est substantielle et en devenir
25La position de Bonaventure est claire : la distinction personnelle n’est pas accidentelle mais substantielle ; en outre, il ne faut pas la confondre avec la distinction individuelle :
La distinction personnelle, même si elle semble désigner un accident, parce qu’elle désigne sur le mode de l’accident, désigne cependant par principe quelque chose de substantiel. Et si d’une certaine façon elle implique l’accident, c’est de façon secondaire ; elle tient immédiatement son origine des principes substantiels. – Et cela apparaît ainsi. La distinction personnelle s’ajoute à la distinction individuelle ; or la distinction individuelle signifie deux choses, à savoir l’individuation et par suite la distinction. L’individuation provient des principes d’indivision et d’appropriation. En effet les principes d’une chose, quand ils se conjuguent, s’approprient l’un l’autre et font l’individu. Or de cela suit l’être discret ou l’être distinct d’un autre, et de cela surgit le nombre et ainsi les propriétés accidentelles, qui suivent de la substance. – Et ainsi la distinction individuelle désigne quelque chose d’accidentel et quelque chose de substantiel [23].
27Il est tentant de considérer les qualités de chacun comme de purs accidents ; mais cela revient à vider le composé hylèmorphique, et donc la personne, de sa substance. C’est pourquoi Bonaventure choisit de considérer les qualités [24] comme des révélations de la substance personnelle, et non pas comme un voile accidentel qui cacherait quelque chose ou quelqu’un de fondamentalement inaccessible et inconnaissable. En d’autres termes, même si la distinction personnelle est connue sur le mode de l’accident (le fait d’être né tel jour à telle heure, dans telle ou telle famille, d’avoir telle ou telle fonction dans la hiérarchie céleste, etc.), il faut maintenir qu’elle est substantielle et que ce qui nous semble accidentel en est une modalité ou une manifestation secondaire, un peu comme la chaleur ou le lumen par rapport à la flamme. Toutefois une telle thèse suppose que soit bien mis en évidence le caractère substantiel de la personalitas, et le Docteur séraphique s’y emploie en revenant sur le processus de l’individuation, qu’il conçoit, dans le cas de la créature, comme l’union ou la conjonction de telle forme avec telle matière, qui forment ensemble une substance non seulement apte à recevoir des accidents, mais à en faire « surgir ». C’est pourquoi la substance individuelle est susceptible d’être confondue avec ses accidents. Et il en va d’une certaine façon de même avec la distinction personnelle :
[…] mais la distinction personnelle ajoute à la précédente la dignité de la personnalité. Or la dignité désigne deux choses, à savoir la noblesse de la nature rationnelle qui est que la nature rationnelle détient la primauté parmi les natures créées ; c’est pourquoi elle ne peut pas être ordonnée à une forme plus parfaite. Et cette noblesse, même si elle peut être comprise selon le mode de la qualité, est cependant essentielle à la nature rationnelle. – Cette noblesse désigne en outre l’éminence actuelle, de telle sorte que, dans le suppôt, il n’y a pas d’autre nature principielle que la nature rationnelle, en tant qu’elle est "par soi sonnante" [25]. Et donc, parce que tel n’est pas le cas dans le Christ, la nature rationnelle créée ne fait pas la personnalité, et [en ce sens] elle est accidentelle. – Il faut donc dire que, de même que la distinction individuelle provient de l’existence d’une forme naturelle dans la matière, de même la distinction personnelle provient de l’existence d’une nature noble et superéminente dans le suppôt. Et pour cette raison, bien que dans les deux cas soit impliqué quelque chose de substantiel, et de même un conséquent accidentel – je dis cela pour la créature – cependant n’est impliqué rien d’accidentel qui serait causé par un accident ou y trouverait son origine, mais plutôt cela suit de la forme dans la matière ou de la nature dans le suppôt [26].
29La personne s’ajoute à l’individu ; elle ne le remplace pas mais lui apporte au contraire quelque chose dont il est dépourvu : « la dignité de la personnalité », « personnalité » désignant ici le fait d’être une personne et non pas d’être telle ou telle personne. Cependant, cette dignité peut elle-même être considérée comme une propriété substantielle ou comme une qualité, tout aussi essentielle, mais provisoirement première. Dans les deux cas, la dignité de la personnalité confère à l’individu-personne le statut de « premier » ; ce n’est donc pas la nature rationnelle qui est éminente en tant que telle, mais le fait qu’elle donne à celui qui la possède la primauté par rapport aux autres créatures, ou qu’elle soit provisoirement la nature la plus éminente. La dignité de la personne consiste ainsi dans la noblesse ou primauté de sa nature rationnelle, mais selon deux modalités différentes : premièrement, elle désigne sa primauté cosmologique dans l’ordre des créatures, et deuxièmement, elle désigne l’éminence actuelle de cette nature rationnelle au sein de la personne, ce qui signifie que dans le suppôt, il n’y a pas de nature plus éminente et plus excellente, pour l’instant, que la nature rationnelle. Or, comme ce n’est pas le cas chez le Christ et que le Christ est cependant vrai homme, comme l’affirme le Credo, cela signifie que cette éminence de la nature rationnelle n’est pas essentielle mais accidentelle.
30Il s’ensuit qu’il y a place, chez l’ange comme chez l’homme, pour une nature plus élevée que la nature rationnelle. Et de quoi s’agit-il sinon de la participation à la nature divine, que Bonaventure appelle déiformité [27] ou assimilation à Dieu ? C’est pourquoi le saint, tout en étant un être humain, possède une dignité (au sens second) supérieure à celle du pécheur : il est pleinement incorporé à la dignité du Fils ; on peut donc le vénérer, contrairement au pécheur. Mais cette situation est provisoire puisque le pécheur a lui aussi la possibilité de laisser place en lui à une nature plus éminente que sa seule nature rationnelle. C’est donc au cœur de la dignité de la créature rationnelle que la distinction relationnelle se manifeste à nouveau : l’excellence personnelle et incommunicable est ultimement liée à la qualité de la relation avec Dieu et plus précisément à la reconnaissance de la filiation adoptive qui lie la créature à la Trinité et la fait entrer dans la circumincession.
La nature rationnelle, image de Dieu
31La dignité personnelle se rapporte essentiellement (primauté cosmologique) mais provisoirement (primauté actuelle) au fait de posséder une nature rationnelle. Encore faut-il préciser en quoi consiste cette nature rationnelle, que l’on peut facilement confondre avec l’intelligence, qui n’en est pourtant qu’une facette. Posséder la nature rationnelle, c’est être l’image de Dieu ; cette propriété substantielle est donc relative à l’essence divine. Dans le Commentaire des Sentences, Bonaventure consacre à cette thèse deux exposés : l’un dans la troisième distinction du premier livre, où il est expliqué que les trois puissances de notre âme, mémoire, intelligence et volonté, sont par leur origine, leur distinction et leur ordre l’image de la Trinité, le libre arbitre étant la manifestation commune de ces puissances, et l’autre dans le second livre, seizième distinction, qui est consacrée à l’étude de la nature humaine et à sa place parmi les autres créatures.
32La troisième distinction du premier livre est divisée en deux exposés, l’un portant sur le vestige et l’autre sur l’image. Les lecteurs d’Augustin retiennent en effet de leur lecture (et un peu à tort [28]) la célèbre distinction entre le vestige et l’image, le vestige désignant toute créature irrationnelle, et l’image toute créature rationnelle, qu’il s’agisse de l’ange ou de l’homme. Mais Bonaventure souligne que l’ange et l’homme sont également des vestiges. Le vestige se définit en effet comme l’expression de l’unité, de la vérité et de la bonté de Dieu, ce qui est le cas de toute créature, visible ou invisible. Mais certains vestiges sont en outre des images, c’est-à-dire des « ressemblances expresses » de Dieu, où Dieu manifeste son intériorité même, la mémoire étant l’image du Père, l’intelligence celle du Fils, et la volonté celle de l’Esprit saint, et toutes trois sont les puissances d’une unique substance. Sur ce point, Thomas d’Aquin est en désaccord avec Bonaventure : à ses yeux, les facultés de l’âme doivent être considérées comme des accidents, certes inséparables, en pratique, de la substance âme, tandis que pour Bonaventure, elles sont distinctes en tant que facultés, mais une en tant que facultés diverses d’une même substance ; c’est pourquoi elles sont consubstantielles à l’âme – ce qui souligne remarquablement leur ressemblance avec la Trinité [29].
33Il reste toutefois à comprendre en quoi l’éminence actuelle et provisoire de la nature rationnelle, qui fait droit à la possibilité d’une pleine assimilation à Dieu, suffit à fonder la primauté de la créature rationnelle par rapport aux autres créatures. Or, dans la seizième distinction du second livre, Bonaventure explique la fonction des êtres rationnels dans la création. De fait, pourquoi Dieu ne s’est-il pas contenté de créer les êtres irrationnels, puisque ces derniers lui ressemblent et l’expriment à leur façon ?
Dieu a créé l’univers pour lui-même [30], si bien que, comme il est la suprême puissance et majesté, il a fait toutes choses pour sa louange ; comme il est la suprême lumière, il a fait toutes choses pour sa manifestation ; comme il est la suprême bonté, il a fait toutes choses pour sa communication. Or il n’y a pas de louange parfaite sans la présence de quelqu’un qui approuve (nisi adsit qui approbet) ; et il n’y a pas de parfaite manifestation sans la présence de quelqu’un qui comprend (nisi adsit qui intelligat) ; et il n’y a pas de parfaite communication des biens sans la présence de quelqu’un qui a la capacité de s’en servir (nisi adsit qui eis uti valeat). Et puisque approuver la louange, connaître la vérité et se servir des dons ne peut relever que d’une créature rationnelle, les créatures irrationnelles ne doivent pas être ordonnées immédiatement à Dieu mais par l’intermédiaire de la créature rationnelle. Or cette créature rationnelle, parce qu’elle est faite pour louer et connaître et assumer les autres choses dans la faculté de la volonté, est naturellement et immédiatement ordonnée à Dieu. Et puisque plus une chose est immédiatement ordonnée à une autre, plus elle convient avec elle selon une convenance d’ordre, et que l’âme rationnelle et toute créature rationnelle, par le fait qu’« elle est capable de Dieu et peut en être participante » [31], est immédiatement ordonnée à lui, elle convient au plus haut point avec lui selon une convenance d’ordre. Et parce que plus grande est la convenance, plus expresse est la ressemblance, de là vient que, selon ce genre de ressemblance, la créature rationnelle est une ressemblance expresse, et est donc une image. – C’est ce que dit Augustin dans La Trinité, au quatorzième livre : « l’âme est l’image de Dieu en tant qu’elle est capable de lui et qu’elle peut en être participante ». En effet, puisqu’elle lui est immédiatement ordonnée, elle est capable de lui et inversement ; et parce qu’elle est capable de lui, elle est naturellement faite pour être configurée à lui ; et à cause de cela elle porte en elle dès son origine la lumière du visage divin [32]. Et pour cette raison, en ce qui concerne la ressemblance relative à la convenance d’ordre, on l’appelle parfaitement image de Dieu, car en ce sens elle lui est assimilée expressément [33].
35La primauté de la créature rationnelle par rapport aux autres créatures se manifeste sous la forme de trois œuvres, qui font apparaître la créature rationnelle non pas comme un souverain qui règne sur le monde des créatures irrationnelles, mais comme une créature tournée vers Dieu et achevant la reconduction du monde à son Créateur. En effet, les trois tâches qui reviennent à l’homme, à savoir l’approbation de la louange, la connaissance de la manifestation divine et l’utilisation des biens, sont des tâches de parachèvement ; l’homme ne vient pas remplir de son activité un monde passif et inerte, puisque le monde loue, manifeste, produit du fruit. Dans tous les cas, il s’agit seulement de « parfaire » ce qui existe déjà : parfaire la louange, parfaire la manifestation et parfaire la communication. La créature rationnelle a donc pour fonction principale de parfaire le monde, de le porter à son accomplissement, non pas en le régissant de l’extérieur, mais en se faisant en quelque sorte le porte-parole de toutes les créatures, la créature capable de recevoir et de porter en elle les autres créatures. C’est à cause de cela que les créatures non rationnelles sont ordonnées à Dieu par l’intermédiaire de la créature rationnelle, qui a pour supérieur immédiat Dieu seul et avec lequel elle se trouve, non pas dans une situation d’égalité, mais de réciprocité, puisque parmi toutes les créatures, elle seule est capable de « répondre » à son Créateur.
Or la suite de l’extrait le confirme : cette primauté cosmologique est fondée sur cette réciprocité étonnante et sur le mouvement même d’assimilation de la créature rationnelle avec Dieu. En effet, la deuxième partie du texte nous oriente vers cette disponibilité de la créature rationnelle à recevoir une nature plus élevée que sa nature actuellement éminente. C’est ce que Bonaventure, citant Augustin, appelle « être capable de Dieu ». C’est grâce à cette capacité que la configuration à Dieu, la déiformité, sera possible ; elle consiste à se laisser rendre semblable au Fils ; il s’agit, autrement dit, de participer à la dignité du Fils et de revêtir la noblesse propre à cette Personne divine : être l’enfant du Père et tout recevoir de Lui.
Ainsi, il ne suffit pas de dire qu’une personne créée est un individu qui possède une nature rationnelle ; il faut encore préciser que la dignité qui en découle entraîne le monde avec elle et ne s’achève elle-même que dans une dignité qui n’est plus seulement cosmologique, mais quasi divine. Or seules deux sortes de créatures correspondent à cette définition de la personne créée : l’ange et l’homme. Mais est-ce au même titre ? Il semble que les anges soient plus « premiers » que les hommes, que leur nature rationnelle soit plus parfaite, et leur déiformité plus grande, puisqu’ils sont constamment en présence de Dieu. Bref, la dignité angélique n’est-elle pas éminemment supérieure à celle de l’homme ? Et dans ce cas, comment Bonaventure peut-il maintenir, avec Augustin et contre le Pseudo-Denys, qu’il n’y a pas d’intermédiaire entre Dieu et l’homme ?
La noblesse de l’homme : tomber et se relever
L’égalité et l’excès de noblesse
36Il s’agit de savoir non seulement comment l’homme et l’ange se situent l’un par rapport à l’autre, mais également comment on peut mesurer la dignité de l’un et de l’autre. Bonaventure s’attelle à cette tâche dans la seizième distinction du deuxième livre :
Dans son intégralité, ce texte permet d’établir un tableau comparatif de la dignité de l’ange et de la dignité de l’homme :Puisque l’expression d’image consiste dans la convenance d’ordre et de proportion, l’intention de dignité de l’image est en fonction de l’intention de convenance de proportion ou d’ordre. Or il faut remarquer que la convenance d’ordre de la créature rationnelle avec Dieu, relève soit de l’être (esse) de l’image, soit du fait d’être un bien (bene esse). L’être de l’image consiste dans le fait que la créature est immédiatement ordonnée à Dieu ; mais le fait d’être un bien consiste en ce que la créature, qui est image, est placée devant les autres, qui ont la raison de vestige, et dans le fait que les autres sont ordonnés à elle en tant que fin.
Et ainsi il y a un ordre triple dans la créature rationnelle selon lequel elle est conformée à Dieu. Selon le premier ordre, elle est immédiatement et naturellement conjointe à Dieu ; cela est essentiel à l’image, et en cela l’Ange et l’âme sont égaux, parce que chez tous deux « l’esprit est immédiatement formé par la première vérité elle-même » [34]. – Le second ordre consiste dans la place qu’occupe la créature, qui est une image [de Dieu], par rapport aux autres créatures ; en cela les Anges sont supérieurs, car ils sont considérés comme les gardiens (rectores), non seulement des bêtes, mais aussi des hommes, selon l’Ecclésiastique, 17 [14] : « il a préposé des gardiens pour chacun », et la Glose « c’est-à-dire les Anges » ; et il s’agit de l’ordre selon lequel la créature irrationnelle est régie par Dieu au moyen de la [créature] rationnelle. – Selon le troisième ordre, les créatures irrationnelles sont ordonnées à la rationnelle en tant que fin à cause de laquelle elles ont été faites, et par ce moyen, [elles atteignent] la fin ultime et principielle [Dieu] [35]. Et selon cet ordre, l’homme convient plus avec Dieu que l’Ange ; en effet, les choses corporelles et sensibles ont été faites davantage pour l’homme que pour l’Ange. – Ainsi il est évident que la raison d’image, en tant qu’elle concerne la convenance d’ordre, et pour ce qui est de l’être (esse), se trouve également chez l’homme et chez l’Ange, car tous deux sont ordonnés à Dieu immédiatement. Et pour ce qui est du fait d’être un bien (bene esse), c’est-à-dire l’ordre entre les créatures, ils se comportent sur le mode de l’excédant et de l’excès. En effet, l’Ange convient davantage [avec Dieu] selon l’ordre de la régence, tandis que l’homme [convient davantage avec Dieu] selon l’ordre de la fin.
De la même façon, nous trouvons l’égalité et l’excès mutuel dans l’expression de l’image, en tant qu’elle concerne la convenance de proportion, car il y a une convenance de disposition, qui concerne l’être de l’image, et [une convenance] qui concerne le fait d’être un bien. Celle qui concerne l’être consiste dans le rapport à ce qui est intrinsèque, par exemple entre les puissances [de l’âme] ; et en cela, l’homme et l’Ange sont égaux, car la distinction, l’origine, l’égalité et la consubstantialité entre les puissances de l’âme, à savoir la mémoire, l’intelligence et la volonté s’y trouvent aussi bien qu’entre les puissances de l’Ange. – Mais quant à la convenance de disposition qui concerne le fait d’être un bien et qui consiste dans le rapport de la créature avec quelque chose d’extrinsèque, par exemple le corps, qui lui est inférieur, elle peut être plus expresse en deux sens : soit privativement, soit positivement. Si c’est positivement, alors l’âme est une image plus expresse [que l’ange] en cela qu’elle est conjointe à un corps, car par lui elle est le principe des autres choses et par lui elle inhabite tout. Ainsi elle représente plus Dieu, qui est le principe de toutes choses et qui est un en toutes choses. Mais si c’est privativement, alors l’Ange représente davantage, puisque Dieu est un pur esprit, totalement sans mélange et indépendant de toutes les créatures ; et cela l’esprit angélique le représente, étant donné qu’il est séparé, en acte et en aptitude, du corps. Et c’est pour cela que Grégoire dit qu’il est plus subtil et qu’en lui l’image de Dieu est plus expresse. Et ainsi il est évident que, en ce qui concerne la convenance de proportion, en tant qu’elle relève de l’essence de l’image, il puisse y avoir égalité entre l’homme et l’Ange ; mais en ce qui concerne celle qui relève du fait d’être un bien, ils se comportent comme des excédants et des excès [36].
37Ce n’est pas ici le lieu de développer le thème bonaventurien des différents types de convenances et de ressemblances [37]. Signalons simplement que ce que nous avons appelé jusqu’ici la primauté cosmologique relève de la convenance d’ordre, alors que la convenance de proportion correspond davantage à ce qui est connu sous le nom d’analogie. Or, quelle que soit la convenance envisagée, force est de constater que ce texte affirme l’égalité fondamentale de l’ange et de l’homme selon l’être : tous deux sont immédiatement ordonnés à Dieu, tous deux, par le rapport de leurs puissances spirituelles (mémoire, intelligence et volonté), expriment de façon égale la vie trinitaire. Selon le bene esse, il s’agit d’une égalité différenciée : l’ange est le régent du monde, qu’il surplombe en quelque sorte, alors que l’homme en est la fin, l’achèvement (d’ailleurs il n’est créé que le sixième jour). En outre, l’ange est un pur esprit, ce en quoi il représente Dieu privativement, alors que l’homme, en ce qu’il est l’union d’une âme et d’un corps et en ce qu’il habite ainsi « toutes choses », représente le caractère principiel de Dieu ainsi que sa présence dans le monde. Cette inhabitation doit d’ailleurs s’entendre en deux sens : l’homme habite le monde au sens où le monde est sa maison, mais l’homme est aussi la maison du monde puisqu’il a vocation à recueillir en son âme tout l’univers visible, par la connaissance [38]. C’est pourquoi Bonaventure n’hésite pas à dire que l’homme et l’ange sont l’un par rapport à l’autre dans une situation d’excès mutuel. Ce dépassement mutuel vaut mieux qu’une égalité sans relief : Dieu s’y trouve bien mieux manifesté, puisque brillent simultanément et de façon distincte divers aspects de son essence, et cet excès mutuel est en outre l’indice d’une complémentarité entre l’homme et l’ange qui nous met sur la voie de la dignité propre à l’homme.
Le corps suprême et l’esprit infime
38L’enseignement principal du texte précédent, en ce qui concerne la personne humaine, est en effet que la dignité particulière de l’homme réside dans l’union de son âme avec son corps. De fait, qu’est-ce qui distingue, au sens fort du terme, l’homme de l’ange ? Qu’est-ce qui lui confère une dignité particulière ? C’est le fait qu’il soit l’accomplissement de l’univers visible, et cela par son corps [39]. Donc le corps est à la fois la cause de notre infériorité et de notre supériorité par rapport à l’ange : comme elle est faite pour un corps, notre âme est moins puissante que l’esprit angélique ; parmi tous les esprits, l’esprit humain est le plus « infime » [40] ; en outre, par notre corps, nous dépendons de toutes les créatures, nous sommes vulnérables. Mais c’est en vertu de ce même corps que nous pouvons vraiment habiter le monde, le porter et le récapituler en nous. Ainsi la noblesse de la personne humaine réside dans ce qu’elle a facilement tendance à considérer comme une faiblesse : le fait d’être une âme profondément et en un sens indissolublement unie à un corps. Par conséquent, la dignité de l’homme ne consiste sûrement pas à ressembler à un ange. Bien plus, notre âme elle-même occupe la position la plus basse dans l’ordre des esprits, alors que notre corps, lui, est ce qu’il y a de plus excellent dans l’univers visible. Si donc nous sommes l’union d’un corps suprême et d’un esprit infime [41], la raison, notre motif d’orgueil, est ce qu’il y a de plus bas dans l’ordre spirituel ; et notre motif d’humilité est ce qu’il y a de plus beau et de plus digne dans l’univers visible. Par conséquent l’homme n’est pas, aux yeux de Bonaventure, un être monstrueux et discordant alliant tant bien que mal un esprit sublime et un corps lamentable, mais il est l’union « admirable » d’un corps et d’une âme qui sont parfaitement faits l’un pour l’autre [42].
Le pouvoir de se relever
39La comparaison de l’homme avec l’ange ne permet pas seulement au Docteur séraphique de mettre en valeur la dignité du corps humain uni à l’âme humaine ; elle permet également de mettre au jour une excellence humaine non pas ontologique mais morale, cette fois, excellence à laquelle correspond une excellence angélique et qui accentue encore leur égalité et leur « excès mutuel » :
[…] je dis qu’ils sont égaux. En effet, ils sont immédiatement ordonnés à la même fin, à savoir la béatitude éternelle ; et la mesure de l’homme est la même que celle de l’Ange, ni l’homme n’est à cause de l’Ange, ni l’Ange à cause de l’homme. Cependant, de même que la loi de la charité fait que, dans les membres corporels et les concitoyens de la cité, un membre supplée à l’indigence de l’autre – par exemple, l’œil voit sa route et celle du pied, et le pied se porte soi-même et porte l’œil, et chez les citoyens de la cité terrestre, il en va de même – c’est de la même façon qu’il faut raisonner au sujet de l’homme et de l’Ange, qui sont les citoyens de la cité d’en-haut. En effet, l’homme a la possibilité de tomber fréquemment et la possibilité de se relever, alors que l’Ange, s’il tient bon, tient bon perpétuellement, et s’il chute, ne peut pas se relever ; c’est pourquoi l’Ange qui tient bon soutient l’homme et l’infirmité humaine, et l’homme, en se relevant, répare la ruine angélique ; donc, d’une certaine façon, l’Ange est en vue de l’homme, et l’homme en vue de l’Ange. Et par conséquent, dans cet ordre, ils sont égaux [43].
41Fondamentalement égaux, concitoyens de la cité céleste, l’ange et l’homme ont en outre chacun leur misère et leur grandeur, leur indigence et leur richesse, qui viennent renforcer cette égalité fondamentale, comme le bene esse par rapport à l’esse. En effet, la misère de l’un correspond à la grandeur de l’autre. Or cette indigence et cette noblesse se révèlent dans l’exercice et dans l’épreuve de la liberté : l’excellence de l’ange réside dans le fait que s’il passe l’épreuve de la liberté sans « tomber », cette victoire est définitive et irrévocable, alors que son indigence réside dans le fait que s’il tombe dans l’épreuve « il ne peut pas se relever », et cette chute est tout aussi irrévocable que sa victoire. L’excellence de l’homme, à l’inverse, consiste dans « la possibilité de tomber fréquemment et la possibilité de se relever ». Un autre texte ajoute la possibilité fondamentale de « tenir bon » [44], l’ange n’ayant quant à lui que la possibilité de tenir bon ou de tomber. La chute est donc fatale à l’ange et il ne peut y en avoir qu’une, alors que l’homme tombe fréquemment ; ses chutes ne sont pour autant ni inévitables (il peut « tenir bon », comme le Christ et la Vierge Marie l’ont montré), ni sans gravité, mais elles ne sont pas irréparables. L’excellence de l’homme, sa dignité particulière, réside donc dans cette possibilité qu’il a de se relever ; il s’agit en quelque sorte d’une grandeur dans la faiblesse, puisque pour pouvoir se relever, il faut être tombé ou en tout cas s’être identifié à celui qui tombe, dans le cas du Christ. C’est précisément cette même idée de grandeur dans la faiblesse que développe Bonaventure dans un autre passage du deuxième livre du Commentaire des Sentences :
La pointe extrême de notre dignité réside donc paradoxalement dans notre humilité, dans notre limon : certes, nous avons notre noblesse, un corps admirable, une âme à l’image de la Trinité, et bientôt à la ressemblance du Fils, tous deux, corps et âme, assumant à leur façon l’univers entier ; mais la fine pointe de notre excellence est notre basse position, parce qu’elle constitue le levier qui nous permet de monter – l’essentiel, la grande affaire d’une vie humaine étant l’apprentissage du relèvement et de l’ascensus. C’est pourquoi les ouvrages spirituels de Bonaventure sont consacrés à cette tâche : comment, non pas malgré mais avec notre nature peu performante et particulièrement avec nos sens corporels, monter vers Dieu [46].[…] l’homme devait être placé en bas, pour que par l’humilité de sa basse position il monte (ascenderet) là où l’ange était tombé par la sublimité de la noblesse ; et pour cela devait lui être donné un corps constitué de nature inférieure [= la nature élémentaire, et non céleste, ndt] pour que, se sachant poussière, il se place sous Dieu en toutes choses. C’est pourquoi l’Écriture aime bien dire qu’il a été produit du limon de la terre, pour qu’à partir de cela l’homme avance et monte par le mérite de l’humilité [45].
Conclusion
43Le Commentaire des Sentences constitue sans aucun doute le lieu bonaventurien principal de réflexion sur le concept de personne, comme en témoignent l’abondance et la précision technique des textes portant sur ce thème. Est-ce à dire qu’après 1252 Bonaventure s’en soit désintéressé ? En réalité, le Docteur séraphique développera jusqu’à la veille de sa mort, et donc jusqu’aux Conférences sur les six jours de la création, la thèse, plus grecque que latine, mais recevable par un Latin, de la consistance individuelle des personnes divines, notamment par le moyen de ses Questions disputées sur le Mystère de la Trinité, et sur la science du Christ, et dans ses Conférences sur les sept dons de l’Esprit saint. De manière générale, le Frère mineur insiste dans tous ses textes théologiques sur la légitimité et sur l’importance de la doctrine des appropriations, qu’il pousse jusqu’au seuil de la propriété personnelle. Cette fidélité aux thèses initiales n’est pas moins remarquable en ce qui concerne les personnes créées, angéliques ou humaines, puisque son insistance sur l’éminence seulement provisoire de la nature rationnelle en l’homme conduira Bonaventure à décrire l’itinéraire qui conduit de cette nature rationnelle de l’image à sa pleine assimilation et union avec Dieu. En ce sens, une présentation complète de l’apport théologique et philosophique du Frère mineur au thème de la personne humaine devrait inclure la description qu’il donne de ceux qui tiennent bon, de ceux qui se sont relevés après être tombés [47], et en montrer le déploiement historique depuis Adam et Ève jusqu’au Jugement dernier. Dans le Breviloquium, Bonaventure distingue les étapes qui permettent de retracer cette histoire : l’état adamique (Breviloquium II), l’impact du péché originel sur la personne humaine (Breviloquium III), l’Incarnation du Fils de Dieu, qui est venu relever le genre humain de sa chute, qui a rendu manifeste son indignité par la mort sur la croix et qui préfigure son relèvement dans la Résurrection (Breviloquium IV), la diffusion de la grâce et des sacrements qui visent à aider les hommes à se relever petit à petit, au cours des siècles (Breviloquium V et VI), et enfin le Jugement dernier et la résurrection des corps, qui ont pour objet la restauration finale et définitive de la personne humaine (Breviloquium VII).
44Dans cette histoire du statut de la personne, on peut distinguer quatre plans intimement liés ; premièrement, le Docteur séraphique procède à chaque étape à un examen des déterminations intrinsèques de la personne, à savoir de son corps, de son âme et de la qualité de leur union (désobéissance et obéissance, mortalité et immortalité, etc.). Deuxièmement, cette relation de la personne avec elle-même est l’expression même de sa relation avec les personnes divines, et tout particulièrement avec le Fils, qui est directement offensé par la corruption du péché et qui, en restaurant la relation entre le corps et l’âme, répare la relation de l’homme avec Dieu, en l’amenant à la filiation divine. Troisièmement, la personne humaine est examinée sous l’angle de sa relation avec autrui, relation dont les aléas correspondent infailliblement au rythme de la corruption et de l’assimilation qui caractérisent les relations précédentes ; il faut noter que la prédilection de Bonaventure, dans le Breviloquium, va à la relation conjugale, dégradée elle aussi par la corruption du péché puisqu’elle devait exprimer, dit le Frère mineur, « l’union de Dieu et de l’âme » [48], ce que le sacrement du mariage rend à nouveau possible. Enfin, la personne humaine est profondément liée au monde, dont elle est, nous l’avons vu, l’illustre représentant ; or, de même que la corruption du péché endommage les relations qui viennent d’être évoquées, de même elle dérègle la relation de l’homme avec le monde, tandis que la glorification finale des êtres humains doit être accompagnée du repos et de la glorification de toutes les créatures, par l’intermédiaire de leur héraut [49]. La personne humaine est donc liée de toute part, et toute corruption de ces liens la défigure. On comprend donc pourquoi le modèle et la cheville-ouvrière de cette anthropologie ne sont pas le sage autosuffisant, détaché de tout et de chacun, ni l’ange qui coïncide avec soi, mais le Christ, lien par excellence de ce qui était désuni, lié à la croix pour réconcilier l’homme avec Dieu, l’âme avec le corps, le frère avec le frère et le monde avec l’homme, inconcevable réconciliation que Bonaventure décrit admirablement dans un passage de La Triple Voie :
Le paradis désirable est manifesté par la croix : il est le faîte de toute gloire, le spectacle de toute joie, la réserve de toute opulence, car Dieu, pour nous restituer cette habitation, s’est fait homme vil, misérable et pauvre. En lui la hauteur accepta l’abjection, la justice subit la condamnation, l’opulence assuma l’indigence. Celui qui commande a accepté l’esclavage abject pour que nous soyons sublimés dans la gloire ; le Juge très juste a subi la condamnation la plus sévère pour que nous soyons justifiés de la faute ; le Seigneur très riche assuma l’extrême pauvreté pour que nous soyons enrichis en abondance [50].
46Bonaventure présente la croix comme la machine inventée par Dieu pour transformer notre bassesse et notre indignité en noblesse et en excellence – transvaluation des valeurs et des personnes à la fois scandaleuse et réjouissante, accomplie par le Christ pour chacun.
47Institut catholique de Paris
48Faculté de Philosophie
4926, rue d’Assas
75006 Paris
Mots-clés éditeurs : origine, essence, personne, ange, individu, propriété, homme, Trinité, noblesse
Date de mise en ligne : 02/04/2011
https://doi.org/10.3917/rspt.943.0451Notes
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[1]
L’examen du concept de personne en théologie a lieu aux distinctions 23, 25 et 34 du premier livre. L’étude de la personalitas humaine et angélique se trouve dans le deuxième livre, distinctions 1, 3, 16, 17 et 18. Enfin, la personne du Christ fait l’objet de toute la première partie du livre III, en particulier, pour ce qui concerne le concept même de personne, dans les distinctions 5 à 10.
-
[2]
Voir par exemple De Trinitate, VII, IV, 7 (BA 15, 527): « pour parler de l’ineffable, il faut bien dire comme on peut ce qu’on ne peut expliquer ».
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[3]
Il faudra attendre les condamnations de 1277 pour qu’une position officielle et donc contraignante apparaisse au sujet de l’individualité des anges. Voir R. Hissette, Enquête sur les 219 articles condamnés à Paris, le 7 mars 1277, Louvain, Publications universitaires, (coll. « Philosophes médiévaux », 22), 1977, en particulier les articles 42 et 43, p. 82 sq, ainsi que les articles 83 et 84, p. 147 sq.
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[4]
Il est admis que Bonaventure a « lu » le troisième livre des Sentences de Pierre Lombard en dernier lieu : I. Brady, « The Edition of the Opera omnia of St. Bonaventure », Il Collegio S. Bonaventura di Quaracchi, Grottaferrata, 1977, p. 133-134.
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[5]
Il ne sera pas ici directement question du Christ, dont la personne mériterait une étude à part entière.
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[6]
I Sent., d. 25, a. 1, q. 2, resp. ad arg. 4 (I, 441) (traduction Ozilou modifiée). Traduction française partielle par Marc Ozilou, Les Sentences. Questions sur Dieu, Paris, PUF, (coll. « Épiméthée »), 2002. Texte latin : « dicendum, quod persona definitur a Boethio sic : persona est rationalis naturae individua substantia, a Richardo sic : persona est intellectualis naturae incommunicabilis existentia. Definitur etiam alio modo sic : persona est existens per se solum iuxta singularem quendam rationalis existentiae modum. A magistris definitur sic : persona est hypostasis distincta proprietate ad nobilitatem pertinente ». La définition de Boèce se trouve dans La Personne et les deux natures du Christ, II (PL 64, 1342 sq) ; les deux définitions du Victorin proviennent de La Trinité, IV, 22-23 et 24 (PL 196, 945 sq ; SC 63, 281 sq). Quant à la définition des « maîtres », elle provient de Pierre Lombard, au chapitre 3 de la même distinction ; en revanche, on n’en trouve pas trace dans la Glossa d’Alexandre de Halès, maître de Bonaventure, bien que l’emploi du mot hypostase soit fréquent chez le maître de l’École des mineurs. Quoiqu’il en soit, ce qui importe est la volonté bonaventurienne de montrer qu’il existe un consensus au sujet du concept de personne, puisqu’il en existe une définition scolaire.
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[7]
Ibid.
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[8]
I Sent., d. 23, a. 1, q. 1, resp. (I, 405-406) (traduction Ozilou légèrement modifiée). Texte latin : « Dicendum quod persona de sui ratione dicit suppositum distinctum proprietate ad dignitatem pertinente. Et hoc patet in sua etymologia, et in aequipollenti suo. In etymologia, quia persona dicitur quasi per se unum. Per se autem unum proprie dicitur unum, quod est omnino distinctum ab aliis et in se indistinctum. Rursum, persona dicitur a personando, quasi a se resonando ; resonare autem dicitur quod in sono praeeminet aliis ; et ideo persona dicitur suppositum distinctum habens dignitatem, et ratione huius dignitatis, cum deberet per naturam vocabuli dici persona, penultima correpta, dicitur persona, penultima producta. Similiter ratio huius significationis accipitur ab aequipollenti in lingua Graeca, quod est prosopon. Apud Graecos prosopon dicebatur, sicut narrat Boethius, homo larvatus, qui quidem solebat fieri in tragoediis ; et hoc fiebat propter duo ; una ratio erat ad distincte reprasentandum eum, de quo fiebat sermo ; alia ratio erat ad melius resonandum vel personandum. Et ista duo conveniunt dictis duabus proprietatibus : et ideo ab hoc nomine prosopon apud Graecos tractum est hoc nomen persona apus Latinos ».
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[9]
Voir l’attitude magnanime d’Augustin à cet égard : il ne faut blâmer les Grecs de cette préférence, qui complique un peu les choses pour les Latins, car ils tiennent compte ainsi du génie de leur langue, De Trinitate, VII, VI, 11 (BA 15, 541).
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[10]
I Sent., d. 23, a. 1, q. 1, resp. (I, 405-406) (traduction Ozilou). Texte latin : « Et quia in ecclesiasticis maxime attenditur distinctio dignitatum, tractum est primo ad significandum honorem in ecclesiasticis. Deinde, quia individuum rationalis naturae distinctum est ab aliis, et hoc proprietate dignitatis inter creaturas, hinc est, quod extensum est ad significandum suppositum rationalis naturae. Demum, quia in Deo est reperire suppositum distinctum proprietate nobilissima, Spiritu sancto dictante, translatum est ad divina, quia ibi res nominis propriissime invenitur, quamvis ipsum nomen prius aliis sit impositum. Concedendum est ergo, quod in divinis proprie et convenienter nomen personae accipitur ».
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[11]
I Sent., d. 23, a. 1, q. 3, resp. (I, 410) (traduction Ozilou). Texte latin : « Et propterea quartus modus dicendi est, quod, cum fides dicat, Deum esse trinum et unum, in quantum dicit unum, non possumus intelligere unum, quin intelligamus quod est et quo est unum ; et quo est unum est illud quo est, et quod est unum est illud quod est. Primum est essentia, secundum substantia. Si intelligimus trinum, necesse est, quod intelligamus eum qui distinguitur, et quo distinguitur. Quo distinguitur est proprietas ; ille autem qui distinguitur semper significatur ut distinctus. Et hoc potest esse dupliciter : vel ut distinctus proprietate quacumque, vel ut distinctus proprietate nobili sive notabili. Primum significatur nomine subsistentiae, quae dicitur prima substantia, et convenit non tantum individuo hominis, sed etiam asini. Secundum significatur per hoc nomen persona, quod importat nobilem proprietatem et non convenit nisi supposito rationalis creaturae ».
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[12]
Bonaventure rappelle au lecteur de langue latine que substance et essence ne sont pas synonymes, à strictement parler, ce dont les Grecs ont tenu compte dans la formulation de leur théologie trinitaire.
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[13]
Voir I Sent., d. 23, a. 2, q. 1, resp. (I, 412) (traduction Ozilou légèrement modifiée) : « Il faut dire que tant le nom de substance que celui de subsistence s’entendent de deux manières en ce qui concerne Dieu […]. Ainsi donc, la substance peut signifier en quelque sorte ce qui se tient par soi, ou bien [ce qui se tient] comme le sujet d’un autre, c’est-à-dire comme le sujet d’une propriété. Dans le premier cas, il n’y a qu’une seule substance, ou sans rapport au nombre, car ce qui est un est ici ce qui est. Dans le second cas, selon qu’elle concerne une propriété, elle se dénombre ou se multiplie. Dans le premier cas, elle a exclusivement le sens d’ousiosis, et dans le second cas, elle a exclusivement le sens d’hypostasis. Et le nom de subsistence se distingue absolument de la même façon ».
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[14]
I Sent., d. 23, a. 2, q. 2, resp. (traduction Ozilou). Texte latin : « Dicendum, quod in omni substantia, cuius esse et operari, necessario intelligimus naturam et habentem naturam. Cum ergo hoc sit in Deo, intelligimus in Deo naturam et habentem naturam. Et naturam dicimus substantiam vel essentiam ; habentem naturam dicimus personam. Quoniam ergo in creatura rationali contingit, unam personam habere plures naturas, scilicet corporalem et spiritualem : sic a contrario sensu in Deo propter summam simplicitam contigit, unam naturam haberi a pluribus, quoniam contingit eam haberi alio et alio modo ; et hoc non potest esse ab eodem. Quia ergo una tantum est natura habita et non numerata, ideo tantum dicitur una substantia et essentia ; quia vero plures habentes, ideo plures personae, nulla omnino repugnantia existente ».
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[15]
I Sent., d. 25, a. 1, q. 2, resp. ad arg. 1 (I, 440) (traduction Ozilou). Texte latin : « in creaturis specificatio per additionem complentem est, individuatio per additionem sive appositionem contrahentem. Et ideo, cum dicitur substantia individua, individuum realiter addit supra substantiam, unde et substantia individua supra naturam ; et ideo necesse est, esse compositam personam in creatura. Sed in Deo est individuatio vel distinctio per solam originem. Et quia persona oritur se ipsa, ideo nulla est ibi omnino additio, sed plurificatio, et per plurificationem distinctio et individuatio ; et ideo nec individua addit supra substantiam, nec substantia supra naturam. Ideo vere dicitur et vera est ratio intelligendi ; et notificatio ista convenit personae divinae, nec significatur in ea aliqua compositio ».
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[16]
Cette méthode de définition, tributaire de la diairèsis platonicienne et de sa reprise critique par Aristote, est exposée dans l’Isagogè de Porphyre, célèbre commentaire des Catégories d’Aristote.
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[17]
Voir le texte étonnant des Collationes in l’Hexaëmeron, XI, 6 (V, 381) : « l’origine originante est plus parfaite que l’origine non originante, et l’origine originant une autre origine est plus parfaite que celle qui n’origine pas une origine. Par conséquent, si en Dieu se trouve une origine parfaite, il est nécessaire que le Père soit producteur, que le Fils soit origine [originée et originante] et que l’Esprit soit originé », Les six jours de la création, traduit par Marc Ozilou, Paris, Desclée-Cerf, 1991, p. 278-279. Toute personne divine est l’unique origine, possédée de façon personnelle ; dire que le Père est plus « parfait » que le Fils et que le Fils est plus « parfait » que l’Esprit ne signifie pas que le Père soit davantage « Dieu » que les deux autres, puisque « perfection » est dans le vocabulaire bonaventurien un synonyme de fécondité. Ainsi, dire que l’origine originante, non originée (le Père) est plus « parfaite » que les deux autres, revient à dire qui est le Père, à savoir le Père, le Fécond. Il y a donc bien une hiérarchie dans la Trinité, mais une hiérarchie horizontale fondée sur un ordre d’origine.
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[18]
I Sent., d. 25 a. 2 q. 1 et d. 34, q. 1, resp.
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[19]
I Sent., d. 34, q. 1, resp. (I, 587). Texte latin : « Distinctio per qualitatem est in creaturis, nec potest esse sine additione, quia haec distinctio habet ortum ex additione materiae ad formam. Distinctio autem per qualitatem dicitur, quando unus distinguitur ab alio per proprietates absolutas, ut patet, cum unus est albus, et alter niger. Distinctio per originem est, cum unus producit, et alter producitur. Et quemadmodum distinctio per qualitatem vera distinctio est et secundum rem, ita distinctio per veram originem vera est distinctio. Sicut enim unus non potest simul esse albus et niger, ita non potest unus et idem producere se ipsum. Quonima igitur in divinis intelligitur esse vera origo, ideo intelligitur ibi esse vera distinctio ».
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[20]
Hexaëmeron, I, 12 (V, 331b) (traduction Ozilou, p. 107). Texte latin : « hae tres personae sunt aequales et aeque nobiles, quia aequae nobilitatis est Spiritui sancto divinas personas terminare, sicut Patri originare, vel Filio omnia repraesentare ».
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[21]
Selon Thomas, les anges sont identiques à leur raison spécifique, ce qui leur confère une forme relative de non-finitude : ils ne sont pas intrinsèquement finis, mais extrinsèquement limités par le seul fait qu’ils sont des créatures. Cette coïncidence avec leur propre nature fait des anges un modèle indépassable de subjectivité pour l’homme, dont l’individuation est une imperfection – ce qui n’est absolument pas le cas chez Bonaventure. Sur la position de Thomas, voir les explications de Tiziana Suarez-Nani, Les Anges et la philosophie, Vrin, 2002, p. 39-50. En ce sens, il faudrait nuancer le jugement d’Emmanuel Falque selon lequel Thomas d’Aquin serait, contrairement à Bonaventure, le promoteur de la finitude humaine. Voir son article, « Limite théologique et finitude phénoménologique chez Thomas d’Aquin », Rev. Sc. ph. th. 92 (2008), p. 527-556.
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[22]
II Sent., d. 3, p. I, a. 2, q. 1, resp. ad arg. 4 (II, 104). Texte latin : « ratio distinctionis personalis, quantum ad veritatem, venit ex principiis constituentibus et particulantibus, quantum ad notitiam, venit ex qualitatibus ; quorum utrumque est in Angelis reperire secundum diversitatem ; diversa enim habent principia individuantia et diversas proprietates innatas. Sicut enim homines diversas habent facies, sic diversas habent mentes et proprietates mentales ; ita intelligendum est in Angelis suo modo ». Les éditeurs de Quaracchi fournissent une liste de qualités : forme, figure, lieu, temps, souche, patrie, nom. Ils n’en donnent pas l’origine, mais certaines semblent être tirées du Traité des catégories, VIII ; en 10a 10, Aristote parle en effet de la forme et de la figure.
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[23]
II Sent., d. 3, p. I, a. 2, q. 2, resp. (II, 106-107). Texte latin : « Discretio personalis addit supra discretionem individualem ; discretio autem individualis duo dicit, scilicet individuationem et consequenter distinctionem. Individuatio autem est ex principiorum indivisione et appropriatione ; ipsa enim rei principia, dum coniungitur, invicem se appropriant et faciunt individuum. Sed ad hoc consequitur esse discretum sive esse distinctum ab alio, et surgit ex hoc numerus, et ita accidentalis proprietas, consequens ad substantiam. – Et sic individualis discretio dicit aliquid accidentale, et aliquid substantiale ».
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[24]
Qualités qu’il faut distinguer des affections passagères et des émotions, qui peuvent révéler quelque chose de la personne, mais qui ne sont pas essentielles à la personne.
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[25]
Boèce, La Personne et les deux natures du Christ, III (PL 64).
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[26]
II Sent., d. 3, p. I, a. 2, q. 2, resp. (II, 106-107). Texte latin : « Dignitas autem illa duo dicit, scilicet nobilitatem rationalis naturae, quae est, quod natura raationalis tenet principatum inter naturas creatas ; unde non est ordinabilis ad perfectiorem formam. Et haec nobilitas, etsi per modum qualitatis habeat intelligi, tamen essentialis est naturae rationali. – Dicit etiam illa nobilitas actualem eminentiam, ita quod in supposito nulla sit alia natura ita principalis, ut natura rationalis, ut quasi sit per se sonans. Et ideo, quia hoc deficit ei in Christo, natura rationalis creata non facit personalitatem, et hoc est accidentale. – Dicendum igitur, quod quemadmodum individualis discretio est ex existentiae formae naturalis in materia, sic personalis discretio ex existentia naturae nobilis et supereminentis in supposito. Et ideo, quamvis utrobique importetur quid substantiale, et similiter accidentale consequens – hoc dico in creatura – non tamen importatur accidentale, quod causetur vel ortum habeat ab accidente, sed potius consequitur formam in materiam, vel naturam in supposito ».
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[27]
Sur la déiformité selon Bonaventure, voir par exemple Breviloquium, II, 9 et V, 1, n. 2 (V, 227a et 252) et II Sent., d. 16, a. 2, q. 3, ad 2 (II, 405).
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[28]
Aux yeux d’Augustin, tous les vestiges ne sont pas corporels, et Bonaventure le suit sur ce point.
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[29]
Sur ce point, voir les explications de J. F. Quinn, The Historical Constitution of St. Bonaventure’s Philosophy, Toronto, Pontifical Institute of Medieval Studies, 1973, chap. 2, « Essence and nature of the human soul », p. 137-218.
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[30]
Prov. 16, 4.
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[31]
Augustin, De la Trinité, XIV, VIII, 11.
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[32]
Ps 4, 7.
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[33]
II Sent., d. 16, a. 1, q. 1, resp. (II, 394-395). Texte latin : « Deus enim universa propter semetipsum operatus est, ita quod, cum sit summa potestas et maiestas, fecit omnia ad sui laudem ; cum sit summa lux, fecit omnia ad sui manifestationem ; cum sit summa bonitas, fecit omnia ad sui communicationem. Non est autem perfecta laus, nisi adsit qui approbet ; nec est perfecta manifestatio, nisi adsit qui intelligat ; nec perfecta communicatio bonorum, nisi adsit qui eis uti valeat. Et quoniam laudem approbare, veritatem scire, dona in usum assumere non est nisi solummodo rationalis creaturae ; ideo non habent ipsae creaturae irrationales immediate ad Deum ordinari, sed mediante creatura rationali. Ipsa autem creatura rationalis, quia de se nata est et laudare et nosse et res alias in facultatem voluntatis assumere, nata est ordinari in Deum immediate. Et quoniam quanto aliquid immediatius ordinatur ad aliquid, tanto magis convenit cum eo convenientia ordinis ; et anima rationalis et quaelibet rationalis creatura, eo quod « capax Dei est et particeps esse potest », immediate ordinatur in ipsum ; maxime convenit cum eo convenientia ordinis. Et quia, quanto maior est convenientia, tanto expressior est similitudo ; hinc est, quod quantum ad hoc genus similitudinis rationalis creatura est similitudo expressa, et ideo imago est. – Et hoc est quod dicit Augustinus de Trinitate decimo quarto, quod « eo est anima imago Dei, quo capax eius est et particeps esse potest ». Quia enim ei immediate ordinatur, ideo capax eius est, vel e converso ; et quia capax est, nata est ei configurari ; et propter hoc fert in se a sua origine lumen vultus divini. Et ideo quantum ad similitudinem, quae attenditur ad conventientiam ordinis, perfecte dicitur imago Dei, quia in hoc ei assimilatur expresse ».
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[34]
Augustin, De Trinitate, XIV, XIV, 20 ; De liberi arbitrio, I, X, 21.
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[35]
Voir II Sent., d. 15, a. 2, q. 1.
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[36]
II Sent., d. 16, a. 2, q. 1, resp. (II, 401-402). Texte latin : « Attendendum autem, quod convenientia creaturae rationalis ad Deum secundum ordinem quaedam est de esse imaginis, et quaedam de bene esse. De esse imaginis est, quod creatura immediate ordinetur ad Deum ; de bene esse vero est, quod creatura, quae est imago, praeponatur aliis, quae tenent rationem vestigii ; et quod alia ordinentur in ipsam tanquam in finem. – Et sic triplex est ordo in creatura rationali, secundum quem conformatur Deo. Primus, quod immediate nata est Deo coniungi ; et hic est essentialis imagini, et in hoc Angelus et anima aequiparantur, quia utriusque « mens immediate ab ipsa prima veritate formatur ». – Secundus est, quo praeponitur creatura, quae est imago, aliis creaturis ; et in hoc Angeli praecellunt, quia non solum bestiis, sed etiam hominibus rectores sunt deputati, secundum illud Ecclesiastici decimo septimo : In unamquamque gentem praeposuit rectores, Glossa : id est Angelos ; et iste est ordo, quo creatura irrationalis regitur a Deo mediante rationali. – Tertius est ordo, quo creaturae irrationales ad rationalem ordinantur tanquam in finem, propter quem sunt factae, et mediante illo in ultimum finem principalem ; et secundum hunc ordinem magis convenit homo cum Deo quam Angelus ; magis enim facta sunt et corporalia et sensibilia propter homines quam propter Angelos. – Et sic patet, quod ratio imaginis, prout attenditur in convenientia ordinis, quantum ad id quod est de esse, in homine et Angelo reperitur aequaliter, quia uterque ordinatur in Deum immediate. Quantum vero ad illud, quod est de bene esse, scilicet quantum ad ordinem respectu creaturarum, se habent per modum excedentis et excessi. Angelus enim magis convenit quantum ad ordinem sub ratione regiminis ; homo vero magis quantum ad ordinem, qui attenditur in ratione finis. Consimili modo reperimus et aequalitatem et mutuum excessum in expressione imaginis, quae attenditur secundum convenientiam proportionis ; quia quaedam est convenientia habitudinis, quae est de esse imaginis, quaedam de bene esse. Illa est de esse, quae consistit in comparatione ad intrinseca sicut potentias ; et in hac homo et Angelus adaequantur, quia ita bene est distinctio et origo et aequalitas et consubstantialitas in potentiis animae, in memoria scilicet, intelligentia et voluntate, sicut potentiis Angeli. – Illa vero convenientia habitudinis est de bene esse, quae attenditur in comparatione creaturae rationalis ad aliquod extrinsecum, utpote ad corpus, quod est ipsa inferius. Haec autem dupliciter potest esse expressior : vel privative, vel positive. Si positive ; sic anima est imago expressior, quae in hoc, quod coniungitur corpore ita, quod per illud est principium aliorum, et per illum totum inhabitat, magis repraesentat Deum, quia Deus est spiritus purus, omnino impermixtus et independens a creaturis omnibus ; et hoc repraesentat angelicus spiritus, dum est a corpore secundum actum et aptitudinem separatus. Et pro tanto dicitur esse subtilior a Gregorio, et in eo imago divinitatis esse expressior. Et sic patet, quod quantum ad convenientiam proportionis, quae est de essentia imaginis, inter hominem et Angelum potest esse aequalitas ; quantum vero ad illam, quae est de bene esse, se habent sicut excedentia et excessa ».
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[37]
On trouvera quelques éléments d’explication dans le livre d’Étienne Gilson, La Philosophie de saint Bonaventure, Paris, Vrin, 3e édition corrigée 1953, « L’analogie universelle », p. 165-191.
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[38]
Sur le thème du monde, maison de l’homme, voir par exemple Breviloquium II, c. 4, n. 5 (trad. Mouiren modifiée) : « Cette machine sensible des choses corporelles est donc comme une maison (domus) fabriquée pour l’homme par le suprême artisan (a summo opifice), jusqu’à ce qu’il vienne dans “la maison qui n’est pas faite de main d’homme et qui est dans les cieux” [2 Co. 5, 1] ». Sur l’idée selon laquelle l’homme est à son tour la maison du monde, voir par exemple II Sent., d. 16, a. 1, q. 1, ad 5 (II, 395-396) : « comme “la créature rationnelle, ou l’intellect, est en quelque sorte toutes choses” [De anima, III, 8], toutes choses sont destinées à y être inscrites, et les ressemblances de toutes choses à y être imprimées et peintes (depingi). C’est pourquoi, de même que tout l’univers représente Dieu selon une totalité sensible, de même la créature rationnelle le représente selon une totalité spirituelle ».
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[39]
Voir par exemple II Sent., d. 1, p. II, a. 3, q. 2, resp. (II, 50b) : « Ce pourquoi l’âme est unie au corps humain, c’est-à-dire vivifier le corps humain, ne constitue pas un acte accidentel, ni un acte ignoble : non accidentel, pour la bonne raison que l’âme est une forme substantielle ; ni ignoble, pour la bonne raison que l’âme est la plus noble de toutes les formes, et que c’est dans l’âme que s’arrête (stat) le désir (appetitus) de toute la nature. En effet, le corps humain est organisé et assemblé (complexionatum) de l’assemblement (complexio) et de l’organisation les plus nobles qu’il y ait dans la nature ; par conséquent, il n’est achevé (completur) et ne peut être achevé que par la forme ou la nature la plus noble ».
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[40]
II Sent., d. 1, p. II, a. 1, q. 2, resp. (II, 42b) : « bien que l’esprit le plus haut et le corps le plus bas soient très éloignés, cependant le corps suprême et l’esprit infime possèdent une très grande proximité. »
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[41]
Bonaventure emprunte cette expression au magnifique opuscule De Spiritu et anima, longtemps attribué à Augustin, mais probablement écrit par Alcher de Clairvaux (PL 40, 789).
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[42]
II Sent., d. 1, p. II, a. 1, q. 2, resp. (II, 42b) : « la proportion est parfaite et admirable l’union (mirabilis nexus) ».
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[43]
II Sent., d. 1, p. II, a. 2, q. 2 (II, 46). Texte latin : « […] dico quod sunt pares. Nam ad eundem finem, scilicet ad aeternam beatitudinem, immediate ordinantur ; et eadem est mensura hominis, quae et Angeli, nec homo propter Angelum, nec Angelus propter hominem. Tamen sicut lex caritatis facit in membris corporalibus et concivibus civitatis, quod unum membrum supplet indigentiam alterius – ut patet, quia oculus videt viam sibi et pedi, et pes fert se ipsum et oculum, et in civibus terrenae civitatis similiter contingit – similiter intelligendum est in homine et Angelo, qui sunt cives civitatis supernae. Nam homo habet habilitatem ad labendum frequenter, et possibilitatem ad resurgendum ; Angelus vero stans perpetuitatem in stando, et cadens impossibilitatem in resurgendo : ideo Angelus stans sustentat hominem, et quodam modo homo propter Angelum : et ideo in hoc ordine pares sunt ».
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[44]
D’autres textes se caractérisent par la concrétude du vocabulaire employé, par exemple II Sent., d. 1, p. II, a. 1, q. 2 ; ad 2. 3. (II, 42b) : « comme est donné à l’âme humaine le libre arbitre versible et réversible, c’est-à-dire le pouvoir de tenir, de tomber et de se relever, il est donné au corps de pouvoir mourir, et de pouvoir ne pas mourir, et donc de pouvoir vivre éternellement ».
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[45]
II Sent., d. 17, a. 2, q. 1, resp. (II, 420 a). Texte latin : « Debebat enim homo subiici, ut per humilitatem subiectionis ascenderet unde angelus ceciderat per sublimitatem elationis ; et ideo debuit sibi dari corpus constitutum de natura inferiori, ut, se ipsum pulverem reputans, Deo per omnia subiaceret. Unde et Scriptura maluit eum dicere de limo terrae productumn ut ex hoc homo proficeret et ascenderet per humulitatis meritum ».
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[46]
Voir par exemple La Triple voie, trad. J.-G. Bougerol, Éditions franciscaines, 1998 et L’Arbre de vie, trad. J.-G. Bougerol, Éditions franciscaines, 1996.
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[47]
C’est également en ce sens qu’il serait intéressant de relire les textes de Bonaventure consacrés à la figure de saint François d’Assise.
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[48]
Breviloquium, VI, 13, (V, 279).
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[49]
Ibid., VII, 4 (V, 284-286).
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[50]
La Triple voie, III, 4, trad. J.-G. Bougerol, Éditions franciscaines, 1998, p. 48-49.