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Article de revue

Dieu et les créatures chez John Hick

« Distance épistémique » et théonomie : antagonisme ou complémentarité ?

Pages 705 à 723

Notes

  • [1]
    John Harwood Hick est né à Scarborough dans le Yorkshire en Angleterre en 1922. Après des études de droit à l’université de Hull et un bref passage dans une unité d’ambulanciers durant la seconde guerre mondiale, il se rend à l’université d’Edimbourg pour compléter sa formation. Cette fois, il se dirige vers une licence en philosophie qu’il complète par un doctorat à l’université d’Oxford. Après ses études, John Hick entre au séminaire. Au terme de cette formation, il devient ministre pendant trois années et ce, avant de s’envoler aux États-Unis pour enseigner d’abord à l’université de Cornell, puis au Séminaire Théologique de Princeton. Il revient ensuite en Angleterre, où il est nommé Lecteur à la Faculté de Théologie de Cambridge. En 1967, il quitte cette université pour se rendre à Birmingham où il vient d’être nommé Professeur. Quelques années plus tard, tout en continuant son enseignement à Birmingham, il est également nommé Professeur au Claremont Graduate School en Californie. Dès 1982, il occupera ce dernier poste à plein-temps et quittera l’Angleterre pour y revenir après sa retraite. Il vit aujourd’hui à nouveau dans son pays natal. Tout au long de sa carrière, J. Hick a publié de nombreux articles ainsi que plusieurs monographies : Evil and the God of Love, Basingstoke, MacMillan Press, 1966; Death and Eternal Life, San Fransisco, Harper & Row, 1976; God and the universe of faiths, Basingstoke, MacMillan, 1988; Problems of religious pluralism, Basingstoke, MacMillan Press, 1988; An Interpretation of Religion – Human Responses to the Transcendent, New Haven, Yale University, Press, 1989; Philosophy of Religion, Englewood Cliffs, Prentice-Hall, 1990; The Metaphor of God Incarnate, Londres, SCM Press, 1993; Disputed Questions – in Theology and the Philosophy of Religion, New Haven, Yale University Press, 1993; The Rainbow of Faiths – Critical Dialogues on Religious Pluralism, Londres, SCM Press, 1995.
  • [2]
    P. Cole, Philosophy of Religion, Londres, Hodder & Stoughton, 1999; M. Larrimore (éd.), The problem of Evil, Oxford, Blackwell, 2001; Ch. T. Mathewes, Evil and the Augustinian Tradition, Cambridge, Cambridge University Press, 2001; J. F. Kelly, The problem of Evil in the Western Tradition – From the Book of Job to Modern Genetics, Collegeville, The Liturgical Press, 2002; D. Howard-Snyder, P. K. Moser (éd.), Divine Hiddenness – New Essays, Cambridge, Cambridge University Press, 2002.
  • [3]
    J. Hick, Evil and the God of Love, Londres, MacMillan Press, 1988, p. 280-291.
  • [4]
    Il est important de souligner que, même s’il la mentionne une fois ou l’autre lorsqu’il affirme que le processus de libre interaction entre l’individu et la grâce divine ne peut pas être évité, la notion de grâce a peu de place dans la théologie que J. Hick développe. Cf. J. Hick, Evil and the God of Love (1988), p. 348; J. Hick, The Metaphor of God Incarnate, Londres, SCM Press, 1993, p. 108-109.
  • [5]
    J. Hick, Evil and the God of Love (1988), p. 345-349; J. Hick, Death and Eternal Life, Basingstoke, MacMillan, 1988, p. 43-49; J. Hick, God and the universe of faiths, Basingstoke, MacMillan, 1988, p. 191-197; J. Hick, Disputed Questions – in Theology and the Philosophy of Religion, New Haven, Yale University Press, 1993, p. 183-196.
  • [6]
    J. Hick, Evil and the God of Love (1988), p. 281.
  • [7]
    G. Vergauwen, Autonomie et théonomie chez Paul Tillich, dans C.-J. Pinto de Oliveira (éd.), Autonomie. Dimensions éthiques de la liberté, Fribourg, Ed. universitaires, 1982, p. 200-212. G. Vergauwen recommande spécialement la lecture de P. Tillich, Le fondement religieux de la morale, Le Centurion/Delachaux et Niestlé, Neuchâtel, 1971.
  • [8]
    G. Vergauwen, Autonomie et théonomie chez Paul Tillich (1982), p. 201.
  • [9]
    Ibid., p. 202.
  • [10]
    Ibid., p. 207.
  • [11]
    Ibid., p. 211.
  • [12]
    Ibid.
  • [13]
    P. Ricœur, Théonomie et/ou autonomie, dans M.-M. Olivetti (éd.), Filosofia della Rivelazione, Padoue, Cedan, 1994, p. 19-36.
  • [14]
    Ibid., p. 24.
  • [15]
    Ibid., p. 33-34.
  • [16]
    É. Gaziaux, Morale de la foi et morale autonome, Louvain, Leuven university Press, 1995, p. 347-354; É. Gaziaux, L’autonomie en morale : au croisement de la philosophie et de la théologie, Louvain, Leuven university Press, 1998, p. 579-592; É. Gaziaux, L’autonomie en morale : entre l’affirmation de l’homme et la quête de Dieu, dans Revue théologique de Louvain, 1999, t. 30, p. 315-335; É. Gaziaux, De l’autonomie morale au discernement spirituel : une perspective sur la liberté humaine, dans Revue d’éthique et de théologie morale « Le supplément », 2002, p. 159-180.
  • [17]
    É. Gaziaux, L’autonomie en morale (1999), p. 318.
  • [18]
    Ibid., p. 322.
  • [19]
    Ibid., p. 327.
  • [20]
    É. Gaziaux, De l’autonomie morale au discernement spirituel (2002), p. 166.
  • [21]
    É. Gaziaux, L’autonomie en morale (1999), p. 330.
  • [22]
    É. Gaziaux, De l’autonomie morale au discernement spirituel (2002), p. 167.
  • [23]
    É. Gaziaux, L’autonomie en morale (1998), p. 583.
  • [24]
    Ibid., p. 591.
  • [25]
    H.-U. von Balthasar, La dramatique divine, t. 2, Les personnes du drame, 1 : L’homme en Dieu, trad. Y. Cl. Gélébart avec la coll. de C. Dumont, Paris, Lethielleux, 1986, p. 161-274.
  • [26]
    Ibid., p. 198.
  • [27]
    Ibid., p. 236.
  • [28]
    Ibid., p. 239.
  • [29]
    Ibid., p. 246.
  • [30]
    Ibid., p. 271-272.
  • [31]
    Ibid., p. 272.
  • [32]
    Ibid., p. 272-273.
  • [33]
    J. Moltmann, Trinité et Royaume de Dieu, (coll. Cogitatio Fidei, 123), trad. M. Kleiber, Paris, Cerf, 1984, p. 239-277.
  • [34]
    Ibid., p. 275.
  • [35]
    Ibid., p. 276.
  • [36]
    Cf P. Ricœur supra.

1L’affirmation conjointe de la toute-puissance de Dieu et de la reconnaissance de la liberté de l’être humain provoque des difficultés chez beaucoup d’individus, surtout lorsque l’être humain se heurte à l’expérience douloureuse du mal et s’interroge sur le sens de sa liberté. La question théologique qui se pose est de savoir comment concilier l’omnipotence divine et la liberté humaine. Afin de répondre à une telle question, nous proposons dans cet article de redécouvrir la pensée d’un théologien et philosophe de la religion anglais. Il s’agit de John Hick [1].

2Comme on l’a récemment affirmé dans plusieurs monographies traitant de la question du mal [2], J. Hick est toujours reconnu comme un des auteurs contemporains les plus influents en ce qui concerne la question de la théodicée et de son histoire alors que son livre Evil and the God of Love traitant de cette question date de 1966. Nous pouvons presque affirmer qu’il a dominé pendant ces dernières décennies la pensée liée à la théologie traitant de la question du mal et de la justice de Dieu et cela plus spécifiquement dans le monde anglo-saxon. J. Hick est un auteur prolixe, peu connu cependant dans le monde francophone européen. Alors que ses derniers écrits concernent principalement le pluralisme religieux, J. Hick a d’abord travaillé la question de la théodicée et c’est par cette dernière qu’il s’est fait connaître au monde académique anglophone. Ce philosophe et théologien est habité par la question de l’être humain touché de plein fouet par le drame du mal, de la souffrance et de la douleur. Cette question traverse d’ailleurs l’œuvre entière de l’auteur et il la travaille principalement à partir du concept de la liberté de l’être humain. Nous exposerons donc, dans un premier paragraphe, la manière dont J. Hick se situe face à cette liberté. Nous poursuivrons notre réflexion en abordant le concept de théonomie afin de montrer comment celui-ci précise, complète et enrichit la notion de distance épistémique telle qu’elle a été présentée par J. Hick

La question de la liberté chez J. Hick [3]

3Pour le philosophe anglais, Dieu a d’abord et avant tout créé les êtres humains pour lui-même. C’est pourquoi, leur être tout entier cherche dès maintenant ou cherchera un « jour » son accomplissement en lui. Si cette affirmation est correcte, la question est alors de savoir si les individus sont vraiment libres, puisque dès le départ ils ont été « prédéterminés » pour entrer en relation avec le Créateur. Il y a effectivement une contradiction logique au sens strict : les créatures sont « prédéterminées » pour librement aimer et obéir à Dieu. Or les pensées et les actions de créatures libres ne peuvent en principe pas être connues avant qu’elles ne se soient produites. Par delà l’apparente contradiction de ce dernier constat, la réponse à une telle question se heurte également à la difficulté suivante : le Créateur peut-il vivre éternellement déçu de ne pas avoir réalisé l’objectif qu’il s’était fixé? Dieu peut-il être vraiment Dieu si le projet qu’il s’est donné ne se réalise pas à la fin des temps? Ou encore, le dessein divin est-il possible sans l’intervention, même minime, de la grâce? [4] Une manière de contourner ce paradoxe de la liberté et du prédéterminisme vis-à-vis du Créateur consiste à reconnaître que Dieu ne cherchera pas à subjuguer ses créatures mais plutôt qu’il les libérera pour qu’elles trouvent en lui leur accomplissement et leur bonheur le plus profond.

4Dans l’hypothèse proposée par J. Hick, il existe cependant bien une liberté que tout individu peut expérimenter. Ayant été créé libre et responsable, l’être humain, doit avoir été créé à une distance cognitive de son Créateur pour qu’il puisse garder cette autonomie nécessaire à son propre développement. Les créatures sont donc créées à une distance de leur Créateur pour leur permettre d’arriver à lui de manière libre. Mais comment être créé à une distance de celui qui est infini et omniprésent? Dans ce cas précis, la distance spatiale ne signifie pas grand-chose. L’unique distance existant entre Dieu et sa créature, distance nécessaire puisqu’elle donne un espace permettant de vivre avec un certain degré d’autonomie, est celle de la distance cognitive ou épistémique. En d’autres termes, la réalité et la présence de Dieu ne doivent pas naître en l’homme de manière forcée. Dieu doit être une sorte de déité cachée qui se dévoile par sa création. Il doit être connaissable mais seulement par un mode de connaissance qui implique une réponse personnelle et libre de la part des créatures. La liberté se marque alors par une distance cognitive existant entre Dieu et ses créatures. Cette distance consiste, pour les êtres humains, dans le fait d’exister à l’intérieur d’un monde qui fonctionne comme un système autonome où la présence de Dieu n’est pas vécue comme une évidence. Tout être, quel qu’il soit, a besoin d’un certain espace pour exister. Une distance doit se créer entre deux êtres pour que la relation puisse s’établir. Cette distance est également respectueuse de l’autonomie de l’être humain face à son Créateur. Dieu ne se fait pas connaître à ses créatures comme étant une réalité semblable à la leur car, en tant qu’êtres finis, elles seraient d’une certaine manière avalées par l’Infini de l’être de Dieu. Dieu a donc créé l’espace-temps comme une sphère dans laquelle les individus peuvent vivre de manière indépendante en tant que créatures spatio-temporelles. Cette distance est donc nécessaire entre Dieu et ses créatures et elle est protégée par cette notion qui leur est si chère : la liberté. La liberté leur est alors donnée soit d’entrer dans cette proximité divine, soit de la refuser. Un refus qui semble en tout cas être possible durant cette vie terrestre. C’est d’ailleurs cela que la théologie appelle la foi : la croyance en une distance que Dieu laisse entre lui et ses créatures pour que celles-ci puissent s’orienter librement vers la prise de connaissance à laquelle elles sont invitées et entrer en relation avec le divin. Cette entrée ne peut s’effectuer que si les individus le décident. En effet, c’est par cette liberté, par cette autonomie initiée à partir d’un libre choix que l’être humain peut alors véritablement entrer en relation avec Dieu pour tenter de le connaître et surtout de l’aimer afin d’un « jour » partager la vie divine. Les créatures ont donc reçu la clef de la liberté pour répondre de manière non coercitive à la finalité de l’humanité telle qu’elle a été fixée par Dieu.

5Tout ceci ne répond toujours pas à la question de savoir si les êtres humains peuvent être libres alors qu’ils sont prédéterminés. Dans la perspective biblique, ils ont été créés à l’origine à l’image de Dieu. Ils sont donc dès le départ créés pour entrer en relation avec lui. A un moment donné, cet état originel les pousse à partir à la rencontre du Créateur. D’ailleurs, cette rencontre varie d’une personne à l’autre, d’un temps à l’autre et peut-être même d’une vie à l’autre, affirme J. Hick [5] à de nombreuses reprises car, selon lui, dans son amour infini, Dieu agit par son Esprit de diverses manières, dans différents univers, pour conduire ses créatures à lui-même. Cette rencontre avec le divin se fait donc librement à partir des choix personnels posés par les êtres humains qui répondent de la sorte à cet appel inscrit dans leur état originel. J. Hick [6] affirme qu’en créant des êtres finis ayant comme objectif de vivre en communion avec lui, Dieu leur a donné le seul type de liberté leur permettant d’entrer en relation avec lui de manière authentiquement autonome. C’est cela qu’il appelle la liberté cognitive, et c’est au nom du respect de cette sacro-sainte liberté que les créatures ont été créées à une distance épistémique de la divinité, c’est-à-dire dans un monde séparé de lui.

6L’auteur souligne également de manière fort précise le paradoxe de la liberté qui montre que l’être humain ne sera jamais, par définition, totalement libre. En effet, tout être créé est, par sa création, sujet à l’arbitraire et au déterminisme. Les êtres humains sont donc des créatures contingentes, des êtres dépendants; s’ils existent, c’est parce qu’ils sont le résultat de forces qui vont bien au-delà d’eux-mêmes et qui les enferment dans un certain type de nature. En d’autres termes, si Dieu les a créés, il l’a fait en leur permettant d’évoluer au cours d’un long processus de croissance et en leur donnant des caractéristiques propres, des pouvoirs spécifiques, des potentialités, une structure définie, des instincts, des désirs, des besoins. J. Hick défend la thèse que les créatures ne peuvent être libres si ce n’est dans le cadre de leurs limites intérieures, physiques, sociales, culturelles, intellectuelles, émotionnelles, etc. La liberté humaine, entendue comme une liberté intérieure, ne peut donc se comprendre qu’à partir du cadre dans lequel l’être humain est conditionné par un ensemble de forces existant par elles-mêmes et lui étant complètement étrangères; forces entendues comme faisant partie intégrante de l’activité créatrice de Dieu. La liberté est dès lors opérante dans le cadre précis des êtres qu’ils sont et du monde qui leur a été donné. Leur liberté est donc celle de créatures qui, sans en avoir fait le choix, sont créées avec une nature déterminée. Cette vérité s’applique tant à la condition humaine en général qu’à chaque situation spécifique. Dans cette perspective, le combat de la liberté devient celui du désir de sortir victorieux de cet ensemble de déterminismes.

7J. Hick conclut alors en affirmant que c’est seulement une mauvaise interprétation du concept de liberté qui conduit certains penseurs à imaginer que les créatures ne sont pas libres lorsqu’elles répondent à l’amour divin. Il existe d’ailleurs un parallèle assez saisissant avec l’amour humain : les individus ne sont pas totalement libres d’aimer puisque l’amour est un sentiment qui ne se maîtrise pas mais qui se donne et se reçoit. Dans la théologie proposée par J. Hick, la distance épistémique existant entre Dieu et ses créatures est la condition nécessaire à l’exercice de toute liberté humaine. Ce qui est regrettable, c’est que l’auteur ne développe pas plus en profondeur ce concept de liberté comme si celle-ci se suffisait à elle-même. Il semble d’ailleurs limiter cette dernière à l’autonomie qu’il comprend comme étant un simple synonyme de la liberté. Or nous pensons qu’il y aurait lieu d’approfondir le concept de liberté et de l’enraciner dans une théonomie qui est à la fois l’origine et la finalité de toute autonomie. C’est ce que nous allons essayer de démontrer dans le point suivant. Pour ce faire, nous présenterons cinq auteurs (P. Tillich, P. Ricœur, E. Gaziaux, H.-U. von Balthasar et J. Moltmann) qui ont, chacun à sa manière, précisé ce concept de théonomie en l’enracinant dans l’agapè. Cette notion d’amour est d’ailleurs un premier lien que nous pouvons déjà établir entre le concept d’autonomie et celui de distance épistémique puisque c’est par amour que Dieu a choisi de ne plus être une évidence aux yeux de sa création afin de permettre aux individus de venir librement à sa rencontre et de l’aimer.

2 – Autonomie et théonomie chez quelques philosophes et théologiens contemporains

a – Paul Tillich

8Paul Tillich propose un exemple d’articulation tout à fait intéressant et pertinent à nos yeux. Pour présenter la pensée de cet auteur, nous nous inspirerons d’un article de G. Vergauwen [7] qui traite de ce sujet. Selon P. Tillich, lorsque nous nous plaçons dans une perspective théonomique, le concept d’autonomie n’est pas comme tel synonyme de celui de liberté comprise comme étant le choix d’un individu d’obéir à sa propre loi. En effet, l’autonomie d’un individu signifie plutôt sa volonté d’obéir aux lois de la raison. Ces dernières ne s’imposent pas à lui. Il les découvre lorsqu’il se met à réfléchir sur les conditions et les structures de sa nature propre ainsi que sur celles du monde dans lequel il vit. Dès lors, « la loi de la raison est la loi de la nature dans l’esprit et dans la réalité. Elle est une loi divine qui est enracinée dans le fondement de l’être même. L’indépendance de la raison autonome consiste donc dans la conformité à la nécessité de ses propres structures » [8]. L’autonomie a ainsi ses racines dans la théonomie. Nous constatons dès à présent qu’il est effectivement nécessaire de différencier les concepts de liberté et d’autonomie. Ils ne sont pas de simples synonymes car ils définissent des réalités différentes et complémentaires l’une de l’autre. Comme nous l’avons vu, J. Hick n’était pas aussi précis dans sa présentation du concept de liberté. Voyons alors de quelle manière le concept de théonomie peut éclairer et compléter celui de distance épistémique.

9Si Dieu est la loi de la structure et du fondement de la raison, nous pourrions craindre que le concept de théonomie ne soit une autre manière de parler de l’obéissance de l’individu à une loi divine qui s’impose à lui et qui lui est extérieure. Cette crainte peut être rapidement dissipée car, pour P. Tillich, la théonomie signifie « la raison autonome unie à sa propre profondeur. Dans une situation théonome la raison s’actualise dans l’obéissance à ses propres lois structurelles et grâce à la puissance de son fondement inépuisable » [9]. En d’autres termes, dans une situation théonome, la loi de la structure et du fondement de la raison s’unifient en Dieu. De la sorte la théonomie ne vient pas détruire l’autonomie mais elle la libère en permettant à l’individu de l’inscrire dans son fondement. Nous rejoignons ici l’idée de la libération de la liberté humaine et finie en vue d’une liberté divine et infinie. Cette dernière est ce vers quoi doit tendre la première. C’est en ce sens que nous devons également comprendre que l’autonomie prend sa source et s’épanouit dans la théonomie. La nature humaine est donc essentiellement théonome. S’il en est ainsi, puisque la théonomie est inscrite en chaque individu, elle ne peut pas être considérée comme une entrave à la liberté mais plutôt comme fondement de cette dernière, ce vers quoi tout expérience de liberté humaine doit tendre. La théonomie précède donc l’autonomie tout en restant toujours une réalité à faire. Elle est un idéal à réaliser.

10Etant une invitation permanente à se diriger vers un but ultime, la théonomie transforme profondément la manière dont un individu vit sa vie en toute liberté vis-à-vis de lui-même et des autres. En ce sens, la théonomie propose une nouvelle « conception » de l’être humain. Par définition, celui-ci est toujours « à la recherche de son identité et il lui est impossible de l’atteindre par une autodétermination subjective. L’homme ne peut pas être à la fois l’objet et le sujet de cette détermination. L’identité doit lui être donnée; elle est le fruit de la conscience comme être acceptée comme une unité personnelle malgré tant de moments de désintégration » [10]. Puisque la théonomie influence l’être humain au niveau personnel, cela doit avoir également des incidences sur la rencontre interpersonnelle. En effet, la théonomie étant inscrite en l’autre comme en moi, nous partageons quelque chose de commun qui nous rapproche car nous avons conscience que nous avons besoin l’un de l’autre pour pouvoir nous accomplir puisque nous sommes tous les deux enracinés dans le même fondement. Dans une perspective théonomique, la relation à l’autre est transcendée par Dieu. La théonomie rend donc les relations entres les hommes plus humaines en les divinisant en quelque sorte. Tout cela n’est évidemment possible que si ces diverses rencontres avec soi, l’autre et le Tout-Autre sont soutenues par l’œuvre de l’Esprit. Non pas un Esprit qui force la volonté de l’individu mais un Esprit qui guide l’être humain en l’inspirant vers ce bien suprême qu’est l’amour.

11En effet, pour P. Tillich, « théologiquement parlant, l’Esprit, l’agapè et la grâce sont une seule réalité sous différents aspects. L’Esprit est la puissance créatrice; l’agapè est sa création; et la grâce est la présence effective de l’agapè parmi les individus » [11]. En d’autres termes, l’agapè, don de l’Esprit en chaque être humain, est grâce. Selon cet auteur, l’agapè est essentiel à la théonomie car ce don de l’Esprit qui est force divine permet à l’être humain d’agir. Ayant certaines exigences vis-à-vis de ses créatures, Dieu leur donne par l’agapè les forces nécessaires pour les réaliser. En ce sens, la théonomie est d’abord et avant tout un don de Dieu. Si l’individu l’accepte, il peut alors par les choix qu’il est amené à poser en toute liberté accomplir ce que Dieu attend de lui : « la réunification avec l’être essentiel, avec notre être véritable, bien que cela ne se réalise maintenant que d’une façon fragmentaire : c’est l’unité avec soi-même, avec les autres, avec le fondement de l’Etre, c’est-à-dire le Tout-Autre » [12]. C’est une des raisons essentielles pour laquelle la liberté ne peut être véritablement comprise que si elle est envisagée dans une perspective téléologique, c’est-à-dire que même si elle s’enracine dans la théonomie, elle ne s’épanouira complètement qu’en cette dernière car la théonomie est à la fois le début et la fin de toute liberté humaine.

b – Paul Ricœur

12P. Ricœur [13], quant à lui, aborde cette thématique de manière légèrement différente tout en l’inscrivant également dans le mouvement de l’agapè. Pour lui, dès l’instant de la création, il y a entre Dieu et les êtres humains une relation d’Alliance. Or toute alliance suppose l’idée d’une certaine réciprocité. Dans l’alliance conclue entre Dieu et les hommes, la réciprocité est signifiée par deux promesses : celle des créatures qui promettent d’obéir à la loi divine et celle de Dieu qui s’engage à leur porter secours. Par cet engagement divin, Dieu se rapproche de ses créatures. Il n’est plus ce Tout-Autre distant, éloigné, inatteignable puisqu’il choisit de les accompagner dorénavant dans leur histoire et ce, en réponse à leur promesse d’obéissance. Par cette double promesse, Dieu et l’homme se lient l’un à l’autre. De plus, la promesse divine engendre la confiance dans le chef des créatures. Se sachant soutenu, l’être humain prend la responsabilité de sa destinée en choisissant librement le bien pour qu’il puisse vivre et pleinement se réaliser. Pour ce faire, il devra reconnaître qu’il existe une hiérarchie entre les différentes normes guidant ses choix. Cette structure hiérarchique est essentielle car elle permet de distinguer entre la loi et les lois. La loi s’exprime dans le commandement : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de tout ton esprit » (Dt 6, 5 cité par Mt 22, 37). Elle est la loi de laquelle découlent toutes les autres lois qui ne sont que l’expression matérielle d’une vision béatifique à atteindre. Cette loi d’amour est d’ailleurs l’amour d’agapè.

13« Le commandement d’aimer a pour assise le fondement perpétuel du passé immémorial de la création; il surgit dans le présent incessant de l’injonction d’aimer; il se diffuse vers l’avenir dans le réseau toujours plus serré des lois de la vie en commun », écrit Ricœur [14]. Une formule s’impose alors pour que la théonomie puisse être complète : l’amour oblige. Reste à donner un certain contenu à cette formule. Selon l’avis de P. Ricœur, ce à quoi l’amour oblige, c’est à une obéissance aimante orientée principalement vers les personnes les plus fragiles. C’est d’ailleurs le seul sens acceptable de la notion de théonomie qui, contrairement à ce que certains auraient pu penser, ne contraint pas l’autonomie mais lui permet de se réaliser. Cette réalisation de l’autonomie dans l’obéissance aimante oblige cependant l’individu à faire preuve d’humilité en reconnaissant qu’il ne peut s’accomplir seul. Il a besoin de l’autre dont il a reçu la responsabilité. L’autonomie ne peut donc avoir de sens si elle n’engage pas la responsabilité de l’individu. P. Ricœur apporte ici un élément nouveau dans le débat. Il démontre à quel point il est important que la liberté s’inscrive dans la relation. L’obéissante aimante suscite de la sorte la responsabilité à l’égard d’autrui. « En ce sens la théonomie, entendue comme un appel à une obéissance aimante, engendre l’autonomie, entendue comme appel à la responsabilité » [15].

c – Éric Gaziaux

14Tant dans ses monographies que dans certains de ses articles, É. Gaziaux [16] développe également les notions de liberté, d’autonomie et de théonomie. Sa manière de comprendre ces différents concepts lui permet de contribuer au débat nous préoccupant. Selon le théologien belge, « une volonté libre de toute causalité et de détermination extérieure, c’est-à-dire libre de toute hétéronomie, est une volonté qui se donne elle-même sa loi » [17]. L’autonomie se définit alors par la capacité d’un individu à se lier à la loi issue de sa raison. Cette autolégislation de la raison montre que l’autonomie ne peut pas signifier l’arbitraire de la subjectivité individuelle. Puisque l’individu est le législateur, il est toujours libre lorsqu’il se soumet à une loi car c’est lui-même qui se l’est donnée. L’autonomie ne s’oppose donc pas à l’idée d’obéissance car l’être humain ne doit obéir qu’à la loi que lui-même peut se donner. Dans cette perspective, une volonté libre et une volonté soumise à des lois sont une seule et même réalité. Et c’est cette réalité que l’auteur, à la suite de Kant, définit par le terme d’autonomie. Cette manière de comprendre l’autonomie précise une fois encore le fait que J. Hick n’avait pas saisi tous les contours et les enjeux liés au concept de liberté. Il voyait plutôt cette dernière comme une intégration de limites et de déterminismes en vue de poser certains choix mais il n’abordait absolument pas la dimension de la loi imposée à soi-même. En un certain sens J. Hick est rejoint par É. Gaziaux lorsque ce dernier affirme que « l’autonomie demande à l’homme de dépasser ses divers conditionnements et c’est dans ce dépassement qu’il découvre ce qu’il est profondément » [18]. Toute comparaison entre ces deux auteurs doit cependant s’arrêter à ce niveau car É. Gaziaux approfondit le concept d’autonomie en l’enracinant dans la théonomie alors que J. Hick pour sa part s’en tient à l’idée d’une liberté autonome nécessaire à la compréhension du sentiment d’absence lié à la nécessité induite par la distance épistémique.

15La loi que l’être humain se donne ne peut se comprendre que comme étant enracinée dans l’agapè car une éthique théonome remet en son centre l’agapè. De la sorte, en introduisant également le concept d’agapè, le théologien belge rejoint la pensée exprimée tant par P. Ricœur que P. Tillich. Pour expliciter son propos, É. Gaziaux repart entre autres de la pensée de l’Aquinate concernant la création de l’homme à l’image de Dieu. Pour Thomas, dans le Prologue de la IIa Pars, être créé à l’image de Dieu signifie avoir reçu la raison, le libre arbitre ainsi qu’un pouvoir d’action propre. Par l’exercice de ses trois caractéristiques, l’être humain, étant le principe de ses propres actes parce qu’il possède le libre arbitre et la maîtrise de ceux-ci, devient alors « son propre créateur ». Toutefois, comme il a été créé à l’image de Dieu et non image de Dieu, il doit acquérir une autonomie semblable à celle de Dieu s’il veut se réaliser dans toutes les dimensions de son être. Il ne fait donc pas l’expérience d’un même type d’autonomie. Celle du Créateur s’exprime par sa liberté créatrice qui est totale, contrairement à celle de l’individu qui est toujours en projet. De la sorte, c’est en Dieu, et uniquement en lui, que l’être humain créé à son image fera l’expérience de l’autonomie finale. Il est alors essentiel que l’autonomie ne s’enferme pas sur elle-même en se contentant d’un cadre libre et statique d’exercice de la liberté. L’autonomie doit donc être travaillée, élargie afin de permettre à l’être humain « d’accomplir en lui l’image de Dieu qui est liberté » [19] infinie. Et cet accomplissement se réalise à partir de sa création. En effet, « en tant qu’être libre, l’homme est image de Dieu et capax dei. Mais cet accomplissement ne peut avoir lieu que parce qu’il y a l’existence et la reconnaissance d’une liberté finie qui suppose elle-même une authentique création, une donation libre de la part de la liberté infinie » [20].

16É. Gaziaux souligne alors les trois dimensions liées à la dynamique de l’autonomie telle qu’elle est vécue par les êtres humains lors de leur parcours terrestre. L’être humain, créé à l’image de Dieu, accomplit sa destinée en son Créateur. Dieu attend de ses créatures, reconnues comme partenaires de son projet, qu’elles viennent à lui librement. C’est pourquoi l’autonomie doit être d’abord instaurée. Ensuite, par les mauvais choix qu’il pose, l’être humain se détourne de sa vocation destinale divine et se fourvoie ainsi dans sa liberté. Cette liberté blessée et en errance doit alors être libérée d’elle-même pour permettre à nouveau à l’être humain de réintégrer l’ordre de sa destinée originelle. C’est pourquoi, dans un second temps, l’autonomie doit être restaurée. En d’autres mots, « l’autonomie se voit reprise et rachetée par l’œuvre salvifique du Christ, véritable image de Dieu. En rétablissant la destination de l’homme, en le libérant de ses entraves, le Christ libère l’autonomie et la corrige de ses égarements par rapport à soi, à l’autre et à Dieu » [21]. Il en résulte que cette liberté est toujours à libérer et doit être en quelque sorte libérée d’elle-même. Une liberté libérée permet alors à l’être humain de retrouver son autonomie en l’orientant à nouveau vers Dieu en qui sa destinée se réalisera. C’est d’ailleurs un des sens qui peut être attribué à l’incarnation, c’est-à-dire que cette libération de la liberté permet à tout individu de devenir un être résurrectionnel et ce, par la mort et la résurrection du Christ. Nous en arrivons alors à la dernière étape de la dynamique de l’autonomie : sa surélévation. Lorsque l’autonomie est dite surélevée, cela signifie qu’il y a reconnaissance de son plein exercice uniquement en Dieu infiniment libre. Ce qui revient à dire qu’il est essentiel de toujours comprendre l’autonomie en référence à Dieu car il est le fondement et la réalisation de la liberté de tout individu. Dans cette perspective, E. Gaziaux estime que « la pensée théologique enfonce ici un triple coin dans le possible narcissisme de la conception de la liberté en la considérant à la fois comme instaurée (œuvre du Père), restaurée (œuvre du Fils) et déployée (œuvre de l’Esprit) » [22]. De la sorte, ce théologien précise et complète la pensée de J. Hick en affinant le concept d’autonomie par cette dynamique d’ « instauration-restauration-surélévation ». L’autonomie ne peut donc jamais se suffire à elle-même. Elle est en projet en vue de la réalisation de la théonomie. Il est cependant important de souligner que la théonomie présuppose également l’autonomie humaine. Autonomie et théonomie sont deux concepts inséparables. D’une part, Dieu désire que ses créatures viennent à lui en toute liberté pour l’aimer et le glorifier. Et d’autre part, les créatures découvrent que leur liberté sera pleinement accomplie dans la théonomie, c’est-à-dire en Dieu éternellement libre. La liberté de Dieu est infinie, et c’est parce qu’il en prend conscience que l’individu se rend compte qu’il fait actuellement l’expérience d’une liberté finie, limitée. Dans la foi, il peut alors décider d’inscrire sa liberté finie dans la dynamique de l’autonomie en vue de l’accomplir dans la liberté infinie. L’autonomie se fonde et se réalise donc dans la théonomie. Tout ceci permet d’affirmer que la théonomie est et reste toujours à faire. Le lien à Dieu, comme origine et fin de l’être humain, le lien théonomique, n’exclut ainsi pas l’autonomie mais la fait exister.

17La théonomie réalise de la sorte la visée destinale de tout être humain. Son accomplissement ne dépend pas seulement de la volonté libre des individus, elle est également un don offert que l’être humain choisit d’accepter car il a compris que c’est en elle que sa propre liberté sera infinie. Tel est le projet de Dieu pour ses créatures. La concrétisation de ce projet exige cependant que les individus soient des êtres libres et capables de Dieu. S’il en va ainsi, cela signifie que la liberté et la capacité sont deux éléments constitutifs de tout être humain. Ils ont été inscrits en lui par Dieu pour qu’il puisse accomplir cette liberté offerte. L’idée de théonomie ne va donc pas à l’encontre de l’être humain dans l’exercice de sa liberté. Elle propose plutôt à cette dernière une direction vers laquelle se diriger en vue de son propre accomplissement. En agissant ainsi la théonomie permet à chaque individu d’approfondir sa liberté. Toutefois, « si la théonomie brime la quête de justice, l’autodétermination des personnes ou l’éclosion d’un nouveau style, c’est qu’elle s’est transformée en hétéronomie. Elle a alors perdu son élément d’autonomie et la liberté qui caractérise aussi bien l’esprit humain que l’Esprit divin a été réprimée » [23], souligne E. Gaziaux. Ce qui nous permet d’affirmer que la théonomie est paradoxale vis-à-vis des concepts d’autonomie et d’hétéronomie car ces derniers s’enracinent en elle, qui leur est antérieure (l’hétéronomie et l’autonomie sont des éléments internes à la théonomie) et postérieure (l’hétéronomie et l’autonomie tendent à se réunir dans la théonomie qui est leur origine). Ce paradoxe nous démontre l’impossibilité d’arriver aujourd’hui à une théonomie complète. Elle reste toujours un objectif à atteindre et cela ne pourra se faire qu’avec l’aide de l’Esprit-Saint car conclut le théologien belge : « la théonomie est véritablement le signe de l’Esprit dans la culture qui est orientée vers un sens et un être inconditionnés. L’Esprit divin accomplit l’esprit humain et confirme ainsi l’optimisation donnée à la liberté humaine par la théonomie » [24]. La démarche théologique proposée par E. Gaziaux montre clairement que le concept de liberté ne peut se réduire simplement à celui d’autonomie mais que ce dernier s’inscrit et se réalise dans la théonomie. De plus, en É. Gaziaux, nous avons trouvé un auteur qui fait le lien entre les théologies de P. Ricœur et P. Tillich avec les approches théologiques de la liberté telles que proposées par J. Moltmann et H.-U. von Balthasar. C’est vers ce dernier que nous nous tournons à présent pour voir comment il comprend l’idée de théonomie, en l’identifiant à la liberté infinie.

d – Hans-Urs von Balthasar

18H.-U. von Balthasar [25] définit le concept de liberté humaine comme étant une liberté finie. Concevoir la liberté de cette manière pourrait sembler contradictoire. Il n’en est pourtant rien. L’être humain est très tôt confronté à un ensemble de limites qui le caractérisent et le constituent. Ces limites marquent le cadre à partir duquel il pourra exercer sa liberté. Nous sommes donc face à un nouveau paradoxe : l’être humain découvre qu’il est libre, parfaitement libre, et il doit en même temps accepter la limite, la finitude de sa liberté. Ce paradoxe pourra aisément être dépassé car la liberté n’est pas un concept statique. Elle est dynamique et imprime un mouvement qui permet à l’individu de prendre conscience qu’il est non seulement la cause de son vouloir mais également la cause des choix qu’il est amené à poser. L’individu étant par définition un être en devenir, il réalise sa maturation par les différents choix qu’il pose sans jamais cependant oublier la dimension sociale de tous ses actes. Toutefois, nous tenons à souligner que la croissance ne se contente pas seulement du contact de l’autre, elle a besoin pour atteindre sa plénitude de la présence de l’Esprit divin.

19Dans cette dynamique, la tâche de l’Esprit-Saint est double : libération de la liberté finie et transformation de celle-ci en liberté achevée en sa forme en la rendant participante de la liberté infinie. Pour H.-U. von Balthasar, la théonomie se situe dans cette seconde étape de la liberté qui devra cependant veiller à ce que l’autonomie puisse encore être exercée. Un parallèle peut être proposé entre la dynamique de la liberté et une autre dynamique trouvée dans certains textes néo-testamentaires qui montrent la manière dont la relation entre l’être humain et Dieu a évolué au fil du temps en passant du statut de « serviteur » à celui de « fils » pour ensuite recevoir celui d’« ami ». En tant qu’ami, il accède à la liberté infinie et partage la vie divine. Arrivé à cet état de la relation, l’obéissance est synonyme de liberté. « Cette participation, parce qu’elle est ouverture totale de soi, apparaît d’une part comme l’expérience d’une grâce infinie; c’est un ‘pouvoir d’agir’ où toute nécessité se trouve sublimée et absorbée. D’autre part, puisque la liberté infinie se possède parfaitement et n’a pas besoin de se chercher comme la liberté finie, la participation est achèvement accompli et donc béatitude » [26]. La liberté finie ne se réalise et ne devient donc réellement liberté en acte qu’au sein de la liberté infinie. Nous retrouvons, une fois encore, la dimension téléologique de la liberté.

20Mais comment se vit cette transformation, ce passage de la liberté finie à la liberté infinie? Cela ne se fait pas par simple fiat divin. Pour le comprendre, nous devons repartir de la liberté finie dont l’essence est la nécessité de se réaliser soi-même au cœur de la liberté infinie qui, en se rendant accessible à la liberté finie, lui permet de se réaliser totalement. Un premier constat s’impose : la liberté finie ne peut se réaliser d’elle-même et atteindre son accomplissement par ses propres forces. Sa finalité n’est pas inscrite en elle puisqu’à l’origine elle est image de la liberté infinie. Telle étant son origine, elle doit tendre vers sa fin car c’est là qu’elle pourra être vraiment elle-même. En agissant ainsi la liberté finie ne se soumet pas à une loi extérieure mais obéit plutôt à la loi même de l’être qui lui est propre depuis son origine. Et c’est cela précisément la liberté : trouver de la délectation en Dieu. Créées par Dieu, c’est alors en Dieu que la liberté se réalise. Pourquoi? Toute liberté infinie se trouve en Dieu qui, comme Créateur, ne peut créer que des libertés finies et ces dernières ne trouvent leur raison d’être qu’en participant à la liberté infinie. Alors même si la liberté créée est limitée, elle se tournera naturellement vers Dieu qui est à son origine. La liberté limitée a donc conscience de ne pouvoir s’ouvrir à la liberté infinie et parfaite qu’en se rapprochant toujours plus de Dieu. « La liberté ne peut exister que comme participation à la liberté infinie et par son immanence en celle-ci, qui lui demeure malgré tout transcendante, si bien qu’en toutes ses réalisations la liberté finie n’est capable de se déployer qu’avec la liberté infinie et en elle » [27] uniquement.

21En donnant la liberté, Dieu offre à ses créatures quelque chose qui lui appartient. A nous maintenant d’utiliser celle-ci ainsi que toute notre créativité pour l’élargir et l’accomplir. Un don nous a été octroyé mais nous aurons à rendre compte de son usage, à l’instar de la parabole des talents dans l’évangile. Entre l’instant du don et celui de l’explication de sa mise en œuvre, il y a ce temps où nous pouvons exercer notre autonomie. L’être humain n’est cependant pas laissé à lui-même dans ce chemin d’accomplissement de sa liberté. En effet, depuis l’événement de l’incarnation du Fils de Dieu, cette autonomie est toutefois accompagnée par l’Esprit qui inspire l’homme en élargissant sa capacité de discernement et de choix. L’Esprit ne peut agir de sa propre initiative, il a besoin du consentement explicite de l’individu qui « accepte d’entrer en communion avec la liberté infinie, par la porte étroite de l’humiliation de la croix, de la rencontre de l’Infini dans ce qu’il y a précisément de plus fini » [28]. Dès lors, en raison de sa finitude, la liberté humaine se comprend non seulement à partir de son origine mais également dans la perspective de sa finalité qui n’est pas en elle mais dans la liberté infinie. C’est en cette dernière que la liberté finie trouve son essence et sa raison d’être qui ne lui sont pas extérieures puisqu’elles sont inscrites en son origine. De plus, Dieu se laisse également approcher dans la finitude. Sa présence discrète marque son amour et son profond respect pour la liberté de sa créature. Dans la contemplation de l’amour divin, cette dernière découvrira que Dieu ne fuit pas ses responsabilités mais qu’en agissant de la sorte par cette présence discrète de l’Esprit en elle, il participe à son achèvement. La créature se rendra compte de cela lorsque elle-même se tournera vers sa propre fin et saisira l’intensité d’amour du Créateur dans le don de la liberté. « Cette lumière sera d’autant plus éclatante que la liberté donnée à elle-même se sera mieux orientée vers la lumière originaire du don absolu, c’est-à-dire vers l’essence d’un Dieu qui s’est prodigué dans son Fils éternel, lui-même image originaire de la création » [29]. H.?U. von Balthasar inscrit donc son concept de liberté dans l’idée de la régénération par Dieu lorsque le Fils est engendré au plan humain. Ceci va évidemment à l’encontre des thèses proposées par J. Hick qui ne reconnaît pas la validité de cette régénération. Le philosophe anglais pourrait se retrouver en grande partie dans les propos du théologien suisse mais il s’éloigne de ce dernier lorsque celui-ci aborde le rôle du Christ dans la dynamique de la liberté ainsi que la question de la présence discrète du donateur divin. Cette dernière, même si elle est la plus discrète possible, est en contradiction totale avec l’idée de la distance épistémique qui implique une absence complète de la divinité en l’homme et dans le monde.

22Envisager la liberté dans une perspective téléologique peut cependant conduire à un certain danger, celui de croire que la liberté finie n’a pas une consistance en soi, qu’elle se définit comme une simple relation à la liberté infinie en qui elle trouve son fondement et sa réalisation. Prendre conscience de ce risque permet de voir que la liberté finie peut comprendre son autonomie de deux manières différentes : soit comme création d’un espace où elle n’autorise personne à entrer, soit comme reconnaissance de son inscription dans la liberté finie et dans ce cas, si elle veut être complètement autonome, dans la négation de l’infinitude de la liberté ou dans la résignation à la voir comme une loi extérieure à elle. Face à cette impasse, H.-U. von Balthasar recourt à deux idées complémentaires. Il envisage d’abord la situation à partir de la liberté infinie. Selon lui, le don de la liberté n’est pas un acte ponctuel, il est « un acte permanent, dans lequel la création se continue sous forme de conservation dans l’être (conservatio in esse). Cet acte, non seulement pose quelque chose librement en dehors de soi, mais encore – et cela fait partie intrinsèque du don – il contient le donateur lui-même, non pas seulement en tant qu’il est l’origine de sa créature, mais aussi parce qu’il s’en fait la fin à posséder. C’est donc à la fois, pour Dieu, accepter dans son espace d’infinité la transcendance propre à la liberté finie, en même temps qu’il lui donne le droit d’y entrer comme en sa demeure » [30]. Dieu fait ainsi un don que la liberté finie ne peut que se réjouir de recevoir. Elle ne pourrait pas le revendiquer car cela serait contraire à sa nature. D’autre part, lorsque la situation est envisagée à partir de la liberté finie, il faut reconnaître que ce n’est pas parce qu’elle est née d’un don qu’elle en perd pour autant sa liberté. Le don est constitutif de son identité et décrit son essence. De plus, nous tenons à souligner que, par ce don, la liberté finie a bien consistance en elle-même, même si elle ne peut se réaliser que par et dans la liberté infinie. Elle n’a donc ni besoin de se créer un espace spécifique, ni nier la liberté divine pour exercer son autonomie. La liberté finie se comprend correctement lorsqu’elle est envisagée en vue de sa fin ultime. « En effet, si la liberté finie doit nécessairement se transcender, elle est incapable cependant de prendre possession par elle-même et pour elle-même du champ de la liberté infinie. Le caractère libre et gratuit de son espace divin d’épanouissement lui apparaît toujours renouvelé et renforcé chaque fois qu’elle considère la finalité de son action » [31]. La liberté finie doit donc reconnaître que la nécessité de sa transcendance est constitutive de sa nature. Elle peut alors agir et se dépasser sachant que ses actes seront soutenus par la liberté infinie qui est sa fin inscrite en son origine. Toutefois, si l’on pousse la logique de la liberté finie au bout d’elle-même, nous devons accepter que certains individus feront le choix de vivre uniquement leur liberté dans sa dimension de finitude. La liberté humaine peut aller jusqu’à poser un tel choix. Ces individus pensent que la liberté finie créera son propre espace de transcendance car ils la fondent en elle-même en ne reconnaissant plus son inscription originelle dans la liberté infinie. « Cependant, même alors, la créature est maintenue et soutenue par Dieu dans l’existence, en dépit de sa volonté; et lorsqu’elle tend vers certains biens finis en se détournant de sa fin dernière, elle reçoit encore le concours divin, quand bien même elle ne s’en rend pas compte : cela est une conséquence de sa nature de créature et, plus profondément, c’est l’expression de la fidélité de Dieu à son projet créateur » [32].

23Une telle conclusion est évidemment tout à fait contraire à la théologie développée par J. Hick. Ce serait une atteinte à l’autonomie de l’individu d’accepter le soutien discret de Dieu alors que l’individu ne l’y autorise pas. Il est impensable pour le philosophe anglais qu’une liberté divine, c’est-à-dire infinie, puisse remplir la liberté finie et humaine par une présence secrète et latente, pour permettre à la liberté de se réaliser radicalement. Le choix de la foi appartient à l’être humain et à lui seul, sans aucune intervention extérieure affirme le philosophe anglais. C’est à l’être humain de découvrir que sa liberté ne se réalisera qu’en optant pour Dieu, tout ce qui a été créé par Dieu ne pouvant prendre sa consistance réelle en dehors de lui. Dès l’instant de sa création, l’être humain fait ainsi l’expérience de sa liberté, une liberté finie, limitée par un ensemble de déterminismes. J. Hick ne conteste pas une telle approche mais il s’arrête là, il ne va pas au-delà puisqu’il n’envisage pas que cette liberté finie puisse atteindre sa plénitude, sa réalisation dans la liberté infinie qui est de l’ordre du divin.

e – Jurgen Moltmann

24J. Moltmann [33], quant à lui, développe tant l’idée de la prédétermination que celle d’une liberté qui se vit dans l’amitié de Dieu. Pour comprendre cette idée d’une liberté qui prend sa source mais également trouve son accomplissement dans l’amitié de Dieu, il repart de la notion du Dieu trinitaire qui se révèle comme amour dans la communauté du Père, du Fils et de l’Esprit. C’est pourquoi la liberté divine se situe dans l’amitié. Cette dernière ne se vit pas qu’en lui puisqu’il l’offre aux individus et, par elle, il fait d’eux ses amis. Grâce à elle, il ne parle pas seulement comme le Seigneur mais écoute toute personne comme un Père aimant ses enfants devenus amis. C’est ce qui permet d’affirmer qu’en Dieu la vérité de la liberté est l’amour. S’il en est ainsi pour Dieu, il en va de même pour les êtres créés appelés à partager un jour cette liberté divine. C’est pourquoi la liberté humaine acquiert sa vérité uniquement dans l’amour.

25Dieu a créé par amour des êtres qui, dans l’amour, découvrent toute la richesse de la liberté. L’être humain est donc créé libre pour aimer tant son prochain que Dieu lui-même. Le commandement de l’amour de Dieu n’est-il justement pas une entrave à la liberté des individus? En quoi le fait d’aimer Dieu rend-il l’être humain plus libre? Selon J. Moltmann, si nous nous reconnaissons serviteurs de Dieu, nous l’investissons d’une autorité à notre égard qui nous rend dépendants de lui mais de lui seul. En effet, par cet acte de reconnaissance, l’être humain accepte qu’il ne doit écouter et obéir qu’à un seul Dieu. Il rejette donc toute soumission à d’autres divinités. Le premier commandement, celui d’aimer Dieu, n’est donc pas une contrainte, il libère l’être humain de toutes les autres puissances. Par cette approche, ce théologien renverse la dynamique qui, au départ, semblait enfermer l’être humain dans un déterminisme duquel il ne pouvait sortir. De la sorte, nous reconnaissons toute la validité de ce « déterminisme » et nous découvrons que loin de paralyser la liberté des individus, il les libère plutôt en leur permettant de se consacrer totalement à l’amour d’un seul et unique Père.

26J. Moltmann précise ses propos en se fondant sur l’idée néo-testamentaire suivante : par le Fils, toute personne devient enfant du Père, et ainsi entre dans un rapport nouveau avec Dieu. C’est comme s’il y avait un processus de maturation chez l’individu qui passe de l’état de serviteur à celui d’enfant pour finalement devenir ami de Dieu. Dans ce processus, chaque étape est marquée par une manière différente de vivre la relation au Père. Le serviteur connaît le Père, l’enfant accède au Père librement et l’ami entre dans une relation d’amour réciproque avec le Père. Il en découle alors que la liberté sera comprise différemment en fonction de l’étape où l’individu se trouve. En tant que serviteur, il obéit aux injonctions de Dieu et sa condition l’unit à ses pairs. Lorsqu’il devient enfant de Dieu, il appartient à une famille et c’est la fraternité qui le liera avec les autres. Sa liberté se vivra dans sa relation personnelle avec le Père avec qui il partage son règne car sa condition nouvelle fait de lui un héritier. Ayant vécu le passage de serviteurs à enfants de Dieu, ils peuvent maintenant accéder à l’étape suivante : devenir des amis de Dieu. « Je ne vous appelle plus serviteurs, car le serviteur ignore ce que fait son maître; je vous appelle amis, car tout ce que j’ai appris de mon Père, je vous l’ai fait connaître » (Jn 15, 15). Ce nouvel état ne dépend pas seulement de la volonté de l’individu. Elle se réalise par l’inhabitation de l’Esprit-Saint en lui. Nous sommes ici dans une relation d’amour réciproque où chacune des parties en présence, c’est-à-dire Dieu et l’ami, se reconnaissent librement l’un dans l’autre. Par cette inhabitation de l’Esprit, Dieu permet à son ami de participer activement à son royaume tout en respectant sa liberté. L’ami quant à lui rencontre alors son Père dans le dialogue de la prière. Il se sent proche de lui car un lien d’intimité les unit dans la confiance. L’ami se sent écouté. « La prière amicale n’est donc pas la soumission de l’esclave, ni l’insistance de l’enfant, c’est un discours qui partage et qui participe dans la liberté de l’amour. L’amitié est ainsi le concept concret de la liberté » [34]. J. Moltmann rejoint de la sorte les autres auteurs cités qui inscrivent également le concept de liberté dans l’agapè, un peu comme si, dans le champ de la liberté, c’est l’amour qui avait le dernier mot.

27Toutefois, pour que cette reconnaissance puisse exister, il faut qu’auparavant les êtres humains soient entrés dans une véritable relation filiale avec le Père. C’est pourquoi nous pensons que toute personne peut connaître ce processus de maturation « serviteur-enfant-ami » pour accéder un jour à la liberté véritable et infinie, celle qui est en Dieu. Ces étapes définissent des rapports différents entre Dieu et ses créatures. Elles ne sont pas contradictoires mais complémentaires puisqu’elles font partie intégrante du processus d’évolution de tout individu. Elles montrent également l’existence de degrés dans la liberté. L’expérience de la liberté pousse en quelque sorte l’individu à quitter un état pour aller vers le suivant. Il y a donc un processus de croissance au sein de la liberté chez J. Moltmann. Nous pourrions croire que le processus de maturation a atteint sa finalité lorsque l’individu est devenu « ami » de Dieu. Pourtant, à ce niveau et contrairement à ce qu’avait affirmé H.-U. von Balthasar, la liberté n’est pas encore totale. « Elle est historiquement la meilleure de toutes les libertés possibles dans la relation avec Dieu. Mais elle renvoie au-delà d’elle à la liberté qui n’aboutira que dans le règne de la gloire à sa béatitude plénière en Dieu. Dans la connaissance de Dieu face à face, la liberté des serviteurs, des enfants et des amis de Dieu trouvera son accomplissement en Dieu. Elle consistera alors dans la participation sans obstacle à la vie éternelle, à la plénitude inépuisable et à la gloire du Dieu trinitaire lui-même » [35]. Il y a donc bien un processus de maturation de l’individu qui traverse différentes étapes dont la dernière permet d’inscrire la liberté dans l’amour. C’est le plus haut degré de la liberté atteignable par un individu sur cette terre mais elle n’est toujours pas infinie car l’expérience de la liberté illimitée ne se vivra qu’en Dieu. Telle est la pensée de J. Moltmann qui se situe dans la même veine théologique que les autres auteurs rencontrés.

Conclusion

28Au terme de cette réflexion, nous reconnaissons que le concept de théonomie permet de dépasser le paradoxe existant entre autonomie et liberté. Il montre la manière dont l’autonomie doit se transcender pour que la liberté puisse s’inscrire dans le mouvement de l’agapè, c’est-à-dire celui de l’amitié, de l’obéissance aimante. Nous sommes évidemment bien au-delà des thèses développées par J. Hick mais nous pensons que le concept de théonomie précise et complète l’idée de distance épistémique dans la mesure où elle lui donne son vrai sens. Les différents auteurs cités montrent chacun que l’exercice de la liberté vis-à-vis de Dieu ne se limite pas à une dimension cognitive. Envisager la liberté uniquement dans cette dimension conduit en effet à la restreindre et à l’enfermer dans une de ses composantes. Nous ne nions pas l’importance de cette dimension cognitive puisque la connaissance, dans le plan de Dieu, prend justement toute sa valeur lorsqu’elle s’inscrit dans l’amour comme exprimé dans l’hymne de saint Paul : « Quand j’aurais le don de prophétie et que je connaîtrais tous les mystères et toute la science…, si je n’ai pas la charité (agapè), je ne suis rien » (1 Co 13,2). C’est l’agapè qui fait le lien entre les concepts de distance épistémique et de théonomie. Dans une perspective théonomique, la liberté est donc en même temps unie à sa profondeur comme ce vers quoi elle doit tendre. Cette dynamique de la liberté ne peut se réaliser que dans l’agapè car l’amour oblige en effet à l’obéissance aimante qui doit conduire à susciter la responsabilité de chacun à l’égard d’autrui [36]. Vivre de cet amour dans l’exercice de sa liberté, permet alors à l’être humain d’approfondir le fait qu’il est à l’image de Dieu qui est liberté. Mais cette liberté reçue lors du don de l’image devra toutefois être libérée par l’Esprit. Ceci ayant été accompli, l’être humain pourra alors vivre sa réunification avec l’être essentiel.

29Tout au long de cet article, nous avons voulu souligner le fait que les êtres humains, créés avec une liberté finie, sont conviés à entrer dans un processus de maturation pour qu’un « jour » ils puissent vivre de la liberté infinie, c’est-à-dire la liberté divine. Il leur est donc impossible de découvrir la liberté totale sur cette terre. La liberté est un événement eschatologique dont la foi nous présente un aperçu ici-bas. Ceci nous permet alors de reconnaître que, lorsque J. Hick aborde la question de la liberté dans le cadre de la théorie de la distance épistémique, il ne développe qu’une composante de celle-ci, c’est-à-dire l’autonomie de l’individu dans les choix qu’il pose par rapport à ses actes ou vis-à-vis de sa foi en Dieu. L’autonomie est essentielle à l’exercice de la liberté, elle en est une expression, mais la liberté elle-même ne peut cependant se réduire à l’autonomie puisque la liberté s’inscrit dans la dynamique d’une théonomie fondatrice. Le concept de « distance épistémique » tel qu’il a été développé par J. Hick n’aborde donc qu’une des dimensions de la liberté. La théonomie permet, quant à elle, d’enraciner plus encore la « distance épistémique » dans le projet divin. En effet, puisque c’est en Dieu que les êtres humains se réalisent, tout exercice de la liberté les conduit immanquablement, soit dès ici-bas, soit dans l’au-delà, à entrer dans une dynamique de foi libre. C’est pourquoi nous reconnaissons que théonomie et distance épistémique ne sont pas des concepts antagonistes. Ils se complètent l’un l’autre ou, pour le dire autrement, la théonomie enrichit la distance épistémique en montrant la dynamique dans laquelle toute liberté doit entrer en vue de se réaliser en Dieu.

30En conclusion, les différents auteurs présentés au cours de cet article corrigent et enrichissent le concept de distance épistémique proposé par J. Hick sans pour autant le rejeter mais en l’approfondissant. Leurs apports complètent la pensée du philosophe anglais par l’enracinement dans l’agapè, par la reconnaissance d’un processus de croissance au cœur même de cette liberté terrestre qui ne peut se comprendre que dans une perspective téléologique et eschatologique. Ici, sur terre, les individus font l’expérience d’une liberté finie, limitée, toujours en projet et conditionnée par leur humanité. La liberté humaine est donc en devenir et sera pleinement libre lors de sa réalisation complète, c’est-à-dire quand l’être humain aura en Dieu acquis cette ressemblance qui est la finalité de sa destinée. Cependant l’être humain acquiert cette liberté infinie par le libre exercice de chaque expérience de vie s’inscrivant dans l’obéissance de l’amour et cela, parce que la théonomie et la distance épistémique sont inscrites toutes les deux dans l’agapè.


Date de mise en ligne : 01/01/2012.

https://doi.org/10.3917/rspt.884.0705

Notes

  • [1]
    John Harwood Hick est né à Scarborough dans le Yorkshire en Angleterre en 1922. Après des études de droit à l’université de Hull et un bref passage dans une unité d’ambulanciers durant la seconde guerre mondiale, il se rend à l’université d’Edimbourg pour compléter sa formation. Cette fois, il se dirige vers une licence en philosophie qu’il complète par un doctorat à l’université d’Oxford. Après ses études, John Hick entre au séminaire. Au terme de cette formation, il devient ministre pendant trois années et ce, avant de s’envoler aux États-Unis pour enseigner d’abord à l’université de Cornell, puis au Séminaire Théologique de Princeton. Il revient ensuite en Angleterre, où il est nommé Lecteur à la Faculté de Théologie de Cambridge. En 1967, il quitte cette université pour se rendre à Birmingham où il vient d’être nommé Professeur. Quelques années plus tard, tout en continuant son enseignement à Birmingham, il est également nommé Professeur au Claremont Graduate School en Californie. Dès 1982, il occupera ce dernier poste à plein-temps et quittera l’Angleterre pour y revenir après sa retraite. Il vit aujourd’hui à nouveau dans son pays natal. Tout au long de sa carrière, J. Hick a publié de nombreux articles ainsi que plusieurs monographies : Evil and the God of Love, Basingstoke, MacMillan Press, 1966; Death and Eternal Life, San Fransisco, Harper & Row, 1976; God and the universe of faiths, Basingstoke, MacMillan, 1988; Problems of religious pluralism, Basingstoke, MacMillan Press, 1988; An Interpretation of Religion – Human Responses to the Transcendent, New Haven, Yale University, Press, 1989; Philosophy of Religion, Englewood Cliffs, Prentice-Hall, 1990; The Metaphor of God Incarnate, Londres, SCM Press, 1993; Disputed Questions – in Theology and the Philosophy of Religion, New Haven, Yale University Press, 1993; The Rainbow of Faiths – Critical Dialogues on Religious Pluralism, Londres, SCM Press, 1995.
  • [2]
    P. Cole, Philosophy of Religion, Londres, Hodder & Stoughton, 1999; M. Larrimore (éd.), The problem of Evil, Oxford, Blackwell, 2001; Ch. T. Mathewes, Evil and the Augustinian Tradition, Cambridge, Cambridge University Press, 2001; J. F. Kelly, The problem of Evil in the Western Tradition – From the Book of Job to Modern Genetics, Collegeville, The Liturgical Press, 2002; D. Howard-Snyder, P. K. Moser (éd.), Divine Hiddenness – New Essays, Cambridge, Cambridge University Press, 2002.
  • [3]
    J. Hick, Evil and the God of Love, Londres, MacMillan Press, 1988, p. 280-291.
  • [4]
    Il est important de souligner que, même s’il la mentionne une fois ou l’autre lorsqu’il affirme que le processus de libre interaction entre l’individu et la grâce divine ne peut pas être évité, la notion de grâce a peu de place dans la théologie que J. Hick développe. Cf. J. Hick, Evil and the God of Love (1988), p. 348; J. Hick, The Metaphor of God Incarnate, Londres, SCM Press, 1993, p. 108-109.
  • [5]
    J. Hick, Evil and the God of Love (1988), p. 345-349; J. Hick, Death and Eternal Life, Basingstoke, MacMillan, 1988, p. 43-49; J. Hick, God and the universe of faiths, Basingstoke, MacMillan, 1988, p. 191-197; J. Hick, Disputed Questions – in Theology and the Philosophy of Religion, New Haven, Yale University Press, 1993, p. 183-196.
  • [6]
    J. Hick, Evil and the God of Love (1988), p. 281.
  • [7]
    G. Vergauwen, Autonomie et théonomie chez Paul Tillich, dans C.-J. Pinto de Oliveira (éd.), Autonomie. Dimensions éthiques de la liberté, Fribourg, Ed. universitaires, 1982, p. 200-212. G. Vergauwen recommande spécialement la lecture de P. Tillich, Le fondement religieux de la morale, Le Centurion/Delachaux et Niestlé, Neuchâtel, 1971.
  • [8]
    G. Vergauwen, Autonomie et théonomie chez Paul Tillich (1982), p. 201.
  • [9]
    Ibid., p. 202.
  • [10]
    Ibid., p. 207.
  • [11]
    Ibid., p. 211.
  • [12]
    Ibid.
  • [13]
    P. Ricœur, Théonomie et/ou autonomie, dans M.-M. Olivetti (éd.), Filosofia della Rivelazione, Padoue, Cedan, 1994, p. 19-36.
  • [14]
    Ibid., p. 24.
  • [15]
    Ibid., p. 33-34.
  • [16]
    É. Gaziaux, Morale de la foi et morale autonome, Louvain, Leuven university Press, 1995, p. 347-354; É. Gaziaux, L’autonomie en morale : au croisement de la philosophie et de la théologie, Louvain, Leuven university Press, 1998, p. 579-592; É. Gaziaux, L’autonomie en morale : entre l’affirmation de l’homme et la quête de Dieu, dans Revue théologique de Louvain, 1999, t. 30, p. 315-335; É. Gaziaux, De l’autonomie morale au discernement spirituel : une perspective sur la liberté humaine, dans Revue d’éthique et de théologie morale « Le supplément », 2002, p. 159-180.
  • [17]
    É. Gaziaux, L’autonomie en morale (1999), p. 318.
  • [18]
    Ibid., p. 322.
  • [19]
    Ibid., p. 327.
  • [20]
    É. Gaziaux, De l’autonomie morale au discernement spirituel (2002), p. 166.
  • [21]
    É. Gaziaux, L’autonomie en morale (1999), p. 330.
  • [22]
    É. Gaziaux, De l’autonomie morale au discernement spirituel (2002), p. 167.
  • [23]
    É. Gaziaux, L’autonomie en morale (1998), p. 583.
  • [24]
    Ibid., p. 591.
  • [25]
    H.-U. von Balthasar, La dramatique divine, t. 2, Les personnes du drame, 1 : L’homme en Dieu, trad. Y. Cl. Gélébart avec la coll. de C. Dumont, Paris, Lethielleux, 1986, p. 161-274.
  • [26]
    Ibid., p. 198.
  • [27]
    Ibid., p. 236.
  • [28]
    Ibid., p. 239.
  • [29]
    Ibid., p. 246.
  • [30]
    Ibid., p. 271-272.
  • [31]
    Ibid., p. 272.
  • [32]
    Ibid., p. 272-273.
  • [33]
    J. Moltmann, Trinité et Royaume de Dieu, (coll. Cogitatio Fidei, 123), trad. M. Kleiber, Paris, Cerf, 1984, p. 239-277.
  • [34]
    Ibid., p. 275.
  • [35]
    Ibid., p. 276.
  • [36]
    Cf P. Ricœur supra.
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