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Article de revue

Dieu différent en philosophie

Pages 681 à 701

Notes

  • [1]
    Voir mon article : « La connaissance naturelle de Dieu en théologie (1950-2000) », dans Revue des Sciences Religieuses 77 (2003), p. 43-74.
  • [2]
    Dieu contre le mal. Un chemin de théologie philosophique, Paris, Éd. du Cerf, 2003, 253 p.
  • [3]
    J’use du mot « théologien » comme adjectif pour distinguer nettement le théologique chrétien du théologique philosophique.
  • [4]
    Renonçant à reproduire les références, nombreuses, consignées dans le livre précité, je fais une exception en renvoyant à la philosophie de la religion développée par D. Z. Phillips qui, pour confirmer un strict fidéisme wittgensteinien, en appelle régulièrement aussi bien à K. Barth qu’à S. Weil (voir ibid., p. 27-28 et 91-92).
  • [5]
    Voir mon article : « Foi et intelligence dans l’unique argument. Un plan pour Proslogion II-IV », dans Revue Philosophique de Louvain 88 (1990), p. 345-368.
  • [6]
    Je fais une seconde exception à une ascèse de références pour signaler un désaccord, parmi beaucoup d’autres, avec R. Swinburne, représentant éminent de la théologie philosophique nord-américaine, quand il établit une cohérence des attributs divins à partir d’une communauté des religions monothéistes (voir Dieu contre le mal, p. 26-27).
  • [7]
    H. Bouillard, Karl Barth, Paris, Aubier, 1957, vol. 3, p. 177-178.
  • [8]
    À ce sujet, je n’ai pas à cacher ce que Dieu contre le mal doit à mon Essai sur le monothéisme trinitaire (Paris, Éd. du Cerf, 1987), un livre certes de forme conceptuelle mais aussi de fondation scripturaire et d’intention théologienne.
  • [9]
    Je ne puis faire mieux que reproduire trois déclarations de J. Porée dans un livre qui m’a beaucoup inspiré : Le Mal. Homme coupable, homme souffrant, Paris, Armand Colin, 2000. « Le mal est dans le corps avant d’être dans la volonté » (p. 14). – « Il n’y a pas, lorsqu’un homme souffre, une souffrance dans le monde, mais un monde de la souffrance » (p. 124). – « La souffrance est la proximité absolue du dedans et du dehors : elle est la présence intérieure d’une extériorité radicale » (p. 158).
  • [10]
    J’ai parlé ailleurs d’une absolution, d’une disqualification, enfin d’une limitation de Dieu.
  • [11]
    Pour ce propos préalable, je dois quelque chose à l’ouvrage de Y. Ledure : La Détermination de soi, Paris, Desclée de Brouwer, 1997. « Cet ultime, au-delà de la mort, conclut l’auteur, est une nécessité intelligible pour que l’anthropologique puisse achever son parcours existentiel et acquérir la cohérence globale qui donne consistance au projet de l’homme » (p. 135).
  • [12]
    Voir en particulier M. Conche : Orientation philosophique, Paris, P.U.F., 1990, p. 41-59. Écrite dès 1958, cette étude explicite le réquisitoire littéraire d’Ivan Karamazov en s’appuyant également sur la souffrance des enfants : incapable de prendre ni recevoir un sens.
  • [13]
    Notre embarras rejoint celui de J. Porée qui, dans l’ouvrage précité, écrit successivement : « La souffrance n’édifie rien. Elle préserve seulement l’éventualité incertaine et indéterminée d’une régénération dont la forme demeure elle-même incertaine et indéterminée » (p. 166). – « Mais l’Autre ne pourrait répondre s’il ne pouvait comprendre, et il ne pourrait comprendre s’il ne pouvait souffrir. Il doit donc être, dans tous les cas, une autre liberté incarnée, une autre volonté empêchée, une autre puissance brisée » (p. 170). Certes, il n’est pas affirmé que cet Autre est Dieu.
  • [14]
    Cette critique ne manquerait pas d’être alimentée par une comparaison entre le chapitre 4 de Dieu contre le mal et mon article : « L’humanité face au mal, enjeux pour une théologie contemporaine », dans Recherches de Science Religieuse 90 (2002) p. 13-40. Après avoir suivi le même parcours à travers la théodicée et ses mises en cause, j’y parle en effet successivement de l’Esprit-Saint, de Jésus Christ, enfin de Dieu le Père.
  • [15]
    Cf. H. Bouillard, op. cit., p. 217.

1La théologie philosophique, l’affirmation et la connaissance de Dieu en philosophie, apparaît généralement douteuse aux philosophes, impie aux théologiens, obsolète pour tous. Or, je me propose de relever le défi des théologiens en montrant que Dieu peut être dit en philosophie différent de ce qu’ils attribuent communément au théisme ou à la métaphysique : le Dieu des philosophes, soit Dieu identifié au fondement ou à la forme de la rationalité, soit Dieu confondu avec l’excellence d’un absolu au-dessus de nous.

2Je ne reviens pas sur la contribution apportée par les théologiens à l’effacement ou plutôt à l’expulsion d’une actualité de Dieu dans la philosophie [1]. Pour la théologie catholique française, y compris chez H. Bouillard, l’affaire s’est jouée dès le début des années soixante-dix du dernier siècle, sous l’impulsion majeure d’un renouveau christologique issu de la théologie protestante allemande. Même si l’émergence récente mais forte d’une théologie des religions a contenu sinon annulé ce renouveau, c’est auprès de lui qu’on recueillera les objections à une présentation de Dieu en philosophie. En renvoyant à E. Jüngel qui, dans Gott als Geheimnis der Welt (1977), a amplifié la critique de K. Barth, ces objections se laissent ramener à trois. Si Dieu est le mystère du monde en tant qu’il vient vers le monde en Jésus Christ, une opposition radicale demeure entre ce chemin de Dieu vers l’homme et les chemins de l’homme vers Dieu, ceux auxquels une théologie philosophique offrirait une forme rationnelle. À l’inverse du Dieu parmi nous – celui qui sort de lui-même dans le monde de la contingence, du mal, de la mort, de la souffrance – le Dieu au-dessus de nous reste alors retiré dans la suprématie des attributs d’une toute-puissance impassible. Finalement, ce Dieu-là ne peut être pour nous qu’un absolu inconnaissable, étranger à Celui qui s’est à la fois découvert et caché sur la Croix.

3Cependant, ne pourrions-nous pas parler de Dieu et le dire philosophiquement en déjouant le verdict porté contre le Dieu des philosophes, celui qui assurerait l’autojustification de l’homme, dénierait la réalité du monde, enfin confirmerait sa propre indicibilité ? Ayant publié un « Chemin de théologie philosophique [2] », j’ai été conduit à l’exposer devant un groupe d’étudiants et d’enseignants de la faculté sœur de théologie protestante. Contre mon attente, l’accueil réservé au livre, parfois déjà connu, s’est révélé positif. Dieu y serait apparu différent du Dieu de la métaphysique. Or, cet essai de théologie philosophique a pris un double engagement : parcourir une suite de questions et s’exposer à une transversalité du mal. D’un côté, cinq questions se sont succédé selon une raison solidaire d’une situation intellectuelle : Pourquoi voulons-nous Dieu ? D’où pouvons-nous parler de Dieu et le dire ? Qu’est-ce qui nous permet d’affirmer Dieu ? Que dirons-nous encore de Dieu ? Comment avons-nous discouru de Dieu ? De l’autre côté, l’absence d’une question limitée au mal en trahit une présence permanente, dans l’ensemble de ses formes, s’il est vrai que le mal est à penser comme forme non plus déficiente mais falsifiée. Dire Dieu en philosophie, c’est le dire contre le mal. S’il convient toujours de parler de théodicée, c’est désormais pour fondre les deux sens de l’expression dans un unique projet. Chaque fois, au contraire, que le mal vient après Dieu, il se montre en retard.
L’étude présente n’entend pas résumer un livre déjà contraint à la brièveté, simplement s’y appuyer pour manifester que Dieu peut être différent en philosophie : différent de ce que les théologies protestantes puis catholiques ont rapporté, parfois avec artifice, voire méprise, au Dieu du théisme ou de la métaphysique. La rencontre à l’instant évoquée en a encouragé et sollicité le propos. Certes, en bonne méthode, l’examen d’une différence semble exiger une démarche comparative. Si Dieu peut être différent en philosophie, de quel Dieu le serait-il donc ? On a pratiqué maints amalgames en parlant du Dieu des philosophes. S’il en existe une histoire, elle est constituée de déplacements, retournements et ruptures. Ainsi, je ne saurais souscrire à l’analyse par Heidegger de l’entrée de Dieu dans une philosophie passée dès l’origine sous l’empire de la métaphysique, une pensée assignant toute chose à l’emprise du général et du suprême. Pourtant, dans l’impossibilité matérielle de m’arrêter à cette histoire, je rattacherai la différence aux seules requêtes théologiennes [3] déjà distinguées : que Dieu venant en philosophie ne soit ni soumis à l’homme, ni placé au-dessus du monde, ni maintenu en définitive comme inconnaissable. C’est devant les théologies chrétiennes qu’une théologie philosophique souhaite maintenant s’expliquer, à partir non seulement d’un programme mais de sa mise en œuvre.

I – Les conditions du discours

4Les deux premières questions traçant notre chemin en théologie philosophique en rassemblent les conditions de genèse et de contexte. « Pourquoi vouloir Dieu ? » s’ouvre sur la réduction pulsionnelle du désir de Dieu qui, après Nietzsche, a envahi le champ des analyses anthropologiques. « D’où pouvoir parler de Dieu et le dire ? » réagit aux sollicitations des approches pragmatiques du langage qui, après Wittgenstein, ont résolu le sens de Dieu dans les limites d’une forme particulière de vie et des règles appropriées de son discours. Dans les deux cas, la philosophie se trouve requise par le tournant critique qu’elle a pris à l’époque moderne puis confirmé selon différentes versions. Avant de se prononcer sur les choses mêmes, l’homme doit s’interroger sur ses capacités à leur endroit. Or, au regard des théologies chrétiennes, les instances critiques ne dénonceraient-elles pas autant de vains efforts tentés par l’homme pour s’assurer de lui-même en s’assurant de Dieu ? À leur façon, qui n’est pas théologienne, elles accuseraient la théologie philosophique de poursuivre une tentative d’autojustification de l’homme devant Dieu. Nietzsche et Wittgenstein contribueraient, malgré eux, à replacer le discours philosophique de Dieu face aux objections élevées par le péché et par la grâce. Le rapprochement n’est pas fortuit s’il reste vrai que, chez le premier, la représentation de Dieu a été engendrée par celle du Diable et que, dans le sillage du second, le Dieu surnaturel a été opposé au Dieu naturel [4].
Même pour répondre à ses partenaires théologiens, une théologie philosophique ne saurait s’approprier ses critiques généalogiques et pragmatiques. Aucune réduction du sens de Dieu à une genèse ou à un usage ne satisfait en effet sa visée de vérité. Pour notre théologie, la vérité de Dieu ne peut se réduire ni à représenter une pulsion refoulée, ni à signifier une conviction contextualisée. Elle résiste à se laisser enfermer dans un discours replié sur lui-même aussi bien qu’à convenir de l’illusion d’un désir mortifère. En retour, ouvrir un débat avec les dernières critiques devrait conduire à des conclusions capables de rejoindre les requêtes théologiennes, sans avoir jamais l’obligation de coïncider avec elles. Celui qui cherche Dieu en philosophie ne doit-il pas reconnaître une double condition à son discours ? Ce discours ne présuppose-t-il pas non seulement un aveu et un abandon de soi mais encore une donation et un donné de Dieu ?

1 – Un aveu et un abandon de soi

5Énoncée avec Nietzche, la question « Pourquoi vouloir Dieu ? » se tourne immédiatement vers l’origine des représentations du divin dans une volonté pulsionnelle : volonté en relation réactive, négative, avec les forces contradictoires de la vie. Ce qui serait visé par le désir se trouve rapporté à ce qui le pousse. La représentation s’épuise dans la pulsion. Selon la Généalogie de la morale, le vouloir de Dieu renvoie à une double impuissance : conscience d’une dette insolvable et refus de la réalité de l’existence. Dieu, l’antithèse de la vie, l’objectivation de l’au-delà, idéalise l’homme en tant qu’effet et agent d’une répression de la vie et d’un renoncement à la vie. D’un côté, c’est une volonté déjà écrasée par la culpabilité qui s’y enferme en s’imposant une limite absolue qui arrête définitivement son impulsion. De l’autre côté, c’est une volonté illimitée dans son désir, aveugle à la contradiction foncière de la vie, qui ne cesse de s’anéantir pour mériter enfin d’accéder à la vraie vie. En produisant Dieu, l’homme conduit à son terme extrême le double mouvement par lequel il se réprime lui-même et s’évade de lui-même.

6Aussi concis en soit le rappel, la genèse de Dieu à partir d’un vouloir impuissant s’emploie à contrer la théologie chrétienne là où elle parle de l’homme, de son péché mais aussi de sa souffrance et de sa mort. Dieu serait né d’un vouloir incapable aussi bien d’assumer sa puissance que de consentir à la réalité. À cet endroit, si une théologie chrétienne accepte de mettre à l’épreuve ses énoncés relatifs au salut divin de l’homme, avec les pratiques collectives et individuelles qui s’y attachent, c’est en réinterprétant la tradition évangélique dont elle demeure témoin. Il appartient toujours à cette théologie de faire entendre la promesse d’une réconciliation et d’un accomplissement des hommes par et dans le Dieu de Jésus Christ. Qu’a donc à faire ici une théologie philosophique ? Il lui faut d’abord déplacer le regard posé sur le désir, tout désir, pas seulement le désir de Dieu, soit le ramener de sa force ou pulsion vers sa visée ou intention. Pour reprendre une distinction ancienne de P. Ricœur, dans sa lecture de Freud, le désir répond autant à une téléologie qu’à une archéologie. Il est déterminé non seulement par son origine mais par sa fin. Le désir n’apparaît-il pas alors comme désir de l’autre et désir de l’être, désir de se maintenir en relation avec autrui et désir de se maintenir dans la détermination de soi ?

7Si une théologie philosophique part du désir simplement, c’est pour se mettre en quête du divin de ce désir. J’en ai pris le parti dans l’ouvrage de référence. Si Dieu n’est pas ce qui fait obstacle puis illusion au désir, comment pourrait-il lui correspondre, non pas seulement répondre au désir mais encore le susciter ? Comme je m’y suis essayé, il serait maintenant souhaitable de recueillir le désir dans son intention initiale, désir d’autrui et désir d’être. L’impossibilité d’y pourvoir invite à revenir sur le désir là où il se trouve respectivement contredit par le mensonge et démenti par la mort. La transversalité du mal ne se fait pas davantage attendre. Devant ces figures irréductibles et incontournables du mal, le recours à Dieu ne ferait-il que jeter l’homme contre soi et hors de soi, selon le précédent procès généalogique ? Sinon, Dieu ne serait-il pas Celui qui répond à l’aveu d’un mensonge par un pardon inconditionné ainsi qu’à l’abandon devant la mort par une confirmation également inconditionnée ?

8Le mal apparaît formellement comme mensonge lorsque la réversibilité des volontés se substitue à leur réciprocité. Le sujet se montre menteur chaque fois qu’il soumet sa responsabilité à l’égard de l’intersubjectivité à un retour d’autrui vers lui-même. Quand il donne à la condition qu’il lui soit rendu, le sujet trahit, travestit, la vérité du désir de l’autre, laquelle n’est pas aliénation à lui mais entretien avec lui. Or, si une répartie s’ouvre au mensonge, elle passera non par une accusation portée contre soi mais par un aveu présenté à l’autre. L’accusation partage avec le mensonge de replier le sujet sur lui-même. Inversement, l’aveu partage avec la vérité de poser le sujet dans la relation. Cependant, aussi déterminé soit l’aveu, il ne saurait préjuger de son pardon. Celui devant lequel le sujet reconnaît son mensonge peut ne pas lui en accorder le pardon, par là ne pas lui donner de renaître dans son désir, d’accéder de nouveau à la réciprocité. C’est alors, avec le pardon, non l’accusation, que se dessine pour la première fois une idée de Dieu. Penser Dieu serait penser la possibilité d’une justification inconditionnée de soi. Avec Dieu, il en irait d’un pardon qui ne se refuserait jamais à l’aveu puisqu’il l’aurait d’abord suscité. Placer ainsi le pardon tant à l’origine qu’au terme de l’aveu confirmerait que, si la réciprocité des volontés repose sur la responsabilité insubstituable de chacune, la circularité de l’aveu et de son pardon doit elle-même reposer sur une capacité absolue de pardonner. Seul le pardon peut être divin et il l’est parce qu’inconditionné. S’il n’y a pas là affirmation de Dieu, il y a déjà pensée de Dieu, idée de Dieu.
À l’inverse du mensonge, la mort ne requiert-elle pas, immédiatement, résolument, définitivement, le consentement de l’homme ? Les hommes ne se définissent-ils pas comme les mortels ? Pourtant, la mort ne persiste-t-elle pas à démentir, contredire, le désir d’être de l’homme, l’homme en tant que projet de soi ? Le devenir de l’espèce ne satisfait pas au désir de l’homme. Le vide du désir n’en constitue pas davantage l’essence. Ce que le désir d’être met en cause, c’est l’affirmation et la confirmation d’une singularité. Si la vie révèle qu’il n’y a pas de rapprochement de soi sans éloignement de soi, la mort semble imposer un éloignement de soi sans rapprochement de soi. Mais que l’homme ne puisse réaliser lui-même ultimement la synthèse entre éloignement et rapprochement de soi implique-t-il que cette dernière demeure radicalement impossible ? Ici s’esquisse une seconde idée de Dieu : celui-ci rendrait l’homme à lui-même dans la singularité de son être. On n’en conclura pas que l’homme renoncerait à vivre pour vivre, selon la critique adressée à l’idéal ascétique. Le désir de soi en tant que désir de l’ultime suppose non un anéantissement mais un abandon de soi. Tandis que l’anéantissement renvoie à l’anonymat de l’être, l’abandon signifie une remise de soi à tout autre que soi. Celui qui s’éprouve lui-même comme soi et se désire ultimement comme soi ne cherche à s’anéantir ni dans un abîme d’être, ni devant une puissance arbitraire. Il s’en remet simplement, en tant que soi, à celui qui seul pourrait le confirmer inconditionnellement. Cette nouvelle pensée de Dieu s’accorde à un sujet qui reconnaît à la fois le sens de son désir et la limite de son être.

2 – Une donation et un donné de Dieu

9La question « Pourquoi vouloir Dieu ? » oblige donc une théologie philosophique à s’expliquer en regard des pulsions et représentations que lui oppose une critique généalogique. Cette théologie est alors conduite à penser le sujet qui veut Dieu aussi bien que Dieu voulu par le sujet. À celui qui avoue son mensonge et consent à sa mortalité correspond celui qui, inconditionnellement, pardonnerait un désir dévoyé d’autrui et relèverait un désir irrépressible de soi. Le sujet qui veut Dieu ne se retourne pas contre lui-même ni ne s’échappe à lui-même, alors que ce Dieu-là justifierait absolument le sujet dans son désir d’être, démenti par la mort, ainsi que dans son désir d’autrui, désavoué par le mensonge. Si ce propos reconnaît en Dieu celui qui découvre l’homme à lui-même autant qu’il est découvert par lui, il s’est arrêté simplement à une idée de Dieu. Dieu est avéré pensable autrement que par dédoublement de l’homme d’avec lui-même. Mieux, c’est par la pensée de Dieu que l’homme apparaît capable de reconnaître le sens de son aveu face au mensonge comme de son abandon face à la mort. Pourtant, nous n’avons pas parlé effectivement de Dieu, nous ne l’avons pas dit non plus véritablement. Pour y venir, il reste à préciser de nouvelles conditions : « D’où pouvoir parler de Dieu et le dire ? »

10Cette seconde interrogation en théologie philosophique a été qualifiée de pragmatique car elle porte sur les conditions de sens et de vérité d’un discours relatif à Dieu, celles qui s’attachent à un usage déterminé. Les philosophes identifieront ce contexte comme religieux, les théologiens comme confessant. Wittgensteiniens ou barthiens, ils déclareront que Dieu seul peut parler correctement de Dieu. Pour les premiers, le mot « Dieu » perd tout sens en dehors de la forme de vie et des règles de langage qui en usent. En conséquence, il prend un sens différent dans chacun de ses usages religieux. Pour les seconds, Dieu ne peut recevoir un sens juste et vrai qu’à partir de la connaissance qu’il donne de lui-même en Jésus le Christ et par l’Esprit-Saint. Un choix s’impose donc entre l’autonomie de Dieu et celle de l’homme. Selon notre perspective, c’est à l’objection des théologiens qu’il faut répondre, d’une manière qui soit aussi philosophique. On le tentera à travers une reprise analogique des deux dimensions constitutives d’un contexte discursif. Lorsque Dieu entre en philosophie, il est déjà communiqué et interprété. C’est ainsi que Dieu en philosophie se différencie le plus clairement du Dieu des philosophes.

11Nul ne cherche à parler de Dieu sans croire déjà en lui. La recherche philosophique de Dieu en suppose quelque découverte antérieure. Elle demeure davantage recherche des raisons de parler de Dieu que recherche de Dieu lui-même. À cet endroit, une lecture intégrale du Proslogion d’Anselme continue à se révéler profitable [5]. Celui qui entreprend la démarche en cours reconnaît immédiatement que Dieu demeure l’Unique. Il n’est pas un parmi d’autres. Mais s’il est l’Unique en tant que terme du discours, ne l’est-il pas également en tant que condition de ce discours ? Le discours qui en parle ne serait-il pas ancré sur sa propre donation ? Un retour initial sur le contexte d’une théologie philosophique rejoint ici la relation qu’une analyse pragmatique suggère entre l’intersubjectivité d’un discours et son objectivité. Ce dont il est parlé n’est pas indépendant de ceux qui en parlent. La communauté et la chose du discours s’accordent l’une à l’autre. La recherche de Dieu, plutôt de ses raisons, connaît toutefois un second commencement dans un contexte religieux en acceptant que ce dernier soit déterminé. En effet, nul ne dit Dieu, y compris en philosophie, qu’à partir de ce qui en a déjà été dit à travers les traditions. C’est là que s’appliquerait l’axiome herméneutique selon lequel il faut croire, c’est-à-dire faire crédit à un donné, pour comprendre ce qui doit l’être. Même si une théologie philosophique creuse la distance de la compréhension à l’égard de l’interprétation, afin d’en préserver la consistance rationnelle, elle n’a pas à limiter l’interprétation à une fragile communauté des traditions monothéistes [6]. Elle attend au contraire un surcroît de sens d’un donné religieux singulier, tel celui du monothéisme chrétien, c’est-à-dire trinitaire.
La première des deux conditions contextuelles d’un discours philosophique de Dieu se signifie en termes de donation ou de communication de Dieu, la seconde en termes de donné ou d’interprétation de Dieu. Pour la première, la donation en livre l’expression spontanée, la communication une expression réfléchie. Le croyant en quête de raisons prend immédiatement conscience que seul Dieu peut donner de parler de lui et qu’il le donne en se donnant lui-même. Sans recours à cette donation, qui inclut contact immédiat de l’homme avec Dieu, la philosophie ne conduira jamais qu’à des substituts de Dieu, comme semble le montrer son histoire. Dieu cesse d’être Dieu s’il ne se présente plus pour lui-même, s’il n’est plus tant le terme d’un discours qu’une fonction du discours. Cependant, la donation de Dieu peut encore être comprise analogiquement comme communication de Dieu en regard d’un double postulat familier aux analyses pragmatiques : le sens du mot dans un discours dépend de son contexte ; ce contexte présente un caractère communicationnel. Pour le dire trop vite, le terme atteignable par un discours se soumet à l’intersubjectivité qui soutient ce discours : une intersubjectivité fondamentalement pratique, où le sujet se donnerait à l’autre en même temps qu’il le donnerait à lui-même. Or, s’agissant maintenant de parler de Dieu, l’Unique, l’intersubjectivité pratique pourrait-elle être seulement éthique ou ne doit-elle pas s’affirmer en définitive théologale ? Que Dieu seul donne à parler de lui devient ainsi analogiquement compréhensible en tant que condition pratique, en ce cas unique, d’un discours demeurant entièrement responsable de sa rationalité. Si Dieu donne à l’homme de parler de lui, c’est toujours l’homme qui en parle. En s’appropriant une formule avancée par Bouillard dans son débat avec Barth, on conclura : si Dieu présente à toute théologie « ce par quoi il y a vérité », il n’en reste pas moins pour une théologie philosophique « ce dont il y a vérité [7] ».
À la différence de la première, la seconde condition contextuelle d’une théologie philosophique apparaît conditionnée. Il n’y a pas une mais des traditions de Dieu. Ce qui est donné à penser l’est autrement ici et là. Si ce qui est à dire de Dieu ne s’abstrait jamais de ce qui en a été dit, selon la contextualité propre à l’interprétation, que n’a-t-on pas dit de Dieu ? À ce stade, deux questions se posent : à quel donné sur Dieu se rapportera une théologie philosophique et comment en usera-t-elle ? Elle n’a pas à le reconstruire, sous la forme par exemple d’un théisme commun, simplement à le recevoir. Dès lors, le philosophe accordera crédit à une tradition, plus ou moins liée à d’autres. Pour moi, c’est le christianisme. Malgré une réserve sur le passage que Hegel a réalisé de la religion dans la philosophie, je retrouve chez cet auteur une compréhension profonde du christianisme : Dieu s’est révélé en tant que révélation de lui-même. Ce que la philosophie reçoit à penser lui viendra donc d’une théologie non des attributs divins mais du mystère divin : mystère trinitaire transmis depuis le texte biblique jusque dans ses interprétations spéculatives [8]. Cependant, qu’est-ce que recevoir à penser ? La théologie philosophique ne se confond pas avec une philosophie de la religion. Elle se met en quête du sens non d’une religion mais de Dieu. C’est pour déterminer le sens de Dieu qu’elle se laissera éveiller, solliciter, susciter par une religion : la confession chrétienne de Dieu, Père, Fils et Esprit. Si ce donné ne constitue ni une norme, ni même un champ d’interprétation, il doit provoquer la philosophie à dire par elle-même un Dieu qui soit « différent ». Le résultat atteint en jugera.

II – Les termes du discours

12Chercher à parler de Dieu et à le dire en philosophie, différemment du Dieu des philosophes, suppose réunies plusieurs conditions : s’en remettre à tout autre que soi pour accéder au pardon de soi et à l’ultime de soi ; se reconnaître dans la communion de Dieu ainsi que dans une tradition de Dieu. Cependant, une théologie philosophique se renierait si elle renonçait à affirmer et à connaître Dieu. Elle doit s’approprier de quelque façon les deux questions les plus classiques : An sit ? Quid sit ? À l’inverse toutefois du livre sur lequel s’appuie la présente étude, ces questions resteront étroitement liées : qu’est-ce qui nous permet d’affirmer Dieu ? Que pouvons-nous dire encore de Dieu ? L’interprétation de la première question confirme le parti d’une recherche non de Dieu, seulement des raisons d’en parler. L’interprétation de la seconde annonce l’inséparabilité des deux. Chaque fois qu’il se présente comme terme du discours, Dieu offre à ce dernier à la fois un référent et un sens. La priorité accordée à la critique généalogique manifestait déjà la primauté de la question du sens de Dieu dans les consciences et les cultures contemporaines.

13Pour parler philosophiquement de Dieu, avancer des raisons d’en affirmer l’actualité, il faut tracer des voies menant vers lui. Suivant la toute première question de ce parcours, ces voies repartiront successivement de l’agir et de l’être de l’homme. Elles en assumeront aussi de nouveau le mensonge et la mort. L’homme connaît pourtant un autre mal que ceux-ci : la souffrance. Elle a entretenu une tentative permanente de justifier Dieu contre le mal, depuis les traités stoïciens sur la providence jusqu’au-delà de la théodicée de Leibniz. Il suffit d’en rappeler les trois arguments, qui constituent autant de réductions et de dénégations de la souffrance : elle ne serait qu’une conséquence du mal moral ; comme tout mal, elle ne présenterait aucune forme d’être ; finalement, quoique obscurément, elle contribuerait à une harmonie universelle. Rapporté ainsi à un mal-agir, un non-être, enfin un mieux-être, le mal-être de la souffrance devait justifier respectivement les attributs divins de bonté, puissance et sagesse. Bien que ces tentatives aient été souvent dénoncées au milieu de la pensée contemporaine, on les négligera pour en appeler simplement à une description de la souffrance qui conteste, trait pour trait, sa triple compréhension traditionnelle. Seul l’homme souffrant peut en juger. Ce qu’il éprouve alors de manière extrême, c’est une passivité, une illimitation et une singularité du mal [9].
Engagées avec l’agir et l’être de l’homme, confrontées à son mensonge et à sa mort, nos deux voies vers Dieu auront à passer encore par l’épreuve de la souffrance. C’est à leur terme que Dieu sera reconnu comme un Don donné puis une Ipséité brisée : Dieu contre la souffrance et Dieu dans la souffrance. Le mal qui a été soulevé contre Dieu se trouverait donc relevé en Dieu qui serait espéré contre le mal. Il restera cependant à penser l’unité de Dieu de la seule manière désormais possible : à l’origine de l’unité de son Don et de son Ipséité. À son terme, notre parcours aura à reconnaître Dieu en tant que Liberté indicible. Dieu par-delà la souffrance est Dieu non dans sa puissance, ni non plus son impuissance, mais dans sa liberté, libre pour aimer et libre de se limiter.

1 – Un Don donné

14Tracée dans l’espace de l’agir humain, notre première voie vers Dieu conduira à la reconnaissance d’un Don absolu qui serait lui-même donné. Cet excès du Don sur lui-même, ce retrait de Dieu hors de lui-même, rejaillira d’une espérance que Dieu se confirme pour l’homme contre la souffrance.

15Précédemment, en réponse à l’objection généalogique, la forme heureuse de l’agir humain a été identifiée à une relation intersubjective réciproque. À l’encontre d’un ascétisme précipité, c’est la réciprocité qui demeure désirable. Le désir d’autrui est désir d’exister avec lui, non seulement pour lui. À cet égard, notre temps, après E. Lévinas et quelques autres, a probablement abusé du discours de l’altérité ou de l’extériorité. Cependant, comme il a été précisé, vouloir la réciprocité implique de chacun un surplus de responsabilité. Dans le cas contraire, la réversibilité prend la place de la réciprocité, la contrainte d’un code se substitue à l’obligation de la relation, établissant un règne du mensonge, qui remémore le mal radical pensé par Kant. L’agir humain ne cache-t-il pourtant pas une seconde forme de mensonge, plus originaire que l’autre ? Le devoir envers la réciprocité n’en confère pas nécessairement le pouvoir. Tu dois, donc tu peux, insistait Kant. Mais ne se dissimule-t-il pas là quelque duplicité ? Comment pourrais-je me donner à l’autre et le donner à lui-même si je ne suis pas d’abord donné inconditionnellement à moi-même ? Restant soumise à deux volontés égales, la relation n’est pas intégralement première. Or, devenir le sujet d’une exigence insubstituable sans en recevoir la capacité, n’est-ce pas se trouver livré à une aliénation ? Sans être donné à lui-même, comment le sujet aurait-il le pouvoir effectif de supporter un devoir qui reste inconditionné ? Pouvoir et devoir entreraient en contradiction. La responsabilité serait enfermée dans la culpabilité.

16Ainsi, suivant la perspective ouverte d’une éthique de la relation, qui allie réciprocité et responsabilité, une interrogation paraît s’imposer : comment l’homme peut-il être obligé inconditionnellement envers l’autre s’il n’est pas donné à lui-même inconditionnellement ? L’argumentation s’appuie sur l’adverbe. Est en cause non pas le devoir mais le pouvoir. Si l’exigence éthique ne saurait devenir suspensive, elle demeure suspendue à une capacité réelle. Or, aucun autre comme lui ne saurait donner le sujet éthique à lui-même d’une manière qui soit inconditionnée. Ce ne peut être qu’un tout autre que lui. Nous le nommons Dieu. En Dieu, nous reconnaissons celui qui donne l’homme à lui-même en lui donnant de pouvoir se donner à autrui. Dieu se découvre à l’origine non de l’obligation morale mais de la capacité de l’assumer. Loin de surcharger le poids de la responsabilité, Dieu en rend d’abord l’homme capable. C’est grâce à lui que la donation précède l’exigence. Au risque d’apparaître indiscret, il convient toutefois de prolonger l’interrogation : qui est Dieu pour donner l’homme à lui-même et l’habiliter ainsi à se donner ? Il est celui qui se donne à lui-même et se reçoit aussi de lui-même. Dieu ne doit rien à l’homme. En retour, il doit à lui-même de se donner et de se recevoir. C’est en ce sens, positif, que notre première voie vers Dieu l’affirme en tant que Don absolu. Dieu ne donnerait pas l’homme à lui-même s’il ne se donnait pas à lui-même ni ne se recevait de lui-même. Pourtant, c’est toujours à partir de ce que Dieu est pour nous que nous pouvons parler de Dieu en lui-même. En définitive, lorsque nous disons Dieu Don absolu, c’est dans l’échange avec lui-même que nous le disons.

17L’affirmation de Dieu en tant que Don absolu est restée préservée des contestations de l’homme souffrant qui, relayées par diverses philosophies contemporaines, ont abouti soit à couper Dieu de l’être, soit à lui refuser l’être, soit encore à le soumettre à l’être [10]. Or, ne plus dire Dieu indépendamment du mal oblige à rejeter tout autre ajournement de la souffrance. Il est vraiment temps d’en parler. Cependant, si le mal-être de l’homme a été tu jusque là, il n’a peut-être pas été méconnu. Que l’homme soit donné à lui-même s’accorde au moins à la passivité impliquée par la souffrance. L’homme n’est pas pure spontanéité. Il est un corps avant d’être une volonté. Que l’homme soit donné à lui-même en tant que soi rejoint également le caractère illimité de la souffrance. Celle-ci ne s’épuise pas, ne s’effondre pas d’elle-même. Elle présente au contraire une détermination en opposant le soi à lui-même. Elle introduit essentiellement une hostilité de soi à soi. C’est par cette forme d’être que se définit la singularité de la souffrance. Celle-ci devient pour l’homme son monde là où il se retrouve divisé d’avec lui-même. Ce cercle intime et malheureux de la souffrance ne dessine-t-il pas alors un envers du Don absolu ? À la contradiction que l’homme devient pour lui-même s’opposerait maintenant l’échange de Dieu avec lui-même. Il ne s’agit pourtant pas de penser Dieu face à la souffrance, mais de le dire à nouveau contre la souffrance. S’il y a ici analogie, on y reviendra, ce doit être une analogie de l’espérance. C’est uniquement en espérant une défaite ultime du mal-être qu’il est possible de dire Dieu en excès de lui-même en tant que Don absolu.
Qu’est-ce qui autorise donc à espérer que la souffrance ne garde pas le dernier mot ? Il me semble avoir à répondre : que le Don absolu soit lui-même donné. Dieu ne donnerait pas seulement à l’homme de se donner, ni d’être donné à lui-même. En définitive, il se donnerait lui-même à l’homme, de sorte que la reproduction du mal-être de l’homme serait anéanti dans l’échange de Dieu avec lui-même. L’excès du Don absolu s’identifierait ainsi à un outrepassement de Dieu par lui-même comme donation de lui-même à l’humanité. L’absolution de Dieu ne serait plus son retrait du monde, sa coupure d’avec le monde, comme il a été et reste fréquent dans la philosophie, mais son retrait d’avec lui-même, sa sortie de lui-même. Don absolu, échange avec lui-même, Dieu se retrouverait lui-même en dehors de lui-même en luttant contre le cercle ininterrompu de la souffrance, où l’homme se trouve tourné malgré soi contre soi.

2 – Une Ipséité brisée

18Notre seconde voie reviendra, pour en repartir, vers l’être de l’homme et son désir de soi. Elle parviendra ainsi à reconnaître Dieu comme Ipséité absolue, détermination de soi par soi, ensuite comme Ipséité brisée, en raison de l’espérance que Dieu soit non seulement contre la souffrance mais également dans la souffrance.

19Selon l’héritage philosophique, l’argument téléologique apparaît plus ancien que l’argument éthique. Or, si la question de la finalité rencontre un nouvel intérêt depuis qu’il est devenu possible de formaliser une « histoire » de l’univers, il faut à cet endroit raison garder. L’homme n’est pas nécessairement le terme unique de la flèche du temps. Le cosmos poursuit sa course en dehors de lui. Il la poursuivra très probablement sans lui. Pourtant, l’être de l’homme ne cesse pas de faire question pour lui-même. En lui s’identifient, de manière unique autant qu’il le sait, subjectivité et temporalité, cohésion de soi et projection de soi. Il a pour forme ou détermination d’être le désir ou la détermination de soi [11]. C’est pour signifier cette identité que je parle d’ipséité. Le soi demeure pour l’homme à la fois sa forme et son projet. En lui se confondent désir d’être et désir de soi. Cependant, il convient de le redire, la mort non seulement contrarie mais contredit l’ipséité humaine. Plus haut, il s’agissait seulement de montrer comment l’idée d’un Dieu accomplissant l’ipséité de l’homme n’entraînait pas un déni de sa condition. Si elle suppose un corps-sujet capable de s’abandonner pour lui-même, cette idée ne rend pas ce dernier étranger à lui-même. Au moment d’aller au-delà d’une simple idée de Dieu, il faut s’accorder sur ce qui est véritablement ultime pour l’homme. Le théologique de statut philosophique a pour assise l’anthropologique. Si la détermination de soi intègre les déterminations du vivant, l’anticipation de la mort lui représente aussitôt qu’elle continue à en dépendre. Les conditions naturelles de la vie finissent par l’emporter sur l’exigence inconditionnée portée par l’ipséité. Face à la mort, le désir de soi doit accepter qu’il ne dispose pas du pouvoir d’être correspondant.

20En regard de la mort, l’homme discerne, d’un côté qu’il y a là non seulement une limitation mais une falsification de son existence ou ipséité, de l’autre côté qu’il ne saurait s’immortaliser. Si la mort devait constituer l’ultime, l’identité du désir d’être et du désir de soi se trouverait désavouée. C’est pour cela que la mort satisfait à la définition du mal. Irrévocable, elle rejetterait sur l’existence entière l’opposition d’une forme du non-soi à la forme du soi. Le déterminisme de la nature aurait raison de la détermination de soi. En même temps, l’ipséité humaine ne possède pas la capacité d’atteindre l’ultime au-delà de la mort. Plus qu’elle en a le désir, elle est ce désir. Cependant, elle ne peut réaliser ce qu’elle désire et qu’elle est. C’est pourquoi nous conclurons que seule une ipséité inconditionnée, une détermination de soi qui ne dépend que de soi, pourrait accorder à l’homme d’accéder à l’ultime de lui-même et, par là, de voir confirmer sa détermination la plus propre. Cette Ipséité absolue, nous l’appelons Dieu. Nous reconnaissons en Dieu celui qui rend l’homme capable de se maintenir, malgré la mort, en tant que détermination de soi. Mortel par nature, quoique à l’encontre de son ipséité, l’homme deviendrait éternel par la seule grâce de Dieu. Mais qui est Dieu pour accorder à l’homme d’atteindre à l’ultime de lui-même, par-delà ce qui s’impose à lui comme ultime ? Dieu est celui qui se détermine lui-même par lui-même, celui dont l’être n’est que relation de soi à soi. On ne saurait signifier d’une manière plus positive l’Ipséité absolue. Alors que l’immortalité nie la mort, l’éternité demeure libre de toute condition. Dieu n’est pas immortel. Il est éternel. L’éternité n’est relative à rien sinon à elle-même. Éternelle, l’Ipséité absolue peut appeler à l’éternité l’être mortel, le faisant ainsi parvenir, pourtant malgré lui, à l’extrême de lui-même.

21À l’exemple de la première, cette seconde affirmation de Dieu commence par apparaître en deçà de la souffrance. Pourtant, l’homme préfère parfois mourir que souffrir. La souffrance semble plus immédiatement et universellement un mal que la mort. En outre, l’affirmation de Dieu comme Ipséité absolue, infinie détermination de soi, se heurte à la réplique la plus centrale, la plus vive aussi, élevée en philosophie au nom de l’homme souffrant : la disqualification de Dieu. Dieu n’est pas parce qu’il est indigne d’être, qu’il ne doit pas être. Puisque personne n’adhère plus à un Dieu mauvais, en nier l’existence devient la seule possibilité en même temps qu’un devoir moral [12]. Or, cet athéisme de révolte et de vigilance ne dessinerait-il pas le premier terme d’une alternative ayant pour second terme : Dieu est dans ce qui ne doit pas être ? L’éternité de Dieu habiterait alors la souffrance de l’homme. Avant de poursuivre, on devra souligner, d’une part qu’espérer pour l’homme précède de nouveau dire Dieu, d’autre part que dire Dieu dans la souffrance suppose de l’avoir dit contre la souffrance. L’espérance guidant le discours attend que Dieu soit contre la souffrance, de même qu’il est contre le mensonge et contre la mort. Il n’y aurait rien à espérer d’un Dieu exclusivement souffrant. Inversement, comment Dieu, dans la détermination absolue de lui-même, sa forme unique d’être, resterait-il indifférent et étranger au désaveu que la souffrance inflige à l’ipséité humaine ? Mais si une souffrance de Dieu excède Dieu déjà reconnu dans son Ipséité absolue, comment devient-elle philosophiquement pensable ?
Parler d’une souffrance de Dieu demande un respect scrupuleux du caractère singulier de toute souffrance. C’est le soi qu’elle affecte, contre lui-même. La souffrance est toujours à penser non comme exceptionnelle mais assurément comme unique. Ainsi, sauf à retomber dans une moralisation de la souffrance, celle qui soutenait l’argument initial des théodicées classiques, on ne fera exception ni pour une juste souffrance, ni pour la souffrance d’un juste. La souffrance demeure singulière dans la mesure où elle introduit la contradiction à l’intérieur de l’ipséité, la forme d’être du soi : une rupture entre soi et soi, également entre l’être et le sens. Dès lors, Dieu, qui était détermination sans écart de soi par soi, se donne maintenant à penser dans un écart non seulement entre soi et soi mais entre son être et sa manifestation. Aussi longtemps que la souffrance n’est pas défaite, pour autant qu’elle résiste et insiste, la confirmation de l’Ipséité absolue reste suspendue. Une indécision subsiste qui éclate en alternative : la négation de Dieu par vigilance ou son approbation par confiance. L’excès de détermination de Dieu, qui le révélerait scindé entre soi et soi, reste menacé de se retourner en une impuissance de Dieu à se faire reconnaître. C’est finalement pour une double raison que nous parlerons de l’Ipséité absolue comme Ipséité brisée. Si la souffrance de Dieu interprète sa forme d’être, sa détermination de soi, comme une coupure entre soi et soi, cette interprétation reste en attente d’affirmation définitive jusqu’à la réalisation de l’espérance, une victoire sur la souffrance.

3 – Une Liberté indicible

22Deux voies ont acheminé à reconnaître Dieu comme celui qui, à l’encontre du mensonge puis de la mort, rend l’homme capable, d’abord de se donner inconditionnellement à l’autre, ensuite d’être déterminé lui-même ultimement. C’est grâce à Dieu, Don absolu, que l’homme peut être donné à lui-même dans le fond de son agir. C’est encore grâce à Dieu, Ipséité absolue, qu’il peut être remis à lui-même dans la forme de son être. Avant de retrouver une dernière fois la souffrance, il est urgent de nous mettre en quête de l’unité divine. Après avoir été dit fond absolu du don et forme absolue de l’ipséité, comment Dieu peut-il être dit un ?

23Ayant laissé l’anthropologique orienter le théologique, le parcours suivi semble empêcher la recherche d’autres voies vers Dieu que les précédentes. Ainsi se vérifie la primauté consentie dès la première question au sens de Dieu ; également le choix de retenir une approche organique de Dieu en philosophie. Une attention continue à penser finalement l’unité de Dieu a relativisé la préoccupation de multiplier les appuis de son affirmation. Alors, comment pouvons-nous et devons-nous penser désormais l’unité de Dieu ? L’hésitation sera abrégée. L’unité renvoie à Dieu même en tant qu’il en serait à la fois l’origine et le terme. Elle conduit à découvrir une nouvelle face de Dieu, non pas en ouvrant un nouveau chemin, mais en menant les chemins antérieurs à leur achèvement. Nous commencerons par dire que Dieu est unique à l’origine de son échange avec lui-même et de sa détermination de lui-même. Nous ne pouvons pas le penser autrement : Liberté absolue, surgissement de Dieu à partir de lui-même, jusqu’à se donner à lui-même et se déterminer par lui-même. Aucun autre chemin ne se montre maintenant concevable. L’unité de Dieu ne peut plus être revendiquée que par l’unicité de son origine insondable. Cependant, Dieu demeure également un dans l’unité du Don et de l’Ipséité en laquelle se présente la Liberté absolue. C’est dans le fond de l’amour et la forme du soi, pas autrement, que la liberté divine accède définitivement à elle-même, que le surgissement de Dieu à lui-même entre dans l’échange et la détermination.

24Bien que nous ne puissions rien dire d’autre, surtout pas penser la Liberté absolue à partir d’elle-même, dans le secret de son origine, la proximité relevée de Dieu avec la souffrance commande de poursuivre. Que dirons-nous de la Liberté absolue en regard de l’excès de son Don et de son Ipséité ? Cette dernière interrogation, sur les termes de notre discours philosophique de Dieu, s’inscrit dans le débat contemporain sur la puissance divine et sa possible ou nécessaire limitation. En concluant sur la liberté de Dieu plutôt que sur sa puissance, le propos se montre plus proche du hégélianisme que du cartésianisme. L’enjeu se tient ailleurs. Il invite à revenir vers la Liberté absolue à partir du Don donné puis de l’Ipséité brisée, pour reconnaître finalement le mystère de son origine. L’unité de la liberté et du don exclut une toute-puissance arbitraire. Dieu ne peut être qu’une liberté d’amour. De même, l’unité de la liberté et de l’ipséité écarte une limitation nécessaire de puissance. Dieu ne peut être soumis au monde. Si un Dieu impuissant ne rendrait l’homme capable ni de se donner inconditionnellement, ni de se déterminer ultimement, la compréhension de la puissance de Dieu ne saurait ni annuler, ni dissimuler celle de l’Ipséité brisée. Un dernier pas reste à franchir : réunir à leur source unique la limitation de Dieu dans la détermination de soi et la donation de Dieu dans l’échange avec soi.
Je parlerai donc, pour finir, d’un excès de la Liberté absolue : liberté pour Dieu de se limiter lui-même autant que de se donner lui-même. Cet excès de liberté demeure toutefois indicible. Il reste tout aussi impensable de saisir la liberté de Dieu à sa source que de la subordonner au monde. Elle se laisse seulement approcher là où elle se présente dans l’unité de son fond donné et de sa forme brisée. Maintenu dans la souffrance, je ne puis rien dire, même sous le sceau de l’espérance, en dehors du fond divin d’un amour donné et de la forme divine d’une puissance brisée. Ne serait-ce pas accepter que, si Dieu est contre et dans la souffrance, il demeure encore par-delà la souffrance ?

III – Les modalités du discours

25Les modalités de réalisation d’un discours ne se confondent pas avec ses conditions de possibilité. Notre cinquième et dernière question en théologie philosophique s’annonce purement rétrospective : comment avons-nous parlé de Dieu et l’avons-nous dit ? En se concluant devant Dieu en tant que Liberté indicible, le discours suivi montre qu’il n’a plus à dire Dieu. En retour, il se trouve saisi d’une inquiétude, jusque là restée diffuse mais probablement déjà partagée. Notre discours ne s’est-il pas égaré en chemin ? Ne s’est-il pas même affolé ? N’a-t-il pas abandonné tout contrôle ? C’est en prenant la place du Dieu chrétien que Dieu serait apparu différent en philosophie. Au lieu d’une théologie philosophique dissidente, nous obtiendrions une théologie chrétienne honteuse, théologie ayant perdu la raison en écartant la foi.

26Ce soupçon généralisé à l’encontre du parcours accompli recouvre deux objections. La première met en cause l’autorité de l’espérance à parler de Dieu et à le dire. La seconde accuse la tournure chrétienne prise continûment par ce discours. Espérer malgré le mensonge, la mort et la souffrance pouvait-il ouvrir une parole formelle sur Dieu ou ne devait-il pas au contraire justifier un silence seul digne de Dieu ? Les termes de l’espérance n’avaient-ils pas au moins à demeurer résolument indéterminés ? Sans espérer en vain, n’y avait-il pas lieu d’espérer à vide ? La seconde objection ne porte plus directement sur la capacité d’un discours sur Dieu passé par le mal et sa libération mais sur la sollicitation de ce discours par une théologie chrétienne trinitaire. Une Liberté indicible se limitant dans son Ipséité et se communiquant dans son Don s’est approchée du Dieu qui se révèle lui-même par le Christ et dans l’Esprit. Mais la philosophie ne s’est-elle pas alors laissée déposséder ? Le donné susceptible d’éveiller légitimement une pensée de Dieu ne l’aurait-il pas en réalité totalement habitée ?

1 – Une analogie de l’espérance

27Répondre à la première objection invite à en circonscrire une expression familière aux théologiens, la seule à devoir nous retenir dans cet article. Selon leur langage, le discours relatif à Dieu ne peut être que sotériologique et, sous certaines réserves, analogique. D’une part, Dieu ne pourrait être dit en dehors du rapport qu’il entretient lui-même avec le monde et pour le monde. D’autre part, il y a toujours débat sur la ressemblance et la dissemblance caractérisant ce rapport. Si nombre de théologiens continuent de favoriser une indicibilité radicale de Dieu, sous la pression parfois d’une théologie des religions accommodante, ils rencontrent dans leur milieu de notables résistances : Dieu qui vient vers le monde se révélerait lui-même ainsi. Or, si le parcours suivi a réuni également le théologique et l’anthropologique, c’est sous le signe d’une espérance. Mais cette espérance, qui reste philosophique, a-t-elle été capable de supporter un discours cherchant à parler de Dieu et à le dire ? On revient, en fait, vers la forme générale d’une objection retournée contre à la fois l’actualité et le sens de Dieu. D’une part, une espérance n’est-elle pas arrêtée par le possible, ne se maintient-elle pas en deçà de l’actuel ? D’autre part, l’espérance n’engendre-t-elle pas un registre propre d’analogie, n’entretient-elle pas un échange original entre dissemblance et ressemblance ?

28L’espérance qui a sauvé le sens de Dieu en l’acheminant à un excès n’en aurait-elle pas contredit rétroactivement l’actualité ? Mais si l’ouverture de l’espérance se trouve limitée par le possible, le discours qu’elle a suscité n’aurait-il pas transgressé l’impossibilité de l’espérance à reconnaître aussi bien une détermination qu’une actualisation de Dieu ? L’accès à la souffrance a pu laisser penser qu’un excès du sens de Dieu s’accordait à un ajournement de sa confirmation, alors que notre discours de Dieu aurait été dès le commencement soumis à une économie de l’espérance. Si l’expérience du mensonge et de la mort a enraciné la démarche dans l’anthropologique, n’avons-nous pas préjugé constamment du théologique ? Après avoir accepté que le mal requière non seulement une sagesse, composée d’endurance, de résistance, de silence, mais l’espérance d’une libération ultime, on n’a pas encore défini la capacité liée spécifiquement à l’espérance. Cette dernière est sans doute toujours attente de l’Autre, d’autre chose, d’un tout autre. Mais ne relève-t-elle pas de l’imagination plus que de la raison ? Ne serait-elle pas plus apte à explorer du possible qu’à en valider l’actualité ? En ce cas, l’espérance ne s’est-elle pas abusée en s’autorisant à discourir de Dieu ? Quoiqu’il soit suspendu à son accomplissement, le terme espéré n’est pas condamné à une indécision absolue. L’anthropologique présentait assez de consistance, jusque dans le mal, pour dessiner, raisonnablement, certains contours théologiques [13].
Rapporter les termes de notre discours sur Dieu à une analogie de l’espérance signifie que la possibilité de dire Dieu a été subordonnée à l’espérance que Dieu soit contre le mal. Ce qui a été pensé de Dieu l’a été en fonction de ce qui en était attendu. Cependant, en parlant de l’excès de Dieu, nous n’avons pas seulement dit que Dieu excède le discours mais que, pour notre discours, Dieu s’excède lui-même. En parlant du retrait de Dieu, nous avons visé Dieu comme retiré de lui-même, Don donné et Ipséité brisée, plutôt que retiré en deçà du discours, même si Dieu est finalement reconnu en tant que Liberté indicible. Dieu a été pensé outrepassant pour nous son échange avec lui-même et sa détermination de lui-même. Dès lors, c’est en raison non du discours mais de Dieu que s’est instituée une dialectique entre ressemblance et dissemblance. Notre chemin de théologie philosophique n’affirme pas que Dieu crée sa ressemblance en même temps que sa dissemblance dans le discours qui en parle. En retour, quand il parle de ressemblance et de dissemblance, ce discours vise en effet Dieu. Ce ne sont pas là des déterminations purement formelles. Elles acquièrent une dignité théologique. L’analogie de l’espérance commence et s’achève dans la dissemblance : Dieu contre la souffrance et Dieu par-delà la souffrance, Don donné et Liberté indicible. En même temps, cette analogie passe par la ressemblance. C’est dans la souffrance, Ipséité brisée, que Dieu apparaît le plus semblable à l’homme. Il s’agit toutefois de la ressemblance la plus paradoxale. C’est en étant le plus semblable à l’homme que Dieu est le plus dissemblable de lui-même. C’est en se rapprochant de l’homme que Dieu s’écarte de lui-même, se présentant scindé de lui-même. Selon l’espérance, les structures de l’analogie deviennent les moments d’une théologie. Par là aussi, le théologien chrétien se retrouvera peut-être en intelligence avec la théologie philosophique.

2 – L’horizon d’une promesse

29Une telle complicité n’apparaît-elle pas pourtant douteuse ? On entre ici dans la seconde objection relative aux modalités de notre discours. Ce dernier n’aurait-il pas décrit un cercle vicieux entre théologie chrétienne et théologie philosophique ? S’il conduit finalement au seuil d’une théologie trinitaire, c’est parce qu’il en était initialement parti. On recouvre simplement au terme ce qui avait été donné à l’origine. En jouant sur l’ambiguïté du mot « sollicitation », ne conclura-t-on pas qu’une philosophie sollicitée par le christianisme ne pouvait elle-même que solliciter la raison ? Le christianisme aurait présenté à la philosophie non une question mais une réponse. Il ne l’aurait pas interrogée. Il l’aurait soumise à un arraisonnement. Au reproche de circularité s’ajouterait alors un reproche d’imitation. En l’état, la théologie philosophique singerait la théologie chrétienne. Le contenu présenté se montrerait aussi vicié que la forme argumentée. Il ne parviendrait jamais qu’à forcer le parallélisme entre deux théologies [14]. Mais cette correspondance terme à terme n’est-elle pas rejetée aussi bien des théologiens que des philosophes ? Alors que ceux-ci renverraient philosophie et théologie à une identité des contraires, une coïncidence des opposés, l’universel et le particulier, ceux-là ne s’emploieraient-ils pas à en préserver la différence de visée ? Quand elle veut parler de Dieu, la philosophie finirait toujours par s’égarer.

30Notre théologie philosophique n’a toutefois pas cherché à rejoindre l’ensemble des questions auxquelles une théologie trinitaire aurait à répondre. Davantage, elle ne le devait ni ne le pouvait pas. À strictement parler, elle ne propose aucune théologie trinitaire, dans la mesure où elle ne se fonde dans aucune christologie, ni dans la résurrection de Jésus, ni dans l’incarnation du Verbe. En retour, elle a effectivement tracé un cercle avec la théologie chrétienne. Mais serait-ce nécessairement un cercle vicieux ? En amont, le christianisme a suscité notre discours de Dieu, Don, Ipséité et Liberté, sans jamais le fonder. En aval, il est apparu comme une possibilité éminente, mais non une réalité, en raison de l’espérance ouverte par notre discours. Si notre discours n’a été ni illuminé par la promesse chrétienne, ni n’a communiqué sa lumière, en retour il a pressenti l’horizon sur lequel cette promesse s’est historiquement détachée. Or, cet accès philosophique, non à une promesse mais à son horizon, ne postule pas seulement, selon une raison herméneutique, qu’aucune pensée n’est sans présupposition. Il engage surtout une vue déterminée sur la philosophie et sur le christianisme. D’un côté, la philosophie ne saurait se limiter à décrire le monde ou le langage, encore moins à s’entretenir d’elle-même. Elle demeure recherche du vrai. De l’autre côté, il entre dans la vocation du christianisme d’ouvrir l’intelligence à l’universel parce qu’il est dans sa mission, reçue de Dieu, de s’adresser à l’humanité entière. En ce cas, il s’agit toujours d’un jugement de théologien, où beaucoup continueront à dénoncer un préjugé. C’est justement devant les théologiens chrétiens que je tente de justifier un propos arrêté de théologie philosophique. Si le temps manque désormais pour confronter le dernier jugement aux prescriptions et restrictions des cultures, considérées dans leur diversité interne, y compris religieuse, il faut au moins relever qu’une théologie philosophique se maintient en recherche d’un universel, alors qu’une philosophie de la religion s’attacherait immédiatement à du particulier.

Conclusion

31Dire Dieu différent en philosophie, différent du Dieu des philosophes, supposait de faire confiance aussi bien à l’intelligibilité du christianisme qu’à la rationalité de la philosophie. Celle-ci ne s’identifie pas simplement à une critique, ni celui-là à une culture. Il reste que ces deux identifications créent aujourd’hui les obstacles majeurs à la réception d’un discours philosophique de Dieu ainsi qu’à son inspiration par la religion chrétienne. Elles feraient oublier les griefs énoncés par les théologiens protestants à l’encontre de la possibilité d’une théologie philosophique. C’est pourtant devant ces théologiens que la présente étude a voulu s’expliquer, appuyée sur un ouvrage antérieur : Dieu contre le mal. En répondant à une suite de questions relatives à une affirmation et connaissance de Dieu en philosophie, en convertissant également l’objection du mal contre Dieu à une opposition de Dieu au mal, notre livre a effectivement écarté que la philosophie soumette Dieu au pouvoir de l’homme, qu’elle rende Dieu étranger à la faiblesse de l’homme, enfin qu’elle rejette Dieu dans l’indicible ou l’inconnaissable. Il fallait toutefois mieux le montrer, d’une manière paisible et précise, en traitant successivement des conditions, des termes, enfin des modalités d’un discours destiné à parler de Dieu et à le dire en philosophie.

32On reviendra d’abord sur les termes auxquels a conduit la recherche de raisons pour affirmer Dieu et du sens à lui reconnaître. Quand la philosophie vient à Dieu, elle ne le confond pas inexorablement avec le Dieu au-dessus de nous, l’être suprême ou l’absolu inaccessible, incriminé par beaucoup. Il reste possible d’en parler autrement, en termes de relation de Dieu non seulement avec les hommes mais encore avec lui-même. C’est grâce à Dieu, a-t-il été dit au commencement, que l’homme est donné inconditionnellement à lui-même dans le fond de son agir et remis ultimement à lui-même dans la forme de son être. Mais si Dieu se présente ainsi respectivement dans l’échange de soi avec soi et la détermination de soi par soi, il se présente à nouveau dans une sortie de soi et une scission d’avec soi. Il devient alors, pour l’homme, à la fois contre et dans la souffrance. Dieu ne serait pourtant pas Don ni Ipséité s’il n’était pas aussi Liberté : pure spontanéité à l’origine de son unité. Reconnu en son principe, Dieu n’est pas tant puissance que liberté, mais celle de compatir aussi bien activement que passivement : liberté de se donner lui-même et de se limiter lui-même. Sous la pression du mal, le Dieu dit de la métaphysique, le Dieu-Être, était amené à justifier sa bonté et sa sagesse en regard de sa toute-puissance. Or, quand la philosophie se risque à aller du mal vers Dieu plutôt qu’à reprendre le chemin inverse, ne parvient-elle pas à penser Dieu différemment en le nommant, par excès de lui-même, Don donné, Ipséité brisée, Liberté indicible ?

33Déployer un sens relationnel de Dieu, même jusqu’à cet excès, ne suffirait pas à convaincre le théologien adversaire déclaré de la théologie philosophique. Celle-ci continuerait à être évangéliquement disqualifiée pour avoir substitué un chemin de l’homme vers Dieu au chemin de Dieu vers l’homme. Aucune différence ne pourrait apparaître aussi longtemps que se prolongerait une autojustification de l’homme. Or, en y renonçant, elle se renierait elle-même. C’est en élucidant ses conditions, de genèse et de contexte, que notre discours s’est chargé de l’objection. Il a immédiatement mis en cause une autosuffisance du sujet puis de son discours. D’un côté, penser à Dieu suppose que le sujet reconnaisse son mensonge comme sa fragilité. Il ne se condamne pas lui-même, ni ne se fuit lui-même. Au contraire, il offre son aveu au pardon et sa mort à la vie. De l’autre côté, personne ne peut parler de Dieu en dehors d’une communication avec lui ni non plus le dire indépendamment de toute interprétation. Quand l’homme cherche Dieu qui vient à lui, en philosophie il ne cherche jamais que des raisons, mais il les cherche de plein droit. En retour, le philosophe aurait tort de se priver des ressources de sens offertes dans les religions et même dans une religion. La révélation trinitaire de Dieu ne représente pas simplement une curiosité historique. Hegel l’avait remarqué avec éclat. La donation de Dieu demeure toutefois plus déterminante qu’un donné sur Dieu. Le discerner distinguera Dieu dans la philosophie du Dieu des philosophes. Affranchi du Deus supra nos, ce dernier s’identifie encore au plus universel de la rationalité : l’absolu de la conscience, l’altérité de la relation, le sens du sens, auquel nul n’adressera jamais une prière.

34La troisième et dernière objection théologienne à la théologie philosophique spécifie la précédente. Dans l’argument que Dieu ne peut que rester indicible, elle ne voit que la conséquence d’un discours fondé sur le monde. À l’inverse, la ressemblance du Dieu révélé comme la dissemblance du Dieu caché doivent se laisser exclusivement déterminer par la Croix du ressuscité. C’est en faisant finalement retour sur ses modalités que notre discours s’est expliqué devant cette nouvelle forme d’alternative. Il a mis en œuvre une spes quaerens intellectum. C’est une attente qui a guidé le discours : que Dieu soit contre le mal. Une analogie de l’espérance signifiait que ce qui a été dit de Dieu l’a été à partir de ce qui en est attendu. L’horizon d’une promesse laissait entendre que l’événement Jésus Christ n’apparaît pas dans un monde absolument étranger à son sens. Philosophique, notre discours s’est autorisé d’une espérance anthropologique et non de la foi évangélique. Seule une rationalité de l’espérance, celle que Dieu soit contre et dans la souffrance, lui a permis de dire Dieu dans une extrême ressemblance en même temps qu’une extrême dissemblance. Mais la liberté de l’Évangile devrait-elle être compromise par son apparition dans un horizon de sens ? Une attente de l’homme annulerait-elle nécessairement l’autonomie de la révélation de Dieu ? Une espérance cherchant l’intelligence ne concrétise-t-elle pas la conclusion de Bouillard face à Barth : si c’est Dieu lui-même qui se donne à connaître, n’est-ce pas nous qui le connaissons ? [15]
Le chemin de théologie philosophique précédant cette étude ne cherchait pas d’abord à se faire accepter par des théologiens protestants, encore moins à faire entrer la discipline dans le dialogue œcuménique. Parmi les interlocuteurs potentiels, il resterait aujourd’hui davantage d’adversaires que de partenaires. En outre, mon souhait le plus cher demeure plus modeste : qu’il n’y ait pas là différence séparatrice. En qualité de théologien catholique, je m’attacherais davantage à ne pas réveiller une telle différence qu’à défendre un Dieu différent en philosophie. Cependant, persistant à soutenir cette thèse, j’ai voulu montrer que les trois étapes essentielles d’un chemin de théologie philosophique pouvaient rendre justice aux arguments régulièrement invoqués dans la théologie protestante. Dieu devient différent dans une philosophie qui met en cause l’autosuffisance de l’homme, parle inséparablement de Dieu et du mal, enfin dit Dieu en vertu d’une attente à la fois de régénération et de révélation.


Date de mise en ligne : 01/09/2010

https://doi.org/10.3917/rspt.874.0681

Notes

  • [1]
    Voir mon article : « La connaissance naturelle de Dieu en théologie (1950-2000) », dans Revue des Sciences Religieuses 77 (2003), p. 43-74.
  • [2]
    Dieu contre le mal. Un chemin de théologie philosophique, Paris, Éd. du Cerf, 2003, 253 p.
  • [3]
    J’use du mot « théologien » comme adjectif pour distinguer nettement le théologique chrétien du théologique philosophique.
  • [4]
    Renonçant à reproduire les références, nombreuses, consignées dans le livre précité, je fais une exception en renvoyant à la philosophie de la religion développée par D. Z. Phillips qui, pour confirmer un strict fidéisme wittgensteinien, en appelle régulièrement aussi bien à K. Barth qu’à S. Weil (voir ibid., p. 27-28 et 91-92).
  • [5]
    Voir mon article : « Foi et intelligence dans l’unique argument. Un plan pour Proslogion II-IV », dans Revue Philosophique de Louvain 88 (1990), p. 345-368.
  • [6]
    Je fais une seconde exception à une ascèse de références pour signaler un désaccord, parmi beaucoup d’autres, avec R. Swinburne, représentant éminent de la théologie philosophique nord-américaine, quand il établit une cohérence des attributs divins à partir d’une communauté des religions monothéistes (voir Dieu contre le mal, p. 26-27).
  • [7]
    H. Bouillard, Karl Barth, Paris, Aubier, 1957, vol. 3, p. 177-178.
  • [8]
    À ce sujet, je n’ai pas à cacher ce que Dieu contre le mal doit à mon Essai sur le monothéisme trinitaire (Paris, Éd. du Cerf, 1987), un livre certes de forme conceptuelle mais aussi de fondation scripturaire et d’intention théologienne.
  • [9]
    Je ne puis faire mieux que reproduire trois déclarations de J. Porée dans un livre qui m’a beaucoup inspiré : Le Mal. Homme coupable, homme souffrant, Paris, Armand Colin, 2000. « Le mal est dans le corps avant d’être dans la volonté » (p. 14). – « Il n’y a pas, lorsqu’un homme souffre, une souffrance dans le monde, mais un monde de la souffrance » (p. 124). – « La souffrance est la proximité absolue du dedans et du dehors : elle est la présence intérieure d’une extériorité radicale » (p. 158).
  • [10]
    J’ai parlé ailleurs d’une absolution, d’une disqualification, enfin d’une limitation de Dieu.
  • [11]
    Pour ce propos préalable, je dois quelque chose à l’ouvrage de Y. Ledure : La Détermination de soi, Paris, Desclée de Brouwer, 1997. « Cet ultime, au-delà de la mort, conclut l’auteur, est une nécessité intelligible pour que l’anthropologique puisse achever son parcours existentiel et acquérir la cohérence globale qui donne consistance au projet de l’homme » (p. 135).
  • [12]
    Voir en particulier M. Conche : Orientation philosophique, Paris, P.U.F., 1990, p. 41-59. Écrite dès 1958, cette étude explicite le réquisitoire littéraire d’Ivan Karamazov en s’appuyant également sur la souffrance des enfants : incapable de prendre ni recevoir un sens.
  • [13]
    Notre embarras rejoint celui de J. Porée qui, dans l’ouvrage précité, écrit successivement : « La souffrance n’édifie rien. Elle préserve seulement l’éventualité incertaine et indéterminée d’une régénération dont la forme demeure elle-même incertaine et indéterminée » (p. 166). – « Mais l’Autre ne pourrait répondre s’il ne pouvait comprendre, et il ne pourrait comprendre s’il ne pouvait souffrir. Il doit donc être, dans tous les cas, une autre liberté incarnée, une autre volonté empêchée, une autre puissance brisée » (p. 170). Certes, il n’est pas affirmé que cet Autre est Dieu.
  • [14]
    Cette critique ne manquerait pas d’être alimentée par une comparaison entre le chapitre 4 de Dieu contre le mal et mon article : « L’humanité face au mal, enjeux pour une théologie contemporaine », dans Recherches de Science Religieuse 90 (2002) p. 13-40. Après avoir suivi le même parcours à travers la théodicée et ses mises en cause, j’y parle en effet successivement de l’Esprit-Saint, de Jésus Christ, enfin de Dieu le Père.
  • [15]
    Cf. H. Bouillard, op. cit., p. 217.

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