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Article de revue

Temps et esprit chez hegel et Louis Lavelle (essai de chronodicée)

Pages 81 à 105

Notes

  • [1]
    J. Attali a évoqué cette symbolique du sablier dans un livre richement illustré : Mémoire de sabliers, Les Éditions de l’Amateur, Paris, 1997. La toile de Carpaccio y est reproduite en partie p. 47.
  • [2]
    Cf. Émile, éd. Pléiade, vol. IV, Paris, 1969, p. 489.
  • [3]
    Durée et simultanéité, Paris, PUF, 1968, p. 41. On trouvera un commentaire éclairant de ce texte dans l’article de Frédéric Worms, « La conception bergsonienne du temps », in Philosophie n°54, Henri Bergson, p. 73-91.
  • [4]
    Sein und Zeit, Max Niemeyer Verlag, Tübingen, 198616, p. 425.
  • [5]
    Cf. Jenaer Systementwürfe III, Naturphilosophie und Philosophie des Geistes, Gesammelte Werke (GW), Band 8, F. Meiner, 1976, p. 11, texte traduit dans Philosophie n°49, mars 1996, p. 14.
  • [6]
    Cf. GW 8, p. 13, trad. citée, p. 17 : « Cette exclusion réciproque des moments n’appartient toutefois pas au temps en tant que temps, mais bien plutôt à l’espace, qui est à même lui; car il est justement non pas cette position indifférente des moments les uns hors des autres, mais précisément cette contradiction de posséder dans une unité immédiate l’opposé pur et simple ».
  • [7]
    Phänomenologie des Geistes, GW 9, F. Meiner, 1980, p. 433-434, trad. J.-P. Lefebvre, Paris, Aubier, 1991, p. 524.
  • [8]
    Die Philosophie des Geistes, § 450, Zusatz, édition Suhrkamp, 1986, Werke 10, p. 256, Encyclopédie des sciences philosophiques, III : Philosophie de l’esprit, trad. B. Bourgeois, Paris, Vrin, 1988, p. 552.
  • [9]
    Cf. § 452, Zusatz, p. 259, trad. citée, p. 554 : Il résulte de ceci que « tout ce qui arrive n’acquiert pour nous une durée que par son admission dans l’intelligence représentative, — que par contre, des événements qui n’ont pas été jugés dignes, par l’intelligence, de cette admission, deviennent quelque chose de complètement passé ».
  • [10]
    Voir pour ce cours G. W. F. Hegel , « Manuscrit de Berlin sur l’espace et le temps », présenté et traduit dans Philosophie n° 52, p. 16, note 21.
  • [11]
    Cf. le cours de Naturphilosophie de 1821/22, traduction citée dans la note précédente, p. 83.
  • [12]
    Pour cette question, nous renvoyons à notre article « Éternité et présent selon Hegel », Revue philosophique, janvier-mars 1998, p. 49-71.
  • [13]
    Du temps et de l’éternité (cité en abrégé DTE), Paris, Aubier, 1945, p. 121.
  • [14]
    Sur ces deux conceptions de la dialectique, voir De l’Acte (cité en abrégé DA), Paris, Aubier, 19922 (1937), p. 48-51.
  • [15]
    Comme le note Bruno Pinchard dans sa préface à la réédition de De l’Acte en 1992, « Louis Lavelle ou les “baricades mistérieuses” », p. VI : « Fichtéen, à coup sûr Lavelle l’était au contraire, lorsqu’il défendait comme un fait indépassable l’unité de la conscience avec un acte antérieur à la différence du sujet et de l’objet ».
  • [16]
    Texte paru le 17 janvier 1932 dans les « Chroniques philosophiques » du journal Le Temps, repris dans Panorama des doctrines philosophiques, Paris, Albin Michel, 1967, p. 107, 112.
  • [17]
    Le Moi et son destin, Paris, Aubier, 1936, p. 70.
  • [18]
    C’est ce que montrent deux articles repris dans Panorama des doctrines philosophiques, où Lavelle fait notamment référence à la tradition de défense de l’esprit allemand (Luther, Goethe), qui fut pervertie et exploitée par les nazis : « La pensée germanique » (paru dans Le Temps le 6 juillet 1935), p. 87-96, et « L’Allemagne aujourd’hui » (paru le 13 janvier 1939), p. 117-125.
  • [19]
    Cf. Panorama des doctrines philosophiques, p. 114-116.
  • [20]
    De l’Acte, p. 61. Cf. également Du temps et de l’éternité, p. 26, 368.
  • [21]
    Ainsi que l’écrit à juste titre Jean École, La métaphysique de l’être dans la philosophie de Louis Lavelle, éditions E. Nauwelaerts, Louvain/Paris, 1957, p. 58 et p.108 : « l’idée de l’Être, loin d’être, comme le voulait Hegel, la plus abstraite et la plus vide des notions, est au contraire la plus concrète de toutes ».
  • [22]
    Cf. De l’Acte, p. 347. Sur le sens exact de cette proposition chez Hegel, renvoyons à Wissenschaft der Logik, Das Sein et Die Lehre vom Wesen, GW 11, F. Meiner, 1978, p. 25, 376, ainsi qu’à l’addition au § 91 de l’Encyclopédie.
  • [23]
    Cf. De l’Acte, p. 61, Du temps et de l’éternité, p. 33.
  • [24]
    Cf. Plotin, Ennéades, III, 7, De l’éternité et du temps, 11, l. 41, trad. E. Bréhier, Paris, Belles Lettres, 1989 (1925), p. 143. B. Pinchard signale cette allusion dans sa préface de 1992 à De l’Acte, p. xxv. En ce qui concerne Archytas, voir Du temps et de l’éternité, p. 18-19.
  • [25]
    Cf. sur ce point DTE, p. 155-159.
  • [26]
    Dans le § 259 de l’Encyclopédie, Hegel écrit que le temps est « la dissociation de ce devenir dans les différences de l’être en tant qu’il est l’acte de passer (Übergehen) dans le néant et du néant en tant qu’il est l’acte de passer dans l’être ».
  • [27]
    Cf. Du temps et de l’éternité, p. 275 : « Alors il faut dire que l’avenir nous met non plus au bord du néant, mais au bord de l’être non participé et non encore devenu nôtre ».
  • [28]
    Lavelle songe sans doute au célèbre poème d’Apollinaire « Le pont Mirabeau », quand il évoque « la plainte de tous les poètes, qui fait retentir l’accent funèbre du “Jamais plus” », Du temps et de l’éternité, p. 127.
  • [29]
    Cf. Sein und Zeit, § 81, p. 426.
  • [30]
    Cf. De l’éternité et du temps, p. 140 : « Car c’est parce que cette action est ineffaçable, parce que nous ne pouvons pas faire qu’elle n’ait pas été, parce que nous pouvons la modifier, mais non pas l’abolir, parce que vouloir la recommencer, c’est en faire une autre qui s’ajoute, mais ne s’y substitue pas, que cette action, imprimant en nous sa marque propre, contribue à produire l’être même que nous sommes ». Sur le rôle du temps pour l’individuation, voir également le chapitre III du livre I, p. 85 sq.
  • [31]
    Cf. sur la critique de la notion bergsonienne du possible, Du temps et de l’éternité, p. 42-44.
  • [32]
    On songe à certains textes des Âges du monde, que Lavelle ignorait sans doute, où Schelling définit la liberté comme la capacité de se détacher du passé, par la décision. Cf. à ce sujet Les Âges du monde, trad. de P. David, PUF, 1992, par exemple p. 260, et notre étude, « Considérations éthiques sur le temps dans les Âges du monde de Schelling », Revue philosophique de Louvain, Tome 95, n°4, novembre 1997, p. 639-672.
  • [33]
    Sur cette question, renvoyons aux belles analyses de Jean-Louis Vieillard-Baron, « La conversion du passé en avenir spirituel chez Lavelle », Le problème du temps, Sept études, Paris, Vrin, 1995, p. 30-35.
  • [34]
    Cf. Du temps et de l’éternité, p. 163, p. 223 : « car il y a ceux qui n’admettent pas d’autre existence ni d’autre présence que celle du corps et pour qui le temps est une réalité ontologique dont le propre est d’anéantir tout ce qu’il fait naître et ceux qui n’admettent pas d’autre existence, ni d’autre présence que celle que l’esprit se donne à lui-même, et qui considèrent le temps et le corps comme étant les instruments de son propre développement, de telle sorte que l’esprit, qui rejette l’instrument dès qu’il a servi, ne peut se passer de lui pourtant dans aucune de ses acquisitions ».
  • [35]
    Exprimée nettement par exemple dans ce passage, Du temps et de l’éternité, p.154 : « Le sens du temps exprime l’opposition de l’avenir et du passé, la condition d’actualisation d’une possibilité. Mais cette condition elle-même doit être mise en œuvre par une liberté qui tantôt abdique en faveur de l’ordre matériel des événements et tantôt fait de cet ordre le véhicule d’un ordre ascensionnel qui est aussi celui de notre accomplissement spirituel ».
  • [36]
    Cf. notamment Du temps et de l’éternité, p. 49.
  • [37]
    De l’Acte, p. 261-262. Sur ce privilège de l’espace, cf. aussi De l’Acte, p. 53-54, 259 : « c’est l’éternité de l’Acte pur qui se trouve, pour ainsi dire, figurée par l’espace, alors que le temps où se produit l’acte participé semble, pour ainsi dire, le diviser et le séparer sans cesse de lui-même ».
  • [38]
    Cf. pour le primat du temps sur l’espace Du temps et de l’éternité, p. 63, 59 : « c’est l’espace qui sépare et même il est, dans toute multiplicité, le facteur de la séparation ». Dans la philosophie de la nature de 1821/1822, Hegel affirme aussi la supériorité du temps sur l’espace, qui découle de celle de l’esprit sur la nature : « On peut également déterminer le temps comme ce qui est subjectif, par opposition à l’espace compris comme l’objectif. Le temps est supérieur à l’espace, ou il est bien plutôt plus proche [de nous] que l’espace. Le Moi, la conscience de soi, consiste à idéaliser toute indifférence, toute diversité; la tendance de l’esprit est d’une manière générale cet acte d’idéaliser. Le temps est également cet acte d’idéaliser, comme la conscience, il est cette intériorité qui est immédiatement la perte d’elle-même », traduit dans « Philosophie » n° 52, p. 15.
  • [39]
    Du temps et de l’éternité, p. 197. Lavelle précise que considérer la négation du temps comme la fonction propre de l’esprit traduit une « méconnaissance du temps », qui « serait pour l’esprit une infirmité qui le réduirait à l’impuissance » (p. 197). Sur le double rapport de création et de dépassement entre l’esprit et le temps, voir également p. 54, 58, 112.
  • [40]
    La Dialectique du Monde sensible, Publication de la Faculté des Lettres de Strasbourg, 1921, p. 264.
  • [41]
    Cf. sur cette idée Du temps et de l’éternité, p. 234, p. 291 (« car c’est cette résurrection qui est le passé lui-même »), p. 292, et le § 8 du dernier chapitre de l’ouvrage, intitulé « Mort et résurrection », p. 429-434.
  • [42]
    Cf. Du temps et de l’éternité, p. 298-299 : « Mais le passé n’a de sens que s’il produit en nous une spiritualisation de toutes les choses que nous avons perçues, une purification moins des actions que nous avons faites, que de la volonté même qui les a faites ».
  • [43]
    Cf. Du temps et de l’éternité, p. 22, note 1 : « et le souvenir nous montre comment le temps lui-même vient se consommer dans une sorte d’omniprésence spirituelle ». C’est donc la mémoire qui fait le lien entre les deux sens du présent évoqués par Lavelle, p. 222-223.
  • [44]
    Cf. Du temps et de l’éternité, p. 228-229.
  • [45]
    Op. cit. (note 17), p. 71.
  • [46]
    Cette idée est évoquée dans De l’Acte, p. 486-487. Sur la mémoire comme intériorisation, cf. également Du temps et de l’éternité, p. 291, 319, 432.
  • [47]
    On sait que pour Hegel, « l’essence est l’être passé, mais intemporellement passé (das Wesen ist das vergangene, aber zeitlos vergangene Sein) », Wissenschaft der Logik, Die Lehre vom Wesen, GW 11, p. 241.
  • [48]
    De l’Acte indique que l’essence est « l’élément le plus profond et le plus précieux de la réalité » (p. 103).
  • [49]
    Dans Du temps et de l’éternité, p. 321-322, Lavelle rend hommage à l’auteur de À la recherche du temps perdu. Rappelons que Proust décrit les expériences de la mémoire involontaire en termes de renouvellement, renaissance, résurrection du passé (cf. Le Temps retrouvé, GF. Flammarion, édition de Bernard Brun, Paris, 1986, p. 265, 266, 269, 270).
  • [50]
    Comme le note Bruno Pinchard dans sa préface de De l’Acte, p. xi-xii, renvoyant dos à dos sur ce point la philosophie de Lavelle et l’Erinnerung hégélienne. La recherche du passé « en tant que tel » (sous réserve que l’expression puisse recevoir un sens précis) caractériserait plutôt la démarche de Proust.
  • [51]
    Sur ce statut de la matière, voir Du temps et de l’éternité, p. 70 et 247-250, ainsi que les commentaires de Paule Levert, L’être et le réel selon Louis Lavelle, Paris, Aubier, 1960, p. 160-161.
  • [52]
    Ce qui nuance sensiblement l’idée que pour Lavelle, le temps serait purement et uniquement subjectif, comme l’affirment J. École, op. cit., p. 177, et P. Levert, op. cit., p. 160. Dans le livre I de Du temps et de l’éternité, Lavelle définit la notion de « temps pur » par la « pure succession » (p. 108).
  • [53]
    Nouvelle distance vis-à-vis de Bergson, que Lavelle souligne explicitement, Du temps et de l’éternité, p. 384.
  • [54]
    Cf. « Le devenir dans le périssable », Hölderlin : Œuvres, éd. Pléiade, 1967, p. 654; Hegel, Vorlesungen über Naturrecht und Staatswissenschaft, 1817/1818, Nachgeschrieben von P. Wannenmann, F. Meiner, Hamburg, 1983, p. 256.
  • [55]
    Il n’y a pour Lavelle de durée que de et par l’esprit. Cf. Du temps et de l’éternité, p. 373-374 et p. 388 -389. Paule Levert note ainsi que « le monde où nous vivons reçoit de la conscience son passé, son avenir, sa durée, son histoire », op. cit., p. 170.
  • [56]
    Cf. sur cette alternative Du temps et de l’éternité, p. 368-370.
  • [57]
    Spinoza, Éthique, V, prop. 23, scolie, expression reprise dans le finale de Du temps et de l’éternité, p. 436-437. Sur l’instant comme expérience de l’éternité, renvoyons à Du temps et de l’éternité, p. 415, 423 notamment. Cet aspect de l’instant doit évidemment être distingué de son autre facette, l’instant évanescent, le simple maintenant qui appartient au devenir. Celui-ci ne fait que passer sans cesse, celui-là est un « atome d’éternité ». Pour les deux sens de l’instant chez Lavelle, voir P. Levert, op. cit., p. 164-167, et Paul Olivier, « L’être et le temps dans l’ontologie de Louis Lavelle », in Louis Lavelle, Acte du Colloque International organisé pour le centenaire de la naissance de Louis Lavelle (Agen, 27-28-29 septembre 1985), Agen, 1987, p. 224-228. Notons, à propos de cet article au demeurant très complet, que la problématique heideggerienne de la temporalité ne nous semble absolument pas adéquate à la pensée du temps proposée par Lavelle.
  • [58]
    Sur l’influence de Kierkegaard, voir Le Moi et son destin, « L’individu et l’absolu », p. 81-92, où Lavelle commente la célèbre théorie de l’instant développée dans Le concept de l’angoisse.
  • [59]
    Lavelle ne reprend pas à son compte cette représentation caricaturale du Geist allemand. Pour une critique de celle-ci et une analyse approfondie des sens de la notion de Geist issue des Lumières allemandes, voir Myriam Bienenstock, « De l’esprit : les philosophes allemands et l’“Aufklärung” », Revue germanique internationale, 1/1995, p. 157-179.
  • [60]
    Cf. Le Moi et son destin, « La conscience heureuse et malheureuse », p. 67-80.
  • [61]
    Cf. par exemple l’Introduction à l’histoire de la philosophie de 1823, où Hegel écrit : « ce que nous sommes, nous le sommes aussi historiquement (was wir sind, sind wir zugleich geschichtlich) », Einleitung in die Geschichte der Philosophie, hrsg. von W. Jaeschke, F. Meiner, Hamburg, 1993, p. 6.
  • [62]
    Emmanuel Levinas avait relevé cette difficulté dans son compte rendu de La Présence totale paru dans les Recherches philosophiques de 1934-1935, cité par P. Olivier dans son article mentionné supra, p. 207 : « Le présent de M. Lavelle, se demande Levinas, n’est-il pas une éternité présente, débarrassée de la richesse vivante du présent concret, plutôt qu’un présent éternel où le temps lui-même fournit de quoi briser les chaînes du passé ? » A la fin de De l’Acte, Lavelle semble céder à la tentation de l’éternité, quand il écrit, p. 504 : « le propre de l’esprit, c’est beaucoup moins de nous permettre une avancée illusoire sur la ligne du temps, que de constituer notre propre respiration dans l’éternité ».
  • [63]
    Lavelle emploie ce terme pour évoquer comment le sens du temps varie selon la liberté des individus, DTE, p. 117. Hegel lui-même a utilisé parfois ce vocable, comme l’a montré Catherine Malabou qui a étudié les significations et le rôle du concept de « plasticité » pour la philosophie de Hegel, dans son livre L’avenir de Hegel. Plasticité, Temporalité, Dialectique, Paris, Vrin, 1996.
  • [64]
    Saint Augustin, Contra Secundinum, XV, in Six traités antimanichéens, BA t. 17, Desclée de Brouwer, 1961, trad. R. Jolivet et M. Jourdon, p. 588-589 : « Prenons l’exemple du discours. Celui-ci s’accomplit en quelque sorte par l’effet des syllabes qui successivement meurent et naissent et sont séparées par des pauses d’une certaine durée et s’éteignent, en vertu d’une succession ordonnée de termes qui se suivent, dès qu’ils ont rempli leur espace de temps, jusqu’à ce que le discours tout entier arrive à sa fin […]. Ainsi en va-t-il de la beauté temporelle, qui se compose de la naissance et de la mort, de la disparition et de l’avènement successifs de choses temporelles, d’intervalles précis et définis, jusqu’au terme fixé d’avance ».

1La Scuola di San Giorgio degli Schiavoni de Venise abrite en son sein une belle toile de Carpaccio, La vision de Saint Augustin, représentant le philosophe à sa table de travail. Comme souvent dans ce type d’iconographie, on peut remarquer un sablier situé discrètement dans un coin du tableau, qui marque la brièveté de l’existence et peut faire songer, dans ce cas précis, à la question augustinienne célèbre, « Quid est enim tempus ? » Ce détail volontairement anachronique (le sablier n’apparaît que vers le xive siècle) renvoie implicitement à une représentation courante du temps, qui est celle d’un flux ou d’un écoulement incessants. En témoignent également les innombrables « vanités », composées à partir du xviie siècle, dans lesquelles le peintre choisit de symboliser le temps par un sablier, sensé en manifester les traits principaux : la fuite continuelle des instants entraînés comme les grains de sable, de manière insensible et inéluctable, la répétition sans fin de ce même mouvement, caractérisée par la réversibilité du sablier qui se retourne à loisir [1]. Figuré à côté d’un crâne ou d’une nature morte, le sablier contribue ainsi, conformément à l’esprit de ce genre pictural, à rappeler la vanité de toutes choses humaines — richesses, pouvoir, plaisirs, savoir — dont la forme essentiellement transitoire est l’effet d’un seul et même phénomène : le passage du temps.

2Selon cette façon si commune de l’appréhender, le temps n’est pas le milieu dans lequel passent les choses, il est le passage lui-même, c’est-à-dire cette transitivité pure et simple, vis-à-vis de laquelle les philosophes ont eu différentes attitudes. Rousseau la constate dans une sorte de regret : « Que nous passons rapidement sur cette terre! » [2]. Bergson en fait le point de départ d’une élucidation du temps conçu comme la durée intérieure de la conscience : « Il n’est pas douteux que le temps se confonde d’abord pour nous avec la continuité de notre vie intérieure. Qu’est-ce que cette continuité ? Celle d’un écoulement ou d’un passage, mais d’un écoulement ou d’un passage qui se suffisent à eux-mêmes » [3]. Heidegger, dans le § 81 de Sein und Zeit, associe l’idée de « passage » (Vergehen) à la conception vulgaire du temps comme suite ininterrompue des maintenant, qui relève d’un comportement inauthentique où se mêlent l’oubli et la fuite devant la mort [4]. Parce que dans ce mode d’existence, le Dasein se tourne plus volontiers vers le passé, il interprète le temps comme « ce qui passe » plutôt que comme « ce qui surgit ». Le concept de « passage », qui est sous-jacent aux métaphores du flux et de l’écoulement, offre donc assurément — selon des directions éventuellement divergentes — une perspective privilégiée pour l’étude du problème du temps. Mais n’engage-t-il pas celle-ci sur une fausse route ? Est-ce toutefois parce qu’elle est courante que cette conception du temps est forcément sujette à caution pour la philosophie ? Ou cette universalité relative n’est-elle pas, au contraire, le signe d’une certaine validité ? A ces questions classiques, les pensées de Hegel et de Lavelle peuvent apporter, si on les confronte l’une à l’autre, des réponses nouvelles et déterminantes. Entre l’acception positive de l’idée de passage (Bergson) et sa critique radicale (Heidegger), elles défendent en effet une position intermédiaire qui permet d’en rendre compte tout en marquant ses limites. D’où une double tâche : 1) étudier dans ses grandes lignes la question du temps chez Hegel à la lumière de l’idée de « passage », qui sera dans cette étude comme un fil conducteur; 2) montrer comment Lavelle, par delà tout ce qui le différencie de Hegel, partage avec celui?ci une attention à la dimension négative du temps — comme passage, devenir, négativité —, qui s’accompagne pour l’un et l’autre d’une conscience aiguë du lien intime unissant l’esprit au temps.

1 – La théorie hégélienne du temps à la lumière du concept de « passage »

3La négativité et le devenir sont les deux concepts à partir desquels Hegel comprend le phénomène primitif du passage du temps. La philosophie de la nature d’Iéna privilégie le concept de négativité : le temps passe, peut-on dire, au sens où il est l’être qui immédiatement n’est pas et le non-être qui est tout aussi immédiatement, selon la formule des leçons de 1805/1806 [5]. Le mouvement continuel des choses présuppose cette négativité invisible qui le rend possible et avec lequel elle ne doit pas être confondue. A proprement parler, ce sont les choses qui passent, et le temps est ce passage même dans sa pure évanescence, l’acte pur de passer. L’expression « passage du temps » signifie dès lors, pour la philosophie spéculative, que le temps est la négativité inhérente aux êtres dont elle entraîne le passage. Le renversement perpétuel de l’être dans le non-être et du non-être dans l’être désigne plus précisément, dans la dialectique des trois dimensions temporelles, le double passage du maintenant dans le passé et de l’avenir dans le maintenant. Deux reproches récurrents sont formulés dès lors à l’encontre du temps, que Hegel ne manque pas de rappeler pour les combattre. On dénigre le temps à cause de son caractère passager (Vergänglichkeit) et négatif, qui devrait être exclu de la connaissance véritable des êtres, envisagés sub specie aeternitatis. Mais la négativité du temps, loin de présenter pour Hegel une déficience destinée à être éliminée par le savoir, est au contraire la manifestation même du concept : « cette négativité est le concept absolu lui-même, l’infini […] posés objectivement » (GW 8, p.13). La connaissance d’un être doit intégrer sa temporalité propre, parce que la négativité du temps traduit, dans la sphère de l’objectivité, la négativité même du concept, qui apparaît dans un enchaînement de multiples moments. La pluralité des moments temporels ne constitue-t-elle pas une dispersion du sens, un éclatement de l’unité ? A ce second grief adressé au temps, Hegel rétorque que cette exclusion réciproque appartient en réalité à l’espace, qui n’est que la position indifférente de diverses déterminations [6]. La dimension transitoire du temps lui confère un certain primat sur l’espace, dans la mesure où elle s’accorde avec la fluidité du concept tout en préservant l’unité de celui-ci. Dans son passage incessant, le temps disperse et réunit, il relie en séparant.

4Compris dans les termes de la négativité, le passage du temps est donc un argument en sa faveur, la marque de sa nécessité, et non un prétexte pour le rabaisser au profit d’une éternité immobile. L’esprit entretient par conséquent un double rapport au temps, de création et de dépassement, que Hegel n’a cessé d’approfondir tout au long de son œuvre. Conformément à sa nature dynamique, l’esprit engendre constamment le temps dont il a besoin pour se différencier, se manifester, s’extérioriser. Non pas au sens où il pourrait le créer ex nihilo, à la manière du démiurge du Timée, mais en le déployant dans l’ensemble de ses trois dimensions, qui restent dans la nature contractées sur le simple maintenant fugitif. L’esprit transforme la négativité du temps naturel, limitée à la répétition indéfinie du maintenant (Jetzt), en développement progressif, où l’avenir vient se recueillir dans le passé pour former l’unité d’un présent (Gegenwart). Le passage du temps ne s’intègre au devenir de l’esprit qu’à condition d’être dépassé par celui-ci. Comment le dépassement — l’Aufhebung — du temps par l’esprit est-il possible ? La réponse tient essentiellement dans la théorie de l’Erinnerung, abordée dans les deux derniers chapitres de la Phénoménologie de l’esprit, reprise sous un angle différent dans la Psychologie de l’Encyclopédie (§§ 450-454). L’esprit peut se réconcilier avec la négativité du temps, s’y manifester sans réserve par ses paroles, ses actes, ses œuvres, précisément parce qu’il possède la puissance de la remémoration : la possibilité d’intérioriser dans la nuit du souvenir les événements qui se sont « passés » temporellement. L’Erinnerung est ainsi une réplique au passage du temps, qui permet non pas de l’abolir, mais le requiert au contraire comme condition de son exercice, l’intériorisation supposant l’extériorisation préalable de l’esprit, puis la disparition de l’événement sous la figure de laquelle il s’était manifesté. Dans les dernières pages du Savoir absolu, l’Erinnerung est analysée dans sa triple fonction de négation, puisqu’elle provoque la libre séparation à l’égard du passé, de conservation, en ce qu’elle sauvegarde en elle les principaux moments de la conscience, et d’élévation, car elle met au jour une figure nouvelle de l’esprit. La puissance du souvenir devient le fondement du savoir absolu qui intègre en lui l’histoire des figures de la conscience : « Le chemin qui mène à ce but, au savoir absolu, ou encore, à l’esprit qui se sait comme esprit, est le souvenir (die Erinnerung) des esprits, tels qu’ils sont chez eux-mêmes et accomplissent l’organisation de leur royaume » [7].

5L’intériorisation du souvenir n’est pas seulement pour Hegel cette sorte de réminiscence qui est nécessaire pour l’accès de la conscience au savoir absolu. En complément de l’Erinnerung spéculative, la Psychologie de Berlin décrit ainsi une autre forme de remémoration — disons l’Erinnerung subjective — circonscrite dans la sphère de la représentation, et donc différente de la forme conceptuelle du souvenir. Comme premier moment de la Vorstellung, précédant l’imagination et la mémoire, l’Erinnerung est saisie dans sa dimension moins théorique, plus individuelle et personnelle, mais sa nature fondamentale demeure la même : elle est l’acte d’aller en soi — In-sich-gehen — qui a pour tâche d’intérioriser les intuitions sensibles évanescentes, de les conserver sous forme d’images inconscientes dans le « puits nocturne » de l’esprit, afin que celui-ci puisse en disposer librement et s’approprier l’événement, une fois qu’il est devenu passé. La remémoration donne à l’esprit la possibilité de se libérer de la négativité du temps naturel, de se détacher du passage du temps qui est dépassé, c’est-à-dire nié et conservé tout à la fois, comme le note précisément Hegel : l’intuition remémorée est « non pas disparue, non pas quelque chose de simplement passé (Vergangenes) », mais elle est « dépassée (aufgehoben) », elle « n’exprime pas un simple être-passé (Vergangenheit), mais, bien plutôt, en même temps l’être-présent (Gegenwärtigkeit) » [8]. L’intériorisation du souvenir est ce qui convertit le passage incessant du temps en une durée libre centrée sur le présent concret, unité du maintenant, de l’avenir et du passé. Par là même, elle contribue à tisser, à un stade préconceptuel, l’histoire singulière de l’individu, elle lui permet de sélectionner, parmi le flux des événements, ce qui mérite pour lui d’être conservé et ce qui peut être définitivement passé [9]. Considérée dans cette forme subjective, l’Erinnerung ouvre à l’individu l’espace de son intériorité, ce foyer secret que Hegel appelle à Iéna « la nuit du monde » (GW 8, p.187), qu’on devine à travers le regard de chacun et que ni le mouvement logique du concept, ni le tumulte de l’histoire universelle ne peuvent atteindre.

6Dans le cours de Naturphilosophie de 1821/1822, Hegel précise la relation de la représentation au temps :

7

Avenir et passé sont séparés dans la pensée, dans la nature, seul le maintenant existe. Dans notre représentation (Vorstellung), nous conservons passé et avenir, le temps est le tombeau de l’événement (das Grab des Geschehenen). L’esprit le fait ressusciter et lui insuffle vie à nouveau [10].

8La représentation spécifique en vertu de laquelle l’esprit ressuscite l’événement emporté par la négativité — le passage — du temps, est l’Erinnerung. Il est donc clair que la remémoration ne se réduit aucunement à une simple reproduction automatique et soi-disant fidèle du passé. Elle doit plutôt se comprendre comme une résurrection de l’événement, c’est-à-dire une transformation en profondeur de celui-ci, qui est en même temps son intériorisation par l’esprit. Hegel a sans doute pensé la remémoration sur le modèle de la mort et de la Résurrection du Christ, étudiées dans l’avant-dernier chapitre de la Phénoménologie de l’esprit : de même que la mort du Christ était nécessaire pour qu’il puisse ressusciter comme esprit, la mort de l’événement est indispensable à son appropriation par l’esprit. Mieux, l’esprit ne peut advenir à lui-même que par cette mort, par le passage dans le passé dont il doit faire l’expérience. Hegel le dit clairement quand il interprète le sens de la mort du Christ :

La conscience pour laquelle (le Christ) a cette présence sensible cesse de le voir, de l’entendre; elle l’a vu et entendu; et seulement parce qu’elle l’a vu et entendu, elle devient elle-même conscience spirituelle; en d’autres termes, comme il se dressait auparavant pour elle comme être-là sensible, il s’est levé maintenant dans l’esprit.
(GW 9, p.407-408)
La conscience s’élève à l’esprit à partir du moment où elle se détache du passage immédiat des choses sensibles pour se rapporter au passé, transfiguré dans le présent vivant de la mémoire.
Lors des années de Berlin, Hegel élabore, dans les cadres du système de l’Encyclopédie, une nouvelle interprétation du « passage » du temps centrée sur le concept de devenir. Le temps, dans son alternance sans fin d’être et de non-être, est le « devenir intuitionné », le devenir extérieur de la nature, dans lequel la disparition (Vergehen) l’emporte toujours sur la naissance (Entstehen) (Encyclopédie, § 258). Voilà pourquoi la représentation courante du temps comprend le passage comme Vergehen, fuite des instants. Mais le passage constitutif du temps n’est pas pour autant un flux paisible, il est une négativité abstraite, destructrice, « le pur acte de consumer toute chose (das reine Verzehren) » [11]. Le phénomène du passage du temps nomme cette négativité anonyme qui provoque la disparition incessante (Vergehen) des événements dans le passé (Vergangenheit), leur essentielle caducité temporelle (Vergänglichkeit). Le propre de la philosophie hégélienne est de montrer que ce temps destructeur de la nature peut être lui-même dépassé de deux manières : dans la durée indéfinie des choses, qui ne donne cependant qu’une permanence relative et provisoire aux êtres naturels; et surtout dans la durée véritable de l’esprit, qui se confond pour Hegel avec le présent absolu de l’éternité. Par le jeu de ses différentes puissances (la remémoration, l’imagination, le langage, le concept), l’esprit dépasse la négativité du temps, il se détache du domaine de la caducité et accède, dans l’art, la religion et la philosophie, à une certaine éternité. Mais le passage du temps — sa négativité, son devenir — demeure présent en lui sous la forme d’une trace irréductible : l’historicité, qui s’attache à toutes les figures de l’esprit absolu [12].

2 – Lavelle et Hegel

9Quelle contribution Lavelle peut-il apporter au problème du passage du temps ? En quoi peut-il, sur ce point précis, être rapproché de Hegel, lui qui a si souvent pris ses distances vis-à-vis du philosophe spéculatif ? Lavelle — qui considérait le temps comme « le problème fondamental de notre vie », « le mystère même de son essence » [13] — ne fait assurément que peu d’allusions explicites à Hegel dans les ouvrages qui composent sa Dialectique de l’éternel présent. C’est que, comme l’explique De l’Acte, la dialectique de la participation est sensiblement différente de la dialectique hégélienne de la contradiction. Il ne s’agit pas de saisir la conscience se délivrant progressivement de ses contradictions, mais de montrer comment celle-ci ne tire son existence que de sa participation à l’Être total. A partir de la description de ce « fait primitif », la philosophie de Lavelle entend remonter à cet Acte pur qui déborde infiniment le Moi et en même temps le soutient [14]. Une telle philosophie de l’acte semble plus proche de la Thathandlung de Fichte que de la Phénoménologie de Hegel [15]. En même temps, dans le contexte intellectuel des années trente, Hegel tenait une place importante sur la scène philosophique française. Les premiers travaux de Lucien Herr, le livre de Jean Wahl sur Le malheur de la conscience dans la philosophie de Hegel, les leçons d’Alain, puis les cours d’Alexandre Kojève professés de 1933 à 1939, tout ceci traduisait un intérêt croissant pour la philosophie hégélienne auquel Lavelle ne pouvait demeurer étranger, comme le montre son article écrit à propos du centenaire de la mort de Hegel en 1931, où il lui rend hommage : « aucun penseur n’est plus moderne que Hegel; aucune pensée n’exerce plus de prestige sur les hommes de notre temps ». Il ajoute que « le génie de Hegel, c’est […] d’avoir vu que l’acte par lequel nous devons nous séparer de l’être pour le nier est la marque de notre liberté, que c’est par lui seulement que nous réussissons à fonder notre vie spirituelle et à prendre possession de cet être même que nous semblions avoir quitté » [16]. Lavelle accepte tout à fait l’idée hégélienne, soulignée par Jean Wahl, que la conscience trouve dans le déchirement le « principe de sa résurrection », comme esprit [17].
Si l’accent mis résolument sur la philosophie de l’esprit a pu donc constituer un point commun entre Hegel et Lavelle, cette affinité a vite été voilée par divers facteurs. L’inquiétude grandissante suscitée par l’Allemagne à partir de 1933 peut expliquer d’une part une certaine distance de Lavelle vis-à-vis de la pensée germanique, à laquelle il tente de rattacher, non sans prudence, le nationalisme et la tendance expansionniste de l’État nazi [18]. D’autre part, Lavelle substitue souvent à la pensée hégélienne une image déformée, exprimée en quelques thèses par trop simplificatrices : le drame vivant de la conscience se serait figé et durci dans le système, l’identité du logique et du réel se résumerait à un culte du donné et ferait de l’histoire un ordre inéluctable déjà achevé, une fatalité où la liberté des individus et l’originalité de l’avenir disparaîtraient [19]. Il ne nous appartient pas ici d’examiner les limites et l’unilatéralité d’un tel jugement. Nous nous proposons plutôt de cerner, derrière les oppositions de façade, une attitude similaire face à un problème commun. Car tout change avec la question du temps. Par les voies de sa propre réflexion, Lavelle, pour une part peut-être à son insu, va retrouver en effet plusieurs idées majeures de la pensée hégélienne évoquées plus haut, avec lesquelles on peut ainsi le confronter. Confrontation qui devrait contribuer en retour à élucider plus avant le phénomène du passage du temps.

3 – La définition du temps et l’impossibilité du néant

10Comment un philosophe, qui affirme avec tant de force l’impossibilité de l’expérience du néant, peut-il rendre compte du temps dans sa négativité, dans son passage continuel ? A première vue, Lavelle, pour lequel « le néant n’est pas et l’être ne cesse jamais d’être» [20], s’oppose à Hegel qui identifie l’être immédiat indéterminé au néant pur et simple. L’être vide et abstrait qui inaugure la Logique hégélienne n’a certes rien en commun avec la plénitude de l’Être total décrit par Lavelle [21]. Au début de Du temps et de l’éternité, celui-ci, dans une allusion implicite à Hegel, considère ainsi que la formule omnis determinatio negatio est implique « une contradiction » (p. 33). La détermination ne peut pas être isolée et identifiée au néant. Doit-on s’en tenir à une telle opposition rigide entre les deux penseurs? Nullement, car cette distance apparente cache en réalité une certaine proximité, qui apparaît par exemple dans De l’Acte, où Lavelle accepte la formule hégélienne avec deux restrictions : toute détermination est à la fois négation et affirmation; la négation contenue dans l’affirmation est relative et non pas absolue [22]. Autrement dit selon les termes de Du temps et de l’éternité, « toute négation porte en elle d’une certaine manière cela même qu’elle nie » (p.408). Or, c’est bien le sens de la pensée de Hegel, pour lequel la proposition selon laquelle toute détermination est une négation, signifie tout aussi bien réciproquement qu’il n’y a pas de négation indéterminée, que la négation est toujours liée à l’être qu’elle nie. Comme Hegel, Lavelle est donc amené à distinguer deux sortes de néant, le néant absolu qui n’est jamais et le néant relatif, qui est une négation n’existant qu’en rapport à un être déterminé. Compris dans ce second sens, le néant existe, il est le lieu de l’existence possible [23].

11Cette conception dialectique de la négation est convoquée par Lavelle pour caractériser la nature du passage du temps, qui découle de l’Acte pur. L’expérience primitive de mon être me découvre une activité absolue et infinie, en laquelle je puise mon existence et qui ne cesse de me dépasser. Or, cette expérience métaphysique de la participation, qui m’enracine dans l’absolu, suppose forcément une distance entre l’acte absolu et moi-même, d’où Lavelle déduit l’origine du temps. Le temps définit ainsi « l’écart entre le tout de l’être et l’être particulier » (DTE, p.18), il est compris comme l’intervalle qui sépare l’acte participé de l’Acte pur, la déhiscence même de l’Être.

12Le terme d’intervalle fait écho à Plotin qui, dans son traité De l’éternité et du temps, définit l’essence du temps par la ?????????, et au pythagoricien Archytas, auquel Lavelle se réfère, qui considérait le temps comme l’intervalle de la nature entière, figure im1figure im2[24]. Lavelle traduit cette dimension négative du temps dans les termes du passage : l’action séparatrice du temps, l’écart qu’il creuse sans cesse entre les êtres, se traduit par le passage continuel des existences, auquel est soumise la nature tout entière. Autrement dit, « le temps n’est rien de plus qu’une pure transition ou un pur passage » (DTE, p.331). Ce passage n’est pas un flux paisible dont la conscience serait le spectateur impassible. Cette métaphore spatiale de l’écoulement doit, selon Lavelle, être mise entre parenthèses pour plusieurs raisons. L’idée de flux donne d’une part l’impression fausse que nous pourrions percevoir l’écoulement du temps, qui est en lui-même invisible, elle matérialise le temps au risque de le confondre avec les choses en mouvement, et d’autre part, elle identifie le temps à une suite de termes perçus, dans laquelle le moment central du présent perd sa spécificité [25]. Les concepts d’être et de néant doivent dès lors se substituer à la métaphore du flux pour saisir le phénomène du passage du temps. D’où une nouvelle définition du temps, proche de celle proposée par Hegel : le temps est le « double passage du néant à l’être et de l’être au néant » (DTE, p.32) [26]. Le néant doit s’entendre ici au sens de la négation relative, qui s’inscrit dans l’être et le présuppose. Aussi le temps est-il plus exactement le passage d’une existence à une autre. Dans son double passage, le temps n’est pas le jeu entre deux néants, celui où nous entrons et celui où nous retombons, puisque le néant est à chaque fois une forme d’existence possible. L’avenir, qui correspond au passage du néant dans l’être, est ainsi une possibilité indéterminée destinée à se réaliser [27], et le passé, qui naît du passage inverse de l’être dans le néant, est une possibilité déterminée, à laquelle la mémoire peut donner une forme d’actualité.
L’un des objectifs constants de Lavelle est non pas de nier la négativité du temps, inhérente au phénomène du passage, mais de montrer comment celle-ci s’inscrit dans la totalité de l’esprit sans perturber fondamentalement sa plénitude. C’est pourquoi il remplace, pour déterminer la nature du temps, le couple initial de l’être et du néant par celui de l’actuel et du possible, puis par celui de présence et d’absence. Le passage du temps repose sur « la conversion de la présence en absence et de l’absence en présence » (DTE, p.180). Tout comme le néant, l’absence doit se comprendre dialectiquement : « toute absence est nécessairement absence de quelque chose » (De l’Acte, p.210), elle contient en elle la présence dont elle est la négation simplement relative. Autrement dit, l’absence est toujours une présence niée, c’est-à-dire dans le cas du passé une présence retirée, intériorisée, et pour l’avenir une présence désirée, possible. L’absence matérielle des choses passées ou futures présuppose un présent qui ne se réduit pas à la phase actuelle du temps, mais englobe ses trois dimensions, elle reflète un « présent plus vaste dans lequel le temps est contenu à son tour » (DTE, p.222). Cette inscription du passage du temps dans la plénitude d’une présence totale comporte assurément le risque d’en masquer la négativité, de nous faire perdre de vue cet aspect négateur du temps, dont le propre est de nous arracher les événements que nous avons vécus. Mais cette négativité resurgit sous plusieurs formes auxquelles Lavelle a su rester attentif.

4 – L’irréversibilité du temps

13La négativité du temps se manifeste tout d’abord par son irréversibilité, qui s’oppose à la réversibilité apparente de l’espace, où il semble que je puisse toujours revenir sur mes pas. Comme le chante le poète,

14

Passent les jours et passent les semaines
Ni temps passé
Ni les amours reviennent [28].

15Contrairement à l’incertitude de l’avenir, dont l’imprévisibilité introduit dans l’existence un tremblement permanent, une inquiétude qui laissent toutefois l’espérance en éveil, l’irréversibilité est sans espoir, elle contredit perpétuellement ce désir que nous pouvons avoir de garder ce qui passe : « l’irréversibilité témoigne donc d’une vie qui vaut une fois pour toutes, qui ne peut jamais être recommencée et qui est telle qu’en avançant toujours, elle rejette sans cesse hors de nous-mêmes dans une zone désormais inaccessible, cela même qui n’a fait que passer et à quoi nous pensions être rattaché pour toujours » (DTE, p.127). Compris dans son irréversibilité, le passage du temps nous fait découvrir la gravité de la vie, qui est comme ce fleuve dans lequel on ne se baigne jamais deux fois, il suscite la conscience du caractère unique de toute expérience, liée à l’impossibilité de défaire ce qui a été accompli ou de faire ce qui n’a pas pu être réalisé.

16Cette facette négative du temps — son « jamais plus » — semble parfois interdire à l’esprit toute réconciliation possible avec lui, et ne laisser la place, face au passage des choses, qu’au regret. Et sans doute existe-t-il une forme irréductible de nostalgie, définie non par l’aspiration au retour en arrière, mais comme un sentiment d’amertume et d’impuissance devant la négativité du temps qui frappe de caducité toutes les époques de l’esprit, même les plus brillantes d’entre elles. Loin de privilégier cette attitude possible de la conscience, Lavelle s’attache à montrer que le caractère irréversible du temps peut s’intégrer à la vie de celle-ci. Heidegger avait déjà noté que l’irréversibilité, parce qu’elle empêche toute remontée vers le passé, traduit la présence, au sein du temps nivelé, de la temporalité extatique orientée prioritairement vers l’avenir [29]. Lavelle considère également, à sa manière, que l’irréversibilité est le caractère le plus essentiel du temps, non seulement parce qu’elle traduit pleinement sa négativité, mais surtout en ce qu’elle est la condition même de l’efficacité des actions. Le premier aspect va de pair avec le second : c’est parce que chaque action est unique, ineffaçable, qu’elle ne peut ni être reprise, ni être recommencée à l’identique, qu’elle transforme à chaque fois le monde et notre être propre. L’irréversibilité du temps confère donc à notre liberté, dans sa manifestation phénoménale, le sérieux et la gravité de l’acte d’où découle notre responsabilité. Sans cette impossibilité de retourner en arrière, la liberté ne serait qu’un essai sans risque, qu’un jeu dénué d’enjeu véritable. Irréversible, chaque action devient en revanche le moyen qui me permet de forger mon identité propre, de créer ma propre essence, et révèle ainsi le temps comme le principe même de l’individuation [30].

17L’irruption de la liberté dans l’ordre phénoménal implique que soient distingués deux sens différents du passage du temps. On imagine tout d’abord le temps comme allant du passé vers l’avenir, les événements se succédant selon le principe de la causalité, conformément à ce que Lavelle appelle l’irréversibilité physique. Comme le montre Kant dans la deuxième analogie de l’expérience, l’irréversibilité est fondée sur l’enchaînement des causes : l’effet ne peut pas revenir sur sa cause, et l’avenir est déterminé par le passé. Ce premier sens du temps correspond à l’ordre des choses qui passent, à la succession des phénomènes évanouissants, et concerne la connaissance, qui va toujours du passé vers l’avenir, du connu vers l’inconnu. Or, le propre de la liberté est précisément d’inverser ce sens du temps. Dans l’ordre de l’action, c’est l’avenir qui est premier — comme idée possible forgée par la volonté — et se convertit ensuite en passé. Pour concevoir ce retournement du sens du temps, Lavelle doit rejeter en partie la théorie bergsonienne du possible, qui en fait une simple idée rétrospective. Compris dans sa forme pratique, le possible est bien plutôt une « idée prospective », antérieure à sa réalisation, qui renverse l’ordre temporel en l’orientant de l’avenir vers le passé. Si Lavelle loue assurément Bergson d’avoir réhabilité le temps par la notion de durée, il lui reproche ainsi d’avoir privilégié, à cause de sa critique du possible, l’idée de liberté comme enrichissement continu du passé vers l’avenir [31]. Pour le philosophe de l’Acte pur, qui est en cela proche de Schelling [32], la liberté est d’abord synonyme de rupture et de commencement, comme le montre avec force ce passage : « en effet, nous savons que le propre de la liberté, c’est d’ouvrir devant nous l’avenir. Elle nous détache non seulement du passé, mais de l’être même, pour fonder notre initiative et faire de chacune de nos actions un premier commencement. Ainsi, la liberté n’a pas de passé; mais elle s’engage dans un chemin encore inexploré, elle crée par sa démarche originale un monde qui lui doit son existence et son accroissement » (DTE, p. 137).
En toute rigueur, il faut dire que la liberté a un passé, mais ce n’est plus le même que celui qui entre en jeu dans l’ordre initial du temps. Dans le passage du temps déterminé par la causalité, le passé est le domaine de la nécessité, il est cette entrave que rompt précisément la liberté et qui menace de se reformer à tout moment, à chaque fois que la volonté commence à abdiquer et renonce à déterminer l’avenir. Quand la liberté inverse le sens du temps, elle se forge en revanche une autre sorte de passé, qui naît de la réalisation de ses projets. Dans la mesure où l’actualisation de ses possibles est le but que se donne la liberté, le passé ainsi compris devient « le terme vers lequel tend l’esprit », « il n’est plus le séjour d’une nécessité qui l’opprime, mais le lieu où s’exerce enfin sa liberté, dans un univers désormais lumineux et dématérialisé » (DTE, p. 150). A la manière de Hegel, qui concevait le passé dans son rapport au présent comme le royaume de l’esprit, et en faisait par là même « le but du temps » (GW 8, p. 21), Lavelle pense que le passé est le véritable terme de l’esprit, qui ne se contente pas de convertir le possible en un présent matériel et transitoire, mais vise à travers lui une possession durable. Le passé ainsi conservé devient un présent spirituel, qui est aussi bien un « avenir spirituel », puisque c’est en lui que la liberté puise le matériau avec lequel elle se façonne de nouveaux projets [33]. L’irréversibilité physique se trouve surmontée dès lors que le temps, après s’être écoulé, est conservé dans un présent élargi, où les événements peuvent être rappelés à tout moment, dans un ordre choisi librement par l’esprit. Dépassée, l’irréversibilité n’en garde pas moins sa nécessité propre, puisque c’est elle qui nous oblige à retenir l’événement sous une forme spirituelle et plus pure. Autrement dit, le passage irréversible du temps est la condition à la fois de la réalisation matérielle de la liberté et de son élévation à l’esprit. Cette compréhension spécifique du phénomène du passage conduit Lavelle à distinguer souvent deux conceptions possibles du temps. Du point de vue strictement matérialiste, le temps se réduit au devenir de la matière qui anéantit tout ce qu’il engendre, du point de vue spiritualiste, il est l’acte par lequel l’esprit crée sa propre essence, réalise sa propre possibilité [34]. Ces deux perspectives inverses, auxquelles correspondent les deux orientations possibles du temps évoquées plus haut, sont chacune vraies. Elles constituent comme telles les deux branches d’une alternative de la liberté [35], qui oscille constamment entre l’une et l’autre, selon qu’elle se laisse porter par le passé ou qu’elle choisisse de s’en détacher pour décider elle-même de son avenir. C’est dans la tension entre ces deux sens du temps que se joue pour Lavelle l’équilibre de notre vie, dont l’accomplissement réside assurément dans le choix pour le second sens, celui correspondant à l’ordre de l’esprit.

5 – Temps et esprit chez Lavelle

18De quelle manière la liberté parvient-elle à surmonter, sans la supprimer, cette irréversibilité qui est le propre du passage du temps? La réponse de Lavelle consiste d’abord à montrer que l’esprit est lié au temps par un double rapport d’affirmation et de négation. On peut considérer que l’esprit engendre le temps selon trois points de vue complémentaires : 1) Le temps n’est pas une réalité étrangère au Moi, puisqu’il naît en effet de l’intervalle creusé par la conscience entre l’acte participé et l’Acte pur [36]. 2) Pris en lui-même, le temps pur n’est toutefois que le passage évanescent des êtres, auquel seule la conscience donne une réalité positive, par la volonté qui fait exister l’avenir et le souvenir qui donne vie au passé. C’est donc par sa capacité à penser le possible, à possibiliser le réel, que l’esprit créé le temps, au sens où il le déploie dans l’ensemble de ses trois dimensions. Aussi faudrait-il dire que l’esprit n’est pas dans le temps, puisque c’est le temps qui est à l’inverse comme contenu en lui. 3) L’esprit ne se contente pas d’étendre l’existence du temps au-delà du simple présent fugitif, il le configure à sa façon, pour l’accorder à l’exercice de sa liberté : il transforme le temps négateur de la matière en un temps créateur qui s’engendre à partir de l’avenir et rend possible la réalisation de ses projets. C’est pourquoi Lavelle écrit que l’esprit « ne cesse de faire naître le temps comme la condition même de son activité » (DTE, p.198).

19Cette idéalité du temps, qui n’a d’existence que dans l’esprit et par la liberté, lui confère un primat certain sur l’espace. Dans De l’Acte, Lavelle insiste avant tout sur la complémentarité du temps et de l’espace, qui ne peuvent être pensés l’un sans l’autre. Mais alors que le temps témoigne plutôt de notre passivité en nous imposant le fardeau du passé, l’espace exprime la liberté de notre volonté. Le temps divise l’éternité de l’Acte pur, l’espace offre au contraire l’image de l’immuabilité même de l’Être. Cette association récurrente du temps et de l’espace, au profit de ce dernier, conduit Lavelle à spatialiser parfois le temps, qui devient un « cadre », un « milieu » vide que notre action doit « remplir » [37]. Du temps et de l’éternité présente à cet égard une avancée significative, car Lavelle abandonne cette attitude philosophique classique — symbolisée par l’emploi répété de l’expression « le temps et l’espace » —, pour penser le temps en tant que tel, indépendamment de sa relation à l’espace qui ne fait l’objet que d’un seul chapitre. Il y est certes maintenu que le temps et l’espace forment un couple inséparable, l’un corrigeant les défauts de l’autre : l’espace nous donne à voir le tout de l’Être que le temps fractionne, et le temps permet d’intérioriser l’extériorité spatiale. Mais l’étude du temps en lui-même conduit Lavelle à affirmer désormais son ascendant sur l’espace, qui s’explique par son lien privilégié avec l’esprit. C’est avec le temps et non pas dans l’espace, facteur véritable de la séparation, que peut s’exercer l’activité du Moi. Comme chez Hegel, la primauté du temps sur l’espace traduit donc le primat de l’esprit sur la matière, de la liberté sur le monde phénoménal et momentané des choses [38].

20La création du temps par l’esprit s’accompagne toujours pour Lavelle d’une abolition de celui-ci, comme l’exprime en ces termes imagés le début de De l’Acte (p. 37-38) :

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Le même mouvement qui nous introduit dans le temps nous ramène dans l’éternité, et réunit à l’intelligible l’acte même de l’intelligence. Ainsi, dans le rythme de cet aller et de ce retour qui toujours s’achève et toujours recommence, le temps est à la fois créé et aboli, comme le mouvement de la mer qui semble un rythme de l’éternité.
En quel sens peut?on dire que l’esprit abolit le temps ? Lavelle s’efforce de le préciser plus clairement dans son ouvrage Du temps et de l’éternité, qui, sur ce point, prolonge et approfondit l’intuition initiale de De l’Acte. L’esprit est en effet « cette opération qui non seulement pense le temps et tout passage dans le temps, mais encore qui les produit en se donnant à elle-même un avenir qui ne peut s’actualiser qu’en la limitant et dont il faut qu’elle fasse sans cesse un passé, précisément pour le dépasser » (DTE, p. 161-162). Autrement dit, l’esprit pense le temps, produit le temps et dépasse le temps. Il le produit en conférant par la pensée au passé et à l’avenir le statut d’existence possible, et en engendrant par la liberté un avenir propre qu’il se donne pour tâche de réaliser. Il l’abolit en tant qu’il interrompt la succession incessante des instants du passé vers l’avenir, et dépasse cette négativité du temps dans la figure d’un passé conçu comme présent spirituel. L’abolition du temps réalisée par l’esprit n’est par conséquent en aucun cas une suppression pure et simple. Seul est supprimé le temps négateur, au profit du temps créateur affirmé par la liberté. Lavelle emploie à ce propos le terme « dépasser » ou « surmonter », afin de souligner que le temps est nié tout en étant conservé par l’esprit sous une forme différente, à la manière de l’Aufhebung hégélienne : car si l’esprit « est capable de s’élever au-dessus du temps, c’est en l’intégrant et non point en le niant. Ainsi l’on peut dire que l’activité propre de l’esprit crée le temps et le surmonte en même temps » [39].

6 – De la mémoire comme résurrection du passé

22Lavelle — qui en cela se rapproche une nouvelle fois de Hegel – conçoit le dépassement du temps par l’esprit dans les cadres de ce qu’on peut appeler une théorie christologique de la mémoire, au sens où celle-ci est comprise selon le schéma mort/résurrection, comme puissance de ressusciter le passé. De même que le désir creuse l’intervalle qui sépare l’avenir du présent tout en le franchissant sans cesse, la mémoire fait exister le passé dans sa différence au présent et abolit en même temps cette séparation. Contrairement à ce que Lavelle pensait initialement dans La Dialectique du Monde sensible, le passé n’est pas simplement « une ombre évanouie » [40], il présente au moins trois facettes distinctes. Il est ce qui disparaît sans retour, ce en quoi s’accumulent les étapes de notre accroissement, et le lieu où notre existence échappe au temps pour acquérir une dimension purement spirituelle. La conscience se limite le plus souvent au premier aspect, et s’abandonne de ce fait à des attitudes négatives à l’égard du passé, comme le regret, le remords, pouvant même aller jusqu’au désespoir. Mais le vrai rapport de l’esprit au passé se fonde sur la mémoire, que Lavelle analyse dans une sorte de description phénoménologique développée en plusieurs étapes.

23A l’opposé des théories de type cartésien, Lavelle considère que la mémoire ne se réduit pas aux traces que le présent aurait laissées en nous, parce qu’elle est avant tout l’activité de l’esprit, une puissance dont celui-ci dispose librement. Saisie comme un acte libre de l’esprit, la mémoire n’est pas non plus une simple reproduction de l’événement passé, une conservation à l’identique du présent tel qu’il a été, comme si elle était une espèce d’embaumement ou de momification. Elle est bien plutôt ce par quoi nous transformons tout ce qui nous arrive en une expérience qui nous est propre. Quelles sont les différentes significations de cette transformation de l’événement opérée par la mémoire ? Lavelle la compare souvent à une résurrection. Non pas que la mémoire puisse faire revivre comme par miracle un passé qui aurait d’abord quitté le champ du présent. La réalité du passé ne provient que de l’acte même de la mémoire, elle est créée par celle-ci, de telle sorte que le passé n’existe que dans le présent, il se confond entièrement pour Lavelle avec cette résurrection en vertu de laquelle il ne subsiste que dans et par l’opération du souvenir [41]. A proprement parler, la mémoire ne ressuscite donc pas le passé, elle ressuscite le présent, une fois qu’il a disparu, sous la figure du passé. La compréhension du passé comme résurrection du présent par la mémoire permet à Lavelle d’inclure le moment de la mort, de la disparition, au sein même de la vie de l’esprit .

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La mémoire témoigne de la nécessité pour toutes choses de mourir pour ressusciter, c’est-à-dire de disparaître pour passer d’une existence matérielle et phénoménale à une existence spirituelle, c’est-à-dire absolue
(DTE, p. 323)

25On retrouve ici le schème christologique analysé avec Hegel : de même que la résurrection suppose la mort comme la condition de son existence, la mémoire repose entièrement sur la disparition des événements dans la négativité du temps, qui rend seule possible la transfiguration du passé. Il ne faut donc pas concevoir la mémoire comme une puissance en lutte permanente contre le passage du temps, car celui-ci est bien plutôt un moment nécessaire de celle-ci, la source qui donne l’élan à son action créatrice. Aussi est-ce uniquement grâce à la mémoire que le passage du temps se réconcilie avec l’œuvre de l’esprit, que la « mort du sensible est aussi la condition d’une résurrection dans laquelle le gain surpasse sans doute la perte » (DTE, p. 300).

26Du point de vue de l’esprit, le souvenir ne doit pas être conçu comme une perception dégradée, qui aurait subi une sorte de retranchement, puisqu’il marque un gain, un enrichissement de la conscience, qui présente deux côtés complémentaires. Dans son aspect négatif, la mémoire entraîne une sorte de désincarnation de la conscience qui se détache de la perception immédiate liée au corps, elle provoque une dématérialisation de l’événement remémoré, qui perd toute matérialité concrète. L’autre face positive du souvenir est alors de produire une purification des événements débarrassés de leur gangue matérielle, une spiritualisation des choses qui ont été perçues [42]. Sous l’effet de la négativité du temps, les événements perçus se désincarnent peu à peu pour recevoir une existence et une signification purement spirituelles, octroyées par le souvenir. Le temps, dans son passage incessant, est en ce sens l’allié secret de l’esprit, pour autant du moins que celui-ci actualise la puissance de sa mémoire. Comme Hegel, Lavelle pense que la mort du sensible immédiat, la négation de la naturalité, est la condition préliminaire de la naissance de l’esprit, qui apparaît dès l’instant que la conscience surmonte la négativité du temps, transforme sa néantisation continuelle en un présent vivant, qui est notre propre présence à nous-mêmes. Lavelle retrouve à sa manière les deux sens du présent distingués par Hegel, qui opposait le maintenant évanescent au présent concret de l’esprit. Au présent fugitif, qui est la limite instable entre le passé et l’avenir, la mémoire substitue un présent plus vaste qui garde en lui le passé et constitue comme tel une omniprésence spirituelle [43]. La présence objective, matérielle et donnée des choses est transformée en une présence active propre à l’esprit, qui réunit en elle une présence évanouissante, une présence possible et une présence intériorisée [44]. L’intégration de la négativité du temps à la plénitude de l’esprit, le primat de la présence sur l’absence, la conception du passé comme présent spirituel, toutes ces analyses de Lavelle, évoquées précédemment, trouvent leur justification philosophique ultime dans cette théorie de la mémoire.

27Dans Le Moi et son destin, Lavelle écrit à propos de Hegel qu’

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on acceptera volontiers que le développement de la conscience réside dans une « intériorisation » graduelle de toutes les puissances qui paraissaient la dominer et la contraindre [45].
En écho à la doctrine hégélienne de l’Er-innerung, la mémoire est précisément comprise par Lavelle comme une puissance qui transporte la conscience du monde extérieur et physique de la matière au monde intérieur et métaphysique de l’esprit. Dans la mesure où l’intériorisation des événements est également leur spiritualisation, la mémoire est donatrice de sens, elle ne se contente pas de sauvegarder les perceptions, elle dégage de la succession des événements passés l’unité d’une signification [46]. Ce dernier trait s’exprime plus nettement dans le travail d’essentialisation que la mémoire opère sur le réel. Le souvenir nous délivre « la pure essence du réel » qui était voilée et obscurcie dans la perception immédiate, il est cet « acte spirituel où nous retrouvons à la fois l’essence de chaque chose et l’essence de nous-mêmes » (DTE, p. 318-319). La mémoire permet, pour Lavelle, le passage de l’apparition fugitive de l’événement à son essence permanente, elle est non seulement mémoire des choses, des personnes, mais mémoire de l’essence. Que désigne plus précisément cette essence ? Wesen ist gewesen, l’essence est l’être-passé, elle ne se donne jamais immédiatement, mais toujours comme le résultat d’un dépassement. Lavelle pourrait reprendre la formule hégélienne au sens propre, puisque l’essence est pour lui l’être temporellement passé [47], l’être manifestant rétrospectivement sa signification spirituelle, à la lumière du passage du temps. Toutefois, ce qui se donne après coup n’est pas une essence objective indépendante de l’esprit qui la contemple, telle l’eidos platonicienne, elle n’est pas non plus la vérité de la science historique fondée sur les documents. Lavelle prend soin de distinguer la mémoire objective de l’historien, basée sur l’étude des faits et l’objectivité des sources, séparée du passé, de la mémoire subjective qui nomme « un passé que je porte en moi, qui n’est connu que de moi, qui constitue mon originalité propre, mon secret […] » (DTE, p. 317) [48]. L’essence visée par la mémoire subjective est la vérité de l’esprit, elle renvoie à l’acte par lequel le Moi crée sa propre essence, en convertissant le possible en un passé spirituel, dédaté, disponible en permanence pour lui. Aussi est-elle une « essence vivante, […] inséparable de l’acte qui la produit, sans que nous parvenions jamais à en explorer tout le contenu, ni à en épuiser tout le sens » (DTE, p. 433). Sans doute Lavelle ne reprendrait-il pas entièrement à son compte l’idée de la remémoration spéculative sur laquelle Hegel fonde la figure du savoir absolu, car la mémoire ne donne pour lui qu’une vérité subjective des choses et de moi-même, elle ne livre qu’une partie d’un secret individuel et en lui-même inépuisable. Il serait en revanche plus proche de la conception subjective de l’Erinnerung développée dans la Psychologie hégélienne, ou encore de Proust, qui a su trouver la vraie signification de notre vie dans la mise au jour de ce passé personnel, unique, transfiguré par le souvenir [49].
Dans le sillage de Hegel, qui attribue à la remémoration le pouvoir médiateur d’élever la conscience de l’intuition sensible à la pensée, Lavelle a découvert ce qu’il appelle la « signification métaphysique de la mémoire » (DTE, p. 323), c’est-à-dire sa capacité à dématérialiser et à spiritualiser l’événement. Mais comme chez Hegel, ce rôle essentiel dévolu à la mémoire n’implique nullement l’idée d’un primat du passé pour l’esprit, puisque le passé remémoré est pour l’un et l’autre philosophe le présent spirituel, qui a seul, en tant qu’unité des trois dimensions temporelles, une certaine primauté. Peut-être la contrepartie d’une telle position est qu’elle ne fait pas droit au passé comme passé, ramenant son étrangeté radicale dans l’orbe du présent [50]. A vrai dire, si le passé était confondu avec le présent, la profondeur de l’esprit serait perdue et réduite au maintenant passager. Sous la figure du présent spirituel, le passé n’est ni un passé pur, ni un présent pur, il est distant et proche, étranger et familier à la fois. La théorie lavellienne de la mémoire illustre ainsi à merveille le double rapport de création et d’abolition de l’esprit au temps. La mémoire crée le temps en creusant l’intervalle entre le présent immédiat de la perception et le souvenir; et elle le dépasse en rejetant le passé dans « un temps qui est le séjour de nos actes et non pas de nos états, un temps dont nous disposons et où les choses ne passent pas » (DTE, p. 398).

7 – La tentation de l’éternité

29Alors que Hegel a tendance, dans sa réflexion, à partir de la négativité du temps pour remonter à l’éternité de l’esprit, comme dans la Phénoménologie, où le périple de la conscience commence par le maintenant fugitif et s’achève avec l’histoire conçue, Lavelle suit plutôt le chemin inverse, qui prend pour point de départ l’éternité de l’Acte pur, et tente d’en déduire les déterminations négatives du temps, telles que l’irréversibilité puis le devenir, étudié dans le dernier livre de Du temps et de l’éternité. Le dépassement du temps dans l’intériorité de la présence spirituelle ne saurait en effet masquer ou abolir sa négativité, qui resurgit dans la forme du devenir de la matière. Qu’est-ce que le devenir temporel ? Une altérité qui est « la négation infinie d’elle-même », une « succession indéfinie de termes qui se chassent l’un l’autre de l’existence », surgissant du néant pour y retourner aussitôt (DTE, p. 354, 367). Lavelle ne peut passer sous silence cet aspect négatif du temps, qui provoque l’impossible simultanéité de ses moments, ce que Hegel appelle leur exclusion réciproque. La compréhension du passage du temps comme devenir est liée à une conception précise de la matière. La matière est le domaine de l’apparence sans intériorité, du changement sans permanence, elle manifeste le devenir temporel sous sa forme la plus nue. Limitée au jaillissement incessant de l’instant, elle est la mens momentanea de Leibniz, la nature réduite au maintenant sans passé ni avenir, évoquée par Hegel dans la remarque du § 259 de l’Encyclopédie[51]. Sa loi est celle de « l’universelle dissolution », qui traduit « la vibration anonyme et indifférenciée du temps pur » (DTE, p. 348-349). Le temps pur, pris en tant que tel, indépendamment de son lien à l’esprit, n’a donc plus rien de subjectif [52], il est ce devenir immémorial et anonyme dont Lavelle souligne l’asymétrie essentielle : le mouvement de création et de destruction ininterrompues du devenir temporel est une disparition perpétuelle plus qu’une éclosion continuelle. Ce caractère destructeur du temps – qui perce dans le terme même de « passage » — n’est pas un point de vue erroné sur sa nature, comme le suggère tout d’abord Lavelle quand il note que « nous sommes moins sensibles à ce qu’il produit qu’à ce qu’il détruit » (DTE, p. 353). Car cette « perpétuelle destruction », cette « abolition de toute chose » est en réalité « la loi même du temps » (DTE, p. 375). Sur cette question précise, Lavelle fait preuve d’une certaine audace philosophique pour son époque, puisqu’il lui faut s’opposer de manière frontale à Bergson, dont le concept de durée ne laisse aucune place à la dimension destructrice du temps [53]. Est-ce à dire que le temps soit seulement destructeur? Comment Lavelle pourrait-il alors concilier celui-ci avec l’idée de présent spirituel ?

30« Tout passe » : les événements, les phénomènes, les objets de la perception, les états du corps, les états du Moi. Cette expression signifie pour le philosophe que le temps est transitivité pure, passage irréversible, il se manifeste en un devenir universel dans lequel changer veut dire disparaître. Mais cette négativité n’implique pas que le temps soit seulement destructeur. Ou plutôt, c’est parce que le temps est destructeur qu’il est par là-même susceptible d’être créateur. Car l’anéantissement qui frappe le domaine du périssable est la condition nécessaire pour que le phénomène, l’état ou l’événement ressuscite dans l’esprit sous la figure d’un devenir spirituel, la durée. Dans le devenir matériel, tout disparaît, dans l’esprit, tout dure. Il ne faudrait donc ni regretter que périsse le périssable, ni essayer de « sauver » les phénomènes de leur anéantissement, puisque celui-ci est nécessaire pour qu’advienne leur véritable réalité, qui est spirituelle. Ce que Lavelle résume par cette formule ramassée : « nous ne vivons que de leur mort » (DTE, p. 355). Le passage du temps est doublement justifié : il relie l’esprit au monde, au sens où la liberté trouve dans l’irréversibilité la condition de son exercice; il permet à l’esprit, dans un mouvement inverse, de se défaire du monde matériel pour revenir en lui-même. On trouve déjà une réhabilitation de la dimension destructrice du temps chez Hölderlin, quand il souligne que la dissolution réelle et idéale des événements dans le passé est la condition de la naissance d’une nouvelle figure du monde, et chez Hegel, qui montre que l’éloignement dans le passé fait partie intégrante du progrès historique de l’esprit, de sorte que de ce point de vue, « ce qui a sombré, a sombré et devait sombrer » [54]. Lavelle a repris et approfondi cette position philosophique caractéristique des auteurs de l’idéalisme allemand, que nous pouvons qualifier de « chronodicée » : il s’agit de défendre, de justifier la place de la négativité destructrice du temps dans l’existence de l’esprit. Cela ne revient pas à dénier au temps sa négativité foncière, mais, au contraire, à reconnaître absolument cette négativité, afin de montrer qu’elle est la condition même permettant à l’esprit de se réaliser.

31Seul un point de vue purement matérialiste (pour lequel il n’y a pas d’autre être que la matière) peut considérer le temps comme uniquement destructeur. Or, c’est là trouver une réalité bien pauvre, puisque la matière est soumise au devenir perpétuel et limitée de ce fait au seul maintenant incessant. Le réel ne dure à proprement parler que grâce au travail de la mémoire, donc de l’esprit [55]. D’où la distinction des deux types de devenir, qui se révèlent à la fois opposés et complémentaires : le devenir matériel est un temps où le passé est la détermination causale du présent, il est synonyme d’exclusion, de déficience, et de « négativité » (DTE, p. 363), selon le terme hégélien employé pour l’occasion par Lavelle; le devenir spirituel va à l’inverse de l’avenir vers le passé, il permet l’inclusion continuel de ses moments, le progrès de l’esprit dans une durée. Tandis que « dans le devenir matériel, chaque terme s’évanouit aussitôt qu’il s’est réalisé, le devenir spirituel, au contraire, intègre au fur et à mesure tous les termes de son parcours » (Ibid.). Devenir matériel et devenir spirituel, passage et durée sont les deux faces inséparables du temps, elles s’inscrivent dans l’alternative fondamentale de la liberté, qui peut choisir l’abandon à ce pur devenir ou l’incorporation de ce devenir au présent de la durée spirituelle [56].

32L’alternative de la liberté face au temps est en réalité plus complexe qu’il n’y paraît, car elle suppose également un choix entre le temps et l’éternité. La liberté ne peut se passer du passage, pourrait-on dire, puisque le devenir est nécessaire à sa manifestation, à son incarnation et à sa limitation. Si la liberté trouve sa réalisation initiale dans le devenir, elle ne se spiritualise que par son accès à la durée, cet enrichissement graduel de l’esprit qui est fondé sur le dépassement du devenir passager par la mémoire. A ces deux étapes de la liberté, Lavelle en ajoute une troisième : l’esprit s’élève à l’instant intemporel pour s’unir avec l’Acte pur, dans une expérience de l’éternité qui rappelle le experimur nos aeternos esse de Spinoza [57]. La liberté vit dans l’instant d’éternité quand, par « une démarche de dépouillement » (DTE, p. 429), elle renonce à retenir ou à dépasser ce qui passe et, par l’acceptation même de ce passage, se détache absolument de lui. Cette élévation finale de l’esprit à l’éternité ne traduit-elle pas un nouveau rapprochement avec la pensée de Hegel ? Ce serait plutôt le contraire. Assurément, Hegel fait lui aussi de l’éternité le terme du parcours de l’esprit, qui complète et achève, dans l’économie de son système, les deux moments du devenir et de la durée. Toutefois, c’est avec la question de l’éternité que les philosophies de Hegel et Lavelle semblent se rejoindre pour en fait se séparer sur au moins deux points décisifs, que nous ne ferons que mentionner ici. Alors que l’éternité hégélienne inclut en elle le moment de l’historicité, l’éternité dont parle Lavelle est sans histoire, elle intègre certes le temps qui se trouve surpassé en elle, c’est-à-dire aboli et conservé à la fois, mais ce temps n’est ni relié à l’histoire, ni même compris comme une histoire supérieure de l’esprit. L’éternité lavellienne ne dure pas, elle ne s’éprouve que dans l’expérience métaphysique de l’instant qui en est comme un atome. C’est donc une philosophie de l’instant, inspirée directement de Kierkegaard [58], qui se substitue chez Lavelle à la philosophie de l’histoire, laquelle était pour Hegel la médiation irréductible entre le temps naturel et l’éternité de l’esprit.
Cette divergence entre les deux penseurs se retrouve au cœur de la notion complexe d’esprit. Lavelle ne pense certes pas que le Geist allemand soit synonyme d’obscurantisme et qu’il faille l’opposer à la raison des Lumières [59]. Il apprécie au contraire la conception hégélienne de l’esprit, comme le montre sa recension enthousiaste du livre de Jean Wahl, Le malheur de la conscience dans la philosophie de Hegel, qui commentait les textes de jeunesse et la Phénoménologie, dans lesquels la question de l’esprit est omniprésente [60]. Le terme est employé maintes fois sous sa plume dans Du temps et de l’éternité, sans être toutefois rigoureusement défini. Tout au long de notre étude, plusieurs traits se sont dégagés, qui rapprochent clairement l’esprit tel que Lavelle le conçoit du Geist hégélien : l’esprit est décrit comme une totalité, une présence totale qui comprend la conscience individuelle et en même temps la déborde infiniment; celui-ci se définit également par sa capacité à dépasser la mort et par son lien dynamique à la temporalité, comme on l’a vu précédemment. Mais force est de constater que pour Lavelle, à la différence de Hegel [61], l’esprit reste étranger à toute forme d’historicité, sa relation au temps est destinée à s’abolir dans une éternité pure. Par là même, la réhabilitation du temps entreprise par Lavelle perd de son acuité, parce que son dépassement par l’esprit risque à tout moment de basculer dans une éternité froide et impersonnelle, comme si le temps ne pouvait trouver sa dignité philosophique que dans sa négation [62]. Si l’on se réfère à l’enseignement de la philosophie hégélienne, héritière sur ce point des Lumières, l’histoire permet en revanche d’inclure pleinement le temps dans la vie de l’esprit, sans pour autant le figer dans une éternité immobile. Mais comment Lavelle aurait-il pu retrouver cette confiance dans l’histoire à l’époque où il a vécu, troublée par deux guerres mondiales ? Notons simplement, à ce sujet, que ce n’est sans doute pas dans une histoire qui offre le spectacle de la destruction massive que l’on peut découvrir la manifestation spécifique de l’esprit en son éternité; et l’instant apparaît alors comme le seul moyen, l’unique voie permettant à l’individu — en court-circuitant pour ainsi dire les vicissitudes de l’histoire — de s’élever à l’éternité recherchée.
Revenons, en guise de conclusion, au problème initial du passage du temps. Dans sa méditation sur le temps, Lavelle a retrouvé, par sa propre voie, deux idées majeures de la pensée hégélienne : le rapport intrinsèque de l’esprit au temps, fondé sur une conception de la mémoire comme résurrection du passé; la réhabilitation du temps (chronodicée) sous la figure d’un présent spirituel, permettant la médiation entre le pur devenir de la matière et l’éternité, étape ultime de la liberté. Par-delà leurs différences, les deux penseurs ont saisi la plasticité du temps [63], sa faculté à être formé et configuré par la liberté qui trouve en lui l’horizon de son exercice. Aussi le passage du temps est-il neutre en lui-même; ce qu’il est dépend finalement de ce que l’esprit veut en faire. Diverses sont dès lors les attitudes possibles de la philosophie face au passage du temps, symbolisé par l’écoulement du sablier : elle peut le regretter (Rousseau), le dénoncer comme inauthentique (Heidegger), en faire l’essence vivante de notre durée intérieure (Bergson), reconnaître sa négativité pour la dépasser dans l’histoire (Hegel) ou dans l’éternité pure (Lavelle). Saint Augustin avait proposé une interprétation originale du rôle du passage du temps dans l’économie de la création : la succession incessante des moments temporels est comparable au développement d’un discours ordonné, où chaque mot doit s’estomper pour laisser la place au suivant et permettre ainsi l’harmonie d’ensemble du propos. Cette dimension simple du passage était pour Augustin l’objet d’une contemplation admirative, elle avait pour lui son éclat propre, et c’est pourquoi il l’appelait la « beauté temporelle » (temporalis pulchritudo) [64].

Notes

  • [1]
    J. Attali a évoqué cette symbolique du sablier dans un livre richement illustré : Mémoire de sabliers, Les Éditions de l’Amateur, Paris, 1997. La toile de Carpaccio y est reproduite en partie p. 47.
  • [2]
    Cf. Émile, éd. Pléiade, vol. IV, Paris, 1969, p. 489.
  • [3]
    Durée et simultanéité, Paris, PUF, 1968, p. 41. On trouvera un commentaire éclairant de ce texte dans l’article de Frédéric Worms, « La conception bergsonienne du temps », in Philosophie n°54, Henri Bergson, p. 73-91.
  • [4]
    Sein und Zeit, Max Niemeyer Verlag, Tübingen, 198616, p. 425.
  • [5]
    Cf. Jenaer Systementwürfe III, Naturphilosophie und Philosophie des Geistes, Gesammelte Werke (GW), Band 8, F. Meiner, 1976, p. 11, texte traduit dans Philosophie n°49, mars 1996, p. 14.
  • [6]
    Cf. GW 8, p. 13, trad. citée, p. 17 : « Cette exclusion réciproque des moments n’appartient toutefois pas au temps en tant que temps, mais bien plutôt à l’espace, qui est à même lui; car il est justement non pas cette position indifférente des moments les uns hors des autres, mais précisément cette contradiction de posséder dans une unité immédiate l’opposé pur et simple ».
  • [7]
    Phänomenologie des Geistes, GW 9, F. Meiner, 1980, p. 433-434, trad. J.-P. Lefebvre, Paris, Aubier, 1991, p. 524.
  • [8]
    Die Philosophie des Geistes, § 450, Zusatz, édition Suhrkamp, 1986, Werke 10, p. 256, Encyclopédie des sciences philosophiques, III : Philosophie de l’esprit, trad. B. Bourgeois, Paris, Vrin, 1988, p. 552.
  • [9]
    Cf. § 452, Zusatz, p. 259, trad. citée, p. 554 : Il résulte de ceci que « tout ce qui arrive n’acquiert pour nous une durée que par son admission dans l’intelligence représentative, — que par contre, des événements qui n’ont pas été jugés dignes, par l’intelligence, de cette admission, deviennent quelque chose de complètement passé ».
  • [10]
    Voir pour ce cours G. W. F. Hegel , « Manuscrit de Berlin sur l’espace et le temps », présenté et traduit dans Philosophie n° 52, p. 16, note 21.
  • [11]
    Cf. le cours de Naturphilosophie de 1821/22, traduction citée dans la note précédente, p. 83.
  • [12]
    Pour cette question, nous renvoyons à notre article « Éternité et présent selon Hegel », Revue philosophique, janvier-mars 1998, p. 49-71.
  • [13]
    Du temps et de l’éternité (cité en abrégé DTE), Paris, Aubier, 1945, p. 121.
  • [14]
    Sur ces deux conceptions de la dialectique, voir De l’Acte (cité en abrégé DA), Paris, Aubier, 19922 (1937), p. 48-51.
  • [15]
    Comme le note Bruno Pinchard dans sa préface à la réédition de De l’Acte en 1992, « Louis Lavelle ou les “baricades mistérieuses” », p. VI : « Fichtéen, à coup sûr Lavelle l’était au contraire, lorsqu’il défendait comme un fait indépassable l’unité de la conscience avec un acte antérieur à la différence du sujet et de l’objet ».
  • [16]
    Texte paru le 17 janvier 1932 dans les « Chroniques philosophiques » du journal Le Temps, repris dans Panorama des doctrines philosophiques, Paris, Albin Michel, 1967, p. 107, 112.
  • [17]
    Le Moi et son destin, Paris, Aubier, 1936, p. 70.
  • [18]
    C’est ce que montrent deux articles repris dans Panorama des doctrines philosophiques, où Lavelle fait notamment référence à la tradition de défense de l’esprit allemand (Luther, Goethe), qui fut pervertie et exploitée par les nazis : « La pensée germanique » (paru dans Le Temps le 6 juillet 1935), p. 87-96, et « L’Allemagne aujourd’hui » (paru le 13 janvier 1939), p. 117-125.
  • [19]
    Cf. Panorama des doctrines philosophiques, p. 114-116.
  • [20]
    De l’Acte, p. 61. Cf. également Du temps et de l’éternité, p. 26, 368.
  • [21]
    Ainsi que l’écrit à juste titre Jean École, La métaphysique de l’être dans la philosophie de Louis Lavelle, éditions E. Nauwelaerts, Louvain/Paris, 1957, p. 58 et p.108 : « l’idée de l’Être, loin d’être, comme le voulait Hegel, la plus abstraite et la plus vide des notions, est au contraire la plus concrète de toutes ».
  • [22]
    Cf. De l’Acte, p. 347. Sur le sens exact de cette proposition chez Hegel, renvoyons à Wissenschaft der Logik, Das Sein et Die Lehre vom Wesen, GW 11, F. Meiner, 1978, p. 25, 376, ainsi qu’à l’addition au § 91 de l’Encyclopédie.
  • [23]
    Cf. De l’Acte, p. 61, Du temps et de l’éternité, p. 33.
  • [24]
    Cf. Plotin, Ennéades, III, 7, De l’éternité et du temps, 11, l. 41, trad. E. Bréhier, Paris, Belles Lettres, 1989 (1925), p. 143. B. Pinchard signale cette allusion dans sa préface de 1992 à De l’Acte, p. xxv. En ce qui concerne Archytas, voir Du temps et de l’éternité, p. 18-19.
  • [25]
    Cf. sur ce point DTE, p. 155-159.
  • [26]
    Dans le § 259 de l’Encyclopédie, Hegel écrit que le temps est « la dissociation de ce devenir dans les différences de l’être en tant qu’il est l’acte de passer (Übergehen) dans le néant et du néant en tant qu’il est l’acte de passer dans l’être ».
  • [27]
    Cf. Du temps et de l’éternité, p. 275 : « Alors il faut dire que l’avenir nous met non plus au bord du néant, mais au bord de l’être non participé et non encore devenu nôtre ».
  • [28]
    Lavelle songe sans doute au célèbre poème d’Apollinaire « Le pont Mirabeau », quand il évoque « la plainte de tous les poètes, qui fait retentir l’accent funèbre du “Jamais plus” », Du temps et de l’éternité, p. 127.
  • [29]
    Cf. Sein und Zeit, § 81, p. 426.
  • [30]
    Cf. De l’éternité et du temps, p. 140 : « Car c’est parce que cette action est ineffaçable, parce que nous ne pouvons pas faire qu’elle n’ait pas été, parce que nous pouvons la modifier, mais non pas l’abolir, parce que vouloir la recommencer, c’est en faire une autre qui s’ajoute, mais ne s’y substitue pas, que cette action, imprimant en nous sa marque propre, contribue à produire l’être même que nous sommes ». Sur le rôle du temps pour l’individuation, voir également le chapitre III du livre I, p. 85 sq.
  • [31]
    Cf. sur la critique de la notion bergsonienne du possible, Du temps et de l’éternité, p. 42-44.
  • [32]
    On songe à certains textes des Âges du monde, que Lavelle ignorait sans doute, où Schelling définit la liberté comme la capacité de se détacher du passé, par la décision. Cf. à ce sujet Les Âges du monde, trad. de P. David, PUF, 1992, par exemple p. 260, et notre étude, « Considérations éthiques sur le temps dans les Âges du monde de Schelling », Revue philosophique de Louvain, Tome 95, n°4, novembre 1997, p. 639-672.
  • [33]
    Sur cette question, renvoyons aux belles analyses de Jean-Louis Vieillard-Baron, « La conversion du passé en avenir spirituel chez Lavelle », Le problème du temps, Sept études, Paris, Vrin, 1995, p. 30-35.
  • [34]
    Cf. Du temps et de l’éternité, p. 163, p. 223 : « car il y a ceux qui n’admettent pas d’autre existence ni d’autre présence que celle du corps et pour qui le temps est une réalité ontologique dont le propre est d’anéantir tout ce qu’il fait naître et ceux qui n’admettent pas d’autre existence, ni d’autre présence que celle que l’esprit se donne à lui-même, et qui considèrent le temps et le corps comme étant les instruments de son propre développement, de telle sorte que l’esprit, qui rejette l’instrument dès qu’il a servi, ne peut se passer de lui pourtant dans aucune de ses acquisitions ».
  • [35]
    Exprimée nettement par exemple dans ce passage, Du temps et de l’éternité, p.154 : « Le sens du temps exprime l’opposition de l’avenir et du passé, la condition d’actualisation d’une possibilité. Mais cette condition elle-même doit être mise en œuvre par une liberté qui tantôt abdique en faveur de l’ordre matériel des événements et tantôt fait de cet ordre le véhicule d’un ordre ascensionnel qui est aussi celui de notre accomplissement spirituel ».
  • [36]
    Cf. notamment Du temps et de l’éternité, p. 49.
  • [37]
    De l’Acte, p. 261-262. Sur ce privilège de l’espace, cf. aussi De l’Acte, p. 53-54, 259 : « c’est l’éternité de l’Acte pur qui se trouve, pour ainsi dire, figurée par l’espace, alors que le temps où se produit l’acte participé semble, pour ainsi dire, le diviser et le séparer sans cesse de lui-même ».
  • [38]
    Cf. pour le primat du temps sur l’espace Du temps et de l’éternité, p. 63, 59 : « c’est l’espace qui sépare et même il est, dans toute multiplicité, le facteur de la séparation ». Dans la philosophie de la nature de 1821/1822, Hegel affirme aussi la supériorité du temps sur l’espace, qui découle de celle de l’esprit sur la nature : « On peut également déterminer le temps comme ce qui est subjectif, par opposition à l’espace compris comme l’objectif. Le temps est supérieur à l’espace, ou il est bien plutôt plus proche [de nous] que l’espace. Le Moi, la conscience de soi, consiste à idéaliser toute indifférence, toute diversité; la tendance de l’esprit est d’une manière générale cet acte d’idéaliser. Le temps est également cet acte d’idéaliser, comme la conscience, il est cette intériorité qui est immédiatement la perte d’elle-même », traduit dans « Philosophie » n° 52, p. 15.
  • [39]
    Du temps et de l’éternité, p. 197. Lavelle précise que considérer la négation du temps comme la fonction propre de l’esprit traduit une « méconnaissance du temps », qui « serait pour l’esprit une infirmité qui le réduirait à l’impuissance » (p. 197). Sur le double rapport de création et de dépassement entre l’esprit et le temps, voir également p. 54, 58, 112.
  • [40]
    La Dialectique du Monde sensible, Publication de la Faculté des Lettres de Strasbourg, 1921, p. 264.
  • [41]
    Cf. sur cette idée Du temps et de l’éternité, p. 234, p. 291 (« car c’est cette résurrection qui est le passé lui-même »), p. 292, et le § 8 du dernier chapitre de l’ouvrage, intitulé « Mort et résurrection », p. 429-434.
  • [42]
    Cf. Du temps et de l’éternité, p. 298-299 : « Mais le passé n’a de sens que s’il produit en nous une spiritualisation de toutes les choses que nous avons perçues, une purification moins des actions que nous avons faites, que de la volonté même qui les a faites ».
  • [43]
    Cf. Du temps et de l’éternité, p. 22, note 1 : « et le souvenir nous montre comment le temps lui-même vient se consommer dans une sorte d’omniprésence spirituelle ». C’est donc la mémoire qui fait le lien entre les deux sens du présent évoqués par Lavelle, p. 222-223.
  • [44]
    Cf. Du temps et de l’éternité, p. 228-229.
  • [45]
    Op. cit. (note 17), p. 71.
  • [46]
    Cette idée est évoquée dans De l’Acte, p. 486-487. Sur la mémoire comme intériorisation, cf. également Du temps et de l’éternité, p. 291, 319, 432.
  • [47]
    On sait que pour Hegel, « l’essence est l’être passé, mais intemporellement passé (das Wesen ist das vergangene, aber zeitlos vergangene Sein) », Wissenschaft der Logik, Die Lehre vom Wesen, GW 11, p. 241.
  • [48]
    De l’Acte indique que l’essence est « l’élément le plus profond et le plus précieux de la réalité » (p. 103).
  • [49]
    Dans Du temps et de l’éternité, p. 321-322, Lavelle rend hommage à l’auteur de À la recherche du temps perdu. Rappelons que Proust décrit les expériences de la mémoire involontaire en termes de renouvellement, renaissance, résurrection du passé (cf. Le Temps retrouvé, GF. Flammarion, édition de Bernard Brun, Paris, 1986, p. 265, 266, 269, 270).
  • [50]
    Comme le note Bruno Pinchard dans sa préface de De l’Acte, p. xi-xii, renvoyant dos à dos sur ce point la philosophie de Lavelle et l’Erinnerung hégélienne. La recherche du passé « en tant que tel » (sous réserve que l’expression puisse recevoir un sens précis) caractériserait plutôt la démarche de Proust.
  • [51]
    Sur ce statut de la matière, voir Du temps et de l’éternité, p. 70 et 247-250, ainsi que les commentaires de Paule Levert, L’être et le réel selon Louis Lavelle, Paris, Aubier, 1960, p. 160-161.
  • [52]
    Ce qui nuance sensiblement l’idée que pour Lavelle, le temps serait purement et uniquement subjectif, comme l’affirment J. École, op. cit., p. 177, et P. Levert, op. cit., p. 160. Dans le livre I de Du temps et de l’éternité, Lavelle définit la notion de « temps pur » par la « pure succession » (p. 108).
  • [53]
    Nouvelle distance vis-à-vis de Bergson, que Lavelle souligne explicitement, Du temps et de l’éternité, p. 384.
  • [54]
    Cf. « Le devenir dans le périssable », Hölderlin : Œuvres, éd. Pléiade, 1967, p. 654; Hegel, Vorlesungen über Naturrecht und Staatswissenschaft, 1817/1818, Nachgeschrieben von P. Wannenmann, F. Meiner, Hamburg, 1983, p. 256.
  • [55]
    Il n’y a pour Lavelle de durée que de et par l’esprit. Cf. Du temps et de l’éternité, p. 373-374 et p. 388 -389. Paule Levert note ainsi que « le monde où nous vivons reçoit de la conscience son passé, son avenir, sa durée, son histoire », op. cit., p. 170.
  • [56]
    Cf. sur cette alternative Du temps et de l’éternité, p. 368-370.
  • [57]
    Spinoza, Éthique, V, prop. 23, scolie, expression reprise dans le finale de Du temps et de l’éternité, p. 436-437. Sur l’instant comme expérience de l’éternité, renvoyons à Du temps et de l’éternité, p. 415, 423 notamment. Cet aspect de l’instant doit évidemment être distingué de son autre facette, l’instant évanescent, le simple maintenant qui appartient au devenir. Celui-ci ne fait que passer sans cesse, celui-là est un « atome d’éternité ». Pour les deux sens de l’instant chez Lavelle, voir P. Levert, op. cit., p. 164-167, et Paul Olivier, « L’être et le temps dans l’ontologie de Louis Lavelle », in Louis Lavelle, Acte du Colloque International organisé pour le centenaire de la naissance de Louis Lavelle (Agen, 27-28-29 septembre 1985), Agen, 1987, p. 224-228. Notons, à propos de cet article au demeurant très complet, que la problématique heideggerienne de la temporalité ne nous semble absolument pas adéquate à la pensée du temps proposée par Lavelle.
  • [58]
    Sur l’influence de Kierkegaard, voir Le Moi et son destin, « L’individu et l’absolu », p. 81-92, où Lavelle commente la célèbre théorie de l’instant développée dans Le concept de l’angoisse.
  • [59]
    Lavelle ne reprend pas à son compte cette représentation caricaturale du Geist allemand. Pour une critique de celle-ci et une analyse approfondie des sens de la notion de Geist issue des Lumières allemandes, voir Myriam Bienenstock, « De l’esprit : les philosophes allemands et l’“Aufklärung” », Revue germanique internationale, 1/1995, p. 157-179.
  • [60]
    Cf. Le Moi et son destin, « La conscience heureuse et malheureuse », p. 67-80.
  • [61]
    Cf. par exemple l’Introduction à l’histoire de la philosophie de 1823, où Hegel écrit : « ce que nous sommes, nous le sommes aussi historiquement (was wir sind, sind wir zugleich geschichtlich) », Einleitung in die Geschichte der Philosophie, hrsg. von W. Jaeschke, F. Meiner, Hamburg, 1993, p. 6.
  • [62]
    Emmanuel Levinas avait relevé cette difficulté dans son compte rendu de La Présence totale paru dans les Recherches philosophiques de 1934-1935, cité par P. Olivier dans son article mentionné supra, p. 207 : « Le présent de M. Lavelle, se demande Levinas, n’est-il pas une éternité présente, débarrassée de la richesse vivante du présent concret, plutôt qu’un présent éternel où le temps lui-même fournit de quoi briser les chaînes du passé ? » A la fin de De l’Acte, Lavelle semble céder à la tentation de l’éternité, quand il écrit, p. 504 : « le propre de l’esprit, c’est beaucoup moins de nous permettre une avancée illusoire sur la ligne du temps, que de constituer notre propre respiration dans l’éternité ».
  • [63]
    Lavelle emploie ce terme pour évoquer comment le sens du temps varie selon la liberté des individus, DTE, p. 117. Hegel lui-même a utilisé parfois ce vocable, comme l’a montré Catherine Malabou qui a étudié les significations et le rôle du concept de « plasticité » pour la philosophie de Hegel, dans son livre L’avenir de Hegel. Plasticité, Temporalité, Dialectique, Paris, Vrin, 1996.
  • [64]
    Saint Augustin, Contra Secundinum, XV, in Six traités antimanichéens, BA t. 17, Desclée de Brouwer, 1961, trad. R. Jolivet et M. Jourdon, p. 588-589 : « Prenons l’exemple du discours. Celui-ci s’accomplit en quelque sorte par l’effet des syllabes qui successivement meurent et naissent et sont séparées par des pauses d’une certaine durée et s’éteignent, en vertu d’une succession ordonnée de termes qui se suivent, dès qu’ils ont rempli leur espace de temps, jusqu’à ce que le discours tout entier arrive à sa fin […]. Ainsi en va-t-il de la beauté temporelle, qui se compose de la naissance et de la mort, de la disparition et de l’avènement successifs de choses temporelles, d’intervalles précis et définis, jusqu’au terme fixé d’avance ».
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