Couverture de RSPT_1042

Article de revue

Alphonse de Madrigal, Thomas More et Suárez

La question des limites du possible en politique

Pages 233 à 260

Notes

  • [1]
    Thomas More, L’Utopie, trad. V. Stouvenel, révision, intro. et notes M.  Bottigelli-Tisserand, Paris, Éditions sociales, 1966.
  • [2]
    Par exemple, Francisco Suárez, De legibus, in Opera Omnia, éd. Vivès, Paris, 1856−1877, (désormais O. O.), vol. 5, III, 35, n. 4, p. 316 ; IV, 1, n. 9, p. 330.
  • [3]
    Alfonso de Madrigal « el tostado », El gobierno ideal, intro. et trad. N. Belloso Martin, Pamplona, EUNSA, 2004.
  • [4]
    Ibid., § 111, p. 143 : « Le législateur qui veut établir une forme de gouvernement ne doit instituer ni les meilleures lois, ni la meilleure forme de gouvernement. »
  • [5]
    Voir Jean-Paul Coujou, « Maquiavelo y Suárez. Un encuentro esperado-inesperado [Machiavel et Suárez. Une rencontre attendue-inattendue] » Revista Jurídica Digital UANDES 2/1 (2018), p. 1−14.
  • [6]
    F. Suárez, De legibus, O. O., vol. 5, III, 1, n. 12, p. 179.
  • [7]
    Id., De ultimo finis homine, O. O., vol. 4, Disp. XV, 2, n. 1, p. 146.
  • [8]
    Id., De Gratia, O. O., vol. 9, VIII, 2, n. 9, p. 316 : « Gratia producitur per trans-formationem hominis, ergo non per creationem ipsius gratiae. Antecedens patet, quia gratia fit per justificacionem; justificatio autem est quaedam hominis transformatio, teste Augustino, vel etiam Paulo […]. Prima vero consequentia probatur, quia trans-formatio non est creatio, sed propriissima mutatio, ut ex vi verbi et ex philosophia manifestum est. »
  • [9]
    Thomas d’Aquin, Summa theol., IIIa Pars, q. 11, a. 1.
  • [10]
    « Adhuc, Homo naturaliter refugit mortem et tristatur de ipsa […] Hoc autem quod non moriatur homo non potest assequi in hac vita [L’homme fuit naturellement la mort, et s’en afflige (…) Or, l’homme en cette vie ne peut échapper à la mort. Il n’est donc pas possible que l’homme soit heureux en cette vie]. » (Id., Somme contre les gentils, trad. V. Aubin, C. Michon et D. Moreau, Paris, Garnier Flammarion, 1999, vol. 3, III, 48, n. 6, p. 179).
  • [11]
    « Gratia Dei vita aeterna (Rom. VI, 23). In ipsa enim divina visione ostendimus esse hominis beatitudinem, quae vita aeterna dicitur ; ad quam sola Dei Gratia ducimur et dicimur pervinere, quia talis visio omnem creaturae facultatem excedit, nec est possibile ad eam pervenire nisi divino munere [La grâce de Dieu est la vie éternelle. C’est en effet dans la vision divine que se trouve, nous l’avons montré, la béatitude de l’homme, qui est appelée vie éternelle – à laquelle nous ne pouvons parvenir que par la seule grâce de Dieu, parce qu’une telle vision excède toute faculté de la créature, et qu’il n’est possible d’y parvenir que par une faveur divine]. » (Ibid., III, 52, n. 7, p. 193).
  • [12]
    « Impossibile est naturale desiderium esse inane ; natura enim nihil facit frustra. Esset autem inane naturae desiderium, si nunquam posset impleri. Est igitur implebile desiderium naturale hominis. Non autem in hac vita, ut ostensum est. Oportet igitur quod impleatur post hanc vitam; est igitur felicitas ultima hominis post hanc vitam [Il est impossible que le désir naturel soit vain, car la nature ne fait rien en vain. Or, le désir naturel serait vain s’il ne pouvait jamais être assouvi. Le désir naturel de l’homme peut donc être assouvi – mais pas en cette vie, comme on l’a montré. Il doit donc être assouvi après cette vie. Le bonheur ultime de l’homme est donc après cette vie]. » (Ibid., III, 48, n. 11, p. 180).
  • [13]
    En ce sens, Heidegger, lors d’une critique qu’il adresse à Scheler, rappelle de manière éclairante : « […] Il importe de distinguer fondamentalement ici, c’est-à-dire dans une perspective théologique, entre plusieurs status, plusieurs modes d’être de l’homme (status integritatis, status corruptionis, status gratiae, status gloriae) et que ceux-ci ne sont pas arbitrairement interchangeables. » Voir M. Heidegger, Ontologie. Herméneutique de la factivité, trad. A. Boutot, Paris, Gallimard, 2012, p. 50.
  • [14]
    F. Suárez, De Gratia, O. O., vol. 7, I, Prol. IV, 1, n. 10, p. 182 : « Hinc divus Thomas variis in locis duplicem finem ultimum hominis distinguit, unum naturalem, ad quem tendit homo ex vi impetu suae naturae; alium excedentem naturam, adquem ordinatur homo per gratiam. »
  • [15]
    Id., Opere sex dierum, O. O., vol. 3, V, 7, n. 1−7, p. 413-415. Pour une traduction du livre V en italien, voir C. Faraco, Trattato dell’Opera dei Sei Giorni. Libro Quinto, Capua, Arteteta edizione, 2015, p. 36−43.
  • [16]
    Id., De Gratia, O. O., vol. 7, I, Prol. IV, 1, n. 16, p. 184 : « L’homme aurait pu être créé à l’état naturel. »
  • [17]
    F. Suárez, De legibus, O. O., vol. 5, II, 8, n. 4, p. 117.
  • [18]
    Id., Defensio fidei, O. O., vol. 24, III, 1, n. 4, p. 204.
  • [19]
    Ibid.
  • [20]
    F. Suárez, De legibus, O. O., vol. 5, III, 1, n. 13, p. 179.
  • [21]
    Ibid., III, 3, n. 6, p. 183.
  • [22]
    Alfonso de Madrigal, El gobierno ideal, op. cit., § 236, p. 163 : « La cité n’est pas une unité par soi mais par association. »
  • [23]
    Ibid., § 29, p. 129 : « Le gouvernement est une forme de participation. »
  • [24]
    Ibid., § 111, p. 143.
  • [25]
    Ibid., § 112, p. 143.
  • [26]
    Alfonso de Madrigal, Brevyloquyo de amor y amiçiçia, Intro. par N. Belloso, Pamplona, Cuadernos de anuario filosófico (coll. « Serie de Filosofía Española », 15), 2000, chap. 88, p. 119−122.
  • [27]
    Ibid., chap. 88, p. 120.
  • [28]
    Alfonso de Madrigal, El gobierno ideal, op. cit., § 29, p. 129−130.
  • [29]
    Ibid., § 34, p. 130.
  • [30]
    F. Suárez, Disputationes metaphysicae, O. O., vol. 26, L, 1, n. 1, p. 913.
  • [31]
    Ibid., n. 7, p. 915.
  • [32]
    Id., De legibus, O. O., vol. 5, III, 2, n. 4, p. 181.
  • [33]
    Id., Defensio fidei, O. O., vol. 24, III, 1, n. 5, p. 204.
  • [34]
    Id., De legibus, O. O., vol. 5, III, 11, n. 7, p. 213, et Thomas d’Aquin, Summa theol., Ia-IIae, q. 90, a. 2.
  • [35]
    Ibid.
  • [36]
    F. Suárez, Disputationes metaphysicae, O. O., vol. 26, XXXI, 1, n. 2, p. 224-225.
  • [37]
    Ibid., 9, n. 12, p. 262.
  • [38]
    Ibid., 2, n. 2, p. 229.
  • [39]
    Ibid., L, 12, n. 15, p. 969.
  • [40]
    Ibid., XXVIII, 1, n. 15, p. 6.
  • [41]
    Ibid., L, 1, n. 7, p. 915 : « […] la durée ne se distingue pas ex natura rei de l’existence. »
  • [42]
    Ibid., 8, n. 3, p. 949 : « […] la durée accompagne l’être, ou plutôt ce dernier lui est identique dans la réalité. »
  • [43]
    Id., De legibus, O. O., vol. 5, III, 1, n. 3, p. 176, et n. 13, p. 179.
  • [44]
    Id, Disputationes metaphysicae, O. O., vol. 26, XXXI, 4, n. 3, p. 235.
  • [45]
    Ibid., n. 2, p. 235.
  • [46]
    Ibid., 2, n. 10, p. 232.
  • [47]
    Ibid., 1, n. 2, p. 224.
  • [48]
    Ibid., 13, n. 19, p. 304.
  • [49]
    Ibid. : « […] les existences s’accordent davantage entre elles, par exemple, celles des anges s’accordent davantage avec elles-mêmes qu’avec celles des hommes, et à leur tour, elles diffèrent essentiellement entre elles ; il sera donc possible d’en abstraire les concepts de genre et de différence. La réponse réside dans le fait qu’il est certes vrai qu’il y a une plus grande convenance ou similitude entre certaines existences qu’entre d’autres. »
  • [50]
    Ibid., L, 12, n. 15, p. 969.
  • [51]
    Ibid.
  • [52]
    F. Suárez, Disputationes metaphysicae, O. O., vol. 26, LI, 1, n. 14, p. 976 : « Je dis premièrement qu’en tout corps il y a un mode intrinsèque propre distinct à partir de la nature de la chose de la substance, de la quantité et des autres accidents du corps, un mode d’être auquel chaque corps doit formellement le fait d’être localement présent en un certain endroit ou en un lieu en lequel on dit qu’il est. »
  • [53]
    Ibid., n. 17, p. 977 : « […] L’effet formel de cette présence ou mode est le fait de constituer son sujet ici ou là, puisque, tandis qu’une chose conserve en soi ce mode de présence, elle subsiste toujours au même endroit dans lequel elle était auparavant, même si les choses qui l’environnent se modifient. » Et n. 18, p. 977.
  • [54]
    Id., De legibus, O. O., vol. 5, III, 1, n. 3, p. 176 : « [...] Par la nature même des choses, une communauté politique constituant à tout le moins une Cité-État et qui formée de plusieurs familles, est en outre nécessaire pour le genre humain. »
  • [55]
    Ibid., n. 4, p. 177.

1L’établissement d’un parallèle entre l’œuvre de Thomas More (1478–1535) et celle de Suárez (1548–1617) pourrait apparaître d’emblée problématique, malgré l’exigence d’interrogation commune qui les anime concernant les conditions d’exercice et de légitimation du politique. On pourrait invoquer, pour confirmer cette première impression, la différence apparemment irréductible existant entre, d’une part, le contexte humaniste de l’Angleterre de l’époque de More et, d’autre part, l’humanisme de l’École de Salamanque (porté par les figures centrales de Francisco de Vitoria, Domingo de Soto et Melchor Cano) lié au moment théologico-politique de la Seconde Scolastique, incarné par le moment suarézien. Si l’on considère la démarche de More dans L’utopie, elle trace en filigrane une mise à distance critique de l’ordre existant tout en mettant en œuvre une distanciation critique vis-à-vis du modèle proposé. Chez Suárez, la théorie de la pratique politique doit être pensée à partir non d’un paradigme régulateur et critique, mais d’une articulation à une connaissance de la nature humaine s’appliquant à l’action historique. L’examen de la fondation et de l’exercice du pouvoir (indissociable d’un refus de sa légitimation par le droit divin) ne saurait faire oublier la complexité du débat qui y préside. Les causes qui s’y rattachent sont multiples du fait de leur origine, de leur nature et de leurs conséquences : 1) la mutation de l’organisation sociopolitique (le droit à la guerre, l’origine de l’exercice du pouvoir civil et ecclésiastique) accompagnée des bouleversements liés à la découverte du Nouveau Monde et ses implications internationales ; 2) l’avènement de la mondialisation économique et l’extension internationale des échanges; 3) le recentrement de l’homme dans le monde légué par l’humanisme et le renouvellement de la question de son essence et de sa liberté ; 4) la refondation des principes de la foi après les ruptures opérées par la Réforme et la rénovation théologique qui l’accompagne révélant l’émergence d’une théologie morale comme discipline autonome ; 5) la décomposition progressive de la représentation cosmologique et la reconfiguration du rapport de l’homme à la totalité. Enfin, pour parachever ce constat, il conviendrait également de remarquer que Thomas More et son De optimo reipublicae statu deque nova insula Utopia (1516) [1] ne sont jamais explicitement mentionnés chez Suárez [2] qui se réfère, par contre, à Alphonse de Madrigal (1410 ?–1455) auteur du De optima politia (1436 ?) [3].

2Néanmoins, un dénominateur commun propre aux problématiques traditionnelles de la philosophie politique semblerait se dégager à partir d’une lecture de ce dialogue entre absents : déterminer la place de la monarchie dans la hiérarchie des valeurs des systèmes politiques et, par conséquent, produire une représentation du meilleur régime, en explicitant quelle forme optimale est en mesure d’incarner le pouvoir dans l’État. Cette détermination de la forme ne peut faire l’économie d’une interrogation préalable sur l’origine de l’existence politique dont l’intelligibilité ne saurait se réduire à la position selon laquelle l’ordre politique serait inscrit dans le cours naturel du monde. L’examen critique du gouvernement des hommes, notamment par la référence à un paradigme théorisé chez Madrigal ou imaginé chez More, s’enracine dans la question du fondement de la légitimité du pouvoir politique et de la remise en cause des conceptions classiques de la légitimation (ainsi celle se référant au droit divin) et de la rationalité de l’ordre existant. On constate, dès le xve siècle, que la pensée politique insiste sur la thèse selon laquelle le pouvoir, bien que tirant son origine du Créateur, réside dans la communauté qui le délègue au souverain. Cette perspective s’articule à une compréhension contractualiste impliquant que le gouvernement monarchiste s’exerce au moyen d’un pacte, exprès ou tacite, avec l’ensemble des sujets. En ce sens, historiquement et juridiquement, la monarchie est identifiable à une forme pratique de gouvernement et est censée incarner le fondement le plus abouti de tout régime politique, la source de la discorde ne résidant pas dans la figure de l’un, mais du multiple. Tout le problème pour Madrigal, face à une telle orthodoxie, consiste dans le De optima politia à considérer de manière critique, notamment à partir des œuvres de Platon et d’Aristote, les formes de gouvernement susceptibles de favoriser la paix et la stabilité de l’État nécessaires à toute vie sociale.

3Une ambiguïté dans cet examen n’en subsiste pas moins ; elle est liée à l’émergence d’un renouvellement de la pensée du pouvoir à partir de l’accentuation de l’opposition, dans la théorie politique, entre la sphère d’une interrogation sur ce qui doit être et le domaine des rapports de force socio-économiques en présence. Faut-il, à partir de là, au regard de l’héritage de More et de Madrigal, invoquer une double orientation au cœur de la constitution de la théorie politique : celle de la recherche du meilleur régime, du gouvernement idéal, de la meilleure des républiques qui l’emporterait dans l’ordre de la bonté et que rien ne surpasserait en son genre, espace privilégié où s’exercerait sans contraintes l’imagination sociale ; et celle qui viserait à établir, non la meilleure forme de gouvernement mais celle qui, en accord avec ce que les hommes sont, créerait les conditions de leur perfectionnement [4] – il ne s’agirait pas tant de théoriser le meilleur système de gouvernement que de se donner les moyens de poser les fondements du gouvernement le plus adéquat eu égard à la nature humaine. Madrigal confère, par là même, une portée pratique au terme latin optimus : ce qu’il y a de mieux à faire étant donné que toute cité est nécessairement soumise à la corruption temporelle et ne saurait prétendre y échapper. L’optima politia prend alors la signification d’une norme régulatrice dont il convient de s’inspirer pour en tirer, de manière certes imparfaite, ce que l’expérience et les conditions historiques font apparaître comme possible.

4Si l’on considère le projet de More, il est également porteur d’une ambivalence par le fait même d’entremêler différentes figures de la temporalité par l’usage, dans son discours, des anticipations et des constatations. Il exprime, au regard des vicissitudes de l’histoire, selon une lecture traditionnelle, une nostalgie de l’âge d’or et du paradis perdu, le désir d’une pure nature ; ainsi, l’utopie suppose nécessairement un idéal opposé à la réalité, une aspiration à l’absolu, bien que la réciproque n’en soit pas vérifiée puisque tout idéal n’aboutit pas à une utopie. Néanmoins, par sa teneur et sa forme, il ne semble également relever ni d’un passé légendaire, ni même d’un avenir radieux, mais très précisément d’une situation présente réelle en tant que négatif photographique de la réalité. Et si ce discours fait davantage partie du présent que du futur, il n’exprime pas tant l’irréel ou l’irréalisable que l’envers de la réalité, l’expression d’une dimension méconnue de la réalité historique. Enfin, il peut se présenter comme une critique de la représentation que le pouvoir dominant donne de lui-même. En effet, More promeut, selon cette perspective, le projet de transformation de la société politique actuelle, ainsi qu’une représentation révolutionnaire de l’altérité sociale, indissociable du projet imaginaire d’une réalité autre. L’utopie s’impose dès lors sous la double figure contradictoire de la préparation dans le présent d’un avenir meilleur et d’une projection dans le futur d’un présent idéalisé, moment incertain d’une rationalité prenant sa mesure de l’imaginaire.

5Par là, l’utopie, comparable en cela à l’œuvre d’art, à un tableau que l’on présente à notre vision, est le produit d’une imagination constituante opérant sous le contrôle de la raison ; elle s’impose dans sa mise en images par sa transparence en ignorant quelque écart que ce soit entre le tout et les parties, se suffisant à elle-même comme l’œuvre d’art. L’utopie est un paradigme qui, par opposition, fait prendre conscience des injustices et des abus de la société actuelle, sans pour autant se soucier des moyens historiques en mesure d’y répondre. Elle doit permettre de penser en images ce qui ne peut être représenté tout en représentant ce qui semble échapper à la détermination de la pensée. L’optima politia implique, selon cette orientation, une mise à l’écart de la situation historique pour construire un état imaginaire dans lequel elle serait censée acquérir sa pleine signification et être réalisable sans obstacle.

6L’étymologie du terme est précisément révélatrice de ces tensions. En effet, l’utopie est un néologisme signifiant à la fois ce qui n’existe nulle part, ou-topos, ce qui est identifiable à un lieu heureux, eu-topos, comparable à un « idéal de l’imagination », selon la terminologie kantienne, qu’il appartiendrait au futur politique d’actualiser collectivement. Parce qu’elle ne reconnaît rien d’extérieur à elle-même, l’utopie incarne à la fois pour elle-même sa propre réalité et le tout de la réalité. Elle est elle-même ce qui surgit de nulle part, avec peut-être toujours le risque d’y retourner. Cela représente, d’une certaine manière, le destin de toute production intellectuelle tirant à la fois sa force et sa faiblesse de son absence de mise à l’épreuve avec l’expérience historique. Le discours utopique qui lui donne forme, histoire romanesque aboutie de l’humanité accompagnée d’une description minutieuse de l’organisation idéale d’une société humaine, en désirant visualiser l’avenir, ne se résigne pas à poser la réalité politique actuelle et sa projection sur le futur comme des possibilités uniques. Un tel discours déréalise la présence historique pour conférer une réalité à l’absence et clore le processus interminable de l’histoire, tout en s’imposant, paradoxalement, dans le courant humaniste du xvie siècle à travers l’interaction entre la science, la technique et la politique et les mutations qu’il implique, comme traduction d’une prise de conscience du devenir historique des sociétés et d’une vision critique du présent tentant de le dépasser.

7La philosophie politique de Suárez prend notamment en charge ce double héritage après s’être opposée, dans le même temps, si l’on se réfère au De legibus, au courant tacitiste et à Machiavel [5]. Non seulement il s’agit de maintenir une problématique de l’état de nature et de la condition naturelle des hommes, sans verser dans la nostalgie stérile d’un âge d’or perdu, tout en ouvrant la voie à la possibilité d’une anthropologie dont la démarche et les concepts ne prennent pas directement appui sur la théologie et en articulant la question de la fondation juridique de l’État avec sa genèse historique. Cela suppose de se donner les moyens d’échapper au risque d’une politique inapplicable. La politique, science pratique, n’est pas dissociable de ses conditions d’applicabilité, ce qui suppose que la théorie politique doive être modelée pour être au niveau de la pratique, c’est-à-dire de telle sorte qu’elle prenne en charge, du fait de la finitude humaine, la possibilité de ne pouvoir tout ordonner à la raison, quand bien même la cause et le fondement de l’État ne peuvent être déduits qu’au moyen d’un savoir rationnel. C’est précisément cette limite qui semble préserver la théorie politique de Suárez de l’utopie, tout comme il s’agissait de la préserver d’un empirisme amoral propre au courant tacitiste et au machiavélisme. Pour ce faire, d’une part, la théorie ne doit pas être identifiable à une science pratique, impliquant l’explicitation des normes auxquelles devrait se conformer la pratique ; et d’autre part, la théorie politique comme connaissance spéculative prendra la pratique pour objet en intégrant le comportement réel impliqué par les intérêts et les passions humaines.

I. Les contradictions de la condition naturelle des hommes entre nature et grâce. Le sceau de la finitude en politique

8Afin de soustraire la conception de l’état de nature de l’enfermement dans la nostalgie d’un âge d’or perdu, confortée par l’héritage de saint Augustin concernant les deux natures de l’homme, sa pure nature et sa nature corrompue et les conséquences qui en résultent, l’écart théologique et historique existant entre la cité des hommes et la cité de Dieu, Suárez, au point de départ de l’explicitation de sa théorie politique, reformule les liens de la nature et de la grâce. Pour penser politiquement l’homme, c’est-à-dire uniquement en se référant aux éléments constitutifs de sa nature (à savoir qu’il est un étant créé, contingent, son existence n’étant pas par soi mais ab alio, par autre chose) et cela abstraction faite du péché et de la grâce, il est nécessaire de faire appel, à propos de l’état de nature, à une institutio naturalis ou quasi naturalis, impliquant que le status purae naturae, expression de la condition naturelle des hommes, ne doit pas être assimilé à l’état d’innocence [6] sous peine de risquer de projeter la perfection de l’ordre surnaturel sur terre à partir de l’utopie. Dès lors, pour rendre intelligible la nature des hommes dans la sphère temporelle et se prémunir de toute thèse irréaliste concernant le fondement, le fonctionnement et le devenir de la société, on doit faire abstraction « de tout ce qui est au-dessus de la nature [7] », ce qui est précisément le point de départ du renouvellement de l’interrogation anthropologique et politique.

9Le surnaturel constitue en chaque étant créé ce qui excède la détermination de sa nature et la perfectionne à la manière d’un don gratuit. Il en résulte un principe de convenance entre la nature et la surnature. Eu égard au Créateur, la nature exprime une puissance subordonnée à l’action divine et perfectible par la médiation du surnaturel. Cette complémentarité ne saurait dissimuler l’opposition suivante : celle du non-naturel au naturel impliquant la prise en considération de l’artificiel ou contre-nature, engendré par l’esprit humain, dont le principe contredit la tendance naturelle et marqué du sceau de la contingence, qui est en mesure d’exister extérieurement aux lois de la nature du fait d’une intervention humaine. Dès lors, il apparaît que l’ordre naturel est la détermination des différentes natures créées, orientées vers Dieu comme vers leur cause finale sans que l’action divine n’ajoute quelque chose aux lois strictes régissant ces natures. À partir de là, il convient de se demander si une dimension surnaturelle transparaît en l’homme qui, soit est en contradiction avec son activité naturelle, soit contribue à son élévation. Et il s’agit de voir si la seule activité naturelle requiert nécessairement un supplément surnaturel vers lequel la portent ses aspirations. Pour Suárez, le surnaturel implique une transformation interne de l’activité humaine [8]. Ainsi, les forces potentielles de l’âme sont élevées par le concours divin, comme dans le cas de la vertu, il n’en reste pas moins qu’entre l’activité naturelle et surnaturelle, il existe une différence radicale d’essence et non de degré.

10Il reste à se demander à quels aspects de la nature renvoie la thèse d’une élévation du naturel au surnaturel ? En fait, il convient de se rapporter à une détermination spécifique de la nature qui tend vers la surnature comme à son accomplissement. Un tel mouvement correspond théologiquement à la puissance obédientielle ; la nature est pourvue d’une puissance obédientielle eu égard à la surnature. Cette puissance est un mode d’activité susceptible d’être orienté vers un degré supérieur et d’engendrer par là même des actes appartenant à un ordre excédant leur nature. Il ne s’agit pas, en fin de compte, d’une puissance active par opposition, par exemple, à une faculté naturelle ayant la capacité de passer à l’acte par elle seule. On a affaire à une puissance passive qui bascule du virtuel vers l’actuel par le concours d’une autre force. Ainsi, la puissance obédientielle est en mesure de recevoir l’action divine afin d’accéder à un dynamisme qu’elle serait incapable d’atteindre par sa vertu naturelle spécifique [9]. L’ensemble du créé s’exprime, en ce sens, comme une puissance obédientielle infinie. Et si l’on considère la puissance obédientielle propre à la nature humaine, elle traduit, quant à elle, une force susceptible d’être élevée à l’ordre surnaturel pour engendrer des actes conformes à la foi, à l’espérance et à la charité. En ce sens, l’âme possède une aptitude naturelle à la grâce par le fait même qu’elle est l’image de Dieu. Cela explique qu’il y ait dans la nature un désir naturel de la vision directe de Dieu et, par conséquent, du surnaturel. Si tout étant a une fin qui est identifiable au terme de son activité, ce dernier correspond au bien même de l’étant vers lequel convergent l’ensemble de ses inclinations.

11Anthropologiquement, aucun étant fini n’a le pouvoir de satisfaire tous ses désirs, ce qui exclut, d’emblée, comme dénué de signification, un paradigme politique comme l’utopie faisant abstraction de la dimension finie de la pratique humaine dans l’ordre temporel et prétendant inscrire l’homme dans un souverain bien politique [10] étranger à la contradiction. L’achèvement humain n’est envisageable que dans le surnaturel, le Créateur étant la fin humaine ultime à laquelle l’homme se réfère grâce à sa connaissance [11]. Du point de vue théologique, la vision directe et intuitive de Dieu apparaît comme accomplissement et terme de l’ensemble des aspirations de l’âme humaine ; c’est un désir naturel qui, précisément ne supporte pas la frustration. Dès lors, même si la réalisation de cette fin est surnaturelle, elle contient dans la nature même le mouvement qui nous y porte [12]. Il faut en déduire pour Suárez, qu’il ne s’agirait pas d’un désir émanant de la nature, bien plutôt d’une tendance existant dans la nature en vertu de son élévation vers l’ordre surnaturel. Ce dernier insiste sur les deux fins de l’homme  [13], naturelle et surnaturelle [14]. Une nature qui aurait pour fin le surnaturel requerrait un pouvoir spécifique pour l’atteindre ; or, cet impératif ne constitue pas effectivement une tendance mais une agitation imprécise et marquée par la finitude, analogue au désir confus d’un idéal indéterminé. En effet, ce désir naturel d’une vision béatifique n’est pas un désir ayant une efficacité par lui-même du fait qu’il ne comporte aucun droit, ni même un lien avec les moyens permettant sa réalisation.

12En fin de compte, pour Suárez, il convient de conférer à la nature l’aptitude à accueillir le surnaturel sans qu’il soit pour autant nécessaire d’avancer que le surnaturel soit moralement obligatoire. C’est précisément ce que rappellent les virtualités propres à la puissance obédientielle ; elle ne présente pas le surnaturel comme superposé au naturel ; il s’agit plutôt d’une transfiguration effectuée par le Créateur des forces naturelles. La puissance obédientielle pourvoit le genre humain d’une possibilité continue de progression dans laquelle intervient le Créateur, en faisant que la pratique humaine soit en mesure de cheminer de l’ordre naturel vers l’ordre surnaturel, car elle porte en elle des forces susceptibles d’y être élevées. Ainsi, la nature n’est pas réductible à une puissance passive, à une matière inerte d’élévation vers le surnaturel.

13Pour Suárez, l’homme n’a pas été créé sans la grâce originelle ; cependant, il n’est pas contradictoire d’invoquer une situation hypothétique dans laquelle l’homme aurait pu exister sans la grâce et sans le concours surnaturel. En ce sens, antérieurement à la Chute, dans l’état de nature originel et de justice originelle, afin de dissocier ce qui revient à la grâce et à la nature de l’homme, Suárez invoque la notion de condition naturelle de l’homme permettant, tout en restant fidèle au dogme théologique de forger le socle d’une anthropologie en mesure de répondre aux défis de la fondation de la société politique [15]. Dès lors, pour porter à sa pleine signification la détermination de l’homme comme animal politique, il appartient à la considération in puris naturalibus de rendre possible un passage vers la thèse de la pura natura impliquant un mode d’être spécifique et, par conséquent, de prendre en charge le constat de la corruption humaine et des effets des passions, en s’abstenant de poser un modèle politique prétendant répondre de manière définitive aux imperfections humaines. L’optima politia ne pourra par conséquent qu’être proche de la signification attribuée par Madrigal.

14Théologiquement, l’homme aurait pu être engendré sans être pourvu des dons surnaturels et cela en adéquation avec l’affirmation de la puissance absolue de Dieu [16]. Cette hypothèse conduit à chercher la raison pour laquelle ce qui était identifié au premier état, réel ou possible, de la nature humaine, ne serait pas en mesure d’être considéré comme constituant lui-même un processus accompli et autonome. D’une part, la nécessité de la conformité au dogme du péché originel, d’autre part, l’impossibilité au regard du donné de la nature humaine, de ne pas prendre en charge les impératifs politiques et historiques, conduisent, contre toute tentative de penser la société sur le modèle de ce qui a été perdu, à promouvoir la prolongation de l’état de pure nature en un ordre naturel capable de s’accomplir de plein droit en une fin naturelle. La prise en charge temporelle du politique ne peut dès lors commencer que si l’on considère ce que pourrait être une réduction de l’être de l’homme à un pur donné anthropologique, celui de sa propre nature, impliquant sa compréhension psycho-physiologique et la confrontation aux contradictions de son devenir historique qui ne saurait jamais lui permettre d’atteindre une plénitude, tant individuellement que collectivement, du fait du caractère indépassable de sa finitude.

15L’état de nature, résultant de la Chute, dans lequel l’homme a été dépouillé de la grâce et, par conséquent, privé de l’inclination désintéressée au bien de la vertu, implique que l’âme est marquée d’une culpabilité indélébile. Toutefois, les biens purement naturels subsistent, à savoir les principes constitutifs de l’humain et les propriétés qui en émanent : la lumière naturelle de l’intelligence afin de distinguer le bien du mal et l’inclination naturelle de la volonté au bien adéquat à la raison, même si cette raison demeure affectée de telle sorte que la tendance volontaire se focalise le plus souvent sur les biens sensibles. La question qui ne manque pas de se poser au regard de l’état de pure nature devient la suivante : dans quelle mesure les potentialités naturelles évoquées ont-elles été amoindries en comparaison au pouvoir initial qui les caractérisait ? Car si le péché originel a diminué en nous l’inclination à la vertu provenant, au commencement, dans l’état d’innocence, de la justice originelle, cela est-il transposable à l’inclination résultant de la pure nature ? Pour Suárez, les forces naturelles de l’homme n’ont pas été affaiblies, ni intérieurement, ni dans leurs effets extérieurs ; elles sont identifiables dans l’état d’innocence et dans l’état de pure nature.

16Cette thèse pondère de manière décisive et définitive la référence à un mythe de l’âge d’or ou à une utopie des origines puisque la distinction entre les ordres naturel et surnaturel, ainsi que la préservation et l’élévation du premier dans le second, sont constitutifs de la nature humaine, et puisque cette dernière ne se présente pas dans son intégrité, l’homme historiquement considéré ne se trouvant pas dans un état d’innocence. Ainsi, la situation de péché ne corrompt pas la condition naturelle car on ne peut dire que la nature soit définitivement et essentiellement corrompue. En effet, l’homme a en lui l’aptitude à accomplir des actes moraux et à se perfectionner culturellement. Cela n’implique pas pour autant, toujours au regard d’une telle distinction, qu’une perfection tant au niveau individuel que politique, soit concevable ou soit en mesure d’être théorisée politiquement sans contradiction.

17Les créatures, par leur nature, sont assimilables à des instruments de Dieu, même si l’homme possède en lui-même le pouvoir de se mouvoir librement. On ne saurait pour autant faire abstraction de l’ambiguïté de cette référence à la nature. Cette dernière peut être comprise comme le terme final quant à l’action divine orientée vers l’extériorité, c’est-à-dire comme un réceptacle passif de l’agir divin ; elle peut être également identifiée au terme initial en ce qui concerne ses propres actes, comme une force active engendrant des effets. Cette deuxième acception est à rattacher à la dimension politique et temporelle de l’homme qui est un individu ayant un destin propre et une personnalité responsable. Ainsi, toute substance existant en elle-même est individualisée, ce qui revient à dire que tout individu actuellement existant est un substrat (suppositum), à savoir ce qui est distinct et subsiste dans une nature. Or, ce substrat ne peut être attribué à quoi que ce soit car c’est un principe constitué et la nature est un principe constituant. Dès lors, les actions ne proviennent pas de la nature universellement considérée mais du substrat individuel qui, s’il est de nature intelligente, est une personne.

18En ce sens, la reconnaissance de cette individualité s’accompagne de la reconnaissance du caractère universel de sa nature qui définit précisément son humanité : la liberté, la rationalité et la finitude [17]. Si Dieu est cause première ou ultime du mouvement, la nature doit être considérée comme une cause seconde, mais dont la puissance peut se retourner, dans le cas de l’humain, contre l’action divine originelle. Par conséquent, il faut avancer que la nature est cause, sans l’être de manière absolument autonome, puisqu’elle est nécessairement liée dans son être et ses opérations à sa cause première ; elle est, conformément à l’héritage aristotélicien, un principe immanent.

19Dans cette perspective, envisager l’homme sua natura, conformément à la signification aristotélicienne [18], s’avère indissociable de sa définition classique comme animal politique. Il ne peut y avoir d’humanisation que dans et par le regroupement social, la communauté politique n’ayant pas d’autre fin qu’une telle conservation. Historiquement, il apparaît comme un fait que l’homme est enclin par nature à la communauté politique qui est la condition la plus appropriée pour la conservation de sa vie [19]. Cela n’a de sens que pour une humanité ramenée à sa finitude et au caractère indépassable de ses propres limites au point de vue pratique, le politique étant réduit à une réponse à la situation temporelle de l’homme.

II. Les limites de l’articulation entre raison théorique et raison pratique dans l’histoire

20Chez Suárez, la question de l’origine de la coexistence entre les hommes renvoie à une interrogation sur la possibilité théorique de la société politique, ainsi que sur sa nature et sa finalité dans l’ordre temporel, quand bien même l’homme soit assimilable, conformément à l’héritage aristotélicien, à un animal politique. Il n’en reste pas moins que l’existence communautaire doit être régie au moyen de l’artifice d’un pouvoir politique [20]. Cela invite à reconnaître que si l’existence du pouvoir politique n’est pas d’ordre naturel, il ne convient pas pour autant d’en déduire qu’elle soit contraire à cette même nature. « Ce pouvoir ne résulte de la nature humaine qu’à partir du moment où les hommes se regroupent dans une société parfaite ou autonome et s’unissent politiquement [21]. »

21Antérieurement à la thèse suarézienne, Madrigal, en tant que représentant du courant humaniste aristotélicien de Salamanque, posait que l’ordre politique était le principe unificateur de la cité, concrétisé dans le pouvoir [22] ; il n’y a dès lors de bonheur durable concevable dans la vie terrestre que dans et par la Polis. Il convient tout d’abord à partir de ce constat de prendre acte de la fonction centrale accordée à la vie active comme coexistence et participation [23] face à la suprématie traditionnellement reconnue à la vie contemplative. Trois degrés de perfectionnement de l’homme y contribuent : la vie individuelle s’élevant par les vertus, la vie familiale ordonnant et améliorant la prospérité domestique et la vie politique gouvernant et perfectionnant la cité. La loi, dans cette perspective, incarne non seulement le fondement du bien commun, mais également ce qui crée les conditions du bonheur des citoyens, c’est-à-dire la paix, la tranquillité et l’amitié. Pour ce faire, il n’appartient pas au législateur désirant établir un type de gouvernement, d’instituer les meilleures lois ou la meilleure forme de société politique [24]. Ce ne serait qu’imposer une vision de la relation imaginaire des hommes à leurs conditions réelles d’existence et à leur nature spécifique, et prétendre concevoir une solution définitive aux contradictions sociales fondamentales. La théorie du meilleur régime et des meilleures lois correspond à une construction fictive, pure élaboration rhétorique, libérée des contradictions de la nature humaine, et présentant au moyen d’un modèle l’autre de la réalité sociohistorique. Un tel discours théorique renvoie pour Madrigal à un référent absent, telle la République de Platon, à savoir un lieu sans détermination.

22Il faut prendre acte de l’écart entre la forme du gouvernement et la loi, la première exprimant un ordre en fonction duquel les citoyens doivent s’associer pour constituer la cité, alors que la deuxième est une règle qui leur est imposée du fait même qu’ils se sont associés. Ainsi, avant que les hommes n’établissent une cité, ils doivent préserver entre eux un certain ordre en conférant leur direction aux plus puissants ou aux plus vertueux d’entre eux. Il est impossible de fonder une cité si, au commencement, un tel ordonnancement n’intervient pas. Dès lors, s’il n’existait pas entre les individus une forme originaire de coordination réciproque, ils ne seraient pas en mesure de « faire cité », mais seraient ramenés à une pluralité irréductible ; une telle coordination correspond précisément à la politéia[25]. La loi équivaut par conséquent à une règle qui s’impose à la cité déjà fondée, une forme de gouvernement existant déjà, aussi rudimentaire soit-elle. Étant donné la réalité incontournable de ce fait premier et la faiblesse comme l’imperfection originelles des hommes, leur aveuglement ou leur ignorance, il ne peut appartenir au législateur instituant une cité de rechercher la meilleure forme de gouvernement, bien plutôt le moindre mal en différenciant les bons ou mauvais types de gouvernement relativement aux circonstances, aux mœurs, à l’histoire ou à la géographie.

23Afin de répondre pragmatiquement au problème politique, pour Madrigal, il n’y a pas d’autre alternative que d’exposer préalablement une conception claire de la nature humaine. Il ne s’agit pas de déterminer ce qu’est le mode d’être de cet animal qu’est l’homme par le politique, bien plutôt d’expliciter à partir de l’être de l’homme ce que seront les limites auxquelles sera confrontée historiquement toute existence politique. L’homme se caractérise par sa complexité, c’est-à-dire une interpénétration d’animalité, de rationalité et de divin. Cette condition tripartite se traduit existentiellement par un antagonisme entre ses appétits et le commandement de la loi divine révélée par sa conscience. À partir de ce conflit interne, il appartient à l’homme d’atteindre des fins proprement humaines. Ainsi, l’amitié, la loi et l’existence politique y contribuent. Parce que l’homme est un étant créé, son humanité reste tributaire d’une cause qui lui est extérieure, tout en exprimant une supériorité que lui confère sur les autres espèces vivantes son pouvoir d’user de sa raison. L’humanité, tant du point de vue individuel que collectif, apparaît à elle-même comme la cause consciente de ses actions et, par là même libre, et donc ouverte à l’opposition et à la transgression. La possibilité d’une législation autre que celle de la naturalité en résulte ; l’humain excède l’ordre naturel puisqu’il est en mesure de répondre à un appel éthique. Or, si l’ordre physique est réalisé du fait de sa nécessité, il n’en est pas de même pour l’ordre éthique ramené à sa propre contingence.

24Selon Madrigal, c’est précisément cet écart que voudrait illusoirement combler la meilleure des républiques. Si la rationalité peut permettre à l’homme de s’accomplir au plus point, elle ne saurait pour autant le soustraire à la nécessité naturelle à laquelle le renvoie sa corporéité. Aucun régime politique ne saurait, par conséquent, sans contradiction, prétendre à une rationalité achevée, à un espace où plus rien n’arriverait et où auraient disparu les forces contradictoires dominant les hommes. La rationalité offre toujours à l’homme une double possibilité d’être : la conformité à sa nature et à la nature, mais aussi la transgression ou éventuellement sa négation [26]. Ce déchirement interne constitutif de l’homme qui le reconduit interminablement à sa finitude ne peut être dépassé par quelque construction politique que ce soit, l’homme n’ayant d’autre alternative que de se donner les moyens de maîtriser momentanément ses mouvements passionnels. Dès lors, toute solution des contradictions humaines prétendant à la permanence demeure fictive et au stade de la représentation imaginaire ; or, c’est aussi pour Madrigal ce à quoi l’homme ne peut s’empêcher de se référer du fait de la puissance imaginative qui œuvre naturellement en lui. L’homme ne peut manquer de se projeter au-delà de la nécessité naturelle pour faire prévaloir un monde conforme à ses désirs en oubliant les contradictions de sa propre nature. Il ne désire pas seulement survivre par le politique – exigence animale insuffisante pour son existence –, et il ne peut manquer, parce qu’il est libre, de projeter ses pensées vers des fins excédant celles établies par la nécessité naturelle. En ce sens, l’optima politia pour Madrigal aura pour fonction d’accorder sans fin la liberté et les passions en une harmonie vertueuse visant un perfectionnement indéfini de l’animalité jusqu’à la part divine qui est en l’homme.

25Par conséquent, l’optima politia devra prendre acte du fait que la nature humaine est irréductible à une pure spontanéité puisque les relations entre les individus sont toujours déjà socialement réglées et que la liberté n’est pas identifiable à un pur indéterminisme puisqu’il lui appartient de se régler sur les autres libertés. Par là s’explique également la part incontournable du hasard dans l’action rappelant, au regard de l’histoire politique, que les conséquences et les résultats ne sont jamais entièrement prévisibles. D’une part, vouloir l’optima politia au sens de la meilleure république équivaudrait, à partir d’une représentation théorique achevée de l’ordre pratique, à rendre inutile l’action ; d’autre part, pour Madrigal, l’optima politia doit échapper à une représentation sans ordre du monde humain qui ferait que l’action deviendrait impossible. Elle consiste à vouloir tout le possible à condition que ce dernier soit rigoureusement circonscrit dans les limites circonscrites par la nature humaine.

26La fonction du politique consistera, sans plus, dans un véritable travail de Sisyphe, à harmoniser les tendances naturelles et la liberté en sachant qu’une telle concorde ne peut être produite individuellement. Cela n’est concevable qu’à l’intérieur d’une communauté qui instaure des règles pratiques, tout en ayant clairement à l’esprit que ces règles doivent être transmises librement et adéquates à ce que sont les hommes. L’optima politia sera, par voie de conséquence, celle par laquelle l’homme perfectionnera l’échange libre de ces règles totalement étrangères à la sphère de la nature. Elle reconnaît que la complexité que la liberté introduit dans l’humain requiert une communication élaborée puisqu’elle ne saurait limiter sa fin comme la tendance animale à la pure satisfaction de la subsistance. Le perfectionnement indéfini propre à l’optima politia n’aura d’effectivité qu’à partir du moment où un regroupement d’individus, se donnant la même fin, se structurent réciproquement et échangent entre eux les biens qu’engendre leur sociabilité. L’optima politia est, par conséquent, celle de l’être-en-commun et du « faire en commun » qui ont la communication pour principe. Elle est le lieu de l’échange langagier et économique, des objets et des pratiques, des faits et des valeurs. Madrigal confirme, par là même, le sens de l’autarcie de la Polis évoqué par Aristote et si l’on peut parler d’un souverain bien (à condition qu’il soit pris selon sa signification relative) à la mesure des contradictions de la nature humaine, ce sera au sens où la cité est la condition matérielle de tels échanges mais, également, de la constitution d’un esprit de communauté. Ainsi, l’optima politia recherchera l’équilibre dans la liberté de l’action humaine pour créer les conditions d’une concorde dans la mise en œuvre des facultés, que ce soit collectivement ou individuellement, ce qui revient à se donner les moyens d’atteindre, sans prétendre y parvenir définitivement, la fin naturelle de l’homme : exercer au plus haut point sa liberté.

27Par conséquent, toute théorisation politique afin de se donner les moyens de sa réalisation, doit prendre en compte la portée double du naturel dans la construction du rapport entre les hommes. Est naturel ce qui implique une relation de cause à effet marquée par la nécessité et vis-à-vis de laquelle on peut invoquer une loi de nature. Eu égard à l’homme, on est renvoyé aux tendances corporelles dont il est impossible de faire abstraction. Cependant, on peut également, selon un deuxième sens, qualifier de naturel ce qui suit une inclination tout en requérant un concours humain, celui de la liberté et de la raison, pour s’accomplir pleinement ; telle est par exemple la vertu. Par là même, on ne peut que constater selon la première signification une opposition entre la nature et la liberté, alors que selon la seconde un accord demeure toujours envisageable ; c’est précisément pour cette raison que l’on peut parler de lois et de droits uniquement dans l’ordre humain. L’homme, contrairement à l’animal, n’est pas déterminé à une fin unique, mais par sa faculté rationnelle, il s’ouvre à l’altérité et cette ouverture n’est autre chose que l’œuvre de la liberté. Néanmoins, si l’homme par ses tendances rationnelles se donne la possibilité de ne pas être soumis à une nécessité naturelle aveugle, par sa liberté, il peut aller contre sa propre nature et prétendre s’attribuer en pensée un monde qui ne peut lui correspondre parce que sans lien avec la pratique. Si les appétits et les inclinations naturellement présentes en l’homme doivent être pondérés par la raison, cette dernière, en politique, ne peut prétendre faire l’économie de l’expérience et du passé historique sous peine de devenir elle-même assujettie à la démesure des désirs et des passions.

28En ce sens, l’homme est porté par le désir, le plaisir et l’intérêt, bien plus que par ce que la volonté en conformité à la raison peut commander. La source de ce conflit et de cette faiblesse réside dans sa nature peccable [27]. Il en résulte – et aucun système politique ne saurait l’abolir, à tout le moins en réduire les effets ou les compenser – que l’homme est porté vers la transgression de l’interdit et, par sa concupiscence, à tout ramener à soi. Seule la conformité à la vertu émanant de la lumière de la loi divine confère davantage de puissance à la raison pour maîtriser les tendances animales. Tout homme est alors confronté à la nécessité de la socialisation de son être car il ne peut, par lui-même, faire face à sa faiblesse originelle et à sa tendance au péché. Il appartient ainsi à l’action, contrairement à la production − parce qu’elle est extériorisation de l’intériorité qui ne se réduit pas à la modification de la matière − de transformer non seulement l’agent, mais également les autres êtres humains avec lesquels se crée un échange. La société politique permet de répondre d’un point de vue temporel à la situation originelle de l’homme en reconnaissant cette intrication de la naturalité, de la rationalité et de la liberté en lui, marque de la finitude et des limites du possible en politique. La socialisation implique pour Madrigal l’amitié politique au sens où, selon l’héritage aristotélicien, il existe un plaisir à contribuer au bien de son semblable, ce qui est indissociable de la création d’une tendance à poursuivre le bien commun comme son bien propre. Ainsi, la finitude de la créature rejaillit dans l’ordre de la pratique car l’individu ne saurait participer à son propre perfectionnement si ce dernier ne suppose le bien de son prochain et que son bien-être particulier requiert la participation au bien communautaire. Dès lors, du point de vue théologique et politique, on peut dire que pour Madrigal l’être social de l’homme peut s’apparenter à un supplément de grâce créant les conditions d’une vie bonne, c’est-à-dire celle où règnerait la Philia. Dans un tel cas de figure, les lois ne seraient pas nécessaires. Or, un tel idéal est inconcevable dans la réalité politique ; par conséquent, il ne peut y avoir d’existence politique sans loi. Par cette dernière, les expériences de l’échange et de la participation au bien commun sont rendues effectives, ainsi que le passage constant de niveaux croissants de sociabilité menant de l’amour naturel jusqu’à la complexité de la Philia civique. Ainsi, la loi maintient la relation d’égalité nécessaire pour accéder à la concorde, à savoir l’habitus spécifique de la Philia civique. La concorde, issue de la justice, crée les conditions de la vertu et du bien commun institués en tant que fins et raisons d’être de l’existence communautaire.

29Au regard de ces considérations, il ne revient pas au législateur de poser les bases du meilleur des régimes ou de rechercher la perfection dans les lois pour engendrer une société d’hommes parfaits, simplement instituer une société politique créant les conditions pour que ses citoyens puissent se perfectionner et chercher à harmoniser vertu et politique, dans un travail sans fin. Il ne s’agit pas, par conséquent, d’imposer à un régime politique (monarchie, aristocratie, timocratie, tyrannie, oligarchie, démocratie) un modèle législatif donné a priori, bien plutôt de proposer les lois qui conviennent au mieux au gouvernement de chaque État. Il convient, en ce sens, de rappeler pour Madrigal que le gouvernement correspond à l’ordre en fonction duquel les citoyens doivent s’associer pour constituer la communauté politique. Quant à la loi, elle est une règle pour le mode d’être des citoyens qui s’impose à eux.

30Le constat de la multiplicité des lois positives amène à reconnaître, à la manière d’Aristote, qu’il faut appliquer en politique le principe ontologique selon lequel le bien se dit de multiples manières. La politique ne peut se réduire, que ce soit en théorie ou en pratique, à un modèle de régime politique. Cela signifie pour Madrigal que par prudence et par réalisme, il faut choisir non le meilleur régime en soi ou par nature, mais celui qui, eu égard aux circonstances (topologie, échanges commerciaux, division des classes sociales, nombre d’habitants…), est le plus adéquat à chaque communauté. Une raison commune au fonctionnement du politique ne s’en dégage pas moins si l’on considère les phases qui le scandent : association, constitution et législation. En effet, la vie politique est communication, c’est-à-dire partage et échange des biens rendus communs par l’association et le travail. Elle suppose l’organisation du mode de gouvernance de telle sorte qu’il recherche la meilleure forme de participation politique [28]. Quant à l’organisation conventionnelle de l’État promouvant pourrait-on dire le rôle performatif de la loi positive, elle renvoie au système législatif que le législateur a défini pour l’efficacité de son fonctionnement [29]. En ce sens, au regard de la nature humaine marquée par la finitude et après avoir posé qu’un modèle de gouvernement parfait serait intolérable pour les hommes, ces derniers ne pourraient espérer mieux que la démocratie considérant la vertu, non comme un point de départ, mais comme une fin recherchée indéfiniment. En effet, dans la démocratie, la justice peut être l’objet d’une expérience politique la plus conforme aux imperfections de la nature humaine à partir d’un exercice continu de la rationalité mettant en œuvre un espace de liberté et d’échange.

31Selon l’héritage aristotélicien, il faut remarquer que, pour Madrigal, la démocratie doit être comprise dans ses différentes manifestations à partir de son type d’organisation et de participation des citoyens, ainsi qu’à la fonction accordée à la loi. Soit la démocratie est le régime fondé sur l’égalité dans lequel prévaut la décision du peuple ; soit elle repose à partir de son histoire sur des magistratures ; soit elle est un régime dans lequel la loi équivaut à la souveraineté ; soit elle incarne un régime auquel tous sont en mesure de participer à la magistrature s’ils sont citoyens, le pouvoir souverain revenant à la loi ; soit enfin le pouvoir suprême est entre les mains du peuple qui a un pouvoir de décision sur les décrets. Madrigal opte pour la quatrième modalité selon laquelle, ainsi que le montre le De optima politia, l’échange, la liberté, l’autodétermination rationnelle, le décider et l’agir en commun répondent au mieux aux caractéristiques de la nature humaine telle qu’elle est insérée dans l’histoire.

32Dès lors, Madrigal refuse l’idée d’un modèle politique prétendant au meilleur, pour renvoyer son lecteur au gouvernement réalisable (éventuellement par réformes successives en ramenant le optima du De optima politia à ce qui est excellent au regard de ce qu’est l’homme) c’est-à-dire répondant aux nécessités anthropologiques de la nature humaine clairement dissociées des implications du concept traditionnel de nature. Par conséquent, le meilleur suppose pour l’organisation politique que : 1) l’idée de communication constitue le principe dynamique de la participation citoyenne, 2) la concorde soit l’esprit et la condition de toute unification sociale, 3) la recherche de l’excellence suppose une logique de l’association et d’un pacte originaire, 4) la loi positive puisse seule faire aboutir empiriquement cette recherche.

III. La reformulation interminable du réel en politique

33C’est précisément en partie sur l’héritage de cette recherche, promue par Madrigal, esquissant une autre direction politique pour l’humanisme, que Suárez va se reposer pour rejeter les utopies humanistes issues de l’œuvre de More. Pour prendre la mesure des conditions de possibilité de la constitution et de la préservation de toute société politique, il est nécessaire à la fois de se référer aux appétits propres à l’homme, ainsi qu’à sa dimension temporelle et finie à laquelle il ne peut échapper, comme le montre le processus historique à partir de l’émergence, du développement et du déclin des États. C’est par conséquent dans une logique de l’inachèvement permanent que le politique doit être théorisé.

34Cela est illustré exemplairement par le statut accordé à l’appétit naturel chez l’homme ; ce dernier est identifié à la finalité d’un étant, du fait que toute nature tend à sa fin et la désire naturellement. L’appétit naturel exprime le mode d’être d’un étant qui, d’emblée, n’est pas tout ce qu’il doit être ; il n’accède, en ce sens, à son accomplissement (relatif au regard de sa finitude et de ses limites) qu’au terme d’une évolution. L’inachèvement de l’étant est indissociable de la tension qui l’anime dans la durée vers un aboutissement spécifique. Par l’appétit, le rapport à la fin constitutive de la raison d’être d’une nature propre est révélé, et son mode d’être et ses efforts sont corrélativement rendus intelligibles. En lui est manifestée une activité tendant dans la durée à combler l’aspiration d’un étant inachevé. Or, l’effort lié à l’appétit naturel est précisément pour Suárez indissociable de la durée, puisque « durer » signifie pour un étant « persévérer dans l’être [30] » ou « persister dans l’être [31] ». L’appétition tend par soi vers le bien dont la forme première est la continuation de son être et, également, la réalisation de l’existence dans le temps qui est indéfiniment reportée.

35Persévérer dans l’être rappelle qu’être en acte qualifie l’existence en acte par différence à l’essence considérée comme possible. Un lien est alors établi entre l’essence et l’existence, celui de l’essence entendue comme le non-contradictoire, donc comme l’essence possible, et de l’existence comprise comme effectivité. Une construction utopique revient, par là même, à dissocier l’existence de la durée qui la caractérise, en faisant abstraction de l’assimilation de l’essence au possible et de l’identification de l’existence à un fait brut marqué par la précarité. Il faut clairement dissocier dans la théorie de la connaissance la fonction logique et la fonction existentielle du verbe « être ». Et si l’on se conforme (comme il se doit) à ce principe en politique, l’utopie est assimilable à un être de raison tel que la métaphysique le comprend. Cela signifie qu’il s’agit d’un étant posé par la raison, c’est-à-dire n’ayant d’être réel et positif que parce qu’il ne peut être séparé de l’intellect qui le produit. Dès lors, il faut avancer que la représentation utopique existe objectivement dans l’intellect comme un étant sans posséder par soi d’entité. Politiquement, elle est l’analogue de la chimère comprise dans son impossibilité et n’ayant pour seul être que le fait d’être pensée.

36Ainsi, poser un être de raison comme l’utopie implique, contrairement à l’énonciation existentielle, que l’on reconnaisse du point de vue logique, l’inexistence de ce qui est posé. La représentation utopique permet de rappeler que l’intellect humain a le pouvoir – quel que soit le domaine considéré, politique ou historique, par exemple – de faire abstraction de l’existence comme fait brut, pour forger une forme d’être à partir de l’inexistant. En mathématiques, en géométrie, l’intellect crée au moyen du langage des relations de raison utilisées comme des substituts, en l’absence de relations réelles ; l’être de raison a une fonction cognitive fondant une extension logique du champ du savoir. Or, une telle extension peut-elle revêtir dans le champ de la pratique politique la même fonction, sans risquer de verser dans l’irréalité, c’est-à-dire sans prendre en considération les conditions matérielles de son applicabilité, en l’absence desquelles l’existence politique n’est qu’un songe vain ? L’espérance à laquelle il est légitime de se rapporter pour Suárez est celle qui, historiquement, amène, dans un cheminement indéfini, à l’identification de la société civile à une multitude moralement unie recevant l’appellation de corps mystique [32]. Or, le terme « mystique » en introduisant une différence avec le corps physique, renvoie à l’existence d’une unité d’ordre spirituel excédant le pur rapport à la matérialité du corps. Il implique une distinction entre la personne morale ou juridique et la personne physique [33]. La fonction du corps mystique consiste à promouvoir l’unité morale de la réalité sociale, en la différenciant d’une agrégation mécanique ou d’une unité physique. Il apparaît également que l’exigence politique du corps mystique recoupe en sa finalité son exigence théologique : la conformité à l’impératif de félicité naturelle indissociable de la communauté humaine parfaite ou autonome [34]. Socialement, cette félicité requiert la paix et la justice, le respect des coutumes, l’instauration de conditions matérielles d’existence décentes, le maintien de la prospérité publique et la conservation adéquate de la nature humaine [35]. Eu égard à l’ensemble de ces considérations, le corps mystique représente effectivement à la fois une unité par soi et non par simple composition, une unité morale irréductible à une simple unité physique, ainsi qu’une unité finale et non formelle.

37On pourrait dire en ce sens que le corpus politicum mysticum retrouve une dimension pratique propre à la représentation utopique en revêtant la fonction d’une norme pour évaluer ce qui doit se faire sans prétendre, par exemple, à l’actualisation d’une constitution parfaite. Tout en reconnaissant que l’archétype est par principe absent de l’expérience politique et historique, et qu’il n’existe qu’en tant qu’être de raison, il permet de rappeler que sans un principe directeur, nous ne serions pas en mesure d’évaluer le fait politique. Sans ce corps mystique, on ne pourrait mesurer le progrès indéfini qu’il reste à accomplir et l’on mettrait à mal la vertu théologale d’espérance. Si l’on peut concevoir l’irréalité au point de vue pratique, ce ne sera pas l’irréalité vide de la chimère, mais l’irréalité régulatrice du devoir-être incarnée par le corps mystique. Néanmoins, ce processus, contrairement à ce qui se passe avec les êtres de raison, ne peut être pensé que dans la durée.

38Dès lors, il faut être reconduit à l’analyse du fait de persister dans l’être ; cette dernière amène à reconnaître une double signification à l’existence. Elle est légitimement identifiable à l’essence en acte et manifeste l’effectivité par différence à la possibilité. En outre, la raison de l’existence exprime dans l’optique suarézienne la raison de l’être dans la réalité en dehors des causes [36], ce qui équivaut au fait d’être posé et donc d’exister. Par là même, la conception de la persévérance dans l’être permet également de retrouver pour Suárez la signification étymologique du verbe extra-sistere : « sortir de », « être extérieur à la puissance des causes [37] ». On peut en conclure que l’être de l’étant fini est effectivement ex-sistentia, même s’il faut poser que la créature est un ens ab alio confronté à une origine qu’elle ne maîtrise pas. Le processus de la création comme production d’existence, tout en conférant à l’étant fini un mode d’être contingent qui, en retour, a pour particularité de rendre l’existence quelque peu étrangère à la créature. Le fini est soumis au principe ontologique selon lequel la réalité de l’étant provient de l’essence réelle consistant dans l’aptitude à exister et non dans l’existence [38].

39Exister pour la créature signifie également n’être jamais en pleine possession d’elle-même et être condamnée à persévérer dans son être. Cette tension constante à continuer à être induit un écart entre le fait de n’être plus ce que l’on était et d’avoir à être ce que l’on n’est pas encore. La durée révèle dans cette perspective que le temps est originairement appréhendé comme une transition indéfinie par laquelle tout devient continuellement du passé en étant en permanence orienté vers l’avenir. En l’articulant à la persévérance dans l’être, Suárez présente également la durée comme condition de l’accomplissement de l’étant à partir de l’action sur lui-même et sur la réalité extérieure. « L’existence comme existence correspond à l’étant en tant que tel et appartient à sa raison intrinsèque […]. La durée, au contraire, n’appartient pas en tant que telle au concept de l’étant, mais elle est conçue comme sa modification existant en dehors de son concept [39]. » Par là même, seul l’étant en acte existe (ce que confirmerait le fait de persévérer dans son être) et toute autre forme d’existence est identifiable au non-étant dès lors que Suárez a posé qu’« être en puissance, c’est pouvoir exister sans exister toutefois en acte [40] ».

40Dès lors, il n’est pas légitime de distinguer la durée et l’existence [41] qui est à la fois temporelle et finie. Le fait de durer est attribué uniquement à ce qui existe actuellement et en tant qu’il est précisément existant. Par conséquent, la durée et l’existence ne peuvent être distinguées dans la réalité [42]. C’est pourquoi on ne peut pas dire, par exemple, de ce qui est imaginé ou des êtres de raison qu’ils durent puisqu’ils n’existent pas. On peut classer l’utopie dans cette catégorie. En effet, elle marque le moment d’une indécision entre la construction rationnelle et l’effectivité historique ; cette dernière peut trouver, pour Suárez, son dépassement par le recours à la fonction accordée aux êtres de raison qui, à la différence des étants réels, sont une pure production de l’intellect, dépourvue de toute réalité indépendamment de la pensée. Ils se subdivisent en chimères dont l’existence est impossible et en fictions, produits de l’imagination ou de la raison dont l’existence est possible. On peut expliquer, à partir de là, la dimension transhistorique de l’utopie, d’autant plus persistante qu’elle n’est pas soumise à l’épreuve de l’exister en acte et qu’elle prétend méconnaître la distorsion entre une construction purement rationnelle du politique et les contradictions et les limites auxquelles nous renvoie l’expérience de l’humain. Et c’est précisément la rationalité d’une telle construction qui s’apparente à une chimère.

41Par conséquent, du point de vue politique, réalité, actualité entitative et existence, sont indissociables ; l’histoire des sociétés et des États en constitue, pourrait-on dire, la manifestation concrète, la réalité de l’existence politique supposant la permanence et la durée du monde. À partir de cette confrontation silencieuse à l’esprit de l’utopie, une réinterprétation du statut politique de l’homme est en jeu. En effet, définir l’homme, conformément à la tradition, comme un animal politique, ne signifie pas poser en l’homme une dimension politique qui ferait partie de son essence. On peut dire, en ce sens, que la condition naturelle rappelle que l’existence politique prend naissance dans un espace interrelationnel (dont l’intelligibilité devrait devenir équivalente à celle de la création divine), fondamentalement extérieur à l’homme, signifiant, par là même, que l’existence politique ne saurait consister dans la simple actualité d’une essence. Jamais, dans la pratique politique, l’existence en acte ne saurait connaître un achèvement parce qu’elle se conformerait à un modèle de rationalité.

42Selon cette orientation, l’existence politique est la totalité de l’être réel historique sans être réductible au principe actualisant d’une essence se différenciant entitativement de l’existence. Ce qui revient à dire qu’en dehors de cette existence, il ne peut y avoir de réalité humaine et qu’on ne pourrait donc invoquer une substance véritablement politique. La célèbre définition aristotélicienne [43] est ainsi à nouveau interprétable à partir de la thèse ontologique initiale selon laquelle l’essence créée est constituée intrinsèquement dans son entité actuelle par l’existence. L’actualité réelle d’un étant, quel qu’il soit, ne peut prétendre être autre chose que son actualité existentielle, sans quoi l’étant réel serait constitué formellement et intrinsèquement par quelque chose d’inexistant. Sur le plan de l’existence politique, il apparaît également, conformément à la ligne métaphysique préalablement tracée, que l’essence réelle, pour être quelque chose en acte, se constitue intrinsèquement par un étant réel actuel. Lorsqu’on considère la condition naturelle de l’homme et son mode d’être politique, l’essence actuelle (la condition historique et sociale de l’homme) se distingue d’elle-même comme essence potentielle (l’homme comme animal politique) par son entité réelle qu’elle ne possédait pas auparavant. Politiquement, l’être et sa constitution ontologique sont identiques, ce qui revient à reconnaître que le fonds ontologique de l’essence réelle est précisément l’existence, l’essence actuelle ou réelle ne pouvant être distinguée de l’existence actuelle [44]. Être un animal politique n’a précisément de sens que rapporté à la thèse ontologique qui en assure la condition de possibilité et l’intelligibilité, car ce qui est existant renvoie à la réalité actuelle et non à la réalité possible qui n’est rien ; la réalité actuelle, c’est-à-dire l’existence socio-historique, est l’essence actuelle précisément identifiable à l’existence actuelle. Ainsi que le montrent sur le plan de l’existence politique, l’histoire et la société, aucun étant réel et aucune essence réelle ne se constituent intrinsèquement, si ce n’est par la médiation de quelque chose de réel et d’actuel. La compréhension de l’homme comme animal politique ne peut être pensée sur le plan de l’essence possible ; toute entité cessant d’être possible et devenant actuelle, est constituée en vertu d’un étant réel actuel, dans ce cas, l’être-en-commun la précède et la structure intrinsèquement dans son être réel.

43En ce sens, il convient de reconnaître que la prétendue tendance naturelle de l’homme à l’existence communautaire ne se développe pas spontanément, elle exige de l’application et de l’exercice dans la durée. L’homme a la capacité à apprendre à être social et cela de manière interminable, contrairement à un achèvement postulé par l’utopie qui met entre parenthèses ce qui ne peut l’être, la finitude et l’imperfection humaine. Tout perfectionnement est indissociable de la menace de la corruption, l’utopie prétendant, quant à elle, mettre un terme à cette contrepartie.

44Cette critique repose sur un socle métaphysique, incitant à ne pas confondre l’essence réelle et l’essence possible ; il est nécessaire que l’essence réelle en fonction de sa réalité soit constituée dans son actualité d’étant par un étant réel actuel qui lui a été communiqué de manière efficiente [45]. Politiquement, l’existence des étants créés réside donc dans leur consistance ontologique qui correspond précisément à leur essence réelle. Sur ce plan est également confirmé que l’étant créé est produit et tire son fondement ontologique du processus causal propre à l’avènement d’un être-en-commun ordonné dans la durée. Si l’on se reporte encore une fois, mais de manière différente, à la signification étymologique de l’existence (ex-sistentia) comme un « se tenir » et un « se poser », c’est-à-dire comme la position ontologique d’un étant à partir de ses causes, il apparaît que ce qui est posé à partir de la cause créatrice, est la totalité de l’étant produit, à savoir son existence. La communauté politique confirme qu’exister politiquement, c’est être posé à partir d’autre chose, et par conséquent, se maintenir, subsister à partir des causes qui ont produit cette existence et par conséquent confirmer cette tendance universelle de l’être à persévérer dans son être.

45Suárez confirme ainsi la compréhension extensive du concept d’étant propre au projet métaphysique, sous laquelle on embrasse ce qui existe en acte et ce qui est apte à être [46] sans pour autant faire basculer la catégorie du possible dans celle de l’irréalité. Politiquement, dans l’étant réel, il n’y a pas, par conséquent, d’autre réalité que celle de son existence qui exprime précisément sa consistance ontologique dans l’ordre de la durée, contrairement au mode d’être atemporel que présuppose l’utopie. En effet, selon le principe métaphysique précédemment examiné, « c’est en fonction de l’existence que l’on comprend qu’une chose est quelque chose dans la réalité [47] ». Dans l’étant réel, il n’y a pas d’autre réalité que celle de l’existence diversifiée en degrés par des différences entitatives qui en sont indissociables, explicables par exemple, par l’histoire, l’espace, la pratique et la coutume. Ainsi, de même qu’il existe une différenciation en genre et en espèce des essences des étants créés, on invoquera un même principe de différenciation pour les existences [48]. Il est propre aux existences de s’accorder « dans la raison commune de l’existence [49] ». L’être-en-commun auquel renvoie l’histoire des sociétés atteste selon ce principe ontologique de la diversité des types existentiels et du degré d’affinité entre eux. Il apparaît selon cette perspective que politiquement l’existence est multiple et compossible (au sens où la totalité des individualités exprime un ensemble de séries convergentes et prolongeables constituant un monde unifié par sa fin qui est le bien commun), qu’elle s’ordonne en différentes strates existentielles manifestant, par là même, la complexité existentielle intrinsèque des étants créés et sa plasticité dans la durée. C’est précisément cette même perspective dont l’esprit de l’utopie ne peut prendre la mesure. Il n’appartient pas par conséquent à l’histoire d’engendrer des utopies et de prétendre les actualiser ; l’imagination ne peut qu’échouer à nous transporter hors de l’histoire. Pour Suárez, l’utopie recherche l’impossible : libérer la société de son passé et se servir de l’histoire pour l’inscrire dans de nouveaux commencements ou lui permettre de repartir à zéro.

46La confrontation implicite avec le courant utopiste effectuée par Suárez permet à partir de l’héritage de Madrigal de frayer un chemin pour repenser le statut du possible dans l’ordre de la politique et de l’histoire. Car, ontologiquement, le possible n’est rien actuellement et antérieurement à sa création et donc, considéré selon la perspective de la privation d’existence, qui le caractérise avant d’être créé, il n’appartient pas au domaine de l’étant réel. Il n’en possède pas moins une réalité eu égard à l’existence qu’il possèderait s’il était créé et, par conséquent, conformément à ce point de vue, il appartient à la sphère de l’étant réel qui n’est pas réductible au présent de cette existence. Lorsqu’on dit que les possibles sont contenus sous l’étant réel et constituent des étants réels, il convient en fait de se référer à l’existence qu’ils auraient s’ils étaient produits, et non à une réalité intrinsèque et spécifique qui leur serait attribuée avant leur production. C’est bien dans cette optique qu’il conviendrait de penser le devenir du politique.

47En ce sens, il ne faut pas oublier qu’il n’y a rien d’actuel ou de positif qui serait intrinsèque aux créatures antérieurement à leur création, que ce soit relativement à leur essence ou à leur existence. On peut dire que l’étant est déterminé comme ce qui existe ou peut exister, ou comme l’essence qui peut exister en faisant abstraction de son exercice actuel. Il correspond à l’existant faisant abstraction non de l’existence, mais du temps et de la situation sous laquelle cette existence s’exprime et se constate ; et c’est précisément là qu’il faut situer l’irréalité de l’utopie. L’étant exprime actuellement l’existence du possible, sans l’exprimer selon sa vérification actuelle ; il signifie l’existence sans signifier ipso facto la présence du présent. L’être-en-commun et le vouloir vivre ensemble auxquels renvoient la politique et l’histoire dans leur articulation à la tendance à persévérer dans l’être, confortent la détermination de l’étant selon laquelle l’essence réelle ne peut signifier sans l’existence. D’une part, l’existence en tant que telle correspond à l’étant [50], ce dernier englobe la première, d’autre part, l’existence est constitutive de l’étant qui en tire sa désignation d’étant. Ce dernier n’est pas réductible à sa manifestation temporelle présente (ce qu’à sa manière rappelait du point de vue politique l’utopie) la durée en tant que telle n’appartenant pas à sa nature [51], puisqu’elle est une modification existant extérieurement à elle, ce qui explique précisément pourquoi il englobe l’existence passée, présente et future tout comme celle qu’aurait le possible s’il était créé.

48Au terme de cette confrontation avec le courant utopiste, chez Suárez, un principe métaphysique circonscrit les limites du politique : toute existence créée exprime non seulement une limitation dans la durée, et également une manière de se situer dans le monde qui représente une détermination intrinsèque qui l’affecte par le seul fait d’exister [52]. Si l’étant réel est caractérisé par l’aptitude à être et si l’essence est pensable indépendamment de son actualisation, il n’en résulte pas moins, politiquement et historiquement, qu’il ne suffit pas de ne pas être contradictoire pour prétendre à l’existence. La compréhension politique de l’existence rejoint, par conséquent, sa détermination métaphysique, à savoir le fait d’être présent au monde et de s’y situer [53]; le nulle part de l’utopie ne pouvait évidemment y répondre. Il n’y a aucun modèle de rationalité permettant d’achever ce qui est inachevable, à savoir l’existence politique. Cette dernière traduit le fait de se présenter les uns aux autres dans la durée et dans l’espace. Cela suppose pour chaque homme d’exister dans un lieu propre qui est à penser historique-ment, selon l’héritage aristotélicien, conformément à une logique de l’extension : la famille, le groupe social, l’organisation politique impliquant entraide et nécessité universelle du lien.

49Suárez rappelle, dans cette perspective, la différence existante entre une communauté imparfaite ou familière et la communauté parfaite ou politique (à penser dans la logique de ce qui est le meilleur eu égard à la finitude et à l’imperfection humaines), la première est composée par le mari, la femme et les enfants, alors que la deuxième qui comprend de nombreuses familles, est autosuffisante et apte à se procurer l’ensemble des choses nécessaires à une vie bonne [54]. Pour ce faire, l’existence d’un pouvoir conforme au gouvernement de la communauté est une condition de possibilité à la préservation de son autonomie [55]. L’accord de la communauté parfaite avec la raison et le droit naturel doit impliquer un accord similaire pour le pouvoir destiné à la gouverner, sans lequel il y aurait la menace d’une déchéance politique (la discorde et l’anarchie) et ontologique (la corruption et l’éloignement du projet du corps mystique). Par conséquent, subsiste toujours l’espoir non déraisonnable de supposer qu’une constitution reposant intégralement sur les principes de la persévérance de l’être dans la durée et de la loi naturelle, resterait pour l’espèce humaine la justification aboutie de son existence historique.

Notes

  • [1]
    Thomas More, L’Utopie, trad. V. Stouvenel, révision, intro. et notes M.  Bottigelli-Tisserand, Paris, Éditions sociales, 1966.
  • [2]
    Par exemple, Francisco Suárez, De legibus, in Opera Omnia, éd. Vivès, Paris, 1856−1877, (désormais O. O.), vol. 5, III, 35, n. 4, p. 316 ; IV, 1, n. 9, p. 330.
  • [3]
    Alfonso de Madrigal « el tostado », El gobierno ideal, intro. et trad. N. Belloso Martin, Pamplona, EUNSA, 2004.
  • [4]
    Ibid., § 111, p. 143 : « Le législateur qui veut établir une forme de gouvernement ne doit instituer ni les meilleures lois, ni la meilleure forme de gouvernement. »
  • [5]
    Voir Jean-Paul Coujou, « Maquiavelo y Suárez. Un encuentro esperado-inesperado [Machiavel et Suárez. Une rencontre attendue-inattendue] » Revista Jurídica Digital UANDES 2/1 (2018), p. 1−14.
  • [6]
    F. Suárez, De legibus, O. O., vol. 5, III, 1, n. 12, p. 179.
  • [7]
    Id., De ultimo finis homine, O. O., vol. 4, Disp. XV, 2, n. 1, p. 146.
  • [8]
    Id., De Gratia, O. O., vol. 9, VIII, 2, n. 9, p. 316 : « Gratia producitur per trans-formationem hominis, ergo non per creationem ipsius gratiae. Antecedens patet, quia gratia fit per justificacionem; justificatio autem est quaedam hominis transformatio, teste Augustino, vel etiam Paulo […]. Prima vero consequentia probatur, quia trans-formatio non est creatio, sed propriissima mutatio, ut ex vi verbi et ex philosophia manifestum est. »
  • [9]
    Thomas d’Aquin, Summa theol., IIIa Pars, q. 11, a. 1.
  • [10]
    « Adhuc, Homo naturaliter refugit mortem et tristatur de ipsa […] Hoc autem quod non moriatur homo non potest assequi in hac vita [L’homme fuit naturellement la mort, et s’en afflige (…) Or, l’homme en cette vie ne peut échapper à la mort. Il n’est donc pas possible que l’homme soit heureux en cette vie]. » (Id., Somme contre les gentils, trad. V. Aubin, C. Michon et D. Moreau, Paris, Garnier Flammarion, 1999, vol. 3, III, 48, n. 6, p. 179).
  • [11]
    « Gratia Dei vita aeterna (Rom. VI, 23). In ipsa enim divina visione ostendimus esse hominis beatitudinem, quae vita aeterna dicitur ; ad quam sola Dei Gratia ducimur et dicimur pervinere, quia talis visio omnem creaturae facultatem excedit, nec est possibile ad eam pervenire nisi divino munere [La grâce de Dieu est la vie éternelle. C’est en effet dans la vision divine que se trouve, nous l’avons montré, la béatitude de l’homme, qui est appelée vie éternelle – à laquelle nous ne pouvons parvenir que par la seule grâce de Dieu, parce qu’une telle vision excède toute faculté de la créature, et qu’il n’est possible d’y parvenir que par une faveur divine]. » (Ibid., III, 52, n. 7, p. 193).
  • [12]
    « Impossibile est naturale desiderium esse inane ; natura enim nihil facit frustra. Esset autem inane naturae desiderium, si nunquam posset impleri. Est igitur implebile desiderium naturale hominis. Non autem in hac vita, ut ostensum est. Oportet igitur quod impleatur post hanc vitam; est igitur felicitas ultima hominis post hanc vitam [Il est impossible que le désir naturel soit vain, car la nature ne fait rien en vain. Or, le désir naturel serait vain s’il ne pouvait jamais être assouvi. Le désir naturel de l’homme peut donc être assouvi – mais pas en cette vie, comme on l’a montré. Il doit donc être assouvi après cette vie. Le bonheur ultime de l’homme est donc après cette vie]. » (Ibid., III, 48, n. 11, p. 180).
  • [13]
    En ce sens, Heidegger, lors d’une critique qu’il adresse à Scheler, rappelle de manière éclairante : « […] Il importe de distinguer fondamentalement ici, c’est-à-dire dans une perspective théologique, entre plusieurs status, plusieurs modes d’être de l’homme (status integritatis, status corruptionis, status gratiae, status gloriae) et que ceux-ci ne sont pas arbitrairement interchangeables. » Voir M. Heidegger, Ontologie. Herméneutique de la factivité, trad. A. Boutot, Paris, Gallimard, 2012, p. 50.
  • [14]
    F. Suárez, De Gratia, O. O., vol. 7, I, Prol. IV, 1, n. 10, p. 182 : « Hinc divus Thomas variis in locis duplicem finem ultimum hominis distinguit, unum naturalem, ad quem tendit homo ex vi impetu suae naturae; alium excedentem naturam, adquem ordinatur homo per gratiam. »
  • [15]
    Id., Opere sex dierum, O. O., vol. 3, V, 7, n. 1−7, p. 413-415. Pour une traduction du livre V en italien, voir C. Faraco, Trattato dell’Opera dei Sei Giorni. Libro Quinto, Capua, Arteteta edizione, 2015, p. 36−43.
  • [16]
    Id., De Gratia, O. O., vol. 7, I, Prol. IV, 1, n. 16, p. 184 : « L’homme aurait pu être créé à l’état naturel. »
  • [17]
    F. Suárez, De legibus, O. O., vol. 5, II, 8, n. 4, p. 117.
  • [18]
    Id., Defensio fidei, O. O., vol. 24, III, 1, n. 4, p. 204.
  • [19]
    Ibid.
  • [20]
    F. Suárez, De legibus, O. O., vol. 5, III, 1, n. 13, p. 179.
  • [21]
    Ibid., III, 3, n. 6, p. 183.
  • [22]
    Alfonso de Madrigal, El gobierno ideal, op. cit., § 236, p. 163 : « La cité n’est pas une unité par soi mais par association. »
  • [23]
    Ibid., § 29, p. 129 : « Le gouvernement est une forme de participation. »
  • [24]
    Ibid., § 111, p. 143.
  • [25]
    Ibid., § 112, p. 143.
  • [26]
    Alfonso de Madrigal, Brevyloquyo de amor y amiçiçia, Intro. par N. Belloso, Pamplona, Cuadernos de anuario filosófico (coll. « Serie de Filosofía Española », 15), 2000, chap. 88, p. 119−122.
  • [27]
    Ibid., chap. 88, p. 120.
  • [28]
    Alfonso de Madrigal, El gobierno ideal, op. cit., § 29, p. 129−130.
  • [29]
    Ibid., § 34, p. 130.
  • [30]
    F. Suárez, Disputationes metaphysicae, O. O., vol. 26, L, 1, n. 1, p. 913.
  • [31]
    Ibid., n. 7, p. 915.
  • [32]
    Id., De legibus, O. O., vol. 5, III, 2, n. 4, p. 181.
  • [33]
    Id., Defensio fidei, O. O., vol. 24, III, 1, n. 5, p. 204.
  • [34]
    Id., De legibus, O. O., vol. 5, III, 11, n. 7, p. 213, et Thomas d’Aquin, Summa theol., Ia-IIae, q. 90, a. 2.
  • [35]
    Ibid.
  • [36]
    F. Suárez, Disputationes metaphysicae, O. O., vol. 26, XXXI, 1, n. 2, p. 224-225.
  • [37]
    Ibid., 9, n. 12, p. 262.
  • [38]
    Ibid., 2, n. 2, p. 229.
  • [39]
    Ibid., L, 12, n. 15, p. 969.
  • [40]
    Ibid., XXVIII, 1, n. 15, p. 6.
  • [41]
    Ibid., L, 1, n. 7, p. 915 : « […] la durée ne se distingue pas ex natura rei de l’existence. »
  • [42]
    Ibid., 8, n. 3, p. 949 : « […] la durée accompagne l’être, ou plutôt ce dernier lui est identique dans la réalité. »
  • [43]
    Id., De legibus, O. O., vol. 5, III, 1, n. 3, p. 176, et n. 13, p. 179.
  • [44]
    Id, Disputationes metaphysicae, O. O., vol. 26, XXXI, 4, n. 3, p. 235.
  • [45]
    Ibid., n. 2, p. 235.
  • [46]
    Ibid., 2, n. 10, p. 232.
  • [47]
    Ibid., 1, n. 2, p. 224.
  • [48]
    Ibid., 13, n. 19, p. 304.
  • [49]
    Ibid. : « […] les existences s’accordent davantage entre elles, par exemple, celles des anges s’accordent davantage avec elles-mêmes qu’avec celles des hommes, et à leur tour, elles diffèrent essentiellement entre elles ; il sera donc possible d’en abstraire les concepts de genre et de différence. La réponse réside dans le fait qu’il est certes vrai qu’il y a une plus grande convenance ou similitude entre certaines existences qu’entre d’autres. »
  • [50]
    Ibid., L, 12, n. 15, p. 969.
  • [51]
    Ibid.
  • [52]
    F. Suárez, Disputationes metaphysicae, O. O., vol. 26, LI, 1, n. 14, p. 976 : « Je dis premièrement qu’en tout corps il y a un mode intrinsèque propre distinct à partir de la nature de la chose de la substance, de la quantité et des autres accidents du corps, un mode d’être auquel chaque corps doit formellement le fait d’être localement présent en un certain endroit ou en un lieu en lequel on dit qu’il est. »
  • [53]
    Ibid., n. 17, p. 977 : « […] L’effet formel de cette présence ou mode est le fait de constituer son sujet ici ou là, puisque, tandis qu’une chose conserve en soi ce mode de présence, elle subsiste toujours au même endroit dans lequel elle était auparavant, même si les choses qui l’environnent se modifient. » Et n. 18, p. 977.
  • [54]
    Id., De legibus, O. O., vol. 5, III, 1, n. 3, p. 176 : « [...] Par la nature même des choses, une communauté politique constituant à tout le moins une Cité-État et qui formée de plusieurs familles, est en outre nécessaire pour le genre humain. »
  • [55]
    Ibid., n. 4, p. 177.
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