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Article de revue

Recensions et notices

Pages 245 à 256

English version

Marie de Lovinfosse, La Pédagogie de la « visite » (ἐπισκοπή) de Dieu chez Luc, Leuven, Peeters (coll. « Études bibliques. Nouvelle Série » 76), 2018 ; 16 × 24, 431 p., 85 €. ISBN : 978-90-429-3745-1

1L’ouvrage de l’exégète Marie de Lovinfosse, disciple du Canadien Michel Gourgues, est remarquable par la claire délimitation de son objet, la profondeur et l’acribie de ses investigations, ainsi que par sa fécondité potentielle pour la théologie de l’action de Dieu, la christologie et l’ecclésiologie. L’objet d’étude est délimité par les cinq occurrences du motif de la visite (episkeptomai ou episkopè) dans les deux tomes de Luc (Lc et Ac). Le motif-clé de l’ouvrage est analysé à la fois dans le cadre de chacune des péricopes, dans l’intrigue de l’œuvre de Luc, et suivant divers réseaux d’intertextualité (LXX, Nouveau Testament, sources juives, apocryphes chrétiens, quelques œuvres classiques et écrits patristiques). L’A. emploie une méthode littéraire et historique qui lui permet de traiter au mieux son objet. Chaque occurrence de la « visite » (Lc 1, 68.78 ; 7, 16 ; 19, 44 ; Ac 15, 14) est accompagnée de déclarations ou d’appellations qui mettent en jeu l’identité de Jésus, émanant de protagonistes du récit ou du narrateur. Les questions soulevées à travers l’exégèse du texte sont pertinentes et elles ne sont pas théologiquement gratuites. L’A. y répond toujours et les réponses déroulent une fresque lucanienne : les voies étonnantes de la pédagogie de la « visite » de Dieu chez Luc, successivement reconnue, accueillie, rejetée et néanmoins transformatrice, sans que la réception de la nouveauté soit toutefois pleinement achevée dans le temps de l’Église (voir p. 14-15). L’intrigue (plot) est sous-tendue par la distance entre les deux visites mentionnées dans le Cantique de Zacharie, aussi appelé Benedictus.

2Dans le corps des analyses, la précision est à la fois appréciable et exigeante pour le lecteur. Les parallèles observés, entre diverses péricopes de Luc ou entre des récits de Luc et des récits de l’Ancien Testament, sont traités avec soin et clarté. Les divers critères employés pour éprouver une connexion intertextuelle (citation, allusion, ou écho selon les cas) sont énoncés clairement et vérifiés un à un (voir p. 11-12). Les interprétations afférentes sont informées, précises et nuancées. Cela est notable, par exemple, dans le discernement du sens de l’acclamation de Jésus comme prophète en Lc 7 (voir p. 116-140). Même la géographie n’est pas tenue pour acquise. Les clarifications à ce sujet sont intéressantes, notamment au sujet de la Judée, pour déterminer le sens de « toute la contrée » en Lc 7, 17 (voir p. 153-159). Cela pourrait paraître superflu, mais l’A. répond ainsi à une question précise : dans quelle mesure l’action de Jésus et sa réception ont-elles une dimension universelle dès cette période de son ministère ? La philologie, l’histoire antique et le contexte juif du premier siècle sont mobilisés à bon escient, au service de l’exégèse de telle ou telle donnée du texte. Par exemple, au chapitre iii (Lc 19, 41-44), l’exégèse de l’expression « ce qui conduit à la paix » (ta eis eirènèn) recourt non seulement aux multiples connexions du corpus lucanien, mais aussi à l’hébraïsme correspondant de la LXX et à la littérature non-biblique : Flavius Josèphe, Philon d’Alexandrie, Qumran (voir p. 207-223).

3De notre point de vue, outre une richesse exégétique foisonnante, la fécondité théologique de l’ouvrage est particulièrement appréciable. L’A. livre une recherche d’exégèse scientifique, poussée, mais la problématique initiale et les perspectives ouvertes relèvent vraiment de la théologie, sans être plaquées de l’extérieur. Il est fréquent que la théologie à laquelle l’exégèse scientifique se permette d’aboutir soit limitée à une herméneutique, au sens d’une actualisation des ressources offertes par le texte pour l’existence des croyants en un autre temps. C’est déjà beaucoup, mais cet ouvrage va plus loin : le motif de la visite et les péricopes étudiées permettent d’entrevoir une élaboration théologique au sens propre, en construction, autour de la pédagogie de la visite de Dieu. Dans cette direction, trois axes théologiques sont susceptibles de développements nourris par la présente étude : la théologie de l’action de Dieu, la christologie lucanienne et une ecclésiologie historique.

4Dans le champ d’une théologie de l’action de Dieu, certains motifs néotestamentaires sont de fait devenus des concepts majeurs pour la structuration du discours théologique. Ainsi, le motif néotestamentaire de l’envoi, de facture paulinienne et johannique, est devenu en théologie le concept-clé de mission, par lequel l’identité relationnelle de l’envoyé est discernable. Cela vaut aussi bien pour la théologie trinitaire que pour la christologie. Un motif biblique (l’envoi) a servi d’interface pour un déploiement théologique relativement homogène. De fait, le motif lucanien de la « visite » n’a pas donné lieu à un tel développement (voir p. 364). Cet ouvrage dévoile pourtant sa richesse potentielle. Par rapport à la théologie de l’action de Dieu, l’enseignement principal de la présente recherche sur le sens lucanien de la « visite » de Dieu est de dévoiler que 1) celle-ci intervient en des contextes de mort ou de fermeture, où la vie et le salut sont en jeu, 2) en bousculant ou débordant les frontières préétablies, 3) sans être nécessairement accueillie ni même reconnue. La « visite » désigne une intervention salvifique de Dieu, dont l’accueil et la reconnaissance ne vont pas de soi, car la nouveauté s’avère bouleversante et engageante. Un autre trait étonnant de la « visite » tient au fait qu’elle advient sans demande préalable, en vertu de la seule initiative de Dieu, que ce soit par Jésus en Lc 7 ou par l’Esprit en Ac 15.

5Passons à la christologie lucanienne. À travers le jeu autour de l’identité de Jésus, une question se trame au fil de cet ouvrage : comment qualifier de la façon la plus juste le rôle ou la fonction de Jésus de Nazareth par rapport à la visite de Dieu ? Il n’est pas facile de savoir si Luc tient une position nette sur ce point. Peut-être convient-il de prendre du recul par rapport aux formes lucaniennes pour avancer quelque chose de défini à ce sujet. Dans la conclusion de l’ouvrage (voir p. 361-362), l’A. propose de considérer Jésus comme le « Révélateur » de la relation entre Dieu et l’humanité sur la scène de la « visite » de Dieu, selon une double direction : de Dieu vers son peuple (Lc 7 et 19) ; du peuple vers Dieu (Lc 19 et Ac 15).

6Quant au potentiel d’une ecclésiologie véritablement historique, l’analyse de l’occurrence de la visite en Ac 15 révèle à la fois l’exigence et la difficulté de surmonter le clivage entre Juifs et païens dans les communautés chrétiennes. Rien ne serait advenu si Dieu n’avait pas visité son peuple… et l’ouvrage montre que le chemin n’est pas entièrement parcouru au terme du récit. Cela soulève une question de fond : le dépassement de certaines frontières religieuses et de certains clivages humains, enclenché et rendu possible par l’intervention de l’Esprit, est-il le propre des premiers pas de l’Église naissante ou vaut-il en droit pour chaque époque de la vie de l’Église ? En s’inspirant des Actes, il serait intéressant de discerner les conditions requises pour avancer vers un éventuel dépassement d’autres clivages que ceux qui affectaient les chrétiens de l’Antiquité ou de clivages similaires qui perdurent dans un autre contexte.

7Cet ouvrage livre les fruits d’une chasse au trésor. Un lecteur attentif et patient fermera ce livre les mains pleines et le cœur joyeux. L’une des grandes qualités de l’A. est de savoir relier une exégèse attentive et minutieuse à un sens aigu des vraies expériences de salut. Celles-ci interviennent non seulement dans les histoires des protagonistes de la fresque lucanienne, mais aussi dans les vies singulières de nos contemporains. L’interprétation de la parole de Dieu engage ainsi de façon vertueuse et éclairante l’altérité et la connivence.

8Emmanuel Durand

Daniel Babut, La Religion des philosophes grecs. De Thalès aux Stoïciens. Paris, Les Belles Lettres (coll. « Anagôgé ») 2019, 24 × 15, 262 p., 39 €. ISBN : 978-2-251-44958-7.

9Une Préface de Carlos lévy indique les raisons qui ont présidé à la republication d’un ouvrage datant de 1974. « Le contraste est grand entre les dimensions modestes de ce livre, l’absence de toute emphase dans le ton, et l’ampleur des questions que l’A. aborde avec autant de clarté que de profondeur. D. Babut [D. B.] aurait souhaité qu’il ouvrît un grand débat sur les relations entre philosophie et religion dans l’Antiquité, mais ce ne fut pas le cas. En le republiant, nous espérons que ce moment est venu » (p. xvi).

10L’ouvrage est une étude précise sur l’attitude des philosophes grecs face aux traditions religieuses des peuples de leurs cités, sur la théologie de ceux-ci, sur leur conception de la piété. Les analyses balaient les trois grandes périodes qu’on peut légitimement distinguer dans l’histoire de la pensée grecque : des origines à la fin du cinquième siècle, la période classique représentée par Socrate, Platon, Aristote, enfin celle des philosophes hellénistiques prenant fin avec les Stoïciens. D. B. se propose de répondre à quelques questions : la religion traitée par les « philosophes » a-t-elle des rapports avec la religion populaire, pour autant qu’il est légitime d’en parler ainsi ? Doit-on admettre que le destin d’une religion est d’abord le fait du peuple qui la professe ? Les historiens des religions n’ont-ils pas eu tendance à sous-estimer l’apport des philosophes dans la vie des religions de leur peuple ? En ce qui concerne les Grecs en particulier, l’évolution de leurs croyances religieuses n’a-t-elle pas été plus largement tributaire de l’influence des conceptions développées par les penseurs qu’on ne l’a longtemps cru ? La philosophie grecque, dès son origine et au long de son histoire, a-t-elle été foncièrement hostile la religion ?

11Si l’A. centre son étude sur l’attitude des philosophes à l’égard des croyances et des cultes populaires, il n’étudie pas moins pour autant ce que leur pensée religieuse a pu apporter de spécifique, notamment dans leur conception de la nature divine et de ses rapports avec l’homme. C’est pourquoi, dans chacune des trois périodes que l’on peut distinguer dans l’histoire de la pensée grecque, l’A. s’efforce d’étudier, pour chacune d’elles et dans leur articulations, les trois thèmes que représentent : d’abord l’attitude des philosophes vis-à-vis des traditions de leurs cités, puis leur « théologie », enfin leur conception personnelle de la piété, pour autant qu’on peut en saisir quelque chose.

12Bien sûr, D. B. sait bien que, dans une telle enquête, il faut tenter de laisser de côté les catégories de pensée qu’ont façonné vingt siècles de christianisme. Par exemple à propos de ce que nous désignons aujourd’hui par athéisme : l’athéisme déclaré a été extrêmement rare chez les Grecs, comme chez les philosophes – un Diagoras ou un Théodore y font figure d’isolés ; mais d’un autre côté, il est presque aussi difficile de trouver dans la littérature grecque l’expression d’un authentique monothéisme. Des mots comme « croyance » ou « incroyance » n’ont pas cours dans leur pensée.

13Il ne saurait être question de ressaisir en quelques thèses un riche ouvrage constitué d’une diversité de monographies. L’A. a cherché à le faire dans une brève Conclusion d’un dizaine de pages qui défient tout résumé. Une bibliographie (1974) de neuf pages signale les principaux ouvrages indispensables parus à l’époque de sa publication.

14Bernard Quelquejeu

Académie catholique de France, Rationalités et christianisme contemporain. Vigiles de l’espérance, Yvonne Flour et Philippe Capelle-Dumont (dir.). Paris, Parole et Silence, 2019 ; 14 × 21, 343 p., 24 €. ISBN : 978-2-88950-016-2.

15C’est un belle entreprise, et aujourd’hui particulièrement impérieuse, que celle de reprendre la question : quelle espérance est permise à la raison humaine dans son exercice contemporain ? Ce fut, dès l’origine du christianisme, l’injonction posée par saint Pierre dans son épître : « Soyez prêts à rendre compte de l’espérance qui est en vous. » Ce fut celle relayée par Kant dans la troisième des trois questions qui selon lui définissent l’homme : « Que m’est-il permis d’espérer ? » Telle est l’exploration que l’Académie catholique de France a remise en chantier pour fêter son dixième anniversaire, ainsi que le propose dans une introduction substantielle le P. Philippe Capelle-Dumont, l’un de ses principaux fondateurs.

16Il fallait bien commencer par remarquer que parler aujourd’hui de la raison ne va plus de soi. S’il ne faut pas poser, sans réfléchir plus avant, que l’unité de la raison humaine est aujourd’hui définitivement perdue, il faut reconnaître que celle-ci se présente d’abord sous la forme de toute une gamme de rationalités partielles gouvernant chacune une ou plusieurs disciplines pourvues de leur logique, de leur cohérence, de leurs méthodes. C’est pourquoi l’ouvrage ne comporte pas moins de huit chapitres, couvrant chacun un champ particulier de la rationalité contemporaine : les espaces de la théologie (chap. 1), de la science (chap. 2), des sciences morales et des valeurs (chap. 3), du dialogue interreligieux (chap. 4), de la raison esthétique (chap. 5), des sciences juridiques (chap. 7), enfin de la pédagogie (chap. 8).

17L’entreprise avait été précédée par une conférence inaugurale confiée à Pierre Manent. Donnée à lire au début de l’ouvrage sous le titre « L’Église et ses raisons », elle pose d’emblée, avec « brutalité », en termes de raison d’être, un diagnostic sur la situation de l’Église catholique en Europe, et particulièrement en France. « Si la parole de l’Église est aujourd’hui si embarrassée, partant si peu audible, c’est parce que notre Église n’est plus très sûre de son droit d’être et d’agir dans l’espace social ; et si elle est si peu assurée de son droit, c’est qu’elle ne sait plus comment formuler publiquement sa raison d’être » (p. 25). P. Manent continue en avançant qu’« après tout, l’Église catholique, si elle éprouve de la difficulté à se dire ; à dire ce qui lui est propre, « ne fait que partager le sort commun des institutions constitutives de la civilisation européenne » (p. 36). Si l’on peut ratifier, exprimés dans des termes aussi radicaux, bien des éléments de ce diagnostic, il me semble qu’il est permis de contester, avec la même radicalité, le remède que l’A. propose pour résoudre une telle crise. Pour lui, la cause, la principale cause de l’oubli de sa raison d’être consiste dans le fait que l’Église n’ose plus commander : « quoiqu’on pense de ce que devrait être la place de l’Église dans la société européenne aujourd’hui, une chose me semble certaine : elle n’y est présente encore que par la rémanence de sa forme commandante. […] La vie de l’Église aujourd’hui, pour ce qui lui donne forme d’église, ne diffère en rien d’essentiel de la vie de l’église quand celle-ci exerçait un grand pouvoir politique ou du moins un grand pouvoir social […]. La tâche qui est devant nous, c’est de comprendre et d’expliquer pourquoi et en quel sens l’Église est une institution commandante » (p. 37 et 38). Je laisse le lecteur libre de juger de la pertinence du remède proposé, au regard des signes des temps qu’il discerne, dans la fidélité au Concile Vatican II, au cœur de nos sociétés contemporaines. J’exprimerai seulement un regret : pourquoi l’A. a-t-il oublié d’honorer la demande, qui lui avait été faite, celle d’ouvrir le chantier des formes que peut aujourd’hui, prendre l’espérance chrétienne au regard des diverses rationalités contemporaines, et choisi d’exposer seulement ses regrets et sa nostalgie ?

18Chacun des chapitres, consacrés à l’une des formes des rationalités contemporaines, est construit selon un modèle commun. Une courte « présentation », de quatre pages est confiée à un premier auteur ; elle vise à faire pressentir l’une ou l’autre des caractéristiques ou des spécificités, dues souvent à son histoire, qu’a prise la discipline particulière, objet du chapitre. Un exposé beaucoup plus substantiel et développé est confié à un deuxième auteur pour répondre avec quelque détail à la question commune : celle de la place que l’espérance peut prendre, ou ne peut pas prendre, en fonction des réquisits que sa rationalité propre autorise. Un troisième auteur enfin propose une « réponse » à l’article précédent, plus brève, dans laquelle il marque ses points d’accord ou de désaccord ou prolonge parfois la réflexion.

19Il est impossible de présenter ici le contenu des analyses et propositions, même d’un mot, d’une telle pléiade d’auteurs. Je signale seulement l’une ou l’autre des contributions qui m’ont le plus intéressé ou instruit : « L’espérance de la raison théologique », belle réflexion de Vincent Holzer, la perspective judaïque présentée par Franklin Rausky sous le titre « Rationalité et dialogue des convictions » enfin l’étude de Jean-Louis Schlegel qui retrace l’évolution considérable des rapports entre les sciences sociales et les valeurs éthiques au cours des quelque soixante dernières années : depuis la sorte d’entente cordiale après la Seconde Guerre mondiale, ensuite la nouvelle donne des sciences humaines vers les années 1960-1970, enfin le poststructuralisme des années plus récentes ; on aurait souhaité que soient mieux mis en valeur les effets ou les conséquences de cette évolution sur les possibilités d’articuler quelques formes de l’espérance permise aujourd’hui au sein des pratiques sociales et morales. Enfin Yvonne Flour nous propose, sinon une impossible synthèse, du moins « quelques observations qui [l’]ont inspirée » et qui ne manqueront pas, à sa suite, d’inspirer le lecteur.

20Bernard Quelquejeu

Annik Aussedat-Minvielle, Ritualia Gallica II/3A et B. Formulaires et formules : Pénitence. Enseignement de la foi. Conseils de vie chrétienne, 2 vol., Turnhout, Brepols, 2019, 16 × 23,5, 2016 p., 395 €, ISBN : 978-2-503-55167-8.

21C’est avec un grand intérêt que nous recevons les deux premiers volumes de la toute nouvelle collection Ritualia Gallica, éditée par Annik Aussedat-Minvielle [A. A.-M.]. Cette publication de qualité scientifique et de très bonne facture a pour vocation de présenter aux historiens de nouveaux matériaux, aujourd’hui peu exploités, contenus dans les rituels liturgiques imprimés en France de 1476 à 1800. Il s’agit pour l’A. du couronnement d’un labeur de plus de quarante années, commencé avec Jean-Baptiste Molin par la publication du Répertoire des rituels et processionnaux imprimés et conservés en France (Paris, 1984), complété en 1988 par la soutenance d’une thèse en Sorbonne sous la direction de Jean Delumeau : Histoire et contenu des rituels diocésains et romains imprimés en France de 1476 à 1800 : inventaire descriptif des rituels des provinces de Paris, Reims et Rouen.

22Le plan et le nombre de volumes de la collection à paraître dévoile tant l’ampleur du travail accompli que l’étendue de la matière répartie dans les quelque six cent vingt rituels répertoriés. Ce plan est divisé en trois parties ou volumes : Présentation générale (volume I) ; Formulaires et formules (volume II), lui-même subdivisé en six tomes : Baptême des enfants et des adultes, et éducation chrétienne des enfants (II/1), Mariage et rites concernant les époux (II/2), Pénitence, enseignement de la foi et conseils de vie chrétienne (III/3), Visite des malades, extrême-onction, funérailles et séparation des lépreux (II/4), Bénédictions et exorcismes (II/5), Prônes dominicaux, conseils de dévotion et calendriers (II/6) ; puis enfin Inventaire descriptif des rituels imprimés des diocèses français de 1480 à 1800 (volume III, en deux tomes). Est donc publié à ce jour le tome II/3, en deux livres A et B, pour une somme totale de deux mille seize pages, qui laissent présager l’importance de la future collection. Celle-ci intéressera les historiens de la liturgie, de la catéchèse, des mentalités et des croyances, mais aussi des coutumes et même du folklore.

23Il serait fastidieux de détailler ici le contenu du tome II/3, qui comprend vingt-sept chapitres thématiques. Nous signalons néanmoins quelques repères et outils mis à la disposition du chercheur, et nous nous arrêterons pour exemple au chapitre xxvi « Enseignement de la foi ».

24L’introduction de l’ouvrage donne une brève définition du rituel comme livre liturgique rassemblant les rubriques et les formules d’administration des sacrements et des rites connexes, dont le simple prêtre est ministre. Elle se poursuit par une brève histoire de ce manuel particulier, à usage pastoral. Nous y retrouvons des éléments corroborant la thèse suggérée par le chanoine Boulard, à savoir que la diversité de la pratique religieuse selon les régions en France trouve son explication dans l’histoire de la pastoration : « L’intérêt principal de ces premiers manuels, avant la réforme romaine qui entraîne une certaine uniformisation, réside dans les rites, dont certains diffèrent souvent d’un diocèse à l’autre : ils offrent des différences parfois considérables entre diocèses pour le baptême, l’onction des malades, le mariage, les litanies. Plus tard, le centre d’intérêt se déplace vers les instructions et l’enseignement de la foi qui accompagnent les différents formulaires, mais certaines provinces conservent leurs particularismes » (p. 13). Après le concile de Trente, selon l’A., les rituels deviennent, avec les statuts synodaux, les précurseurs des futurs catéchismes des xvii et xviiie siècles. Ainsi, dès les années 1640, ces ouvrages « présentent de plus en plus fréquemment de volumineuses instructions sacramentelles, parfois doctrinales. Celles-ci, généralement rédigées en français, deviennent de véritables traités, parfois aussi développés que les manuels écrits pour les séminaristes de l’époque. Les évêques voient désormais dans le rituel l’instrument indispensable pour former les prêtres à l’administration des sacrements et à la pastorale. C’est parmi ceux-ci en particulier que vont se propager le courant rigoriste et le courant dit néo-gallican » (p. 15). On repère également dans les rituels divers « courants dévotionnels et catéchétiques » (p. 16). Ce foisonnement, et les influences mutuelles qui jouent entre les divers rituels, rendent difficile – d’après A. A.-M. – l’identification de traditions diocésaines, ce jusqu’au milieu du xixe siècle, où les diocèses les uns après les autres vont finalement adopter le rituel romain.

25Outre les additions signalées au répertoire de référence de 1984 (p. 19-22) et une bibliographie sélective (p. 23-31), le chercheur trouvera à la fin du second livre un tableau synthétique où sont ventilés, par diocèse et par date de parution des rituels, les extraits référencés par thème selon les vingt-sept chapitres déjà évoqués. Pour faciliter l’intelligence de la géographie ecclésiastique durant l’Ancien Régime, rappel est fait de la constitution et des variations des provinces ecclésiastiques (avec carte). Une liste des évêques promulgateurs par diocèse, avec les références des extraits tirés de leurs rituels, permet sans doute de distinguer les plus actifs en la matière. On trouvera également plusieurs catalogues d’auteurs et de saints cités dans les litanies ou dans l’ensemble du corpus. Le second livre s’achève sur un important index des incipit latins et français.

26Lorsqu’il se saisit d’un chapitre, ici le vingt-sixième, « Enseignement de la foi », le lecteur observe que la matière est encore répartie en sous-chapitres : Aides-mémoire (i), Prônes dominicaux et catéchismes (ii), Instructions et exhortations, avec un catalogue des rituels particulièrement remarquables à ce propos (iii). Chacun de ces sous-chapitres fait l’objet d’une rapide présentation, qui permet à l’A. d’attirer l’attention sur les rituels les plus remarquables et de les placer dans une perspective historique. Un regard sur le tableau synthétique général permet déjà de constater, par exemple, que, concernant le thème qui nous occupe, certains diocèses font preuve d’un intérêt marqué et constant (Arras, Auxerre…) tandis que d’autres l’ignorent totalement (Besançon, Limoges…). Il y a là probablement un indice de traditions pastorales et catéchétiques différentes. En descendant au niveau des extraits, nous constatons que le fonds proposé est une anthologie parsemée de notes explicatives, dont les textes – pour éviter les longueurs inutiles – sont parfois amputés de certains développements. Le chercheur ne doit donc pas s’attendre à trouver dans cette collection des textes complets mais plutôt des repères et des indications.

27Une limite des anthologies consiste dans la perte de l’ordre dans lequel les textes présentés sont agencés dans leur ouvrage d’origine, c’est-à-dire leur contexte, mais plus encore la dynamique générale du plan de cet ouvrage. Or, quand il s’agit d’un ouvrage de liturgie et de théologie, ce plan est toujours signifiant. Ainsi, par exemple, la matière n’est pas présentée de la même manière dans les rituels bisontins (1619, 1674, 1705) que dans notre collection. À Besançon, on trouve en général l’agencement suivant : baptême, confirmation, pénitence, ordre (rubrique sous laquelle figure ce qui concerne l’éducation chrétienne des enfants), mariage, eucharistie, extrême-onction, processions, bénédiction et exorcismes… tandis que dans Ritualia Gallica on trouve l’ordre suivant, déjà évoqué : baptême, éducation, mariage, pénitence, extrême-onction, bénédictions et exorcismes… Il y a donc, relativement à la tradition bisontine, une perte d’informations non négligeable. Qu’on nous comprenne bien ici : certainement peu de rituels ont des plans similaires et il est bien nécessaire de faire des choix dans la présentation des extraits. Il ne s’agit donc pas d’un reproche. Mais, d’une part, il serait utile de connaître les motifs qui ont présidé à la construction du plan des Ritualia Gallica et, d’autre part, le chercheur doit savoir qu’il ne peut pas se dispenser de revenir à la source pour saisir dans quel environnement l’extrait étudié trouve la plénitude de son sens. Dans le volume III des Ritualia Gallica, peut-être sera-t-il possible d’avoir une description aussi détaillée que possible de l’architecture des rituels, ce qui permettrait certainement d’établir des comparaisons suggestives.

28En remerciant A. A.-M. pour son travail considérable, nous attendons donc avec impatience la publication des prochains volumes des Ritualia Gallica, qui ouvrent de nombreux champs d’investigation aux historiens comme aux théologiens.

29Serge Tyvaert

Dominique Le Tourneau, Guide des sanctuaires mariaux de France, Paris, Artège, 2019, 23 × 13, 650 p., 24,90 €. ISBN : 979-10-336-0828-8.

30Comme l’indiquent son titre et son architecture générale – à usage pratique, où les sites sont répertoriés par départements – l’ouvrage de Mgr Dominique Le Tourneau [D. L. T.], se présente comme un guide grâce auquel les voyageurs pourront se rendre plus facilement dans plus de 2900 lieux de pèlerinages mariaux, en France métropolitaine et à Monaco. Chacun de ces lieux fait l’objet d’une courte notice se limitant, dans plusieurs cas, à la mention de la date du pèlerinage local. Cependant, plus de 140 sanctuaires bénéficient de notices plus étendues, accompagnées d’informations pratiques : plan (malheureusement illisible), coordonnées, hébergement, présence d’une communauté, accès en train et en voiture. De nombreuses personnes, remerciées par l’A. ont contribué à ce travail d’inventaire ou ont concouru aux vérifications nécessaires.

31Avec D. L. T., nous ne pouvons que marquer notre étonnement : « […] nous étions bien loin d’imaginer l’ampleur des manifestations de la piété mariale dans notre pays » (p. 6). Cette particularité s’explique tant par le nombre significatif des lieux d’apparitions (150 sanctuaires) que par le profond enracinement de la piété mariale dans nos terroirs : « 140 sanctuaires répertoriés dans le Finistère, 119 dans les Côtes-d’Armor, 110 dans le département du Nord, 103 en Haute-Corse… » (p. 7).

32Et pourtant, il nous semble que les chiffres avancés par l’A. demeurent en deçà de la réalité. Car si les secteurs bretons semblent avoir été consciencieusement inventoriés, d’autres régions – par exemple la Franche-Comté – ont manifestement été trop rapidement traitées, avec des erreurs qui trahissent une méconnaissance du terrain (Comment peut-on proposer une hôtellerie à Dole pour se rendre en pèlerinage à Faverney !). Un certain nombre d’oublis auraient pu être également évités en reprenant et actualisant les données déjà compilées dans des ouvrages plus anciens comme ceux de François Poiré, Les Grandeurs de la Mère de Dieu, Paris, 1681, André Jean-Marie Hamon, Notre-Dame de France ou Histoire du culte de la Sainte-Vierge en France, 7 vol., Paris, 1861-1866 ou encore Jean-Emmanuel-B. Drochon, Histoire illustrée des pèlerinages Français de la Très Sainte Vierge, Paris, 1890.

33Mais nous touchons ici tout autant à la difficulté de l’exercice de l’inventaire qu’à son véritable intérêt. Il est vrai que bon nombre de sanctuaires locaux ne sont plus connus et visités que par des autochtones, dont les pratiques de piété passent « sous les radars » des syndicats d’initiative comme des pastorales ordinaires. D’où la difficulté à les identifier. Mais, bien qu’apparemment endormis, ces sanctuaires n’en demeurent parfois pas moins jalousement gardés par de nombreux fidèles, dont la vie personnelle et familiale est profondément marquée par les grâces reçues. Il se trouve donc ici comme un point aveugle de la sociologie religieuse. Car la population dont nous parlons semble devoir être distinguée de celle des « catholiques festifs » dont Serge Bonnet (Défense du catholicisme populaire, Paris, 2016) fut le chantre, comme de celles des « inspirés », des « émancipés », des « conciliaires », ou des « observants » distinguées par Yann Raison du Cleuziou (Qui sont les cathos aujourd’hui ? Paris, Desclée de Brouwer, 2014). Les fidèles des sanctuaires mariaux apparaissent en effet très prosaïquement comme des « propriétaires », et leur piété particulière – très conservatrice quant à la protections des lieux et à la garde des usages – encourage, par la pratique et la mémoire, la transmission de ces traditions et, partant, de la foi chrétienne au sein des familles.

34À l’heure où le maillage paroissial se distend, ne serait-il pas opportun de s’intéresser davantage à ces pratiques de dévotion locales résistantes à l’usure du temps, de mieux les comprendre et de les faire connaître plus largement ? C’est à cet effort que concourt justement le Guide des sanctuaires mariaux. On ne peut donc qu’en féliciter l’A., tout en lui suggérant de prévoir, dès à présent, une « nouvelle édition, relue, corrigée et augmentée » comme il sied aux bons ouvrages.

35Serge Tyvaert

Les œuvres complètes de Chateaubriand

François-René de Chateaubriand, Œuvres complètes, sous la direction de Béatrice Didier, Paris, Honoré Champion (coll. « Textes de littérature moderne et contemporaine »).

36Il est temps d’évoquer dans notre revue l’édition des Œuvres complètes [OC] de Chateaubriand chez Champion. Cette entreprise magnanime est dirigée par Béatrice Didier [B. D.] qui la présente au seuil du premier volume, si l’on suit l’ordre adopté dans la numérotation des volumes – et non le processus actuel de publication – ordre qui est celui de la première édition de Ladvocat commencée en 1826 et contenant tout ce qui précède 1831. Cette édition avait pour l’écrivain une véritable fonction autobiographique – l’histoire d’un moi dans une histoire de son temps – avant les Mémoires d’outre-tombe. Il remanie peu, ajoute des préfaces et des notes marquant sa relecture. B. D. indique ensuite les principes ayant présidé à cette édition qui, à la fin de 2019, en est à son septième volume paru.

37Le premier et non le moindre est celui de l’Essai sur les révolutions [t. I-II, 2009, 22 × 15, lii-1322 p., 310 €. ISBN : 978-2-7453-1737-7] précédé de la Préface originale à l’édition des Œuvres chez Ladvocat en 1826. Publié en 2009, ce tome I-II a été réalisé par Aurelio Principato et Emmanuelle Tabet, avec quelques autres collaborateurs. On ne peut rêver publication mieux faite et plus utile, accompagnée par toutes les tables nécessaires. Pour l’Essai, on y trouvera, outre le texte original, les annotations de l’édition de 1791, celles de l’édition de 1826 qui sont du plus grand intérêt, et d’excellentes notes explicatives dues aux éditeurs, le tout dans une disposition synoptique tout à fait claire. On ne dira jamais assez l’importance de l’Essai pour la compréhension de l’œuvre ultérieure, malgré toutes les évolutions que l’on sait. Chateaubriand devenu vieux avait raison de trouver, selon ses notes de 1826, qu’il avait été un jeune homme intelligent, doué, humain.

38Un deuxième volume de voyages [t. VI-VII, 2008, 22 × 15, 888 p., 170 €. ISBN : 978-2-7453-1691-2] contient d’abord le Voyage en Amérique, écrit en 1825, trente-quatre ans après la mémorable expédition. Le texte a été établi, présenté et annoté par Henri Rossi. Une longue présentation était bien nécessaire pour éclaircir ce que fut le projet, ce qui se passa réellement en 1791, quel est le genre littéraire de l’écrit (« récit de voyage ou mémoires d’un voyage ? »). Le texte, précédé d’une longue préface, est suivi par les notes et un important dossier sur les sources, la documentation, les auteurs utilisés. Sa lecture est utile si l’on a relu Atala, René puis les Natchez dans la version de 1826. Ainsi située, elle apporte réellement quelque chose : une relecture et une autocritique, marquée par le pessimisme. Nombre de passages seront repris dans les Mémoires d’outre-tombe, et il en va de même pour le Voyage en Italie de 1803-1804 qui fait suite au Voyage en Amérique dans notre édition. Il s’agit d’une série de très belles lettres, dont celle, célèbre, adressée à Fontanes, où se dessine une esthétique. La présentation et les notes sont dues à Philippe Antoine, qui donne en annexe une chronologie, deux lettres complémentaires et une petite anthologie de lettres d’Italie qu’il est bon de rapprocher de celles de Chateaubriand. Le même éditeur nous donne ensuite Cinq jours à Clermont (1805) et Le Mont Blanc (1805) qui ne manquent pas non plus d’intérêt. Attention ! p. 787, n. 34, il s’agit de Boniface VIII et non VII.

39Voici à présent L’Itinéraire de Paris à Jérusalem et de Jérusalem à Paris [t. VIII-IX-X, 2011, 22 × 15, 1208 p., 264 €. ISBN : 978-2-7453-2098-8], édition critique par Philippe Antoine et Henri Rossi. Quel beau livre ! Chateaubriand avait entrepris ce voyage, accomplissement d’un rêve ancien, en 1806, afin de préparer l’écriture des Martyrs (il n’avoue pas un autre motif : retrouver Natalie de Noailles en Andalousie). Il n’attendait pas grand-chose de la publication de son journal en 1811 (réédition importante en 1812, édition définitive en 1826). Or ce fut un réel succès, alors que l’épopée des Martyrs, si importante à ses yeux, avait reçu un accueil assez froid en 1809. Notre édition critique est accompagnée de plusieurs dossiers et de notes. La longue et intéressante présentation nous précise, après les circonstances du périple et celles de l’écriture, la part d’invention que comporte un récit, globalement précis et sincère, l’importance de son caractère littéraire, la nature composite qui fait son charme : abondance de digressions, de références et apports historiques, de critique politique, de souvenirs surtout américains, d’affirmations de soi comme écrivain. Et pourtant ce livre est unifié par le ton et la prégnance du moi du narrateur (un texte « tour à tour pittoresque, philosophique, personnel ») et aussi par le choix de centrer l’itinéraire sur le pèlerinage en terre sainte, tout en y incluant le découverte des sources de notre culture. On termine sur le souci de Chateaubriand de créer une œuvre cohérente dans l’ensemble de ses écrits. Un premier dossier fait suite à cette présentation : la préface pour les OC et la « Note sur la Grèce » avec tous les documents annexes (p. 67-136). Un deuxième dossier, interne à l’Itinéraire, comprend les préfaces (1ère et 2e édition) et les mémoires introductifs (p. 137-t 206). Un troisième, après les sept parties et textes, contient les pièces justificatives de l’auteur et ses notes (p. 701-818). Enfin, après les variantes (p. 819-862), on trouvera une série d’annexes, états préoriginaux, correspondances, journal de Julien, réception, cartes et chronologie) (p. 863-1044). Une belle édition, un beau travail !

40Lisons maintenant le volume contenant Atala, René et Les Aventures du dernier Abencérage, [t. XVI, 2008, 22 × 15, 552 p., 118 €. ISBN : 978-2-7453-1684-4], édition établie respectivement par Fabienne Bercegol [F. B.], Colin Smethurst [C. S.] et Arlette Michel [A. M.]. Issu des Natchez primitif (dont la publication modifiée eut lieu en 1826), Atala (1801) a été publié avant le Génie du christianisme (1802) dans lequel il allait être inséré avec René pour exalter la « Poétique du christianisme ». Ils en seront de nouveau séparés entre 1805 et 1811, date d’une nouvelle préface soulignant le conflit entre inspiration et source d’art, mais insistant sur une condamnation de la rêverie (de René). Dans l’édition de 1826, ils seront regroupés en tant que romans avec Les Aventures du dernier Abencérage qui faisaient partie d’un autre cycle. Ce livre fut écrit, en effet, après le voyage en Orient et en Espagne (1807) ; il est lié à l’Itinéraire (1811) et ne fut publié que dans l’édition Ladvocat. En ce qui concerne Atala, il faut relever l’intérêt des pièces jointes et souligner l’excellente présentation qui éclaire le genre littéraire ainsi que le réemploi de ce texte dans des ensembles relevant d’intentions différentes : l’épopée de l’homme selon la nature, l’apologie du christianisme (et de l’esthétique classique), la démonstration d’une capacité d’écrire des romans, la visée autobiographique. F. B. relève plusieurs contradictions dues à ces changements et met en lumière quelques intentions cachées. Dans l’édition de René, les notes de C. S. soulignent de façon très utile parallèles et sources. Enfin, quant aux Aventures, A. M. signale – outre l’aspect autobiographique du récit donnant une autre portée à l’intensité de cette méditation sur les formes de l’amour – , les sources, les genres littéraires mêlés où l’on doit le situer, la réflexion sur les civilisations qu’il contient, l’originalité d’un « sublime » qui n’est pas l’exclusivité des chrétiens, l’éloge de l’honneur cher aux Maures vaincus ainsi que leur haute civilisation promise à la disparition comme le fut celle de la chevalerie espagnole elle-même.

41À une œuvre voulue monumentale, Les Martyrs (1809), répond en fin 2019 une édition par Nicolas Perot [N. P.] qui ne l’est pas moins [t. XVII, XVIII, XVIII bis, 2019, 22 × 15, 3 vol., 1915 p., 180 €. ISBN : 978-2-7453-3077-2] : une présentation de 140 p., trois volumes faisant en tout 1915 p. ! Le premier contient la présentation, les préfaces (dont l’Examen avec les Remarques) et le texte. Le deuxième : les variantes, un magnifique ensemble de notes critiques (p. 805-1094) et une section « manuscrits et épreuves ». Le troisième : le dossier de presse des 1ère et 3e éditions, une série d’annexes et une bibliographie. Revenons à la présentation. Aujourd’hui, pour une personne qui me dit trouver dans Les Martyrs un livre merveilleux, dix autres le jugent illisible. Voyons si N. P. parvient à nous convaincre du contraire. Cette introduction est consacrée d’abord à la genèse de l’ouvrage (p. 7-71), très bien documentée, ensuite à l’accueil qui lui fut réservé et aux réactions de Chateaubriand (p. 72-139). L’histoire de son écriture est du plus haut intérêt pour bien le comprendre. L’idée de l’épopée et le début de son écriture datent de 1804 : une sorte de preuve du Génie, sans oublier des motivations personnelles, ce qui ne veut pas dire autobiographiques (Cymodocée n’est pas Mme de Beaumont !). Velléda n’apparaît que dans un second temps, à l’été 1805, où la passion pour Natalie de Noailles a pu jouer un rôle, mais le fantasme – la « Sylphide » ! – est bien plus ancien. En juillet 1806 le livre VIII achevé, Chateaubriand part en Orient pour « peindre les décors de son ouvrage » et surtout réaliser un rêve de toujours. Mais il ne faut pas majorer les apports du Voyage pour le texte même de l’épopée. En 1807-1808, à la Vallée-aux-loups, l’écriture se poursuit. On peut suivre en détail le travail des remaniements et des avancées ; on éclaire au passage la discussion : roman ou épopée ?, ainsi que l’affaire des corrections exigées par la censure. L’étude consacrée à l’accueil initial assez critique, dont Chateaubriand conçut de l’amertume, avec ses enjeux politiques (l’image positive de l’empereur), littéraires (la naissance du roman), religieux (un christianisme humaniste et sensible) est excellente également. Le jugement final nous intéresse beaucoup : le projet de Chateaubriand a peu changé, l’ouvrage est cohérent, mais d’un genre hybride entre le roman déjà romantique et l’épopée néo-classique ; il faut cependant le lire dans sa totalité, avec « son ambition d’œuvre totale, jalon sur la route des MOT et de la Vie de Rancé, et peut-être un peu plus que cela ».

42Le premier volume, paru en 2016, [t. XXVI/1, 2016, 22 × 15, 578 p., 90 €. ISBN : 978-2-7453-2917-2], est consacré aux Écrits politiques et contient les articles du Conservateur, parus entre octobre 1818 et mars 1820. L’édition critique, la présentation générale, celle des numéros successifs, ainsi que les notes sont dues à Colin Smethurst. On peut y lire plus de cinquante articles de longueur variable, qui ont marqué la ligne du périodique. Chateaubriand s’y montre royaliste et aristocrate, mais indépendant et défenseur de la charte de la liberté – notamment celle de la presse – et de l’égalité devant la loi, en dépit des opinions des cofondateurs plus « ultras » que lui. Il faut distinguer les Lettres sur Paris, reflétant l’actualité, des autres articles plus généraux. Il est intéressant de relever dans cette publication initiale ce en quoi elle est plus ample que celle de 1827 ou en diffère (il s’agit du volume Polémiques des OC) : l’évolution libérale de Chateaubriand est sensible, et elle n’a pas fini alors de s’accentuer. On lira aussi trois contributions à la revue ultra Le Drapeau blanc. Enfin, le volume contient un très beau texte, d’abord descriptif et historique puis polémique, sur les ermites et les missionnaires du Mont-Valérien.

43Dans la même collection mais sans numéro parce que non publié dans l’édition Ladvocat, un volume qu’il est très intéressant de découvrir est celui du « Congrès de Vérone » [2014, 22 × 15, 888 p., 190 €. ISBN : 978-2-7453-2417-7]. Il s’agit d’une œuvre publiée en 1838 par Chateaubriand pour justifier son action comme ambassadeur lors du congrès puis ministre des affaires étrangères lors de la guerre d’Espagne qui fut, comme on le sait, une guerre de prestige tout opposée à la politique qui est alors celle de Louis-Philippe. La réception de cette œuvre le déçut. Il faut le lire comme une partie des MOT, dont elle contient plusieurs passages (ou plutôt l’inverse), ainsi qu’un grand nombre de lettres. Éditée pour la première fois intégralement en 1922, elle l’est ici dans une édition critique par Jacques-Alain de Sedouy, un spécialiste de l’auteur et de cet écrit en particulier. Il l’ouvre par une remarquable présentation de cent pages qui le situe et l’éclaire, y ajoute des notes abondantes et plusieurs annexes utiles.

44Nous attendons avec bon espoir et grands intérêt la publication des volumes suivants, dont certains sont déjà, nous dit-on, en bonne voie.

45Jean-Pierre Jossua


Date de mise en ligne : 17/03/2020

https://doi.org/10.3917/rspt.1031.0245

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