Notes
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[*]
Cet article était à l’origine une conférence prononcée lors du colloque organisé par l'ISEO de l’Institut Catholique de Paris, l'Institut Protestant de Théologie (IPT–Paris) et l'Institut de Théologie Orthodoxe Saint-Serge : « Églises en chantier. Justice et justification au cœur de nos pratiques » du 12 au 14 mars 2019. Il est soutenu par le fonds de recherche de l’Université presbytérienne et séminaire théologique, Séoul, 2019.
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[1]
La doctrine de la justification. Déclaration commune de la Fédération luthérienne mondiale et de l’Église catholique romaine, Préface par Joseph Doré et Marc Lienhard, Paris – Genève, Bayard-Centurion, Fleurus-Mame, Éditions du Cerf – Labor et Fides, 1999, p. 8.
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[2]
N° 5 de la DC : « notre justification par la grâce de Dieu au moyen de la foi en Christ » ; n° 15 : « par le moyen de la foi » ; n° 25 : « Nous confessons ensemble que le pécheur est justifié au moyen de la foi. »
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[3]
N° 26 de la DC : « Selon la compréhension luthérienne, Dieu justifie le pécheur par la foi seule (sola fide). »
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[4]
Eberhard Jüngel, Justification: The Heart of the Christian Faith. A Theological Study with an Ecumenical Purpose, translated by Jeffrey F. Cayzer ; with an introduction by John Webster, Edinburgh – New York, T&T Clark, 2001, p. 236, n. 215. Notons que le point qu’il critique dans la DC d’une manière vibrante est l’affaiblissement du statut de la doctrine de la justification dans l’enseignement chrétien. En effet, la DC (n° 18) la décrit comme « un critère indispensable ». Jüngel critique cela parce qu’il considère qu’elle est le critère (« als Kriterium », non « ein unverzichtbares Kriterium ») ; E. Jüngel, « Um Gottes willen – Klarheit ! Kritische Bemerkungen zur Verharmlosung der kriteriologischen Funktion des Rechtfertigungsartikels – aus Anlaß einer ökumenischen “Gemeinsamen Erklärung zur Rechtfertigungslehre” », Zeitschrift für Theologie und Kirche 94/3 (September 1997), p. 395.
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[5]
C’est l’avis d’Otto Hermann Pesch qui a apporté une grande contribution au progrès du dialogue œcuménique par ses études croisant les traditions catholique et luthérienne. Il affirmait encore en 2003 : « If ecumenical theology is not to be, and remain, the hobby-horse of a thinking rather than an indispensable element of all contemporary theological thinking, then extreme care must be exercised in the area which has been marked by hundreds of years of misunderstanding. », dans Otto Hermann Pesch, « Thomas Aquinas and Contemporary Theology », Contemplating Aquinas, London, SCM Press, 2003, p. 214.
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[6]
En 1967, O. H. Pesch a publié une immense étude (plus de mille pages) intitulée Theologie der Rechtfertigung bei Luther und Thomas von Aquin : Versuch einer systematische-theologischen Dialogs, Mainz, 1967. Cette étude est consacrée à la comparaison entre la doctrine de la justification chez Thomas d’Aquin et celle de Luther. Comme le précise le titre, il s’agissait d’une tentative de dialogue théologique et systématique. Il y traite de la fides caritate formata rapidement (voir p. 735-738 ; la foi justifiante est traitée entre les pages 719 et 757). Il y montre que l’Aquinate et le réformateur ne se séparent pas tant par leur compréhension de la foi justifiante que par leur façon de faire de la théologie : “sapientielle” chez le dominicain, “existentielle” chez Luther. Cependant Pesch n’explore pas leur usage de sources différentes, qui selon nous est déterminant.
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[7]
La Doctrine de la justification, op. cit., p. 8.
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[8]
Ibid., p. 13.
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[9]
Pour plus de précisions voir plus bas.
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[10]
Anthony N. S. Lane, Justification by Faith : Catholic-Protestant Dialogue. An Evangelical Assement, London – New York, T&T Clark, 2002, p. 185 ; Theodor Dieter a précisé le rôle joué par le cardinal Joseph Ratzinger dans l’intégration de sola fide dans l’Annexe. Voir « The Genesis of the Joint Declaration on the Doctrine of Justification », à paraître dans les Actes du Colloque qui a eu lieu entre le 12 et le 14 mars 2019, à l’Institut Catholique de Paris.
- [11]
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[12]
John Wesley (1703-1791) est le fondateur du méthodisme et sa théologie est focalisée sur la sanctification.
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[13]
http://unitedeschretiens.fr/IMG/pdf/oec-cat-luth-ref-int-2017_asssociation.pdf consultée le 5 novembre 2019.
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[14]
Sur ce sujet, voir George Hunsinger, « Justification and Justice : Toward an Evangelical Social Ethic », Michael Weinrich, John P. Burgess (eds.), What is Justification about ? Reformed Contribution to an Evangelical Theme, Grand Rapids, MI, William B. Eerdmans, 2009, p. 207-230.
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[15]
Jean Calvin, Institution, III.2.1, cité au n° 16 de l’ACMER.
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[16]
« Le pardon de Dieu nous absout de notre faute (justification) et sa libération nous libère des liens du péché de sorte que notre foi peut devenir active dans l’amour (sanctification). L’union avec le Christ, selon l’enseignement réformé, est la source de ces bienfaits salvateurs » (ACMER, n° 9).
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[17]
Acta Reformationis catholicae Ecclesiam Germaniae concernentia saeculi xvi, Georg Pfeilschifter (ed.), Regensburg, 1959-1974, t. VI, p. 30-44.
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[18]
Article v de iustificatione hominis dans l’Accord de Regensburg, cité dans l’ACMER, n° 3, note 1.
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[19]
J. Calvin, Institution III.11.20 : « Nous confessons bien avec S. Paul, qu’il n’y a d’autre foi qui justifie sinon celle qui est conjointe avec la charité (Ga 5, 6). Mais elle ne prend point de charité la vertu de justifier ; même elle ne justifie pour autre raison, sinon qu’elle nous introduit en la communication de la justice de Christ, […] nulles œuvres auxquelles soit dû aucun salaire, et qu’alors finalement la foi est imputée à justice, quand la justice nous est donnée par grâce, non due » (Institution de la religion chrétienne, Genève, Labor et Fides, 1957, p. 213).
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[20]
L’ACMER, note du n° 3.
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[21]
Voir A. N. S. Lane, op. cit., p. 55.
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[22]
J. Calvin, Lettre à Guillaume Farel (1541), Ioannis Calvini Opera quae supersunt omnia, vol. XI, Brunsvig, Apud C. A. Schwetschke et filium, 1863, p. 215-216.
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[23]
« Fides ergo sola est quae iustificet : fides tamen quae iustificat, non est sola (Galat. 5, 6 ; Rom 3, 22). Quemamodum solis calor solus est qui terram calefaciat ; non tamen idem in sole est solus, quia perpetuo coniunctus est cum splendore. » CO 7, 477. Acta Synodi Tridentinae. Cum Antidoto (1547), In XI, Opera, VII , p. 477.
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[24]
Martin Luther, « zu samen gereymet und geleymet », WA.Br. 9 : 406, 14. n. 3616.
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[25]
Id., « Ein weitleufftig und geflickt ding », WA.Br. 9 : 406, 8, n. 3616. Parmi nos contemporains, McGrath émet la même critique que Luther, et considère l’accord de Regensburg comme un « scissors and paste job », une simple juxtaposition des positions catholique et protestante. Alister McGrath, Iustitia Dei, 2 : 60 s., cité par A. N. S. Lane, op. cit., p. 55.
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[26]
A. N. S. Lane, « A Tale of Two Imperaial Cities. Justification at Regensburg (1541) and Trent (1546-1547) », Bruce L. McCormack (ed.), Justification in Perspective: Historical Developments and Contemporary Challenges, 2006, p. 119-130.
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[27]
Seripando a été responsable de la rédaction du texte préparatoire sur la doctrine de la justification lors du Concile de Trente.
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[28]
E. Jüngel, Justification, op. cit., p. 249. (Nous soulignons).
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[29]
Ibidem.
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[30]
Ce langage biblique parait un choix délibéré pour éviter la formule fortement critiquée par Luther et sa postérité.
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[31]
M. Luther, In Gal. 2, 16. WA 40/1, 239 ; MLO, t. 15, p. 150.
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[32]
Id., In Gal. 2, 4-5. WA 40/1, 164 ; MLO, t. 15, p. 102.
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[33]
Ibidem.
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[34]
Ibidem.
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[35]
Id., In Gal. 2, 16. WA 40/1, 239 ; MLO, t. 15, p. 149.
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[36]
Id., In Gal. 2, 16. WA 40/1, 240 ; MLO, t. 15, p. 150.
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[37]
Id., WA 40, 226 ; MLO, t. 15, p. 140-141.
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[38]
Notons cependant, pour éviter toute caricature, que, même si Luther exclut strictement la charité de la justification, il consacre aussi une place importante à la charité dans la vie des chrétiens. « Nous reconnaissons, dit-il, que l’enseignement doit aussi porter sur les bonnes œuvres et sur la charité, mais en leur temps et en leur lieu, savoir quand la question des œuvres est posée en dehors de cet article capital. », M. Luther, WA 40, 239-240 ; t. 15, p. 149-150.
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[39]
Gabriel Biel, Collectorium circa quattuor libros Sententiarum. Libri quarti pars secunda, Tübingen, J. C. B. Mohr – P. Siebeck, 1979.
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[40]
Selon H. A. Oberman, la lutte de Luther contre les pélagiens visait surtout ses collègues théologiens qui suivaient la ligne nominaliste ; le Réformateur n’avait pas exploré les scolastiques classiques. Il n’a donc pas vraiment distingué entre diverses écoles, même s’il ne les ignorait pas, mais a critiqué la théologie scolastique en gros comme marquée par le pélagianisme. Oberman considère Luther comme « l’exemple classique, ou plutôt médiéval, d’une victime, pour ainsi dire, d’une ignorantia invincibilis ». H. A. Oberman, The Dawn of the Reformation. Essays in Late Medieval and Early Reformation Thought, Edinburgh, T&T Clark, 1992, p. 108 ; voir Thomas d’Aquin, Summa Theol., Ia IIae, q. 76, a. 2.
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[41]
Thomas d’Aquin, Summa theol. IIIa Pars, q. 49, a. 1, resp.
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[42]
Ibid., q. 49, a. 1, ad 5 : « Fides autem per quam a peccato mundamur, non est fides informis, quae potest esse etiam cum peccato, sed est fides formata per caritatem, ut sic passio Christi nobis applicetur non solum quantum ad intellectum, sed etiam quantum ad affectum. Et per hunc etiam modum peccata dimittuntur ex virtute passionis Christi. »
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[43]
Voir Augustin (In I Ioan., tr. 10, n. 2) : « Accipitur autem fides tribus modis scilicet pro eo quo creditur, et est virtus ; et pro eo quo creditur, et non est virtus ; et pro eo quod creditur. Fides enim qua creditur, cum charitate virtus est, et hoc est fundamentum omnium bonorum, in qua nemo perit. Haec fideles facit et vere Christianos. Alia [...] non habet charitatem, quae est forma omnium virtutum. » Voir Pierre Lombard, Collectanea in omnes D. Pauli apostoli epistolas [Glosa], in Rom. I, 17, PL 191, 1324B. Cette distinction est aussi introduite dans Id., Sententiae in IV libris distinctae, L. III, d. 23, c. 3, Grottaferrata, t. II, 1981, p. 142.
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[44]
« Fides enim sine dilectione inanis est. Fides cum dilectione christiani est ; alia daemonis est, nam et daemones credunt et contremiscunt. » Cité par Pierre Lombard, Sententiae, L. III, d. 23, c. 3, n. 4, éd. citée, t. II, p. 143.
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[45]
Voir Jc 2, 19 ; O. H. Pesch en expliquant la fides caritate formata, formule classique dans la théologie scolastique, insiste, très justement, sur le fait que celle-ci est fondée sur la Bible : O. H. Pesch, Hinführung zu Luther, Mainz, Mattias-Grunewald-Verlag, 2004 (Dritte, aktualisierte und erweierte Neuauflage), p. 176.
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[46]
Voir Thomas d’Aquin, Summa theol. IIa IIae, q. 4, a. 1, resp.
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[47]
Thomas d’Aquin, Super Rom. i, 17, éd. Marietti (1953) n° 106. Thomas explique la fides caritate formata de plusieurs manières. Dans son œuvre de jeunesse, De veritate, il utilise le langage aristotélicien de l’hylémorphisme (Q. disp. de veritate, q. 14, a. 15, resp.), et dans la Somme de théologie, l’œuvre de sa maturité, l’explication est mise en rapport avec la fin des actes moraux (Summa theol. IIa IIae, q. 4, a. 3, resp. ; IIa IIae, q. 23, a. 8, resp.)
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[48]
Super Rom. iii, 21, n° 302.
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[49]
Thomas d’Aquin, Summa theol. Ia IIae, q. 113, a. 4, ad. 1.
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[50]
Ibid., IIa IIae, q. 6, a. 1, resp.
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[51]
Ibidem.
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[52]
Ibid., IIa IIae, q. 24, a. 2, resp.
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[53]
Ibidem.
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[54]
Ibidem.
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[55]
Thomas d’Aquin, Super Gal. v, 6, n° 286.
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[56]
Id., Summa theol. Ia IIae, q. 113, a. 6, resp.
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[57]
Ibid., Ia IIae, q. 111, a. 2, ad. 2.
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[58]
Ibidem.
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[59]
Ibid., Ia IIae, q. 113, a. 7, resp.
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[60]
Ibidem.
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[61]
Entre autres, voir M. Luther, WA 2, 394, 31ff (1519).
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[62]
Thomas d’Aquin, Summa theol. Ia IIae, q. 109, a. 5, resp.
-
[63]
Voir Martin Luther, Disputatio de homine (1536), WA 39.1 : 175.1–176.4.
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[64]
Thomas d’Aquin, Summa theol. Ia IIae, q. 112, a. 3.
-
[65]
« L’œuvre bonne [accomplie] avant la grâce vaut pour obtenir la grâce de congruo […] ». M. Luther, WA 40 I, 220, 4-10, 13-16, 22-29. Selon Luther, cette doctrine signifie que l’homme peut accomplir la loi de ses propres forces, et peut préparer à la grâce. H. A. Oberman, The Harvest of Medieval Theology. Gabriel Biel and Late Medieval Nominalism, Cambridge, MA, The Harvard University Press, 1963, p. 171.
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[66]
Thomas d’Aquin, Summa theol. Ia IIae, q. 112, a. 3, resp.
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[67]
Ibid., Ia IIae, q. 109, a. 10, resp. in fine.
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[68]
Dans son célèbre ouvrage Agape and Eros, Nygren explique la doctrine médiévale de la charité, en reprenant la conception luthérienne. À la suite du Réformateur, il critique la fides caritate formata, et affirme que la charité comprise comme l’amour humain, n’a pas de place dans la justification. Anders Nygren, Agape and Eros : Part. II, The History of the Christian Idea of Love, trad. by Philip S. Watson, Chicago, The University of Chicago Press, 19321, 1982, p. 655-658. J. Burnaby a bien montré combien cette critique est déterminée par une mauvaise compréhension de Thomas pour qui, en réalité, la fides caritate formata ne renvoie pas à la charité prise comme amour humain, mais l’amour de Dieu. Il écrit : « But his polemic against fides caritate formata, his expulsion of Love from the faith that justifies, proves only that he never understood St. Thomas. Charity no more than Faith is in Thomas’s doctrine a “work” by which man’s effort achieves the fellowship with God. Both belong to that goodness which the love of God “creates and infuses”. John Burnaby, Amor Dei. A Study of the Religion of St. Augustine. The Hulsean Lectures for 1938, London, 19381, 19603, p. 277.
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[69]
Thomas d’Aquin, Super Rom. iii, 28, n° 317. Voir Eunsil Son, Miséricorde n’est pas défaut de justice. Savoir humain, révélation évangélique et justice divine chez Thomas d’Aquin, Paris, Éditions du Cerf, 2018, p. 224, n. 3.
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[70]
M. Luther, Œuvres, t. 11, Commentaire de l’Épître aux Romains (t. i) Gloses et scolies, ch. 1 à 3, Genève, Labor et fides, 1983, p. 233 ; autre texte où Luther exprime la même idée : « Nous ne devenons pas justes en faisant ce qui est juste, mais en tant que nous sommes rendus justes, nous produisons des œuvres justes. Contre les philosophes », Controverse contre la théologie scolastique (1517), thèse 40, WA 1, 226, 8 ; Œuvres, t. I, p. 98. Cité par E. Son, op. cit., p. 224, n. 4.
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[71]
WA 40/1, 421 in fine ; MLO, p. 15, 274.
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[72]
WA 40/1, 266, 15-19 ; MLO, p. 15, 167.
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[73]
Ce point a été souligné par le cardinal Willebrands lors de l’assemblée générale de la Fédération Luthérienne Mondiale à Évian en 1970. Karl Lehmann et Wolfhart Pannenberg (dir.), Les Anathèmes du xvie siècle sont-ils encore actuels ?, Paris, Éditions du Cerf, 1986, p. 90.
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[74]
Voir Gilles Berceville et Eunsil Son, « Exégèse biblique, théologie et philosophie chez Thomas d'Aquin et Martin Luther commentateurs de Rm 7, 14-25 », Recherches de Science Religieuse 91/3 (2003), p. 389 ; E. Son, op. cit., p. 267-300.
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[75]
Mais parmi eux de grands théologiens exploraient sérieusement le vaste corpus des œuvres de Luther comme Pesch ou Congar par exemple, qui ont beaucoup contribué au progrès du dialogue œcuménique. Sur l’évolution de la recherche sur Luther par les théologiens catholiques, voir Hugh Robert Boudin et Jean-François Gilmont, « Luther au tribunal de la recherche contemporaine. Une historiographie éclatée », H. R. Boudin, A. Houssiau (éd.), Luther aujourd’hui, Louvain-la-Neuve, Publications de la Faculté de Théologie, 1983, p. 7-33.
I. Introduction : une question encore ouverte après un long débat œcuménique
1En 1999 fut publiée la Déclaration commune luthéro-catholique sur la doctrine de la justification [DC], fruit d’un long processus de dialogue et de travaux communs entre catholiques et luthériens. Le Conseil méthodiste mondial en 2006, puis la Communion mondiale des Églises réformées et la communion anglicane, en 2017, s’y sont finalement associés. Cette association nous conduit à constater que le rôle de la doctrine de la justification est aujourd’hui inverse de celui qu’elle a joué dans les siècles passés : tandis qu’auparavant elle divisait les Églises, maintenant elle les rapproche.
2Toutefois la signature de la DC par les cinq confessions mentionnées ci-dessus ne signifie pas qu’elles s’accordent en tout sur la doctrine de la justification. Cet accord nuancé a été rendu possible par la méthode employée par la DC, dite du « consensus différencié [1] ».
3Une des différences les plus débattues concerne la compréhension de la foi justifiante. Tandis que la position luthérienne insiste sur la justification par la foi seule (sola fide), l’Église catholique met en valeur l’idée d’une foi active par la charité. Cela explique la raison pour laquelle la DC évite à plusieurs reprises l’expression sola fide dans la partie exprimant la confession commune [2], alors que la partie exprimant la position luthérienne utilise explicitement l’expression sola fide [3].
4Or, dans cette expression, l’adjectif « sola » signifie que l’acte humain est exclu de la cause de la justification. Parmi les partenaires du dialogue œcuménique, aucun ne s’oppose à ce point. Mais les catholiques montrent une réticence à l’égard de cette expression, car, bien qu’ils excluent eux aussi l’acte humain de la cause de la justification, ils considèrent que la foi justifiante doit être accompagnée par la charité. Contrairement à la position catholique, un théologien luthérien comme Eberhard Jüngel, à la suite de Luther, conteste fortement cette compréhension de la foi justifiante [4]. D’où vient cette différence ?
5Nous voudrions montrer ici, qu’en réalité, une grande part du désaccord qui subsiste entre les traditions théologiques catholique et luthérienne est due à une méconnaissance réciproque et à un malentendu hérité de leur passé [5]. La position catholique est fondée sur la théologie de Thomas d’Aquin (1224/25-1274), qui considère la foi justifiante comme foi formée par la charité (fides caritate formata), tandis que la tradition luthérienne provient de la lutte menée par Martin Luther (1483-1546) contre l’utilisation de cette explication dans la scolastique tardive, notamment chez le nominaliste Gabriel Biel (1420 à 1425-1495), qui montrait des tendances pélagiennes. Mais Luther, en l’occurrence, n’a pas examiné à fond la conception de la fides caritate formata développée par les théologiens médiévaux antérieurs à Biel. L’élaboration proposée par Thomas, en particulier, est riche et complexe et, selon nous, authentiquement évangélique. C’est à elle, selon nous, que la conception luthérienne doit être comparée, si l’on veut contribuer à une meilleure compréhension mutuelle des confessions, nécessaire pour parvenir à une union plus forte dans la foi [6].
6Après une analyse rapide des documents essentiels témoignant de l’accord des Églises à ce sujet, en particulier des passages qui contiennent les formules en question, nous nous arrêterons sur un précédent de la DC, l’accord de Regensburg de 1541, et sur sa réception, qui montrent bien l’enjeu majeur du problème. Nous entreprendrons alors une comparaison entre les compréhensions luthérienne et thomasienne de la fides caritate formata, et évoquerons, pour finir, le problème des sources du rejet de cette formule par Luther, et montrerons que la doctrine de justification « par la foi seule » selon Luther et le rôle assigné à la fides caritate formata, dans la justification chez Thomas d’Aquin, ne sont pas incompatibles.
II. Les documents essentiels de l’accord sur la justification
7Nous ne traiterons ici que des accords qui ont été l’occasion de production de documents. C’est pourquoi nous n’aborderons pas la position de l’Église anglicane qui, bien qu’elle se soit associée à la DC en 2017, n’a pas proposé de texte à ce sujet.
1. La Déclaration luthéro-catholique sur la doctrine de la justification (1999)
8La DC a été publiée et ratifiée par l’Église catholique et l’Église luthérienne en 1999. Elle est le résultat de plus de trente ans de dialogue, et marque un tournant dans l’histoire du dialogue œcuménique. C’est dans les alinéas 25-27 qu’elle aborde la question qui nous occupe, dans la quatrième partie du texte, qui présente « le développement de la compréhension commune de la justification », en expliquant les différences entre les approches catholique et luthérienne, selon la méthode du « consensus différencié » : ainsi, « des affirmations communes sur l’essentiel sont accompagnées d’approches différentes, conformément aux traditions et aux points de vue confessionnels des uns et des autres [7] ». Le n. 25 exprime l’affirmation commune et les n° 26 et 27, respectivement, les positions luthérienne et catholique :
- n° 25 : Nous confessons ensemble que le pécheur est justifié au moyen de la foi en l’œuvre salvatrice de Dieu en Christ ; [...] cette foi est active dans l’amour.
- n° 26 : Selon la compréhension luthérienne, Dieu justifie le pécheur par la foi seule (sola fide). [...] Ainsi l’enseignement de « la justification par la foi seule » distingue mais ne sépare pas la justification et le renouvellement de la vie qui est une conséquence nécessaire de la justification et sans laquelle il ne saurait y avoir de foi.
- n° 27 : Si la compréhension catholique insiste sur le renouvellement de la vie par la grâce justifiante, ce renouvellement de la vie dans la foi, l’amour et l’espérance, est toujours dépendant de la gratuité de la grâce de Dieu sans produire une contribution à la justification dont nous pourrions nous enorgueillir devant Dieu.
10Ces trois alinéas, tout en exprimant clairement l’accord théologique entre les deux parties, montrent bien le poids toujours présent des traditions héritées de leur passé. L’affirmation commune insiste sur la justification par la foi en évitant délibérément l’adjectif sola, dont le sens exclusif suscite les réticences catholiques. Au contraire le paragraphe luthérien ajoute, tout naturellement, l’adjectif controversé, et clarifie ainsi le rapport entre la justification et le renouvellement de la vie : celui-ci est une conséquence de celle-là, et l’une et l’autre se distinguent sans se séparer. Le paragraphe catholique insiste sur « le renouvellement de la vie par la grâce justifiante », sans oublier de souligner que ce renouvellement est « toujours dépendant de la gratuité de la grâce de Dieu » (n° 27).
11On peut donc constater qu’il s’agit surtout d’une différence d’accentuation. En effet, la position luthérienne cherche avant tout à préserver la priorité de la justification par rapport au renouvellement de la vie, tandis que la position catholique insiste sur la nécessité du renouvellement de la vie. C’est pourquoi la DC a pu surmonter cette différence et la reconnaitre comme une « diversité réconciliée [8] ».
12Cette réconciliation est possible, en quelque sorte, parce que la tension classique liée aux formules « sola fide » et « fides caritate formata » n’est pas exprimée de manière explicite. Toutefois, les thèses auxquelles renvoient ces formules demeurent présentes implicitement dans l’affirmation commune : i) « le pécheur est justifié au moyen de la foi en l’œuvre salvatrice de Dieu en Christ » ; ii) « Cette foi [la foi justifiante] est active dans l’amour ; c’est pour cela que le chrétien ne peut et ne doit pas demeurer sans œuvres. »
13L’omission, dans cet alinéa, de la formule « sola fide », inlassablement répétée par Luther et sa postérité, a été fortement critiquée par certains théologiens protestants, comme par exemple Eberhard Jüngel, qui reprend exactement la position de Luther [9]. Cette critique a finalement été prise en compte par les partenaires du dialogue, qui ont décidé d’intégrer la formule dans l’Annexe 2C, ce qu’Anthony Lane considère comme « une vraie avancée historique [10] ».
2. La Déclaration méthodiste d’association avec la DC (2006) [11]
14Le Conseil méthodiste mondial a signé la DC en 2006 à l’occasion de sa Conférence mondiale qui a eu lieu du 20 au 24 juillet à Séoul. Cela a coïncidé avec la visite à Séoul du cardinal Kasper. Lors de la prière œcuménique, où trois mille personnes venant de quatre-vingts pays étaient présentes, le cardinal Walter Kasper a salué les efforts accomplis pendant quarante ans dans le dialogue entre catholiques et méthodistes, et qui ont permis cette adhésion.
15La Déclaration d’adhésion du Conseil méthodiste mondial à la DC, issue de la Conférence mentionnée ci-dessus, est composée de cinq alinéas : après un préambule (n° 1), le Conseil précise les points qu’il approuve (n° 2 et 3), puis présente la position méthodiste concernant les différences entre les approches catholique et luthérienne (n° 4), avant de conclure par une action de grâce (n° 5).
16La position méthodiste insiste sur « le profond lien entre le pardon des péchés et le fait de rendre juste, entre justification et sanctification », et se dit fondée sur la Bible et l’héritage de John Wesley [12] (4.2). Quant aux formules « par la foi seule » et « la foi active par l’amour », elles sont affirmées ensemble explicitement, et le Conseil précise ainsi la nature de l’amour et celle de la foi : « Ni la foi, ni l’amour ne sont le résultat d’efforts humains, mais par l’appel de Dieu à la foi et par l’infusion de l’amour de Dieu, nous, comme êtres humains, sommes intégrés dans la réalité du salut de Dieu » (4.3). Cette explication distingue bien la compréhension méthodiste de celle de Luther et de ses successeurs comme Jüngel. Comme nous le verrons en effet, ceux-ci comprennent l’« amour » en référence aux œuvres de l’amour humain.
3. Association de la Communion mondiale d’Églises réformées à la DC (2017)
17Le 5 juillet 2017, à Wittenberg, la Communion mondiale des Églises réformées s’est à son tour jointe officiellement à la DC et a produit un document intitulé Association de la Communion mondiale d’Églises réformées à la Déclaration commune sur la doctrine de la justification [ACMER]. L’ACMER exprime tout d’abord, entre autres, son accord global avec les perspectives développées par la DC [13].
18Dans un deuxième temps elle tient toutefois à apporter des précisions spécifiques au sujet de la relation intrinsèque entre justification et justice [14], en s’appuyant sur une source majeure de la tradition reformée, Jean Calvin, qui insiste sur le fait que « la justification et la sanctification sont inséparables [15] ».
19Pour les Réformés, la justice n’est donc pas « simplement le résultat éthique de la justification, une sorte d’étape suivante, elle est plutôt déjà impliquée théologiquement en tant que telle dans la justification » (n° 16). Quant à l’amour qui rend la foi active, l’ACMER tient à préciser qu’il relève plus spécifiquement de la sanctification [16].
4. Un précédent historique de la DC : l’Accord de Regensburg entre Catholiques et Réformateurs en 1541 et sa réception
20L’ACMER qu’on vient d’évoquer parle de l’Accord de Regensburg en 1541 [17] comme d’un « consensus remarquable » et rappelle l’accueil chaleureux que Calvin lui a réservé. Il propose un résumé de l’article v du texte de l’Accord de Regensburg, qui traite de la justification :
[...] les théologiens catholiques, luthériens et réformés (Contarini, Eck, Gropper, Melanchthon, Bucer, Calvin) déclaraient : « Mais ceci [justification] n’arrive à personne sauf si en même temps l’amour est insufflé [infundatur] lequel guérit la volonté afin que cette volonté guérie puisse commencer à accomplir la loi, comme le dit saint Augustin [De spir. et lit., c. 9, 15]. Ainsi la foi vivante est celle qui, à la fois, s’approprie la miséricorde en Christ, en croyant que la justice qui est en Christ lui est gratuitement imputée, et qui, en même temps, reçoit la promesse du Saint Esprit et l’amour. Donc, la foi qui justifie véritablement est cette foi qui est efficace par l’amour [Ga 5, 6] » [18].
22La phrase que nous soulignons, notons-le, est tout à fait dans la ligne de Calvin [19] : l’amour ne provient pas de l’être humain, mais est insufflé par Dieu [20]. Du xvie siècle à nos jours le texte de cet accord a été diversement reçu [21]. Calvin le considérait comme une très grande concession de la part des catholiques [22], et l’a jugé compatible avec sa position. En effet, il affirme, en une autre occasion : « Il n’y a donc que la foi seule qui justifie : la foi qui justifie, cependant, n’est pas seule (Gal. 5, 6 ; Rom. 3, 22). De la même manière que la chaleur du soleil, seule, réchauffe la terre ; bien que dans le soleil elle ne soit pas seule puisqu’elle est toujours jointe au rayonnement [23]».
23Luther, en revanche, absent du colloque, a estimé que dans ce texte étaient « cousues et collées ensemble [24] », comme en un « patchwork [25] », deux conceptions de la justification, par la foi seule sans œuvres, et par la foi agissant par la charité. Le résumé cité ci-dessus semble lui aussi contenir une telle juxtaposition.
24Mais l’étude précise d’A. Lane montre bien que l’accord n’est pas le résultat d’une simple juxtaposition [26] ; catholiques et protestants ont consenti à tenir ensemble deux acceptions de la justification : comme imputation au croyant de la justice du Christ (art. v, n. 4) et comme infusion d’une grâce qui transforme l’homme et par laquelle la justice du Christ devient inhérente au croyant (art. v, n. 5). Cependant le texte, au lieu de faire simplement se succéder les deux acceptions, précise bien leur rapport en disant que la justice imputée précède la justice inhérente. Ainsi est-il affirmé clairement que seule la justice du Christ est parfaite et que notre justice, en tant qu’elle est communiquée, ne l’est pas. (art. v, n. 4, in fine).
25L’Accord de Regensburg est cependant resté lettre morte pendant presque quatre cent cinquante ans. Seripando [27] l’a défendu avec passion au Concile de Trente (1545-1563), mais il n’a pas été écouté. Finalement la réception a été négative aussi bien du côté catholique que du côté luthérien. Or, il est intéressant de constater que, de nos jours, la DC a subi de la part d’Eberhard Jüngel une critique tout aussi dure que celle que Luther avait adressée à l’accord de Regensburg. Tout comme ce dernier refusait la jonction de la sola fide et de la foi agissant par l’amour, selon lui artificiellement juxtaposées, Eberhard Jüngel a jugé inacceptable l’absence de la formule exclusive sola fide dans la confession commune du corps du texte de la DC et le fait qu’elle ne figure que dans la partie précisant la position luthérienne. Selon lui, la formule « sola fide », « fournit un résumé clair de la doctrine de la justification qui peut sembler si complexe. Elle exprime de manière frappante le fait que ce n’est pas par une activité humaine que nous coopérons à notre propre justification. Même les œuvres de l’amour humain ne peuvent apporter ici de contribution – car il est certain que c’est cette foi elle-même qui produit de telles œuvres d’amour [28] ». Plus précisément il estime que « c’était une distorsion de la doctrine paulinienne de la justification quand, en utilisant la traduction latine de Ga 5, 6b, on a impliqué, par l’emprunt d’une interprétation aristotélicienne de l’expression fides caritate formata (la foi formée par l’amour), que la foi ne devient une foi réelle (en trouvant sa forme et donc sa réalité) que par les œuvres de la charité [29] ».
26Cette affirmation montre que Jüngel associe immédiatement la notion d’amour aux « œuvres de l’amour humain ». C’est pour cette raison qu’il exclut l’amour de la justification et qu’il considère que sola fide et fides caritate formata sont incompatibles. Ce qui explique, en outre, l’intransigeance de ce positionnement, c’est le fait, depuis Luther, qu’il est peu à peu devenu un marqueur identitaire de la tradition luthérienne.
5. Synthèse
27Les trois documents contemporains qu’on a cités convergent en ce que tous tiennent ensemble la sola fide et la foi active dans l’amour [30]. En revanche, Luther et sa postérité, notamment Jüngel, se distinguent par leur refus de reconnaitre la compatibilité entre les deux formules. Ce refus est dû au poids de la tradition. Pour s’en convaincre, il faut remonter aux origines de ce refus, c’est-à-dire aux textes fondateurs de Luther, et les comparer à ceux de Thomas d’Aquin. Cette exploration nous permettra de mieux comprendre la différence du sens que chacun donne à la formule « fides caritate formata », et qui est la source d’un malentendu vieux de cinq siècles, cause, aujourd’hui encore, des difficultés considérables dans le débat œcuménique.
III. Le nœud du malentendu : l’interprétation de la fides caritate formata
28Tandis que la justification se produit par la foi seule selon Luther, d’après Thomas la foi qui justifie est la foi formée par la charité. Ces deux formulations, dont la première entend exclure la seconde, sont-elles vraiment incompatibles ? Leur différence ne dépend-elle pas de compréhensions différentes de ce que signifie la formule fides caritate formata ?
1. La fides caritate formata selon Martin Luther
29Luther a lutté sans relâche contre la fides caritate formata, dès son commentaire sur l’Épitre aux Romains (1515-1516), et surtout dans son commentaire de l’Épitre aux Galates (1531), où ce sujet apparaît comme un refrain. Cette conception, selon lui, doit être évitée comme un « poison infernal [31] ». Pour quelle raison ? Voici un extrait d’une de ses explications.
[…] la vérité de l’Évangile, dit-il, c’est que notre justice est de la foi seule, sans les œuvres de la loi. L’Évangile faussé ou dépravé, c’est que nous sommes justifiés par la foi, mais non sans les œuvres de la loi. C’est en ajoutant cette condition que les faux apôtres annoncèrent l’Évangile. L’enseignement de nos sophistes a été le même : savoir que l’on doit croire en Christ et que la foi est le fondement du salut, mais qu’elle ne justifie pas si elle n’a pas été formée par la charité. Telle n’est pas la vérité, mais c’est là un Évangile fardé et simulé. Le véritable Évangile, c’est que les œuvres ou la charité ne sont pas l’ornement ou la perfection de la foi, mais que la foi est, de soi, le don de Dieu et une œuvre divine, [opérés dans le cœur], qui justifie parce qu’elle saisit Jésus-Christ lui-même, le Sauveur [32].
31De cet extrait retenons la manière dont Luther définit le « véritable Évangile » : « les œuvres ou la charité ne sont pas l’ornement ou la perfection de la foi » ; au contraire la foi qui justifie est don et œuvre de Dieu lui-même. Cette explication implique que son refus de la formule fides caritate formata est lié au fait qu’il associe la charité aux œuvres ; on le voit clairement quand il écrit, un peu plus loin : « Que l’on ne se laisse pas ébranler, ici, par la glose impie des sophistes. À les entendre, la foi ne justifie vraiment que lorsque la charité et les bonnes œuvres s’y ajoutent [33]. » Ce point de vue, selon lui, conduit à estimer que sans la charité, « la foi est oisive et inutile et que la charité seule justifie. Car si la foi n’est pas formée et ornée par la charité, elle n’est rien [34]».
32Pourtant Paul lui-même ne dit-il pas dans un 1 Co 13 : « Quand je parlerais les langues des hommes et des anges, […] si je n’ai pas la charité, je ne suis rien » ? Luther le sait très bien et cite ce texte en disant que ses adversaires le considèrent comme « leur rempart d’airain. Mais ce sont des hommes sans intelligence, poursuit-il, et ils ne comprennent rien à Paul [35]. » Toutefois sans plus d’explication, il écrit qu’il faut « conclure avec Paul : c’est par la foi seule et non par la foi formée de la charité que nous sommes justifiés. Ce n’est donc pas à cette forme, qui nous rendrait agréables, qu’il faut attribuer la vertu de justifier, mais à la foi qui saisit et qui possède le Christ Sauveur dans le cœur même. C’est cette foi qui justifie, sans la charité et avant elle [36]».
33Le Réformateur, voulant à tout prix exclure la charité de la justification, va même jusqu’à dire : « Maudite soit la charité (Verflucht sei die caritas) que l’on préserverait au détriment de l’enseignement de la foi, à quoi tout le reste doit céder le pas : la charité, l’apôtre, l’ange du ciel, etc. » Qu’est-ce qui a conduit Luther à parler de la charité aussi négativement ? En quel sens la comprend-t-il ? Dans le même Commentaire, il écrit :
Ces gens voient donc une justice formelle, qu’ils disent être digne de la vie éternelle, dans un habitus et une forme inhérente à l’âme, c’est-à-dire dans la charité, laquelle est une œuvre et un don conforme à la loi. Car la loi dit : « Tu aimeras le Seigneur », etc. …Telle est l’opinion des sophistes et, encore, des meilleurs d’entre eux.
D’autres ne les valent pas, tels Scot et Occam : ils ont dit que l’on n’a pas besoin de cette charité donnée d’en haut pour acquérir la grâce de Dieu, mais qu’à l’aide de ses forces naturelles, l’homme peut aimer Dieu par-dessus tout. Scot discute, en effet, comme suit : « Si l’homme peut aimer la créature – l’adolescent une jeune fille, un avare l’argent, qui est un moindre bien, il peut aussi aimer Dieu, qui est un bien considérable. Si, par ses forces naturelles, l’homme a l’amour de la créature, il a aussi, bien davantage, l’amour du créateur. » [37]
35Ce texte montre que Luther, parmi les sophistes, à savoir les scolastiques, distingue deux groupes, les meilleurs, qui considèrent la charité comme une œuvre et un don conforme à la loi, et les moins bons, comme par exemple Scot et Ockham, qui renvoient la charité aux forces naturelles. La thèse de ceux-ci, selon laquelle l’homme peut aimer Dieu par-dessus tout par ses propres forces naturelles, relève du pélagianisme. Mais même chez de meilleurs scolastiques, selon Luther, la charité est considérée comme une œuvre ; dans ces conditions, l’expression « fides caritate formata » ne peut que signifier la foi accompagnée des œuvres. Il n’est dès lors pas étonnant qu’il considère la thèse de la justification par la fides caritate formata comme dangereuse et la combatte avec la virulence qu’on lui connait [38].
36Mais d’où, exactement, provient cette conception ? En termes de sources, Luther est dépendant du Collectorium de Gabriel Biel [39], un manuel de l’époque, où dominent les notions aristotéliciennes et dans lequel Scot et Ockham sont sans cesse cités. Cet excès a provoqué chez lui un dégout compréhensible, qui l’a conduit à négliger les auteurs médiévaux que lui-même appelle pourtant « les meilleurs », c’est-à-dire antérieurs à Scot et Ockham [40].
37Mais comment la formule était-elle comprise par les théologiens médiévaux antérieurs à Scot, malheureusement négligés par Luther ? C’est ce qu’il nous faut maintenant examiner, en nous penchant sur l’interprétation qu’en donne Thomas d’Aquin, certainement l’un des meilleurs d’entre eux.
2. La fides caritate formata selon Thomas d’Aquin
38Selon l’Aquinate, la foi qui justifie est la fides caritate formata. Après avoir posé que « la passion du Christ est la cause propre de la rémission des péchés [41] », il précise bien que « la foi par laquelle nous sommes purifiés du péché, n’est pas la foi informe, qui peut subsister même avec le péché, mais la foi formée par la charité ; ainsi la passion du Christ nous est donc appliquée non seulement quant à l’intellect, mais aussi quant à l’affection [42] ». La distinction entre la foi informe et la foi formée par la charité, que Thomas utilise ici, n’est pas de son invention ; elle se trouve dans la glose qu’il avait sous les yeux, à savoir la Collectanea in omnes D. Pauli Apostoli Epistolas de Pierre Lombard. En effet, selon ce dernier la foi s’entend selon trois sens : 1) la foi accompagnée de la charité, qui est une vertu ; 2) la foi sans la charité, qui n’est pas une vertu ; 3) la foi comme l’objet de la foi. Même s’il n’utilise pas l’expression « fides caritate formata » en tant que telle, le Lombard appelle explicitement la foi avec la charité « fondement de tous les biens » et la charité, « forme de toutes les vertus » [43].
39Mais avant lui, Augustin, cité dans les Sentences, fait déjà une distinction semblable : « la foi en effet sans l’amour est vide. La foi avec l’amour est le propre du chrétien ; l’autre est le propre du démon. Car les démons aussi croient et ils tremblent [44] ». Ce texte a l’intérêt de faire apparaître les racines bibliques de la distinction [45].
40Grand commentateur de l’Écriture, Thomas, ainsi que ses prédécesseurs ou contemporains comme Alexandre de Halès ou Bonaventure, reprend donc la distinction du Lombard. Sans se contenter de le répéter, il propose d’expliquer davantage les deux modes de la foi. Pour bien comprendre, il nous faut rappeler sa définition de l’acte de foi : une adhésion de l’intellect, mû par la volonté, aux vérités qu’on ne voit pas [46]. L’Aquinate explique donc ainsi la manière dont la foi est formée par la charité :
Quant à l’acte de foi, qui consiste à croire, il dépend de l’intellect et de la volonté mouvant l’intellect vers l’assentiment. C’est pourquoi l’acte de foi sera parfait si la volonté est perfectionnée par l’habitus de la charité et l’intellect par l’habitus de la foi. Il ne le sera pas si l’habitus de la charité manque. C’est pourquoi la foi formée par la charité est une vertu, mais non la foi informe [47].
42La foi formée par la charité se distingue de la foi qui n’est qu’une connaissance de l’intellect : elle est accompagnée d’un perfectionnement de la volonté par la charité. Thomas, en commentant Rm 3, 21, écrit :
C’est la foi formée par la charité, dont il est dit : « Car, dans le Christ Jésus, ni la circoncision, ni l’incirconcision ne servent de rien » (Ga 5, 6), sans la foi, par laquelle le Christ habite en nous : « Que le Christ habite par la foi dans vos cœurs » (Ep 3, 17), ce qui ne peut se faire sans la charité : « Qui demeure dans la charité demeure en Dieu, et Dieu en lui » (1 Jn 4, 16) [48].
44En résumé, la foi qui justifie est celle par laquelle le Christ habite en nous, et elle est accompagnée par la charité car Dieu demeure en nous par la charité. Thomas précise explicitement que « le mouvement de la foi n’est parfait que s’il est formé par la charité. C’est pourquoi dans la justification de l’impie, en même temps qu’un mouvement de foi, il y a aussi un mouvement de charité [49] ». La foi et la charité concourent à la justification.
3. Confrontation des deux positions
45Cependant, pour Thomas, la fides caritate formata n’implique pas les œuvres comme condition de la justification, et ce en raison de ses conceptions de la foi et de la charité. Concernant la foi, Thomas critique les pélagiens, qui placent la cause de foi uniquement dans le libre arbitre de l’homme et disent que « le commencement de la foi vient de nous, en ce sens qu’il dépend de nous que nous soyons prêts à adhérer aux vérités de foi [50] ». Cette thèse pélagienne est fausse, « parce que lorsque l’homme adhère aux vérités de foi, il est élevé au-dessus de sa nature ; […] C’est pourquoi la foi, quant à l’adhésion qui est l’acte principal, vient de Dieu qui nous meut intérieurement par sa grâce [51] ». Il est évident donc pour lui que la foi ne vient pas de l’homme mais qu’elle est un don de Dieu.
46Quant à la charité, Thomas la définit comme une « amitié de l’homme pour Dieu, fondée sur la communication de la béatitude éternelle [52] ». « Or cette communication, dit-il, n’est pas de l’ordre des biens naturels, mais des dons gratuits, puisque selon la parole de Paul (Rm 6, 23), le don gratuit de Dieu, c’est la vie éternelle. Aussi la charité elle-même excède-t-elle le pouvoir de la nature. Or ce qui excède le pouvoir de la nature ne peut ni exister naturellement, ni être par des puissances naturelles, mais par une infusion de l’Esprit Saint car un effet naturel ne dépasse pas sa cause [53] ». Contrairement à Scot et Ockham cités par Luther, selon lesquels l’homme peut aimer Dieu plus que tout par ses propres forces, Thomas dit clairement : « la charité ne peut venir en nous naturellement, ni être acquise par nos forces naturelles, mais par une infusion de l’Esprit Saint [54] ».
47On voit bien que selon Thomas la fides caritate formata n’implique ni l’amour naturel, ni les œuvres comme condition de justification, contrairement à ce que Luther reproche à ses adversaires. Dans son commentaire sur Ga 5, 6, Thomas affirme explicitement : « la foi est la connaissance du Verbe de Dieu : Que le Christ habite par la foi etc. Mais on ne possède et connait parfaitement ce Verbe que dans la mesure où l’on possède aussi l’amour qu’il spire. [55] » À la différence de Luther, la charité qui forme la foi est loin d’être l’amour humain ou les œuvres. Elle est l’amour que Dieu inspire.
48Il s’ensuit que la justification n’implique pas non plus, bien sûr, les œuvres de la loi. Thomas élabore sa doctrine en articulant quatre éléments : « l’infusion de la grâce, le mouvement du libre arbitre vers Dieu par la foi, le mouvement du libre arbitre contre le péché, la rémission de la faute. [56] » L’une des divergences entre Thomas et Luther les plus souvent évoquées, concerne la place du libre-arbitre. Tandis que Luther ne lui en attribue aucune, Thomas estime que « Dieu ne nous justifie pas sans nous en ce sens que, tandis que nous sommes justifiés, nous consentons, par un mouvement de notre libre-arbitre, à l’action divine qui nous justifie [57] ». Toutefois, ajoute-t-il immédiatement, « ce mouvement n’est pas la cause de la grâce ; il en est l’effet. C’est pourquoi toute l’œuvre de notre justification relève de la grâce [58] ». On ne peut être plus clair. Thomas ne cesse de dire que « toute la justification de l’impie consiste originellement dans l’infusion de la grâce [59] », que celle-ci « se fait instantanément », et qu’ainsi « la justification de l’impie est réalisée par Dieu instantanément [60] ».
49Thomas échappe donc clairement à la critique que Luther adresse à la théologie scolastique, accusée de pélagianisme [61]. Lui-même, en effet, combat constamment cette hérésie dans sa doctrine de la grâce, en s’appuyant principalement sur Augustin. On peut ici citer quelques exemples. Thomas, en répondant à la question, « l’homme peut-il avoir la vie éternelle sans la grâce ? », écrit :
La vie éternelle est une fin qui dépasse la capacité de la nature humaine, nous l’avons montré. C’est pourquoi l’homme ne peut, par ses seules forces naturelles, produire des œuvres méritoires qui soient proportionnées à la vie éternelle ; il lui faut nécessairement pour cela une efficacité supérieure, qui est celle de la grâce. L’homme ne peut donc, sans la grâce, mériter la vie éternelle. Ce qu’il peut faire, ce sont des œuvres qui lui permettront d’atteindre quelque bien qui lui soit connaturel : ainsi il peut cultiver son champ, boire, manger, avoir un ami, etc. dit Augustin dans sa troisième réponse contre les pélagiens [62].
51Ce texte est particulièrement intéressant car la description de la capacité de la nature humaine montre une grande ressemblance avec celle de Luther [63]. Thomas reconnaît la limite de la nature humaine et la nécessité de la grâce pour le salut.
52Un autre point dans la doctrine de la grâce chez Thomas mérite notre attention. Il s’agit de la question de savoir si la grâce est donnée nécessairement à celui qui s’y prépare ou qui fait tout son possible [64]. Cette question est liée à l’adage célèbre de Biel « facientibus quod in se est Deus non denegat gratiam » (« à ceux qui agissent à la mesure de ce dont ils sont capables, Dieu ne refuse pas la grâce »), fortement critiqué par Luther [65]. Thomas y répond négativement car « le don de la grâce est disproportionné par rapport à toute préparation dont l’homme est capable [66] ». Il va même plus loin et insiste sur la nécessite de la grâce pour l’homme, quel que soit son état et à chaque étape de sa vie : « Après avoir été justifié par la grâce, il est nécessaire que l’homme demande à Dieu le don de la persévérance, afin d’être préservé du mal jusqu’à la fin de sa vie. [67] »
53De cette rapide confrontation on peut conclure que la différence qui sépare Luther et Thomas quant à l’interprétation de la fides caritate formata résulte de leur conception différente de la charité, elle-même due à leur usage de sources différentes. Pour Thomas, elle est une vertu infuse, donc insufflée par Dieu, et non l’amour humain. En revanche, dans la conception luthérienne de la fides caritate formata, la charité est liée à l’amour naturel de l’homme et aux œuvres de la loi. C’est cette conception qui a été transmise chez les protestants. Outre E. Jüngel, on peut évoquer Nygren, particulièrement représentatif [68].
54Mais en réalité, les deux théologiens convergent en ce qui concerne le rejet des œuvres de la loi comme condition de la justification. Certes, la justification par la foi sans les œuvres n’annule pas la Loi, mais au contraire, a pour effet d’accomplir les œuvres prescrites par la loi. Remarquons ici qu’au sujet de cette articulation, Luther et Thomas montrent un plein accord, jusque dans l’expression. Thomas, l’exprime ainsi, en commentant l’expression « sans les œuvres de la Loi » (Rm 3, 28) : « sans les œuvres qui précèdent la justice, mais non sans les œuvres qui la suivent, ainsi que le dit Jacques : la foi sans les œuvres, c’est-à-dire sans les œuvres subséquentes, est morte (Jc 2, 26) [69] ». Luther, quant à lui, écrit : « la justice [de la foi ou de Dieu] précède les œuvres, et c’est d’elle que les œuvres résultent [70] ». On voit bien que l’accord entre les deux théologiens, a pour origine leur fidélité à l’enseignement de l’Apôtre Paul : la justification est le don gratuit de Dieu, en un mot, la grâce.
55Au vu de cette convergence dans le fond de la doctrine, nous ne pouvons pas ne pas nous demander si vraiment pour Luther la foi justifiante n’est pas accompagnée par la charité. Dans ses critiques abondantes de la fides caritate formata, il donne des indices qui montrent qu’il n’en est pas ainsi. En effet, Luther distingue entre une foi feinte et une foi véritable. La foi feinte, selon lui, est « une pure opinion, une audition creuse […] En réalité, il n’y a pas là de foi, car elle ne renouvelle ni ne change le cœur, elle n’engendre pas l’homme nouveau [71] ». Luther déclare explicitement la foi « sans œuvres, c’est-à-dire, celle qui n’est que pensées délirantes, pure vanité et songe du cœur, cette foi est fausse et ne justifie pas [72] ». Ainsi c’est parce que, selon lui, la fides informis n’est pas la vraie foi, mais une foi feinte, que Luther critique la distinction entre elle et la fides caritate formata. Mais il distingue la vraie foi et la fausse (ou feinte) foi. La vraie foi qui justifie, au fond, est une foi qui change le cœur, et elle n’est donc pas privée de la charité qui est inspirée par Dieu et qui perfectionne le cœur [73]. Luther n’a pas eu l’intention d’exclure de la justification la charité que Dieu inspire, mais la charité qui, associée aux œuvres, remplace la foi. Il attribue par ailleurs une importance capitale à la charité dans la vie chrétienne.
IV. Conclusion : Ad fontes, chemin vers l’unité
56Si nous avons focalisé notre étude sur l’examen de l’interprétation de la formule fides caritate formata, c’est parce qu’elle a joué un grand rôle dans la controverse entre les catholiques et les luthériens depuis cinq siècles ; or cette controverse repose en grande partie sur un malentendu que nous voulons contribuer à dissiper.
57C’est dans ce but que nous avons mis en relief, en amont des divergences qui marquent leur formulation de la foi justifiante (respectivement la « sola fides » et la « fides caritate formata »), la convergence de fond qui rapproche Luther et Thomas et qui, en dernière analyse, atteste leur fidélité à l’Écriture, source commune. Nous n’entendons pas minimiser les spécificités de leur enseignement respectif, au risque de les appauvrir. Ceux-ci montrent en effet des différences irréductibles, en particulier concernant leur vision du rapport entre la foi et la raison et l’anthropologie [74].
58Dans tous les cas, nous croyons pouvoir affirmer que la connaissance mutuelle est indispensable au progrès du dialogue œcuménique. En effet, les protestants pensent à partir des sources de leur tradition, et leur vision du catholicisme est souvent conditionnée par la théologie scolastique tardive. De même que Luther a été, en quelque sorte, victime de la doctrine nominaliste, de même beaucoup de théologiens protestants sont victimes d’une vision des catholiques figée au xvie siècle. Les catholiques, mutatis mutandis, sont confrontés à des problèmes semblables [75] ; leur doctrine de la justification se limite souvent à une reprise des textes du Concile de Trente et ne remonte pas à Thomas d’Aquin, un grand héritage évangélique, commun aux catholiques et aux protestants. Rappelons-nous la mise en garde de Karl Rahner, qui, après le Concile Vatican II, avertissait les catholiques du danger qu'il y avait à ne plus étudier Thomas d'Aquin.
59Une attitude d’enfermement dans une seule tradition confessionnelle empêche les partenaires du dialogue de se comprendre. Pour y parvenir l’étude des sources est nécessaire : elle permet d’approfondir la réflexion théologique et d’avancer dans la connaissance de la vérité. Certes, les œuvres immenses qui jalonnent la tradition chrétienne, comme celles de Thomas et de Luther, si elles inspirent un respect ému, peuvent aussi, du fait de leur complexité, susciter le découragement. Mais nous pouvons nous rappeler les mots attribués à Bernard de Chartres, qui désignait les lecteurs des grands maitres comme des « Nani gigantum humeris insidentes » ; tels des nains assis sur des épaules de géants, les héritiers que nous sommes peuvent voir plus loin pour construire l’avenir d’une Église toujours plus unie.
Mots-clés éditeurs : Déclaration commune luthéro-catholique, Gabriel Biel, Martin Luther, Thomas d’Aquin, sola fide, fide caritate formata, foi, charité
Date de mise en ligne : 17/03/2020
https://doi.org/10.3917/rspt.1031.0093Notes
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[*]
Cet article était à l’origine une conférence prononcée lors du colloque organisé par l'ISEO de l’Institut Catholique de Paris, l'Institut Protestant de Théologie (IPT–Paris) et l'Institut de Théologie Orthodoxe Saint-Serge : « Églises en chantier. Justice et justification au cœur de nos pratiques » du 12 au 14 mars 2019. Il est soutenu par le fonds de recherche de l’Université presbytérienne et séminaire théologique, Séoul, 2019.
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[1]
La doctrine de la justification. Déclaration commune de la Fédération luthérienne mondiale et de l’Église catholique romaine, Préface par Joseph Doré et Marc Lienhard, Paris – Genève, Bayard-Centurion, Fleurus-Mame, Éditions du Cerf – Labor et Fides, 1999, p. 8.
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[2]
N° 5 de la DC : « notre justification par la grâce de Dieu au moyen de la foi en Christ » ; n° 15 : « par le moyen de la foi » ; n° 25 : « Nous confessons ensemble que le pécheur est justifié au moyen de la foi. »
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[3]
N° 26 de la DC : « Selon la compréhension luthérienne, Dieu justifie le pécheur par la foi seule (sola fide). »
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[4]
Eberhard Jüngel, Justification: The Heart of the Christian Faith. A Theological Study with an Ecumenical Purpose, translated by Jeffrey F. Cayzer ; with an introduction by John Webster, Edinburgh – New York, T&T Clark, 2001, p. 236, n. 215. Notons que le point qu’il critique dans la DC d’une manière vibrante est l’affaiblissement du statut de la doctrine de la justification dans l’enseignement chrétien. En effet, la DC (n° 18) la décrit comme « un critère indispensable ». Jüngel critique cela parce qu’il considère qu’elle est le critère (« als Kriterium », non « ein unverzichtbares Kriterium ») ; E. Jüngel, « Um Gottes willen – Klarheit ! Kritische Bemerkungen zur Verharmlosung der kriteriologischen Funktion des Rechtfertigungsartikels – aus Anlaß einer ökumenischen “Gemeinsamen Erklärung zur Rechtfertigungslehre” », Zeitschrift für Theologie und Kirche 94/3 (September 1997), p. 395.
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[5]
C’est l’avis d’Otto Hermann Pesch qui a apporté une grande contribution au progrès du dialogue œcuménique par ses études croisant les traditions catholique et luthérienne. Il affirmait encore en 2003 : « If ecumenical theology is not to be, and remain, the hobby-horse of a thinking rather than an indispensable element of all contemporary theological thinking, then extreme care must be exercised in the area which has been marked by hundreds of years of misunderstanding. », dans Otto Hermann Pesch, « Thomas Aquinas and Contemporary Theology », Contemplating Aquinas, London, SCM Press, 2003, p. 214.
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[6]
En 1967, O. H. Pesch a publié une immense étude (plus de mille pages) intitulée Theologie der Rechtfertigung bei Luther und Thomas von Aquin : Versuch einer systematische-theologischen Dialogs, Mainz, 1967. Cette étude est consacrée à la comparaison entre la doctrine de la justification chez Thomas d’Aquin et celle de Luther. Comme le précise le titre, il s’agissait d’une tentative de dialogue théologique et systématique. Il y traite de la fides caritate formata rapidement (voir p. 735-738 ; la foi justifiante est traitée entre les pages 719 et 757). Il y montre que l’Aquinate et le réformateur ne se séparent pas tant par leur compréhension de la foi justifiante que par leur façon de faire de la théologie : “sapientielle” chez le dominicain, “existentielle” chez Luther. Cependant Pesch n’explore pas leur usage de sources différentes, qui selon nous est déterminant.
-
[7]
La Doctrine de la justification, op. cit., p. 8.
-
[8]
Ibid., p. 13.
-
[9]
Pour plus de précisions voir plus bas.
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[10]
Anthony N. S. Lane, Justification by Faith : Catholic-Protestant Dialogue. An Evangelical Assement, London – New York, T&T Clark, 2002, p. 185 ; Theodor Dieter a précisé le rôle joué par le cardinal Joseph Ratzinger dans l’intégration de sola fide dans l’Annexe. Voir « The Genesis of the Joint Declaration on the Doctrine of Justification », à paraître dans les Actes du Colloque qui a eu lieu entre le 12 et le 14 mars 2019, à l’Institut Catholique de Paris.
- [11]
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[12]
John Wesley (1703-1791) est le fondateur du méthodisme et sa théologie est focalisée sur la sanctification.
-
[13]
http://unitedeschretiens.fr/IMG/pdf/oec-cat-luth-ref-int-2017_asssociation.pdf consultée le 5 novembre 2019.
-
[14]
Sur ce sujet, voir George Hunsinger, « Justification and Justice : Toward an Evangelical Social Ethic », Michael Weinrich, John P. Burgess (eds.), What is Justification about ? Reformed Contribution to an Evangelical Theme, Grand Rapids, MI, William B. Eerdmans, 2009, p. 207-230.
-
[15]
Jean Calvin, Institution, III.2.1, cité au n° 16 de l’ACMER.
-
[16]
« Le pardon de Dieu nous absout de notre faute (justification) et sa libération nous libère des liens du péché de sorte que notre foi peut devenir active dans l’amour (sanctification). L’union avec le Christ, selon l’enseignement réformé, est la source de ces bienfaits salvateurs » (ACMER, n° 9).
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[17]
Acta Reformationis catholicae Ecclesiam Germaniae concernentia saeculi xvi, Georg Pfeilschifter (ed.), Regensburg, 1959-1974, t. VI, p. 30-44.
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[18]
Article v de iustificatione hominis dans l’Accord de Regensburg, cité dans l’ACMER, n° 3, note 1.
-
[19]
J. Calvin, Institution III.11.20 : « Nous confessons bien avec S. Paul, qu’il n’y a d’autre foi qui justifie sinon celle qui est conjointe avec la charité (Ga 5, 6). Mais elle ne prend point de charité la vertu de justifier ; même elle ne justifie pour autre raison, sinon qu’elle nous introduit en la communication de la justice de Christ, […] nulles œuvres auxquelles soit dû aucun salaire, et qu’alors finalement la foi est imputée à justice, quand la justice nous est donnée par grâce, non due » (Institution de la religion chrétienne, Genève, Labor et Fides, 1957, p. 213).
-
[20]
L’ACMER, note du n° 3.
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[21]
Voir A. N. S. Lane, op. cit., p. 55.
-
[22]
J. Calvin, Lettre à Guillaume Farel (1541), Ioannis Calvini Opera quae supersunt omnia, vol. XI, Brunsvig, Apud C. A. Schwetschke et filium, 1863, p. 215-216.
-
[23]
« Fides ergo sola est quae iustificet : fides tamen quae iustificat, non est sola (Galat. 5, 6 ; Rom 3, 22). Quemamodum solis calor solus est qui terram calefaciat ; non tamen idem in sole est solus, quia perpetuo coniunctus est cum splendore. » CO 7, 477. Acta Synodi Tridentinae. Cum Antidoto (1547), In XI, Opera, VII , p. 477.
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[24]
Martin Luther, « zu samen gereymet und geleymet », WA.Br. 9 : 406, 14. n. 3616.
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[25]
Id., « Ein weitleufftig und geflickt ding », WA.Br. 9 : 406, 8, n. 3616. Parmi nos contemporains, McGrath émet la même critique que Luther, et considère l’accord de Regensburg comme un « scissors and paste job », une simple juxtaposition des positions catholique et protestante. Alister McGrath, Iustitia Dei, 2 : 60 s., cité par A. N. S. Lane, op. cit., p. 55.
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[26]
A. N. S. Lane, « A Tale of Two Imperaial Cities. Justification at Regensburg (1541) and Trent (1546-1547) », Bruce L. McCormack (ed.), Justification in Perspective: Historical Developments and Contemporary Challenges, 2006, p. 119-130.
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[27]
Seripando a été responsable de la rédaction du texte préparatoire sur la doctrine de la justification lors du Concile de Trente.
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[28]
E. Jüngel, Justification, op. cit., p. 249. (Nous soulignons).
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[29]
Ibidem.
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[30]
Ce langage biblique parait un choix délibéré pour éviter la formule fortement critiquée par Luther et sa postérité.
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[31]
M. Luther, In Gal. 2, 16. WA 40/1, 239 ; MLO, t. 15, p. 150.
-
[32]
Id., In Gal. 2, 4-5. WA 40/1, 164 ; MLO, t. 15, p. 102.
-
[33]
Ibidem.
-
[34]
Ibidem.
-
[35]
Id., In Gal. 2, 16. WA 40/1, 239 ; MLO, t. 15, p. 149.
-
[36]
Id., In Gal. 2, 16. WA 40/1, 240 ; MLO, t. 15, p. 150.
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[37]
Id., WA 40, 226 ; MLO, t. 15, p. 140-141.
-
[38]
Notons cependant, pour éviter toute caricature, que, même si Luther exclut strictement la charité de la justification, il consacre aussi une place importante à la charité dans la vie des chrétiens. « Nous reconnaissons, dit-il, que l’enseignement doit aussi porter sur les bonnes œuvres et sur la charité, mais en leur temps et en leur lieu, savoir quand la question des œuvres est posée en dehors de cet article capital. », M. Luther, WA 40, 239-240 ; t. 15, p. 149-150.
-
[39]
Gabriel Biel, Collectorium circa quattuor libros Sententiarum. Libri quarti pars secunda, Tübingen, J. C. B. Mohr – P. Siebeck, 1979.
-
[40]
Selon H. A. Oberman, la lutte de Luther contre les pélagiens visait surtout ses collègues théologiens qui suivaient la ligne nominaliste ; le Réformateur n’avait pas exploré les scolastiques classiques. Il n’a donc pas vraiment distingué entre diverses écoles, même s’il ne les ignorait pas, mais a critiqué la théologie scolastique en gros comme marquée par le pélagianisme. Oberman considère Luther comme « l’exemple classique, ou plutôt médiéval, d’une victime, pour ainsi dire, d’une ignorantia invincibilis ». H. A. Oberman, The Dawn of the Reformation. Essays in Late Medieval and Early Reformation Thought, Edinburgh, T&T Clark, 1992, p. 108 ; voir Thomas d’Aquin, Summa Theol., Ia IIae, q. 76, a. 2.
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[41]
Thomas d’Aquin, Summa theol. IIIa Pars, q. 49, a. 1, resp.
-
[42]
Ibid., q. 49, a. 1, ad 5 : « Fides autem per quam a peccato mundamur, non est fides informis, quae potest esse etiam cum peccato, sed est fides formata per caritatem, ut sic passio Christi nobis applicetur non solum quantum ad intellectum, sed etiam quantum ad affectum. Et per hunc etiam modum peccata dimittuntur ex virtute passionis Christi. »
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[43]
Voir Augustin (In I Ioan., tr. 10, n. 2) : « Accipitur autem fides tribus modis scilicet pro eo quo creditur, et est virtus ; et pro eo quo creditur, et non est virtus ; et pro eo quod creditur. Fides enim qua creditur, cum charitate virtus est, et hoc est fundamentum omnium bonorum, in qua nemo perit. Haec fideles facit et vere Christianos. Alia [...] non habet charitatem, quae est forma omnium virtutum. » Voir Pierre Lombard, Collectanea in omnes D. Pauli apostoli epistolas [Glosa], in Rom. I, 17, PL 191, 1324B. Cette distinction est aussi introduite dans Id., Sententiae in IV libris distinctae, L. III, d. 23, c. 3, Grottaferrata, t. II, 1981, p. 142.
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[44]
« Fides enim sine dilectione inanis est. Fides cum dilectione christiani est ; alia daemonis est, nam et daemones credunt et contremiscunt. » Cité par Pierre Lombard, Sententiae, L. III, d. 23, c. 3, n. 4, éd. citée, t. II, p. 143.
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[45]
Voir Jc 2, 19 ; O. H. Pesch en expliquant la fides caritate formata, formule classique dans la théologie scolastique, insiste, très justement, sur le fait que celle-ci est fondée sur la Bible : O. H. Pesch, Hinführung zu Luther, Mainz, Mattias-Grunewald-Verlag, 2004 (Dritte, aktualisierte und erweierte Neuauflage), p. 176.
-
[46]
Voir Thomas d’Aquin, Summa theol. IIa IIae, q. 4, a. 1, resp.
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[47]
Thomas d’Aquin, Super Rom. i, 17, éd. Marietti (1953) n° 106. Thomas explique la fides caritate formata de plusieurs manières. Dans son œuvre de jeunesse, De veritate, il utilise le langage aristotélicien de l’hylémorphisme (Q. disp. de veritate, q. 14, a. 15, resp.), et dans la Somme de théologie, l’œuvre de sa maturité, l’explication est mise en rapport avec la fin des actes moraux (Summa theol. IIa IIae, q. 4, a. 3, resp. ; IIa IIae, q. 23, a. 8, resp.)
-
[48]
Super Rom. iii, 21, n° 302.
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[49]
Thomas d’Aquin, Summa theol. Ia IIae, q. 113, a. 4, ad. 1.
-
[50]
Ibid., IIa IIae, q. 6, a. 1, resp.
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[51]
Ibidem.
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[52]
Ibid., IIa IIae, q. 24, a. 2, resp.
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[53]
Ibidem.
-
[54]
Ibidem.
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[55]
Thomas d’Aquin, Super Gal. v, 6, n° 286.
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[56]
Id., Summa theol. Ia IIae, q. 113, a. 6, resp.
-
[57]
Ibid., Ia IIae, q. 111, a. 2, ad. 2.
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[58]
Ibidem.
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[59]
Ibid., Ia IIae, q. 113, a. 7, resp.
-
[60]
Ibidem.
-
[61]
Entre autres, voir M. Luther, WA 2, 394, 31ff (1519).
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[62]
Thomas d’Aquin, Summa theol. Ia IIae, q. 109, a. 5, resp.
-
[63]
Voir Martin Luther, Disputatio de homine (1536), WA 39.1 : 175.1–176.4.
-
[64]
Thomas d’Aquin, Summa theol. Ia IIae, q. 112, a. 3.
-
[65]
« L’œuvre bonne [accomplie] avant la grâce vaut pour obtenir la grâce de congruo […] ». M. Luther, WA 40 I, 220, 4-10, 13-16, 22-29. Selon Luther, cette doctrine signifie que l’homme peut accomplir la loi de ses propres forces, et peut préparer à la grâce. H. A. Oberman, The Harvest of Medieval Theology. Gabriel Biel and Late Medieval Nominalism, Cambridge, MA, The Harvard University Press, 1963, p. 171.
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[66]
Thomas d’Aquin, Summa theol. Ia IIae, q. 112, a. 3, resp.
-
[67]
Ibid., Ia IIae, q. 109, a. 10, resp. in fine.
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[68]
Dans son célèbre ouvrage Agape and Eros, Nygren explique la doctrine médiévale de la charité, en reprenant la conception luthérienne. À la suite du Réformateur, il critique la fides caritate formata, et affirme que la charité comprise comme l’amour humain, n’a pas de place dans la justification. Anders Nygren, Agape and Eros : Part. II, The History of the Christian Idea of Love, trad. by Philip S. Watson, Chicago, The University of Chicago Press, 19321, 1982, p. 655-658. J. Burnaby a bien montré combien cette critique est déterminée par une mauvaise compréhension de Thomas pour qui, en réalité, la fides caritate formata ne renvoie pas à la charité prise comme amour humain, mais l’amour de Dieu. Il écrit : « But his polemic against fides caritate formata, his expulsion of Love from the faith that justifies, proves only that he never understood St. Thomas. Charity no more than Faith is in Thomas’s doctrine a “work” by which man’s effort achieves the fellowship with God. Both belong to that goodness which the love of God “creates and infuses”. John Burnaby, Amor Dei. A Study of the Religion of St. Augustine. The Hulsean Lectures for 1938, London, 19381, 19603, p. 277.
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[69]
Thomas d’Aquin, Super Rom. iii, 28, n° 317. Voir Eunsil Son, Miséricorde n’est pas défaut de justice. Savoir humain, révélation évangélique et justice divine chez Thomas d’Aquin, Paris, Éditions du Cerf, 2018, p. 224, n. 3.
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[70]
M. Luther, Œuvres, t. 11, Commentaire de l’Épître aux Romains (t. i) Gloses et scolies, ch. 1 à 3, Genève, Labor et fides, 1983, p. 233 ; autre texte où Luther exprime la même idée : « Nous ne devenons pas justes en faisant ce qui est juste, mais en tant que nous sommes rendus justes, nous produisons des œuvres justes. Contre les philosophes », Controverse contre la théologie scolastique (1517), thèse 40, WA 1, 226, 8 ; Œuvres, t. I, p. 98. Cité par E. Son, op. cit., p. 224, n. 4.
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[71]
WA 40/1, 421 in fine ; MLO, p. 15, 274.
-
[72]
WA 40/1, 266, 15-19 ; MLO, p. 15, 167.
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[73]
Ce point a été souligné par le cardinal Willebrands lors de l’assemblée générale de la Fédération Luthérienne Mondiale à Évian en 1970. Karl Lehmann et Wolfhart Pannenberg (dir.), Les Anathèmes du xvie siècle sont-ils encore actuels ?, Paris, Éditions du Cerf, 1986, p. 90.
-
[74]
Voir Gilles Berceville et Eunsil Son, « Exégèse biblique, théologie et philosophie chez Thomas d'Aquin et Martin Luther commentateurs de Rm 7, 14-25 », Recherches de Science Religieuse 91/3 (2003), p. 389 ; E. Son, op. cit., p. 267-300.
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[75]
Mais parmi eux de grands théologiens exploraient sérieusement le vaste corpus des œuvres de Luther comme Pesch ou Congar par exemple, qui ont beaucoup contribué au progrès du dialogue œcuménique. Sur l’évolution de la recherche sur Luther par les théologiens catholiques, voir Hugh Robert Boudin et Jean-François Gilmont, « Luther au tribunal de la recherche contemporaine. Une historiographie éclatée », H. R. Boudin, A. Houssiau (éd.), Luther aujourd’hui, Louvain-la-Neuve, Publications de la Faculté de Théologie, 1983, p. 7-33.