Daniel Bourgeois, Être et signifier. Structure de la sacramentalité comme signification chez Augustin et Thomas d’Aquin, Paris, Vrin (coll. « Bibliothèque thomiste » 65), 2016 ; 16 x 24, 640 p., 40 €. ISBN : 978-2-7116-2696-040.
1 Être et signifier. Le titre général de l’ouvrage laisse soupçonner que son propos dépasse de beaucoup l’occasion qui paraît en avoir justifié le dessein, à savoir une crise de la théologie sacramentaire, que l’A. considère dans son introduction et sa conclusion.
2 De cette crise, il fait remonter l’origine à Duns Scot. Chez ce docteur, la raison d’efficience non seulement prend le pas sur celle de signe, mais elle se trouve avec elle dans un rapport tout arbitraire, un arbitraire qui est à rapporter à Dieu lui-même, de telle sorte que les paroles de la consécration de l’eucharistie auraient pu être, à la limite, tout autres, et surtout, signifier tout autre chose. La collation de la grâce important seule, seule importe, à titre d’instrument dépourvu de toute causalité propre, l’exécution correcte du rite et la prolation correcte des paroles, non pour leur valeur signifiante, mais en tant qu’obéissance à cette institution divine tout arbitraire, et qui n’exige, de la part du ministre et du peuple chrétien, que soumission. L’auteur de notre ouvrage voit là l’origine d’un juridisme dont l’œuvre du dernier concile a tenté, à ses yeux, de réduire les effets en proclamant l’Église comme sacrement, c’est-à-dire, comme mystère humano-divin où la convivialité que le Seigneur a voulu établir entre Lui et son peuple se vit et se signifie tout ensemble ; et, bien mieux, se vit parce qu’elle se signifie, les éléments du septénaire sacramentel n’étant que des manifestations particulières de ce mystère.
3 Le mérite d’avoir thématisé cette vérité revient, selon l’A., à saint Augustin : au chapitre ii, il est question de la « découverte » augustinienne, du sacramentum comme étant un signum ; saint Thomas est celui qui l’a redécouverte après qu’elle s’est trouvée gauchie par les siècles, et singulièrement à l’occasion de la crise émue par Béranger de Tours. C’est ce que le père Daniel Bourgeois appelle : « le revirement de saint Thomas ». D’où le sous-titre donné à l’ouvrage : Structure de la sacramentalité comme signification chez Augustin et Thomas d’Aquin, et les deux parties selon lesquelles s’ordonnent les quatorze chapitres de l’ouvrage.
4 S’agissant de l’étude augustinienne, le chapitre premier propose un historique classique de la notion que recueille le sacramentum augustinien. On sait qu’il hérite du terme mysterion dont l’usage fut d’ailleurs tout païen. Il est remarquable que la tradition biblique n’ait pas craint de l’employer. Serait-ce que, dans les cultes dits à mystères, se distingue déjà, à titre de preparatio evangelica en quelque sorte, une « convivialité » entre dieu et l’homme absente de la religion civique, convivialité où l’A. voit le cœur du judaïsme et du christianisme ? Saint Paul identifie dans l’unique notion de mystère, l’œuvre de Dieu et sa révélation. Le mystère par excellence est donc le Christ, et cette vérité fonde la lecture typologique de l’Écriture qui compose divers mystères en rapport avec celui du Christ. Chez Grégoire de Nazianze, il s’applique aux célébrations où le mystère du Christ se déploie en l’homme. Dans le domaine latin, on répugna d’abord à la confusion avec le paganisme qu’aurait induite le terme de mystère. On lui préféra sacramentum, comme manifestation de la sacratio, serment signalant le lien sacré entre l’homme et Dieu. C’est Ambroise qui acclimate le mysterion en mysterium dans le domaine latin, et l’emploie en équivalent de sacramentum.
5 Le chapitre ii, capital, indique d’abord que pour Augustin, les sacramenta sont donnés pour des signa de l’unique mystère du Christ, leur res, qui les déborde ainsi de toutes parts. La question du rapport entre signification et efficacité sacramentelles n’a pas lieu d’être, la puissance de salut étant tout entière dans cette res qui se communique dans la célébration. Ainsi y a-t-il une dépendance mutuelle et nécessaire entre les signes sacramentels et le salut, entendus comme cette convivialité, dans l’histoire, entre l’homme et Dieu. La controverse avec les manichéens, pour qui il n’y avait de salut que dans une sortie de l’histoire, joue certainement un rôle dans l’élaboration de cette doctrine. De même, la thèse d’Augustin tient le milieu entre, d’une part, une ecclésiologie donatiste qui identifie l’Église aux sacrements eux-mêmes qu’elle nie comme signes : il n’y a que l’Église qui baptise ; et, d’autre part, une vue des sacrements comme extérieurs à la vie des fidèles, qu’ils viendraient investir de leur foi. Pour Augustin, c’est le Christ qui baptise, quand un ministre de l’Église baptise : le geste signifie autre chose que ce qu’il offre à la vue, et il signifie cette Église sainte par son union avec son Seigneur, au point qu’un ministre indigne peut sanctifier, pourvu qu’il emploie le langage par lequel l’Église dit cette sainte union entre elle et son Sauveur. L’A. critique l’étude de R. Prenter qui assujettit le signe sacramentel augustinien à son néoplatonisme, la matérialité du signe ne valant que comme moyen pour se hausser du monde matériel au monde intelligible. C’est mal compter sur le fait que la notion de signe comprend l’acte de l’intelligence qui associe élément matériel et événement spirituel.
6 Après quoi, l’A. étudie, en deux chapitres, les « antécédents philosophiques » concernant la nature du signe, d’abord d’Homère à Platon, puis, Aristote, la stoa et les néoplatoniciens. Ces développements comptent parmi les plus intéressants de l’ouvrage. Ils donnent à l’étude augustinienne son plein relief, montrant comment ce père récapitule l’héritage reçu et le dépasse, à la lumière de la révélation, en une sémantique inédite, où il fait vraiment œuvre de philosophie chrétienne.
7 Les signes sont d’abord des réalités visibles qui permettent de connaître des réalités invisibles, comme les symptômes pour la médecine, la science grecque étant à ce titre en quête de signes. S’agissant des faits langagiers, seule l’écriture est composée de signes, à l’exclusion donc du langage parlé auquel elle renvoie. C’est à Platon qu’on doit d’avoir découvert la portée significative des mots, et cela, dans la controverse avec les sophistes, qui utilisent le langage comme instrument de pouvoir et sans rapport avec la vérité. Il importe de restaurer le logos comme véridiction. Les idées platoniciennes portent un nom en soi, réfracté certes dans la diversité des langues. Il y a une intention référentielle qui donne sens à leur usage. Le nom est une sorte de geste, une monstration des essences : il a une vocation métaphysique qui le fait échapper à la vanité sophistique, en se rapportant à un autre que soi. Il n’est pas identique à la chose, mais une imitation en relation avec elle, et en dépendance d’elle. L’A. fait observer que, par cette implication du nom et de la chose, Platon n’est pas dualiste. Par ailleurs, le langage procède d’une démarche qui vient d’en bas, comme éveil à l’être qui se manifeste.
8 Pour Aristote, le langage se fonde, non plus bien sûr dans les idées, mais dans la nécessité pour les humains de communiquer sur les choses, avec des mots distincts des choses qu’ils désignent. Le langage n’est pas entièrement assujetti à la véridiction, mais à la recherche commune d’un bien, et les discours peuvent être légitimes, qui n’ont pas pour objet le vrai, comme la poésie. Il n’est pas enté sur le monde, mais soumis à l’usage de l’homme dans son rapport au monde et à soi-même. Ce qui transcende les diverses langues, ce ne sont plus les idées, mais la pensée, qui est elle-même un langage. L’acte de signifier articule de la sorte les signes linguistiques, les diverses actualisations des puissances de l’âme ou pathèmata, et les pragmata extérieurs. Le langage de la pensée, indépendant de la langue, est une manifestation de l’ordre des choses, qui se rend semblable la pensée. Cela signe le primat de la parole sur la langue : le langage n’est pas un système d’association de signifiants et de signifiés tels que consignés dans les dictionnaires. La stabilité que l’on observe dans l’acte de signifier relève de l’habitus acquis en société.
9 Loin de cette perspective métaphysique, le stoïcisme ne connaît que des corps affectés d’événements, que ne lie aucune causalité, de sorte qu’aucun ne saurait être signe de l’autre. Ils sont dicibles, mais en termes généraux, qui n’atteignent en rien leur singularité ontologique. Le logos étant en rapport avec l’âme du monde, dont l’homme dépend comme partie d’un tout, il le précède en quelque sorte, et n’est pas l’acte propre de l’homme.
10 Le privilège que le néoplatonisme accorde à la vision contemplative accuse l’inadéquation du langage à la mystique. Mais comme les divers degrés d’être sont à l’image de ceux qui les précèdent, jusqu’à cette intelligence qui est elle-même à l’image de l’un, on a là le principe d’un système de signes. Dans ce système plotinien conjuguant, à travers la notion d’image, ressemblance et altérité, la tradition chrétienne trouve un appui pour une sacramentalité qui n’est pas entièrement fondée sur le lexique.
11 Les chapitres v à vii envisagent les étapes principales jalonnant la conception augustinienne du signe. L’A. relève la proximité d’Augustin avec Aristote dans le De dialectica. Loin de l’autosuffisance du signe stoïcien, loin de l’imitation de l’idée platonicienne, le signe se définit pour lui par une double relation : à l’altérité de l’objet, d’une part, à l’esprit qui signifie et qui communique par lui, d’autre part. Le mot, modèle de tout signe, est en puissance de signification (dicibile) actualisée par l’esprit dans une dictio pour désigner tel ou tel objet (res). Le De magistro marque cependant une réserve en quelque sorte néoplatonicienne quant à l’usage du langage dans la recherche de la vie bienheureuse. On ne saurait penser ni enseigner sans les mots, mais les mots, par eux-mêmes, ne montrent rien. Le discours ne vaut que comme exhortation à consulter le Christ, qui ne répond pas d’abord ni fondamentalement par des propos articulés, mais par une illumination intérieure, qui vise à une contemplation sans médiation.
12 Le De doctrina christiana révoque entièrement ce doute, à la faveur de la pratique pastorale basée sur l’usage des signes. Il est singulier, mais hautement significatif, qu’ayant relevé qu’on ne connaît que par les signes, Augustin commence néanmoins par parler des choses. L’A. démontre que ce père convoque des schémas stoïciens pour les subvertir : le signe existe, il est la res elle-même en tant qu’elle se manifeste. « Un signe, écrit-il, est une chose qui, outre l’impression qu’elle produit sur les sens, fait venir par elle-même une autre idée à la pensée. » Il y a double altérité, du signifiant au signifié, mais aussi du signe à celui qui le déchiffre. Il observe que dans l’Écriture, une chose signifiée au sens propre peut elle-même devenir un signe figurant. On a là un réseau de relations qui a son fondement en Dieu même.
13 Le chapitre vii, qui étudie le De Trinitate, constitue le cœur et le sommet de toute la thèse. Le De doctrina christiana distinguait les signes entre naturels et de convention. S’ils ont leur fondement ultime en Dieu, ce en quoi ils sont proprement sacrements, on pourrait soupçonner que cette institution ou convention divine relève de cet arbitraire que la sémiotique contemporaine distingue dans la relation signifiant-signifié.
14 Or, il n’en est rien. Alors que saint Augustin, dans ses traités antérieurs, répugnait à désigner comme Verbum la deuxième personne de la Trinité, ce mystère est au cœur de sa pensée désormais. Dieu se dit, et c’est en se disant qu’il est Dieu. Il est identique à soi dans cette altérité. Si Dieu n’est pas signe, comme l’affirme le De doctrina christiana, c’est qu’il est soi-même à la source de toute signification. L’illumination devient tout ensemble et vision et diction. Les idées divines ne gisent pas dans un arrière-monde différent du nôtre, où nous ne serions admis que comme spectateurs lointains : elles se disent, et nous participons à leur être. L’âme n’est pas pure réceptivité à la chose, mais elle produit elle-même une altérité qui est immanente à l’âme : le verbum mentis, qui n’est pas d’abord un objet, mais la présence de l’esprit à soi.
15 Le sacrement n’est pas l’instrument de Dieu. Il est l’être divin même en tant qu’il se manifeste. Par ailleurs, le signe n’est pas d’abord sensible, mais si la signification est au cœur de l’être divin, le signe est métaphysique. Conjuguant ipséité et altérité, il va contre une théorie de la connaissance qui avait comme unique horizon l’assimilation de l’esprit à l’objet.
16 Dans la deuxième partie, l’A. s’attache surtout à relever tout ce en quoi Thomas retrouve une fidélité à l’ontologique sémantique augustinienne qui s’était perdue au cours des siècles. Lubac avait remarqué que la crise bérangérienne avait précipité une dichotomie depuis longtemps engagée entre sacramentum et res, dans une « chosification des réalités sacramentelles » comme simples réceptacles de la grâce. L’A. remarque que Thomas, dans son Commentaire des Sentences, partagea d’abord les vues de son époque. Les sacrements n’auraient pas existé sans la faute originelle. Ils sont l’application faite à des particuliers d’un salut médicinal procuré au genre humain par le Christ. Ils ne sont pas envisagés comme signes, c’est-à-dire le mode selon lequel se vit l’amitié entre Dieu et l’homme. C’est dans la Somme de théologie qu’on voit Thomas refuser de définir le sacrement d’après une causalité efficiente en quête de moyens pratiques, et qu’il le met en rapport avec la totalité de l’œuvre salutaire. Dans le chapitre xi, l’A. propose une intéressante réflexion sur le res et sacramentum en rapport avec le verbum mentis augustinien. Le caractère, prolongement invisible d’un signe visible, ouvre à la possibilité de donner à des actes divers le sens d’un culte rendu à Dieu. Il ouvre à une dimension invisible qui se manifeste, en retour, de manière visible. Cela ouvre une étude de la vertu de religion, qui ayant Dieu pour fin plutôt que pour objet, engage l’ordre de l’intentionnalité et, partant, de la signification.
17 L’étude thomiste est conclue par l’ample chapitre xiii sur les idées divines et la sacramentalité de la création. L’A. s’appuie d’abord sur l’œuvre du P. Geiger pour démontrer que la théorie des idées divines n’est pas un tribut que Thomas paierait à la tradition et qui tiendrait dans sa doctrine une part tout adventice. Dieu conçoit les idées des créatures selon l’acte même dont il se conçoit soi-même. Les idées divines ainsi mises en rapport avec la procession du Verbe, c’est ce qui fait que les créatures signifient Dieu sans perdre leur consistance ontologique ni n’être, comme chez Denys, qu’un catalogue de noms divins.
18 On saluera l’ampleur de l’entreprise, même si on pourra regretter que, comme pour se rassurer sur l’audace de ses thèses, elle ait donné dans nombre de redites. On a aussi parfois le sentiment que l’A., éprouvant la pertinence du rapport qu’il découvre entre ontologie et sémantique, veuille tout assujettir à cet ordre, et tende à négliger ce qui s’y dérobe. C’est particulièrement flagrant dans l’étude thomiste. On ne contestera pas le projet assumé de lire « certains textes de la noétique thomiste en termes sémiologiques », somme toute convaincant, et qui a le mérite de la manifester comme passant le cadre de l’abstraction à partir du sensible. Mais, en lisant la Somme de théologie, on n’a pourtant pas l’impression que la portée médicinale des sacrements serait devenue comme latérale : c’est au contraire le péché qui a engagé l’institution divine des sacrements comme événements de grâce, alors qu’ils existaient, de la part de l’homme, comme expression de son culte. L’A. aurait dû, à cet égard, mieux distinguer les deux ordres de la grâce et du culte, respectivement descendant et ascendant : il donne l’impression de les assimiler l’un à l’autre, dans cette unique convivialité entre Dieu et l’homme. Et que dire du parti d’envisager au chapitre xii, la doctrine de la transsubstantiation presque comme secondaire, puisqu’il est vrai qu’elle s’accorde mal à une interprétation sémantique ? Malgré cela, on félicitera l’A. d’avoir démontré la nécessité d’une approche métaphysique de la sacramentalité, et l’insuffisance d’une approche conduite d’après les principes tirés de la linguistique contemporaine.
19 Jean-Christophe de Nadaï
Brian Davies, Thomas Aquinas’s Summa Contra Gentiles, A Guide and Commentary, Oxford, Oxford University Press, 2016 ; 16 x 24, xv-454 p., 64 £, ISBN : 978-0-19-938063-5.
20 Brian Davies est un dominicain qui enseigne aujourd’hui à l’Université Fordham, à New York. Il est connu pour des travaux consacrés à saint Thomas, en particulier son récent commentaire de la Somme de théologie (Thomas Aquinas's Summa Theologiae: A Guide and Commentary, Oxford, Oxford University Press, 2014) ou l’ouvrage dirigé avec Eleonore Stump, The Oxford Handbook of Thomas Aquinas (Oxford, Oxford University Press, 2011). Il est l’auteur d’une des meilleures introductions à la philosophie de la religion, plusieurs fois rééditée, et chaque fois repensée (An Introduction to the Philosophy of Religion, 3e éd, Oxford, Oxford University Press, 2003), et de plusieurs livres sur la question du mal (The Reality of God and the Problem of Evil, Londres-New York, Continuum, 2006 ; Thomas Aquinas on God and Evil, Oxford-New York, Oxford University Press, 2011). Sur ce fameux « problème du mal », il défend une doctrine thomiste, quelque peu délaissée dans la philosophie analytique de la religion. Ce nouveau livre, Thomas Aquinas’s Summa Contra Gentiles, A Guide and Commentary, est un commentaire complet (mais Davies préfère dire « overview ») de la Somme contre les Gentils [SCG] qu’il publie. Le terme « guide » que contient le titre est approprié : comment lire la SCG sans se perdre.
21 La méthode de Brian Davies est de ne présupposer aucune connaissance de saint Thomas, mais pas plus de la pensée médiévale. Il commence avec une brève biographie de l’Aquinate avant de se demander quand et pourquoi saint Thomas a écrit cette SCG et de quelle sorte de livre il s’agit. La finalité de la SCG est indiquée selon B. Davies dans ses premiers chapitres : exposer ce que la raison nous autorise à dire au sujet de Dieu, montrer comment ce que nous disons s’harmonise avec la révélation biblique, défendre les articles de foi contre le reproche d’irrationalité. B. Davies reprend la distinction, proposée par Norman Kretzmann entre « théologie du bas vers le haut » (ce qui signifie en suivant la raison), et « théologie du haut vers le bas » (ce qui signifie selon la révélation). Les trois premiers livres de la SCG vont ainsi du bas vers le haut ; et le quatrième livre va du haut vers le bas. L’harmonie de la raison et de la foi fait ainsi l’essentiel de la SCG : la vérité ne contredit pas la vérité. Quelle est alors l’intention de saint Thomas dans la SCG ? De produire un traité de théologie naturelle (les livres I à III), puis (livre IV) de défendre les articles de foi qui ne sont pas démontrés (et n’ont pas à l’être).
22 On peut imaginer un étudiant, dont la formation préalable ne serait même pas forcément la philosophie ou la théologie, lisant chaque chapitre avant ou après sa lecture des passages correspondant dans la SCG. Sa compréhension en serait vraiment grandement facilitée. Celui qui connaît déjà bien la SCG lira le livre de Brian Davies trouvera à mon sens un intérêt à livre ce « guide ». Les préoccupations historiques ou exégétiques sont tout à fait légitimes et dignes d’intérêt quand on lit un théologien ou un philosophe du passé, mais ici elles sont presque inexistantes. L’intention de B. Davies est manifestement d’offrir au lecteur contemporain un accès direct aux arguments de l’Aquinate, d’accompagner dans une lecture en première intention du texte. C’est pourquoi l’histoire des problématiques n’apparaît pas, ni les questions de traduction ou les querelles entre les thomistes. Au besoin, une allusion à ces enjeux est possible ; et des références de cet ordre sont parfois données en notes ; mais seulement quand cela aidera un lecteur à comprendre quels sont les problèmes posés par saint Thomas et à entrer dans l’intelligence de son argumentation. Si les questions historiques ou techniques d’exégèse ne sont pas examinées, en revanche B. Davies tient beaucoup à discuter, voire à évaluer, les raisonnements de saint Thomas.
23 Donnons un exemple. Le chapitre vi est consacré à SCG I, 37-43, la question de la bonté de Dieu. Les arguments sont présentés. Puis, dans une dernière section (6. 6, p. 94 et suiv.) est posée la question de savoir comment saint Thomas peut espérer avoir offert une conception acceptable de la bonté de Dieu sans même avoir discuté la question de la moralité de Dieu, celle de savoir s’il est une bonne personne, en quelque sorte. C’est évidemment la fâcheuse interrogation sur le mal dans le monde — ce qu’on appelle « le problème du mal » — qui est invoquée pour contester l’argumentation de l’Aquinate. N’est-il pas insensible à une difficulté sur laquelle les philosophes modernes et contemporains insistent ? La discussion de B. Davies consiste à réfléchir sur l’usage du terme « bon », surtout appliqué à Dieu. Le commentateur en vient ainsi à conclure que l’argument de saint Thomas à cet égard suppose que Dieu n’a pas à être bon comme le serait un être humain moralement bon. Il précise que « si Dieu, comme le dit saint Thomas dans la SCG, est la première cause de toutes choses et la source simple, éternelle et immuable de ce qu’il y a quelque chose plutôt que rien, alors la bonté de Dieu peut difficilement être ce que nous pourrions lui attribuer ou lui dénier tout en pensant à la bonté morale des personnes humaines » (p. 97).
24 Dans un appendice d’une seule page, Davies propose une roue indiquant, en pourcentage, les thèmes de la SCG. Au moins dans la perception encore dominante dans l’enseignement de la philosophie, Thomas reste le philosophe des preuves de l’existence de Dieu — et de preuves qui, c’est souvent sous-entendu ou clairement dit, n’en sont pas vraiment. Pourtant, la preuve de l’existence de Dieu, ce n’est finalement qu’un seul chapitre dans la SCG — et, on le sait, guère plus dans la Somme de théologie et ailleurs. En revanche, cent dix-neuf chapitres de la SCG sont consacrés aux agents rationnels, ce qu’ils sont, comment ils pensent et veulent. Le résultat est donc frappant dès qu’on pondère ainsi l’espace dévolu aux différentes questions dans la SCG.
25 Cet ouvrage sera ainsi fort utile, au débutant, pour lui servir de guide, et au lecteur confirmé de saint Thomas, pour la discussion des arguments de saint Thomas, même quand il sera tenté de contester la façon dont B. Davies les défend. Brian Davies est en effet, à l’évidence, un pédagogue hors pair, et aussi un philosophe et théologien dont l’inspiration thomasienne ne retire rien à son originalité.
26 Roger Pouivet
Jean-Louis Poirier. Ne plus ultra. Dante et le dernier voyage d’Ulysse, Paris, Les Belles Lettres, 2016, 16 x 23, 395 p., 27 €, ISBN : 978-2-251-42061-5
27 L’ouvrage dont il faut ici rendre compte est une riche et vaste réflexion philosophique autour et à partir du xxvie chant de L’Inferno de Dante : comme on sait, Virgile interroge dans ce célèbre passage du poème sacré dantesque Ulysse sur son dernier voyage, et le navigateur grec raconte comment, ayant traversé les colonnes d’Hercule, il a connu le naufrage : « Par trois fois toutes les vagues firent tournoyer le navire : la quatrième fois elles soulevèrent la poupe en l’air pendant que la proue s’enfonçait, comme il plut à un Autre. » Le titre de l’ouvrage est à la fois une allusion au vers du chant où Dante rappelle que les navigateurs sont parvenus « à cet étroit chenal qu’Hercule marqua de ses signaux afin que l’homme ne s’aventure pas plus avant » (acciò che l’uom più oltre non si metta, v. 109) et à la supposée inscription mise par Hercule au détroit de Gibraltar. L’extraordinaire enquête de l’A. sur ce « voyage sans retour » se déroule en trois temps. Dans un premier moment, l’A. propose une traduction du texte de Dante et livre un premier commentaire pour introduire le lecteur à cette aventure (p. 13-55). Dans une deuxième partie (p. 59-226), il étudie ce que nous pouvons appeler la dimension de la transgression du voyage d’Ulysse en apportant quelques informations sur les conceptions dantesques de la géographie et de la cosmologie avant de tenter (chapitre iii) une exégèse du désir qu’Ulysse articule en voulant faire l’expérience d’un « monde sans nations » (mondo sanza gente, v. 117). Le troisième volet (p. 227-349) est consacré d’abord à la figure d’Ulysse et ensuite aux métaphores impliquées dans le texte de Dante, ses sources et ses lectures postérieures.
28 Quel est le sens — philosophique — de cette « rupture du paradigme odysséen fondé sur le thème du retour chez soi » (p. 36) ? On pourrait ainsi résumer le questionnement inlassablement renouvelé au cours de ce livre passionnant. En ce qui concerne l’étonnant chant dantesque qui inspire la démarche de l’A., une des questions majeures concerne le naufrage — et donc la condamnation — d’Ulysse. Il est sans doute exact qu’Ulysse « n’est pas condamné pour avoir franchi les colonnes d’Hercule » (p. 45). En revanche, « ce qui est condamnable c’est le vain effort de la raison naturelle pour s’aventurer hors de son champs, là où le désir naturel de savoir ne peut espérer la satisfaction qu’en laissant place à la foi, qui n’est pas naturelle » (p. 43). L’essentiel et ce qu’il y a d’inoubliable dans le message d’Ulysse, pense l’A., peut être formulé en suivant Erich Auerbach selon qui cet épisode manifeste « comment Ulysse, en accomplissant un désir de savoir démesuré fait voir à la fois l’infinité de son désir et de quoi un homme grec peut se montrer capable, mais aussi en quoi un tel désir est trop grand pour l’ordre donné du monde » (p. 46). Il convient donc de comprendre le syntagme du « vol fou » (folle volo, v. 126) dans le sens que Pétrarque suggère : « Ulysse qui désira, du monde, en voir trop » (Trionfo della fama II,18) ce qui signifie désirer de savoir « sans le secours de la révélation » ce qui est au-delà du champ rationnel (p. 48). En d’autres termes, le projet d’Ulysse païen est un projet téméraire « parce qu’il n’est soutenu par aucune foi et ne bénéficie d’aucune grâce divine » (p. 50). Et ce projet d’un explorateur s’oppose directement à celui du pèlerin Dante. Le désir de savoir que le voyage d’Ulysse manifeste est naturel et est inscrit dans la nature de l’homme, mais le monde est trop étroit pour ce désir. D’où la conclusion étonnante de l’auteur : « Porter au fond de soi un désir de savoir infini ne peut donc, en ce monde fini, déboucher que sur un drame » (p. 55).
29 La réflexion sur la signification et la portée de l’aventure transgressive amène l’A.— inspiré par Hans Blumenberg (1920-1996), auteur en 1966 d’un ouvrage intitulé Legitimität der Neuzeit — à soulever et à analyser le problème de la légitimité des Temps modernes. Poirier suit de très près l’interprétation proposée par le philosophe allemand de la genèse des Temps modernes selon laquelle la « destruction radicale du monde fiable » (p. 141) est la condition de possibilité de cette genèse et, par conséquent, que les Temps modernes et l’autoaffirmation de l’homme qui caractérisent cette époque sont la conséquence paradoxale de l’absolutisme théologique responsable de cette non-fiabilité du monde. Pour saisir encore mieux ce qui distingue l’Ulysse de Dante de la modernité (il fait naufrage, précisément), l’A. étudie Nicolas de Cues et Giordano Bruno pour savoir « ce que l’on peut attendre du monde en termes de transcendance » (p. 194). Alors que l’on peut qualifier le rapport de l’homme au monde chez le Cusain de prémoderne (p. 199), il est permis d’affirmer que Bruno enfante les Temps modernes (p. 200) : cette modernité tient au fait « que si l’homme est appelé à faire son salut dans le monde, le monde étant le déploiement même du divin, l’idée d’un salut non transcendant a un sens, comme l’idée d’une réalisation de l’homme » (p. 210). Le cas de Descartes est complexe selon J.-L. Poirier, car il est un auteur trop original pour être réduit à l’expression d’une époque, il est un « moderne étranger à la modernité » (p. 221). L’A. termine cette partie de l’ouvrage par l’évocation d’un article du philosophe finlandais Georg Henrik von Wright (1916-2003) qui interprète le naufrage de l’Ulysse dantesque comme un avertissement du destin, « comme une injonction de se souvenir de la juste mesure » (p. 225), une invitation à se libérer d’une vision triomphante de la modernité.
30 Comme je l’ai annoncé, le chapitre iv évoque les possibles modèles de l’interprétation dantesque du navigateur ainsi que les imitations ou réinterprétations que le passage de L’Enfer a influencées ; parmi ces auteurs inspirés par Dante on peut mentionner Arioste, Tarquato Tasso, Giacomo Leopardi, Alfred Tennyson, Arturo Graf et Giovanni Pascoli. C’est par une étude des métaphores de la mer et du naufrage que se termine le séduisant voyage auquel le lecteur de cet ouvrage est invité. Traitant de la métaphore du naufrage, l’A., inspiré cette fois par le petit livre de Blumenberg sur le topos du spectateur, porte à son paroxysme cette métaphore, disant que « nous avons toujours déjà fait naufrage » (p. 326), ce qui provoque l’effrayante question : pourquoi naviguons-nous ? On retiendra tout particulièrement les pages consacrées à la mémoire du chant xxvi chez Primo Levi (p. 339-345) qui explique à Auschwitz à son camarade Pikolo l’admirable poésie de Dante opérant ainsi « ce qu’on pourrait appeler la suspension de son être empirique et situé » (p. 343). Cette transmission du récit d’Ulysse est exemplaire dans la mesure où elle est l’expression du « refus du vivant de consentir à la fin du monde, d’accepter qu’il n’y ait plus d’avenir, d’accepter la suppression de toute possibilité » (p. 345).
31 De l’épilogue je retiens en particulier deux aspects. D’abord l’insistance sur l’importance de la lecture allégorique de la Comédie qui permet de comprendre que le discours des trépassés concerne la vie terrestre ; plus décisif encore, le rôle du libre arbitre qui structure et assure l’articulation du poème sacré. À juste titre l’A. souligne le caractère intellectualiste de la doctrine de la liberté chez Dante : le libre arbitre est « le pouvoir donné à l’homme de conduire humainement son existence » (p. 359).
32 Le bel ouvrage de J.-L. Poirier n’est pas à proprement parler un livre sur la philosophie de Dante — et pas non plus, comme l’annonce Vincent Carraud dans sa préface, une présentation de Dante philosophe. Pour réaliser un tel projet, il serait indispensable de lire, d’analyser et d’interpréter la Monarchia, le De vulgari eloquentia et le Convivio, de replacer la figure d’Ulysse dans le projet complet de la Commedia, de confronter le navigateur intrépide avec les autres figures de la raison humaine chez Dante (Virgile, Siger de Barbant, Salomon, Béatrice). Il s’agit bien plutôt d’une démarche qui explore brillamment toutes les virtualités philosophiques (et littéraires) contenues dans le récit dantesque d’Ulysse. Il s’agit, dirais-je, d’un philosopher « à l’ombre d’Ulysse » (me servant d’une expression qui donne le titre au magnifique ouvrage de Piero Boitani, L’Ombra di Ulisse, Milan, 1992) : en effet, la figure d’Ulysse « riguarda infatti l’esistenza di ciascuno di noi tra essere e non-essere, fra desiderio, illusione e destino » (p. 49). La parole de Béatrice au xxxiiie chant du Purgatoire (v. 52-54) résume admirablement l’enseignement essentiel que le dernier voyage du voyageur qui ne rentre pas chez soi transmet :
Toi, prends note, et telles que par moi sont proférées
ces paroles, ainsi enseigne-les aux vivants
de cette vie qui est une course à la mort (traduction Berthier).
34 L’image puissamment interpellatrice de l’Ulysse de Dante parle du « courage qui traduit cette vertu singulière de ne pas trembler devant l’inconnu, d’affronter la nuit cosmique et de s’avancer jusqu’aux limites du monde, du courage — qu’on aimerait dire métaphysique — des navigateurs et des explorateurs » (p. 338).
35 Ruedi Imbach
Laurent de la Résurrection. Sur la pratique de la présence de Dieu. Maximes et lettres suivies des témoignages de Joseph de Beaufort, Paris-Orbey, Arfuyen (coll. « Les Carnets spirituels » 92), 2016 ; 12 x 18,5, 208 p., 16 €. ISBN : 978-2-845-90244-2.
36 On le sait, l’élément le plus original peut-être du xviie siècle mystique en France n’est sans doute pas à chercher dans le témoignage des plus hauts états, mais dans une littérature spécifique dans laquelle on a voulu, souvent sous les noms de « prière de repos » ou « oraison du simple regard » ou « exercice de la présence de Dieu », proposer à un public large une oraison inspirée du courant mystique espagnol, mais d’ambition plus modeste et en principe accessible à tous. Les noms de Jeanne de Chantal, Jeanne Guyon (pour une part de son œuvre), François Malaval et Laurent de la Résurrection sont les représentants les plus notables de cette mouvance, à laquelle Henri Bremond a consacré de belles pages de son Histoire. Parmi les éditions du dernier d’entre eux, outre celle du Seuil (1948) et celle de Raphaël (2009), il faut retenir celle du Cerf (1991) éditée par Conrad de Meester, o.c.d. Voici que les éditions Arfuyen en proposent une nouvelle qui contient le même corpus (Maximes spirituelles, seize lettres, les trois témoignages de Joseph de Beaufort) moins deux textes brefs et trois annexes dont la troisième, « frère Laurent dans le différend Bossuet Fénelon » est importante ; toutefois la « note de l’éditeur » (p. 91-95) y supplée dans une certaine mesure. Je ne reviens pas ici sur l’admirable figure de frère Laurent et de son enseignement si convaincant… même s’il est moins facile à suivre qu’il ne le dit : c’est tout le problème du Moyen court et des autres méthodes (p. 47) de ce courant, si « faciles » (p. 50, p. 135). On trouvera dans la préface de Stéphane Robert, o.c.d., une présentation globale de la vie et de l’expérience spirituelle du frère convers carme. Un bon passage de la page12 indique ainsi la référence thérésienne : « On la trouvera dans le recueillement actif des IIIe demeures, bien que l’expérience de cette présence, en tant que telle, se situe plus loin, là où l’Esprit saint prend le relais. » C’est exactement ce que dit Bremond au sujet de la « prière de repos » : elle apparaît, à proprement parler, lorsqu’au-delà des efforts en vue d’un silence intérieur, l’on ne peut plus faire autrement que l’accepter. D’une autre façon, l’effort persévérant pour s’y accorder n’en fait-il il pas partie ? La très intéressante préface de Marie-Laurent Huet, o.c.d., contient une étude sur les sources, surtout espagnoles et salésiennes (l’unique et « simple regard », p. 41, ne vient-il pas, au moins, de Jeanne de Chantal ?), et leur diffusion en France. Pour celle-ci, il cite notamment le carme Marc de la Nativité, François Malaval (sous le nom de « contemplation »), et très directement Jean de Jésus-Marie dit le Callaguritain. Laurent, lui, ne recherche pas la contemplation comme telle, mais l’accomplissement de la volonté de Dieu. On peut donc dire que dans ses écrits et dits son accent propre est moins d’insister sur l’oraison (pourtant, p. 60-61, sur le « repos ») que sur l’attention continuelle à Dieu, avec la certitude « que Dieu est toujours en ce fond de son âme » (p. 46), en vue d’« un entretien muet et secret de l’âme avec Dieu, qui ne passe quasi plus » (p. 59). Il me semble que la note de renoncement ascétique — qui est un peu autre chose que le dépouillement radical en vue de l’union — est chez lui plus insistante que chez les autres auteurs du même courant.
37 Jean-Pierre Jossua
Philippe-Jacques Spener, La Vie évangélique. Pia desideria. Trad. de l’allemand par Annemarie Lienhard et présenté par Marc Lienhard. Orbey-Paris, Arfuyen (coll. « Les Carnets spirituels » 97), 2017 ; 12 x 18,5, 180 p., 15 €. ISBN :978-2-845-90252-7.
38 Poursuivant son dessein de rendre accessibles les textes qui ont nourri la vie spirituelle en Alsace, Gérard Pfister réédite la traduction, déjà publiée en 1990, du livre majeur de Spener (1635-1705) selon l’édition de 1676, avec une nouvelle présentation. Il faut toutefois savoir que cet ouvrage majeur du courant piétiste datant de 1675 a eu une influence considérable sur le protestantisme luthérien — Spener exerça son ministère d’abord en Alsace puis en Allemagne — et ensuite sur le romantisme allemand naissant, dans le sens de la prééminence de l’individu et de son expérience vécue. Il s’agissait au départ de présenter le commentaire de Johann Arnt sur les évangiles, mais la préface est devenue un véritable volume : critique de la chrétienté protestante, proposition de réformes au sein d’une réforme permanente (création de petites communautés où la Parole sera partagée, insistance sur le sacerdoce universel, la nouvelle naissance, la piété, le rigorisme moral, la réforme des études), énoncé des raisons d’espérer. Le livre fut accueilli avec enthousiasme — et une vive opposition, notamment à l’égard de sa part millénariste liée à la conversion des juifs, à la chute de la Rome papale, et à la sanctification des croyants (car la perfection chrétienne est possible). Parmi les idées de Spener, je remarque celle du regret des conciles et de la proposition de créer pour y suppléer un réseau de correspondance et de publications faites après discussion. On y mettrait en lumière les difficultés et carences existant à l’intérieur de « la seule vraie église (évangélique), effets de la persécution, de la défaillance du pouvoir séculier et des ministères ecclésiastiques (notamment les controverses stériles), de la dépravation chez les laïcs. Je note aussi une claire définition de la foi qui seule permet d’être justifié, mais que l’on pervertit en pensant qu’elle dispenserait des œuvres de l’amour qui, de leur côté, ne peuvent justifier, mais attestent la réalité vivante de la foi.
39 Jean-Pierre Jossua
Patrick Werly, Yves Bonnefoy et l’avenir du divin, Paris, Hermann, 2017 ; 15 x 22,9, 424 p., 38 €. ISBN : 978-2705693374.
40 Parmi les critiques qui s’intéressent à l’œuvre d’Yves Bonnefoy, peu nombreux sont ceux qui s’attachent à la visée ou expérience d’une transcendance par la poésie, prenant le relais de la religion et, à cette fin, en reprenant nombre de représentations. Patrick Werley est de ce nombre, comme l’atteste son livre récent. L’introduction précise certaines données importantes : Bonnefoy est un « athée », sans « impensé religieux », qui conçoit la poésie, dans l’acte même de sa création, le travail sur les mots, lieu de « l’invention de l’esprit » (mais aussi pour le lecteur), comme « conversion » ou « reprise », retour à un je plus profond et à l’être ou au monde comportant une expérience de transcendance. Celle-ci, distincte de celle des religions de salut, conçues comme liées au langage conceptuel et donc impliquées dans la nécessaire critique de celui-ci, vise une altérité au-delà du langage, mais demeure dans l’immanence. À mon avis, ni ce lien au langage conceptuel, ni la notion d’une « surnature », ni la conviction que c’est seulement dans l’acte totalement autonome de créer que l’absolu peut être authentiquement pressenti ne sont justifiés. Quoi qu’il en soit, l’expérience a donc, selon Yves Bonnefoy, « quelque chose de la religion dans son mouvement et non dans son objet, dans sa substance », d’où le désir de préserver un héritage de signifiants religieux en les déplaçant. La première partie considère le dialogue de la poésie avec la pensée religieuse. Après avoir montré les origines, non croyantes et laïques, d’Yves Bonnefoy et repris l’idée que le poète découvre le champ religieux comme pouvant, une fois déconstruit, offrir un apport à la poésie qui est en réalité son champ propre, l’A. examine de façon fine et équitable un effort inverse de critiques en vue d’établir un apport de cette poésie à l’expérience religieuse. En quoi de dialogue concerne-t-il la poésie elle-même ? La théologie peut-elle entendre les raisons du rapatriement du mouvement de transcendance dans l’immanence ? Un second chapitre analyse le rapport avec Kierkegaard autour du singulier et de la notion de « reprise », non plus pour aboutir au religieux après les stades esthétique et éthique, mais, au-delà, à un stade « poétique », après s’être débarrassé de la gnose (surréaliste) et de l’absurde (des existentialistes). Quel pourrait être l’apport historique du christianisme au-delà de ses limites (surtout l’idée de la faute et le caractère conceptuel du « dogme ») : la mémoire de l’expérience de la transcendance, le rappel de la finitude et des limites du langage. Je me demande : est-ce sagesse de dire, comme Yves Bonnefoy, que nous décidons qu’il y ait de l’être et du sens, ou est-ce, à force de vouloir échapper à l’hétéronomie, une forme d’hybris ? Le troisième chapitre est consacré à « la nécessaire conscience de soi de la poésie », c’est-à-dire sa critique réflexive, ses échecs possibles, ses limites acceptées (la transcendance de la poésie sur les poèmes), mais aussi sa contestation des théories enfermant la poésie dans la langue. La deuxième partie, « La poésie rapatriement du mystère dans la parole » étudie, dans une bonne mise en perspective historique, les mystères d’Éleusis, puis des figures de Déméter et Coré chez Yves Bonnefoy : opposition de l’avoir et de l’être réel, perte et quête de l’unité, intermittence et espoir de l’épiphanie. On vient ensuite à la poésie comme recouvrement du silence mystique dans la parole de l’immanence (décision de se délier de soi, d’éprouver le silence, mais en vue d’atteindre ce qui est proche, recevoir de l’autre, revenir à la parole) et comme rapatriement de l’infini dans le fini comme l’absolu, l’illimité du singulier. Peut-être eût-il fallu mieux distinguer la mystique néoplatonicienne dans sa visée propre et la version chrétienne qui inscrit un retour vers les autres, la communauté. Troisième partie : « Un Dieu à naître ». À partir du dialogue avec Jouve, chrétien ambigu s’il en fut, on s’interroge sur ces formules : un Dieu qui n’est pas (encore), un Dieu à naître ou à venir. Que dit cette œuvre du signifiant Dieu et quel est son rapport au christianisme ? Refuser de nommer Dieu, c’est être réduit au silence, car tout peut être trouvé absolu, transcendant par rapport au langage, présence de l’unité. Or « Dieu » a précisément pour vocation de désigner cet absolu, étant sans forme ni signifié, à partir de quoi le poème et le mouvement vers autrui redeviennent possible, ainsi que l’utopie, l’espoir d’une vie « divine » sur cette terre nouvelle (Dieu à naître). Quatrième partie : « La poésie comme reprise. » Porter le stade religieux au stade poétique ; et d’abord situer l’importance du « moment second » dans l’œuvre : une réinstauration dans l’expérience ou dans la parole (au-delà d’une perte ou d’une critique de l’esthétisme, du « moi », du langage aliéné, du religieux), du je, du corps, de l’infini, du christianisme, de l’espace social. Suit, dans le même sens, un exposé de la « reprise » chez Kierkegaard, selon ses exégètes et selon Yves Bonnefoy : le passage d’un stade à un autre par un choix permet de reprendre ce qui avait été perdu, mais transformé. Un bel exemple de la reprise est donné dans le chapitre sur le poème « Delphes du second jour ». Enfin l’A. tente de ressaisir une herméneutique de la reprise chez Bonnefoy. : place de l’ironie, du mythe, de la typologie (très bonne analyse d’un « récit en rêve » partant d’une pièce de Yeats), de la reprise de l’anamnèse. C’est bien, mais l’apport du vocabulaire de la metanoia et de l’epistrophé n’est pas clair. Un détail dans un excellent ouvrage.
41 Jean-Pierre Jossua
Massimo Naro (a cura di) Non so se hai presente un uomo. Domande radicali e linguaggi dell’arte, Soveria Mannelli, Rubbettino (Coll. « Arazzi »), 2016 ; 14 x 22, 254 p., 16 €. ISBN : 978-8-849848-7-93.
42 Massimo Naro, professeur à la faculté de théologie de Palerme, à qui nous devons déjà, entre autres, plusieurs publications sur « les interrogations radicales » dans la littérature, nous a proposé en 2016 un nouvel ensemble d’études, cette fois dans les différentes branches de l’art. Dans une belle introduction « au thème de l’humain dans les langages de l’art », il définit ce qu’il appelle interrogations radicales, à savoir « celles qui concernent le sens de la vie, ou le tressage entre mal et beauté, entre angoisse et espérance, qui brode l’existence de tous » donc, en somme, l’humain comme tel, mais ici tel qu’il s’exprime dans la pluralité des langages esthétiques. Et il établit un inventaire de ces questions, majeures ou quotidiennes, que l’art projette sur un grand écran, en particulier, bien sûr, le cinéma. Mais aussi la chanson, et c’est à une de celles-ci, citée dans la présente introduction, qu’est emprunté le titre du volume (chanson due à Lorenzo Cherubini, dit Jouanotti). La recherche est placée en référence à une dialectique entre la créativité et l’acceptation de l’état de créature, car celui-ci n’est pas incompatible avec l’autonomie, contrairement à ce qu’affirme une position d’auto-référentialité totale, y compris dans la quête de dépassement de soi. Cela dit, je ne puis aller plus loin que d’indiquer la composition du volume : deux études sur la littérature, poésie (Melo Freni) et écrits narratifs (Fabio Pierangeli), une sur le théâtre (Giuseppe Lipani), deux sur la chanson (Cosimo Scordato et Vincenzo Mollica), une sur la sculpture (Giovanni Bonanno) et une autre sur la peinture (Francesca Paola Massara), une sur la photographie (Giovanni Chiaramonte) et une sur le cinéma : « Penser en images : le cinéma selon Gilles Deleuze » (Giovanni Meucci), enfin une conclusion concernant le rapport entre les artistes et l’Église (Massimo Naro).
43 Jean-Pierre Jossua
Sigila, n° 39, printemps-été 2017 : L’indiscrétion, Paris, Gris-France, 2017 ; 15 x 21, 185 p., 17 €. ISBN : 978-2-912940-38-4.
44 Le présent numéro de la revue franco-portugaise, dont le thème majeur est « le secret » qui se décline sous de nombreuses formes, s’arrête sur celle-ci : « l’indiscrétion ». Il s’ouvre sur un joli texte de Gilles Lapouge sur les Brésiliens, cordiaux mais volontiers indiscrets, s’achevant sur l’ambiguïté du vocabulaire de la discrétion. Un article rigoureux de Delphine Bouit montre l’importance de la discrétion dans certaines professions (médicale et sociale en particulier), perspective que prolonge Michel Plon au sujet de la psychanalyse et de la cyber-information. Une étude de Pierre-Antoine Fabre évoque discrétion et indiscrétion dans la relation à base religieuse, en particulier dans la littérature jésuite. Le courrier du cœur (Claire Blandin), le secret familial (Adrien Le Bihan), l’ethnologie (Sophie Bobbé) complètent le dossier, que suivent de remarquables études sur des œuvres particulières : Béla Bartòk (Marie-Françoise Vieuille, Shakespeare (Hamlet : Pedro Vianna), Henry James et Joaquim Machado de Assis (Isabelle de Vandeuvre), ce dernier revenant avec Alain Robbe-Grillet chez Monique Le Moing. Un beau numéro, riche et d’agréable lecture.
45 Jean-Pierre Jossua