Notes
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[1]
Certaines des analyses conduites ici ont été publiées sous le titre : « Ἐγώ εἰμι ἡ ἀλήθεια », dans « Heidegger, la Grèce et la destinée européenne », édité par A. Merker, Cahiers philosophiques de Strasbourg 36 (2014/II), p. 197-214.
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[2]
Dans un texte important, Jean-Louis Chrétien avait déjà évoqué la figure absente qui referme le poème de Paul Celan (« Neuf propositions sur le concept chrétien de témoignage », Philosophie 88 [2005], p. 75-94) :
Niemand
zeugt für den
Zeugen.
(Atemwende, 1967, Renverse du souffle, trad. par J.-P. Lefebvre, Paris, Éditions du Seuil, 2003, p. 122). Comme il apparaîtra, tout l’Évangile de Jean est tourné vers un tel « témoin pour le témoin ». -
[3]
Rudolf Bultmann, Das Evangelium des Johannes, 21. Auflage, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1986, p. 555. Bultmann exclut pour le verset 24 une interpolation plus tardive.
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[4]
Ibid., p. 475.
-
[5]
Ou bien au présent selon d’autres manuscrits. Le trait de cet autre défenseur est bien qu’il « demeure », comme le disciple à la fin, et plus précisément avec lui, avec le témoin. Il demeure dans le témoin, en tant que le témoin.
-
[6]
Jn 14, 21 : ὁ ἔχων τὰς ἐντολάς μου καὶ τηρῶν αὐτὰς ἐκεῖνός ἐστιν ὁ ἀγαπῶν με, « celui qui a mes commandements et les garde, celui-là est celui qui m’aime ».
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[7]
Atemwende, éd. et trad. J.-P. Lefebvre, op. cit., p. 48. Nous traduisons : « Profondément / dans la crevasse des temps, / près de / la glace en rayons, /attend, cristal de souffle / ton irrévocable / témoignage. »
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[8]
B. Pautrat : « Celui qui vient derrière moi m’est passé devant parce qu’il était avant moi. » Lemaître de Sacy : « Celui qui doit venir après moi a été préféré à moi, parce qu’il était avant moi. » Traduction œcuménique de la Bible : « Après moi vient un homme qui m’a devancé, parce que, avant moi, il était. »
-
[9]
R. Bultmann, Das Evangelium des Johannes, op. cit., p. 102.
-
[10]
Ibid., p. 114, n.
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[11]
Ibid., p. 115 : « ein mythologisch verbrämter Moralismus. »
-
[12]
En même temps qu’à son commentaire classique, on se reportera à l’étude de Rudolf Bultmann intitulée Untersuchungen zum Johannesevangelium (1928, A. Ἀλήθεια), reprise dans Exegetica, Tübingen, Mohr, 1967. Je remercie Didier Franck de m’en avoir indiqué l’existence. Le commentaire, de son côté, qui comprend ἀλήθεια comme die Wirklichkeit Gottes, voit dans la question de Pilate l’expression, non pas du scepticisme du procurateur, mais du désintérêt de l’État pour la question radicale de la Wirklichkeit (op. cit., p. 507, avec la n. 8). Pour une réflexion sur la vérité-adéquation dans Jean, on se reportera à l’étude de Philippe Büttgen, « Une autre forme de procès. La vérité et le droit dans l’exégèse du Nouveau Testament », Revue de l’histoire des religions 3 (2015), p. 325-338.
1 Que la philosophie reçoive de l’évangile de Jean de très intrigantes questions ne contredit pas à son essence, ni par conséquent à sa vocation — quoi qu’il advienne, quelle que soit l’expérience, imprévisible, qui advienne [1]. Qu’elle parvienne, ou non, au centre de ce livre est une tout autre difficulté, qui pourtant ne décidera pas non plus de la possibilité, avec laquelle tout commence, de lire ce qui est écrit et transmis en grec, et de recueillir, dans une conscience qui appartient encore en plus d’un sens à cette langue, ce qui se montre, pour la première fois, dans la langue qui fut déjà pour une telle pensée accueillante, sinon maternelle — la langue grecque fût-elle tournée, désormais, autrement et ailleurs.
2 Mais que survienne, dans la philosophie ou à côté d’elle, qui tentera de la comprendre et de la décrire, la dimension évangélique du témoin et de son témoignage, voilà qui pourrait bien la concerner essentiellement, d’une façon essentiellement troublante, si et là où elle-même a pour centre l’ἀλήθεια. Qu’est-ce qui apparaît, en cette langue grecque johannique, de la vérité, de l’ἀλήθεια et de ses témoins, avec leur témoignage, μαρτυρία ?
3 Les concernant il faudra avant tout recueillir quelques traits.
4 Le premier se découvrira à la fin, lorsque le κατα ιωαννην donnera lui-même le sens, l’orientation du regard qui a vu, de l’oreille qui a entendu et de l’écriture en laquelle Jean montre ce qu’il a vu et entendu, et par conséquent le sens du κατά qui, dans la tradition, donne son titre au livre : κατά, « selon », était bien le regard du témoin, ou de celui qui allait le devenir (mais à vrai dire, dès qu’il a vu, il était déjà le témoin, en raison de ce qu’il a vu, qui appelait déjà témoignage : or, s’il l’appelait, c’est qu’il l’était déjà lui-même : dans Jean, c’est le témoignage qui appelle à chaque fois le témoignage, le témoin qui appelle le témoin), et écrire n’aura rien voulu dire d’autre que témoigner : Οὗτός ἐστιν ὁ μαθητὴς ὁ μαρτυρῶν περὶ τούτων καὶ ὁ γράψας ταῦτα, καὶ οἴδαμεν ὅτι ἀληθὴς αὐτοῦ ἡ μαρτυρία ἐστίν (Jn 21, 24 : « C’est ce disciple qui témoigne au sujet de ces choses et qui les a écrites, et nous savons que son témoignage est vrai »). Une telle fin cependant est énigmatique par plusieurs aspects. Qui est le « nous » qui apparaît ici, et, pour savoir, un tel « nous » n’a-t-il pas dû lui-même « voir » ? Qui est le « nous » qui ici témoigne pour le témoin [2] ? Mais « nous » a-t-il bien lui-même vu, ou a-t-il plutôt recueilli d’autres témoignages ? Témoigner pour le témoin ne paraît en effet possible que pour autant que le témoin pour le témoin a vu et entendu ce que le témoin lui-même a vu et entendu, lorsque par conséquent il est lui-même un second témoin, ou bien a reçu d’autres, au moins un autre témoignage accordé à celui du témoin. Pourtant, il y aura peut-être une troisième possibilité, qui pourrait nous conduire très loin déjà, sans que nous nous en apercevions clairement, dans l’essence de l’ἀλήθεια. Il est possible que ce que le témoin a vu et écrit soit en effet désormais, pour nous, sur un mode ou sur un autre, devenu manifeste, autrement dit que tout un chacun parmi nous en soit désormais, en un sens, le témoin. Alors il n’y a plus que des témoins, chacun peut être le témoin. À regarder de plus près, le « nous » de la fin de l’évangile johannique est sans doute celui qui a déjà au verset précédent reçu le nom de « frères », ἀδελφοί, auxquels est parvenu ὁ λόγος, qui, précise l’évangéliste, ne fut jamais celui du Christ, selon lequel « ce disciple ne mourrait pas » (Jn 21, 23). La traduction du « nous » par Rudolf Bultmann, das Bewußtsein der Gemeinde [3], posera ainsi l’appartenance du témoin à la communauté qui témoigne pour lui, celle par conséquent des ἀδελφοί avec lesquels il forme le « nous » d’une unique conscience, qui a elle-même pour centre l’ἀλήθεια recueillie dans le témoignage du Lieblingsjünger, le « disciple aimé ». Selon une telle conscience une, il faut dire que chacun, dans ce « nous », est devenu le témoin, autrement dit que, d’une façon ou d’une autre, ce dont le disciple, le μαθητής, a témoigné, est pour « nous » devenu manifeste : « Nous le savons », « nous savons que son témoignage est vrai ». Pour comprendre cet étrange οἴδαμεν, il faudra aller plus loin dans l’essence du témoignage et de l’ἀλήθεια selon Jean. Mais, d’emblée, la communauté du « nous » est la communauté du témoignage, par conséquent la communauté de l’ἀλήθεια. Celui qui a appris n’a pas seulement lui-même vu et entendu, il a montré, il a écrit, et « nous » aura désormais pour centre son témoignage, puisqu’il n’est apparu qu’avec lui, ne commençant qu’avec un tel témoignage, se constituant entièrement autour de lui.
5 Mais la possibilité du « nous » et l’événement du témoignage rendu au Christ furent d’abord, dans l’évangile johannique, annoncés par le Christ lui-même, lorsqu’il a donné la nouvelle, ou plutôt la promesse, de la venue future d’un envoyé, d’un énigmatique « défenseur », ein Helfer, traduira à son tour Bultmann [4], ὁ παράκλητος, qui reçoit aussi le nom, lui-même difficile à comprendre, de πνεῦμα τῆς ἀληθείας (Jn 15, 26-27). Le « défenseur » sera « un autre défenseur » (ἄλλον παράκλητον, Jn 14, 16), comme, par conséquent, le Christ lui-même fut déjà le défenseur, et il sera lui aussi le défenseur contre le monde, car à nouveau le monde « ne le voit pas ni ne le connaît » (Jn 14, 17). Or un tel défenseur sera lui-même un témoin : « Celui-là témoignera à mon sujet » (ἐκεῖνος μαρτυρήσει περὶ ἐμοῦ, Jn 15,26). Mais avec la venue du défenseur « vous aussi témoignerez », καὶ ὑμεῖς δὲ μαρτυρεῖτε, ὅτι ἀπ’ ἀρχῆς μετ’ ἐμοῦ ἐστε (Jn 15, 27 : « parce que vous êtes avec moi depuis le commencement »). Autrement dit : « vous » serez les témoins, et par conséquent « vous » serez aussi les défenseurs, « vous » serez les défenseurs de celui qui d’abord fut pour « vous » le défenseur, contre le monde. Le défenseur appelle ceux qui sont avec lui à devenir, lui parti, ses défenseurs, non pas seuls, mais avec un autre envoyé, « un autre défenseur », qui « demeure près de vous et sera en vous » (Jn 14, 19) [5]. « Vous » n’est pas d’abord le même que « nous » : la communauté qui est appelée ὑμεῖς était celle des hommes qui se tenaient avec le Christ depuis le commencement, celle du ἡμεῖς, à la fin, est celle qui se rassemble autour du μαθητής et de son témoignage. Autrement dit : « nous » provient pourtant de ce « vous » auquel le Christ s’est adressé, l’archicommunauté, la communauté ἀπ’ ἀρχῆς, dont toute la question est celle de la façon dont elle « demeurera » : elle ne « restera » que pour autant qu’elle saura « garder », prendre soin ou observer, τηρεῖν, exactement « avoir et garder les commandements » du Christ, ce qui a le même sens qu’ « aimer » le Christ, ἀγαπᾶν [6]. Chacun en elle reçoit ou « prend » (λάμβανει) le défenseur (et par là il se sépare du monde), mais est aussi appelé à devenir le défenseur (et par là à se tourner contre le monde). La communauté de l’ἀλήθεια est la communauté des défenseurs contre le monde. Le « vous » et le « nous » ont pour centre le témoignage, ils sont la communauté des témoins : témoins pour le témoin, authentifiant son témoignage (« nous » savons qu’il est vrai : le savoir à chaque fois est le témoignage pour le témoignage, l’authentification du témoignage), ou l’archicommunauté des témoins qui ont vu et entendu celui qui s’est adressé à eux, le premier défenseur contre le monde (« vous ») — et ceux-là, les premiers témoins, comme il apparaîtra plus clairement, étaient déjà des « témoins pour le témoin ». Chacun dans le livre de Jean est non seulement le témoin, mais le témoin pour le témoin. Par là sera indiqué un trait essentiel de l’ἀλήθεια.
6 Notre première question était : qui est le « nous » qui recueille le témoignage du Lieblingsjünger ? La deuxième doit être : qui est le μαθητής lui-même ? Celle-ci nous conduit au centre du témoignage, puisque le disciple apparaît comme le témoin. Or le témoin donne son témoignage dans l’écriture de ce qu’il a vu et entendu. Et c’est lui-même qui apparaît — en personne : non la première pourtant, mais la troisième —, à la fin de son livre, sous le nom de τὸν μαθητὴν ὃν ἠγάπα ὁ Ἰησοῦς, « le disciple que Jésus aimait », mais surtout dans la dernière parole du Christ recueillie dans son livre, en réponse à une question simple et pourtant obscure de Pierre (Κύριε, οὗτος δὲ τί ; Jn 21, 21 : « Seigneur, et lui ? »), la dernière et elle-même, comme la question à laquelle elle répond, l’une des plus énigmatiques, une parole que Jean lui-même laissera non éclairée : Ἐὰν αὐτὸν θέλω μένειν ἕως ἔρχομαι, τί πρὸς σέ ; (Jn 21, 23). « Si je veux qu’il reste jusqu’à ce que je vienne, en quoi cela te regarde-t-il ? » En quel sens ce disciple « reste »-t-il ? En quel sens « resterait »-il, celui-là, plutôt qu’un autre μαθητής, et peut-être à la différence de Pierre ? Pour autant qu’une réponse est donnée, elle est celle du témoignage, autre en effet que celui de Pierre, qui, lui, témoignera par sa mort (σημαίνων ποίῳ θανάτῳ δοξάσει τὸν θεόν, Jn 21, 19 : « indiquant par quelle mort il allait glorifier Dieu »). Il n’est pas impossible sans doute de lire un tel « demeurer » à la lumière de l’écriture qui le suit. Il « reste » en tant qu’il témoigne : or il témoigne en tant qu’il écrit. Il « reste » en écrivant : mais cela ne veut pas dire pour Jean que l’écriture à elle seule suffise pour qu’il « reste ». Écrire n’est pas rester ni même par soi seul garder, rien n’est écrit qui demeure si τὸ πνεῦμα ne reste sur lui. Mais ce disciple-là accomplira bien la μαρτυρία dans l’écriture, et son témoignage « reste », pour autant seulement qu’il trouve des défenseurs, inspirés par l’unique défenseur qui lui-même « reste » avec eux, τὸ πνεῦμα τῆς ἀληθείας, « l’esprit de la vérité ». Il faudra comprendre qui est τὸ πνεῦμα τῆς ἀληθείας pour commencer à entrevoir le cercle dans lequel le témoignage s’accomplira, le cercle de l’ἀλήθεια elle-même, le cercle des défenseurs, puisque lui, « l’autre défenseur », témoignera en retour pour le défenseur qui l’a annoncé. Non seulement, à nouveau, le témoin est témoin pour le témoin, mais là sera l’essence du témoignage, accordé à l’essence de l’ἀλήθεια. Mais il faudra alors aussi tenter de décrire la provenance des témoins, puisque tous les défenseurs, tous les témoins dans Jean, le premier défenseur comme le second défenseur, et ceux qui sont appelés à témoigner, « vous » et « nous », sont des envoyés. Qui les envoie, et en vue de quoi sont-ils envoyés ? Mais à présent, repartant du commencement, regardons à chaque fois qui est le témoin.
7 Le premier est Jean. Dès qu’il apparaît dans le livre, il est « envoyé », ἀπεσταλμένος παρὰ θεοῦ (Jn 1, 6). Sans aucune ambiguïté, il est envoyé « pour témoignage », εἰς μαρτυρίαν, ἵνα μαρτυρήσῃ (Jn 1, 6). Celui qui envoie est ici simplement nommé θεός : or, dans l’Évangile de Jean, θεός est déjà apparu, avec une autre préposition, πρὸς τὸν θεόν, « près de Dieu » (θεός appelle presque toujours une préposition, qu’il soit provenance ou lui-même proche, car θεός appelle presque toujours une médiation : θεὸν οὐδεὶς ἑώρακεν πώποτε, Jn 1, 18 : « Dieu, personne ne l’a jamais vu »). Dans tout l’évangile le témoin est toujours envoyé : le témoignage prendra lui-même à chaque fois sens à partir de cet envoi. Mais, conformément à l’essence du témoignage, sur laquelle il conviendra de revenir, le Baptiste ne témoignera pas pour lui-même, mais pour un autre que lui. Au reste qui est-il lui-même, sinon celui qui témoigne ? Très frappante sera la réponse qu’il opposera à la question des prêtres et des Lévites (Σὺ τίς εἶ ; « Toi, qui es-tu ? », Jn 1, 19). Il fera trois réponses négatives, laissant au fond la question sans réponse, avant de répondre seulement à cette autre : τί λέγεις περὶ σεαυτοῦ ; (Jn 1, 22 : « que dis-tu de toi-même ? »). S’agit-il encore de savoir « qui » il est ? Non, mais ce qu’il dit de « lui-même » : ce qu’il dit, c’est qu’il est celui qui s’efface devant un autre, il n’est justement pas lui-même celui pour qui il témoigne, « lui-même » est le pur témoin en ce sens. Seule peut-être la traduction de Bernard Pautrat donne la réponse de Jean en son absolu effacement de soi, du « moi » qui se retire lorsqu’il s’avance dans sa parole : « Moi : la voix d’un qui crie dans le désert… », Ἐγὼ φωνὴ βοῶντος ἐν τῇ ἐρήμῳ (Jn 1, 23). Il est très remarquable pourtant que cet ἐγώ apparaisse lui-même ici à travers le témoignage d’un autre, Isaïe, qui a par avance témoigné pour lui (Is 40, 3). Mais alors : lui aussi avait déjà un témoin. Jean en effet pourrait être le seul témoin pour lequel nul ne témoigne, s’il n’était ainsi lui-même annoncé, et par conséquent en un sens attendu. (Le Christ cependant témoignera plus loin pour lui, authentifiant son témoignage dans le savoir : καὶ οἶδα ὅτι ἀληθής ἐστιν ἡ μαρτυρία ἣν μαρτυρεῖ περὶ ἐμοῦ, Jn 5, 32 : « et je sais que le témoignage qu’il rend en témoignant à mon sujet est vrai »). Jean n’est pourtant pas à lui seul la fin de l’attente, et son sens d’être est de s’effacer devant celui qui vient. Dans la négation celui qu’il est se retire devant celui qui vient, qui se tient déjà « au milieu de vous », μέσος ὑμῶν ἕστηκεν, mais « que vous ne connaissez pas », ὃν ὑμεῖς οὐκ οἴδατε (Jn 1, 26), celui pour lequel lui-même est venu, puisqu’il n’est venu que pour témoigner. Or, venu pour le témoignage, il est venu, d’une indication décisive, « pour qu’il se manifestât à Israël », ἵνα φανερωθῇ τῷ Ἰσραὴλ (Jn 1, 31). Le témoignage de Jean est tout à fait singulier, car il témoigne pour quelqu’un qu’il ne connaît pas. Par là son témoignage paraît tout autre que le témoignage juridique à chaque fois recevable devant un tribunal, qui implique au moins que le témoin ait vu, ait été, d’une façon ou d’une autre, témoin d’une manifestation. Or, de façon troublante, Jean ne témoignera pas de la manifestation, mais pour la manifestation : κἀγὼ οὐκ ᾔδειν αὐτόν (Jn 1, 31 : « et moi, je ne le connaissais pas »). Comment le témoin témoignerait-il de ce qu’il n’a jamais vu, pour celui qu’il n’a jamais vu ? Que veut dire témoigner pour la manifestation, sinon être envoyé pour elle ? L’envoi donnera par conséquent ici le sens de la μαρτυρία de Jean. Le témoignage de Jean, le premier témoin, aura le sens du mot qui fraye un chemin, précédant l’événement dont il témoigne. Le témoignage annonce plutôt qu’il ne rappelle, attestant ce qui vient. Mais est-ce à dire que Jean n’a rien vu ? En aucune façon. Il a vu, non pas cet homme, mais le πνεῦμα. Il est venu pour reconnaître et annoncer cet homme, ἀνήρ (tel fut le sens de son envoi, le sens d’un tel σύ ou ἐγώ qui s’appelle « Jean »), et le signe de reconnaissance était « le πνεῦμα descendant et restant sur lui », τὸ πνεῦμα καταβαῖνον καὶ μένον ἐπ’ αὐτόν (Jn 1, 33). Or il a vu le signe : Τεθέαμαι (Jn 1, 32), ἑώρακα (Jn 1, 34). Jean témoigne bien par conséquent de ce qu’il a vu. Mais ce qu’il a vu était lui-même un signe identifiant celui qui venait. Or ce signe est déjà celui qui par excellence dans l’Évangile de Jean « demeure », le πνεῦμα. Le premier témoignage du livre, celui de Jean, et le dernier, celui des disciples — de « vous », de Jean le disciple, par conséquent de « nous », qui procède de « vous » —, portent la marque de τὸ πνεῦμα. Est-ce à dire que le témoignage ne s’accomplit comme tel que pour autant que le πνεῦμα « demeure », « près de », πρός, « en », ἐν, celui qui témoigne ? Le témoignage lui-même n’en reçoit-il pas alors la possibilité, pour lui-même, de « demeurer », comme Jean le disciple si étrangement, « demeure » dans la dernière parole du Christ ? Si, l’écriture « demeure », ne serait-ce pas décidément du même « demeurer » que le πνεῦμα ? En quel sens le πνεῦμα, le disciple, le témoignage demeurent-ils à chaque fois ? On pensera, à nouveau, à Paul Celan, dans un autre poème d’Atemwende :
9 Que le témoignage attende, qu’il attende peut-être comme le fragment de ce souffle, Atem, à la fois φωνή, voix, et πνεῦμα, esprit, voilà qui est déjà le trait qui distingue le premier témoignage, celui de Jean. Mais cette attente que le témoignage ne résout pas, mais porte et perpétue au contraire, est au fond l’attente de celui qui est déjà là, puisqu’il était avant. Même le témoignage de Jean, témoignage pour une manifestation (« pour que tous croient par lui », ἵνα πάντες πιστεύσωσιν δι’ αὐτοῦ, Jn 1, 7 : « croire » désigne non pas l’autre côté, mais l’accomplissement de la manifestation elle-même dans le « rester » du πνεῦμα), est second. Le témoin est toujours le second, même lorsqu’il vient avant celui pour lequel il témoigne. C’est le sens de cet effacement de Jean, qui fut clairement affirmé en Jn 1, 15, dans un renversement radical et difficile à traduire : Ὁ ὀπίσω μου ἐρχόμενος ἔμπροσθέν μου γέγονεν, ὅτι πρῶτός μου ἦν, « Celui qui vient après moi est passé avant moi, parce qu’il était par rapport à moi le premier [8] ». Le témoignage de ce premier témoin (qui en tant que témoin est Second, car lui-même est précédé par un Premier) va s’accomplir alors en tant que transmission, puisque ceux qui le suivaient vont désormais suivre celui pour qui il témoigne (Jn 1, 37 : καὶ ἤκουσαν οἱ δύο μαθηταὶ αὐτοῦ λαλοῦντος καὶ ἠκολούθησαν τῷ Ἰησοῦ, « et les deux disciples l’entendirent parler et suivirent Jésus »). Le témoin envoie ceux qui le suivent à celui pour lequel il témoigne, les appelle à le suivre, et cet envoi advient par son témoignage même. Non seulement le témoin est un envoyé, mais lui-même envoie.
10 Le deuxième témoin, qui sera témoin en un sens radicalement différent du premier, n’apparaît pourtant ainsi que dans l’ouverture du premier témoignage. Un homme a témoigné pour lui, et la venue de celui-ci accomplit ce premier témoignage, c’est-à-dire l’attente qu’un tel témoignage avait gardée intacte. Avant de considérer de plus près l’apparition de cet autre témoin, il faudra relever que ceux qu’il reçoit du premier, il les reçoit justement déjà, ἀπ’ ἀρχῆς, en tant que témoins. Disciple veut dire par conséquent originairement témoin et rien d’autre. C’est ce qu’attestent les premiers mots échangés, qui sont les premiers mots du Christ dans le livre : Τί ζητεῖτε ; « Que cherchez-vous ? » La réponse sera une question : οἱ δὲ εἶπαν αὐτῷ, Ῥαββί, ποῦ μένεις ; « Eux lui dirent : “Rabbi, où demeures-tu ?” » La réponse du Christ les appelle alors d’emblée au témoignage, autrement dit d’abord au voir : Ἔρχεσθε καὶ ὄψεσθε (Jn 1, 38-39 : « Venez et vous verrez »). Ceux qui vont le suivre ne le suivront ainsi qu’en tant que témoins. Mais qui suivent-ils ainsi, lorsqu’ils suivent celui pour lequel le premier témoin a témoigné. Ils suivent le Maître, ὁ διδάσκαλος. Mais qui est le Maître ? Qui est le Maître, voilà qui commencera à apparaître lors de la rencontre avec un autre Maître, ὁ διδάσκαλος τοῦ Ἰσραὴλ (Jn 3, 10). Cet être-maître aura alors le rapport le plus essentiel à l’esprit, puisque cet autre Maître, Nicodème, est celui qui « ne connaît pas » comment il est possible de « naître d’en haut » ou « naître de l’esprit » (ἄνωθεν, ἐκ τοῦ πνεύματος, Jn 3, 7-8). C’est très précisément alors que le Maître apparaît pour la première fois lui-même en tant que témoin. Non seulement le disciple, mais le Maître aussi est un témoin : ὃ οἴδαμεν λαλοῦμεν καὶ ὃ ἑωράκαμεν μαρτυροῦμεν, καὶ τὴν μαρτυρίαν ἡμῶν οὐ λαμβάνετε (Jn 3, 11 : « nous parlons de ce que nous savons et nous témoignons de ce que nous avons vu, et notre témoignage, vous ne le recevez pas »). Le Maître lui aussi est celui qui a vu et témoigne de ce qu’il a vu. Ce qui ne veut rien dire d’autre que ceci : lui aussi a été envoyé pour témoigner. Ceux qui suivent le Maître suivent ainsi celui qui est déjà un témoin. Le sens du « nous » dans le langage que tient le Maître n’est pas clair : mais il est précisément à chercher dans cette non clarté, ce que Bultmann appelle Geheimnis, qui entoure encore les paroles et l’identité de Jésus [9]. Le sens du « nous » ne peut être séparé de l’obscurité des mots qu’il prononce alors : εἰ τὰ ἐπίγεια εἶπον ὑμῖν καὶ οὐ πιστεύετε, πῶς ἐὰν εἴπω ὑμῖν τὰ ἐπουράνια πιστεύσετε ; (Jn 3, 12 : « si, alors que je vous dis les choses de la terre, vous ne croyez pas, comment croirez-vous si je vous dis les choses du ciel ? »). Ce qu’il dit, en quel sens l’aurait-il vu et entendu, et en quel sens cela serait-il « de la terre », s’il s’agit bien de la naissance ἐκ τοῦ πνεύματος ? Très remarquable est cependant la clarté qui se fait en quelque sorte de l’autre côté : c’est le sens de « prendre » ou de « recevoir » le témoignage qui devient en effet manifeste. Λαμβάνειν veut dire πιστεύειν, « croire ». Or le témoin et son témoignage appellent ici un « croire » radical, puisqu’il lui sera demandé de s’élever jusqu’aux ἐπουράνια : autrement dit à ce qui n’est accessible ni à l’œil ni à l’oreille du monde, bien qu’il vienne justement jusqu’au monde, dans le monde — précisément en tant que témoin. Le témoin témoignera dans le monde de ce qui n’est pas du monde, voilà ce qui précisément exige un nouveau λαμβάνειν. Le témoin par conséquent ne transmet pas seulement ce qu’il a vu et entendu, il annonce aussi le « non » que lui opposera le monde, et ce qui s’accomplira par là. Le témoignage lui-même et le « recevoir » qui lui répond ou non forment un unique accomplissement. Cet accomplissement a un double sens possible, selon le λαμβάνειν lui-même. Ce double sens n’est pas l’opposition de deux jugements contraires, mais, dans Jean, l’opposition du jugement et de la vie. Pour celui qui « reçoit » le témoignage selon la radicalité du πιστεύειν qu’il appelle, il y aura la vie, qui est alors cela en vue de quoi le témoin fut envoyé (Jn 3, 15) : ἵνα πᾶς ὁ πιστεύων ἐν αὐτῷ ἔχῃ ζωὴν αἰώνιον, « … pour que quiconque croit ait en lui la vie éternelle ». Pour celui qui ne le reçoit pas, il y aura le jugement (ἡ κρίσις, 3, 19). Le témoin est par conséquent celui qui est envoyé pour donner la vie, si du moins son témoignage, dans l’unique événement de la manifestation, est « reçu ». S’il ne l’est pas, c’est que le « nom » du témoin n’a pas été reçu qui l’appelait Fils unique de θεός (ὅτι μὴ πεπίστευκεν εἰς τὸ ὄνομα τοῦ μονογενοῦς υἱοῦ τοῦ θεοῦ, Jn 3, 18 : « parce qu’il n’a pas cru dans le nom du Fils unique de Dieu »). C’est le nom lui-même qui n’a pas été reçu. Or cette seconde possibilité apparaît alors dans l’évangile comme le refus de la lumière, et celle-ci comme le refus de la manifestation. Le mal ne va pas sans la haine de la lumière (μισεῖ τὸ φῶς, Jn 3, 20), autrement dit le refus d’aller dans la lumière (καὶ οὐκ ἔρχεται πρὸς τὸ φῶς, Jn 3, 21). Qu’est-ce qui est alors par le Christ opposé au mal et à celui qui fait le mal, à son recul devant la lumière ? Non pas tout à fait le bien et celui qui fait le bien, mais, de façon extraordinairement saisissante, « celui qui fait la vérité » : ὁ δὲ ποιῶν τὴν ἀλήθειαν ἔρχεται πρὸς τὸ φῶς, ἵνα φανερωθῇ αὐτοῦ τὰ ἔργα ὅτι ἐν θεῷ ἐστιν εἰργασμένα, « celui qui fait la vérité va à la lumière, afin qu’il soit manifeste que ses œuvres ont été accomplies en Dieu ». Aller à la lumière, c’est aller à la manifestation. Une telle approche de la lumière est le trait de celui qui fait la vérité. Mais qui fait la vérité, et que veut dire « faire la vérité » ? Celui-là sans doute qui, selon la tournure hébraïque explicitée par Bultmann, « fait preuve de fidélité » et « agit de façon loyale » (Treue erweisen et rechtschaffen handeln sont les explications de Bultmann [10]). Mais cela veut dire surtout pour Jean que de tels actes sont accomplis en un autre sens de l’accomplissement, ou en un autre domaine d’accomplissement que ceux des œuvres du mal : ils sont accomplis, selon une nouvelle préposition qui ouvre le sens de Dieu en tant que domaine, dans le θεός. Faire la vérité est œuvrer dans le θεός que personne n’a jamais vu, œuvrer en un tout autre domaine, accomplir précisément dans le domaine invisible la manifestation qu’est l’ἀλήθεια. Il n’y a pas là, comme Bultmann y insiste de son côté, la moindre « mythologie » morale [11]. Chacun ne va pas à la lumière selon les œuvres de son passé, mais chacun décide de ce que fut son passé, de celui qu’il est lui-même, dans la rencontre, le « oui » ou le « non » qu’il dit à la lumière, le « oui » ou le « non » qu’il dit à la manifestation. La décision est la décision pour la manifestation, qui ne fait qu’un avec la décision de faire la vérité. La décision de suivre le témoin est la même que celle-là. La décision d’être le témoin pour le témoin — puisque suivre, être disciple, n’a pas d’autre sens — est la même que la décision de faire la vérité. Le témoin se décide pour la manifestation, c’est-à-dire décide de faire la vérité. Par là il agit dans le θεός, son œuvrer se déploie dans le domaine du θεός, et non pas dans le monde. Par là surtout il manifeste, non pas son pouvoir, sa royauté sur la vérité, dont le témoin se fera pourtant aussi le défenseur, mais son appartenance au domaine de l’ἀλήθεια. Ce trait n’apparaîtra que lors de l’entretien avec Pilate, dont le centre sera l’ἀλήθεια. Si la vérité en devient alors le centre, c’est justement en tant qu’elle est le nom d’un autre domaine que celui du κόσμος, comme la royauté du Christ n’est pas du monde. L’entretien porte en effet d’abord sur la βασίλεια et le domaine d’appartenance de celle-ci. La royauté du Christ (s’il est roi, Οὐκοῦν βασιλεὺς εἶ σύ ;) n’a pas « ce monde » pour domaine, elle n’en relève pas. Autrement dit : ni il ne règne sur le monde, ni il ne règne au sens du monde. À la question de Pilate, s’il est roi, le Christ ne répond cependant que de façon oblique : roi s’il l’est d’une royauté appartenant à un autre domaine que le monde. Roi, ou plutôt témoin : ἐγὼ εἰς τοῦτο γεγέννημαι καὶ εἰς τοῦτο ἐλήλυθα εἰς τὸν κόσμον, ἵνα μαρτυρήσω τῇ ἀληθείᾳ (Jn 18, 37 : « moi je suis né et venu au monde pour cela : témoigner pour la vérité »). La réponse du Christ rassemble et éclaire soudain toute la constellation du témoignage. Peut-être le roi, mais de toute façon le témoin n’appartient pas au monde dans lequel il s’avance. Le témoin n’est pas chez lui dans le domaine où résonne son témoignage, il n’appartient pas à celui-ci. Ἀλήθεια est alors le nom du domaine de provenance du témoin, qui est aussi celui auquel il appartient. Le témoin a été envoyé pour témoigner du lieu d’où il vient en un lieu auquel il n’appartient pas. Mais alors celui qui le suivra, le disciple, celui qui deviendra lui-même témoin pour le témoin, celui qui fera la vérité, manifestera en le suivant, témoignant ainsi pour le témoin, qu’il appartient au même domaine : πᾶς ὁ ὢν ἐκ τῆς ἀληθείας ἀκούει μου τῆς φωνῆς (Jn 18, 37 : « quiconque est de la vérité écoute ma voix »). Être ἐκ τῆς ἀληθείας n’est pas seulement venir d’elle, mais ne cesser d’en recevoir la loi de son être, tenir de l’ἀλήθεια, à chaque instant, son sens d’être. « Être de la vérité » et « faire la vérité » renvoient ainsi à la même décision, la décision d’être le témoin, d’œuvrer dans le θεός ou de suivre, d’« écouter » la voix du témoin pour la vérité. Si par conséquent le Christ est roi — puisqu’il y a bien, selon ses paroles, ἡ βασιλεία ἡ ἐμὴ, Jn 3, 36 —, le domaine qui s’appelle κόσμος n’est de toute façon pas celui de son règne. Mais il reste celui de son témoignage, puisqu’il y est envoyé, bien qu’un tel témoignage, qui ne lui appartient ni n’en provient, soit essentiellement tourné contre lui, et qu’il enlève au monde ceux qui par lui ne sont plus désormais ἐκ τοῦ κόσμου (Jn 15, 19 ; 17, 14 : le témoin à la fois les enlève du monde, les place à part du monde, et les envoie dans le monde, εἰς τὸν κόσμον, précisément pour le témoignage, c’est-à-dire pour la vie, et rien d’autre. Il n’est pas possible d’oublier cette dimension du témoignage dans Jean : le témoin n’enlève pas seulement du monde, il envoie lui-même dans le monde). Or, à nouveau, celui qui rend témoignage à la vérité est aussi celui qui recevra d’elle témoignage pour son témoignage. Τὸ πνεῦμα τῆς ἀληθείας, qui est le nom de ce témoin à venir qui lui aussi et avant tout autre témoignera pour le témoin et sera lui-même l’ouverture de la possibilité d’un tel témoignage, est celui qui viendra en défenseur de celui qui fut d’abord son témoin (Jn 15, 26 : ἐκεῖνος μαρτυρήσει περὶ ἐμοῦ). À nouveau s’accomplira le cercle du témoignage, qui est le cercle de l’ἀλήθεια, témoignant pour celui qui témoigne pour elle.
11 Par là cependant il n’est pas encore répondu à la question qui clôt l’entretien avec Pilate : Τί ἐστιν ἀλήθεια ; (Jn 18, 38) [12]. Avant tout, d’où provient une telle question ? Le Christ ne répond pas, et Jean ne donne pas d’éclaircissement sur la question du procurateur. Comment ne pas être frappé par l’ambiguïté en laquelle elle se lève et sera laissée ? Est-elle même une question ou plutôt l’absence de la question sur l’ἀλήθεια, elle qui en réponse au Christ doit tenir loin de celui qui la pose le témoignage qui seul répondrait ἐκ τῆς ἀληθείας ? Pilate dans la question repousse de lui-même le témoignage, l’appel au témoignage. Il est clair qu’elle n’est pas la question propre du procurateur, qu’il a d’ailleurs posée sans la moindre ambiguïté, bien qu’il n’ait obtenu qu’une réponse oblique : Οὐκοῦν βασιλεὺς εἶ σύ ; (18, 37). La question de la royauté, selon le procurateur, n’est d’ailleurs pas : « qu’est-ce que la royauté ? », mais : « qui est roi ? » Or une telle question écarte pour le procurateur la question de la vérité, la question « qu’est-ce que la vérité ? » indiquant cet éloignement dans lequel l’ἀλήθεια elle-même et le témoignage sont tenus. À cette question tenant l’ἀλήθεια et son témoignage à distance, le Christ ne répond pas. Mais il a déjà répondu, en répondant à une tout autre question, d’une tout autre provenance, la question qui portait sur le lieu où il allait et le chemin qui y conduisait, la question qui venait alors d’un disciple (Jn 14, 5-6). La réponse, déplaçant d’ailleurs radicalement la question posée du chemin et de la destination (où vas-tu et par quelle voie ? « Nous » ne le savons pas), fut alors par avance symétrique à la question qui est désormais celle de Pilate, « Toi es-tu roi ? ». La réponse fut : Ἐγώ εἰμι ἡ ὁδὸς καὶ ἡ ἀλήθεια καὶ ἡ ζωή. « Moi je suis le chemin, la vérité et la vie ». La question à laquelle ces mots répondent serait ainsi, non pas : « Qu’est-ce que la vérité ? », mais : « Qui est la vérité ? » Question inaccessible au procurateur, comme la réponse l’est aussi — et dans la mesure même où il n’a pas accès à la réponse, puisque la possibilité d’une telle question ne s’ouvre qu’avec la venue de l’ἀλήθεια elle-même. Mais alors l’ἀλήθεια n’est pas seulement un autre domaine, dont témoignerait dans ce monde le témoin étranger qui en vient et continue de lui appartenir. Plus radicalement encore, et d’une façon entièrement inaccessible au procurateur comme elle l’est au monde en tant que monde, l’ἀλήθεια est quelqu’un. L’ἀλήθεια elle-même est venue. Alors — mais alors seulement — c’est le témoin lui-même qui est la vérité. Le témoin témoigne pour la vérité, mais cela veut dire alors qu’il témoigne pour lui-même. Avec ce témoin-là le cercle de l’ἀλήθεια et du témoignage apparaissent sous un autre jour. Selon le sens même de la μαρτυρία, en effet, autrement dit de l’ἀλήθεια, il ne paraît pas possible de témoigner pour soi-même. Le Christ lui-même en a rappelé l’impossibilité, qui tient au sens même de l’ἀλήθεια : ἐὰν ἐγὼ μαρτυρῶ περὶ ἐμαυτοῦ, ἡ μαρτυρία μου οὐκ ἔστιν ἀληθής (Jn 5, 31 : « si je témoigne à mon propre sujet, mon témoignage n’est pas vrai »). Ἀλήθεια exige pour ce qu’à chaque fois l’un est ou dit le témoignage d’un autre, nul ne pouvant selon elle témoigner pour soi-même. Nul n’est à soi-même l’auto-attestation qui l’établirait, lui-même par lui-même, dans la vérité. Cela veut dire simplement ceci : nul n’est lui-même la vérité. Un seul par conséquent ne suffit jamais pour établir la vérité de ce qu’il est ou dit lui-même. Telle est la loi du témoignage, qui est d’abord la loi de l’ἀλήθεια. Mais, comme « nous » à la fin du livre de Jean témoignera pour le témoin, le Christ témoigne pour le témoignage qui lui est rendu : ἄλλος ἐστὶν ὁ μαρτυρῶν περὶ ἐμοῦ, καὶ οἶδα ὅτι ἀληθής ἐστιν ἡ μαρτυρία ἣν μαρτυρεῖ περὶ ἐμοῦ, « c’est un autre qui témoigne à mon sujet, et je sais que le témoignage qu’il rend en témoignant à mon sujet est vrai » (Jn 5, 32). Le cercle s’accomplit ainsi autrement, non dans l’auto-attestation, mais dans l’authentification, l’attestation de l’attestation, le témoignage pour le témoin : dans le savoir. Cet autre qui témoigne pour lui n’est d’ailleurs pas un seul, puisqu’il y a trois témoins : il y a Jean, καὶ μεμαρτύρηκεν τῇ ἀληθείᾳ (Jn 5, 33), il y a τὰ ἔργα, qui témoignent de celui qui a envoyé le Christ, le Père, qui en ce sens est lui-même témoin pour le Christ (καὶ ὁ πέμψας με πατὴρ ἐκεῖνος μεμαρτύρηκεν περὶ ἐμοῦ, Jn 5, 37 : « et celui qui m’a envoyé, le Père, celui-là a témoigné à mon sujet »), il y a, en troisième lieu, les Écritures, qui elles aussi témoignent pour le Christ (καὶ ἐκεῖναί εἰσιν αἱ μαρτυροῦσαι περὶ ἐμοῦ, Jn 5, 39 : « et celles-là témoignent à mon sujet »). Jean, les œuvres, les Écritures sont les trois témoins. Mais dans les œuvres comme dans les Écritures, c’est le Père qui est le témoin. Il y a deux témoins, qui ainsi ne se tiennent pas sur le même plan. Le témoignage qu’ils rendent concerne le Fils en tant que Fils, son « nom » de Fils, ils attestent en ce sens qu’il est l’envoyé du Père, et ainsi lui-même le témoin. En ce sens le Christ ne vient lui-même que dans l’ouverture du témoignage, celui de Jean et, sur un tout autre plan, celui du Père, celui qui envoie.
12 Faudra-t-il pourtant s’en tenir là ? Non. Car si l’ἀλήθεια exclut l’auto-attestation lorsqu’il s’agit du témoin qui n’est pas elle-même, un autre devant toujours témoigner pour lui, pour la vérité de ce qu’il dit, et ainsi établir celui qu’il est et ce qu’il dit dans la vérité, elle-même est la seule attestation de soi possible. L’ἀλήθεια est même nécessairement attestation de soi. Seule la vérité peut se rendre témoignage à elle-même, et elle ne rend témoignage qu’à elle-même. Si, d’un côté, le témoignage de celui qui se rend témoignage à lui-même ne peut pas, en tant que tel, être vrai, d’un autre côté le témoignage de celui qui est la vérité est nécessairement témoignage qu’il rend à soi-même. Aux pharisiens qui, lui opposant l’impossibilité de l’auto-attestation, c’est-à-dire l’exigence même de l’ἀλήθεια, lui disent : Σὺ περὶ σεαυτοῦ μαρτυρεῖς : ἡ μαρτυρία σου οὐκ ἔστιν ἀληθής (Jn 8, 13 : « Toi tu témoignes à ton propre sujet ; ton témoignage n’est pas vrai »), le Christ répondra : Κἂν ἐγὼ μαρτυρῶ περὶ ἐμαυτοῦ, ἀληθής ἐστιν ἡ μαρτυρία μου, ὅτι οἶδα πόθεν ἦλθον καὶ ποῦ ὑπάγω: ὑμεῖς δὲ οὐκ οἴδατε πόθεν ἔρχομαι ἢ ποῦ ὑπάγω (Jn 8, 14 : « Même si je témoigne à mon propre sujet, mon témoignage est vrai, parce que je sais d’où je suis venu et où je vais » ). De façon frappante, la vérité de l’auto-attestation a le même lien avec la provenance et la destination que celui qui était apparu plus haut entre ἀλήθεια et ὁδὸς dans la réponse du Christ au disciple : Ἐγώ εἰμι ἡ ὁδὸς καὶ ἡ ἀλήθεια καὶ ἡ ζωή. L’auto-attestation n’est possible qu’à partir de la provenance et de la destination, qui s’appelle, dans l’évangile, le Père. Le Christ témoigne pour lui-même dans la mesure où il est l’envoyé témoignant pour celui qui l’a envoyé et qui témoigne pour lui, et dans la mesure où il le sait, comme il sait où il va. Le savoir est l’auto-attestation elle-même, en tant que savoir de soi de celui qui est l’ἀλήθεια. Le Christ est le témoin pour le témoin, en lequel la vérité s’atteste elle-même. Nous avons dit d’abord : le témoin est la vérité. À présent il faut dire : la vérité est le témoin, dans le savoir de soi qui l’établit en tant que chemin s’ouvrant dans le monde vers elle-même. La vérité elle-même n’est pas seulement cet autre domaine, elle est le chemin vers lui. Et ce chemin s’ouvre dans le monde même, il est venu jusqu’au monde, envoyé εἰς τὸν κόσμον et ne cessant d’envoyer d’autres témoins vers lui. En son auto-attestation, la vérité a ouvert dans le monde un chemin qui n’est pas du monde. Dans l’unique auto-attestation du Christ, il y a ainsi le double témoignage, du Fils pour le Père et du Père pour le Fils, comme il y aura le troisième, celui du « défenseur » : καὶ ἐν τῷ νόμῳ δὲ τῷ ὑμετέρῳ γέγραπται ὅτι δύο ἀνθρώπων ἡ μαρτυρία ἀληθής ἐστιν. ’Eγώ εἰμι ὁ μαρτυρῶν περὶ ἐμαυτοῦ καὶ μαρτυρεῖ περὶ ἐμοῦ ὁ πέμψας με πατήρ (Jn 8, 17-18 : « et dans votre loi il est écrit que le témoignage de deux hommes est vrai. Moi je suis témoin à mon propre sujet et celui qui m’a envoyé, le Père, témoigne à mon sujet »). Il n’y a pas de témoignage qui ne se tienne au moins dans le Deux. Mais dans le Deux, l’un n’est pas seulement unilatéralement témoin pour l’autre. Chacun est le témoin pour l’autre. Les deux, dans le Deux du témoignage, sont toujours deux témoins. Le témoin dans l’Évangile de Jean témoigne pour un autre qui est aussi un témoin : « nous » témoignons à la fin pour le disciple qui a écrit (nous savons, nous attestons que son témoignage est vrai, nous l’authentifions), le disciple en écrivant témoigne pour celui qu’il a vu et entendu, Jean qui vient avant témoigne à partir du signe qu’il a reçu, parce qu’il l’a vu sur lui, pour celui qui vient après lui, le « défenseur » témoignera pour lui, celui qui l’envoie a témoigné pour lui, et celui dont tous les autres sont les témoins est aussi le témoin pour celui qui l’envoie, le Père. Mais, à la différence de tous les autres témoins, ce témoin est aussi, témoignant pour cet autre, le témoin pour lui-même. Telle est la singularité absolue du témoignage du Christ. Il est à lui-même son propre témoin, dans la mesure où tout témoignage est témoignage pour la vérité, et où lui, le témoin, est la vérité. Seule la vérité témoigne pour elle-même. Or elle n’est pas fermée en elle-même : elle-même est venue, elle-même est le témoin. L’Évangile de Jean pour l’essentiel enseigne ceci, que la vérité est le témoin, qu’elle est venue pour témoigner d’elle-même. En son témoignage de soi, elle appelle les autres à devenir des témoins. Le témoignage ne cesse d’appeler au témoignage. La vérité, qui est le Témoin, est venue pour faire de celui qui se laisse atteindre par elle un témoin, celui qui est ἐκ τῆς ἀληθείας, celui qui « fait la vérité ». « Être témoin » veut dire être ἐκ τῆς ἀληθείας, s’avancer dans le témoignage qu’est l’ἀλήθεια elle-même, c’est-à-dire s’avancer, à part du monde et contre lui, mais en lui, dans la manifestation. Tel est alors le sens de l’énigmatique « défenseur ». Si la vérité est le témoin, le πνεῦμα τῆς ἀληθείας avec son témoignage est lui-même l’accomplissement de son auto-attestation et de tout témoignage, l’accomplissement de la Manifestation. Le πνεῦμα τῆς ἀληθείας est lui-même la Manifestation.
Mots-clés éditeurs : témoignage, vérité, esprit, manifestation
Mise en ligne 31/05/2017
https://doi.org/10.3917/rspt.1011.0015Notes
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[1]
Certaines des analyses conduites ici ont été publiées sous le titre : « Ἐγώ εἰμι ἡ ἀλήθεια », dans « Heidegger, la Grèce et la destinée européenne », édité par A. Merker, Cahiers philosophiques de Strasbourg 36 (2014/II), p. 197-214.
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[2]
Dans un texte important, Jean-Louis Chrétien avait déjà évoqué la figure absente qui referme le poème de Paul Celan (« Neuf propositions sur le concept chrétien de témoignage », Philosophie 88 [2005], p. 75-94) :
Niemand
zeugt für den
Zeugen.
(Atemwende, 1967, Renverse du souffle, trad. par J.-P. Lefebvre, Paris, Éditions du Seuil, 2003, p. 122). Comme il apparaîtra, tout l’Évangile de Jean est tourné vers un tel « témoin pour le témoin ». -
[3]
Rudolf Bultmann, Das Evangelium des Johannes, 21. Auflage, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1986, p. 555. Bultmann exclut pour le verset 24 une interpolation plus tardive.
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[4]
Ibid., p. 475.
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[5]
Ou bien au présent selon d’autres manuscrits. Le trait de cet autre défenseur est bien qu’il « demeure », comme le disciple à la fin, et plus précisément avec lui, avec le témoin. Il demeure dans le témoin, en tant que le témoin.
-
[6]
Jn 14, 21 : ὁ ἔχων τὰς ἐντολάς μου καὶ τηρῶν αὐτὰς ἐκεῖνός ἐστιν ὁ ἀγαπῶν με, « celui qui a mes commandements et les garde, celui-là est celui qui m’aime ».
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[7]
Atemwende, éd. et trad. J.-P. Lefebvre, op. cit., p. 48. Nous traduisons : « Profondément / dans la crevasse des temps, / près de / la glace en rayons, /attend, cristal de souffle / ton irrévocable / témoignage. »
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[8]
B. Pautrat : « Celui qui vient derrière moi m’est passé devant parce qu’il était avant moi. » Lemaître de Sacy : « Celui qui doit venir après moi a été préféré à moi, parce qu’il était avant moi. » Traduction œcuménique de la Bible : « Après moi vient un homme qui m’a devancé, parce que, avant moi, il était. »
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[9]
R. Bultmann, Das Evangelium des Johannes, op. cit., p. 102.
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[10]
Ibid., p. 114, n.
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[11]
Ibid., p. 115 : « ein mythologisch verbrämter Moralismus. »
-
[12]
En même temps qu’à son commentaire classique, on se reportera à l’étude de Rudolf Bultmann intitulée Untersuchungen zum Johannesevangelium (1928, A. Ἀλήθεια), reprise dans Exegetica, Tübingen, Mohr, 1967. Je remercie Didier Franck de m’en avoir indiqué l’existence. Le commentaire, de son côté, qui comprend ἀλήθεια comme die Wirklichkeit Gottes, voit dans la question de Pilate l’expression, non pas du scepticisme du procurateur, mais du désintérêt de l’État pour la question radicale de la Wirklichkeit (op. cit., p. 507, avec la n. 8). Pour une réflexion sur la vérité-adéquation dans Jean, on se reportera à l’étude de Philippe Büttgen, « Une autre forme de procès. La vérité et le droit dans l’exégèse du Nouveau Testament », Revue de l’histoire des religions 3 (2015), p. 325-338.